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Full text of "Revue des deux mondes"

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DES 


DEUX  MONDES 


XLIi-  ANNÉE.  -  SI  COaDE   PÉRIODE 


TOME   XCVIII.   —    i"  MARS   1872. 


REVUE 


DES 


DEUX 


N 


XLII«    ANNEE.    —    SECONDE    PÉRIODE 


TOME  QUATPtE-YINGT-DIX-HUITIÈME 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE  BONAPARTE,  17 
1872 


JfJ^/^. 


JULIA  DE  TRÉCŒUR 


I. 

Tous  ceux  qui,  comme  nous,  ont  connu  Raoul  de  Trécœur  dans 
sa  première  jeunesse  le  croyaient  destiné  à  une  grande  renommée. 
Il  avait  reçu  des  dons  très  remarquables,  il  reste  de  lui  deux  ou 
trois  esquisses  et  quelques  centaines  de  vers  qui  promettaient  un 
maître;  mais  il  était  fort  riche  et  avait  été  fort  mal  élevé  :  il  tourna 
vite  au  dilettantisme.  Parfaitement  étranger,  comme  la  plupart  des 
hommes  de  sa  génération,  au  sentiment  du  devoir,  il  se  laissa  em- 
port^  r  à  toutes  guides  par  ses  instincts,  qui  étaient,  heureusement 
pour  les  autres,  plus  vifs  que  malfaisans.  Aussi  le  plaignit-on  géné- 
ralement quand  il  mourut  en  pleine  jeunesse  pour  avoir  aimé  sans 
discrétion  tout  ce  qui  lui  était  agréable.  Le  pauvre  garçon,  disait-on, 
n'avait  fait  de  mal  qu'à  lui,  ce  qui  d'ailleurs  n'était  pas  exact. 

Trécœur  avait  épousé  à  vingt-cinq  ans  sa  cousine  Clotilde  Andrée 
de  Pers,  honnête  et  gracieuse  personne  qui  n'avait  d'une  mondaine 
que  les  élégances.  M™*  de  Trécœur  avait  vf'cu  avec  son  mari  dans 
une  région  de  tempêtes  malsaines  où  elle  se  sentait  dépaysée  et 
comme  dégradée.  11  la  tourmentait  de  ses  remords  presque  autant 
que  de  ses  fautes.  Il  la  regardait  avec  raison  comme  un  ange  et 
pleurait  à  ses  pieds  quand  il  l'avait  trahie,  se  désespérant  d'être 
indigne  d'elle,  d'être  victime  de  son  tempérament  et  d'avoir  vu  le 
jour  dans  un  siècle  sans  croyances.  Il  menaça  un  jour  de  se  tuer 
dans  le  boudoir  de  sa  femme,  si  elle  ne  lui  pardonnait;  elle  lui  par- 
donna naturellement.  Toute  cette  partie  dramatique  troublait  Clo- 
tilde dans  sa  vie  résignée.  Elle  eût  préféré  un  malheur  plus  tran- 
quille et  sans  phrases. 

Tous  les  amis  de  son  mari  avaient  été  amoureux  d'elle  et  avaient 
fondé  de  grandes  espérances  sur  son  abandon;  mais  les  maris  infi- 
dèles ne  font  pas  toujours  les  femmes  coupables.  C'est  même  sou- 
vent le  contraire,  tant  ce  pauvre  monde  est  peu  soumis  aux  lois 


REVUE  DES   DEUX   MONDES.. 


de  la  logique.  Bref,  M""'  de  Trécœur  après  la  mort  de  son  mari 
demeura  sur  la  rive,  épuisée  et  brisée,  mais  sans  tache. 

De  cette  triste  union  était  née  une  fille,  nommée  Julia,  que  son 
père,  malgré  toutes  les  résistances  de  Clotilde,  avait  gâtée  à  ou- 
trance. On  connaissait  Tidolâtrie  de  M.  de  Trécœur  pour  sa  fille,  et 
le  monde,  avec  sa  mollesse  de  jugement  habituelle,  lui  pardonnait 
volontiers  sa  vie  scandaleuse  en  faveur  de  ce  mérite,  qui  n'en  est  pas 
toujours  ujî.  Il  n'est  pas  très  difficile  en  effet  d'aimer  ses  enfans;  il 
suffit  de  n'être  pas  un  monstre.  L'amour  qu'on  leur  porte  n'est  pas 
en  lui-même  une  vertu  :  c'est  une  passion  qui,  comme  toutes  les 
autres,  est  bonne  ou  mauvaise,  suivant  qu'on  en  est  le  maître  ou 
le  valet.  On  peut  même  penser  qu'il  n'est  point  de  passion  qui 
puisse  être  plus  que  celle-là  féconde  pour  le  bien  ou  pour  le  mal. 

Julia  paraissait  magnifiquement  douée;  mais  son  naturel  ardent 
et  précoce  s'était  développé,  grâce  à  l'éducation  paternelle,  comme 
en  pleine  forêt  vierge,  à  tort  et  à  travers.  C'était  une  petite  per- 
sonne brune  et  pâle,  souple,  élancée,  avec  de  gi'ands  jeux  bleus, 
pleins  de  feu,  des  cheveux  noirs  en  broussailles  et  des  sourcils  d'un 
arc  superbe.  Son  air  habituel  était  réservé  et  hautain;  cependant, 
elle  déposait  en  famille  ces  apparences  majestueuses  pour  faire  la 
roue  suif  le  tapis.  Elle  avait  des  jeux  qu'elle  inventait.  Elle  tra- 
duisait ses  leçons  d'histoire  en  petits  drames  mêlés  de  discours  au 
peuple,  de  dialogues,  de  musique  et  particulièrement  de  courses  de 
chars.  Malgré  sa  mine  sérieuse,  elle  était  bouffonne  à  ses  heures, 
et  parodiait  cruellement  les  gens  qui  ne  lui  plaisaient  pas. 

Elle;  montrait  pour  son  père  une  prédilection  passionnée,  bizarre- 
ment combattue  par  les  sentimens  de  pitié  attendrie  qu'inspiraient 
à  son  jeune  cœur  les  tristesses  de  sa  mère.  Elle  la  voyait  souvent 
pleurer;  elle  se  jetait  alors  à  ses  pieds  en  peloton,  et  demeurait  là 
pendant  des  heures  immobile  et  muette,  la  regardant  d'un  œil 
humide  et  buvant  de  temps  en  temps  une  larme  sur  sa  joue.  Elle 
ne' lui  demandait  jamais  pourquoi  elle  pleurait.  Elle  avait  apparem- 
ment saisi,  comme  beaucoup  d'enfans,  quelques  échos  des  douleurs 
du  foyer.  Sans  nul  doute,  sa  vive  intelligence  se  rendait  compte 
des  torts  de  son  père;  mais  son  père,  ce  beau  cavalier,  spirituel, 
«onéreux  et  fou,  elle  l'adorait,  elle  était  fière  d'être  sa  fille;  elle 
palpitait  de  joie  quand  il  la  tenait  sur  son  cœur.  Elle  ne  pouvait  ni 
le  juger,  ni  le  blâmer.  C'était  un  être  supérieur.  Elle  se  contentait 
de.  plaindre  et  de  consoler  de  son  mieux  cette.  Gréa,tiire  douce  et 
charmante  qui  était  sa  mère  et  qui  soulfrait. 

Dans  le  cercle  des  relations  de  M'"'  de  Trécœur,  Julia  passait,  sim- 
plement pour  une  petite  peste.  Les  ehères  madames,  comme  elle  les 
appelait,  qui  ornaient^  les  jeudis  de  sa  mère,  se  contaient  l'une  à 
l'auiitre  avec  amertume;  les  scènes  d'imitation  comiquie  dont  l'enfant 


JULIA   DE    TRECOEUR.  7 

faisait  suivre  leur  entrée  et  leur  sortie.  Les  hommes  se  regardaient 
comme  favorisés  quand  ils  n'emportaient  pas  un  chiffon  de  soie 
dans  le  dos.  Tout  cela  divertissait  fort  M.  de  Trécœur.  Quand  sa 
fille  exécutait  avec  une  demi-douzaine  de  chaises  quelqu'une  de  ces 
courses  olympiques  qui  faussaient  tous  les  pianos  du  voisinage  : 
— Julia!  criait-il,  tu  ne  fais  pas  assez  de  bruit,...  casse  un  vase!  — 
Et  elle  cassait  un  vase,  sur  quoi  son  père  l'embrassait  avec  enthou- 
siasme. 

Cette  méthode  d'éducation  prit  un  caractère  plus  grave  à  me- 
sure que  l'enfant  grandit  et  devint  une  fillette.  La  tendresse  de  son 
père  se  nuança  d'une  sorte  de  galanterie.  11  la  menait  avec  lui  au 
bois,  aux  courses,  au  spectacle.  Elle  n'avait  pas  une  fantaisie  qu'il 
ne  prévînt  et  ne  comblât.  Elle  eut  à  treize  ans  ses  chevaux,  son 
groom,  une  voiture  à  son  chiiTre.  Déjà  malade  et  se  sentant  peut- 
être  mortellement  atteint,  ce  malheureux  homme  accablait  cette 
fille  chère  des  gages  de  sa  funeste  affection.  Il  éteignait  ainsi  tous 
ses  goûts  par  une  satiété  précoce,  comme  s'il  eût  voulu  ne  lui  laisser 
que  le  goût  du  fruit  défendu. 

Julia  le  pleura  avec  des  transports  furieux,  et  conserva  pour  sa 
mémoire  un  culte  ardent.  Elle  avait  un  appartement  particulier, 
qu'elle  remplit  des  portraits  de  son  père  et  de  mille  souvenirs  in- 
times autour  desquels  elle  entretenait  des  fleurs. 

M'"*"  de  Trécœur,  comme  la  plupart  des  cousines  qui  épousent  leur 
cousin,  s'était  mariée  fort  jeune.  Elle  resta  veuve  à  vingt-huit  ans, 
et  sa  mère,  la  baronne  de  Pers,  qui  vivait  encore,  et  qui  était  même 
des  plus  vivantes,  ne  tarda  pas  à  lui  suggérer  discrètement  la  conve- 
nance d'un  second  mariage.  Après  avoir  épuisé  les  raisons  pratiques 
et  fort  sensées  d'ailleurs  qui  semblaient  lui  conseiller  de  prendre 
ce  parti,  la  baronne  en  venait  aux  raisons  sentimentales.  —  De 
bonne  foi,  ma  pauvre  fille,  disait-elle,  tu  n'as  pas  eu  jusqu'ici  ta 
part  de  bonheur  terrestre...  Je  ne  voudrais  pas  dire  du  mal  de  ton 
mari,  puisqu'il  est  mort;  mais  entre  nous  c'était  un  fier  animal... 
Mon  Dieu!  délicieux  par  instans,  je  te  l'accorde,  — j'y  ai  été  prise 
moi-même,  —  comme  tous  les  mauvais  sujets;...  d'ailleurs  mon- 
strueux,... monstrueux!..  Eh  bien!  certes  je  ne  dirai  pas  que  le 
mariage  soit  jamais  un  état  de  pure  félicité;...  néanmoins  c'est 
encore  ce  qu'on  a  trouvé  de  mieux  jusqu'ici  pour  jouir  honnê- 
tement de  la  vie  entre  gens  comme  il  faut...  Tu  es  à  la  fleur  de 
l'âge,...  tu  es  fort  agréable  à  voir,  fort  agréable,...  et  tu  ne  perdras 
rien,  par  parenthèse,  quand  tu  seras  juponnée  un  peu  plus  haut 
par  derrière,  avec  un  pouf  convenable,...  car  tu  ne  sais  même  plus 
ce  qui  se  porte,  ma  pauvre  chatte...  Tiens!  vois!  ce  sont  des  hor- 
reurs... Enfin  que  veux-tu?  11  ne  faut  pas  se  faire  remarquer... 
Bref,  je  voulais  te  dire  que  tu  as  encore  tout  ce  qu'il  faut  et  même 


8  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

plus  qu'il  ne  faut  pour  fixer  un  mari,  —  si  tant  est  qu'il  y  en  ait  de 
fixes,  —  ce  que  j'aime  à  croire...  Il  faudrait  d'ailleurs  désespérer 
absolument  de  la  Providence,  si  elle  ne  nous  réservait  pas  quelques 
compensations  après  toutes  nos  épreuves...  C'est  déjà  un  signe  ma- 
nifeste de  sa  bonté  que  tu  aies  repris  ton  embonpoint,  ma  pauvre 
mignonne!  Embrasse  ta  mère...  Voyons,  quand  marions-nous  celte 
jolie  femme? 

Il  n'y  avait  nulle  exagération  maternelle  dans  les  complimens  que 
la  baronne  adressait  à  Clotilde.  Tout  Paris  avait  pour  elle  les  yeux 
de  sa  mère.  Elle  n'avait  jamais  été  si  attrayante,  et  elle  l'avait  tou- 
jours été  infiniment.  Sa  personne,  reposée  dans  la  paix  de  son  deuil, 
avait  alors  l'éclat  d'un  beau  fruit  mûr  et  frais.  Ses  yeux  noirs  d'une 
tendresse  timide,  son  front  pur  encadré  dans  des  nattes  magni- 
fiques et  vivaces,  ses  épaules  de  marbre  rose,  sa  grâce  spéciale  de 
jeune  matrone  à  la  fois  belle,  aimante  et  chaste,  tout  cela,  joint  à 
une  réputation  intacte  et  à  soixante  mille  francs  de  rente,  ne  pou- 
vait manquer  de  susciter  des  prétendans.  Il  en  surgissait  effective- 
ment une  légion.  La  raison,  l'opinion  même,  qui  avait  rendu  jus- 
tice à  son  mari  et  à  elle,  la  poussaient  à  de  secondes  noces.  Ses 
sentimens  particuliers,  quelle  qu'en  fût  la  délicatesse  naturelle,  ne 
semblaient  pas  devoir  être  un  obstacle,  car  il  n'y  avait  rien  que  de 
vrai  dans  son  cœur.  Elle  avait  été  fidèle  à  son  mari,  elle  avait  donné 
des  larmes  amères  à  ce  triste  compagnon  de  sa  jeunesse;  mais  il 
avait  fatigué  et  usé  son  affection,  et,  sans  jamais  s'associer  aux  ré- 
criminations posthumes  de  sa  mère  contre  M.  de  Trécœur,  elle  sen- 
tait qu'elle  n'avait  plus  d'autre  devoir  envers  lui  que  la  prière. 

Il  y  avait  cependant  de  longs  mois  qu'elle  était  veuve,  et  elle 
continuait  d'opposer  aux  solHcitations  de  la  baronne  une  résistance 
dont  celle-ci  cherchait  vainement  la  raison  mystérieuse.  Elle  crut 
un  jour  l'avoir  découverte.  —  Avoue  la  vérité,  lui  dit- elle  :  tu  as 
peur  de  contrarier  Julia.  Ah!  pour  ceci,  ma  fille,  ce  serait  de  la  fo- 
lie pure...  Tu  ne  peux  avoir  de  ce  côté  aucun  scrupule  sérieux. 
Julia  sera  très  riche  de  son  chef,  et  n'aura  aucun  besoin  de  ta  for- 
tune. Elle  se  mariera  elle-même  dans  trois  ou  quatre  ans  (je  sou- 
haite bien  du  plaisir  à  son  mari,  par  parenthèse),  et  vois  un  peu 
dans  quelle  jolie  situation  tu  te  trouveras...  Mais,  mon  Dieu!  nous 
n'en  aurons  donc  jamais  fini  ?  Après  le  père,  voilà  la  fille  mainte- 
nant... Eh  !  mon  Dieu,  qu'elle  fabrique  des  chapelles  avec  les  por- 
traits et  les  éperons  de  son  père  tant  qu'elle  le  voudra,  ça  la  re- 
garde; ce  n'est  pas  moi  qui  lui  ferai  concurrence,  bien  certainement; 
au  moins  qu'elle  nous  laisse  vivre!  Comment,  tu  ne  pourrais  pas 
disposer  de  toi  sans  lui  demander  la  permission?  Alors,  si  tu  es  son 
esclave,  ma  chère  petite,  mets-moi  à  la  porte!  tu  ne  saurais  rien 
faire  qui  lui  soit  plus  agréable,  car  elle  ne  peut  pas  me  sentir,  ta 


JULIA    DE    TRECOEUK.  9 

fille!..  Et  puis  enfin,  de  bonne  foi,  qu'est-ce  que  ça  peut  lui  faire 
que  tu  te  remaries?  Un  beau-père  n'est  pas  une  belle-mère,...  c'est 
tout  à  fait  différent.  Eh  !  mon  Dieu,  son  beau-père  sera  charmant 
pour  elle,...  tous  les  hommes  seront  charmans  pour  elle,...  je  lui 
prédis  cela  :  elle  peut  être  tranquille!..  Enfin,  conviens-en,  c'est  là 
ce  qui  t'arrête? 

—  Je  vous  assure  que  non,  ma  mère,  dit  Clotilde. 

—  Je  vous  assure  que  si,  ma  fille...  Eh  bien  !  voyons,  veux-tu  que 
je  parle  à  Jalia,  moi,  que  j'essaie  de  lui  faire  entendre  raison?.. 
J'aimerais  mieux  lui  donner  le  fouet,  mais  enfin  !..    . 

—  Ma  pauvre  chère  maman,  reprit  Clotilde,  faut-il  tout  vous  dire? 
Elle  vint  se  mettre  à  genoux  devant  la  baronne. 

—  Certainement,  ma  fillette,  dis-moi  tout;...  mais  ne  me  fais  pas 
pleurer,  je  t'en  supplie!..  Est-ce  très  triste,  ce  que  tu  as  à  me 
dire? 

—  Pas  très  gai. 

—  Mon  Dieu  !..  Enfin  dis  toujours. 

—  D'abord,  ma  mère,  je  vous  avoue  que  je  n'éprouverais  per- 
sonnellement aucun  scrupule  à  me  remarier... 

—  Je  crois  bien...  Comment  donc?  Il  ne  manquerait  plus  que 
cela! 

—  Quant  à  Julia,  que  j'adore,  qui  m'aime  bien  et  qui  vous  aime 
bien  aussi,  quoi  que  vous  en  disiez... 

—  Persuadée  du  contraire,  dit  la  baronne.  N'importe.  Poursuis. 

—  Qiiant  à  Julia,  j'ai  plus  de  confiance  que  vous  dans  son  bon 
sens  et  dans  son  bon  cœur;...  malgré  la  tendresse  exaltée,  qu'elle 
conserve  pour  son  père,  je  suis  sûre  qu'elle  comprendrait,  qu'elle 
respecterait  ma  détermination,  et  qu'elle  ne  m'en  aimerait  pas 
moins,  surtout  si  son  beau-père  ne  lui  était  pas  personnellement 
antipathique,  car  vous  connaissez  la  violence  de  ses  sympathies^ et 
de  ses  antipathies... 

—  Si  je  la  connais!  dit  amèrement  la  baronne.  Eh  bien!  il  faut 
lui  donner  une  liste  de  ces  messieurs,  à  cette  chère  petite,  et  elle 
fera  elle-même  ton  choix. 

—  C'est  inutile,  ma  bonne  mère,  dit  Clotilde.  Le  choix  est^fait 
par  la  principale  intéressée,  et  je  suis  certaine  qu'il  ne  serait  pas 
désagréable  à  Jalia. 

—  Eh  bien  !  alors,  ma  mignonne,  cela  va  tout  seul  ? 

—  Hélas  !  non.  Je  vais  vous  dire  une  chose  qui  me  couvre  de 
confusion...  Parmi  tous  les  hommes  que  nous  connaissons,  le  seul 
que,...  le  seul  qui  me  plaise  enfin,  est  aussi  le  seul  qui  n'ait  jamais 
été  amoureux  de  moi. 

—  Alors  c'est  un  sauvage!  ça  ne  peut  être  qu'un  sauvage!.. 
Enfin  qui  est-ce? 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  VOUS  l'ai  dit,  ma  pauvre  mère,  ie  seul  de  nos  amis  qui  ne 
soit  pas  amoureux  de  moi... 

—  Bah  !  qui  ça?..  Ton  cousin  Pierre? 

—  Non,...  mais  vous  brûlez. 

—  M.  de  Lucan  !  s'écria  la  baronne.  Ça  devait  être  !  c'est  la 
fleur  des  pois  !  Mon  Dieu  !  ma  chère  petite,  que  nous  avons  donc  les 
mêmes  goûts  toutes  deux  !  11  est  charmant,  ton  Lucan,  il  est  char- 
mant... Embrasse -moi...  Ne  cherche  plus,  ne  cherche  plus;  voilà 
notre  affaire  positivement! 

—  Mais,  ma  mère,  puisqu'il  ne  veut  pas  de  moi  ! 

—  Bon  !  il  ne  veut  pas  de  toi  à  présent...  Quelle  histoire  !  qu'en 
sais-tu?  Lui  as-tu  demandé?  D'ailleurs  c'est  impossible,  ma  chère 
petite,...  vous  êtes  faits  l'un  pour  l'autre  de  toute  éternité.  Il  est 
charmant,  distingué,  comme  il  faut,  riche,  spirituel,  tout  enfm,  tout! 

—  Excepté  amourQux,  ma  mère. 

La  baronne  se  récriant  de  nouveau  contre  une  si  forte  invrai- 
semblance, Clotilde  lui  mit  sous  les  yeux  une  série  de  faits  et  de  dé- 
tails qui  ne  laissait  point  de  place  aux  illusions.  La  mère  conster- 
née dut  se  résigner  à  cette  conviction  douloureuse  qu'il  se  trouvait 
en  effet  dans  le  monde  un  homme  d'assez  mauvais  goût  pour  n'être 
pas  amoureux  de  sa  fille,  et  que  cet  homme  était  malheureusement 
M.  de  Lucan.  Elle  regagna  son  hôtel  en  méditant  sur  ce  mystère 
inoui,  dont  elle  ne  devait  pas  du  reste  attendre  longtemps  l'expli- 
cation. 

II. 

George  René  de  Lucan  était  intimement  lié  avec  le  comte  Pierre  de 
Moras,  cousin  de  Clotilde.  Tous  deux  étaient  compagnons  d'enfance, 
de  jeunesse,  de  voyage  et  même  de  bataille,  car,  le  hasard  les 
ayant  conduits  aux  États-Unis  quand  la  guerre  civile  y  éclata,  ils 
avaient  trouvé  l'occasion  bonne  pour  recevoir  le  baptême  du  feu. 
Leur  amitié  s'était  encore  plus  solidement  trempée  dans  ces  dan- 
gers de  guerre  encourus  fraternellement  loin  de  leur  patrie.  Cette 
amitié  avait  d'ailleurs  depuis  longtemps  un  caractère  rare  de  con- 
fiance, de  délicatesse  et  de  force.  Ils  s'estimaient  mutuellement 
très  haut,  et  ils  avaient  raison.  Ils  ne  se  ressemblaient  d'ailleurs 
sous  aucun  rapport.  Pierre  de  Moras  était  d'une  grande  taille,  blond 
comme  un  Scandinave,  beau  et  fort  comme  un  lion,  mais  comme  un 
lion  bon  enfant.  Lucan  était  bran,  mince,  élégant,  grave.  II  y  avait 
dans  son  regard  fier  et  un  peu  sombre,  dans  son  accent  froid  et  doux, 
dans  sa  démarche  même,  une  grâce  mêlée  d'autorité  qui  imposait 
et  chai'mait. 

Ils  n'étaient  pas  moins  dissemblables  au  point  de  vue  moral  :  l'un 
bon  vivant,  sceptique  absolu  et  paisible,  possesseur  insouciant  d'une 


JULIA    DE    TRÉCOEUR.  11 

danseuse;  l'autre  toujours  troublé  malgré  son  calme  extérieur,  ro- 
manesque, passionné,  tourmenté  d'amour  et  de  théologie.  Pierre  de 
Moras,  à  leur  retour  d'Amérique,  avait  présenté  Lucan  chez  sa  cou- 
sine Glotilde,  et  dès  ce  moment  il  y  eut  du  moins  deux  points  sut 
lesquels  ils  furent  parfaitement  d'accord  :  une  profonde  estime  pour 
Glotilde  et  une  profonde  antipathie  pour  son  mari.  Ils  appréciaient 
d'ailleurs  chacun  à  sa  manière  le  caractère  et  la  conduite  de  M.  de 
Trécœur.  Pour  le  comte  Pierre,  Trécœur  était  simplement  un  être 
malfaisant;  pour  M.  de  Lucan,  c'était  un  criminel.  —  Pourquoi  cri- 
minel? disait  Pierre.  Est-ce  sa  faute  s'il  est  né  avec  toutes  les 
flammes  de  l'enfer  dans  les  moelles?  Je  conviens  que  je  lui  casserais 
volontiers  la.  tête,  quand  je  vois  lies  yeux  rouges  de  Glotilde;  mais 
je  n'y  mettrais  pas  plus  de  colère  que  si  j'écrasais  un  serpent.  Puis- 
que c'est  sa  nature,  à  cet  homme! 

—  Vous  me  faites  horreur,  reprenait  Lucan.  Ce  petit  système-là 
supprime  simplement  le  mérite,  la  volonté,  la  liberté,  —  le  monde 
moral  en  un  mot...  Si  nous  ne  sommes  pas  maîtres  de  nos  passions, 
du  moins  dans  une  large  mesui'e,  et  si  ce  sont  nos  passions  qui  nous 
maîtrisent  fatalement,  si  un  homme  est  nécessairement  bon  ou 
mauvais,  honnête  ou  fripon,  traître  ou  loyal,  au  gré  de  ses  in- 
stincts, dites-moi  donc  un  peu,  je  vous  prie,  pourquoi  vous  m'ho- 
norez de  votre  estime  et  de  votre  amitié?  Je  n'y  ai  pas  plus  de 
droits  que  le  premier  venu,  que  Trécœur  lui-même. 

—  Pardon,  mon  ami,  dit  gravement  Pierre:  dans  l'ordre  végétal, 
je  préfère  une  rose  à  un  chardon;  dans  l'ordre  moral,  je  vous  pré- 
fère à  Trécœur.  Vous  êtes  un  galant  homme;  je  m'en  réjouis,  et  j'en 
profite. 

—  Eh  bien!  mon  cher,  vous  êtes  dans  une  complète  eiTeur,  re- 
prenait Lucan.  J'étais  né  au  contraire  avec  de  détestables  instincts, 
avec  les  germes  de  tous  les  vices. 

—  Gomme  Socrate. 

—  Gomme  Socrate,  parfaitement.  Et  si  mon  père  ne  m'avait  pas 
fouetté  à  propos,  si  ma  mère  n'avait  pas  été  une  sainte,  si  enfin  je. 
n'avais  mis  moi-même  très  énergiquement  ma  volonté  au  service; 
de  ma  conscience,  je  serais  un  scélérat  sans  foi  ni  loi. 

—  Mais  rien  ne  dit  que  vous  ne  serez  pas  un  jour  un  scélérat, 
mon  ami.  Il  n'y  a  personne  qui  ne  puisse  devenir  un  scélérat  à  son 
heure.  Tout  dépend  de  la  force  de  la  tentation...  Vous-même,  quels 
que  soient  vos  instincts  d'honneur  et  de  dignité,  êtes-vousbien  sûr 
de  ne  jamais  rencontrer  une  tentation  qui  les  domine?..  Ne  pouvez- 
vous  concevoir  par  exemple  telle  circonstance  où  vous  aimeriez  assez 
une  femme  pour  commettre  un  crime? 

—  Non,  dit  Lucan,  et  vous? 

—  Moi,...  moi,  je  n'ai  aucun  mérite,...  je  n'ai  pas  de  passions... 


12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

J'en  suis  désolé,  mais  je  n'en  ai  pas.  Je  suis  né  exemplaire...  Vous 
vous  rappelez  mon  enfance  :  j'étais  un  petit  modèle.  Maintenant  je 
suis  un  grand  modèle,  voilà  la  seule  différence,...  et  ça  ne  me  coûte 
pas  du  tout...  Allons-nous  chez  Clotilde? 

—  Allons! 

Et  ils  allaient  chez  Clotilde,  bien  digne  elle-même  de  l'amitié  de 
ces  deux  braves  gens.  Ils  y  étaient  reçus  avec  une  considération 
marquée,  même  par  M""  Julia,  qui  paraissait  subir  à  un  certain 
degré  le  prestige  de  ces  natures  élevées.  Tous  dejx  avaient  d'ail- 
leurs dans  leur  tenue  et  dans  leur  langage  une  correction  élégante 
qui  satisfaisait  apparemment  le  goût  fin  de  l'enfant  et  ses  instincts 
d'artiste.  Dans  les  premiers  temps  de  son  deuil,  l'humeur  de  Ju- 
lia avait  pris  une  teinte  un  peu  farouche;  quand  sa  mèra  recevait 
des  visites,  elle  quittait  brusquement  le  salon  et  allait  s'enfermer 
chez  elle,  non  sans  manifester  contre  les  indiscrets  un  mécontente- 
ment hautain.  Le  cousin  Pierre  et  son  ami  avaient  seuls  le  privilège 
d'un  bon  accueil;  elle  daignait  même  sortir  de  son  appartement 
pour  venir  les  rejoindre  auprès  de  sa  mère,  quand  elle  les  savait  là. 

Clotilde  avait  donc  de  bonnes  raisons  de  supposer  que  sa  préfé- 
rence pour  M.  de  Lucan  obtiendrait  l'agrément  de  sa  fille;  elle  en 
avait  malheureusement  de  meilleures  encore  pour  douter  que  les 
dispositions  de  M.  de  Lucan  répondissent  aux  siennes.  Non-seule- 
ment en  effet  il  s'était  toujours  tenu  vis-à-vis  d'elle  dans  les  termes 
de  l'amitié  la  plus  réservée,  mais,  depuis  qu'elle  était  veuve,  cette 
réserve  s'était  sensiblement  aggravée.  Les  visites  de  Lucan  s'espa- 
çaient de  plus  en  plus;  il  paraissait  même  éviter  avec  un  soin  par- 
ticulier les  occasions  de  se  trouve'r  seul  avec  Clotilde,  comme  s'il 
eût  pénétré  les  sentimens  secrets  de  la  jeune  femme,  et  qu'il  eût 
affecté  de  les  décourager.  Tels  étaient  les  symptômes  tristement  si- 
gnificatifs dont  Clotilde  avait  fait  confidence  à  sa  mère. 

Le  jour  même  où  la  baronne  recevait,  rue  Tronchet,  ces  pénibles 
renseignemens,  un  entretien  avait  lieu  sur  le  môme  sujet,  rue 
d'Aumale,  entre  le  comte  de  Moras  et  Geoige  de  Lucan.  Ils  avaient 
fait  ensemble  le  matin  une  promenade  au  bois,  et  Lucan  s'était 
montré  plus  silencieux  que  de  coutume.  Au  moment  où  ils  se  sépa- 
raient :  —  A  propos,  Pierre,  dit-il,  je  m'ennuie...  Je  vais  voyager. 

—  Voyager!  où  ça? 

—  Je  vais  en  Suède.  J'ai  toujours  eu  envie  de  voir  la  Suède. 

—  Quelle  drôle  de  chose!..  Vous  serez  longtemps? 

—  Deux  ou  trois  mois. 

—  Quand  partez-vous? 

—  Demain. 

—  Seul? 

—  Entièrement.  Je  vous  reverrai  ce  soir  au  cercle,  n'est-ce  pas? 


JULIA    DE    TRÉCOEUR.  13 

L'étrange  réserve  de  ce  dialogue  laissa  dans  l'esprit  de  M.  de 
Moras  une  impression  d'étonneinent  et  d'inquiétude.  Il  n'y  put  te- 
nir, et  deux  heures  après  il  arrivait  chez  Lucan.  Il  vit  en  entrant 
des  apprêts  de  départ.  Lucan  écrivait  dans  son  cabinet.  —  Ah  çà! 
mon  cher,  lui  dit  le  comte,  si  je  suis  indiscret,  vous  allez  me  le 
dire  franchement;  mais  ce  voyage  bâclé  ne  ressemble  à  rien...  Sé- 
rieusement qu'y  a-t-il?  Est-ce  que  vous  allez  vous  battre  hors 
frontières? 

—  Bah!..  Je  vous  emmènerais,  vous  savez  bien! 

—  Une  femme  alors? 

—  Oui,  dit  sèchement  Lucan. 

—  Pardon  de  mon  importunité,  et  adieu. 

—  Je  vous  ai  blessé,  mon  ami?  dit  Lucan  en  le  retenant. 

—  Oui,  dit  le  comte.  Je  ne  prétends  certes  pas  entrer  dans  vos 
secrets;...  mais  je  ne  comprends  absolument  pas  le  ton  de  con- 
trainte, presque  d'hostilité,  sur  lequel  vous  me  répondez  au  sujet 
de  ce  voyage...  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  le  premier  symptôme  de  cette 
nature  qui  me  frappe  et  m'afflige;  depuis  quelque  temps,  vous  êtes 
visiblement  embarrassé  avec  moi;  il  semble  que  je  vous  gêne,  que 
notre  amitié  vous  pèse,...  et  j'ai  l'idée  cruelle  que  ce  voyage  est 
une  façon  d'y  mettre  un  terme. 

—  Grand  Dieu  !  murmura  Lucan.  — Eh  bien  !  poursuivit-il  avec  un 
peu  d'agitation  dans  la  voix,  il  faut  donc  vous  dire  la  vérité.  J'es- 
pérais que  vous  l'auriez  devinée,...  c'était  si  simple...  Votre  cousine 
Clotilde  est  veuve  depuis  deux  ans  bientôt,...  c'est,  je  crois,  le 
terme  consacré  par  l'usage...  Je  connais  vos  sentimens  pour  elle, 
vous  pouvez  maintenant  l'épouser,  et  vous  aurez  grandement  rai- 
son... Rien  ne  me  paraît  plus  juste,  plus  naturel,  plus  digne  d'elle 
et  de  vous...  Je  vous  atteste  que  mon  amitié  vous  restera  fidèle  et 
entière;  mais  je  vous  prie  de  trouver  bon  que  je  m'absente  pendant 
quelque  temps.  Voilà  tout. 

M.  de  Moras  semblait  avoir  une  peine  infinie  à  saisir  le  sens  de  ce 
discours  :  il  demeura  plusieurs  secondes,  après  que  Lucan  eut  cessé 
de  parler,  la  mine  étonnée  et  le  regard  tendu,  comme  s'il  eut  cher- 
ché le  mot  d'une  énigme,  puis  se  levant  brusquement  et  saisissant 
les  deux  mains  de  Lucan  :  —  Ah!  c'est  gentil,  cela!  dit-il  avec  une 
gravité  émue,  —  et  après  une  nouvelle  étreinte  cordiale  il  ajouta 
gaîment:  —  Mais  si  vous  comptez  rester  en  Suède  jusqu'à  ce  que 
j'aie  épousé  Clotilde,  vous  pouvez  y  bâtir  et  même  y  planter,  car  je 
vous  jure  que  vous  y  resterez  longtemps  ! 

—  Est-il  possible  que  vous  ne  l'aimiez  pas?  dit  Lucan  à  demi-voix. 

—  Je  l'aime  extrêmement  au  contraire,  je  l'apprécie,  je  l'ad- 
mire;... mais  c'est  une  sœur  pour  moi,  purement  une  sœur...  Ce 
qu'il  y  a  de  délicieux,  mon  cher,  c'est  que  mon  rêve  a  toujours  été 


m  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  vous  marier,  Clotilde  et  vous;  malheureusement  vous  me  pa- 
raissiez si  froid,  si  peu  empressé,  si  réfractaire,  et  dans  ces  der- 
niers temps  surtout....  Mon  Dieu!  comme  vous  êtes  pâle,  George! 

Le  résultat  final  de  cet  entretien  fut  que  M.  de  Lucan,  au  lieu  de 
partir  pour  la  Suède,  se  rendit  peu  d'insitans  plus  tard  chez  la  ba 
ronne  de  Pers,  à  laquelle  il  exposa  ses  vœux,  et  qui  se  crut,  en  l'é- 
coutant, le  jouet  d'un  songe  enchanteur.  Elle  avait  toutefois,  sous 
ses  airs  évaporés,  un  trop  vif  sentiment  de  sa  dignité  et  de  celle  de 
sa  fille  pour  laisser  éclater  devant  M.  de  Lucan  la  joie  dont  elle 
était  oppressée.  Quelque  désir  qu'elle  éprouvât  de  seiTer  immédia- 
tement sur  son  cœur  ce  gendre  idéal,  elle  ajourna  cette  satisfaction 
et  se  contenta  de  lui  exprimer  ses  sympathies  personnelles.  S'asso- 
ciant  d'ailleurs  à  la  juste  impatience  de  M.  de  Lucan,  elle  lui  conseilla 
de  se  présenter  le  soir  même  chez  M'"''  de  Trécœur,  dont  elle  ignorait 
les  sentimens  particuliers,  mais  qui  accueillerait  tout  au  moins  sa 
démarche  avec  l'estime  et  la  considération  dues  à  un  homme  de  son 
mérite.  Demeurée  seule,  la  baronne  s'épancha  dans  un  monologue 
mêlé  de  larmes  :  elle  se  fit  d'ailleurs  une  exquise  petite  fête  ma- 
ternelle de  ne  pas  prévenir  Clotilde  et  de  lui  laisser  tout  entière  la 
saveur  d^  cette  surprise. 

Le  cœur  des  femmes  est  un  organe  infiniment  plus  délicat  que  le 
nôtre.  L'exercice  incessant  qu'elles  lui  donnent  y  développe  des  fa- 
cultés d'une  finesse  et  d'une  subtilité  auxquelles  la  sèche  intelli- 
gence n'atteint  jamais;  c'est  ce  qui  explique  leurs  pressentimens, 
moins  rares  et  plus  sûrs  que  les  nôtres.  Il  semble  que  leur  sensibi- 
lité, toujours  tendue  et  vibrante,  soit  avertie  par  des  courans  mys- 
térieux, et  qu'elle  devine  avant  de  comprendre.  Clotilde,  lorsqu'on 
lui  annonça  M.  de  Lucan,  fut  comme  traversée  par  une  de  ces  élec- 
ti'icités  secrètes,  et  malgré  toutes  les  objections  contraires  dont  son 
esprit  était  obsédé,  elle  sentit  qu'elle  était  aimée  et  qu'on  allait  le 
lui  dire.  Elle  s'assit  dans  son  grand  fauteuil,  en  ramenant  des  deux 
mains  la  soie  de  sa  robe,  avec  un  geste  d'oiseau  qui  bat  des  ailes. 

Le  trouble  visible  de  Lucan  acheva  de  l'instruire  et  de  la  r^ivir. 
Che2  de  tels  hommes,  armés  de  passions  puissantes,  mais  sévère- 
ment contenues,  habitués  à  se  maîtriser,  intrépides  et  calmes,  le 
trouble  est  effrayant  ou  charmant. 

Après  l'avoir  informée,  ce  qui  était  inutile,  que  sa  démarche  au- 
près d'elle  était  une  démarch-e  extraordinaire,  —  madame,  ajouta- 
t-il,  la  demande  que  je  vais  vous  adresser  exige,  je  le  sais,  une 
réponse  réfléchie...  Aussi  vous  supplierai-je  de  ne  pas  me  faire 
cette  réponse  aujourd'hui,  d'autant  plus  qu'il  me  serait  véritable- 
ment trop  pénible  de  l'entendre  de  votre  bouche,  si  elle  n'était  pas 
favorable. 

—  Mon  Dieu!  monsieur,...  dit  Clotilde  à  demi- voix. 


JULIA    DE    TRÉCOEDR.  ib 

—  Madame  votre  mère,  madame,  que  j'ai  eu  l'honneur  de  voir 
dans  la  journée,  a  bien  voulu  m'encourager,  —  clans  une  certaine 
mesure,  —  à  espérer  que  vous  m'accordiez  quelque  estime,...  que 
vous  n'aviez  du  moins  contre  moi  aucune  prévention...  Quant  à  moi, 
madame,  je...  Mon  Dieu!  je  vous  aime,  en  un  mot,  et  je  n'imagine 
pas  de  plus  grand  bonheur  au  monde  que  celui  que  je  tiendrais  de 
vous.  Vous  me  connaissez  depuis  longtemps.  Je  n'ai  rien  à  vous  dire 
de  moi...  Et  maintenant  j'attendrai. 

Elle  le  retint  d'un  signe,  et  elle  essaya  de  parler;  mais  ses  yeux 
se  voilèrent  de  larmes.  Elle  cacha  sa  tête  dans  ses  mains,  et  mur- 
mura :  —  Pardon  !  j'ai  été  si  peu  heureuse  !..  Je  ne  sais  pas  ce  que 
c'est  ! 

Lucan  se  mit  doucement  à  genoux  devant  elle,  et  quand  leurs  re- 
gards se  rencontrèrent,  leurs  deux  cœurs  s'emplirent  soudain  comme 
deux  coupes. 

—  Parlez,  mon  ami,  reprit-elle.  Dites- moi  encore  que  vous 
m'aimez...  J'étais  si  loin  de  le  croire...  Et  pourquoi?.,  et  depuis 
quand? 

Il  lui  expliqua  sa  méprise,  sa  lutte  douloureuse  entre  son  amour 
pour  elle  et  son  amitié  pour  Pierre.  —  Pauvre  Pierre!  dit  Glotilde, 
quel  brave  homme!..  Mais  vraiment  non  !  — Pais  il  la  fit  sourire 
en  lui  contant  la  terreur  et  la  défiance  mortelle  qui  l'avaient  en- 
vahi au  moment  où  il  lui  demandait  l'arrêt  de  sa  destinée;  elle 
lui  avait  semblé  plus  que  jamais  en  cet  instant-là  une  créature 
charmante  et  sainte,  et  tellement  au-dessus  de  lui,  que  sa  préten- 
tion d'être  aimé  d'elle,  d'être  son  mari,  lui  était  apparae  tout  à  coup 
comme  une  sorte  de  folie  sacrilège.  —  Oh!  mon  Dieu,  dit-elle, 
quelle  idée  vous  faites-vous  donc  de  moi?..  C'est  effrayant;...  au 
contraire  je  me  croyais  trop  simple,  trop  terre-à-terre  pour  vous; 
je  me  disais  que  vous  deviez  aimer  les  passions  romanesques,  les 
grandes  aventures,...  vous  en  avez  un  peu  la  mine,  et  même  la 
réputation,...  et  je  suis  si  peu  une  femme  comme  cela! 

Sur  cette  légère  invite,  il  lui  dit  deux  mots  de  sa  vie  passée,  ba- 
nalement orageuse,  et  qui  ne  lui  avait  laissé  que  désenchautemens 
et  dégoûts.  Cependant  jamais,  avant  de  l'avoir  rencontrée,  la  pen- 
sée de  se  marier  ne  lui  était  venue;  en  fait  d'a'iiour  comme  en  fait 
d'amitié,  il  avait  toujours  eu  l'imagination  éprise  d'un  certain  idéal, 
un  peu  romanesque  en  effet,  et  il  avait  craint  de  ne  pas  le  trouver 
dans  le  mariage.  Il  avait  pu  le  chercher  ailleurs,  dans  les  grandes 
aventures,  comme  elle  disait;  mais  il- aimait  l'ordre  et  la  dignité  de 
la  vie,  et  il  avait  le  malheur  de  ne  pouvoir  vivre  en  guerre  avec  sa 
conscience.  Telle  avait  été  sa  jeunesse  troublée.  —  Vous  me  de- 
mandez, poursuivit-il  avec  effusion,  pourquoi  je  vous  aime...  Je 
vous  aime  parce  que  vous  seule  avez  mis  d'accord  dans  mon  cœur 


16  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

deux  sentimens  qui  se  l'étaient  toujours  disputé  avec  de  cruels 
déchiremens,  la  passion  et  l'honnêteté...  Jamais,  avant  de  vous 
connaître,  je  n'avais  cédé  à  l'un  de  ces  sentimens  sans  être  horri- 
blement misérable  par  l'autre...  Ils  m'avaient  toujours  paru  incon- 
ciliables... Jamais  je  n'avais  cédé  à  la  passion  sans  remords;  jamais 
je  ne  lui  résistais  sans  regret...  Fort  ou  faible,  j'ai  toujours  été  mal- 
heureux et  torturé...  Vous  seule  m'avez  fait  comprendre  qu'on 
pouvait  aimer  à  la  fois  avec  toute  l'ardeur  et  toute  la  dignité  de  son 
âme,  et  je  vous  ai  choisie,  parce  que  vous  êtes  aimante  et  que  vous 
êtes  vraie,  parce  que  vous  êtes  belle  et  que  vous  êtes  pure,  parce 
que  vous  êtes  le  devoir  et  le  charme,...  l'amour  et  le  respect,... 
l'ivresse  et  la  paix...  Voilà  pourquoi  je  vous  aime...  Voilà  quelle 
femme,  quel  ange  vous  êtes  pour  moi,  Clotildel 

Elle  F  écoutait,  à  demi  penchée,  aspirant  ses  paroles,  et  montrant 
dans  ses  yeux  une  sorte  d'étonnement  céleste. 

Mais  il  semble,  —  qui  ne  l'a  éprouvé?  —  que  le  bonheur  hu- 
main ne  puisse  toucher  certains  sommets  sans  appeler  la  foudre. — 
Clotilde,  au  milieu  de  son  extase,  frémit  tout  à  coup  et  se  dressa. 
Elle  venait  d'entendre  un  cri  étouffé,  qui  fut  suivi  du  bruit  sourd 
d'une  chute.  Elle  courut,  ouvrit  la  porte,  et  vit  à  deux  pas  dans  le 
salon  voisin  Jalia  étendue  sur  le  parquet. 

Elle  comprit  que  l'enfant,  au  moment  d'entrer,  avait  saisi  quel- 
ques-unes de  leurs  paroles,  et  que  la  pensée  de  voir  la  place  de  son 
père  occupée  par  un  autre,  la  frappant  ainsi  sans  préparation, 
avait  bouleversé  jusqu'au  fond  cette  jeune  âme  passionnée.  Clotilde 
la  suivit  dans  sa  chambre,  où  on  la  porta,  et  voulut  rester  seule  avec 
elle.  Tout  en  lui  prodiguant  les  soins,  les  caresses,  les  baisers,  elle 
n'attendait  pas  sans  une  affreuse  angoisse  le  premier  regard  de  sa 
fille.  Ce  regard  se  fixa  sur  elle  d'abord  avec  égarement,  puis  avec 
une  sorte  de  stupeur  farouche;  l'enfant  la  repoussa  doucement;  elle 
se  recueillait,  et,  à  mesure  que  la  pensée  s'affermissait  dans  ses 
yeux,  sa  mère  y  pouvait  lire  une  lutte  violente  de  sentimens  con- 
traires. —  Je  t'en  prie,  je  t'en  supplie,  ma  petite  fille!  murmurait 
Clotilde,  dont  les  larmes  tombaient  goutte  à  goutte  sur  le  beau  vi- 
sage pâle  de  l'enfant.  —  Tout  à  coup  Julla  la  saisit  par  le  cou,  l'at- 
tira sur  elle,  et  l'embrassant  follement  :  —  Tu  me  fais  bien  mal, 
dit-elle,  oh!  bien  mal!  plus  que  tu  ne  peux  croire;...  mais  je 
t'aime  bien,...  je  t'aime  bien  !  je  veux  t'aimer,...  je  veux!  je  veux 
toujours,...  je  t'assure!  —  Elle  éclata  en  sanglots,  et  toutes  deux 
pleurèrent  longtemps,  étroiteçnent  attachées  l'une  à  l'autre. 

M.  de  Lucan  avait  cru  devoir  cependant  envoyer  chercher  la 
baronne  de  Pers,  à  laquelle  il  tenait  compagnie  dans  le  salon.  La 
baronne,  en  apprenantes  qui  se  passait,  avait  montré  plus  d'agita- 
tion que  de  surprise:  —  Mon  Dieu!  je  m'y  attendais,  mon  cher 


JULIA   DE   TRÉCCffiUR.  l7 

monsieur!  Je  ne  vous  l'avais  pas  dit,  parce  que  nous  n'en  étions 
pas  là;...  mais  je  m'y  attendais  parfaitement!  Cette  enfant-là  tuera 
ma  fille...  Elle  achèvera  ce  que  son  père  a  si  bien  commencé,... 
car  c'est  un  pur  miracle  si  ma  fille,  après  tout  ce  qu'elle  a  souf- 
fert, a  repris  comme  vous  la  voyez!  —  Je  les  laisse  ensemble...  Je 
n'y  vais  pas...  Oh!  mon  Dieu,  je  n'y  vais  pas...  D'abord  j'aurais 
peur  de  contrarier  ma  fille,...  et  puis  je  sortirais  de  mon  caractère 
très  certainement! 

—  Quel  âge  a  donc  M"^  Julia?  demanda  Lucan,  qui  conservait 
dans  ces  pénibles  circonstances  sa  courtoisie  tranquille. 

—  Mais  elle  va  avoir  quinze  ans,...  et  ce  n'est  pas  malheureux, 
par  parenthèse,  car  enfin,  entre  nous,  on  peut  espérer  qu'on  en 
sera  soulagé  honnêtement  dans  un  an  ou  deux...  Oh!  elle  se  ma- 
riera facilement,  très  facilement,  soyez  sûr...  D'abord  elle  est  riche, 
et  puis  enfin,  quoi!  c'est  un  joli  monstre...  On  ne  peut  pas  dire  le 
contraire,  et  il  ne  manque  pas  d'hommes  qui  aiment  ce  genre-là! 

Clotilde  les  rejoignit  enfin.  Quelle  que  fût  son  émotion  intérieure, 
elle  paraissait  calme,  n'ayant  rien  de  théâtral  dans  sa  manière. 
Elle  répondit  simplement,  d'une  voix  basse  et  douce,  aux  questions 
fiévreuses  de  sa  mère  :  elle  demeurait  persuadée  que  ce  malheur 
ne  serait  pas  arrivé,  si  elle  eût  pu  apprendre  elle-même  à  Juha  avec 
quelques  précautions  l'évértement  que  le  hasard  lui  avait  brusque- 
ment révélé.  Adressant  alors  à  M.  de  Lucan  un  triste  sourire  :  — 
Ces  misères  de  famille,  monsieur,  lui  dit-elle,  ne  pouvaient  entrer 
dans  vos  j) révisions,  et  je  trouverai  tout  naturel  que  vos  prpjets  en 
soient  modifiés. 

Une  anxiété  expressive  se  peignit  sur  les  traits  de  Lucan.  —  Si 
vous  me  demandez  de  vous  rendre  votre  liberté,  dit-il,  je  ne  puis 
que  vous  obéir;  si  c'est  votre  délicatesse  seule  qui  a  parlé,  je  vous 
atteste  que  vous  m'êtes  encore  plus  chère  depuis  que  je  vous  vois 
souffrir  à  cause  de  moi,  et  souffrir  si  dignement. 

Elle  lui  tendit  sa  main,  qu'il  saisit  en  s'inclinant. 

—  J'aimerai  tant  votre  fille,  dit-il,  qu'elle  me  pardonnera. 

—  Oui,  je  l'espère,  dit  Clotilde;  cependant  elle  veut  entrer  danS 
un  couvent  pour  y  passer  quelques  mois,  et  j'y  ai  consenti... 

Sa  voix  trembla,  et  ses  yeux  se  mouillèrent.  —  Pardon,  mon- 
sieur, reprit-elle,  je  n'ai  pas  encore  le  droit  de  vous  donner  tant  de 
part  à  mes  chagrins...  Puis-je  vous  prier  de  me  laisser  avec  ma 
mère? 

Lucan  murmura  quelques  paroles  de  respect,  et  se  retira.  Il  était 
bien  vrai,  comme  il  l'avait  dit,  que  Clotilde  lui  était  plus  chère  que 
jamais.  Rien  ne  lui  avait  inspiré  une  si  haute  idée  de  la  valeur  mo- 
rale de  cette  jeune  femme  que  son  attitude  pendant  cette  triste  soi- 

TOiîE  XCVT!I.   —  1S72.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rée.  Frappée  en  plein  vol  de  bonheur,  elle  était  tombée  sans  un 
cri,  sans  une  plainte,  en  voilant  sa  blessure  :  elle  avait  montré  de- 
vant lui  cette  exquise  pudeur  de  la  souffrance,  si  rare  chez  son  sexe. 
Il  lui  en  savait  d'autant  plus  de  gré  qu'il  était  profondément  ennemi 
de  ces  démonstrations  pathétiques  et  turbulentes  dont  la  plupart 
des  femmes  ne  manquent  pas  de  saisir  avidement  l'occasion,  quand 
elles  ont  la  bonté  de  ne  pas  la  faire  naître. 

III. 

M.  de  Lucan  était  depuis  plusieurs  mois  le  mari  de  Clotilde  quand 
le  bruit  se  répandit  dans  le  monde  que  M'""  de  Trécœur,  cet  ancien 
diable  incarné,  allait  prendre  le  voile  dans  le  couvent  du  faubourg 
Saint-Germain  où  elle  s'était  retirée  quelque  temps  avant  le  ma- 
riage de  sa  mère.  Ce  bruit  était  fondé.  Julia  avait  d'abord  subi  avec 
peine  la  discipline  et  les  observances  auxquelles  les  simples  pen- 
sionnaires de  la  communauté  devaient  elles-mêmes  se  soumettre; 
puis  elle  avait  été  prise  peu  à  peu  d'une  ferveur  pieuse  dont  on 
était  forcé  de  tempérer  les  excès.  Elle  avait  supplié  sa  mère  de  ne 
pas  mettre  obstacle  à  la  vocation  irrésistible  qu'elle  se  sentait  pour 
la  vie  religieuse,  et  Clotilde  avait  difficilement  obtenu  qu'elle  ajour- 
nât cette  résolution  jusqu'à  l'accomplissement  de  sa  seizième  année. 

Les  relations  de  M'""  de  Lucan  avec  sa  fille  depuis  son  mariage 
étaient  d'une  nature  singulière.  Elle  venait  à  peu  près  chaque  jour 
la  visiter,  et  en  recevait  toujours  de  vifs  témoignages  d'affection; 
mais  sur  deux  pohits,  et  les  plus  sensibles,  la  jeune  fille  était  de- 
meurée impitoyable  :  elle  n'avait  jamais  consenti  ni  à  rentrer  sous 
le  toit  maternel,  ni  à  voir  le  mari  de  sa  mère.  Elle  avait  même  été 
longtemps  sans  faire  la  moindre  allusion  à  la  situation  nouvelle  de 
Clotilde,  qu'elle  affectait  d'ignorer.  Un  jour  enfin,  sentant  la  gêne 
intolérable  d'une  telle  réserve,  elle  prit  son  parti,  et,  fixant  sur  sa 
mère  son  regard  étincelant  :  —  Eh  bien  !  es-tu  heureuse  au  moins? 
dit-elle. 

—  Comment  veux-tu,  dit  Clotilde,  puisque  tu  hais  celui  que 
j'aime? 

—  Je  ne  hais  personne,  reprit  sèchement  Julia.  Comment  va-t-il, 
ton  mari? 

Dès  ce  moment,  elle  s'informa  régulièrement  de  M.  de  Lucan  sur 
un  ton  de  politesse  indifférente  ;  mais  elle  ne  prononçait  jamais  sans 
hésitation  et  sans  un  malaise  évident  le  nom  de  l'homme  qui  tenait 
la  place  de  son  père. 

Cependant  elle  venait  d'avoir,  seize  ans.  La  promesse  de  sa  mère 
avait  été  formelle.  Julia  était  libre  désormais  de  suivre  sa  vocation, 
et  elle  s'y  préparait  avec  une  ardeur  impatiente  qui  édifiait  la  corn- 


JULIA    DE    TRÉCOEUR.  19 

munauté.  M™^  de  Lucan  exprimant  un  matin  devant  sa  mère  et  son 
mari  les  angoisses  qui  lui  serraient  le  cœur  pendant  ces  derniers 
jours  de  sursis  :  —  Pour  moi,  ma  fille,  dit  la  baronne,  je  t'avouerai 
que  je  presse  de  tous  mes  vœux  le  moment  que  tu  redoutes...  L'exis- 
tence que  tu  mènes  depuis  ton  mariage  ne  ressemble  à  rien  d'hu- 
main; mais  ce  qui  en  fait  le  principal  [supplice,  c'est  la  lutte  que 
tu  soutiens  contre  l'obstination  de  cette  enfant...  Eh  bien!  quand 
elle  sera  religieuse,  il  n'y  aura  plus  de  lutte,  ce  sera  plus  net  au 
cœur,  et  remarque  bien  que  vous  ne  serez  pas  en  réalité  plus  sé- 
parées que  vous  ne  l'êtes,  puisque  la  maison  n'est  pas  cloîtrée,  — 
j'aimerais  autant  qu'elle  le  fût,  quant  à  moi;  mais  enfin  elle  ne  l'est 
pas...  —  Et  puis,  pourquoi  s'opposer  à  une  vocation  que  je  regarde 
véritablement  comme  providentielle?  Dans  l'intérêt  même  de  cette 
enfant,  tu  devrais  te  féliciter  de  la  résolution  qu'elle  a  prise...  J'en 
appelle  à  ton  mari...  Voyons,  je  vous  demande  un  peu,  mon-  cher 
monsieur,  ce  qu'on  pourrait  attendre  d'une  organisation  pareille, 
si  elle  était  une  fois  déchaînée  dans  le  monde?  Elle  y  ferait  des  ra- 
vages!.. Vous  savez  quelle  tête  elle  a,.,,  un  volcan!  Et  notez  bien, 
mon  ami,  que  c'est  une  vraie  odalisque  à  l'heure  qu'il  est...  II  y  a 
longtemps  que  vous  ne  l'avez  vue;  vous  n'imaginez  pas  comme  elle 
s'est  développée...  Moi,  qui  m'en  régale  deux  fois  la  semaine,  je 
vous  affirme  que  c'est  une  vraie  odalisque,  et  avec  cela  mise  comme 
une  déesse...  Elle  est  si  bien  faite  d'ailleurs...  Il  lui  faut  un  rien... 
Yous  lui  jetteriez  un  rideau  sur  le  corps  avec  une  fourche,  elle  au- 
rait l'air  de  sortir  de  chezWorth!..  Tenez,  demandez  à  Pierre  ce 
qu'il  en  pense,  lui  qui  a  l'honneur  de  ses  bonnes  grâces! 

M.  de  Moras,  qui  entrait  au  même  instant,  partageait  en  effet 
avec  un  très  petit  nombre  d'amis  de  la  famille  le  privilège  d'ac- 
compagner quekjuefois  Clotilde  au  couvent  de  Julia. 

—  Eh  bien!  mon  bon  Pierre,  reprit  la  baronne,  nous  parlions  de 
Julia,  et  je  disais  à  ma  fille  et  à  mon  gendre  qu'il  était  vraiment 
très  heureux  qu'elle  voulût  bien  être  une  sainte,  attendu  qu'autre- 
ment elle  mettrait  Paris  en  combustion. 

—  Parce  que?  demanda  le  comte. 

—  Parce  qu'elle  est  belle  comme  le  péché  ! 

—  Mais  sans  doute,  elle  est  très  bien,  dit  le  comte  assez  froide- 
ment. 

La  baronne  étant  allée  faire  quelques  courses  avec  Clotilde, 
M.  de  Moras  resta  seul  avec  Lucan.  —  il  me  semble  vraiment,  lui 
dit-il,  qu'on  est  bien  dur  pour  cette  pauvre  Julia. 

—  Gomment? 

—  Sa  grand'mère  en  parle  comme  d'une  créature  perverse!..  Et 
qu'est-ce  qu'on  lui  reproche,  après  tout?  Son  culte  pour  la  mémoire 
de  son  père  !  Il  est  excessif,  soit;  mais  la  piété  filiale,  même  exa- 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gérée,  n'est  pas  un  vice,  que  je  sache.  Ses  sentimens  sont  exaltés; 
qu'importe,  s'ils  sont  généreux?  Est-ce  une  raison  pour  la  vouer 
aux  dieux  infernaux  et  la  plonger  dans  les  oubliettes? 

—  Mais  vous  êtes  étrange,  mon  ami,  je  vous  assure,  dit  Lucan. 
Qu'est-ce  qui  vous  prend?  à  qui  en  avez-vous?  Vous  n'ignorez  pas 
que  Julia  entre  en  religion  de  son  plein  gré,  que  sa  mère  en  est  dé- 
solée, et  qu'elle  n'a  rien  épargné  pour  l'en  détourner.  Quant  à  moi, 
je  n'ai  aucune  raison  de  l'aimer  :  elle  m'a  causé  et  me  cause  encore 
de  grands  chagrins;  mais  vous  savez  assez  que  j'étais  prêt  à  la  rece- 
voir comme  ma  fille,  si  elle  eût  daigné  nous  revenir... 

—  Oh!  je  n'accuse  ni  sa  mère  ni  vous,  bien  entendu,  c'est  la  ba- 
ronne qui  m'irrite;  elle  est  absurde,  elle  est  dénaturée!  Julia  est  sa 
petite-fiUe  après  tout,  et  elle  jubile,  elle  jubile  positivement  à  la 
pensée  de  la  voir  religieuse  ! 

-^  Ma  foi!  je  vous  déclare  que  je  suis  tout  près  de  jubiler  aussi. 
La  situation  est  trop  pénible  pour  Clotilde;  il  faut  en  finir,  et  comme 
je  ne  vois  pas  d'autre  dénoûment  possible... 

—  Mais  je  vous  demande  pardon,  il  y  en  aurait  un  autre. 

—  Et  lequel? 

—  Vous  pourriez  la  marier. 

—  Bon!  comme  c'est  vraisemblable!..  A  qui? 

Le  comte  se  rapprocha  de  Lucan,  le  regarda  en  face,  et  souriant 
avec  embarras  :  —  A  moi,  dit-il. 

—  Répétez!  dit  Lucan. 

—  Mon  cher,  reprit  le  comte,  vous  voyez  que  j'ai  un  pied  de 
rouge  sur  les  joues,  ménagez-moi.  Il  y  a  longtemps  que  je  voulais 
aborder  avec  vous  cette  question  délicate,  mais  le  courage  me  man- 
quait; puisque  je  l'ai  enfin  trouvé,  ne  me  l'ôtez  pas. 

—  Mon  cher  ami,  dit  Lucan,  laissez-moi  d'abord  me  remettre, 
car  je  tombe  des  nues.  Comment!  vous  êtes  amoureux  de  Julia? 

—  Extraordinairement,  mon  ami. 

—  INon!  il  y  a  quelque  chose  là-dessous;  vous  avez  découvert  ce 
moyen  de  la  rapprocher  de  nous,  vous  voulez  vous  sacrifier  pour  le 
repos  de  la  famille. 

—  Je  vous  jure  que  je  ne  songe  pas  du  tout  au  repos  de  la  fa- 
mille, je  songe  au  mien,  qui  est  fort  troublé,  car  j'aime  cette  enfant 
avec  une  violence  de  sentimens  que  je  ne  connaissais  pas.  Si  je  ne 
l'épouse,  je  ne  m'en  consolerai  de  ma  vie. 

—  A  ce  point-là?  dit  Lucan  ébahi. 

—  Mon  cher,  c'est  une  chose  terrible,  reprit  M.  de  Moras.  Je  suis 
absolument  épris;  quand  elle  me  regarde,  quand  je  touche  sa  main, 
Quand  sa  toIdo  me  froisse,  je  sens  courir  des  philtres  dans  mes 
veines.  J'avais  entendu  parler  de  ces  sortes  d'agitations,  mais  ja- 
mais je  ne  les  avais  éprouvées.  Je  vous  avoue  qu'elles  me  ravissent; 


JULIA   DE   TRÉCOEDR.  21 

en  même  temps  elles  me  désespèrent,  car  je  ne  puis  me  dissimuler 
qu'il  y  a  mille  chances  pour  que  cette  passion  soit  malheureuse,  et 
il  me  semble  vraiment  que  j'en  porterai  le  deuil  tant  que  mon  cœur 
battra. 

—  Quelle  aventure  !  dit  Lucan,  qui  avait  repris  toute  sa  gravité. 
C'est  très  sérieux,  cela,  très  ennuyeux...  —  Il  fit  quelques  pas  à 
travers  le  salon,  absorbé  dans  des  réflexions  qui  paraissaient  d'une 
nature  assez  sombre.  —  Julia  connaît-elle  vos  sentimens?  dit-il 
tout  à  coup. 

—  Très  certainement  non.  Je  ne  me  serais  pas  permis  de  les  lui 
apprendre  sans  vous  prévenir.  Voulez-vous  me  faire  l'amitié  d'être 
mon  interprète  auprès  de  sa  mère  ? 

—  Mais, . . .  oui, . . .  très  volontiers,  dit  Lucan  avec  une  nuance  d'hé- 
sitation qui  n'échappa  point  à  son  ami. 

—  Vous  pensez  que  c'est  inutile,  n'est-ce  pas?  dit  le  comte  avec 
un  sourire  contraint. 

—  Inutile...  Pourquoi? 

—  D'abord  il  est  bien  tard. 

—  Il  est  un  peu  tard,  sans  doute.  Julia  est  bien  engagée;  mais 
je  me  suis  toujours  un  peu  défié  de  sa  vocation...  D'ailleurs,  dans 
ces  imaginations  tourmentées,  les  résolutions  les  plus  sincères  de 
la  veille  deviennent  aisément  les  dégoûts  du  lendemain. 

—  Mais  vous  doutez  que...  que  je  lui  plaise? 

—  Pourquoi  ne  lui  plairiez- vous  pas?  Vous  êtes  plus  que  bien  de 
votre  personne...  Vous  avez  trente-deux  ans...  Elle  en  a  seize... 
Vous  êtes  un  peu  plus  riche  qu'elle...  Tout  cela  va  très  bien. 

—  Enfin  pourquoi  hésitez-vous  à  me  servir? 

—  Je  n'hésite  point  à  vous  servir;  seulement  je  vous  vois  très 
amoureux,  vous  n'en  avez  pas  l'habitude,  et  je  crains  qu'un  état  si 
nouveau  pour  vous  ne  vous  pousse  un  peu  vite  à  une  détermination 
aussi  grave  que  le  mariage.  Une  femme  n'est  pas  une  maîtresse... 
Bref,  avant  de  faire  une  démarche  irrévocable,  je  voudrais  vous 
prier  de  bien  réfléchir  encore. 

—  Mon  ami,  dit  le  comte,  je  ne  le  veux  pas,  et  je  crois  très  sin- 
cèrement que  je  ne  le  peux  pas.  Vous  connaissez  mes  idées.  Les 
vraies  passions  ont  le  dernier  mot,  et  je  ne  suis  pas  sûr  que  l'hon- 
neur même  soit  contre  elles  un  argument  très  solide.  Quant  ù  leur 
opposer  la  raison,  c'est  une  plaisanterie...  D'ailleurs,  voyons,  Lu- 
can, qu'y  a-t-il  de  si  déraisonnable  dans  le  fait  d'épouser  une  per- 
sonne que  j'aime?  Je  ne  vois  pas  qu'il  soit  absolument  nécessaire 
de  ne  pas  aimer  sa  femme...  Eh  bien!  puis-je  compter  sur  vous? 

—  Complètement,  dit  Lucan  en  lui  prenant  la  main.  J'ai  fait  mes 
objections;  maintenant  je  suis  tout  à  vous.  Je  vais  pai'ler  à  Clotilde 
dans  un  moment.  Elle  doit  aller  voir  sa  fille  dans  l'après-midi... 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Venez  dîner  ce  soir  avec  nous;  mais  rassemblez  toute  votre  fermeté, 
car  enfin  le  succès  est  fort  incertain. 

ïl  ne  fut  pas  difficile  à  M.  de  Lucan  de  gagner  la  cause  de  M.  de 
Moras  auprès  de  Clotilde.  Après  l'avoir  écouté,  non  sans  l'inter- 
rompre plus  d'une  fois  par  des  exclamations  de  surprise  :  —  Mon 
Dieu  !  reprit-elle,  ce  serait  l'idéal  !  Non-seulement  ce  mariage  rom- 
prait des  projets  qui  me  navrent,  mais  il  réunit  toutes  les  condi- 
tions de  bonheur  que  je  puis  rêver  pour  ma  fille,  et  de  plus  l'a- 
mitié qui  vous  lie  avec  Pierre  amènerait  tout  naturellement  quelque 
jour  un  rapprochement  entre  sa  femme  et  vous.  Tout  cela  serait 
trop  heureux;  mais  comment  espérer  une  révolution  si  complète  et 
si  soudaine  dans  les  idées  de  Julia?  Elle  ne  me  laissera  même  pas 
terminer  mon  message  ! 

Elle  partit,  palpitante  d'anxiété.  Elle  trouva  Julia  seule  dans  sa 
chambre,  essayant  devant  une  glace  sa  toilette  de  novice  :  la  guimpe 
et  le  voile  qui  devaient  cacher  son  opulente  chevelure  étaient  posés 
sur  le  lit;  elle  était  simplement  vêtue  de  la  longue  tunique  de  laine 
blanche  dont  elle  s'occupait  d'ajuster  les  plis.  Elle  rougit  en  voyant 
entrer  sa  mère;  puis  se  mettant  à  rire  :  —  Cymodocée  dans  le  cirque, 
n'est-ce  pas,  mère? 

Clotilde  ne  répondit  pas;  elle  avait  joint  les  mains  dans  une  atti- 
tude suppliante  et  pleurait  en  la  regardant.  Julia  fut  émue  dé  cette 
douleur  muette,  deux  larmes  glissèrent  de  ses  yeux,  et  elle  sauta 
au  cou  de  sa  mère;  puis  la  faisant  asseoir  :  —  Que  veux-tu?  dit- 
eîie,  moi  aussi,  j'ai  un  peu  de  chagrin  au  fond,  car  enfin  j'aimais 
la  vie;...  mais,  à  part  ma  vocation,  qui  est  très  réelle,  j'obéis  à  une 
véritable  nécessité...  Il  n'y  a  plus  d'autre  existence  possible  pour 
moi  que  celle-là...  Je  sais  bien,...  c'est  ma  faute;  j'ai  été  un  peu 
folle...  J'aurais  dû  ne  pas  te  quitter  d'abqrd,  ou  du  moins  retourner 
chez  toi  tout  de  suite  après  ton  mariage...  Maintenant,  après  des 
mois,  des  années  même,  est-ce  possible,  je  te  le  demande!..  D'abord 
je  mourrais  de  confusion...  Me  vois-tu  devant  ton  mari?..  Quelle 
mine  ferais-je?  Puis  il  doit  me  détester,...  le  pli  est  pris;...  moi- 
même,  qui  sait  si  en  le  revoj^ant,  dans  cette  maison...  Enfin,  de 
toute  façon,  je  serais  une  gêne  terrible  entre  vous  ! 

—  Mais,  ma  chère  fillette,  dit  Clotilde,  personne  ne  te  déteste; 
tu  serais  reçue  comme  l'enfant  prodigue,  avec  des  transports... 
Si  cela  te  coûte  trop  de  rentrer  chez  moi,  si  tu  crains  d'y  trouver 
ou  d'y  apporter  des  ennuis...  Dieu  sait  combien  tu  t'abuses!., 
mais  si  tu  le  crains  pourtant,  est-ce  une  raison  pour  t' ensevelir 
toute  vivante  et  me  briser  le  cœur?  Ne  pourrais-tu  rentrer  dans  le 
monde  sans  rentrer  chez  moi  et  sans  afî'ronter  tous  ces  embarras 
qui  t'effraient?..  Il  y  aurait  pour  cela  un  moyen  bien  simple,  tu  sais! 

—  Quoi?  dit  tranquillement  Julia,  me  marier? 


JULIA   DE   TRECOEUR.  2â 

—  Sans  doute,  dit  Glotilde  en  secouant  doucement  îa  tête  et  en 
baissant  la  voix. 

—  Mais,  mon  Dieu!  ma  mère,  quelle  apparence!  Quand  je  le 
voudrais,  — ■  et  j'en  suis  loin,  —  je  ne  connais  personne,  personne 
ne  me  connaît... 

—  Il  y  a  quelqu'un,  reprit  Glotilde  avec  une  timidité  croissante, 
quelqu'un  que  tu  connais  parfaitement,  et  qui...  qui  t'adore. 

Julia  ouvrit  de  grands  yeux  étonnés  et  pensifs,  et  après  une 
courte  pause  de  réflexion  :  —  Pierre?  dit-elle. 

—  Oui,  murmura  Glotilde,  pâle  d'angoisse. 

Les  sourcils  de  Julia  se  contractèrent  doucement  :  elle  dressa  sa 
tête  charmante  et  resta  quelques  secondes  les  yeux  fixés  sur  le 
plafond;  puis,  avec  un  léger  mouvement  d'épaules:  —  Pourquoi 
pas?  dit-elle  d'un  ton  sérieux.  Autant  lui  qu'un  autre! 

Glotilde  laissa  échapper  un  faible  cri,  et  saisissant  les  deux  mains 
de  sa  fille  :  —  Tu  veux?  dit-elle;  tu  veux  bien?  G'est  vrai?  Tu  me 
permets  de  lui  porter  cette  réponse? 

—  Oui,...  mais  changes-en  le  texte,  dit  Julia  en  riant. 

—  Oh!  ma  chère,  chère  mignonne!  s'écria  Glotilde,  qui  couvrait 
de  baisers  les  mains  de  Julia;  mais  répète-moi  encore  que  c'est 
bien  vrai,...  que  demain  tu  n'auras  pas  changé  d'avis? 

—  Non,  dit  fermement  Julia  de  sa  voix  grave  et  musicale. 

Elle  médita  un  peu  et  reprit  :  —  Vraiment  il  m'aime,  ce  grand 
garçon  ? 

—  Gomme  un  fou. 

—  Pauvre  homme!..  Et  il  attend  la  réponse? 

—  En  tremblant. 

—  Eh  bien!  va  le  calmer...  Nous  reprendrons  l'entretien  de- 
main. J'ai  besoin  de  mettre  un  peu  d'ordre  dans  ma  tête,  tu  com- 
prends, après  tout  ce  bouleversement;  mais  sois  tranquille,...  je 
suis  décidée. 

Quand  M""^  de  Lucan  rentra  chez  elle,  Pierre  de  Moras  l'atten- 
dait clans  le  salon.  Il  devint  fort  pâle  en  l'apercevant.  —  Pierre! 
dit-elle  toute  haletante,  embrassez-moi,  vous  êtes  mon  fils!..  Avec 
respect,  s'il  vous  plaît,  avec  respect  !  ajouta-t-elle  en  riant  pendant 
qu'il  l'enlevait  et  la  serrait  sur  sa  poitrine. 

Il  fit  un  peu  plus  tard  la  même  fête  à  la  baronne  de  Pers,  qui 
avait  été  mandée  à  la  hâte.  —  Mon  ami,  lui  dit  la  baronne,  je  suis 
ravie,  ravie,...  mais  vous  m'étouffez.  Oui,  oui,...  c'est  très  bien,  mon 
garçon,...  mais  vous  m'étouffez  littéralement!  Réservez-vous,  mon 
ami,  réservez-vous!..  Gette  chère  petite!  c'est  gentil  à  elle,  c'est 
très  gentil...  Au  fond,  c'est  un  cœur  d'or!..  Et  puis  elle  a  bon  goût 
aussi,...  car  vous  êtes  très  beau,  vous,  mon  cher,  très  beau,  très 
beau  !  Au  reste,  je  m'étais  toujours  doutée  qu'au  moment  de  couper 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  cheveux  elle  réfléchirait...  Il  est  vrai  qu'elle  les  a  admirables, 
pauvre  enfant  ! 

Et  la  baronne  fondit  en  larmes;  puis,  s'adressant  au  comte  à  tra- 
vers ses  sanglots  :  —  Yous  ne  serez  pas  malheureux  non  plus,  vous, 
par  parenthèse  :  c'est  une  déesse  ! 

M.  de  Lucan,  quoique  vivement  touché  de  ce  tableau  de  famille 
et  surtout  de  la  joie  de  Clotilde,  prenait  avec  plus  de  sang-froid  cet 
événement  inespéré.  Outre  qu'il  se  montrait  en  général  peu  pro- 
digue d'expansions  publiques,  il  était  au  fond  de  l'âme  inquiet  et 
triste.  L'avenir  de  ce  mariage  lui  semblait  des  plus  incertains,  et 
sa  profonde  amitié  pour  le  comte  s'en  alarmait.  Il  n'avait  osé  lui 
dire,  par  un  sentiment  de  délicate  réserve  à  l'égard  de  Julia,  tout 
ce  qu'il  pensait  de  ce  caractère.  11  essayait  de  repousser  comme  in- 
juste et  partiale  l'opinion  qu'il  s'en  était  faite;  mais  enfin  il  se  rap- 
pelait l'enfant  terrible  qu'il  avait  autrefois  connue,  tantôt  emportée 
comme  un  ouragan,  tantôt  pensive  et  enfermée  dans  une  réserve 
sombre;  il  se  l'imaginait  telle  qu'on  la  lui  avait  représentée  depuis, 
grandie,  belle,  ascétique;  puis  il  la  voyait  tout  à  coup  jetant  ses 
voiles  au  vent,  comme  une  des  nonnes  fantastiques  de  Robert^  et 
rentrant  dans  le  monde  d'un  pied  léger  :  de  toutes  ces  impressions 
diverses,  il  composait  malgré  lui  une  figure  de  chimère  et  de  sphinx 
qu'il  lui  était  très  difficile  d'allier  à  l'idée  du  bonheur  domestique. 

On  parla  en  famille  pendant  toute  la  soirée  des  complications  que 
pouvait  soulever  ce  projet  de  mariage,  et  des  moyens  de  les  éviter. 
M.  de  Lucan  entra  dans  ces  détails  avec  beaucoup  de  bonne  grâce, 
et  déclara  qu'il  se  prêterait  de  grand  cœur  pour  sa  part  à  tous  les 
arrangemens  que  sa  belle-fille  pourrait  souhaiter.  Cette  précaution 
ne  devait  pas  être  inutile. 

Clotilde  était  au  couvent  le  lendemain  dès  le  matin.  Julia,  après 
avoir  écouté  avec  une  nonchalance  un  peu  ironique  le  récit  que  lui 
fit  sa  mère  des  transports  et  de  l'allégresse  de  son  fiancé,  prit  un 
air  plus  sérieux.  —  Et  ton  mari,  dit-elle,  qu'est-ce  qu'il  pense? 

—  Il  est  charmé,  comme  nous  tous. 

—  Je  vais  te  faire  une  question  singulière  :  est-ce  qu'il  compte 
assister  à  notre  mariage  ? 

—  Comme  tu  voudras. 

—  Écoute,  ma  bonne  petite  mère,  ne  te  désole  pas  d'avance... 
Je  sens  bien  qu'un  jour  ou  l'autre  ce  mariage  doit  nous  réunir 
tous,...  mais  qu'on  me  laisse  le  temps  de  m'habituer  à  cette  idée... 
Accordez-moi  quelques  mois  pour  faire  oublier  l'ancienne  Julia  et 
pour  l'oublier  moi-même,...  n'est-ce  pas,  dis,  tu  veux  bien? 

—  Tout  ce  qui  te  plaira,  dit  Clotilde  en  soupirant. 

—  Je  t'en  prie...  Dis-lui  que  je  l'en  prie  aussi. 

—  Je  le  lui  dirai;  mais  tu  sais  que  Pierre  est  là. 


JULIA    DE    TRÉCOEUR.  25 

—  Ah  !  mon  Dieu  !..  où  donc  ? 

—  Je  l'ai  laissé  dans  le  jardin... 

•  —  Dans  le  jardin  ! . .  quelle  imprudence,  ma  mère  !  mais  ces  dames 
vont  le  déchirer  comme  Orphée,  car  tu  peux  croire  qu'il  n'est  pas 
en  odeur  de  sainteté  ici... 

On  envoya  prévenir  M.  de  Moras,  qui  arriva  en  toute  hâte.  Julia 
se  mit  à  rire  quand  il  parut,  ce  qui  facilita  son  entrée.  Elle  eut  à 
plusieurs  reprises  pendant  leur  entrevue  des  accès  de  ce  rire  ner- 
veux qui  est  si  utile  aux  femmes  dans  les  circonstances  difficiles. 
Privé  de  cette  ressource,  M.  de  Moras  se  contenta  de  baiser  timide- 
ment les  belles  mains  de  sa  cousine,  et  manqua  d'ailleurs  d'élo- 
quence; mais  ses  beaux  traits  mâles  resplendissaient,  et  ses  grands 
yeux  bleus  étaient  humides  de  tendresse  heureuse.  Il  parut  laisser 
une  impression  favorable.  —  Je  ne  l'avais  jamais  considéré  à  ce 
point  de  vue,  dit  Julia  à  sa  mère  :  il  est  réellement  très  bien,...  c'est 
un  mari  superbe. 

Le  mariage  eut  lieu  trois  mois  plus  tard  sans  aucun  appareil  et 
dans  l'intimité.  Le  comte  de  Moras  et  sa  jeune  femme  partirent  le 
soir  même  pour  l'Italie. 

M.  de  Lucan  avait  quitté  Paris  deux  ou  trois  semaines  aupara- 
vant, et  s'était  installé  au  fond  de  la  Normandie  dans  une  ancienne 
résidence  de  sa  famille,  où  Clotilde  s'empressa  de  le  rejoindre  aus- 
sitôt après  le  départ  de  Julia. 

IV. 

Vastville,  domaine  patrimonial  de  la  famille  de  Lucan,  est  situé 
à  peu  di  distance  de  la  mer,  sur  la  côte  occidentale  du  Finistère  nor- 
mand. C'est  un  manoir  à  toits  élevés  et  à  balcons  de  fer  ouvragé, 
qui  date  du  temps  de  Louis  XIII  et  qui  a  remplacé  l'ancien  château, 
dont  quelques  ruines  servent  encore  à  la  décoration  du  parc.  Il  se 
cache  dans  un  pli  de  terrain  très  ombragé,  et  une  longue  avenue  de 
vieux  ormes  le  précède.  L'aspect  en  est  singulièrement  retiré  et 
mélancolique  à  cause  des  bois  épais  qui  l'enveloppent  presque  de 
tous  côtés.  Ce  massif  boisé  marque  sur  ce  point  de  la  presqu'île  le 
dernier  effort  de  la  végétation  normande.  Dès  qu'on  en  franchit  la 
lisière,  la  vue  s'étend  tout  à  coup  sans  obstacle  sur  les  vastes  landes 
qui  forment  le  plateau  triangulaire  du  cap  La  Hague  :  des  champs 
de  bruyères  et  d'ajoncs,  des  clôtures  en  pierres  sans  ciment,  çà  et 
là  une  croix  de  granit,  à  droite  et  à  gauche  les  ondulations  loin- 
taines de  l'Océan,  tel  est  le  paysage  sévère,  mais  grandiose,  qui  se 
développe  tout  à  coup  sous  la  pleine  lumière  du  ciel. 

M.  de  Lucan  était  né  à  Vastville.  Les  poétiques  souvenirs  de  l'en- 
fance se  mêlaient  dans  son  imagination  à  la  poésie  naturelle  de  ce 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

site  et  le  lui  rendaient  cher.  Il  y  venait  chaque  année  en  pèlerinage 
sous  prétexte  de  chasse.  Depuis  son  mariage  seulement,  il  avait 
renoncé  à  cette  habitude  de  cœur  pour  ne  pas  quitter  Glotilde,  que 
sa  fille  retenait  à  Paris;  mais  il  était  convenu  qu'ils  s'ensyveliraient 
tous  deux  dans  cette  retraite  pendant  une  saison  dès  qu'ils  auraient 
recouvré  leur  liberté.  Glotilde  ne  connaissait  Vastville  que  par  les 
descriptions  enthousiastes  de  son  mari;  elle  l'aimait  de  confiance, 
et  c'était  d'avance  pour  elle  un  lieu  enchanté.  Cependant  lorsque  la 
voiture  qui  l'amenait  de  la  gare  s'engagea,  à  la  tombée  de  la  nuit, 
entre  les  collines  chargées  de  bois,  dans  la  sombre  avenue  en  pente 
qui  conduisait  au  château,  elle  eut  une  impression  de  froid.  —  Mon 
Dieu!  mon  ami,  dit-elle  en  riant,  c'est  le  château  d'Udolphe,  votre 
château  !  —  Lucan  excusa  son  château  comme  il  put,  et  protesta 
d'ailleurs  qu'il  était  prêt  à  le  quitter  le  lendemain,  si  elle  ne  lui 
trouvait  pas  meilleurç  mine  au  lever  du  soleil. 

Elle  ne  tarda  pas  à  l'adorer.  Son  bonheur,  si  contraint  jusque-là, 
s'épanouit  pour  la  première  fois  librement  dans  cette  solitude,  et  la 
lui  éclaira  d'un  jour  charmant.  Elle  voulut  même  y  passer  l'hiver 
et  y  attendre  Jalia,  qui  devait  rentrer  en  France  dans  le  courant  de 
l'année  suivante.  Lucan  fit  quelque  opposition  à  ce  projet,  qui  lui 
semblait  d'un  héroïsme  excessif  pour  une  Parisienne,  et  finit  pour- 
tant par  l'adopter,  trop  heureux  lui-même  d'encadrer  dans  ce  lieu 
romanesque  le  roman  de  ses  amours.  Il  s'ingénia  d'ailleurs  à  atté- 
nuer ce  que  ce  séjour  pouvait  avoir  de  trop  austère  en  ménageant 
à  Glotilde  quelques  relations  dans  le  voisinage,  —  en  lui  procurant 
par  intervalles  la  société  de  sa  mère.  M'"''  de  Pers  voulut  bien  se 
prêter  à  cette  combinaison,  quoique  la  campagne  lui  fut  générale- 
ment répulsive,  et  que  Yastville  en  particulier  eût  à  ses  yeux  un 
caractère  sinistre.  Elle  prétendait  y  entendre  des  bruits  dans  les 
murailles  et  des  gémissemens  nocturnes  dans  les  bois.  Elle  n'y  dor- 
mait que  d'un  œil  et  avec  deux  bougies  allumées.  Les  magnifiques 
falaises  qui  bordent  la  côte  à  peu  de  distance,  et  qu'on  essayait  de 
lui  faire  admirer,  lui  causaient  une  sensation  pénible.  —  Très  beau! 
disait-elle,  très  sauvage  î  tout  à  fait  sauvage  !..  Cela  me  fait  mal  ce- 
pendant; il  me  semble  que  je  suis  sur  le  haut  des  tours  de  Notre- 
Dame.  Au  surplus,  mes  enfans,  l'amour  embellit  tout,  et  je  comprends 
parfaitement  vos  transports;  vous  m'excuserez  pourtant  si  je  ne  les 
partage  pas!  Jamais  je  ne  pourrais  m' extasier  devant  ce  pays-ci... 
J'aime  la  campagne  comme  une  autre;  mais  ceci  ce  n'est  pas  la  cam- 
pagne, c'est  le  désert,  l'Arabie-Pétrée,  je  ne  sais  pas  quoi...  Et 
quant  à  votre  château,  mon  ami,  je  suis  fâchée  de  vous  le  dire,  c'est 
une  maison  à  crimes...  Cherchez  bien,  vous  verrez  qu'on  y  a  tué 
quelqu'un. 

—  Mais  non,  chère  madame,  disait  Lucan  en  riant;  je  connais 


JULIA    DE   TRÉeOEUR.  27 

parfaitement  l'histoire  de  ma  famille,  et  je  puis  vous  garantir... 

—  Soyez  sûr,  mon  ami,  qu'on  y  a  tué  quelqu'un...  dans  le  temps... 
Vous  savez  comme  on  se  gênait  peu  autrefois  ! 

Les  lettres  de  Jalia  à  sa  mère  étaient  fréquentes.  C'était  un  vrai 
journal  de  voyage,  rédigé  à  la  diable,  avec  une  saisissante  origina- 
lité de  style,  et  où  la  vivacité  des  impressions  se  corrigeait  par 
cette  nuance  d'ironie  hautaine  qui  était  propre  à  l'auteur.  Julia  par- 
lait assez  brièvement  de  son  mari,  dont  elle  ne  disait  d'ailleurs  que 
du  bien.  Il  y  avait  le  plus  souvent  un  post-scripumi  rapide  et  bien- 
veillant adressé  à  M.  de  Lucan. 

M.  de  Moras  était  plus  sobre  de  descriptions.  Il  ne  paraissait  voir 
que  sa  femme  en  Italie.  Il  vantait  sa  beauté,  encore  accrue,  disait- 
il,  au  contact  de  toutes  ces  merveilles  d'art  dont  elle  s'imprégnait; 
il  louait  son  goût  extraordinaire,  son  intelligence  et  même  son  ca- 
ractère. A  cet  égard,  elle  était  extrêmement  mûrie,  et  il  la  trouvait 
presque  trop  sage  et  trop  grave  pour  son  âge.  Ces  détails  enchan- 
taient Clotilde,  et  achevaient  de  lui  mettre  dans  le  cœur  une  paix 
qu'elle  n'avait  jamais  eue. 

Les  lettres  du  comte  n'étaient  pas  moins  rassurantes  pour  l'ave- 
nir que  pour  le  présent.  Il  ne  croyait  pas,  disait-il,  devoir  presser 
Julia  au  sujet  de  sa  réconciliation  avec  son  beau-père;  mais  il  l'y 
sentait  disposée.  Il  l'y  préparait  d'ailleurs  de  plus  en  plus  en  l'en- 
tretenant habituellement  de  la  vieille  amitié  qui  l'unissait  à  M.  de 
Lucan,  de  leur  vie  passée,  de  leurs  voyages,  de  leurs  périls  parta- 
gés. Non-seulement  Julia  écoutait  ces  récits  sans  révolte,  mais  sou- 
vent elle  les  provoquait,  comme  si  elle  eût  regretté  ses  préventions, 
et  qu'elle  eût  cherché  de  bonnes  raisons  de  les  oublier  :  —  Allons! 
Pylade,  parlez-moi  d'Oreste  !  lui  disait-elle. 

Après  avoir  passé  en  Italie  toute  la  saison  d'hiver  et  une  partie 
du  printemps,  M.  et  M'"''  de  Moras  visitèrent  la  Suisse,  en  annon- 
çant l'intention  d'y  séjourner  jusqu'au  milieu  de  l'été.  M.  et  M'""  de 
Lucan  eurent  la  pensée  d'aller  les  y  rejoindre,  et  de  brusquer  ainsi 
un  rapprochement  qui  ne  paraissait  plus  être  dès  ce  moment  qu'une 
affaire  de  forme.  Clotilde  s'apprêtait  à  soumettre  ce  projet  à  sa  fille, 
quand  elle  reçut,  par  une  belle  matinée  de  mai,  cette  lettre  datée 
de  Paris  : 

«  Mère  chérie, 

«  Plus  de  Suisse!.,  trop  de  Suisse!  Me  voilà.  Ne  te  dérange  pas. 
Je  sais  combien  tu  te  plais  à  Vastville.  Nous  irons  t'y  trouver  un  de 
ces  matins,  et  nous  reviendrons  tous  ensemble  à  l'automne.  Je  te 
demande  seulement  quelques  jours  pour  préparer  ici  notre  future 
installation. 

«  Nous  sommes  au  Grand-Hôtel.  Je  n'ai  pas  voulu  descendre  chez 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toi  pour  toute  sorte 'de  raisons,  pas  davantage  chez  ma  grand'mère, 
qui  me  l'a  offert  toutefois  très  gracieusement  :  —  Ah  !  mon  Dieu  ! 
mes  chers  enfans,...  mais  c'est  impossible...  A  l'hôtel!.,  ce  n'est 
pas  convenable!  Yous  ne  pouvez  pas  rester  à  l'hôtel!  Logez  chez 
moi...  Mon  Dieu!  vous  serez  très  mal...  Vous  serez  campés...  Je  ne 
sais  même  pas  comment  je  vous  nourrirai,  car  ma  cuisinière  est 
dans  son  lit,  et  mon  imbécile  de  cocher  qui  a  un  loriot  sur  l'œil, 
par  parenthèse!  Aussi  on  n'arrive  pas  comme  cela...  Yous  me 
tombez  là  comme  deux  pots  de  fleurs!  C'est  inimaginable!  Yous 
vous  portez  bien  d'ailleurs,  mon  ami...  Je  ne  vous  le  demande 
pas...  Ça  se  voit  de  reste...  Et  toi,  ma  belle  minette?  Mais  c'est  un 
astre,...  un  vrai  astre...  Cache-toi...  Tu  me  fais  mal  aux  yeux!.. 
Est-ce  que  vous  avez  des  bagages?..  Enfin!  que  voulez-vous?.,  on 
les  mettra  dans  le  salon.  Et  pour  vous,  je  vous  donnerai  ma  chambre. 
Je  prendrai  une  femme  de  ménage  et  un  cocher  de  remise...  Yous 
ne  me  gênerez  pas  du  tout,  du  tout,  du  tout... 

H  Bref,  nous  n'avons  pas  accepté. 

«  Mais  l'explication  de  ce  retour  subit?..  La  voici.  —  Est-ce  que 
la  Suisse  ne  vous  ennuie  pas,  mon  ami?  ai-je  demandé  à  mon  mari. 
—  La  Suisse  m'ennuie,  m'a  répondu  cet  écho  fidèle.  — Eh  bien!  al- 
lons-nous-en. —  Et  nous  sommes  partis. 

«  Contente  et  troublée  jusqu'au  fond  de  l'âme  à  la  pensée  de  t'em- 
brasser.  Julia. 

«  P,  S.  —  Je  prie  M.  de  Lucan  de  ne  pas  m'intimider.  » 

Les  jours  qui  suivirent  furent  délicieusement  remplis  par  CIo- 
tilde.  Elle  défaisait  elle-même  les  caisses  qui  se  succédaient  sans 
interruption,  eî.  en  rangeait  le  contenu  de  ses  mains  maternelles. 
Elle  dépliait,  elle  repliait,  elle  caressait  ces  jupes,  ces  corsages,  cette 
lingerie  fine  et  parfumée,  qui  étaient  déjà  comme  une  partie,  comme 
une  douce  émanation  de  la  personne  de  sa  fille.  Lucan,  un  peu  ja- 
loux, la  surprenait  méditant  avec  amour  sur  ces  jolies  nippes.  Elle 
allait  aux  écuries  voir  le  cheval  de  Julia,  qui  avait  suivi  de  près  les 
caisses;  elle  lui  donnait  du  sucre  et  causait  avec  lui.  Elle  emplis- 
sait de  fleurs  et  de  branchages  verts  l'appartement  destiné  au  jeune 
ménage. 

Cette  heureuse  fièvre  eut  bientôt  son  heureux  terme.  Environ 
huit  jours  après  son  arrivée  à  Pai'is,  Julia  lui  écrivait  qu'elle  et  son 
mari  comptaient  partir  le  soir,  et  qu'ils  seraient  le  lendemain  ma- 
tin à  Cherbourg,  C'était  la  station  la  plus  rapprochée  de  Yastville. 
Clotilde  se  disposa  naturellement  à  les  aller  prendre  avec  sa  voi- 
ture. M.  de  Lucan,  après  en  avoir  conféré  avec  elle,  ne  crut  pas 
devoir  l'accompagner.  Il  craignit  de  gêner  les  premières  expansions 
du  retour,  et,  ne  voulant  pas  cependant  que  Julia  pût  interpréter 


JULIA    DE    TRÉCQEUR.  29 

son  absence  comme  un  manque  d'empressement,  il  résolut  d'aller 
à  cheval  au-devant  des  voyageurs. 

V. 

On  était  aux  premiers  jours  de  juin.  Glotilde  partit  de  grand  ma- 
tin fraîche  et  radieuse  comme  l'aube.  Lucan  se  mettait  en  marche 
deux  heures  plus  tard  au  petit  pas  de  son  cheval.  Les  routes  nor- 
mandes sont  charmantes  en  cette  saison.  Les  haies  d'épine  parfu- 
ment la  campagne,  et  jettent  çà  et  là  sur  les  bords  du  chemin  leur 
neige  rosée.  Une  profusion  de  jeune  verdure  constellée  de  fleurs 
sauvages  couvre  le  revers  des  fossés.  Tout  cela,  sous  le  gai  soleil 
du  matin,  est  une  fête  pour  les  yeux.  M.  de  Lucan  n'accordait  ce- 
pendant, contre  sa  coutume,  qu'une  attention  distraite  au  spectacle 
de  cette  souriante  nature.  Il  se  préoccupait  à  un  degré  qui  l'éton- 
nait  lui-même  de  sa  prochaine  rencontre  avec  sa  belle-fille.  Julia 
avait  été  pour  sa  pensée  une  obsession  si  forte  que  sa  pensée  en 
avait  gardé  une  empreinte  exagérée.  Il  essayait  en  vain  de  lui 
rendre  ses  proportions  véritables,  qui  n'étaient  après  tout  que  celles 
d'un  enfant,  autrefois  enfant  terrible,  aujourd'hui  enfant  prodigue. 
Il  s'était  habitué  à  lui  prêter  dans  son  imagination  une  importance 
mystérieuse  et  une  sorte  de  puissance  fatale  dont  il  avait  peine  à  la 
dépouiller.  Il  riait  et  s'irritait  de  sa  faiblesse;  mais  il  éprouvait  une 
agitation  mêlée  de  curiosité  et  de  vague  inquiétude  au  moment  de 
voir  en  face  ce  sphinx  dont  l'ombre  seule  avait  si  longtemps  troublé 
sa  vie,  et  qui  venait  maintenant  s'asseoir  en  personne  à  son  foyer. 

Une  calèche  découverte,  pavoisée  d'ombrelles,  parut  au  haut 
d'une  côte  :  Lucan  vit  une  tête  se  pencher  et  un  mouchoir  s'agiter 
hors  de  la  voiture;  il  lança  aussitôt  son  cheval  au  galop.  Presque 
au  même  instant  la  calèche  s'arrêta,  et  une  jeune  femme  sauta  les- 
tement sur  la  route;  elle  se  retourna  pour  adresser  quelques  mots 
à  ses  compagnons  de  voyage,  et  s'avança  seule  au-devant  de  Lu- 
can. Ne  voulant  pas  se  laisser  dépasser  en  procédés,  il  mit  lui- 
même  pied  à  terre,  donna  son  cheval  au  domestique  qui  le  suivait, 
et  se  dirigea  avec  empressement  vers  la  jeune  femme,  qu'il  ne  re- 
connaissait pas,  mais  qui  était  évidemment  Julia.  Elle  venait  à  lui 
sans  hâter  le  pas,  d'une  démarche  glissante,  balançant  légèrement 
sa  taille  flexible.  Tout  en  approchant,  elle  repoussa  son  voile  d'un 
coup  de  main  rapide,  et  Lucan  put  retrouver  dans  ce  jeune  visage, 
dans  ces  grands  yeux  un  peu  sombres,  dans  l'arc  pur  et  allongé  des 
sourcils,  quelques  traits  de  l'enfant  qu'il  avait  connu. 

Quand  le  regard  de  Julia  rencontra  celui  de  Lucan,  son  teint  pâle 
se  couvrit  de  pourpre.  Il  la  salua  très  bas  avec  un  sourire  d'une 
grâce  affectueuse  :  —  Welcomel  dit-il. 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Merci,  monsieur,  dit  Julia  d'une  voix  dont  la  sonorité  grave  et 
mélodieuse  frappa  Lucan;  —  amis,  n'est-ce  pas? — Et  elle  lui  tendit 
ses  deux  mains  avec  une  résolution  charmante. 

Il  l'attira  doucement  pour  l'embrasser;  mais,  croyant  sentir  un 
peu  de  résistance  dans  les  bras  subitement  raidis  de  la  jeune 
femme,  il  se  borna  à  lui  baiser  le  poignet  au  défaut  du  gant.  Puis, 
affectant  de  la  regarder  avec  une  admiration  polie,  qui  d'ailleurs 
était  sincère  :  —  J'ai  vraiment  envie  de  vous  demander,  dit-il  en 
riant,  à  qui  j'ai  l'honneur  de  parler. 

—  Yous  me  trouvez  grandie?  dit-elle  en  montrant  ses  dents 
éblouissantes. 

—  Étonnamment,  dit  Lucan,  très  étonnamment.  Je  comprends 
Pierre  à  merveille. 

—  Pauvre  Pierre  !  dit  Julia,  il  vous  aime  bien.  Ne  le  faisons  pas 
languir  plus  longtemps,  si  vous  voulez. 

Us  se  dirigèrent  alors  vers  la  calèche  devant  laquelle  M.  de  Moras 
les  attendait,  et  tout  en  marchant  côte  à  côte  :  —  Quel  joli  pays! 
reprit  Julia,...  et  la  mer  tout  près? 

—  Tout  près. 

—  Nous  ferons  une  promenade  à  cheval  après  déjeuner,  n'est-ce 
pas? 

—  Très  volontiers  ;  mais  vous  devez  être  horriblement  fatiguée, 
ma  chère  enfant...  Pardon!.,  ma  chère...  Au  fait,  comment  voulez- 
vous  que  je  vous  appelle? 

—  Appelez-moi  madame,...  j'ai  été  si  mauvaise  enfant!  —  Et  elle 
eut  un  accès  de  ce  rire  soudain,  gracieux,  mais  un  peu  équivoque, 
qui  lui  était  familier.  Puis  élevant  la  voix  :  —  Vous  pouvez  venir, 
Pierre,  votre  ami  est  mon  ami!  —  Elle  laissa  les  deux  hommes  échan- 
ger de  cordiales  poignées  de  main,  s'élança  dans  la  voiture,  et  repre- 

.  nant  sa  place  auprès  de  sa  mère  :  —  Ma  mère,  dit-elle  en  l'embras- 
sant, cela  s'est  très  bien  passé...  N'est-ce  pas,  monsieur  de  Lucan? 

—  Très  bien,  dit  Lucan  en  riant,  sauf  quelques  détails. 

—  Oh!  trop  difficile,  monsieur!  dit  Julia  en  se  drapant  dans  ses 
fourrures. 

L'instant  d'après,  M.  de  Lucan  galopait  à  côté  de  la  portière  pen- 
dant que  les  trois  voyageurs  de  la  calèche  se  livraient  à  une  de  ces 
causeries  expansives  qui  suivent  les  crises  heureusement  dénouées. 
Clotilde,  désormais  en  possession  de  toutes  ses  amours,  nageait  dans 
le  ciel  bleu.  —  Vous  êtes  trop  jolie,  ma  mère,  lui  dit  Julia.  Avec  une 
grande  fille  comme  moi,  c'est  coupable!  —  Et  elle  l'embrassait. 

Lucan,  tout  en  se  mêlant  à  l'entretien  et  en  démontrant  le  pay- 
sage à  Julia,  essayait  de  résumer  à  part  lui  ses  impressions  sur  la 
cérémonie  qui  venait  de  s'accomplir.  En  somme,  il  pensait,  comme 
Sa  belle-fille,  que  cela  s'était  bien  passé,  quoique  la  perfection  n'y 


JULTA    DE    TRECOEL'R.  31 

fût  pas.  La  perfection  eût  été  de  trouver  en  Julia  une  femme  toute 
simple  qui  se  fût  jetée  bonnement  au  cou  de  son  beau-père  en  riant 
avec  lui  de  son  escapade  d'enfant  gâté;  mais  il  n'avait  jamais  at- 
tendu de  Julia  des  allures  aussi  rondes.  Elle  avait  été  dans  cette 
circonstance  tout  ce  qu'on  pouvait  attendre  d'un  naturel  comme  le 
sien;  elle  s'était  montrée  gracieusement  amicale;  elle  avait,  il  est 
vrai,  donné  à  cette  première  entrevue  un  certain  tour  dramatique 
et  solennel  :  elle  était  romanesque,  et,  comme  Lucan  l'était  lui- 
même  passablement,  cette  bizarrerie  ne  lui  avait  pas  déplu. 

Il  avait  été  au  reste  agréablement  surpris  de  la  beauté  de  M™*  de 
Moras,  qui  était  en  effet  saisissante.  La  pureté  sévère  de  ses  traits, 
l'éclat  profond  de  son  regard  bleu  frangé  de  longs  cils  noirs,  l'ex- 
quise harmonie  de  ses  formes,  n'étaient  pas  ses  seules,  ni  même  ses 
principales  séductions  :  elle  devait  son  attrait  rare  et  personnel  à 
une  sorte  de  grâce  étrange,  mêlée  de  souplesse  et  de  force,  qui  en- 
chantait ses  moindres  mouvemens.  Elle  avait  dans  ses  jeux  de  phy- 
sionomie, dans  sa  démarche,  dans  ses  gestes,  l'aisance  souveraine 
d'une  femme  qui  ne  sent  pas  un  seul  point  faible  dans  sa  beauté, 
et  qui  se  meut,  se  développe  et  s'épanouit  avec  toute  la  liberté  d'un 
enfant  dans  son  berceau  ou  d'un  fauve  dans  les  bois.  Faite  comme 
elle  l'était,  elle  n'avait  pas  de  peine  k  se  bien  mettre  :  les  plus  sim- 
ples toilettes  s'ajustaient  sur  sa  personne  avec  une  précision  élé- 
gante qui  faisait  dire  à  la  baronne  de  Pers,  dans  son  langage  inexact, 
mais  expressif  :  —  On  l'habillerait  avec  un  gant  de  Suède  ! 

Dans  la  même  journée  et  dans  les  jours  qui  suivirent,  Julia  s'as- 
sura de  nouveaux  titres  aux  bonnes  grâces  de  M.  de  Lucan  en  se 
prenant  d'un  goût  vif  pour  le  château  de  Vastville  et  pour  les  sites 
environnans.  Le  château  lui  plut  par  son  style  romantique,  son  jar- 
din à  la  vieille  mode  orné  de  charmilles  et  d'ifs  taillés,  les  allées 
solitaires  du  parc  et  ses  bois  mélancoliques  semés  de  ruines.  Elle 
eut  des  extases  devant  les  grandes  plaines  de  bruyères  fouettées 
par  les  vents  de  l'océan,  les  arbres  aux  cimes  tordues  et  convulsives, 
les  hautes  falaises  de  granit  creusées  par  les  vagues  éternelles.  — 
Tout  cela,  disait-elle  en  riant,  avait  beaucoup  de  caractère,  et, 
comme  elle  en  avait  beaucoup  aussi,  elle  se  sentait  dans  son  élé- 
ment. Elle  avait  trouvé  sa  patrie,  elle  était  heureuse;  sa  mère,  à 
qui  elle  payait  en  effusions  passionnées  tout  son  arriéré  de  ten- 
dresse, l'était  encore  davantage. 

La  plupart  des  journées  se  passaient  en  cavalcades.  Après  le  dî- 
ner, Julia,  dans  cette  humeur  joyeuse  et  un  peu  fiévreuse  qui  l'a- 
nimait, racontait  ses  voyages  en  parodiant  d'une  manière  plaisante 
ses  exaltations  et  la  froideur  relative  de  son  mari  devant  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'art  antique.  Elle  illustrait  ces  souvenirs  par  des  scènes 
de  mimique  où  elle  déployait  une  adresse  de  fée,  une  verve  d'ar- 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiste,  et  parfois  une  drôlerie  de  rapin.  En  un  tour  de  main,  avec  une 
fleur,  un  chiffon,  une  feuille  de  papier,  elle  se  faisait  une  coiffure 
napolitaine,  romaine,  sicilienne.  Elle  jouait  des  scènes  de  ballet  ou 
d'opéra  en  repoussant  la  queue  de  sa  robe  d'un  coup  de  pied  tra- 
gique, et  en  accentuant  fortement  les  exclamations  banales  du  ly- 
risme italien  :  —  O  ciel!  crudell  perfidol  O  diol  perdona!  Puis 
elle  s'agenouillait  sur  un  fauteuil,  imitait  la  voix  et  les  gestes 
d'un  prédicateur  qu'elle  avait  entendu  à  Rome,  et  qui  ne  paraissait 
pas  l'avoir  suffisamment  édifiée.  Dans  toutes  ces  attitudes  diverses, 
elle  ne  perdait  pas  un  atome  de  sa  grâce,  et  ses  poses  les  plus  co- 
miques gardaient  de  l'élégance.  A  la  suite  de  ces  folies,  elle  repre- 
nait son  air  de  reine  ennuyée. 

Sous  le  charme  du  mouvement  et  des  prestiges  de  cette  brillante 
nature,  M.  de  Lucan  pardonnait  volontiers  à  Julia  les  caprices  et 
les  singularités  dont  elle  était  prodigue,  surtout  à  l'égard  de  son 
beau-père.  Elle  se  montrait  en  général  avec  lui  ce  qu'elle  avait  été 
dès  le  début,  amicale  et  polie,  avec  une  nuance  d'ironie  altière;  mais 
elle  avait  de  fortes  inégalités.  Lucan  surprenait  parfois  son  regard 
attaché  sur  lui  avec  une  expression  pénible  et  comme  farouche.  Un 
jour,  elle  repoussait  avec  une  brusque  maussaderie  la  main  qu'il  lui 
offrait  pour  l'aider  à  descendre  de  cheval  ou  à  escalader  une  bar- 
rière. Elle  semblait  fuir  les  occasions  de  se  trouver  seule  avec  lui, 
et,  quand  elle  ne  pouvait  échapper  à  quelques  momens  de  tête-à,- 
tête,  elle  laissait  voir  tantôt  un  malaise  irrité,  tantôt  une  imperti- 
nence railleuse.  Lucan  pensait  qu'elle  se  reprochait  parfois  de  trop 
démentir  ses  anciens  sentimens,  et  qu'elle  croyait  se  devoir  à  elle- 
même  de  leur  donner  de  temps  en  temps  un  gage  de  fidélité.  Il  lui 
savait  gré  au  surplus  de  réserver  pour  lui  seul  ces  signes  équivo- 
ques et  de  n'en  pas  troubler  sa  mère.  En  somme,  il  n'attachait  à 
ces  symptômes  qu'une  faible  importance.  S'^  y  avait  encore  dans 
les  dispositions  affectueuses  de  sa  belle-fille  un  peu  de  lutte  et  d'ef- 
fort, c'était  de  la  part  de  ce  caractère  hautain  un  trait  excusable, 
une  dernière  défense  qu'il  se  flattait  de  faire  bientôt  disparaître  en 
redoublant  de  délicates  attentions. 

Deux  semaines  environ  après  l'arrivée  de  Julia,  il  y  eut  un  bal 
chez  la  marquise  de  Boisfresnay,  en  son  château  de  Boisfresnay,  qui 
est  situé  à  deux  ou  trois  lieues  de  Vastville.  M.  et  M'"«  de  Lucan  en- 
tretenaient des  relations  de  voisinage  avec  la  marquise.  Ils  allèrent 
à  ce  bal  avec  Julia  et  son  mari,  les  hommes  dans  le  coupé,  les  deux 
femmes,  à  cause  de  leur  toilette,  seules  dans  la  calèche.  Vers  mi- 
nuit, Clotilde  prit  son  mari  à  part,  et  lui  montrant  sa  fille  qui  valsait 
dans  le  salon  voisin  avec  un  officier  de  marine  :  —  Chut  !  mon  ami, 
lui  dit-elle;  j'ai  une  migraine  affreuse,  et  Pierre  s'ennuie  à  mourir; 
mais  nous  n'avons  pas  le  courage  d'emmener  Julia  de  si  bonne 


JULIA    DE    TRÉCOEUR.  33 

heure...  Voulez-vous  être  aimable?  Vous  la  ramènerez,  et  nous  al- 
lons partir,  Pierre  et  moi;  nous  vous  laisserons  la  calèche. 

—  Très  bien,  ma  chère,  dit  Lucan,  sauvez-vous. 
Clotilde  et  M.  de  Moras  s'esquivèrent  aussitôt. 

Un  instant  plus  tard,  Julia,  fendant  dédaigneusement  la  foule  qui 
s'écartait  devant  elle  comme  devant  un  ange  de  lumière,  souleva 
son  front  superbe  et  fit  un  signe  à  Lucan.  —  Je  ne  vois  plus  ma 
mère?  lui  dit-elle. 

Lucan  l'informa  en  deux  mots  de  la  combinaison  qui  venait  d'être 
arrêtée.  Un  éclair  soudain  jaillit  des  yeux  de  la  jeune  femme,  ses 
sourcils  se  plissèrent  ;  elle  haussa  légèrement  les  épaules  sans  ré- 
pondre, et  rentra  dans  le  bal  en  se  frayant  passage  avec  la  même 
insolence  tranquille.  Elle  s'abandonna  de  nouveau  au  bras  d'un  offi- 
cier de  marine,  et  parut  prendre  plaisir  à  tourbillonner  dans  sa 
splendeur.  Sa  toilette  de  bal  donnait  en  effet  à  sa  beauté  un  étrange 
éclat.  Son  sein  et  ses  épaules,  sortant  de  son  corsage  avec  une  sorte 
d'insouciance  chaste,  gardaient  dans  l'animation  de  la  danse  la  pu- 
reté froide  et  lustrée  du  marbre. 

Lucan  lui  proposa  de  valser  avec  elle;  elle  hésita,  mais,  ayant 
consulté  sa  mémoire,  elle  découvrit  qu'elle  n'avait  pas  encore 
épuisé  la  liste  des  officiers  de  marine  qui  s'étaient  précipités  par 
escadres  sur  cette  riche  proie.  Au  bout  d'une  heure,  elle  se  lassa 
d'être  admirée,  et  demanda  la  voiture.  Comme  elle  s'enveloppait  de 
ses  draperies  dans  le  vestibule,  son  beau-père  lui  offrit  ses  services. 

—  INon!  je  vous  en  prie,  dit-elle  avec  impatience;  les  hommes  ne 
savent  pas,...  pas  du  tout!  —  Puis  elle  se  jeta  dans  la  voiture  d'un 
air  ennuyé.  Cependant,  comme  les  chevaux  se  mettaient  en  marche  ; 

—  Fumez,  monsieur,  reprit-elle  avec  plus  de  bonne  grâce.  —  Lucan 
la  remercia  de  la  permission  sans  en  profiter;  puis  tout  en  faisant 
ses  petits  arrangemens  de  voisinage  :  — Vous  éliez  bien  belle  ce  soir, 
ma  chère  enfant!  lui  dit-il. 

—  Monsieur,  dit  Julia  d'un  ton  nonchalant,  mais  affirmatif,  je 
vous  défends  de  me  trouver  belle,  et  je  vous  défends  de  m'appeler  : 
ma  chère  enfant! 

—  Soit,  dit  Lucan.  Eh  bien!  vous  n'êtes  pas  belle,  vous  ne  m'êtes 
pas^chère,  et  vous  n'êtes  pas  un  enfant. 

—  Pour  enfant,  non,  dit-elle  énergiquement.  Elle  s'encapuchonna 
de  son  voile,  croisa  les  bras  sur  son  sein,  et  s'accommoda  dans  son 
coin  où  des  clartés  de  lune  venaient  de  temps  à  autre  se  jouer  dans 
ses  blancheurs.  —  Peut-on  dormir?  demanda-t-elle. 

—  Comment  donc?  Très  certainement.  Voulez- vous  que  je  ferme 
la  glace? 

—  S'il  vous  plaît.  Mes  fleurs  ne  vous  feront  pas  mal? 

TOME  xcvui.  —  1S72.  3 


3/l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Pas  du  tout. 

Après  un  silence  :  —  M.  de  Lucan?  reprit  Julia. 

—  Chère  madame? 

—  Expliquez-moi  donc  les  usages,  car  il  y  a  des  choses  que  je 
ne  comprends  pas  bien...  Est-ce  qu'il  est  admis,...  est-ce  qu'il  est 
convenable  qu'on  laisse  revenir  du  bal,  en  tête-à-tête,  à  deux  heures 
du  matin,  une  femme  de  mon  âge  et  un  monsieur  du  vôtre? 

—  Mais,  dit  Lucan,  non  sans  une  certaine  gravité,  je  ne  suis  pas 
un  monsieur,...  je  suis  le  mari  de  votre  mère. 

—  Ah!  sans  doute,  vous  êtes  le  mari  de  ma  mère!  dit-elle  en 
scandant  ces  mots  d'une  voix  vibrante,  qui  fit  craindre  à  Lucan 
quelque  explosion.  —  Mais,  paraissant  dominer  une  violente  émo- 
tion, elle  poursuivit  d'un  ton  presque  enjoué  :  —  Oui,  vous  êtes  le 
mari  de  ma  mère,  et  vous  êtes  même,  suivant  moi,  un  très  mauvais 
mari  pour  ma  mère. 

Suivant  vous,  dit  tranquillement  Lucan.  Et  pourquoi  cela? 

—  Parce  que  vous  ne  lui  convenez  pas  du  tout. 

Avez-voLîS  consulté  votre  mère  à  ce  sujet,  ma  chère  dame?  Il 

me  semble  qu'elle  en  est  meilleur  juge  que  vous. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  la  consulter.  Il  n'y  a  qu'à  vous  voir  tous 
deux.  Ma  mère  est  une  créature  angélique,...  et  vous,  non. 

—  Qu'est-ce  que  je  suis  donc? 

—  Un  romanesque,  un  tourmenté,...  tout  le  contraire  enfin.  Un 
jour  ou  l'autre  vous  la  trahirez. 

—  Jamais,  dit  Lucan  avec  un  peu  de  sévérité. 

—  En  ètes-vous  bien  sûr,  monsieur?  dit  Julia  en  dirigeant  son 
regard  sur  lui  du  fond  de  son  capuchon. 

—  Chère  madame,  répondit  M.  de  Lucan,  vous  me  demandiez 
tout  à  l'heure  de  vouloir  bien  vous  apprendre  ce  qui  est  convenable 
et  ce  qui  ne  l'est  pas  ;  eh  bien  !  il  n'est  pas  convenable  que  nous 
prenions,  vous  votre  mère,  et  moi  ma  femme,  pour  texte  d'une 
plaisanterie  de  ce  genre,  et  par  conséquent  il  est  convenable  de 
nous  taire. 

Elle  se  tut,  resta  immobile  et  ferma  les  yeux.  Après  un  moment, 
Lucan  vit  une  larme  se  détacher  de  ses  longs  cils,  et  glisser  sur  sa 
joue. —  Mon  Dieu,  mon  enfant,  dit- il,  je  vous  ai  blessée,...  je  vous 
fais  sincèrement  mes  excuses. 

—  Gardez  vos  excuses!  dit -elle  d'une  voix  sourde  en  ouvrant 
brusquement  ses  grands  yeux.  Je  ne  veux  pas  plus  de  vos  excuses 
que  de  vos  leçons!..  Yos  leçons!  comment  en  ai- je  mérité  l'humi- 
liation?.. Je  ne  comprends  pas.  Quoi  de  plus  inuocent  que  mes  pa- 
roles, et  que  voulez-vous  donc  que  je  vous  dise?  Est-ce  ma  faute  si 
je  suis  là  seule  avec  vous,...  si  je  suis  obligée  de  vous  parler,...  si 
je  ne  sais  que  vous  dire?  Gomment  m'expose-t-on  à  cela?  Pourquoi 


JULIA    DE    TRÉCOEUR.  35 

m'en  demander  plus  que  je  n'en  puis  faire?  On  présume  trop  de 
mes  forces!  C'est  assez,...  c'est  mille  fois  trop  déjà  de  la  comédie 
que  je  joue  chaque  jour...  Dieu  sait  si  j'en  suis  lasse  ! 

Lucan  eut  peine  à  surmonter  l'étonnement  douloureux  qui  l'avait 
saisi. 

—  Julia,  dit-il  enfin,  vous  avez  bien  voulu  me  dire  que  nous 
étions  amis;  je  le  croyais...  Ce  n'est  donc  pas  vrai? 

—  Non. 

Après  avoir  lancé  ce  mot  avec  une  sombre  énergie,  elle  s'enve- 
loppa la  tête  et  le  visage  dans  ses  voiles,  et  demeura  pendant  le 
reste  du  chemin  plongée  dans  uji  silence  que  M.  de  Lucan  ne  trou- 
bla pas. 

VI. 

Après  quelques  heures  d'un  sommeil  pénible,  M.  de  Lucan  se 
leva  le  lendemain  le  front  chargé  de  soucis.  La  reprise  d'hostilités 
qui  lui  avait  été  si  clairement  signifiée  présageait  sûrement  pour 
son  repos  de  nouveaux  troubles,  pour  le  bonheur  de  Clotilde  de 
nouveaux  déchiremens.  Il  allait  donc  rentrer  dans  ces  odieuses  agi- 
tations qui  avaient  si  longtemps  désolé  sa  vie,  et  cette  fois  sans 
aucune  espérance  d'en  sortir.  Comment  en  effet  ne  pas  désespérer 
à  jamais  de  ce  caractère  indomptable  que  l'âge  et  la  raison,  que 
tant  d'égards  et  de  tendresse  avaient  laissé  impassible  dans  ses 
préventions  et  ses  haines?  Comment  comprendre  et  surtout  com- 
ment vaincre  jamais  le  sentiment  chimérique  ou  plutôt  la  manie 
qui  avait  pris  possession  de  cette  âme  concentrée,  et  qui  s'y  per- 
pétuait sourdement,  toujours  près  d'éclater  en  violences  furieuses? 

Clotilde  et  Julia  n'avaient  pas  encore  paru.  Lucan  alla  faire  un 
tour  dans  le  jardin  pour  respirer  encore  une  fois  la  paix  de  sa  chère 
solitude,  en  attendant  les  orages  prévus.  A  l'extrémité  d'un  berceau 
de  charmille,  il  aperçut  le  comte  de  Moras,  le  bras  appuyé  sur  le 
piédestal  d'une  vieille  statue  et  les  yeux  fixés  sur  le  sol.  M.  de  Mo- 
ras n'avait  jamais  été  un  rêveur;  mais,  depuis  son  arrivée  au  châ- 
teau, il  avait,  dans  plus  d'une  occasion  déjà,  laissé  voir  à  Lucan  des 
dispositions  mélancoliques  très  étrangères  à  son  naturel.  Lucan  s'en 
inquiétait  cependant;  comme  il  n'aimait  pas  lui-même  qu'on  forçât 
sa  confidence,  il  s'était  abstenu  de  l'interroger. 

Ils  se  prirent  la  main  en  s'abordant.  —  Vous  êtes  revenus  tard 
cette  nuit?  demanda  le  comte. 

—  Vers  trois  heures. 

—  Oh\  povet^o!..  A  propos,  merci  de  votre  complaisance  pour 
Julia...  Comment  a-t-elle  été  pour  vous? 

—  Mais...  bien,  dit  Lucan.  Un  peu  singulière,  comme  toujours. 

—  Oh!  singulière...  va  de  soi  ! 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  sourit  assez  tristement,  prit  le  bras  de  Lucan,  et,  l'entraînant 
dans  les  dédales  de  charmille  :  —  Voyons,  mon  cher,  lui  dit-il 
d'une  voix  contenue,  entre  nous  deux,  qu'est-ce  que  c'est  que 
Julia? 

—  Comment,  mon  ami? 

—  Oui,  quelle  femme  est-ce  que  ma  femme?  Si  vous  le  savez,  je 
vous  en  prie,  dites-le-moi. 

—  Pardon;...  mais  c'est  à  vous  que  je  le  demanderai. 

—  A  moi?  dit  le  comte;  mais  je  l'ignore  absolument.  C'est  une 
énigme  dont  le  mot  m'échappe.  Elle  me  charme  et  m'épouvante... 
Elle  est  singulière,  disiez- vous?  Elle  est  plus  que  cela,...  elle  est 
fantastique.  Elle  n'est  pas  de  ce  monde.  Je  ne  sais  qui  j'ai  épousé... 
Vous  vous  rappelez  cette  belle  et  froide  créature  des  contes  arabes 
qui  se  relevait  la  nuit  pour  aller  faire  des  orgies  dans  les  cimetières. . . 
C'est  absurde,  mais  elle  m'y  fait  songer  ! 

L'œil  troublé  du  comte,  le  rire  contraint  dont  il  accompagnait 
ses  paroles,  émurent  vivement  Lucan.  —  Ainsi,  lui  dit-il,  vous  êtes 
malheureux  ? 

—  On  ne  peut  davantage,  répondit  le  comte  en  lui  serrant  la 
main  avec  force.  Je  l'adore,  et  je  suis  jaloux,....  sans  savoir  de  qui 
ni  de  quoi.  Elle  ne  m'aime  pas,...  et  cependant  elle  aime,...  elle 
doit  aimer!  Comment  en  douter?  Vous  la  voyez,  c'est  l'image 
même  de  la  passion  ;  le  feu  de  la  passion  déborde  dans  ses  paroles, 
dans  ses  regards,  dans  le  sang  de  ses  veines!..  Et  près  de  moi, 
c'est  la  statue  glacée  d'un  tombeau  ! 

—  Franchement,  mon  cher,  dit  Lucan,  vous  me  semblez  exagé- 
rer beaucoup  vos  désastres.  En  réalité,  ils  me  paraissent  se  réduire 
à  très  peu  de  chose.  D'abord,  vous  êtes  sérieusement  amoureux 
pour  la  première  fois  de  votre  vie,  je  crois  ;  vous  aviez  beaucoup 
entendu  parler  de  l'amour,  de  la  passion,  et  peut-être  en  atten- 
diez-vous  des  merveilles  excessives.  En  second  lieu,  je  vous  ferai 
observer  que  les  très  jeunes  femmes  sont  rarement  très  passion- 
nées. L'espèce  de  froideur  dont  vous  semblez  vous  plaindre  est 
donc  très  explicable  sans  l'intervention  du  surnaturel.  Les  jeunes 
femmes,  je  vous  le  répète,  sont  en  général  idéahstes  ;  leurs  amours 
n'ont  pas  de  corps...  Vous  demandez  de  qui  ou  de  quoi  vous  devez 
être  jaloux?  Soyez-le  donc  de  tout  ce  romanesque  vague  qui  tour- 
mente les  jeunes  imaginations,  du  vent,  de  la  tempête,  des  plaines 
désertes,  des  falaises  sauvages,  de  mon  vieux  manoir,  de  mes  bois  et 
de  mes  ruines,  car  Julia  adore  tout  cela!  Soyez -le  surtout  de  ce  culte 
ardent  qu'elle  conserve  à  la  mémoire  de  son  père,  et  qui  absorbe 
encore,  —  j'en  ai  la  preuve  récente,  —  le  plus  vif  de  sa  passion. 

—  Vous  me  faites  du  bien,  reprit  Pierre  de  Moras  en  respirant 
avec  allégement,  et  cependant  je  m'étais  dit  tout  cela,..  Mais,  si  elle 


JULIA   DE   TRÉCOEUR.  37 

n'aime  pas,...  elle  aimera,...  elle  aimera  un  jour,...  et  si  ce  n'était 
pas  moi!  Si  elle  donnait  à  un  autre  tout  ce  qu'elle  me  refuse!.. 
Mon  ami,  ajouta  le  comte,  dont  les  beaux  traits  pâlirent,  — je  la 
tuerais  de  ma  main  ! 

—  Amoureux  !  dit  Lucan,  et  moi,  je  ne  suis  plus  rien  alors  ? 

—  Vous,  mon  ami?  dit  Moras  avec  émotion,,.,  vous  voyez  ma 
confiance!  Je  vous  livre  des  faiblesses  honteuses...  Ah!  pourquoi 
ai-je  jamais  connu  un  autre  sentiment  que  celui  de  l'amitié!  Elle 
seule  rend  tout  ce  qu'on  lui  donne,  elle  fortifie  au  lieu  d'énerver; 
c'est  la  seule  passion  digne  d'un  homme...  Ne  m'abandonnez  ja- 
rrtais,  mon  ami;  vous  me  consolerez  de  tout. 

La  cloche  qui  annonçait  l'heure  du  déjeuner  les  rappela  au  châ- 
teau. Julia  se  disait  fatiguée  et  souffrante.  A  l'abri  de  ce  prétexte, 
son  humeur  silencieuse,  ses  réponses  plus  que  sèches  aux  ques- 
tions poîies  de  Lucan,  passèrent  d'abord  sans  éveiller  l'attention 
de  sa  mère  et  de  son  mari  ;  mais  pendant  le  reste  de  la  journée,  et 
parmi  les  divers  incidens  de  la  vie  de  famille,  le  ton  agressif  de  Ju- 
lia et  ses  façons  maussades  à  l'égard  de  Lucan  s'accentuèrent  trop 
fortement  pour  n'être  pas  remarqués.  Toutefois,  comme  Lucan  avait 
la  patience  et  le  bon  goût  de  ne  pas  sembler  s'en  apercevoir,  cha- 
cun garda  pour  soi  ses  impressions.  Le  dîner  fut  ce  jour-là  plus 
sérieux  qu'à  l'ordinaire.  La  conversation  tomba  vers  la  fin  du  repas 
sur  un  terrain  brûlant,  et  ce  fut  Julia  qui  l'y  amena,  sans  d'ailleurs 
penser  à  mal.  Elle  épuisait  sa  verve  railleuse  sur  un  bambin  de  huit 
à  dix  ans,  fils  de  la  marquise  de  Boisfresnay,  lequel  l'avait  fort  aga- 
cée la  veille  en  promenant  dans  le  bal  sa  suffisante  petite  personne, 
et  en  se  lançant  agréablement  comme  une  toupie  dans  les  jambes 
des  danseurs  et  dans  les  robes  des  danseuses.  La  marquise  se  pâ- 
mait de  joie  devant  ces  délicieuses  espiègleries.  Clotilde  la  défendit 
doucement  en  alléguant  que  cet  enfant  était  son  fils  unique.  —  Ce 
n'est  pas  une  raison  pour  faire  cadeau  à  la  société  d'un  drôle  de 
plus,  dit  Lucan. 

—  Au  reste,  reprit  Julia,  qui  s'empressa  de  n'être  plus  de  son 
propre  avis  dès  que  son  beau-père  en  était,  il  est  parfaitement 
reconnu  que  les  enfans  gâtés  sont  ceux  qui  tournent  le  mieux. 

—  Il  y  a  bien  au  moins  quelques  exceptions,  dit  froidement 
Lucan. 

—  Je  n'en  connais  pas,  dit  Julia. 

—  Mon  Dieu!  dit  le  comte  de  Moras  sur  un  ton  de  conciliation, 
à  tort  ou  à  raison,  c'est  fort  la  mode  aujourd'hui  de  gâter  les  enfans. 

—  C'est  une  mode  criminelle,  dit  Lucan.  Autrefois  on  les  fouet- 
tait, et  on  en  faisait  des  hommes. 

—  Quand  on  a  ces  dispositions-là,  dit  Julia,  on  ne  mérite  pas 
d'avoir  des  enfans...  et  on  n'en  a  pas  !  ajouta-t-elle  avec  un  regard 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

direct  qui  aggravait   encore  l'intention  désobligeante  et  même 
cruelle  de  ses  paroles. 

M.  de  Lucan  devint  très  pâle.  Les  yeux  de  Clotilde  s'emplirent 
de  larnies.  Julia,  embarrassée  de  son  triomphe,  sortit  de  la  salle. 
Sa  mère,  après  être  restée  quelques  minutes  le  visage  caché  dans 
ses  mains,  se  leva  et  alla  la  rejoindre. 

—  Ah  çà!  mon  cher,  dit  M.  de  Moras  dès  qu'il  se  trouva  seul 
avec  Lucan,  que  s'est-il  donc  passé  entre  vous  la  nuit  dernière?.. 
Vous  m'aviez  jiien  dit  quelque  chose  de  cela  tantôt,...  mais  j'étais  si 
absorbé  dans  mes  préoccupations  égoïstes  que  je  n'y  ai  pas  pris 
garde...  Enfin,  que  s'est-il  passé?  *■ 

—  Rien  de  grave.  Seulement  j'ai  pu  me  convaincre  qu'elle  ne  me 
pardonnait  pas  de  tenir  une  place  qui,  suivant  elle,  n'aurait  jamais 
dû  être  remplie. 

—  Que  me  conseillez-vous,  George?  reprit  M.  de  Moras.  Je  ferai 
ce  que  vous  voudrez. 

—  Mon  ami,  dit  Lucan  en  lui  posant  doucement  les  mains  sur  les 
épaules,  ne  vous  offensez  pas  ;  mais  la  vie  commune  dans  ces  con- 
ditions devient  bien  difficile.  N'attendons  pas  quelque  scène  irré- 
parable. A  Paris,  nous  pourrons  nous  voir  sans  inconvénient.  Je  vous 
conseille  de  l'emmener. 

—  Si  elle  ne  veut  pas? 

—  Je  parlerais  ferme,  dit  Lucan  en  le  regardant  dans  les  yeux; 

—  j'ai  à  travailler  ce  soir,  cela  se  trouve  bien.  A  bientôt,  mon  ami. 
M.  de  Lucan  s'enferma  dans  sa  bibliothèque.  Une  heure  plus 

tard,  Clotilde  vint  l'y  trouver.  Il  put  voir  qu'elle  avait  beaucoup 
pleuré  ;  mais  elle  lui  tendit  son  front  avec  son  plus  doux  sourire. 
Pendant  qu'il  l'embrassait,  elle  murmura  simplement  à  voix  basse  : 

—  Pardon  pour  elle  !  — Et  la  charmante  créature  se  retira  à  la  hâte 
en  dissimulant  son  émotion. 

Le  lendemain,  M.  de  Lucan,  levé  comme  de  coutume  d'assez  grand 
matin,  travaillait  depuis  quelque  temps  près  de  la  fenêtre  de  la  bi- 
bliothèque, qui  s'ouvrait  à  une  faible  hauteur  sur  le  jardin.  Il  ne 
fut  pas  médiocrement  surpris  de  voir  apparaître  le  visage  de  sa 
belle-fille  entre  les  lianes  de  chèvrefeuille  qui  s'enlaçaient  au  feuil- 
lage de  fer  du  balcon  :  —  Monsieur,  dit-elle  de  sa  voix  chantante, 
êtes-vous  bien  occupé  ? 

—  Mon  Dieu,  non!  répondit-il  en  se  levant. 

—  C'est  qu'il  fait  un  temps  divin,  reprit-elle.  Voulez-vous  venir 
vous  promener  avec  moi? 

—  Mon  Dieu,  oui. 

—  Eh  bien!  venez...  Dieu!  ça  sent  bon,  ce  chèvrefeuille!  —  Et 
elle  en  arracha  quelques  fleurs  qu'elle  jeta  par  la  fenêtre  à  Lucan 
avec  un  éclat  de  rire.  Il  les  fixa  dans  sa  boutonnière  en  faisant  le 


JULIA   DE    TRÉCOEUR.  39 

geste  d'un  homme  qui  ne  comprend  rien  à  ce  qui  se  passe,  mais  qui 
d'ailleurs  n'en  est  pas  fâché. 

Il  la  trouva  en  fraîche  toilette  du  matin,  piaffant  sur  le  sable  de 
son  pied  léger  et  impatient.  —  Monsieur  de  Lucan,  lui  dit -elle  gaî- 
ment,  ma  mère  veut  que  je  sois  aimable  pour  vous,  mon  mari  le 
veut,  le  ciel  aussi,  je  suppose;  c'est  pourquoi  je  le  veux  également, 
et  je  vous  assure  que  je  suis  très  aimable  quand  je  m'en  donne  la 
peine,...  vous  verrez  ça! 

—  Est-il  possible  ?  dit  Lucan. 

—  Vous  verrez,  monsieur!.,  répondit-elle  en  lui  faisant  avec 
testes  ses  grâces  une  révérence  théâtrale. 

—  Et  où  al'ons-nous,  madame? 

—  Où  il  vous  plaira,...  dans  les  bois,  à  l'aventure,  si  vous  voulez. 
Les  collines  boisées  étaient  si  rapprochées  du  château  qu'elles 

bordaient  d'une  fi  ange  d'ombre  un  des  cô'és  de  la  cour.  M.  de  Lu- 
can et  Julia  s'engagèrent  dans  le  premier  sentier  qui  se  présenta 
devant  eux;  mais  Julia  ne  tarda  point  à  quitter  les  chemins  frayés 
pour  marcher  au  hasard  d'un  arbre  à  l'autre,  s'égarant  à  plaisir, 
battant  les  fourrés  de  sa  canne,  cueillant  des  fleurs  ou  des  feuil- 
lages, s'arrêtant  en  extase  devant  les  bandes  lumineuses  qui  rayaient 
cà  et  là  les  tapis  de  mousse,  franchement  enivrée  de  mouvement, 
de  plein  air,  de  soleil  et  de  jeunesse.  Elle  jetait  à  son  compagnon 
tout  en  marchant  des  mots  de  gracieuse  camaraderie,  des  interpel- 
lations foUes,  des  moqueries  d'enfant,  et  faisait  retentir  les  bois  de 
la  mélodie  de  son  rire. 

Dans  son  admiration  pour  la  flore  sauvage,  elle  avait  peu  à  peu 
récolté  un  véritable  fagot  dont  M.  de  Lucan  acceptait  la  charge  avec 
résignation  :  s'apercevant  qu'il  succombait  sous  le  poids,  elle  s'assit 
sur  les  racines  d'un  vieux  chêne  pour  faire,  dit-elle,  un  triage  dans 
tout  ce  pêle-mêle.  Elle  prit  alors  sur  ses  genoux  le  paquet  d'herbes 
et  de  fleurs,  et  se  mit  à  rejeter  tout  ce  qui  lui  parut  d'une  qua- 
lité inférieure.  Elle  passait  à  Lucan,  assis  à  quelques  pas  d'elle,  ce 
qu'elle  croyait  devoir  réserver  pour  le  bouquet  définitif,  motivant 
gravement  ses  arrêts  à  chacune  des  plantes  qu'elle  examinait  ; 
—  Toi,  ma  chère,  trop  maigre!.,  toi,  gentille,  mais  trop  courte!.. 
toi,  tu  sens  mauvais!.,  toi,  tu  as  l'air  bête!..  —  Puis  venant  brus- 
quement à  un  autre  ordre  d'idées  qui  ne  laissa  pas  d'inquiéter 
d'abord  M.  de  Lucan  :  —  C'est  vous,  n'est-ce  pas,  lui  dit-elle,  qui 
avez  conseillé  à  Pierre  de  me  parler  avec  fermeté  ?     "^ 

—  Moi  !  dit  Lucan  ;  quelle  idée  ! 

—  Ça  doit  être  vous.  —  Toi,  poursuivit-elle  en  continuant  de 
s'adresser  à  ses  fleurs,  tu  as  l'air  malade,  bonsoir!..  —  Oui,  ça  doit 
être  vous...  On  vous  croirait  doux,  à  vous  voir,,,  et  vous  êtes  très 
dur,  très  tyrannique... 


àO  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

—  Féroce,  dit  Lucan. 

—  Au  reste,  je  ne  vous  en  veux  pas.  Vous  avez  eu  raison.  Ce 
pauvre  Pierre  est  trop  faible  avec  moi.  J'aime  qu'un  homme  soit  un 
homme...  11  est  pourtant  très  brave,  n'est-ce  pas? 

—  Infiniment,  dit  Lucan.  Il  est  capable  de  la  plus  extrême 
énergie. 

—  Il  en  a  l'air,  et  cependant  avec  moi...  c'est  un  ange. 

—  C'est  qu'il  vous  aime. 

—  Très  probable!..  Il  y  a  de  ces  fleurs  qui  sont  curieuses...  On 
dirait  une  petite  dame,  celle-ci  ! 

—  J'espère  bien  que  vous  l'aimez  aussi,  mon  brave  Pierre?      ^ 

—  Très  probable  encore.  —  Après  une  pause,  elle  secoua  la  tête  : 
—  Et  pourquoi  l'aimerais-je? 

—  Belle  question  !  dit  Lucan  ;  mais  parce  qu'il  est  parfaitement 
digne  d'être  aimé,  parce  qu'il  a  tous  les  mérites,  l'intelligence,  le 
cœur  et  même  la  beauté,...  enfin  parce  que  vous  l'avez  épousé. 

—  M.  de  Lucan,  voulez-vous  que  je  vous  fasse  une  confidence? 

—  Je  vous  en  prie. 

—  Ce  voyage  d'Italie  a  été  très  mauvais  pour  moi. 

—  Comment  cela? 

—  Avant  mon  mariage,  figurez-vous  que  je  ne  me  croyais  pas 
laide  précisément,  mais  je  me  croyais  ordinaire. 

—  Oui,...  eh  bien? 

—  Eh  bien!  en  me  promenant  en  Italie,  à  travers  tous  ces  souve- 
nirs et  tous  ces  marbres  si  admirés,  je  faisais  d'étranges  réflexions... 
Je  me  disais  qu'après  tout  ces  princesses  et  ces  déesses  du  monde 
antique  qui  rendaient  fous  les  bergers  et  les  rois,  pour  lesquelles 
éclataient  les  guerres  et  les  sacrilèges,  étaient  à  peu  près  des  per- 
sonnes dans  mon  genre.  Alors  m'est  venue  l'idée  fatale  de  ma  beauté. 
J'ai  compris  que  je  disposais  d'une  puissance  exceptionnelle,  que 
j'étais  une  chose  sacrée  qui  ne  devait  pas  se  donner  à  un  prix  vul- 
gaire, qui  ne  pouvait  être  que  la  récompense,...  que  sais-je?  d'une 
grande  action...  ou  d'un  grand  crime! 

Lucan  resta  un  moment  interdit  par  l'audacieuse  naïveté  de  ce 
langage.  Il  prit  le  parti  d'en  rire:  — Mais,  ma  chère  Julia,  dit-il, 
faites  attention  :  vous  vous  trompez  de  siècls...  Nous  ne  sommes 
plus  au  temps  où  l'on  se  mettait  en  guerre  pour  les  beaux  yeux  des 
dames...  Au  reste,  parlez-en  à  Pierre  :  il  a  tout  ce  qu'il  faut  pour 
vous  fournir  la  grande  action  demandée  ;  quant  au  crime,  je  crois 
que  vous  devez  y  renoncer. 

—  Croyez-vous?  dit  Julia.  C'est  dommage,  ajouta-t-elle  en  écla- 
tant de  rire.  —  Enfin  vous  voyez,  je  vous  dis  toutes  les  folies  qui 
me  passent  par  la  tête...  C'est  aimable,  ça,  j'espère? 

—  C'est  extrêmement  aimable,  dit  Lucan.  Continuez. 


JLLIA    DE    TRÉCOEUR.  hi 

—  Avec  ce  précieux  encouragement,  monsieur!.,  dit-elle  en  se 
levant  et  en  achevant  sa  phrase  par  une  révérence  ;  —  mais  pour 
le  moment  allons  déjeuner.  Je  vous  recommande  mon  bouquet. 
Tenez  les  têtes  en  bas...  Marchez  devant,  monsieur,  et  par  le  plus 
court,  je  vous  prie,  car  j'ai  un  appétit  qui  m'arrache  des  larmes. 

Lucan  prit  le  sentier  qui  menait  le  plus  directement  au  château. 
Elle  le  suivit  d'un  pas  agile,  tantôt  fredonnant  une  cavatine,  tantôt 
lui  adressant  de  nouvelles  instructions  sur  la  manière  de  tenir  son 
bouquet,  ou  le  touchant  légèrement  du  bout  de  sa  canne  pour  lui 
faire  admirer  quelque  oiseau  perché  sur  une  branche. 

Cîotilde  et  M.  de  Moras  les  attendaient,  assis  sur  un  banc  devant 
la  porte  du  château.  L'inquiétude  peinte  sur  leur  visage  se  dissipa 
au  bruit  de  la  voix  rieuse  de  JulJa.  Dès  qu'elle  les  aperçut,  la  jeune 
femme  enleva  le  bouquet  à  Lucan,  accourut  vers  Cîotilde,  et,  lui 
jetant  dans  les  bras  sa  moisson  de  fleurs  :  — -Ma  mère,  dit-elle,  nous 
avons  fait  une  délicieuse  promenade...  Je  me  suis  beaucoup  amu- 
sée, M.  de  Lucan  aussi,...  et  de  plus  il  a  beaucoup  profité  dans  ma 
conversation...  Je  lui  ai  ouvert  des  horizons!..  (Elle  décrivit  avec  la 
main  une  grande  courbe  dans  le  vide,  pour  indiquer  l'immensité 
des  horizons  qu'elle  avait  ouverts  à  M.  de  Lucan.)  Puis,  entraînant 
sa  mère  vers  la  salle  à  manger  et  aspirant  l'air  avec  force  :  —  Oh! 
cette  cuisine  de  ma  mère!  dit-elle.  Quel  arôme! 

Cette  belle  humeur,  qui  mit  le  château  en  fête,  ne  se  démentit 
pas  de  toute  la  journée,  et,  chose  inespérée,  elle  persista  le  lende- 
main et  les  jours  suivans  sans  altération  sensible.  Si  Julia  nourris- 
sait encore  quelques  restes  de  ses  farouches  ennuis,  elle  avait  du 
moins  la  bonté  de  les  réserver  pour  elle  et  d'en  souffrir  seule.  Plus 
d'une  fois  encore  on  la  vit  revenir  de  ses  excursions  solitaires,  le 
front  soucieux  et  l'œil  sombre;  mais  elle  secouait  ces  dispositions 
équivoques  dès  qu'elle  se  retrouvait  en  famille,  et  n'avait  plus  que 
des  grâces.  Elle  en  avait  surtout  pour  M.  de  Lucan,  envers  qui  elle 
sentait  apparemment  qu'elle  avait  beaucoup  à  réparer.  Elle  absor- 
bait même  son  temps  sans  beaucoup  de  discrétion,  et  le  mettait  un 
peu  trop  souvent  en  réquisition  pour  des  promenades,  des  dessins 
de  tapisserie,  de  la  musique  à  quatre  mains,  quelquefois  pour  rien, 
simplement  pour  le  déranger,  se  plantant  devant  ses  fenêtres,  et  lui 
posant  à  travers  ses  lectures  des  séries  de  questions  burlesques. 
Tout  cela  était  charmant  :  M.  de  Lucan  s'y  prêtait  avec  complai- 
sance, et  n'avait  pas  d'ailleurs  grand  mérite. 

La  baronne  de  Pers  vint  sur  ces  entrefaites  passer  trois  jours 
chez  sa  fille.  Elle  fut  informée  aussitôt  avec  détails  du  changement 
miraculeux  qui  s'était  opéré  dans  le  caractère  de  Julia  et  dans  sa 
manière  d'être  k  l'égard  de  son  beau-père.  Témoin  des  gracieuses 
attentions  qu'elle  prodiguait  à  M.  de  Lucan,  M'"*  de  Pers  eut  des 


h1  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

démonstrations  de  vive  satisfaction,  au  milieu  desquelles  on  re- 
trouvait toutefois  quelques  traces  de  ses  anciennes  préventions 
contre  sa  petite-fille. 

La  veille  du  départ  de  la  baronne,  on  invita  quelques  voisins  à 
dîner  pour  lui  être  agréable,  car  elle  n'avait  qu'un  faible  goût  pour 
l'intimité  de  famille,  et  elle  aimait  passionnément  les  étrangers.  On 
lui  donna  donc,  faute  de  temps  pour  mieux  faire,  le  curé  de  Vast- 
ville,  le  percppteur,  le  médecin  et  le  receveur  de  l'enregistrement, 
hôtes  assez  habituels  du  château  et  grands  admirateurs  de  Julia. 
C'était  peu  de  chose  sans  doute,  c'était  assez  cependant  pour  four- 
nir à  la  baronne  l'occasion  suffisante  de  mettre  une  robe  habillée. 

Julia  pendant  le  dîner  parut  s'appliquer  à  faire  la  conquête  du 
curé,  vieillard  candide,  qui  subissait  la  fascination  de  sa  voisine 
avec  une  sorte  de  stupeur  joyeuse.  Elle  le  faisait  manger,  elle  le 
faisait  boire,  elle  le  faisait  rire.  —  Quel  serpent,  n'est-ce  pas,  mon- 
sieur le  curé?  dit  la  baronne. 

—  Elle  est  bien  aimable,  dit  le  curé. 

—  A  faire  frémir,  reprit  la  baronne. 

Le  soir,  après  quelques  tours  de  valse,  Julia,  accompagnée  par 
son  mari,  chanta  de  sa  belle  voix  grave  des  mélodies  inédites,  des 
chansons  nationales  qu'elle  avait  rapportées  d'Italie.  Un  de  ces  airs 
lui  rappelant  une  espèce  de  tarentelle  qu'elle  avait  vu  danser  par 
des  femmes  de  Procida,  elle  pria  son  mari  de  la  jouer.  Elle  contait 
en  même  temps  avec  feu  comment  se  dansait  cette  tarentelle,  en 
donnant  une  rapide  indication  des  pas,  des  gestes  et  des  attitudes; 
puis,  tout  à  coup  entraînée  par  l'ardeur  de  son  récit  :  —  Attendez, 
Pierre,  dit-elle,  je  vais  la  danser...  Ce  sera  plus  simple.  —  Elle  re- 
leva sa  traîne,  qui  la  gênait,  et  pria  sa  mère  de  la  fixer  avec  des 
épingles.  Pendant  ce  temps,  elle  s'occupait  elle-même  activement  : 
il  y  avait  sur  la  cheminée  et  sur  les  consoles  des  vases  remplis  de 
fleurs  et  de  verdure;  elle  y  puisait  de  ses  mains  alertes,  et,  posée 
devant  une  glace,  elle  piqiiait  et  entrelaçait  pêle-mêle  dans  ses 
cheveux  magnifiques  des  fleurs,  des  herbes,  des  grappes,  des  épis, 
tout  ce  qui  venait  sous  ses  doigts.  La  tête  chargée  de  cette  cou- 
ronne épaisse  et  frissonnante,  elle  vint  se  placer  au  milieu  du  salon. 
—  Allez,  mon  ami!  dit-elle  à  M.  de  Moras.  —  Il  joua  la  tarentelle, 
qui  débutait  par  une  sorte  de  pas  de  ballet  lent  et  solennel  que  Ju- 
lia mima  avec  ses  airs  souverains,  déployant  et  reployant  comme 
des  guirlandes  ses  bras  d'aimée;  puis,  le  rhythme  s'animanî  de  plus 
en  plus,,  elle  frappa  le  parquet  de  ses  pas  rapides  et  redoublés  avec 
la  souplesse  sauvage  et  le  sourire  épanoui  d'une  jeune  bacchante  ; 
brusquement  elle  termina  par  une  glissade  prolongée  qui  l'amena 
toute  palpitante  devant  M.  de  Lucan,  assis  en  face  d'elle.  Là,  elle 
fléchit  un  genou,  porta  d'un  geste  soudain  ses  deux  mains  à  ses 


JULIA   DE   TRÉCOEUR.  l\Z 

cheveux,  et,  secouant  en  même  temps  sa  têle  penchée,  elle  fit  tom- 
ber sa  couronne  en  pluie  de  fle-urs  aux  pieds  de  Lucan,  en  disant 
de  sa  plus  douce  voix,  sur  le  ton  d'un  gracieux  hommage  :  Mon- 
sieur!., après  quoi  elle  se  redressa,  toujours  glissante,  se  jeta  dans 
un  fauteuil,  prit  gravement  le  tricorne  du  curé,  et  s'en  éventa  le 
visage. 

Au  milieu  des  applaudissemens  et  des  rires  qui  remplissaient  le 
salon,  la  baronne  de  Pers  se  rapprocha  doucement  de  Lucan  sur  le 
canapé  qu'ils  occupaient  en  commun ,  et  lui  dit  tout  bas  :  —  Ah 
çà!  mon  cher  monsieur,  qu'est-ce  que  c'est  donc  que  ce  nouveau 
système-là?  Savez-vous  que  j'aimais  encore  mieux  sa  première  ma- 
nière?.. 

—  Gomment,  chère  madame?  Pourquoi  donc?  dit  simplement 
Lucan. 

Mais  avant  que  la  baronne  eût  pu  s'expliquer,  en  supposant  qu'elle 
en  eût  l'intention,  Julia  fut  prise  d'une  nouvelle  fantaisie.  —  Déci- 
dément j'étouffe,  dit-elle.  Monsieur  de  Lucan,  offrez-moi  votre  bras. 
—  Elle  sortit,  et  Lucan  l'accompagna.  Elle  s'arrêta  dans  le  vestibule 
pour  se  couvrir  la  tête  de  son  grand  voile  blanc,  parut  hésiter  un 
moment  entre  la  porte  du  jardin  et  celle  de  la  cour,  puis  se  déci- 
dant :  —  Dans  l'Allée  aux  Dames,  dit-elle;  c'est  là  qu'il  fait  le  plus 
frais. 

L'Allée  aux  Dames,  qui  était  le  lieu  de  promenade  favori  de  Ju- 
lia, s'ouvrait  en  face  de  l'avenue,  à  l'autre  extrémité  de  la  cour. 
C'était  un  sentier  en  pente  douce  pratiqué  entre  l'escarpement  ro- 
cheux des  coteaux  boisés  et  le  bord  d'un  ravin  qui  paraissait  avoir 
été  un  des  fossés  de  l'ancien  château.  Un  ruisseau  coulait  au  fond 
de  ce  ravin  avec  un  bruit  mélancolique;  il  allait  se  perdre  à  quelque 
distance,  dans  un  petit  étang  ombragé  de  saules,  et  gardé  par  deux 
vieilles  nymphes  de  marbre,  auxquelles  l'Allée  aux  Dames  devait 
son  nom,  consacré  par  la  tradition  du  pays.  A  mi-chemin  entre  la 
cour  et  l'étang,  des  fragmens  de  murs  et  des  cintres  brisés,  débris 
de  quelque  fortification  extérieure,  s'étagcaient  sur  le  revers  du  co- 
teau ;  pendant  quelques  pas,  ces  ruines  bordaient  le  sentier  de  leurs 
épais  contre-forts,  et  y  projetaient,  avec  des  festons  de  lierre  et 
de  ronces,  une  masse  d'ombre  que  la  nuit  changeait  en  ténèbres 
opaques.  On  eût  dit  alors  que  le  passage  était  coupé  par  un  abîme. 
Le  caractère  sombre  de  ce  site  n'était  pas  d'ailleurs  sans  quelques 
adoucissemens  :  un  sable  fin  et  sec  jonchait  le  sentier;  des  bancs 
rustiques  étaient  adossés  çà  et  là  contre  l'escarpement;  enfin  les 
talus  gazonnés  qui  descendaient  dans  le  ravin  étaient  semés  de  ja- 
cinthes, de  violettes  et  de  rosiers  nains  dont  le  parfum  s'élevait  et 
se  conservait  dans  cette  allée  couverte  comme  l'odeur  de  l'encens 
dans  une  église. 


h^  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

On  était  alors  à  la  fin  de  juillet,  et  la  chaleur  avait  été  accablante 
dans  la  journée.  En  quittant  l'atmosphère  de  la  cour  encore  embra- 
sée par  les  feux  du  couchant,  Julia  respira  avec  avidité  l'air  frais 
du  ruisseau  et  des  bois.  —  Dieu!  que  c'est  bon!  dit-elle.  —  Mais 
j'ai  peur  que  ce  ne  soit  trop  bon,  dit  Lucan;  permettez-moi...  — 
Et  il  lui  roula  en  double  autour  du  cou  les  bouts  flottans  de  son 
voile.  —  Gomment!  vous  tenez  donc  à  mes  jours?  dit-elle.  —  Mais 
certainement.  —  C'est  magnanime  ! 

Elle  fit  quelques  pas  en  silence,  s' appuyant  légèrement  sur  le 
bras  de  son  compagnon,  et  balançant  à  sa  manière  sa  taille  gra- 
cieuse. —  Votre  bon  curé  doit  me  prendre  pour  une  espèce  de 
diable?  reprit- elle. 

—  Il  n'est  pas  le  seul,  dit  Lucan  avec  un  sang-froid  ironique. 
Elle  eut  un  rire  bref  et  contraint;  puis  après  une  nouvelle  pause, 

en  continuant  sa  marche,  le  front  penché  :  —  Vous  devez  pourtant 
me  détester  un  peu  moins  maintenant,  dites? 

—  Un  peu  moins. 

—  Soyez  sérieux,  voulez-vous?  Je  sais  que  je  vous  ai  fait  beau- 
coup souffrir...  Commencez-vous  à  me  pardonner?  —  Sa  voix  avait 
pris  un  accent  de  sensibilité  qui  ne  iui  était  pas  ordinaire,  et  qui 
toucha  M.  de  Lucan. 

—  Je  vous  pardonne  de  grand  cœur,  mon  enfant,  répondit-il. 
Elle  s'arrêta,  et  lui  saisissant  les  deux  mains  :  —  C'est  vrai?  c'est 

fini  de  nous  haïr?.,  dit-elle  d'un  ton  bas  et  comme  timide...  Vous 
m'aimez  un  peu? 

—  Je  vous  remercie,  dit  Lucan  avec  une  gravité  émue;  je  vous 
remercie,  et  je  vous  aime  bien. 

Comme  elle  l'attirait  doucement,  il  l'enlaça  d'une  franche  et 
affectueuse  étreinte,  et  posa  les  lèvres  sur  son  front,  qu'elle  lui  ten- 
dait; mais  au  même  instant  il  sentit  la  taille  souple  de  la  jeune 
femme  se  raidir;  sa  tête  se  renversa,  puis  elle  s'affaissa  tout  en- 
tière, et  glissa  dans  ses  bras  comme  une  tige  fauchée. 

Il  y  avait  un  banc  à  deux  pas,  il  l'y  porta;  mais  après  l'y  avoir 
déposée,  au  lieu  de  lui  porter  secours,  il  demeura  dans  une  attitude 
d'étrange  immobilité  devant  cette  forme  charmante  et  inerte.  Il  y 
eut  un  long  silence  que  troublait  seul  le  bruit  doux  et  triste  du 
ruisseau.  Se  réveillant  enfin  de  sa  stupeur,  M.  de  Lucan  appela  plu- 
sieurs fois  d'une  voix  haute  et  presque  dure:  —  Julia!  Julia!  — 
Comme  elle  restait  sans  mouvement,  il  descendit  dans  le  ravin  à  la 
hâte  et  y  puisa  de  l'eau  dans  sa  main  ;  il  lui  en  baigna  les  tempes. 
Après  un  moment,  il  vit  dans  l'ombre  ses  grands  yeux  s'ouvrir,  et 
il  l'aida  à  soulever  sa  tête.  —  Qu'est-ce  que  c'est?  dit-elle  en  le 
regardant  d'un  air  égaré;  qu'est-ce  qui  est  arrivé,  monsieur? 

—  Mais  vous  vous  êtes  trouvée  mal ,  dit  Lucan  en  riant. 


JULIA   DE    TRÉCOEUR.  A5 

—  Trouvée  mal?  répéta  Julia. 

—  Sans  doute;  c'est  ce  que  je  craignais...  Le  froid  vous  aura  sai- 
sie. Pouvez-vous  marcher?  voyons,  essayez. 

—  Très  bien,  dit-elle  en  lui  prenant  le  bras. 

Comme  tous  ceux  qui  éprouvent  des  défaillances  subites,  Julia  ne 
se  rappelait  que  d'une  manière  très  indistincte  la  circonstance  qui 
avait  provoqué  son  évanouissement. 

Ils  avaient  repris  à  pas  lents  le  chemin  du  château.  —  Trouvée 
mal!  reprit-elle  gaîment;  Dieu  !  que  c'est  ridicule  !  —  Puis  avec  une 
vivacité  subite  :  —  Mais  qu'est-ce  que  j'ai  dit?  Est-ce  que  j'ai  parlé? 

—  Vous  avez  dit  :  J'ai  froid  !  et  puis  vous  êtes  partie. 

—  Comme  cela? 

—  Comme  cela. 

—  Est-ce  que  vous  avez  cru  que  j'étais  morte? 

—  Je  l'ai  espéré  un  instant,  dit  froidement  Lucan. 

—  Quelle  horreur!..  Mais  nous  causions  avant  cela?  Qu'est-ce 
que  nous  disions? 

—  Nous  faisions  un  pacte  de  bonne  amitié. 

—  Eh  bien  !  il  n'y  paraît  guère,...  monsieur  de  Lucan! 

—  Madame? 

—  Vous  avez  l'air  de  m'en  vouloir  de  ce  que  je  me  suis  trouvée 
mal? 

—  Sans  doute...  D'abord  je  n'aime  pas  les  histoires,...  et  puis 
c'est  entièrement  votre  faute;...  vous  êtes  si  imprudente,  si  dérai- 
sonnable ! 

—  Oh!  mon  Dieu!.,  voulez-vous  un  bâton?  —  Et  comme  on 
apercevait  les  lumières  du  château  :  —  A  propos,  n'inquiétez  pas 
ma  mère  de  ce  détail,  n'est-ce  pas? 

—  Je  n'aurai  garde;  soyez  tranquille. 

—  Vous  êtes  parfaitement  maussade,  vous  savez? 

—  C'est  vrai;  mais  j'ai  passé  là  quelques  minutes  tellement  pé- 
nibles... 

—  Je  vous  plains  de  toute  mon  âme,  dit  sèchement  Julia.  —  Elle 
se  débarrassa  de  son  voile  dans  le  vestibule,  et  rentra  dans  le  salon. 

La  baronne  de  Pers,  qui  devait  partir  le  lendemain  de  bonne 
heure,  s'était  déjà  retirée.  Julia  joua  des  sonates  à  quatre  mains 
avec  sa  mère.  M.  de  Lucan  remplaça  le  mort  au  whist  du  curé,  et 
la  soirée  s'acheva  paisiblement. 

VII. 

Le  lendemain  matin,  Clotilde  allait  monter  en  voiture  avec  sa 
mère,  qu'elle  conduisait  à  la  gare;  M.  de  Lucan,  retenu  au  château 
par  un  rendez-vous  d'affaire,  assistait  à  leur  départ.  Il  remarqua 


llQ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'air  absorbé  de  la  baronne;  elle  était  silencieuse  contre  sa  cou- 
tume, elle  jetait  sur  lui  des  regards  embarrassés;  elle  s'approcha 
plusieurs  fois  avec  un  sourire  contraint  et  d'un  air  de  confidence, 
puis  se  borna  à  lui  adresser  des  paroles  banales.  Enfin,  profitant 
d'un  moment  où  Glotilde  donnait  quelques  ordres,  elle  se  pencha 
par  la  portière,  et  serrant  avec  force  la  main  de  Lucan  :  —  Soyez 
honnête  homme,  monsieur!  dit-elle.  —  Il  vit  en  même  temps  ses 
yeux  se  mouiller.  La  voiture  partit  aussitôt. 

L'affaire  dont  s'occupait  alors  M.  de  Lucan,  et  dont  il  s'entretint 
longuement  ce  matin  même  avec  son  avocat  et  son  avoué,  arrivés 
de  Gaen  dans  la  nuit,  était  un  vieux  procès  de  famille  que  le  maire 
de  Vastville,  personnage  ambitieux  et  taquiii,  avait  mis  sa  gloire  à 
ressusciter.  Il  s'agissait  d'une  ancienne  revendication  de  biens  com- 
munaux qui  n'allait  à  rien  moins  qu'à  dépouiller  M.  de  Lucan  d'une 
partie  de  ses  bois,  et  à  déshonorer  son  domaine  patrimonial.  Il 
avait  gagné  ce  procès  en  première  instance;  mais  on  allait  bientôt 
le  juger  en  appel,  et  il  conservait  des  craintes  sur  le  résultat  défi- 
nitif. Il  n'eut  pas  d;  peine  à  colorer  de  ce  prétexte  pendant  quelques 
jours  aux  yeux  des  habitans  du  château  une  sévérité  de  physiono- 
mie, une  brièveté  de  langage,  des  goûts  de  solitude  qui  couvraient 
peut -être  des  soucis  plus  graves.  Ce  prétexte  ne  tarda  pas  à  lui 
manquer.  Un  télégramme  lui  apprit  dès  le  commencement  de  la  se- 
maine suivante  que  son  procès  était  définitivement  gagné,  et  il  dut 
manifester  à  cette  occasion  une  allégresse  qui  était  loin  de  son  cœur. 

Il  reprit  dès  ce  moment  le  train  de  la  vie  commune  auquel  Julia 
continuait  d'imprimer  tout  le  mouvement  de  son  active  imagina- 
tion. Toutefois  il  ne  se  prêta  plus  avec  la  même  familiarité  affec- 
tueuse aux  caprices  de  sa  belle-fille.  Elle  s'en  aperçut;  mais  elle  ne 
s'en  aperçut  pas  seule.  Lucan  surprit  dans  les  regards  de  M.  de 
Moras  de  l'étonnement,  dans  ceux  de  Glotilde  des  reproches.  Un 
danger  nouveau  lui  apparut.  Il  se  donnait  des  torts  qu'il  était  éga- 
lement impossible,  également  redoutable  d'expliquer  ou  de  laisser 
interpréter. 

Avec  le  temps  d'ailleurs,  la  laeur  effroyable  qui  lui  avait  traversé 
le  cerveau  dans  une  circonstance  récente  s'affaiblissait;  elle  ne  je- 
tait plus  dans  son  esprit  la  même  force  dô  conviction.  Il  concevait 
des  doutes;  il  s'accusait  par  instans  d'une  véritable  aberration;  il 
accusait  la  baronne  de  préventions  cruelles  et  coupables,  il  se  disait 
enfin  qu'en  tout  cas  le  parti  le  plus  sage  était  de  ne  pas  croire  au 
drame,  et  de  ne  pas  le  vivifier  en  y  prenant  sérieusement  un  rôle. 
Malheureusement  le  caractère  de  Julia,  plein  de  surprises  et  d'im- 
prévu, ne  permettait  guère  de  suivre  avec  elle  un  plan  de  conduite 
régulier. 

Par  une  belle  après-midi,  les  hôtes  du  château,  accompagnés  de 


JULIA    DE    TRÉCOEUR.  kl 

quelques  voisins,  avaient  fait  une  excursion  à  cheval  jusqu'à  l'ex- 
trétnité  du  cap  La  Hague.  Au  retour  et  vers  le  milieu  de  la  route, 
Julia,  qui  avait  été  remarquablement  silencieuse  tout  le  jour,  se  dé- 
tacha du  groupe  principal,  et,  jetant  de  côté  à  M.  de  Lucan  un  re- 
gard expressif,  poussa  son  cheval  un  peu  en  avant.  Il  la  rejoignit 
presque  aussitôt.  Elle  lui  lança  de  nouveau  un  coup  d'oeil  oblique, 
et  brusquement,  de  son  accent  le  plus  amer  et  le  plus  haut  :  — 
Est-ce  que  ma  présence  vous  est  dangereuse,  monsieur? 

—  Comment,  dangereuse?  dit-il  en  riant.  Je  ne  vous  comprends 
pas,  ma  chère  dame. 

—  Pourquoi  me  fuyez-vous?  que  vous  ai-je  fait?  Que  signifient 
ces  allures  nouvelles  et  désagréables  que  vous  affectez  avec  moi? 
C'est  une  chose  vraiment  étrange  que  vous  soyez  d'autant  moins 
poli  que  je  le  suis  davantage.  On  me  persécute  pendant  des  années 
pour  que  je  vous  fasse  des  mines  gracieuses,  et  quand  je  m'épuise 
à  vous  en  faire,  vous  boudez  !  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Qu'est- 
ce  qui  vous  passe  par  la  tête?..  Infiniment  curieuse  de  le  savoir. 

—  C'est  bien  simple,  et  je  vais  vous  l'apprendre  en  deux  mots. 
II  me  passe  par  la  tète  qu'après  avoir  été  peu  aimable  avec  moi, 
vous  l'êtes  maintenant  presque  trop...  J'en  suis  sincèrement  tou- 
ché et  charmé;  mais  je  crains  véritablement  quelquefois  de  trop  dé- 
tourner à  mon  profit  des  attentions  auxquelles  je  n'ai  pas  seul  droit. 
Vous  savez  combien  j'aime  votre  mari...  Il  ne  peut  être  question  ici 
de  jalousie,  bien  entendu;  mais  l'affection  d'un  homme  est  fière  et 
ombrageuse.  Sans  descendre  à  des  sentimens  bas  et  d'ailleurs  im- 
possibles, Pierre,  se  voyant  un  peu  négligé,  pourrait  se  froisser, 
s'attrister,  et  nous  en  serions  tous  deux  désespérés,  n'est-ce  pas? 

—  Je  ne  sais  rien  faire  à  demi,  dit-elle  avec  un  geste  d'impa- 
tience. On  ne  change  pas  son  naturel.  C'est  avec  mon  cœur  à  moi, 
et  non  avec  celui  d'un  autre,  que  j'aime  et  que  je  sais...  Et  puis,... 
pourquoi  n'entrerait-il  pns  dans  mes  idées  de  donner  de  la  jalousie 
à  Pierre?..  Ma  vieille  haine  légendaire  pour  vous  a  peut-être  fait 
ce  savant  calcul...  Il  vous  tuerait,  ou  moi,  et  ce  serait  un  dénoû- 
ment  comme  un  autre. 

—  Vous  me  permettrez  bien  d'en  préférer  un  autre,  dit  Lucan, 
essayant  toujours,  mais  sans  grand  succès,  de  donner  un  tour  en- 
joué à  ce  farouche  entretien. 

—  Au  reste,  continua- t-elle,  rassurez-vous,  mon  char  monsieur. 
Pierre  n'est  pas  jaloux...  Il  ne  se  doute  de  rien,  comme  on  dit  dans 
les  vaudevilles  !  —  Elle  eut  un  de  ses  rires  mauvais  et  reprit  aus- 
sitôt d'un  ton  sérieux  :  —  Et  de  quoi  se  douterait-il?  Si  je  suis  ai- 
mable pour  vous,  c'est  par  ordre,...  et  personne  ne  peut  savoir  jus- 
qu'à quel  point  j'y  mets  du  mien. 

—  Je  suis  persuadé  que  vous  ne  le  savez  pas  vous-même. 


llS  RE.VUE    DES    DEUX   MONDES. 

dit-il  en  riant.  Vous  êtes  une  personne  naturellement  agitée;  il 
vous  faut  de  l'orage,  et,  quand  il  n'y  en  a  pas,  vous  l'imitez...  Que 
vous  aimiez  ou  que  vous  n'aimiez  pas  votre  beau-père,  cela  n'a  rien 
au  fond  de  très  dramatique...  Il  n'y  a  lieu  ici  qu'à  des  sentimens 
très  simples  et  très  ordinaires...  Il  faut  bien  les  compliquer  un 
peu,...  n'est-ce  pas,  ma  chère? 

—  Oui,  —  mon  cher!  —  dit-elle  en  accentuant  ironiquement  le 
dernier  mot,  puis  elle  lança  son  cheval  au  galop. 

On  touchait  alors  à  la  lisière  des  bois.  Il  la  vit  bientôt  quitter  la 
route  directe  qui  les  traversait  et  prendre  un  sentier  à  travers  la 
bruyère  comme  pour  se  jeter  en  pleine  futaie.  Au  même  instant, 
Clotilde  accourut  près  de  lui,  et  lui  touchant  l'épaule  du  bout  de  sa 
cravache  :  —  Où  va  donc  Julia?  dit-elle  vivement.  —  Lucan  ré- 
pondit par  un  geste  vague  et  par  un  sourire.  — Je  suis  sûre,  reprit 
Clotilde,  qu'elle  va  boire  à  cette  fontaine  là-bas...  Elle  se  plaignait 
tout  à  l'heure  d'avoir  soif...  Suivez-la,  mon  ami,  je  vous  en  prie, 
et  empêchez-la...  Elle  a  si  chaud...  Cela  peut  être  mortel...  Courez, 
je  vous  en  supplie! 

M.  de  Lucan  rendit  la  main  à  son  cheval,  qui  partit  .comme  le 
vent.  Julia  avait  déjà  disparu  sous  le  couvert  du  bois.  Il  suivit  sa 
trace;  mais  sous  la  futaie  les  racines  et  la  pente  du  terrain  ralen- 
tirent un  peu  sa  marche.  A  quelque  distance,  dans  une  clairière 
étroite,  le  travail  des  siècles  et  les  filtrations  du  sol  avaient  creusé 
une  de  ces  fontaines  mystérieuses  dont  l'eau  limpide,  les  parois 
revêtues  de  mousse  et  l'air  de  profonde  solitude  enchantent  l'ima- 
gination, et  en  ont  fait  jaillir  tant  de  poétiques  légendes.  Quand 
M.  de  Lucan  put  apercevoir  de  nouveau  Julia  à  travers  les  arbres, 
elle  avait  mis  pied  à  terre.  Son  cheval,  admirablement  dress',  de- 
meurait immobile  à  deux  pas,  broutant  le  feuillage,  pendant  que 
sa  maîtresse,  à  genoux  et  penchée  sur  le  bord  de  la  fontaine,  buvait 
dans  ses  mains.  —  Julia,  je  vous  en  prie!  dit  M.  de  Lucan  en  éle- 
vant la  voix. 

Elle  s'était  relevée  par  une  sorte  de  bondissement  léger  :  elle  le 
salua  gaîment.  — Trop  tard,  monsieur!  dit-elle;  mais  je  n'ai  bu  que 
quelques  gouttes,  quelques  petites  gouttes  seulement,  je  vous  jure! 

—  Vous  êtes  vraiment  folle!  dit  Lucan,  qui  était  alors  tout  près 
d'elle. 

—  Le  pensez-vous? — Elle  agitait  ses  mains  blanches  et  superbes, 
qui  lui  avaient  servi  de  coupe  et  qui  semblaient  secouer  des  dia- 
mans.  —  Donnez-moi  votre  m^ouchoir! 

Lucan  lui  donna  son  mouchoir.  Elle  s'essuya  les  mains  grave- 
ment; puis,  en  lui  rendant  le  mouchoir  de  la  main  droite,  elle  se 
dressa  un  peu  sur  ses  pieds  et  lui  présenta  sa  main  gauche  à  la 
hauteur  du  visage  :  — Là!  ne  boudez  plus!  — Lucan  baisa  la 


JULIA   DE    TRÉCOEUR.  h9 

main.  —  L'autre  maintenant,  reprit-elle...  Ne  pâlissez  donc  pas, 
mon  ami! 


M.  de  Lucan  affecta  de  n'avoir  pas  entendu  ces  dernières  paroles, 
et  descendit  brusquement  de  cheval.  —  Il  faut  que  je  vous  aide  à 
remonter,  dit- il  d'une  voix  sèche  et  dure. 

Elle  mettait  ses  gants,  le  front  baissé.  Tout  à  coup,  relevant  la 
tête  et  le  regardant  d'un  œil  fixe  :  —  Quelle  misérable  je  fais, 
n'est-ce  pas?  dit-elle. 

—  Non,  dit  Lucan;  mais  quelle  malheureuse! 

Elle  s'appuya  contre  un  des  arbres  qui  ombrageaient  la  source, 
la  tête  à  demi  renversée  et  une  main  sur  ses  yeux. 

—  Venez!  dit  Lucan.  —  Elle  obéit,  et  il  l'aida  à  se  remettre  à 
cheval.  Ils  sortirent  du  bois  sans  se  parler,  regagnèrent  la  route  et 
eurent  bientôt  rejoint  la  cavalcade. 

A  peine  échappé  aux  angoisses  de  cette  scène,  M.  de  Lucan  n'hé- 
sita point  à  penser  que  l'éloignement  de  Julia  et  de  son  mari  en  de- 
vait être  la  conséquence  nécessaire  et  immédiate  ;  mais,  quand  il 
vint  à  chercher  les  moyens  de  provoquer  leur  brusque  départ,  son 
e?prit  se  perdit  dans  des  difficultés  insolubles.  Par  quel  motif  en 
effet  justifier  aux  yeux  de  Clotilde  et  de  M.  de  Moras  une  détermi- 
nation si  nouvelle,  si  imprévue?  On  était  arrivé  au  milieu  du  mois 
d'août,  et  il  était  convenu  dès  longtemps  que  toute  la  famille  re- 
tournerait à  Paris  le  1"  septembre.  La  proximité  même  du  terme 
fixé  pour  le  départ  général  donnerait  plus  d'invraisemblance  au 
prétexte  invoqué  pour  expliquer  cette  séparation  soudaine.  Il  était 
presque  impossible  qu'elle  n'éveillât  pas  dans  l'esprit  de  Clotilde  et 
dans  celui  du  comte  des  soupçons  irréparables,  des  lumières  mor- 
telles pour  le  bonheur  de  l'un  et  de  l'autre.  Le  remède  était  véri- 
tablement plus  menaçant  que  le  mal  lui-même,  car,  si  le  mal  était 
grand,  il  était  du  moins  inconnu  de  ceux  dont  il  aurait  brisé  le  cœur 
et  la  vie,  et  on  pouvait  encore  espérer  qu'il  continuerait  de  l'être  à 
jamais.  M.  de  Lucan  songea  un  moment  à  s'éloigner  lui-même;  mais 
il  était  encore  plus  impossible  de  motiver  son  départ  que  celui  de 
Julia.  — Toutes  ces  réflexions  faites,  il  résolut  de  s'armer  de  patience 
et  de  courage.  Une  fois  à  Paris,  les  habitations  séparées,  les  relations 
plus  rares,  les  obligations  mondaines ,  l'activité  de  la  vie,  ne  tar- 
deraient pas  à  détendre,  puis  à  dénouer  paisiblement  la  situation 
douloureuse  et  formidable  sur  laquelle  il  lui  était  désormais  inter- 
dit de  s'abuser.  Il  compta  sur  lui-même  et  aussi  sur  la  générosité 
naturelle  de  Julia  pour  gagner  sans  éclat  et  sans  brisement  le  terme 
prochain  qui  devait  mettre  fin  à  l'existence  commune  et  à  sesln- 
cessans  périls.  Il  ne  devait  pas  être  impossible  de  conjurer,  encore 
pendant  une  courte  période  de  quinze  jours  l'explosion  d'un  orage 

TOME  xcviii.  —  1872.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  grondait  depuis  plusieurs  mois  sans  laisser  voir  ses  foudres.  Il 
oubliait  avec  quelle  effrayante  rapidité  les  maladies  de  l'âme  comme 
celles  du  corps,  après  avoir  atteint  lentement  et  graduellement  cer- 
taines crises  fatales,  précipitent  soudain  leurs  progrès  et  leurs  ra- 
vages. 

M.  de  Lucan  se  demanda  s'il  devait  informer  Julia  de  la  conduite 
qu'il  avait  arrêtée  et  des  raisons  qui  la  lui  dictaient;  mais  toute 
ombre  d'explication  entre  eux  lui  parut  souverainement  malséante 
et  dangereuse.  Leur  intelligence  confidentielle  sur  un  tel  sujet  eût 
pris  un  air  de  complicité  que  repoussaient  tous  ses  senti  mens  d'hon- 
neur. Malgré  les  clartés  terribles  qui  s'étaient  faites,  il  restait  ce- 
pendant entre  eux  quelque  chose  d'obscur,  d'indécis,  d'inavoué, 
qu'il  crut  devoir  conserver  à  tout  prix.  Aussi,  loin  de  chercher  les 
occasions  de  quelque  entretien  intime,  il  les  évita  dès  ce  moment 
avec  un  scrupule  absolu.  Julia  d'ailleurs  semblait  pénétrée  de  la 
même  réserve,  préoccupée  au  même  degré  que  lui  de  fuir  le  tête- 
à-tête  ,  tout  en  sauvegardant  les  apparences  ;  mais  à  cet  égard  la 
jeune  femme  ne  disposait  pas  de  la  puissance  de  dissimulation  que 
Lucan  devait  à  sa  fermeté  naturelle  et  acquise.  Il  pouvait,  quant  à 
lui,  sans  effort  visible,  cacher  sous  sa  contenance  habituelle  de 
gravité  les  anxiétés  qui  le  dévoraient.  Julia  n'arrivait  pas  sans  une 
contrainte  presque  convulsive  à  porter  d'un  front  haut  et  riant  le 
fardeau  de  sa  pensée.  Pour  le  seul  témoin  qui  eût  le  secret  de  ses 
combats,  c'était  un  spectacle  poignant  que  celui  de  cette  gracieuse 
et  fiévreuse  animation  dont  la  malheureuse  enfant  soutenait  péni- 
blement l'artifice.  Il  la  voyait  de  loin  quelquefois,  semblable  à  une 
comédienne  épuisée,  s'isoler  sur  quelque  banc  retiré  du  jardin,  et 
haleter.,  la  main  sur  sa  poitrine,  comme  pour  contenir  son  cœur  ré- 
volté. Il  se  sentait  alors,  malgré  tout,  devant  tant  de  beauté  et  de 
misère,  envahi  d'une  pitié  immense. 

N'était-ce  que  de  la  pitié? 

L'attitude,  les  paroles,  les  regards  de  Glotilde  et  du  mari  de  Ju- 
lia étaient  en  même  temps  pour  M.  de  Lucan  l'objet  d'une  observa- 
tion constante  et  inquiète.  Glotilde  évidemment  ne  concevait  pas  la 
moindre  alarme.  La  douce  sérénité  de  ses  traits  demeurait  inaltérée. 
Quelques  bizarreries  de  plus  ou  de  moins  dans  les  allures  de  Julia 
n'étaient  pas  chose  assez  nouvelle  pour  appeler  son  attention  par- 
ticulière. Sa  pensée  d'ailleurs  était  trop  loin  des  monstrueux  abîmes 
ouverts  à  ses  côtés  :  elle  y  eût  mis  le  pied  et  s'y  fût  engloutie  avant 
de  les  avoir  soupçonnés. 

La  physionomie  blonde,  calme  et  belle  du  comte  de  Moras  con- 
servait en  tout  temps,  comme  le  visage  brun  de  Lucan,  une  sorte 
de  fermeté  sculpturale.  Il  était  donc  assez  difficile  d'y  lire  les  im- 
pressions d'une  âme  qui  était  naturellement  forte  et  très  maîtresse 


JULIA   DE    TRECOEUR. 


51 


d'elle-même.  Sur  un  point  cependant  cette  âme  était  devenue  faible. 
M.  de  Lucan  ne  l'ignorait  pas;  il  connaissait  l'amour  ardent  du  comte 
pour  Julia  et  la  susceptibilité  maladive  de  sa  passion.  Il  était  in- 
vraisemblable qu'un  tel  sentiment,  s'il  était  sérieusement  mis  en 
défiance,  ne  se  trahît  pas  par  quelque  signe  extérieur  violent  ou  du 
moins  saisissable.  M.  de  Lucan  ne  remarquait  en  réalité  aucun  de 
ces  symptômes  redoutés.  S'il  surprenait  par  momens  un  pli  fugitif 
du  sourcil,  une  intonation  douteuse,  un  regard  dérobé  ou  distrait, 
il  pouvait  croire  tout  au  plus  à  quelque  retour  de  cette  jalousie 
vague  et  chimérique  dont  il  savait  le  comte  dès  longtemps  tour- 
menté. Il.le  voyait  d'ailleurs  apporter  dans  la  vie  de  famille  la  même 
impassibilité  souriante,  et  il  continuait  d'en  recevoir  les  mêmes  té- 
moignages de  cordialité.  Obsédé  toutefois  par  ses  légitimes  scru- 
pules de  loyauté  et  d'amitié,  il  eut  la  tentation  folle  de  prendre  le 
comte  pour  confident  de  l'épreuve  qui  leur  était  imposée;  mais,  en 
allégeant  son  propre  cœur,  cette  confidence  si  délicate  et  si  cruelle 
n'eût-elle  pas  désespéré  le  cœur  de  son  ami?  Et  de  plus  ce  pré- 
tendu trait  de  loyauté,  livrant  le  secret  d'une  femme,  n'eût-il  pas 
été  doublé  d'une  lâcheté  et  d'une  trahison? 

Il  fallait  donc,  à  travers  tant  d'écueils  et  d'angoisses,  soutenir 
seul  jusqu'au  bout  le  poids  de  cette  épreuve,  plus  compliquée  et 
plus  périlleuse  encore  peut-être  que  M.  de  Lucan  ne  voulait  se 
l'avouer  à  lui-même.  —  Elle  devait  avoir  un  terme  plus  prochain 
qu'il  ne  pouvait  le  pressentir. 

Clotilde  et  son  mari,  accompagnés  de  M.  et  M'"'  de  Moras,  allèrent 
un  jour  visiter  en  voiture  les  déljris  d'une  galerie  couverte  qui  est 
une  des  rares  antiquités  druidiques  du  pays.  Ces  ruines  se  trouvent 
au  fond  d'une  anse  pittoresque  creusée  dans  le  flanc  de  la  muraille 
rocheuse  qui  borde  la  côte  orientale  de  la  presqu'île.  Elles  jonchent 
de  leurs  masses  informes  une  de  ces  croupes  gazonnées  qui  s'avan- 
cent çà  et  là  au  pied  des  falaises  comme  de  monstrueux  conlre-forts. 
On  y  accède,  malgré  la  raideur  de  la  pente,  par  une  route  facile 
qui  descend  en  serpentant  longuement  jusque  sur  le  sable  jaune 
de  la  petite  baie.  Clotilde  et  Juha  firent  un  croquis  du  vieux  temple 
celtique  pendant  que  les  hommes  fumaient;  puis  on  s'amusa  quel- 
que temps  à  voir  la  mer  montante  étaler  sur  le  sable  ses  franges 
d'écume.  On  convint  de  remonter  la  côte  à  pied  pour  soulager  les 
chevaux.  La  voiture,  sur  un  signe  de  Lucan,  se  mit  en  marche; 
Clotilde  prit  le  bras  de  M.  de  Moras,  et  ils  commencèrent  à  gravir 
lentement  la  route  sinueuse.  Lucan  attendait,  pour  les  suivre,  le  bon 
plaisir  de  Julia;  elle  était  restée  à  quelques  pas  en  conversation  ani- 
mée avec  un  vieux  pêcheur  qui  achevait  de  tendre  ses  amorces  dans 
le  creux  des  rochers.  Elle  éleva  un  peu  la  voix  en  se  retournant  vers 
Lucan  :  —  11  dit  qu'il  y  a  un  chemin  beaucoup  plus  court  et  très 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

facile,  là  tout  près,  le  long  de  la  falaise...  J'ai  envie  de  le  prendre 
pour  éviter  cette  ennuyeuse  côte. 

—  N'en  faites  rien,  croyez-moi,  dit  Lucan;  un  chemin  très  f.xile 
pour  les  gens  du  pays  peut  l'être  beaucoup  moins  pour  vous. 

Après  une  nouvelle  conférence  avec  sou  pêcheur  :  —  11  dit,  reprit 
Jalia,  qu'il  n'y  a  vraiment  aucun  danger,  et  que  les  enfans  montent 
et  descendent  par  là  tous  les  jours.  Il  va  me  conduire  jusqu'au  bas 
du  sentier,  je  n'aurai  plus  qu'à  monter  tout  droit...  Dites  à  ma 
mère  que  je  serai  là-haut  avant  vous. 

—  Votre  mère  va  mourir  d'inquiétude. 

—  Dites-lui  qu'il  n'y  a  aucun  danger. 

Lucan,  renonçant  à  lutter  plus  longtemps  contre  une  volonté  qui 
devenait  impatiente,  s'approcha  du  domestique  qui  portait  les 
châles  et  l'album  de  Jalia;  il  le  chargea  de  rassurer  Clotilde  et 
M.  de  Moras,  qui  avaient  déjà  disparu  dans  les  angles  de  la  route; 
puis,  retournant  à  Julia  :  —  Quand  vous  voudrez,  dit-il. 

—  Vous  venez  avec  moi  ? 

—  Naturellement. 

Le  vieux  pêcheur  les  précéda  en  suivant  le  pied  des  falaises.  Au 
sortir  de  la  baie  sablonneuse,  le  rivage  était  encombré  d'ccueils  aux 
crêtes  aiguës,  de  gigantesques  fragmens  de  roche,  qui  rendirent 
leur  marche  très  pénible.  Quoique  la  distance  fût  courte,  ils  étaient 
déjà  brisés  de  fatigue  quand  ils  arrivèrent  à  la  naissance  du  sentier, 
qui  parut  à  Lucan  et  peut-être  à  Julia  elle-même  beaucoup  moins 
sûr  et  commode  que  le  pêcheur  ne  le  prétendait.  Ni  l'un  ni  l'autre 
d'ailleurs  ne  voulut  faire  d'objections.  Après  quelques  recomman- 
dations dernières,  leur  vieux  guide  se  retira,  fort  satisfait  de  la 
générosité  de  Lucan.  Tous  deux  commencèrent  alors  résolument 
l'escalade  de  la  falaise,  qui,  sur  ce  point  de  la  côte,  connue  sous 
le  nom  de  côte  de  Jobourg,  domine  l'Océan  d'une  hauteur  de  trois 
cents  pieds. 

Au  début  de  leur  ascension,  ils  rompirent  le  silence  qu'ils  avaient 
gardé  jusqu'à  ce  moment  pour  échanger  sur  un  ton  de  plaisanterie 
quelques  brèves  observations  sur  les  agrémens  de  ce  sentier  de 
chèvres;  mais  les  difficultés  réelles  et  même  alarmantes  du  chemin 
ne  tardèrent  pas  d'absorber  toute  leur  attention.  La  légère  trace 
frayée  disparaissait  par  instans  sur  la  roche  nue  ou  sous  quelque 
éboulement  de  terrain.  Ils  avaient  peine  à  en  retrouver  le  fil  rompu. 
Leurs  pieds  hésitaient  sur  les  parois  polies  de  la  pierre  ou  sur 
l'herbe  rase  et  comme  savonneuse.  Il  y  avait  des  momens  où  ils  se 
sentaient  sur  une  pente  presque  verticale,  et,  s'ils  voulaient  s'arrê- 
ter pour  reprendre  haleine,  les  grands  espaces  ouverts  sous  leurs 
yeux,  l'étendue  infinie,  l'éblouissement  métallique  de  la  mer,  leur 
causaient  une  impression  de  vertige  et  de  flottement.  Bien  que  le 


JULIA    DE    TRÉCOEUR.  53 

ciel  fût  bas  et  couvert,  une  chaleur  lourde  et  orageuse  pesait  sur 
eux,  et  accélérait  le  mouvement  de  leur  sang.  Lucan  marchait  en 
avant  avec  une  sorte  d'ardeur  fiévreuse,  se  retournant  de  temps  à 
autre  pour  jeter  un  regard  sur  Julia,  qui  le  suivait  de  près,  puis 
levant  la  tête  pour  chercher  quelque  point  de  station,  quelque  plate- 
forme sur  laquelle  on  pût  respirer  un  instant  avec  sécurité.  Au- 
dessus  de  lui  comme  au-dessous,  c'était  la  falaise  à  pic  et  parfois 
surplombante.  Tout  à  coup  Julia  l'appela  d'un  ton  d'angoisse  :  — 
Monsieur  !  monsieur  !  je  vous  prie,...  ma  tète  tourne  ! 

Il  redescendit  vivement  de  quelques  pas,  au  risque  de  se  préci- 
piter, et  lui  saisissant  la  main  avec  force  :  —  Allons  !  allons  !  dit-il 
en  souriant;  qu'est-ce  que  c'est  donc?.,  une  vaillante  personne 
comme  vous! 

—  Il  faudrait  des  ailes  !  dit-elle  faiblement. 

Lucan  se  remit  aussitôt  à  gravir  le  sentier,  soutenant  et  traînant 
à  demi  Julia  presque  évanouie. 

Il  eut  enfin  la  joie  de  poser  le  pied  sur  une  projection  de  terrain, 
d'étroite  esplanade,  adossée  au  rocher.  Il  y  attira  avec  effort  Julia 
toute  palpitante.  La  tête  de  la  jeune  femme  fléchit  et  se  posa  sur  la 
poitrine  de  Lucan.  11  entendait  ses  artères  et  son  cœur  battre  avec 
une  effrayante  violence.  Peu  à  peu  cette  agitation  se  calma.  Elle 
souleva  lentement  sa  tête,  entr'ouvrit  ses  longs  cils,  et  le  regardant 
d'un  œil  enivré  :  —  Je  suis  si  heureuse!.,  murmura-t-elle;  je  vou- 
drais mourir  là  ! 

Lucan  l'écarta  de  lui  brusquement  à  la  longueur  de  son  bras, 
puis,  la  ressaisissant  tout  à  coup  et  l'enlaçant  étroitement  d'un  geste 
terrible,  il  jeta  un  regard  trouble  sur  elle,  un  autre  sur  l'abîme. 
Elle  crut  certainement  qu'ils  allaient  mourir.  Une  légère  pâleur 
passa  sur  ses  lèvres,  qui  sourirent;  sa  tête  se  renversa  à  demi  :  — 
Avec  vous,...  dit-elle,  quelle  joie! 

Au  même  instant,  un  bruit  de  voix  se  fit  entendre  à  peu  de  dis- 
tance au-dessus  d'eux.  Lucan  reconnut  la  voix  de  Glotilde  et  celle 
du  comte.  Son  bras  se  détendit  soudain,  et  se  détacha  de  la  taille 
de  Julia.  Il  lui  montra  sans  parler,  mais  d'un  signe  impérieux,  le 
sentier  qui  tournait  autour  du  rocher. 

—  Sans  vous  alors!  dit-elle  d'un  accent  doux  et  fier.  —  Et  elle 
monta. 

Deux  minutes  après,  ils  étaient  sur  le  plateau  de  la  falaise,  racon- 
tant à  Glotilde  les  périls  de  leur  ascension,  qui  expliquèrent  suffi- 
samment leur  trouble  visible.  Ils  le  crurent  du  moins. 

Dans  la  soirée  de  ce  même  jour,  Julia,  M.  de  Moras  et  Glotilde  se 
promenaient  après  le  dîner  sous  les  charmilles  du  jardin.  M.  de 
Lucan,  après  leur  avoir  tenu  compagnie  quelque  temps,  venait  de 
se  retirer  sous  prétexte  de  quelques  lettres  à  écrire.  Il  ne  demeura 


5Zi  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  peu  d'instans  dans  sa  bibliothèque,  où  les  voix  des  promeneurs 
frappaient  son  oreille  et  agitaient  son  esprit.  Le  désir  de  la  solitude 
absolue,  du  recueillement,  peut-être  aussi  quelque  sentiment  bi- 
zarre et  inavoué,  le  conduisirent  dans  cette  Allée  aux  Dames,  mar- 
quée pour  lui  d'un  ineffaçable  souvenir.  11  y  marcha  longtemps  à 
pas  lents,  dans  l'ombre  profonde  que  la  nuit  tombante  achevait  alors 
d'y  répandre.  11  voulait  consulter  son  âme,  pour  ainsi  dire,  face  à 
face,  sonder  en  homme  sa  pensée  jusqu'au  fond.  Ce  qu'il  y  décou- 
vrit l'épouvanta.  C'était  une  ivresse  folle  que  la  saveur  du  crime 
exaltait.  Devoir,  loyauté,  honneur,  tout  ce  qui  se  dressait  devant  sa 
passion  pour  y  faire  obstacle  en  exaspérait  la  fureur.  La  Vénus 
païenne  lui  mordait  le  cœur,  et  y  faisait  couler  ses  poisons.  L'i- 
mage de  la  fatale  beauté  était  là  sans  trêve,  dans  son  cerveau  brû- 
lant, devant  ses  yeux  troublés;  il  en  respirait  avidement  malgré  lui 
la  langueur,  les  parfums,  le  souffle. 

Le  bruit  d'un  pas  léger  sur  le  sable  suspendit  sa  marche.  Il 
entrevit  à  travers  l'obscurité  une  forme  blanche  qui  venait.  — 
C'était  elle.  —  Par  un  mouvement  à  peine  réfléchi,  il  se  jeta  dans 
l'angle  obscur  d'un  de  ces  piliers  massifs  qui  soutenaient  les  ruines 
sur  le  revers  du  bois.  Un  fouillis  de  verdure  y  redoublait  les  ténè- 
bres. —  Elle  passa,  le  front  penché,  de  sa  démarche  souple  et 
rhythmée.  Elle  alla  jusqu'au  petit  étang  qui  recevait  les  eaux  du 
ruisseau,  rêva  quelques  minutes  sur  le  bord,  et  revint.  Une  seconde 
fois  elle  passa  devant  la  ruine  sans  lever  les  yeux,  et  comme  pro- 
fondément absorbée.  —  Lucan  restait  persuadé  qu'elle  n'avait  pas 
soupçonné  sa  présence,  quand  tout  à  coup  elle  retourna  un  peu  la 
tête  sans  interrompre  sa  marche,  et  elle  jeta  derrière  elle  ce  seul 
mot  :  —  adieu  !  —  d'un  ton  si  doux,  si  musical,  si  douloureux,  qu'on 
eût  dit  une  larme  tombée  sur  un  cristal  sonore. 

Cette  minute  était  suprême.  C'était  une  de  ces  minutes  où  la  vie 
d'un  homme  se  décide  pour  l'éternel  bien  ou  pour  le  mal  éternel. 
M.  de  Lucan  le  sentit.  S'il  cédait  à  l'attrait  de  passion,  de  vertige, 
de  pitié,  qui  le  poussait  avec  une  violence  presque  irrésistible  sur  les 
traces  de  cette  belle  et  malheureuse  femme,  —  qui  allait  le  préci- 
piter à  ses  pieds,  sur  son  cœur,  —  il  comprit  qu'il  était  une  âme  à 
jamais  perdue  et  désespérée.  Ce'crime,  dût-il  rester  ignoré  de  tous, 
le  séparait  à  jamais  de  tout  ce  qu'il  avait  eu  jusque-là  de  respecté, 
de  sacré,  d'inviolable  :  il  n'y  avait  plus  rien  pour  lui  sur  la  terre 
ni  dans  le  ciel;  il  n'y  avait  plus  ni  foi,  ni  probité,  ni  honneur,  ni 
ami,  ni  Dieu  !  Le  monde  moral  tout  entier  s'évanouissait  dans  ce 
seul  instant. 

Il  accepta  l'adieu,  et  n'y  répondit  pas.  La  forme  blanche  s'éloi- 
gna et  s'effaça  bientôt  dans  les  ténèbres. 

La  soirée  de  famille  se  passa  comme  de  coutume.  Julia,  pâle, 


JLLIA   DE    TRÉCœUR.  55 

soucieuse  et  hautaine,  travailla  en  silence  à  sa  tapisserie.  Lucan  re- 
marqua qu'elle  embrassait  sa  mère,  en  la  quittant,  avec  une  effusion 
extraordinaire. 

Il  ne  tarda  point  à  se  retirer  lui-même.  Assailli  des  plus  redou- 
tables appréhensions,  il  ne  se  coucha  pas.  Vers  le  matin  seulement, 
il  se  jeta  sur  son  lit.  Il  était  environ  cinq  heures,  et  l'aube  nais- 
sait à  peine  quand  il  crut  entendre  marcher  avec  précaution  sur  le 
tapis  du  corridor  et  de  l'escalier.  Il  se  releva.  Les  fenêtres  de  sa 
chambre  s'ouvraient  sur  la  cour.  Il  vit  Julia  la  traverser,  habillée 
comme  pour  monter  à  cheval.  Elle  entra  dans  les  écuries,  et  en 
sortit  quelques  instans  après.  Un  domestique  lui  amena  son  cheval 
et  l'aida  à  y  monter.  Cet  homme,  habitué  aux  allures  un  peu  excen- 
triques de  la  jeune  femme,  ne  vit  apparemment  rien  d'alarmant 
dans  ce  caprice  de  promenade  matinale. 

M.  de  Lucan,  après  quelques  minutes  de  réflexions  agitées,  prit 
sa  résolution.  Il  se  dirigea  vers  la  chambre  du  comte  de  Moras.  A  sa 
vive  surprise,  il  le  trouva  levé  et  habillé.  Le  comte,  en  voyant  en- 
trer Lucan,  parut  frappé  d'un  profond  étonnement.  Il  attacha  sur 
lui  un  regard  pénétrant  et  visiblement  troublé.  —  Qu'y  a-t-il  donc? 
dit-il  enfin  d'une  voix  basse  et  émue. 

—  Rien  de  sérieux,  j'espère,  répondit  Lucan.  Cependant  je  suis 
inquiet...  Julia  vient  de  sortir  à  cheval...  Vous  l'avez  sans  doute 
vue  et  entendue  comme  moi,  puisque  vous  êtes  debout? 

—  Oui,  dit  Moras,  qui  avait  continué  de  regarder  Lucan  avec  un 
air  d'indicible  stupeur;  oui,  répéta-t-il,  se  remettant  avec  peine,  et 
je  suis  vraiment  aise,  très  aise  de  vous  voir,  mon  ami.  —  En  pro- 
nonçant ces  simples  paroles,  la  voix  de  Moras  s'embarrassa;  un  voile 
humide  passa  sur  ses  yeiLX.  —  Où  peut-elle  aller  à  cette  heure?  re- 
prit-il avec  sa  fermeté  d'accent  accoutumée. 

—  Je  ne  sais;...  quelque  fantaisie  nouvelle,  je  pense;  mais  enfin 
elle  m'a  piru  plus  étrangeclepuis  quelque  temps,  plus  sombre,  et  je 
suis  inquiet.  Essayons  de  la  suivre,  si  vous  voulez. 

—  Allons,  mon  ami,  dit  le  comte  d'un  ton  froid  après  une  pause 
d'hésitation  bizarre. 

Ils  sortirent  tous  deux  du  château,  emportant  leurs  fusils  de 
chasse  pour  laisser  croire  qu'ils  allaient,  suivant  une  habitude  assez 
fréquente,  tirer  des  oiseaux  de  mer.  Au  moment  de  prendre  une 
direction,  M.  de  Moras  consulta  Lucan  du  regard.  —  Je  ne  vois  de 
danger,  dit  Lucan,  que  du  côté  des  falaises;...  quelques  paroles 
qui  lui  ont  échappé  hier  me  font  craindre  que  le  péril  ne  soit  là; 
mais  avec  son  cheval  elle  est  forcée  de  faire  un  long  détour...  En 
traversant  les  bois,  nous  y  serons  avant  elle. 

Ils  s'engagèrent  sous  la  futaie ,  à  l'ouest  du  château,  et  y  mar- 
chèrent en  silence  d'un  pas  rapide.  Ce  chemin  les  conduisait  direc- 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tement  sur  le  plateau  des  falaises  qu'ils  avaient  visitées  la  veille. 
Les  bois  poussaient  de  ce  côté  une  pointe  irrégulière  dont  les  der- 
niers arbres  touchaient  presque  au  bord  même  de  la  falaise.  Comme 
ils  approchaient,  en  accélérant  le  pas  fébrilement,  de  cette  lisière 
extrême,  Lucan  s'arrêta  tout  à  coup:  — Ecoutez!  dit-il.  —  Le  bruit 
du  galop  d'un  cheval  sur  un  sol  dur  se  faisait  entendre  distincte- 
ment.— Ils  coururent.  Un  talus  d'une  faible  élévation  séparait  le  bois 
du  plateau.  Ils  le  franchirent  à  demi  en  s' aidant  des  branches  pen- 
dantes; masqués  eux-mêmes  par  les  broussailles  et  le  feuillage,  ils 
eurent  alors  sous  les  yeux  un  spectacle  saisissant  :  à  peu  de  distance, 
sur  leur  gauche,  Julia  arrivait  d'une  course  folle;  elle  longeait  la 
ligne  oblique  des  bois,  paraissant  se  diriger  en  droite  ligne  vers  le 
bord  de  la  falaise.  Ils  crurent  d'abord  le  cheval  emporté;  mais  ils 
virent  qu'elle  lui  cravachait  les  flancs  pour  hâter  encore  son  allure. 

Elle  était  alors  à  une  centaine  de  pas  des  deux  hommes,  et  elle 
allait  passer  devant  eux.  Lucan  s'élançait  pour  se  précipiter  de 
l'autre  côté  du  talus,  quand  la  main  de  M.  de  Moras  s'abattit  vio- 
lemment sur  son  bras  et  le  maintint...  Ils  se  regardèrent...  Lucan 
fut  stupéfait  de  la  profonde  altération  qui  avait  subitement  con- 
tracté le  visage  du  comte  et  creusé  ses  yeux:  il  lut  en  même  temps 
dans  son  regard  fixe  une  douleur  immense,  mais  une  résolution 
inexorable.  11  comprit  qu'il  n'y  avait  plus  de  secret  entre  eux.  Il 
obéit  à  ce  regard,  qui  n'avait  d'ailleurs  pour  lui,  il  le  sentit,  qu'une 
expression  de  confiance  et  de  supplication  amicale.  Il  saisit  de  sa 
main  crispée  la  main  de  son  ami,  et  resta  immobile.  Le  cheval  passa 
à  quelques  pas  comme  un  trait,  le  poitrail  blanc  d'écume,  tandis 
que  Julia,  belle,  gracieuse  et  charmante  encore  à  ce  moment  ter- 
rible, bondissait  légèrement  sur  la  selle. 

A  quelques  pieds  de  la  coupure  de  la  falaise,  le  cheval,  sentant 
l'abîme,  se  déroba  brusquement  et  marqua  un  demi-cercle.  Elle  le 
ramena  sur  le  plateau,  reprit  du  champ,  et,  le  poussant  de  la  cra- 
vache et  de  la  voix,  elle  le  lança  de  nouveau  vers  l'effrayant  préci- 
pice. L'animal  refusant  encore  ce  formidable  obstacle,  la  jeune 
femme,  les  cheveux  dénoués,  l'œil  étincelant,  la  narine  ouverte,  le 
retourna  et  le  fit  reculer  peu  à  peu  sur  l'arête  de  la  falaise.  Le  che- 
val, fumant,  cabré,  se  levait  presque  droit  et  se  dessinait  de  toute 
sa  hauteur  sur  le  ciel  gris  du  matin.  —  Lucan  sentit  les  ongles  de 
M.  de  Moras  entrer  dans  sa  chair.  —  Enfin  le  cheval  fut  vaincu  : 
ses  deux  pieds  de  derrière  quittèrent  le  sol  et  rencontrèrent  l'es- 
pace. Il  se  renversa,  ses  jambes  de  devant  battirent  l'air  convulsi- 
vement. —  L'instant  d'après,  la  falaise  était  vide.  Aucun  bruit  ne 
s'était  fait.  Dans  ce  profond  abîme,  la  chute  et  la  mort  avaient  été 
silencieuses. 

Octave  Feuillet. 


RÉCITS 

DE  L'HISTOIRE  ROMAINE 

AU    CINQUIÈME    SIÈCLE 


LA    REVANCHE   DU   BRIGANDAGE   D'ÉPHÈSE. 

rULCHÉRlE     ET     MAUCIEN.     —     CONCILE     DE     C II A  I.C  É  D  0  I  N  E  (1). 

/j50  —  h5{ 


I. 

Rentrée  en  souveraine  dans  la  demeure  de  ses  pères,  Pulchérie 
Augustaen  chassa  d'abord  ce  troupeau  d'eunuques  qui  l'infestaient, 
et  fit  mettre  à  mort  Chrysaphius.  On  dit  qu'elle  le  livra  au  fils  de 
Jean  le  Vandale,  général  barbare,  qu'il  avait  fait  tuer  traîtreuse- 
ment parce  que  son  crédit  près  de  l'empereur  l'offusquait  :  singu- 
lière justice  de  punir  un  ciiminel  public  par  une  vengeance  particu- 
lière! Au  reste,  personne  ne  s'en  plaignit  :  «  Chrysaphius  mourut, 
et  son  avarice  avec  lui,  »  dit  un  chroniqueur  du  temps;  ce  fut  là  sa 
seule  oraison  funèbre.  L'impératrice  Eudocie,  pensant  qu'au  milieu 
de  cette  réaction  contre  le  règne  passé  sa  place  n'était  plus  au  pa- 
lais, demanda  la  permission  à  sa  belle-sœur  de  retourner  à  Jérusa- 
lem, permission  que  celle-ci  lui  accorda  de  grand  cœur.  Athénaïs, 
en  témoignage  de  sa  reconnaissance,  lui  envoya  de  la  sainte  cité  le 
portrait  de  la  vierge  Marie  peint  par  saint  Luc,  relique  à  laquelle 
tout  le  monde  alors  croyait,  et  qui  passait  pour  opérer  des  miracles. 
La  pieuse  Augusta  fit  construire  pour  le  recevoir  une  magnifique 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  déccmLre  1871. 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

église  clans  un  quartier  de  la  vilb  qui  dominait  la  mer,  et  y  fonda 
un  office  du  jour  et  de  la  nuit. 

En  réfléchissant  à  son  isolement  en  face  de  l'empire,  la  vaillante 
fille  eut  peur.  L'empire  d'Orient  n'était  plus  ce  qu'elle  l'avait  connu 
en  liili,  lorsque,  à  peine  âgée  de  seize  ans,  elle  en  avait  tenu  les 
rênes.  A  cette  époque,  le  calme  régnait  à  l'intérieur,  et  l'on  n'avait 
à  redouter  au  dehors  que  les  Perses,  faciles  à  vaincre;  mais  main- 
tenant tout  était  cha,ngé.  Jamais  plus  formidable  tempête  n'avait 
été  suspendue  sur  le  monde  romain.  Attila  agglomérait  dans  la 
vallée  du  Danube  toutes  les  populations  sujettes  des  Huns,  depuis 
la  Caspienne  jusqu'à  l'Océan-Glacial,  et  depuis  les  monts  Oarals 
jusqu'aux  Carpathes.  Or  l'on  se  demandait  où  devait  s'abattre  cette 
avalanche  de  peuples  inconnus,  sur  l'Orient  ou  sur  l'Occident.  Les 
Vandales,  maîtres  de  l'Afrique,  présentaient  un  semblable  danger 
par  mer;  les  peuples  germains  et  slaves  s'agitaient  dans  les  forêts 
de  l'Europe,  les  tribus  sauvages  de  la  Libye  et  de  l'Ethiopie  dans 
les  déserts  voisins  de  l'Egypte  :  c'était  comme  une  conjuration  de  la 
barbarie  universelle  pour  anéantir  l'œuvre  de  Rome  et  la  civilisation. 

Pulchérie  comprit  que  l'énergie  morale  d'une  femme  ne  suffirait 
pas  à  de  telles  conjonctures,  qui  réclamaient  l'action  d'un  homme, 
et  d'un  homme  nourri  dans  la  guerre.  Cet  homme  lui  manquait  dans 
sa  famille,  elle  le  chercha  au  dehors.  Elle  eut  l'idée  de  s'associer 
un  collègue  au  gouvernement,  sinon  un  mari.  Pulchérie  comptait 
alors  cinquante  et  un  ans  révolus,  et  avait  passé  l'âge  d'avoir  des 
enfans  :  de  plus  elle  voulait  observer  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  l'enga- 
gement d'une  continence  perpétuelle  qu'elle  avait  pris  dans  sa  sei- 
zième année  par  un  dévoûment  fraternel  si  mal  récompensé.  Mais 
quel  homme  appellerait-elle  à  l'honneur  de  siéger  à  ses  côtés  sur 
le  trône  des  césars?  En  parcourant  dans  sa  pensée  le  sénat  et  la  cour, 
elle  arrêta  son  choix  sur  un  vieux  soldat  que  son  caractère  et  l'estime 
publique  lui  eussent  au  besoin  recommandé  comme  un  digne  époux 
pour  la  petite-fille  de  Théodose,  et  un  chef  capable  de  soutenir  l'état 
sur  le  penchant  de  sa  ruine.  Elle  le  manda  près  d'elle,  et  lui  expo- 
sant ses  appréhensions  et  son  projet  :  «  C'est  à  vous  que  j'ai  pensé,  lui 
dit-elle,  pour  être  l'appui  de  l'empire  et  le  compagnon  de  mes  rudes 
travaux.  Je  cherche  un  collègue  et  non  un  mari,  car  je  garderai, 
comme  je  m'y  suis  engagée  devant  Dieu,  le  vœu  de  chasteté  formé 
volontairement  dans  ma  jeunesse.  Notre  union  serait  à  ce  prix.  » 
Marcien  promit  tout  ce  qu'elle  voulut.  Pulchérie,  convoquant  alors 
le  sénat,  lui  fit  part  de  sa  résolution  et  de  son  choix.  Les  fiançailles 
eurent  lieu  par  les  soins  du  patriarche  Anatolius,  et  l'époux  d'Au- 
gusta  fut  proclamé  lui-même  Auguste  à  l'Hebdomon,  en  présence 
du  sénat,  de  l'armée  et  du  peuple,  le  2/i  août  A50,  moins  d'un  mois 
après  la  mort  du  second  Théodose. 


LA    REVANCHE    DU    BRIGANDAGE    d'ÉPIIÈSE.  59 

Marcien,  ou  plus  exactement  Marcianus,  était  né  en  Thrace  d'une 
famille  militaire,  suivant  le  mot  des  historiens,  c'est-à-dire  d'une 
famille  qui  suivait  de  père  en  fils  la  profession  des  armes  dans  une 
province  perpétuellement  menacée,  où  la  guerre  faisait  la  vie  de 
chaque  jour;  sa  carrière  était  ainsi  marquée  à  l'avance,  et  son 
goût  l'y  portait,  non  moins  que  la  tradition  des  siens.  A  peine  donc 
avait-il  atteint  l'âge  de  servir,  qu'il  était  allé  se  présenter  à  Philip- 
popolis,  où  stationnait  une  légion.  Les  officiers  de  recrutement,  char- 
més de  sa  bonne  mine,  de  sa  haute  taille,  de  son  air  décidé,  non-seu- 
lement l'admirent  sans  hésitation,  mais  au  lieu  de  l'inscrire  à  la  suite 
sur  le  registre  matricule  du  corps,  comme  le  voulait  la  règle  pour 
tous  les  nouveaux  arrivans,  ils  lui  donnèrent  une  place  d'un  rang 
supérieur,  laissée  vide  par  la  mort  récente  d'un  soh^at.  Alors  com- 
mença la  série  de  pronostics  dans  lesquels  on  se  plut  à  lire  la  for- 
tune du  jeune  Marcien,  quand  l'événement  eut  prononcé.  Le  soldat 
qu'il  remplaça  par  faveur  sur  le  registre  matricule  se  nommait  Au- 
guste, de  sorte  qu'il  fut  désigné  dans  la  légion  sous  l'appellation  de 
Marcien,  dit  Auguste^  rapprochement  fortuit  qui  sans  doute  alors 
ne  frappa  personne,  mais  devint  plus  tard  une  annonce  manifeste 
de  son  avenir.  Les  indices  les  plus  étranges  semblaient  suivre  pas  à 
pas  ce  favori  de  la  destinée  comme  pour  le  signaler  à  son  insu  à  de 
plus  clairvoyans  que  lui.  On  raconte  qu'étant  encore  simple  sol- 
dat, et  voyageant  de  Grèce  en  Asie  pour  rejoindre  l'armée  envoyée 
en  i21  contre  les  Perses,  il  tomba  malade  et  fut  logé  chez  deux 
frères  qui  étaient  devins.  Ceux-ci  ne  tardèrent  pas  à  découvrir  en 
lui  des  signes  de  la  plus  haute  fortune.  «  Quand  vous  serez  empe- 
reur, lui  dirent-ils  un  jour,  quelle  récompense  nous  donnerez-vous? 
—  Je  vous  ferai  patrices,  répondit  en  riant  le  soldat,  comme  pour 
continuer  une  plaisanterie.  —  Partez  donc,  reprirent  sérieusement 
ses  hôtes  :  allez  où  le  sort  vous  appelle,  et  souvenez-vous  de  nous.  » 
L'histoire  ne  dit  pas  ce  qu'il  arriva  des  deux  devins. 

La  plus  célèbre  de  ces  aventures  prophétiques  est  celle  qui  le  mit 
en  rapport  avec  le  roi  des  Vandales,  Genséric,  alors  maître  de  Car- 
thage.  Il  avait  fait  en  qualité  d'assesseur  d'Aspar  la  désastreuse  cam- 
pagne de  Zi31,  où  la  flotte  romaine  fut  détruite,  et,  tombé  au  pou- 
voir du  vainqueur,  il  attendait  avec  une  foule  de  captifs  ce  qu'on 
déciderait  de  sa  vie.  A  l'heure  de  midi,  ces  malheureux  se  trouvaient 
dans  une  plaine  sans  arbres,  et  un  soleil  perpendiculaire  dardait 
sur  leur  tête.  Sous  rinfluen-ce  de  cette  chaleur  accablante  et  de  la 
fatigue  de  la  route,  Marcien  s'étendit  par  terre  et  s'endormit.  On  vit 
alors  se  passer  une  scène  extraordinaire  rapportée  par  les  historiens. 
Un  aigle,  qui  planait  au  haut  du  ciel,  s'abattit  sur  Marcien  assoupi, 
et  le  couvrit  de  ses  ailes  qu'il  agitait  en  volant  comme  pour  lui  pro- 
curer de  la  fraîcheur.  Ce  qu'apercevant  Genséric  de  la  terrasse  de_sa 


60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

maison,  il  fit  venir  le  Romain  et  l'interrogea  sur  sa  condition,  puis  il 
lui  dit  :  «  La  science  de  l'aruspicine  (Genséric,  comme  beaucoup  de 
barbares,  la  pratiquait  et  s'y  croyait  expert)  me  révèle  que  tu  seras 
un  jour  empereur;  je  te  donne  la  liberté,  mais  promets-moi  de  ne 
jamais  faire  la  guerre  à  ma  nation  quand  tu  disposeras  de  la  for- 
tune de  la  tienne.  »  Marcien  pensa  sans  doute  que  le  roi  barbare 
se  moquait,  et  lui  jura  ce  qu'il  voulut;  mais  le  hasard  fit  qu'il  ne 
déclara  point  la  guerre  aux  Vandales.  Ces  contes  au  fond  sont  de 
l'histoire,  et  c'est  à  ce  titre  que  je  leur  donne  place  ici.  Ils  mon- 
trent que  ce  siècle  si  dévot,  où  les  plus  délicates  questions  de  la 
théologie  devenaient  des  causes  populaires,  n'en  était  pas  moins 
superstitieux  à  l'excès;  ils  font  voir  en  outre  que  Marcien,  malgré 
tant  de  sollicitations  surnaturelles,  fut  toujours  trop  honnête  pour 
vouloir  aider  à  son  destin.  Il  n'en  fut  d'ailleurs  que  mieux  accepté 
quand  ce  destin  s'accomplit. 

Marcien  se  montra  digne  de  son  élévation,  et  ne  dépara  point 
cette  pourpre  sous  laquelle  il  fallait  un  soldat.  La  sévérité  de  ses 
habitudes  un  peu  rudes,  son  désintéressement,  son  caractère  franc 
et  ami  de  la  justice,  rappelaient  ces  vieilles  mœurs  romaines  per- 
dues dans  la  corruption  des  villes,  mais  qui  florissaient  encore  sous 
la  tente,  protégées  par  la  discipline  des  camps.  Il  était  peu  lettré, 
mais  on  estimait  son  sens  droit,  et  sa  bravoure  était  proverbiale. 
Toutefois,  l'intrigue  et  le  savoir-faire  n'étant  point  venus  à  son  se- 
cours, l'empereur  prédestiné  n'était  encore  que  tribun  lorsque  Théo- 
dose II,  en  considération  de  ses  services,  le  fit  entrer  au  sénat,  où 
Pulchérie  l'avait  connu.  Il  était  dans  sa  cinquante-huitième  année, 
veuf  d'un  premier  mariage,  d'où  provenait  une  fille  qu'il  maria  au 
petit-fils  du  patrice  Anthémius,  lequel  devint  empereur  d'Occident 
après  les  bouleversemens  qui  firent  disparaître  de  cette  autre  moitié 
de  l'empire  la  famille  du  grand  Théodose. 

L'occasion  se  présenta  comme  à  souhait  pour  le  nouvel  empereur 
de  montrer  sa  fermeté  d'âme  et  son  patriotisme  romain.  Il  était  à 
peine  proclamé,  qu'Attila  lui  envoya  un  ambassadeur  pour  réclamer 
le  tribut  que  Théodose,  dans  l'abaissement  de  ses  dernières  années, 
avait  consenti  à  lui  payer.  —  Marcien  reçut  au  milieu  de  sa  cour 
l'ambassadeur  du  roi  des  Huns,  et  lui  répondit  par  ces  mots  restés 
fameux  :  «  retournez  vers  votre  maître,  et  dites-lui  que,  s'il  s'adressa 
à  moi  comme  à  un  ami,  je  lui  enverrai  des  présens;  que  si  c'est 
comme  à  un  tributaire,  j'ai  pour  lui  du  fer  et  des  armées  qui  valent 
les  siennes.  »  Cette  fière  parole  mit  Attila  en  fureur,  et  il  déclara 
qu'il  ferait  payer  aux  Romains,  outre  le  tribut  qu'ils  lui  devaient, 
les  présens  que  leur  empereur  venait  de  lui  promettre;  toutefois 
la  colère  du  barbare  n'eut  pas  d'efi"et  pour  le  moment,  car  l'armée 
innombrable  qu'il  réunissait  sur  le  Danube  était  destinée  à  envahir 


LA    REVANCHE    DU    BRIGANDAGE    D  EPIIESE.  61 

la  Gaule.  Après  sa  défaite  clans  les  plaines  de  Châlons,  lorsqu'il  se 
jeta  sur  l'Italie  avec  de  nouvelles  troupes,  Marcien  fit  passer  une 
partie  des  siennes  au-delà  des  Alpes,  provoquant  ainsi  dans  un  intérêt 
romain  le  mortel  ennemi  de  sa  nation,  et  se  montrant  supérieur  aux 
mesquines  jalousies  qui  divisaient  trop  souvent  les  deux  moitiés  de 
l'empire  pour  leur  ruine  commune. 

Tandis  que  par  sa  conduite  au  dehors  il  se  donnait  le  droit  d'in- 
scrire en  têie  de  ses  lois  des  préambules  tels  que  celui  -ci  :  «  nous 
appliquant  à  nous  rendre  utile  au  genre  Immain,  consacrant  nos 
jours  et  nos  nuits  à  faire  que  les  peuples  sous  notre  gouvernement 
soient  à  l'abri  des  incursions  barbares  par  la  valeur  de  nos  soldats, 
et  vivent  dans  la  paix  et  la  sécurité,...  »  à  l'intérieur  il  travaillait 
à  cicatriser  bien  des  plaies  saignantes.  Il  épurait  les  magistratures 
vouées  à  la  corruption  sous  l'administration  de  Chrysaphius,  il 
modérait  les  impôts,  remettait  des  amendes,  amnistiait  des  con- 
damnés; la  religion  surtout  attira  sa  sollicitude. 

Marcien  était  un  catholique  éprouvé,  et  la  certitude  de  rencon- 
trer en  lui  un  frère  en  orthodoxie  comme  en  amour  du  bien  public 
n'avait  pas  médiocrement  pesé  sur  la  détermination  de  la  pieuse 
Pulchérie.  Cette  conformité  de  doctrines  dans  un  point  alors  si  im- 
portant augmenta  la  confiance  publique,  car  pendant  le  dernier 
règne  en  n'avait  que  trop  senti  le  mal  que  faisaient  à  l'église  et  à 
l'état  les  divisions  de  la  famille  impériale  en  matière  de  foi.  On  put 
donc  espérer  de  voir  le  calme  renaître  bientôt  dans  la  chrétienté,  si 
profondément  troublée  par  suite  du  faux  concile  d'Éphèse  et  de  la 
loi  de  Théodose  qui  rendait  ses  décrets  obligatoires  dans  l'empire 
d'Orient. 

Un  an  s'était  écoulé  entre  la  clôture  de  cette  assemblée  «  impie 
et  féroce,  »  comme  l'appelait  le  pape  Léon,  et  la  mort  de  Théo- 
dose II.  Ce  temps  avait  été  activement  employé  au  profit  de  la  per- 
sécution. Chrysaphius,  par  les  moyens  qui  lui  étaient  familiers,  avait 
livré  la  chrétienté  orientale  à  la  merci  de  son  protégé  Dioscore;  toutes 
les  églises  courbaient  maintenant  la  tête  sous  le  même  bâton  «  pha- 
raonique »  que  connaissaient  trop  bien  celles  d'Egypte.  Cependant 
une  partie  des  évoques  qui  avaient  cédé  pour  éviter  l'expulsion  ou 
l'exil  maudissaient  secrètement  leur  joug  et  étaient  tout  prêts  à  le 
secouer;  quelques-uns  même  donnaient  l'exemple  d'une  fermeté 
courageuse  sous  les  sévices  et  les  menaces.  Tous  au  fond  invo- 
quaient l'instant  de  leur  délivrance,  la  tyrannie  de  Dioscore  étant 
insupportable  même  à  ceux  qui  professaient  comme  lui  les  opinions 
eutychiennes.  Ces  opinions,  malgré  l'aversion  générale  pour  l'homme 
qui  les  personnifiait  alors,  n'avaient  pas  laissé  de  faire  des  progrès 
dans  une  partie  de  l'empire,  et  un  schisme  semblait  prochain,  où 
l'eutychianisme  pourrait  presque  balancer  les  forces  de  l'orthodoxie. 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  monastères  étaient  généralement  eutychiens  fanatiques.  Les 
magistrats  des  villes,  les  préf^s  des  provinces,  les  personnages 
considérables  tenant  à  la  cour,  se  rangeaient  en  vertu  de  leur  di- 
gnité sous  les  décrets  d'Éphèse  comme  sous  la  religion  officielle,  et 
y  entraînaient  leurs  subordonnés.  Le  catholicisme  se  trouvait  peu 
à  peu  relégué  de  l'autre  côté  de  la  mer,  dans  les  provinces  de  Syrie, 
d'Asie,  et  dans  les  églises  qui  gravitaient  comme  des  satellites  au- 
tour de  ces  grands  centres  religieux.  On  verra,  par  ies  récits  qui  vont 
suivre,  que  la  Grèce  continentale  et  l'Illyrie  en  Europe,  l'Egypte  et 
la  Palestine  à  l'extrémité  opposée  de  l'empire,  formaient  le  do- 
maine de  l'eutychianisme,  ou  du  moins  des  opinions  eutychiennes 
à  divers  degrés  de  pureté,  —  la  Syrie  et  ses  annexes,  celui  de  l'or- 
thodoxie traditionnelle,  penchant  parfois  vers  le  nestorianisme.  An- 
tioche  était  le  foyer  de  celle-ci,  Alexandrie  le  foyer  de  l'autre  :  on 
retrouvait  encore  là  l'antagonisme  séculaire  de  ces  deux  métropoles 
du  monde  oriental  chrétien. 

Tel  on  peut  se  figurer  l'état  de  l'Orient.  Une  seule  opinion  ré- 
gnait en  Occident,  celle  de  la  foi  traditionnelle  orthodoxe;  elle  y 
régnait  non-seulement  par  la  conscience  de  sa  vérité,  mais  par  l'in- 
dignation qu'inspu'aient  Dioscore  et  son  synode  tyrannique.  Mortel- 
lement blessée  des  procédés  dont  cette  assemblée  avait  usé  contre 
les  légats  du  pape  et  contre  le  pape  lui-même,  dont  elle  avait  refusé 
de  recevoir  la  lettre,  l'église  romaine  ne  trouva  pas  de  meilleure 
justification  pour  elle-même,  de  meilleure  condamnation  pour  ses 
adversaires,  que  de  publier  cette  lettre,  où  la  foi  catholique  sur  le 
mystère  de  l'incarnation  était  résumée  en  termes  concis  d'une  net- 
teté et  d'une  élrgance  qu'on  pouvait  dire  admirables.  Répandue 
dans  toutes  les  églises,  elle  fut  souscrite  par  toutes  et  devint  en  Oc- 
cident la  règle  de  la  foi  opposée  aux  fausses  doctrines  d'Éphèse.  Les 
laïques  eux-mêmes  en  sollicitaient  des  copies  et  se  faisaient  gloire 
de  l'approuver  par  l'apposition  de  leur  signature. 

Une  des  causes  de  la  colère  des  Occidentaux  contre  l'Orient  pro- 
venait du  mépris  qu'on  avait  montré  à  Éphèse  pour  leurs  représen- 
tans  et  pour  eux.  Les  légats  envoyés  par  la  grande  église  romaine 
avaient  été  traités  comme  les  derniers  des  clercs;  on  avait  étouffé 
leurs  réclamations,  et  ils  avaient  eu  peine  à  sauver  leur  vie.  La  per- 
sonne du  pape  avait  été  exposée  aux  plus  incroyables  outrages. 
L'évêque  de  la  vieille  Rome,  le  successeur  de  Pierre,  avait  été  ex- 
co  imunié  par  une  poignée  d'évêques  égyptiens  sous  la  provocation 
d'un  patriarche  hérétique  souillé  de  tous  les  crimes;  jamais  l'église 
occidentale  n'avait  eu  à  subir  de  pareils  affronts.  L'indignation 
croissait  quand  on  songeait  que  ce  pape  si  grossièrement  insulté 
était  le  plus  grand  homme  qui  se  fût  encore  assis  sur  le  siège 
apostolique,  un  évêque  que  l'élévation  de  ses  idées,  son  courage 


LA   REVANCHE    DU   BRIGANDAGE    D  EPHÈSE.  63 

patriotique  et  la  sagesse  de  son  administration  eussent  dû  rendre 
l'objet  du  respect  universel.  A  considérer  tout  cela,  les  Occidentaux 
ne  voyaient  que  de  la  démence  dans  la  conduite  des  évèques  d'O- 
rient. Prenant  fait  et  cause  pour  l'honneur  de  leur  église  non  moins 
que  pour  la  pureté  de  la  foi,  ils  réclamaient  à  grands  cris  la  convo- 
cation d'un  vrai  concile  œcuménique  qui  rescinderait  les  actes  de  ce 
faux  synode,  rayerait  son  nom  du  catalogue  des  conciles,  abolirait 
sa  mémoire,  et  pour  que  la  foi  pût  être  sauvée  et  la  dignité  de  l'épis- 
copat  protégée,  pour  qu'en  un  mot  l'évêque  de  la  vieille  Rome,  tête 
de  toutes  les  églises,  pût  consentir  à  y  paraître,  on  demandait  que 
l'assemblée  se  tînt  à  Rome  ou  du  moins  en  Italie.  Le  pape  Léon  se 
fit  l'interprète  de  ce  désir  près  de  l'empereur  d'Orient,  qui  était 
encore  Théodose  IL 

Il  écrivit  une  lettre  à  cet  effet  dans  son  synode  provincial,  qu'il 
avait  réuni  pour  le  consulter  sur  la  question.  La  lettre  se  fondait 
en  particulier  sur  l'appel  interjeté  par  Flavien  au  moment  de  sa 
condamnation  ;  on  ignorait  encore  à  Rome  que  le  malheureux  ar- 
chevêque de  Constantinople  eût  cessé  de  vivre,  victime  des  vio- 
lences qu'il  avait  subies;  on  le  croyait  en  exil  dans  quelque  endroit 
reculé  de  l'Orient.  En  même  temps  qu'il  écrivait  à  l'empereur,  le 
pape  adressait  à  Pulchérie  une  copie  de  sa  lettre  synod.ile,  la  sup- 
pliant de  l'appuyer  près  de  son  frère;  mais  Théodose,  devenu  plus 
irritable  dans  les  derniers  mois  de  sa  vie,  reçut  d'assez  mauvaise 
grâce  les  observations  de  l'évêque  de  Rome,  et  se  contenta  de  ré- 
pondre que  les  décrets  du  concile  d'Éphèse  étaient  la  voix  même 
de  l'église,  qui  complétait  par  eux  l'exposition  de  Nicée;  qu'il  s'y 
tiendrait  donc,  sans  vouloir  qu'il  y  fût  rien  changé.  Quant  à  Pul- 
chérie, que  pouvait-elle  faire,  éloignée  du  palais  et  comme  pri- 
sonnière à  l'Hebdomon,  sinon  confesser  son  impuissance  à  l'égard 
de  toute  mesure  désirable?  Elle  n'était  plus  rien  pour  son  frère;  ce 
frère  d'ailleurs  n'avait  pas  la  libre  possession  de  lui-même:  il 
obéissait  à  Chrysaphius,  maître  de  la  conscience  du  prince  comme 
des  affaires  de  l'état. 

Dans  ce  naufrage  de  toutes  ses  espérances,  Léon  crut  avoir  saisi 
un  suprême  moyen  de  salut.  On  était  au  mois  de  février  hbO,  et  le 
22  de  ce  mois  se  célébrait  annuellement,  avec  une  grande  solen- 
nité, la  fête  dite  de  la  Chaire  de  saint  Pierre,  commémorative  du 
jour  où  l'apôtre  Pierre  avait  pris  le  gouvernement  du  troupeau 
chrétien  dans  la  Babylone  de  l'Occident.  Les  évêques  d'Italie  se 
rendaient  à  cette  époque  en  grand  nombre  autour  du  successeur  de 
l'apôtre,  et  la  fête  en  lirait  un  lustre  tout  particulier.  Or  on  avait 
su  que  cette  année  l'empereur  Yalentinien  IIÏ,  l'impératrice  Placi- 
die,  sa  mère,  et  Eudoxie,  sa  femme  et  la  fille  de  Théodose  II,  de- 
vaient venir  de  Ravenne  à  Rome  s'associer  aux  prières  faites  pour 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'empire.  Le  pape  résolut  de  profiter  de  la  circonstance  pour  enrôler 
dans  sa  cause  des  personnages  d'une  autorité  aussi  puissante  que 
l'empereur  d'Occident,  et  deux  princesses,  l'une  fille,  l'autre  tante 
de  l'Auguste  d'Orient. 

La  visite  eut  lieu  en  effet,  et  les  souverains  d'Occident,  arrivés  à 
Rome  le  21  février,  allèrent  dès  le  lendemain  matin  à  l'église,  où 
Léon  les  attendait.  Il  y  avait  passé  la  nuit  au  milieu  des  évêques 
pour  célébrer  avec  eux  l'office  des  Vigiles.  A  la  vue  de  l'empereur, 
il  s'avança  vers  lui  le  visage  trempé  de  larmes,  la  voix  si  entrecou- 
pée de  sanglots  qu'il  ne  pouvait,  disent  les  anciens  documens,  faire 
entendre  ses  paroles;  il  le  conjura  par  ce  même  apôtre  dont  ils  ho- 
noraient la  mémoire,  par  son  propre  salut,  par  celui  de  Théodose 
enfin,  son  collègue  et  son  père,  d'écrire  à  ce  prince  pour  obtenir  la 
réparation  des  iniquités  d'Éphèse  et  la  remise  des  choses  en  l'état  où 
elles  étaient  avant  le  procès  d'Eutychès.  Dans  l'excès  de  son  émo- 
tion, il  se  prosterna  devant  lui,  tenant  ses  genoux  embrassés,  — les 
impératrices  unirent  leurs  supplications  à  celles  du  vieillard,  et  Ya- 
lentinien  consentit;  mais  sa  lettre  n'obtint  de  Théodose  qu'une  ré- 
ponse pleine  d'amertume  et  de  dureté.  «  Le  pape,  y  était-il  dit,  ne 
pouvait  point  l'accuser  d'avoir  abandonné,  en  quoi  que  ce  fût,  la 
foi  des  pères,  lorsqu'il  travaillait  précisément  à  la  maintenir.  C'é- 
tait dans  ce  dessein  qu'il  avait  assemblé  le  concile  d'Éphèse,  où 
l'on  n'avait  condamné  que  ceux  que  l'amour  de  la  vérité  et  de  la 
justice  obligeait  de  condamner.  Flavien  méritait  ce  qu'il  avait  souf- 
fert, puisque  sa  déposition  avait  rendu  la  paix  à  l'Orient,  où  l'union 
et  la  vérité  recommençaient  à  régner  dans  toutes  les  églises.  — 
Qu'on  ne  me  tourmente  donc  plus,  ajoutait-il,  pour  remettre  en 
question  une  affaire  jugée  et  terminée  par  l'autorité  de  Dieu  même.» 
Il  n'y  avait  plus  à  espérer. 

Sur  ces  entrefaites,  on  connut  à  Rome  la  mort  de  Flavien  et  les 
circonstances  da  cette  mort,  —  affreux  dénoûment  de  la  tragédie 
d'Éphèse.  On  apprit  bientôt  que  Théodose  aussi  avait  cessé  de  vivre. 
La  première  de  ces  nouvelles  augmenta  l'horreur  des  Occidentaux 
pour  Dioscore  et  son  concile;  la  seconde  rouvrit  la  porte  à  l'espé- 
rance. Qu'était  le  nouvel  empereur  choisi  par  Pulchérie?  On  l'igno- 
rait; mais  la  main  qui  l'avait  choisi  donnait  confiance  aux  catho- 
liques. Les  premières  mesures  de  Marcien  firent  voir  qu'il  abordait 
résolument  l'œuvre  de  la  réparation  religieuse,  autant  du  moins 
qu'elle  pouvait  être  accomplie  par  l'autorité  séculière.  La  loi  qui 
rendait  obligatoire  la  reconnaissance  du  faux  concile  abrogée,  les 
recherches  inquisitoriales  supprimées,  les  bannis  rappelés,  Eutychès 
chassé  de  son  monastère,  où  un  abbé  catholique  le  remplaçait,  inau- 
guraient une  nouvelle  ère  de  reconstruction  religieuse  à  laquelle  le 
pape  s'empressa  de  s'unir  en  levant  plusieurs  dépositions  scanda- 


LA    REVANCHE    DU    BRIGANDAGE    d'ÉPHÈSE.  65 

leuses  prononcées  sous  l'inspiration  de  Dioscore,  Dans  le  nombre 
furent  celles  d'Eusèbe  de  Dorylée  et  de  Théodoret,  mesures  dictées 
par  un  sentiment  de  justice,  mais  plus  équitables  que  canoniques, 
au  jugement  de  beaucoup  d'Orientaux.  En  marchant  de  ce  pas, 
avec  prudence,  la  réparation  du  mal  pouvait  s'opérer  progressive- 
ment, sans  secousse  et  sans  éclat.  Dans  l'état  d'anarchie  où  les  es- 
prits étaient  plongés,  Léon  pensa  que  cette  médecine  lente  et  modé- 
rée convenait  mieux  au  malade  que  le  remède  bruyant  d'un  concile 
œcuménique.  Revenant  donc  de  sa  première  idée,  sur  laquelle  il 
avait  tant  insisté  du  vivant  de  Théodose,  il  cessa  tout  à  coup  de  la 
soutenir  près  de  Marcien  et  finit  par  la  combattre  :  bonne  avec  un 
gouvernement  ennemi  déclaré,  elle  ne  l'était  plus  avec  un  ami.  Ses 
dernières  lettres,  que  nous  avons  encore,  furent  un  éloquent  plai- 
doyer contre  les  premières.  «  Il  nous  suffît  de  votre  zèle,  écrivait-il 
à  Marcien  :  la  paix  rentre  dans  l'église,  et  par  l'église  dans  l'état. 
Contentons-nous  de  ce  que  Dieu  vous  inspire,  et  ne  provoquons 
plus  de  ces  discussions  funestes  dont  l'impudence  seule  est  un  scan- 
dale. Évitons  de  remuer  des  questions  impies  et  déraisonnables  que 
le  Saint-Esprit  nous  enseigne  à  étouffer  dès  qu'elles  s'élèvent;  il 
n'est  pas  bon  d'examiner  ce  qu'il  faut  croire,  comme  s'il  y  avait 
lieu  d'en  douter;  et  l'on  doit  tenir  pour  certain  aujourd'hui  que  les 
sentimens  d'Eatychès  sont  impies,  et  que  Dioscore  a  failli  à  la  foi  en 
condamnant  Flavien.  »  Gela  était  vrai,  et  les  contestations  de  cette 
nature,  quel  qu'en  soit  le  résultat,  offrent  toujours  un  danger;  mais 
l'avis  du  pape  venait  trop  tard,  lui-même  avait  sollicité  trop  ar- 
demment la  réunion  d'un  nouveau  concile,  et  cette  idée,  préconi- 
sée par  tout  le  parti  catholique,  avait  pris  racine  dans  trop  de  têtes 
pour  qu'il  fut  possible  de  l'en  arracher.  C'est  ce  que  Léon  finit  par 
reconnaître. 

Battu  sur  ce  point,  il  demanda  que  du  moins  l'assemblée  se  tînt 
en  Italie;  les  raisons  en  étaient  évidentes  à  ses  yeux:  il  les  avait 
longuement  déduites  dans  sa  correspondance  avec  l'empereur  dé- 
funt; mais  ici  encore  il  trouva  dans  Marcien  et  dans  Pulchérie  une 
opposition  inébranlable.  «  Le  scandale  a  eu  lieu  en  Orient,  répon- 
daient-ils, la  réparation  doit  avoir  lieu  en  Orient.  »  —  Repoussé 
dans  ses  derniers  retranchemens  et  ne  voulant  pas  compromettre 
l'union  si  heureusement  rétablie  entre  l'église  et  le  souverain  d'O- 
rient, il  céda  encore  cette  fois,  en  mettant  à  son  concours  et  à  la 
présence  de  ses  légats  dans  le  concile  des  conditions  qui  furent  offi- 
ciellement discutées  à  Constantinople.  Ce  fut  comme  une  négocia- 
tion de  puissance  à  puissance,  et  ainsi  se  trouva  lié  l'empereur 
Marcien. 

Le  pape  exigeait  :  1°  que  l'empereur  assistât  au  concile  afin  de 

TOME  xcviii.  —  1872,  5 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prévenir,  par  le  respect  dû  à  pa  majesté,  le  retour  des  désordres 
qui  avaient  déshonoré  le  faux  synode  d'Éplièse;  T  que  la  prési- 
dence des  évoques  appartînt  aux  légats,  quel  que  fût  leur  grade  ec- 
clésiastique :  c'était  aux  yeux  du  pape  un  moyen  de  faire  recon- 
naître le  droit  de  primauté  de  l'église  romaine,  tête  de  toutes  les 
églises,  et  aussi  d'empêcher  que  ses  représentans,  par  la  conni- 
vence d'un  président  hostile  au  siège  apostolique,  ne  fussent  in- 
sultés, comme  ils  l'avaient  été  à  Éphèse;  3°  que  sa  lettre  exposant 
la  foi  de  son  église,  lettre  si  insolemment  repoussée  par  Dioscore  et 
ses  assesseurs,  fût  lue  dans  le  nouveau  concile  et  insérée  aux  actes; 
4°  que  Dioscore  n'assistât  pas  comme  évêque  à  l'assemblée.  Cette 
dernière  condition  surtout  était  absolue;  en  ne  l'observant  pas,  on 
amenait  la  retraite  immédiate  des  légats.  Ce  refus  du  pape  de  lais- 
ser siéger  ses  légats  à  côté  du  patriarche  d'Alexandrie  tenait  prin- 
cipalement à  l'audace  inconcevable  de  celui-ci,  lorsque  après  le 
brigandage  d'Ephèse  il  avait  réuni  furtivement  à  Nicée  un  conci- 
liabule d'Égyptiens  pour  lancer  l'excommunication  sur  l'évêque  de 
Rome  et  sur  ses  envoyés.  A  défaut  du  pape,  qui  n'assistait  jamais 
à  un  concile  œcuménique,  que  d'autres  motifs  retenaient  d'ailleurs 
au-delà  des  mers,  l'absence  des  légats  eût  tout  fait  manquer;  le  con- 
cile, privé  de  la  seule  représentation  occidentale  sur  laquelle  il  pût 
compter  au  milieu  des  désastres  qui  accablaient  la  Gaule  et  mena- 
çaient l'Italie,  eût  été  réduit  à  l'état  d'un  simple  concile  oriental, 
inhabile  à  contrôler  les  décisions  d'une  assemblée  œcuménique. 

Enfin,  toutes  les  difficultés  étant  levées,  un  décret  de  l'empereur, 
daté  du  17  mai  /i51,  fixa  la  réunion  des  évêques  à  Nicée  pour  le 
•premier  jour  de  septembre.  Les  métropolitains  avaient  le  droit  d'a- 
mener avec  eux  le  nombre  de  suffragans  qu'ils  jugeraient  conve- 
nable. L'empereur  promettait  de  se  trouver  en  personne  au  concile. 
Le  pape,  de  son  côté,  choisit  pour  ses  légats  Paschasinus,  évêque 
de  Lilybée  en  Sicile,  Lucentius,  évêque  d'Âscoli,  et  Cœlius  Bonifa- 
cius,  prêtre  de  l'église  romaine.  Celui-ci  fut  envoyé  de  Rome,  Pas- 
chasinus de  Sicile,  d'où  il  pouvait  arriver  plus  tôt  à  Constantinople, 
le  terme  du  concile  étant  fort  rapproché  :  Lucentius  se  trouvait  déjà 
en  Orient.  Un  secrétaire  ou  notaire  leur  fut  attaché  suivant  l'usage. 
Toutes  les  diligences  possibles  furent  faites  à  la  chancellerie  de 
Saint-Pierre  pour  que  les  instructions  des  légats  fussent  préparées 
à  temps,  et  Bonifacius  prit  la  mer. 

A  Constantinople,  on  ne  mettait  pas  moins  de  hâte  aux  préparatifs, 
car  le  temps  pressait.  Comme  pour  attacher  à  la  mesure  qu'ils  ve- 
naient de  prendre  un  signe  éclatant  de  leur  pensée,  Pulchério  et 
Marcien  envoyèrent  chercher  le  cadavre  de  Flavien  dans  le  bourg 
d'Ipèpe,  où  l'exilé  avait  succombé  aux  suites  de  ses  blessures,  où, 
pour  se  débarrasser  d'un  fardeau  qui  la  gênait,  son  escorte  l'avait 


LA    REVANCHE    DU    BRIGANDAGE    D  EPHÈSE.  07 

enterré  précipitamment.  L'exhnmtatioa  se  fit  avec  solennité  sous 
l'œil  des  préposés  de  l'empereur.  Sur  toute  la  route  que  suivit  le 
convoi,  il  fut  accueilli  par  le  respect  public,  par  les  prières  des 
clergés  fidèles  et  les  larmes  des  populations,  émues  d'une  fin  si  tra- 
gique. A  Constantinople,  où  l'attendaient  des  funérailles  dignes  de 
son  rang,  Flavien,  étendu  selon  l'usage  dans  son  cercueil,  traversa 
toute  la  ville  au  milieu  d'une  foule  compacte,  pressée  autour  de  lui 
comme  des  enfans  autour  d'un  chef  bien-aimé.  Conduit  ainsi  jus- 
qu'à l'église  des  Apôtres,  l'archevêque  assassiné  dans  un  concile 
alla  reposer  près  de  son  prédécesseur  Chrysostome,  martyr  comme 
lui  de  l'inimitié  des  évêques. 

Les  mois  se  passèrent  rapidement  au  milieu  de  ces  préoccupa- 
tions. Aux  approches  de  septembre,  les  routes  qui  se  dirigeaient 
vers  Nicée  se  couvrirent  de  convois  de  la  course  publique  voiturant 
des  évêques  réunis  par  diocèse,  ou  de  bandes  de  moines  à  pied  ve- 
nant de  toutes  les  parties  de  l'Orient  à  ce  concile  où  ils  n'étaieat 
point  convoqués.  Il  en  arrivait  d'Egypte,  de  Palestine,  des  hautes 
vallées  de  l'Euphrate,  où  dominaient  les  idées  eutychiennes,  car 
tous  ces  moines  étaient  partisans  fanatiques  de  Dioscore  et  du  faux 
concile  d'Éphèse.  Avec  eux  cheminaient  d'autres  troupes  de  laï- 
ques curieux  d'émotions  ou  d'ecclésiastiq[ues  déposés,  évêques  et 
clercs,  qui  venaient  épier  quelque  occasion  de  rentrer  dans  l'église 
ou  de  nuire  du  moins  à  leur  évêque.  Bientôt  la  ville  de  Nicée,  qui 
était  petite,  se  trouva  encombrée  de  multitudes  passionnées,  ar- 
dentes, dont  l'attitude  faisait  prévoir  bien  des  troubles,  à  ce  point 
qu'il  fallût  renforcer  la  garnison  et  éloigner  tout  individu,  prêtre 
ou  autre,  qui  n'aurait  pas  été  dûment  appelé  par  son  évêque.  Ce  fut 
Pulchérie  elle-même  qui  envoya  cet  ordre  au  consulaire  de  la  Bi- 
thynie,  dont  la  ville  de  Nicée  dépendait. 

Cependant  le  temps  fixé  pour  la  session  était  déjà  passé,  et  l'em- 
pereur ne  paraissait  point.  Soldat  avant  tout,  Marcien,  quel  que  fût 
son  zèle  pour  la  religion,  était  d'abord  aux  affaires  de  la  guerre,,  et 
ces  affaires  prenaient  de  jour  en  jour  une  importance  plus  excep- 
tionnelle à  cause  de  la  lutte  qui  se  livi-ait  en  Gaule  entre  les  Ro- 
mains et  les  Huns  et  dont  on  savait  mal  l'issue.  Attila  avait  été  battu 
par  Aétius  dans  les  plaines  de  Châlons;  bientôt  les  débris  de  son  ar- 
mée vinrent  se  reformer  sur  les  bords  du  Danube,  et  menacer  di- 
rectement Constantinople  et  la  Thrace.  Les  nécessités  de  la  défense 
retenaient  donc  Marcien,  quoi  qu'il  en  eûfi,  dans  le  voisinage  du 
Danube.  Toutefois  les  évêciues  réunis  à  Nicée  trouvaient  le  temps 
long;  les  subsistances  y  devenaient  rares  pour  tout  le  monde,  enfin 
l'ennui  prenait  ces  vieillards,  retenus  oisifs  si  loin  de  chez  eux.  Ils 
demandèrent  à  l'empereur  de  leur  laisser  ouvrir  la  session,  s'il  ne 
lui  était  pas.  possible  de  venir;  cette  demande  contraria  Marcien; 


68  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

elle  présentait  efTectivement  un  grand  danger,  l'abstention  des  lé- 
gats du  pape  qui  n'y  paraîtraient  point  sans  lui;  or  cette  abstention 
changeait,  comme  nous  l'avons  dit,  le  caractère  du  concile,  et  re- 
mettait tout  en  question.  Les  évêques  insistaient  cependant,  et  il 
fallait  compter  avec  la  difficulté  des  hommes  comme  avec  celle  des 
choses.  Après  y  avoir  mûrement  réfléchi,  Marcien  écrivit  aux  évê- 
ques que,  ne  pouvant  pas  les  aller  trouver  hors  du  centre  de  ses 
affaires,  il  avait  résolu  d'en  rapprocher  le  concile,  et  que  pour  cette 
raison  il  le  transportait  à  Chalcédoine.  «  Chalcédoine,  disait-il,  n'é- 
tait séparée  de  Constantinople  que  par  le  Bosphore,  large  en  cet 
endroit  de  moins  d'un  mille.  Etre  à  Constantinople,  c'était  être  à 
Chalcédoine,  et  Marcien  assisterait  aux  travaux  de  l'assemblée  tan- 
tôt en  personne,  tantôt  par  des  communications  de  tous  les  mo- 
mens.  »  Il  ajoutait  cette  considération  assez  importante  pour  les  évê- 
ques, que  Chalcédoine,  étant  une  bien  plus  grande  ville  que  Nicée, 
leur  offrirait  soit  par  elle-même,  soit  par  sa  proximité  de  Constan- 
tinople, toutes  les  facilités  désirables  pour  un  bon  établissement, 
même  pendant  une  longue  session. 

Ce  moyen  terme  mettait  l'empereur  à  l'aise  dans  ses  engagemens 
vis-à-vis  des  légats,  etlevaitune  partie  des  difficultés  dont  on  pourrait 
se  plaindre  justement;  toutefois  il  plut  médiocrement  aux  évêques, 
peu  soucieux  de  se  rapprocher  de  Constantinople,  où  régnait,  di- 
sait-on, une  agitation  assez  vive,  provenant  des  moines  eutychiens. 
Marcien  mit  fin  à  toute  hésitation  en  donnant  au  concile  l'ordre 
formel  de  se  transporter  à  Chalcédoine  avant  la  fin  de  septembre 
pour  tout  délai;  l'ordre  impérial  était  daté  d'Héraclée  en  Thrace. 
Les  évêques,  à  bout  d'opposition,  partirent,  et  la  tourbe  des  moines 
et  des  étrangers  les  suivit,  s'augmentant  même  pendant  la  route. 

Au  !'''■  octobre  ou  peu  de  jours  après,  le  concile  se  trouva  réuni 
à  Chalcédoine.  C'était  le  plus  nombreux  qu'eût  encore  vu  la  chré- 
tienté. Des  documens  officiels  portent  le  chiffre  des  membres  à  630, 
parmi  lesquels  il  faut  comprendre  les  absens,  pour  qui  leurs  métro- 
politains signèrent  la  définition  de  foi.  Le  concile  lui-même,  dans 
une  lettre  écrite  au  pape  Léon,  ne  s'attribue  que  520  membres,  et  les 
listes  de  signataires  qui  nous  sont  restées  des  différentes  séances  ou 
actions  en  portent  presque  toujours  beaucoup  moins.  Quoi  qu'il  en 
soit,  c'était  une  grande  et  imposante  assemblée,  puisque  le  premier 
concile  œcuménique  n'avait  compté  que  318  membres  et  le  second 
que  150.  Le  lieu  du  rendez-vous  était  l'église  de  Sainte-Euphémie. 

n. 

A  cent  cinquante  pas  du  Bosphore,  en  dehors  des  portes  de  Chaî- 
ne, s'élevait  sur  un  monticule  la  basilique  dédiée  à  la  martyre 


LA    REVANCHE    DU    BRIGANDAGE    D  EPHESE.  69 

Euphémie,  une  des  saintes  les  plus  vénérées  de  l'Orient.  On  y  mon- 
tait par  une  pente  insensible  ;  mais  lorsqu'on  avait  atteint  le  som- 
met du  coteau,  on  voyait  se  déployer  aux  regards  un  spectacle 
merveilleux  :  d'un  côté,  la  mer,  ici  tranquille,  là  plus  ou  moins  agi- 
tée, et  jetant  son  écume  sur  les  rochers  de  la  rive;  de  l'autre,  de 
hautes  montagnes  couvertes  d'antiques  forêts;  au  fond  de  la  vallée, 
des  prairies  à  perte  de  vue,  des  moissons  jaunissantes,  des  vergers 
couronnés  des  plus  beaux  fruits;  en  face,  la  ville  de  Constantinople, 
s'éîageant  sur  la  côte  européenne  du  Bosphore,  servait  de  fond  à  ce 
magnifique  tableau.  La  basilique  elle-même  était  digne  de  cet  enca- 
drement par  la  beauté  de  son  architecture.  On  y  entrait  par  une 
vaste  cour  rectangulaire,  garnie  d'une  colonnade,  et  formant  péri- 
style à  un  ensemble  d'édifices.  L'église,  de  la  même  dimension  et 
d'une  ordonnance  pareille,  conduisait  à  un  oratoire  circulaire  sur- 
monté d'une  coupole  qu'entourait  une  galerie  d'où  l'on  pouvait 
entendre  l'office.  C'était  là  le  mariyrium  proprement  dit,  lequel 
contenait  dans  sa  partie  orientale  le  tombeau  de  la  sainte  et  son 
corps  enfermé  clans  une  châsse  d'argent.   La  croyance  générale 
était  qu'il  s'opérait  en  ce  lieu  beaucoup  de  miracles.   Dans  les 
temps  de  désastres  ou  de  dangers  publics,  l'archevêque  de  Con- 
stantinople, averti  par  certains  signes,  prévenait  à  son  tour  l'em- 
pereur, et  l'on  se  rendait  processionnellement  à  l'oratoire,  l'em- 
pereur et  l'impératrice  en  tête,  puis  les  magistrats,  le  clergé  et 
tout  le  peuple  de  Constantinople.  Entré  seul  dans  le  sanctuaire, 
l'archevêque  s'approchait  du  sépulcre,  et,  par  une  petite  ouverture 
pratiquée  au  côté  gauche  du  monument,  il  introduisait  une  tige 
de  fer  portant  une  éponge  qu'il  retirait  pleine  de  sang;  ce  sang, 
considéré  comme  un  préservatif  contre  tous  les  maux,  était  en- 
suite distribué  par  gouttes  et  envoyé  dans  des  fioles  jusqu'aux  ex- 
trémités de  l'empire.  Sous  un  portique  couvert  attenant  à  l'oratoire 
se  trouvait  un  grand  tableau  sur  toile,  dû  au  pinceau  d'un  peintre 
célèbre  et  représentant  la  vie  et  la  mort  d'Euphémie  martyrisée  au 
temps  de  Dioclétien.  On  l'y  voyait  brillante  de  jeunesse  et  de  beauté, 
revêtue  du  manteau  brun  des  philosophes,  indice  de  sa  profession 
religieuse  et  de  sa  consécration  au  Christ.  Saisie  par  des  soldats  et 
conduite  devant  le  juge,  puis  livrée  aux  bourreaux,  elle  traversait 
d'étape  en  étape,  à  travers  la  flamme  et  le  fer,  le  chemin  qui  la  me- 
nait à  sa  fin  glorieuse.  La  vierge  Euphémie,  patronne  de  Chalcédoine, 
en  était  aussi  l'oracle  et  jouissait  auprès  des  fidèles  d'une  confiance 
et  d'une  autorité  illimitées  en  toute  matière.  Nous  verrons  plus  tard 
les  pères  du  concile  venir  la  consulter  au  fond  de  son  tombeau  sur 
une  des  interprétations  les  plus  délicates  du  dogme  chrétien. 

C'est  là  que  s'ouvrit  la  première  session  du  concile  le  8  octobre 
/i51.  Elle  s'ouvrit  avec  trois  cent  soixante  évêques  seulement,  mais  au 


/O  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

milieu  d'un  nombre  considérable  d'assistans,  laïques,  clercs,  moines 
surtout,  venus,  comme  nous  l'avons  dit,  de  l'Egypte,  de  la  Palestine 
et  de  la  Haute- Syrie,  qui  avaient  été  des  premiers  à  se  transporter 
de  Nicée  à  Ghalcédoine.  L'archimandrite  Barsumas  s'y  trouvait  avec 
ses  mille  moines  assommeurs,  devenus  sinistrement  fameux  dans  la 
poursuite  des  nestoriens.  Retenu  par  les  affaires  de  la  guerre,  l'em- 
pereur Marcien  n'y  parut  pas;  mais  il  y  fut  représenté  par  de  hauts 
fonctionnaires  de  l'état  et  des  sénateurs,  au  nombre  de  dix-neuf, 
ayant  à  leur  tête  un  personnage  consulaire,  Anatolius,  maître  de 
l'une  et  l'autre  milice.  La  présidence  de  l'assemblée  était  dévolue 
à  ces  magistrats,  que  nous  verrons  dans  toutes  les  séances  où  ils 
assistèrent  fixer  l'ordre  des  délibérations,  conduire  les  débats,  po- 
ser les  questions,  formuler  les  avis,  repousser  même  parfois  les  ré- 
solutions auxquelles  inclinait  le  concile  pour  leur  en  substituer 
d'autres,  enfin  donner  des  conclusions  quand  les  évêques  avalent 
opiné.  On  eût  dit  une  cour  de  justice  civile  dirigeant  une  assemblée 
ecclésiastique.  Telle  était  la  constitution  des  conciles,  jugeant  sur 
des  questions  de  fait,  parfois  même  sur  des  questions  de  dogme. 
La  règle  était  que,  lorsque  les  officiers  impériaux  assistaient  à  une 
séance,  ils  la  présidaient  comme  représentant  la  puissance  souve- 
raine. Deux  notaires  du  consistoire  impérial,  Béronicien,  et  Constan- 
tin, faisaient  l'office  de  secrétaires  synodaux  et  d'interprètes  lorsqu'il 
fallait  traduire  soit  les  pièces,  soit  les  dépositions  du  latin  en  grec. 
Les  magistrats  prirent  place  dans  la  nef  de  la  basilique,  adossés 
à  la  balustrade  du  chœur;  les  évêques  se  rangèrent  dans  les  tra- 
vées, à  droite  et  à  gauche.  A  l'extrémité  de  la  nef,  du  côté  des 
portes  et  faisant  face  aux  magistrats,  étaient  des  enceintes  réser- 
vées aux  accusateurs,  aux  accusés,  et  aux  témoins  ou  pétitionnaires 
admis  à  la  barre,  lesquels  ne  devaient  point  être  confondus  parmi 
les  juges.  Les  légats  du  pape  siégèrent  en  tête  des  évêques,  à  gauche 
des  magistrats,  place  d'honneur  chez  les  Romains.  Ils  y  si^^'gèrent 
ensemble,  l'évêque  Paschasinus  d'abord,  Lucentiiis  ensuite,  puis 
Cœlius  Bonifacius,  qui,  bien  que  simple  prêtre  de  l'église  romaine, 
se  trouva  primer  par  son  rang  le  corps  des  évêques  orientaux.  Au- 
dessous  de  Bonifacius  venaient  le  patriarche  de  Gonstantinople, 
celui  d'Antioche,  l'archevêque  de  Césarée  et  l'exarque  d'Éphèse. 
Tels  étaient  les  premiers  rangs  dans  la  travée  de  gauche.  En  tête 
de  la  droite  s'assirent  le  patriarche  d'Alexandrie,  Dioscore,  Juvé- 
nal  de  Jérusalem,  l'évêque  d'Héraclée  en  Macédoine,  remplaçant 
le  patriarche  de  Thessalonique,  et  l'évêque  de  Corinthe.  Les  autres 
évêques  se  groupèrent  par  diocèses  à  la  suite  de  leurs  métropoli- 
tains :  ceux  d'Orient,  de  Pont,  d'Asie,  de  Cappadoce,  à  gauche,  ceux 
d'Egypte,  de  Palestine  et  d'Illyrie,  cà  droite;  de  sorte  que  tout  le 
parti  de  Dioscore  se  trouva  concentré  de  ce  dernier  côté,  tandis  que 


LA    REVANCHE    DU    BRIGANDAGE    D  EPHESE.  71 

l'autre  était  occupé  par  les  Orientaux  et  leurs  amis,  qui  représen- 
taient à  l'assemblée  les  adversaires  du  faux  concile  d'Éphèse  et  le 
parti  de  Flavien.  Le  livre  des  Evangiles  fut  apporté  et  dressé  au 
milieu  de  la  nef  sur  un  trône  ou  un  autel  portatif,  comme  c'était 
l'usage. 

Quand  tout  le  monde  eut  pris  place,  les  trois  légats  se  levant  de 
leurs  sièges  s'avancèrent  en  face  des  magistrats,  et  l'évèque  Pascha- 
sinus,  leur  chef,  prononça  en  latin  ces  mots  qui  furent  traduits  en 
grec  par  le  secrétaire  Béronicien.  «  Les  instructions  du  très  heureux 
et  apostolique  évêque  de  l'église  de  Rome  nous  défendent  de  siéger 
dans  ce  concile  avec  Dioscore,  archevêque  d'Alexandrie,  que  nous 
voyons  séant  ici  parmi  les  juges.  Or  l'ordre  que  voici  est  absolu  (et 
il  montra  un  rouleau  de  papier  qu'il  tenait  à  la  main);  que  votre  ma- 
gnificence commande  donc  à  Dioscore  de  sortir,  ou  nous  sortons  à 
l'instant.  —  Une  plainte  particulière  existe-t-elle  contre  le  révéren- 
dissime  archevêque  d'Alexandrie,  dirent  les  magistrats,  pour  que 
nous  ki  ordonnions  de  quitter  le  rang  des  évèques?  — Il  n'est  pas  ap- 
pelé ici  pour  juger,  mais  pour  être  jugé,  interrompit  le  second  légat 
Lucentius.  —  S'il  n'y  a  pas  d'accusation  déposée,  s'écria  une  voix, 
j'en  dépose  une.  »  Et  Eusèbe  de  Dorylée,  quittant  sa  place,  dit  aux 
magistrats  :  «  J'ai  été  lésé  par  Dioscore,  la  foi  a  été  lésée,  Flavien  a 
été  tué,  ce  saint  évêque  dont  je  ne  puis  prononcer  le  nom  sans  ver- 
ser des  larmes.  Enfin,  j'ai  été  injustement  déposé  avec  lui.  J'ac- 
cuse Dioscore  de  tout  cela  et  j'ai  adressé  à  ce  sujet  à  notre  pieux 
empereur  une  requête  qu'il  vous  a  renvoyée.  Par  la  tête  des  maîtres 
du  monde,  je  demande  qu'il  en  soit  fait  lecture  à  l'assemblée!  »  Et 
il  alla  s'asseoir  dans  l'enceinte  réservée  aux  accusateurs  et  aux  ac- 
cusés. Dioscore,  sur  un  avertissement  des  magistrats,  y  prit  place 
non  loin  de  lui. 

La  requête  d'Eusèbe  fut  lue  et  contenait  en  les  explî^quant  les 
griefs  qu'il  venait  d'indiquer.  L'ancien  avocat  était  là  dans  son  élé- 
ment, et  il  demanda  pour  la  régularité  de  la  procédure  qu'on  lût 
après  sa  requête  les  actes  d'Éphèse,  afin  que  l'assemblée  connût 
bien  sur  quels  faits  portait  son  accusation;  Dioscore  requit  pareille- 
ment cette  lecture,  puis  se  rétracta.  «  Je  crois,  dit-il,  que  la  pre- 
mière chose  est  d'examiner  entre  nous  la  question  de  foi.  »  C'était 
précisément  ce  qu'il  avait  repoussé  au  faux  synode  d'Éphèse  comme 
une  formalité  superflue,  et  le  concile  y  put  voir  une  première  preuve 
de  sa  duplicité.  «  Vous  êtes  accusé,  défendez-vous  d'abord,»  lui  firent 
observer  les  magistrats.  La  lecture  des  actes  d'Éphèse,  alors  com- 
mencée, donna  lieu  cà  divers  incidens  où  se  dessina  d'une  façon  toute 
particulière  la  physionomie  du  concile. 

Les  actes  ou  procès-verbaux  de  ces  assemblées  ecclésiastiques 
étaient  très  étendus  et  très  complets,  et  on  y  annexait  d'ordinaire  in 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

extenso  les  pièces  et  correspondances  qui  faisaient  corps  avec  eux. 
Au  procès- verbal  de  l'assemblée  d'Éphèse  se  trouvaient  jointes  les 
lettres  de  l'empereur  Théodose  II  touchant  la  convocation  du  concile, 
et  une  entre  autres  fort  injurieuse  pour  l'évêque  de  Cyr,  Théodo- 
ret,  dont  elle  prononçait  l'exclusion.  Quand  le  secrétaire  eut  lu  cette 
pièce,  il  ajouta  :  «  Les  choses  ont  changé  depuis  lors  :  notre  pieux 
empereur  Marcien  a  fait  cesser  l'exil  du  révérendissime  Théodoiet, 
et,  sur  sa  demande,  le  très  saint  pape  Léon  lui  a  rendu  son  rang 
d'évêque;  il  peut  dont  entrer  ici,  notre  empereur  l'ayant  d'ailleurs 
convoqué.  »  Théodoret  entra  donc;  mais  son  apparition  fut  le  signal 
d'un  soulèvement  général  parmi  les  partisans  de  Dioscore.  Les  évê- 
ques  d'Egypte,  d'illyrie  et  de  Palestine  se  mirent  à  pousser  des  cris 
assourdissans ,  au  milieu  desquels  on  entendait  ces  mots:  «  Misé- 
ricorde !  la  foi  est  perdue  ;  on  fait  entrer  un  homme  déposé  !  Hors 
d'ici  l'ennemi  de  Dieu,  les  canons  le  chassent!  Hors  d'ici  le  précep- 
teur de  Nestorius!  »  Les  évêques  d'Orient,  de  Pont  et  d'Asie  rétor- 
quaient non  moins  bruyamment  :  «  Ce  sont  les  meurtriers  de  Flavien 
qu'il  faut  chasser!  Hors  d'ici  les  manichéens,  hors  d'ici  les  héréti- 
ques !  A  la  porte  ceux  qui  nous  ont  fait  souscrire  un  papier  blanc,  à 
la  porte  ceux  qui  nous  frappaient  pour  nous  faire  signer  !  »  Dioscore, 
se  levant  au  milieu  du  tumulte,  cria  d'une  voix  forte  en  montrant 
Théodoret  :  «  Cet  homme  a  anathématisé  Cyrille,  c'est  donc  Cyrille 
que  vous  chassez  !  »  A  ces  mots,  la  colère  des  Orientaux  ne  connut 
plus  de  bornes.  «  Hors  d'ici  l'assassin  !  disaient-ils  tous  ensemble; 
qui  ne  sait  pas  les  hauts  faits  de  Dioscore  ?  Chassez  d'ici  les  meur- 
triers !  »  Le  parti  de  Dioscore,  prenant  sa  revanche,  se  mit  à  vo- 
ciférer de  son  côté,  traitant  les  Orientaux  de  nestoriens.  «  Longue 
vie  à  l'impératrice  Pulchérie,  l'ennemie  des  nestoriens!  criaient-ils; 
il  y  en  a  encore  ici,  qu'on  les  chasse!  Un  synode  orthodoxe  ne  re- 
çoit pas  Théodoret!  »  Théodoret  alors,  s'avancant  dans  l'enceinte 
avec  dignité  et  s'adressant  aux  magistrats  :  a  J'ai  présenté  requête 
à  l'empereur,  dit-il;  j'ai  exposé  les  cruautés  que  j'ai  souffertes  :  je 
demande  qu'on  examine  ma  lettre.  —  L'évêque  Théodoret,  dirent 
les  magistrats,  a  été  rétabli  dans  son  rang  par  l'archevêque  de 
Rome;  il  peut  entrer  ici ,  il  y  entre  comme  accusateur,  qu'il  aille 
prendre  place  en  cette  qualité.  »  Et  Théodoret  alla  s'asseoir  dans  la 
même  enceinte  qu'Eusèbe  de  Dorylée. 

Au  moment  où  il  s'assit  près  d'Eusèbe,  les  clameurs  se  réveillè- 
rent avec  une  nouvelle  énergie,  mais  en  sens  inverse;  d'autres  cla- 
meurs y  répondirent.  On  n'entendait  plus  dans  la  basilique  que  ces 
apostrophes,  qui  se  croisaient  d'un  côté  à  l'autre  :  «  que  Théodoret 
vienne  siéger  avec  nous,  l'évêque  orthodoxe!  sa  place  est  au  mi- 
lieu de  nous,  »  disaient  les  Orientaux.  —  a  Ne  l'appelez  pas  évêque, 
répondaient  les  Égyptiens,  il  ne  l'est  pas  :  c'est  un  ennemi  de  Dieu; 


LA    REVANCHE    DU    CrilGANDAGE    d'ÉPIIÈSE.  73 

—  c'est  un  hérétique;  —  c'est  un  Juif.  —  Qu'on  le  fasse  sortir 
d'ici.  »  —  «  Ce  sont  les  assassins  qu'il  faut  chasser,  répliquait-on 
de  l'autre  côté;  dehors  les  assassins,  dehors  les  séditieux!  »  Le  tu- 
multe devenait  inexprimable.  Le  chef  des  magistrats,  se  levant 
alors,  fit  signe  qu'il  voulait  parler.  «  Ces  cris,  dit-il,  et  ce  Î3rait  ne 
conviennent  qu'à  une  multitude  désordonnée;  ils  sont  indignes 
d'une  réunion  d'évêques,  et  d'ailleurs  ils  ne  servent  en  rien  aux 
parties;  faites  donc  silence  et  laissez  continuer  la  lecture  des  actes. 

—  Nous  réclamons  pour  la  religion,  pour  la  foi  orthodoxe,  répon- 
daient les  Égyptiens;  chassez  un  seul  homme,  et  nous  écoutons 
tous.  —  Écoutez  d'abord,  répliqua  sévèrement  le  magistrat,  et  ne 
troublez  plus  l'ordre  du  concile.  » 

Cet  incident  terminé,  la  lecture  continua;  mais  Dioscore  se  char- 
gea d'en  provoquer  un  second  non  moins  tumultueux.  On  lisait  la 
lettre  de  Théodose  qui  lui  conférait  la  présidence  du  concile  d'É- 
phèse,  et  lui  donnait  pour  assesseurs  ou  vice-présidens  Juvénal  de 
Jérusalem,  Thalassius  de  Césarée,  Eustathe  de  Béryte,  Basile  de  Sé- 
leucie  et  Eusèbe  d'Ancyre.  «  Vous  voyez  par  ce  passage  du  rescrit 
impérial,  fit -il  observer  en  interrompant  la  lecture  ,  que  je  ne  suis 
pas  le  seul  responsable  de  ce  qui  s'est  passé  à  Éphèse.  L'évêque 
Juvénal,  l'évêque  Thalassius  et  les  autres  partageaient  avec  moi 
l'autorité  sur  l'assemblée,  et  de  plus  tout  ce  que  nous  avons  jugé, 
le  concile  l'a  approuvé  de  vive  voix  et  par  écrit.  On  en  a  fait  le  rap- 
port à  l'empereur  Théodose,  d'heureuse  mémoire,  qui  l'a  confirmé 
par  une  loi  générale.  »  A  cette  assertion,  que  le  concile  avait  tout 
approuvé,  un  démenti  violent  se  fit  entendre  du  côté  des  Orientaux. 
«  Cela  est  faux,  réclama-t-on  de  toutes  parts,  personne  n'a  consenti, 
nous  avons  été  forcés,  —  nous  avons  été  frappés,  —  on  nous  a  fait 
souscrire  un  papier  blanc,  —  on  nous  a  menacés  d'exil,  —  des  sol- 
dats nous  ont  fait  signer  sous  leurs  bâtons  et  sous  leurs  épées,  — 
quel  concile  que  celui  qui  se  tient  avec  des  épées  et  des  bâtons!  — 
Dioscore  avait  ses  raisons  en  faisant  entrer  des  soldats;  —  hors  d'ic 
le  meurtrier!  —  les  soldats  ont  déposé  Flavien  !  »  Du  côté  des  Égyp- 
tiens, on  entendait  des  propos  ironiques  tels  que  ceux-ci  :  «  de  quoi 
se  plaignent-ils?  ce  sont  ces  évêques-là  qui  ont  souscrit  les  pre- 
miers !  ))  Et,  comme  à  ces  mots  des  protestations  se  firent  entendre 
dans  les  rangs  des  clercs,  les  évêques  d'Egypte  se  retournèrent  fu- 
rieux, u  Qui  est-ce  qui  crie  là--bas?  dirent- ils.  Pourquoi  laisse-t-on 
crier  des  clercs?  Qu'on  les  mette  dehors,  qu'on  chasse  les  gens  étran- 
gers au  concile  !  » 

Le  niveau  des  colères  montait  rapidement.  Alors  les  récrimina- 
tions commencèrent  au  sujet  des  violences  employées  par  Dioscore 
et  sa  faction  pour  faire  signer  la  condamnation  de  Flavien.  Etienne 
d'Éplièse  raconta  le  siège  de  son  évêché,  assailli  par  trois  cents  sol- 


7â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dats  et  moines  sous  îe  prétexte  que,  logeant  chez  lui  Eusèbe  de  Do- 
rylée  et  quelques  autres,  il  faisait  de  sa  maison  épiscopale  un  repaire 
pour  les  ennemis  de  l'empereur.  «Ce  crime,  lui  disaient-ils,  mé- 
rite la  mort,  »  et  ils  voulaient  le  tuer.  Il  raconta  ensuite  comment, 
s'étant  réfugié  dans  la  sacristie  de  son  église  avant  le  vote  contre 
Flavien,  on  l'y  avait  mis  sous  clé,  sans  vouloir  le  laisser  sortir  qu'il 
n'eût  signé.  Thalassius  de  Césarée,  qui  avait  été  un  des  vice-prési- 
dens  d'Éphèse,  protesta  qu'il  avait  été  désigné  à  son  insu,  et  que, 
lorsqu'il  avait  voulu  s'opposer  à  des  menées  coupables,  Dioscore  avait 
refusé  de  l'écouter.  L'évèque  de  Glaudiopolis  en  Isaurie,  Théodore, 
fournit  des  explications  détaillées  sur  la  manière  dont  le  président 
avait  enlevé  le  vote  de  la  déposition  de  Flavien,  moitié  par  astuce, 
moitié  par  violence.  «Ils  tenaient  entre  eux,  dit-il,  des  conciliabules 
mystérieux  autour  du  siège  du  président,  puis  ils  venaient  nous 
dire  :  «  Il  faut  opiner,  il  faut  juger,  »  à  nous  qui  étions  assis  simple- 
ment à  nos  places,  sans  avoir  aucune  connaissance  de  l'afiaire  que 
l'on  nous  faisait  décider.  Nos  adversaires  allaient  de  siège  en  siège 
pour  nous  épouvanter  en  criant  :  «  Coupez  en  deux  ceux  qui  parlent 
de  deux  natures,  divisez  ceux  qui  divisent!  »  comme  pour  nous  ac- 
cuser d'être  des  nestoriens  et  de  soutenir  l'hérésie.  Sous  le  coup  de 
semblables  menaces,  chacun  de  nous  craignit  d'être  mis  hors  l'é- 
glise comme  hérétique,  et  de  perdre  ceux  qu'il  avait  baptisés.  Ne 
fallait-il  pas  nous  taire?  Nous  étions  en  tout  cent  trente-cinq,  et 
quarante-deux  avaient  reçu  la  défense  de  parler;  les  autres  sui- 
vaient Dioscore  et  Juvénal,  et,  accompagnés  d'une  foule  de  gens 
inconnus,  troublaient  le  concile  par  leur  tumulte.  Nous  n'avions  as- 
surément rien  à  faire;  ils  se  sont  joués  de  notre  sang!  —  Oui,  oui, 
s'écrièrent  tout  d'une  voix  les  Orientaux,  ce  que  dit  l'évèque  Théo- 
dore est  vrai,  ies  choses  se  sont  passées  ainsi.  »  Les  Egyptiens  ac- 
cueillaient ces  déclarations  par  des  éclats  de  rire  insultans.  «  Voyez 
les  vaillans  évêques,  disaient-ils,  comme  ils  font  honneur  à  leur 
courage!  Est-ce  qu'un  chrétien  craint  personne?  Qu'on  apporte  du 
feu,  nous  le  verrons!  Il  n'y  aurait  point  eu  de  martyrs,  s'ils  avaient 
tremblé  comme  ceux-ci  prétendent  qu'ils  ont  fait.  »  Pendant  cette 
scène  lamentable,  Dioscore  restait  calme  sur  son  siège,  l'ironie  aux 
lèvres;  se  levant  ensuite,  il  dit  :  «  Puisque  ces  gens-là  soutiennent 
qu'ils  n'ont  pas  su  ce  qui  avait  été  jugé  et  qu'ils  ont  souscrit  sur  une 
feuille  de  papier  blanc,  d'abord  ils  ne  devaient  pas  souscrire  sans 
bien  savoir  ce  qu'ils  signaient,  la  foi  étant  en  question;  ensuite  qu 
donc  a  rédigé  par  écrit  leurs  déclarations  (il  parlait  sans  doute  des 
votes  motivés  qu'on  leur  arrachaitj,  si  ce  n'est  eux-mêmes?  Que  votre 
magnificence  les  oblige  à  le  dire.  »  Pour  couper  court  à  une  alterca- 
tion qui  eût  absorbé  toute  la  séance  sans  résultat,  les  magistrats 
ordonnèrent  qu'on  poursuivît  la  lecture  des  actes. 


LA    REVANCHE    DU    BRIGAx\DAGE    D  liPHESE.  75 

La  merition  de  la  lettre  du  pape  Léon  à  Flavien,  dont  on  avait 
refusé  la  communication  au  faux  concile  d'Éphèse  par  ime  suite  de 
subterfuges  ,  donna  lieu  à  de  nouveaux  débats.  Il  en  résulta  que 
Dioscore  était  seul  responsable  de  ce  refus,  et  non,  comme  il  l'insi- 
nuait, ses  assesseurs  Thalassius,  Juvénal  et  les  autres;  mais  ces 
insinuations  ne  laissèrent  pas  d'irriter  contre  lui  ses  anciens  collè- 
gues à  la  présidence,  qui  virent  bien  que  son  plan  de  défense  était 
de  rejeter  sur  eux  une  partie  de  ses  fautes  ou  de  les  entraîner  tous 
dans  sa  perte;  ils  songèrent  alors  à  se  dégager  d'une  responsabilité 
dangereuse.  A  un  certain  endroit  des  actes,  les  Orientaux  ayant  si- 
gnalé une  fausse  déposition  :  «  Il  faut  vérifier,  dirent  les  membres 
du  concile;  qu'on  fasse  venir  les  notaires  synodaux.  —  Demandez 
plutôt  que  Dioscore  fasse  venir  les  siens,  interrompit  Théodore  de 
Claudiopoiis,  car  il  a  chassé  tous  les  autres,  et  n'a  laissé  recueillir 
de  notes  qu'à  des  hommes  dont  il  était  sûr.  —  De  quelle  main  sont 
libellés  les  actes?  d'rent  les  magistrats.  — ■  Chacun,  répondit  Théo- 
dore de  Claudiopolis,  a  fait  écrire  pour  lui  ses  notaires;  les  miens 
l'ont  fait  pour  moi,  ceux  de  Thalassius  pour  lui,  ceux  de  Juvénal 
poiir  lui;  il  y  avait  des  notaires  de  plusieurs  autres  évêques  qui 
écrivaient,  »  Là-dessus  Eusèbe  de  Dorylée  pria  les  magistrats  de 
faire  entendre  Élienne  d'Éphèse,  qui  avait  des  renseignemens  cu- 
rieux sur  cet  objet.  Requis  de  s'expliquer,  Etienne  le  fit  en  ces 
termes  :  «  Mes  notaires,  dit-il,  pour  fournir  un  exempie  de  la  ma- 
nière dont  Dioscore  traitait  ou  faisait  traiter  ceux  des  autres,  te- 
naient des  notes  pour  moi;  ils  étaient  deux,  Julien,  maintenant 
évêque  deLébède,  et  Crispinus,  diacre.  Lorsqu'ils  furent  aperçus  de 
Dioscore,  il  envoya  vers  eux  ses  notaires  à  lui,  lesquels  s'emparèrent 
de  leurs  tablettes,  qu'ils  effacèrent,  et  faillirent  leur  rompre  les  doigts 
en  voulant  leur  arracher  leurs  écritoires.  Cela  fait  que  je  n'ai  point 
eu  de  copie  des  actes,  et  je  ne  sais  ce  que  sont  devenues  les  notes 
qui  m'étaient  destinées.  »  Les  manœuvres  de  Dioscore  se  dévoil;:ient 
ainsi  à  chaque  ligne  des  actes,  et  tous  les  témoignages  tournaient 
à  sa  confusion. 

Quand  on  en  vint  à  la  profession  de  foi  d'Eutychès,  insérée  aux 
actes,  il  s'éleva  une  discussion  dogmatique  fort  embrouillée,  et  qui 
montre  combien  Cyrille,  soit  par  ses  anathématismes,  soit  par  quel- 
ques-unes de  ses  lettres,  avait  jeté  d'embarras  dans  une  question 
qu'il  déclarait  lui-même  à  peu  près  inaccessible  aux  intelligencas 
théologiques  les  plus  exercées.  On  avait  reproché  à  Eutychès,  dans 
le  concile  de  Constantinople,  de  dire  :  «  deux  natures  en  Jésus- 
Christ  avant  l'incaraation,  et  une  seule  après,  »  et  Basile  de  Séleu- 
cie  lui  avait  fait  observer  que,  si,  au  lieu  de  dire  simplement  une  na- 
ture, il  ajoutait'  incarnée  et  humanisée,  il  penserait  alors  comme  le 
bienheureux  Cyrille   et  comme  tous  les  orthodoxes,  «  car  enfin, 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ajo 11  ait-il,  il  est  clair  que  la  divinité  du  Christ,  qu'il  tient  de  son 
père,  est  autre  chose  que  son  humanité,  qu'il  tient  de  sa  mère,  et 
qu'ainsi  il  confesserait  les  deux  natures;  »  mais  Eutychès  n'y  avait 
point  consenti.  «  Ce  que  vous  souteniez  alors  à  Eutychès,  dirent 
les  magistrats  à  Basile  de  Séleucie,  est  parfaitement  orthodoxe, 
et  le  refus  d'Eutychès  le  constituait  en  état  d'hérésie.  Expliquez- 
nous  donc  pourquoi  vous  avez  ensuite  souscrit  à  l'absolution  de 
l'archimandrite  et  à  la  déposition  de  l'archevêque  Flavien,  de 
sainte  mémoire?  —  Parce  que,  répondit  Basile,  livré  au  juge- 
ment de  cent  vingt  ou  cent  trente  évoques,  j'ai  cédé  à  la  néces- 
sité de  leur  obéir.  —  Yoici,  s'écria  Dioscore  en  l'interrompant, 
voici  l'accomplissement  de  ce  mot  de  l'Évangile  :  «  tu  te  justifie- 
ras par  ta  bouche  et  tu  te  condamneras  par  ta  bouche.  »  Tu  as 
prévariqué  par  respect  humain  et  tu  as  méprisé  la  foi.  Tu  ne  sais 
donc  pas  qu'il  a  été  écrit  :  «  Ne  rougis  pas  pour  ta  ruine?  »  A  cette 
dure  et  insolente  remontrance,  l'évêque  Basile  répondit  :  a  Si  j'avais 
eu  des  juges  civils,  j'aurais  combattu  pour  mon  opinion  jusqu'au 
martyre,  et  j'ai  donné  à  Constantinople  plus  d'une  preuve  de  ma 
fermeté;  mais  un  fils  jugé  par  son  père  ne  se  défend  point,  il  se 
soumet  et  meurt,  même  avec  le  droit  pour  lui;  j'ai  failli  !»  A  ce  mot, 
les  Orientaux  s'écrièrent  en  masse  :  «  Tous,  tous,  nous  avons  failli, 
tous  nous  demandons  pardon.  »  Ce  mot  parcourut  de  rang  en  rang 
tout  le  côté  gauche  de  l'assemblée;  Thalassius,  Eustathe  et  les  au- 
tres r;^pétèrent  avec  componction  :  a  Nous  avons  tous  péché,  nous 
demandons  tous  merci.  »  C'était  un  spectacle  attendrissant  que  de 
voir  ces  vieux  évêques,  les  mains  levées  vers  le  ciel,  implorant  mi- 
séricorde pour  leur  faiblesse. 

Lorsque  l'on  en  vint  à  la  profession  de  foi  de  Flavien  au  concile 
de  Constantinople,  l'assemblée  en  écouta  la  lecture  avec  un  reli- 
gieux silence.  «  Qu'en  pensent  les  très  révérends  évêques?  dit  le 
magistrat  qui  présidait;  Flavien  exposant  ainsi  sa  foi  restait-il  dans 
l'orthodoxie,  ou  en  était-il  sorti?  Le  concile  actuel  en  jugera.  — 
L'archevêque  Flavien  a  exposé  la  foi  saintement,  complètement,  ca- 
tholiquement,  dit  le  légat  Paschasinus,  puisque  son  exposition  con- 
corde avec  la  lettre  de  l'archevêque  de  Rome.  —  Cela  étant,  ajouta 
l'autre  légat  Lucentius,  et  les  sentimens  de  Flavien,  d'heureuse 
mémoire,  concordant  avec  ceux  du  siège  apostohque  et  la  tradition 
des  pères,  il  y  a  lieu  au  synode  actuel  de  rétorquer  contre  les  hé- 
rétiques qui  l'ont  condamné  leur  sentence  de  condamnation.  »  De 
toutes  parts,  des  évêques  importans  déclarèrent  la  doctrine  de  Fla- 
vien orthodoxe;  quelques-uns  ajoutèrent,  conforme  à  celle  de  Cy- 
rille, et  les  Orientaux  en  masse  s'écrièrent  :  «  Le  martyr  Flavi-en  a 
bien  expliqué  la  foi.  — Attendez,  interrompit  Dioscore,  qu'on  lise 
le  reste  de  ses  paroles,  et  je  répondrai  ;  on  verra  qu'il  se  contredit 


LA    REVANCHE    DU    BRIGANDAGE    D  EPUESE.  77 

et  qu'il  professe  deux  natures  après  l'union.  —  Oui,  je  supplie  qu'on 
lise  le  reste,  s'écria  Juvénal  de  Jérusalem,  relevant  les  dernières 
paroles  de  Dioscore,  et  l'on  verra  que  tout  y  est  orthodoxe.  Le  très 
saint  évêque  Flavien  a  parlé  comme  Cyrille  et  comme  la  tradition 
des  pères.  —  INous  disons  la  même  chose,  »  crièrent  les  évêques  de 
Palestine;  Juvénal,  se  levant  avec  eux,  quitta  son  siège  et  passa  de 
l'autre  côté,  suivi  de  tous  ses  suffragans. 

Ce  fut  un  véritable  coup  de  théâtre,  qui  jeta  le  parti  de  Dioscore 
dans  la  consternation  et  remplit  de  joie  le  parti  contraire.  Une  ac- 
clamation s'éleva  du  corps  des  Orientaux  eu  l'honneur  des  évêques 
qui  se  ralliaient  à  eux,  et  fut  répétée  par  tout  le  côté  gauche. 
«  Soyez  les  bienvenus,  leur  disait-on,  évêques  orthodoxes;  c'est 
Dieu  qui  vous  amène!  »  Cette  désertion,  concertée  entre  Juvénal  et 
ses  collègues  de  Palestine,  parut  une  juste  représaille  des  mauvais 
procédés  de  Dioscore  et  de  l'insistance  qu'il  avait  mise  à  compro- 
mettre dans  sa  cause  ses  anciens  assesseurs  d'Éphèse.  Pierre  de 
Corinthe  prit  alors  la  parole  et  dit  :  «  Je  n'ai  pas  assisté  au  concile 
dont  il  s'agit,  attendu  que  je  n'étais  pas  encore  ordonné  évêque, 
mais,  sur  ce  qu'on  vient  de  hre,  je  trouve  la  doctrine  de  Flavien 
d'une  incontestable  orthodoxie.  »  Et  il'  passa  du  côté  des  Orien- 
taux, qui  le  saluèrent  par  ces  cris  :  «  Pierre  croit  comme  Pierre, 
soyez  le  bienvenu,  évêque  orthodoxe!  »  Irénée,  évêque  de  Nau- 
pacte,  avec  les  évêques  d'Hellade,  de  Macédoine  et  de  Crète,  obéi- 
rent au  torrent  et  passèrent  à  l'autre  travée  ;  mais  la  surprise  fut 
au  comble  lorsqu'on  vit  quatre  évêques  égyptiens  se  déclarer  aussi 
pour  la  mémoire  de  Flavien  et  quitter  le  côté  où  ils  siégeaient.  Dios- 
core, renié,  délaissé,  dévorait  mal  sa  colère.  «  Flavien  a  été  dé- 
posé, disait-il,  pour  avoir  soutenu  deux  natures  après  l'union,  et 
j'ai  là  vingt  passages  des  pères  qui  condamnent  cette  proposition. 
Qu'on  me  chasse  donc  avec  les  pères!  » 

Les  faits  de  violences  par  lesquels  s'était  terminé  le  brigandage 
d'Ephèse  amenèrent  un  débat  très  vif  entre  Dioscore  et  certains 
évêques  déposans.  Dioscore  niait  tout,  répondait  h  tous  les  propos  : 
«  Gela  est  faux,  on  en  a  menti  !  »  A  l'en  croire,  il  n'y  aurait  eu  ni 
soldats  en  armes  envahissant  l'église,  ni  parabolans,  ni  moines  sy- 
riens, milice  féroce  de  Barsumas.  Quand  on  parla  de  l'apparition 
du  proconsul  avec  des  chaînes  et  une  multitude  de  satellites,  Dios- 
core interrompit  en  ricanant  :  «  Multitude  !  dit-il,  dix,  vingt,  trente, 
cent  personnes  tout  au  plus;  je  produirai  des  témoins  pour  prouver 
que  tout  cela  n'est  que  mensonge.  »  Irrités  de  son  air  insultant  et 
de  sa  mauvaise  foi,  los  évêques  s'animaient  de  leur  côté.  «  Je  n'ai 
forcé  personne  à  souscrire,  répétait  Dioscore.  Qui  dit  que  je  l'ai 
forcé?  —  Moi,  r 'pondit  Basile  de  Séleucie.  Vous  nous  avez  forcés  à 
cette  abomination  par  les  menaces  de  vos  satellites,  »  et,  s'adres- 


78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sant  aux  magistrats,  il  leur  dit  :  «  Jugez  de  quelle  violence  il 
usait  alors,  étant  maître  absolu  de  son  concile,  lui  qui  maintenant 
trouble  le  nôtre,  quoiqu'il  n'ait  autour  de  lui  que  six  adhérens.  Je 
demande  que  tous  les  métropolitains  de  Lycaonie,  de  Phrygie,  de 
Perge  et  des  autres  provinces  déclarent  sur  les  saints  Évangiles  s'il 
n'est  pas  vrai  qu'après  la  déposition  de  Flavien,  comme  nous  étions 
tous  consternés  et  n'osions  ouvrir  la  bouche ,  que  quelques-uns 
même  s'enfuyaient,  il  se  dressa  sur  ses  pieds  et  dit  :  Voyez-vous,  si 
quelqu'un  ne  veut  pas  souscrire,  il  aura  affaire  à  moi!  »  Les  dépo- 
sitions continuaient  à  être  accablantes  pour  Dioscore,  lorsque,  pre- 
nant la  parole,  il  dit  aux  magistrats  :  «  Yotre  grandeur  est  fati- 
guée; faites  remettre  la  cause,  s'il  vous  plaît.  » 

Il  était  environ  six  heures  du  soir;  le  soleil  se  couchant  à  cinq 
heures  et  demie  le  8  octobre  sous  le  climat  de  Chalcédoine,  l'obs- 
curité envahissait  la  basilique.  On  alluma  les  torches,  et  le  secré- 
taire acheva  la  lecture  des  actes  d'Ëphèse.  Quant  il  eut  fini,  le  pré- 
sident annonça  qu'on  renvoyait  au  lendemain  9  les  questions  sur 
la  foi  qui  demandaient  à  être  examinées  plus  amplement;  quant  an 
jugement  des  faits  qui  s'étaient  déroulés  dans  les  débats  de  la  pré-r 
sente  séance,  d'après  les  pièces  lues  et  les  témoignages  entendus, 
Flavien,  d'heureuse  mémoire,  paraissant  avoir  été  condamné  injus- 
tement, ainsi  que  le  très  pieux  évêque  Eusèbe  de  Dorylée,  le  con- 
seil des  juges  et  des  sénateurs  estimait  :  «  que,  sous  le  bon  plaisir 
de  l'empereur,  Dioscore,  évêque  d'Alexandrie,  Juvénal  de  Jérusa- 
lem, Thalassius  de  Gésarée,  Eusèbe  d'Ancyre,  Eustathe  de  Béryte, 
et  Basile  de  Séleucie,  président  et  assesseurs  au  concile  d'Ephèse, 
devaient  subir  la  même  peine  et  être  privés  de  la  dignité  épisco- 
pale,  selon  les  canons.  » 

La  séance  fut  alors  levée  au  chant  du  Trisagion,  hymne  nou- 
veau, introduit  par  Proclus  dans  la  liturgie  de  Constantinople,  et  qui 
était  alors  fort  en  vogue.  Il  y  était  dit  :  «  Dieu  saint,  saint  et  fort, 
saint  et  immortel ,  ayez  pitié  de  nous  1  »  Après  ce  chant,  les  magis- 
trats quittèrent  la  salle,  et  les  évêques  se  dispersèrent. 

III. 

La  séance  annoncée  pour  le  lendemain  9  octobre  n'eut  pas  lieu, 
mais  il  se  tint  le  10,  dans  la  même  église  de  Sainte-Euphémie,  une 
seconde  action  (J),  où  les  magistrats  présidèrent.  Ni  Dioscore  ni  ses 
cinq  assesseurs,  mis  en  prévention  dans  la  première,  comme  auteurs 
ou  complices  des  désordres  d'Ephèse,  ne  s'y  trouvèrent,  les  évêques 
égyptiens  en  corps  firent  également  défaut,  et  on  remarque  de- 

(I)  Dans  les  plus  anciens  conciles,  action  est  synonyme  de  séance  ayant  un  but 
déterminé. 


LA.    REVANCHE    DU    BRIGANDAGE    D  EPHÈSE.  79 

puis  lors  qu'aucun  ne  vint  plus  à  l'assemblée.  La  réunion  avait  un 
caractère  tout  à  fait  dogmatique.  L'empereur  désirait  qu'une  dé- 
finition nette  et  précise  du  mystère  de  l'incarnation  fût  faite  par  le 
concile,  soit  pour  l'apaisement  des  consciences,  soit  afin  de  donner 
à  l'état  une  règle  dans  son  action  législative.  Théodose  II  avait 
rendu  une  loi  eutycbienne  en  prescrivant  l'adoption  du  faux  concile 
d'Éphèse  :  cette  loi,  Marcien  l'avait  c.bolie,  mais  que  raettrait-il  à  la 
place?  Quel  dogme  imposerait-il  à  son  tour  comme  étant  le  critérium 
de  la  foi  catholique?  Il  demandait  une  formule  à  l'assemblée  de 
Chalcédoine,  comme  jadis  le  grand  Constantin  en  avait  demandé  une 
à  la  première  assemblée  œcuménique  sur  le  mystère  de  la  trinité. 
Marcien  sans  doute  eût  été  heureux  d'attacher  à  son  nom  la  gloire 
d'une  définition  sur  un  dogme  aussi  important  que  l'incarnation, 
de  même  que  Constantin  avait  attaché  le  sien  à  celui  de  la  consub- 
stantialité  dans  les  trois  personnes  divines.  Celles  de  ces  raisons  qui 
pouvaient  peser  sur  le  concile,  les  magistrats  les  exposèrent  dès 
l'ouverture  de  la  séance;  mais  elles  ne  touchèrent  point  les  évêques, 
peu  soucieux  de  s'embarquer  dans  des  discussions  très  délicates  en 
elles-mêmes,  impossibles  peut-être  avec  une  assem.blée  de  six  cents 
membres  divergens  d'intérêts  ou  d'opinions.  «A  quoi  bon,  disaient- 
ils,  une  chose  aussi  périlleuse  qu'une  définition  nouvelle?  Les  an- 
ciens pères  n'avaient-ils  pas  laissé  sur  l'ensemble  des  dogmes  des 
expositions  de  foi  qu'il  fallait  suivre?  Que  si  des  hérésies  récentes 
avaient  créé  le  besoin  d'éclaircissemens  plus  complets,  ils  avaient 
été  donnés,  d'abord  contre  Nestorius  par  la  seconde  lettre  de  Cy- 
rille, puis  contre  Eutychès  par  la  lettre  de  Léon  à  Flavien.  Il  fallait 
s'en  tenir  là,  si  on  ne  voulait  envenimer  les  discordes  au  lieu  de  ré- 
tablir la  paix.  D'ailleurs  un  canon  des  pères  interdisait  formelle- 
ment tout  symbole  nouveau  ou  exposition  nouvelle  sur  la  foi;  on 
ne  pouvait  contrevenir  à  ce  qui  était  désorm.ais  une  loi  de  l'église.  » 
Les  évêques  faisaient  allusion  à  ce  décret  du  premier  concile  d'É- 
phèse si  traîtreusement  interprété  par  Dioscore  contre  Flavien. 

Malgré  ces  argumens,  qui  dénotaient  au  fond  chez  les  évêques 
une  grande  timidité  provenant  de  la  divergence  des  sentimens,  les 
magistrats  insistaient  :  «  la  définition,  suivant  eux,  était  nécessaire 
comme  règle  à  l'action  de  l'état;  l'empereur  aussi  la  voulait,  »  et  ils 
proposèrent  de  nommer  une  commission  qui  préparerait  un  projet 
que  l'on  discuterait  plus  tard  à  l'assemblée  générale;  mais  les  évê- 
ques n'y  consentirent  pas  davantage,  a  En  tout  cas,  s'il  y  a  quelque 
chose  à  faire,  dit  à  ce  sujet  Florentins  de  Sardes,  ce  que  pour  mon 
compte  je  ne  crois  pas,  il  faut  nous  laisser  le  tamps  de  réfléchir.  » 
Repoussés  encore  sur  ce  point,  les  magistrats  invitèrent  les  évêques 
à  se  concerter  comme  ils  voudraient  pour  une  résolution  commune, 
et  à  se  réunir  dans  ce  dessein  chez  le  patriarche  de  Gonstantinople, 


80  RLVCE    DES    DEUX   MONDES. 

Anatolius.  «  Puisqu'il  y  a  des  doutes  sar  la  foi,  répétaient-ils,  il 
faut  les  éclaircir,  et  l'archevêque  s'adjoindra  les  hommes  les  plus 
propres  à  rassurer  les  consciences;  l'empereur  vous  donne  cinq  jours 
pour  vous  entendre.  »  Quelques  évêques  réclamèrent  la  lecture  de 
la  seconde  lettre  de  Cyrille  à  Nestorius  et  la  lettre  du  même  père 
aux  Orientaux;  on  s'abstint  de  lire  la  troisième  à  Nestorius,  qui 
renfermait  les  anathématismes.  On  lut  aussi  en  grec  la  lettre  de 
Léon,  qui  fut  interrompue  en  plusieurs  endroits  par  les  protestations 
des  évêques  d'Illyrie  et  de  Palestine.  Les  magistrats  profitèrent  de 
ces  oppositions  pour  montrer  la  nécessité  d'une  définition  nouvelle, 
et  les  discussions  sur  la  foi  furent  renvoyées  à  cinq  jours  de  là. 

Ils  levaient  la  séance  quand  un  mouvement  de  l'assemblée  les 
retint.  Les  évêques  d'Illyrie  et  de  Palestine,  c'est-à-dire  la  fraction 
du  parti  de  Dioscore  ralliée  au  côté  gauche,  demandèrent  par  accla- 
mation qu'on  rendît  les  pères  au  concile.  Ils  entendaient  par  là  Ju- 
vénal  de  Jérusalem,  Thalassius  de  Gésarée,  et  les  autres  vice-pré- 
sidens  du  faux  concile  d'Ephèse  qui  avaient  été  déclarés  par  les 
magistrats  complices  des  violences  de  Dioscore;  plusieurs  récla- 
maient Dioscore  lui-même.  «  Nous  prions  pour  nos  pères,  disaient- 
ils,  rendez-les  au  concile.  Portez  nos  prières  à  l'empereur,  portez-les 
à  l'impératrice;  nous  avons  tous  péché,  qu'on  pardonne  à  tous!  »  Au 
nom  de  Dioscore,  les  Orientaux  se  soulevèrent  avec  indignation. 
((  Non,  non,  s'écrièrent-ils;  que  l'Égyptien  soit  banni!  »  Mais  les  Illy- 
riens  reprenaient  :  (c  Ptendez  Dioscore  au  concile  ;  nous  avons  tous 
faiUi,  pardon  pour  tous!  — Ceux  qui  demandent  le  pardon  de  Dios- 
core ne  sont  pas  nombreux,  dirent  les  clercs  de  Gonstantinople  aux 
magistrats;  ce  n'est  pas  là  le  concile.  »  Les  magistrats,  interrom- 
pant les  cris,  dirent  aux  évêques  :  «  Ce  qui  a  été  prononcé  sera  exé- 
cuté. »  Ainsi  finit  la  seconde  action. 

L'objet  de  la  première,  on  se  le  rappelle,  avait  été  de  constater 
les  faits  du  brigandage  d'Éphèse  et  d'en  rechercher  les  auteurs;  il 
restait  maintenant  à  faire  aux  coupables  l'application  des  peines 
canoniques  :  ce  fut  l'objet  de  la  séance  qui  se  tint  le  13  octobre, 
cinq  jours  après  l'autre.  Lors  de  la  première  action,  le  concile 
était  constitué  en  cour  de  justice,  sous  la  présidence  des  magis- 
trats; il  se  forma  cette  fois  en  assemblée  purement  ecclésiastique, 
ayant  à  appliquer  les  lois  de  l'église.  Les  légats  du  pape  ou  les 
Romains,  comme  on  les  appelait,  présidèrent  conformément  à  la 
convention  passée  entre  le  pape  Léon  et  l'empereur  Marcien.  Pas- 
diasinus,  chef  de  la  légation,  dit,  en  occupant  le  siège  de  la  prési- 
dence, qu'il  «  le  faisait  au  lieu  et  place  du  très  saint  archevêque  de 
la  ville  de  Rome  et  par  son  ordre.  » 

Le  droit  romain,  on  le  sait,  ne  connaissait  pas,  comme  le  nôtre, 
l'institution  d'un  ministère  public  chargé  de  poursuivre,  au  nom 


LA    REVANCHE   DU    BRIGANDAGE    d'ÉPHÈSE.  81 

de  la  société,  les  actes  qui  peuvent  compromettre  son  existence;  sauf 
certains  cas  fort  rares,  la  poursuite  des  crimes  publics  était  lais- 
sée à  l'initiative  d'accusateurs  privés.  Il  en  était  de  même  dans  le 
droit  canonique,  qui  avait  emprunté  sa  procédure  au  droit  civil.  Ici 
encore,  Eusèbe  de  Dorylée  se  porta  accusateur.  Dans  la  première  ac- 
tion, devant  une  cour  de  justice  ecclésiastique  présidée  par  des  ma- 
gistrats, il  avait  adressé  sa  requête  à  l'empereur,  qui  l'avait  renvoyée 
au  concile;  dans  celle-ci  il  saisit  directement  l'assemblée,  parce  qu'il 
s'agissait  de  la  juridiction  ecclésiastique  pure.  Sa  requête  contenait 
trois  chefs  principaux  :  1°  Eusèbe  avait  été  injustement  déposé;  quoi- 
que relevé  de  sa  déposition  par  le  pape,  il  réclamait  son  rétablis- 
sement canonique  dans  l'église  de  Dorylée;  2"  Dioscore  ayant  fait 
triompher  à  Éplièse  l'hérésie  d'Eutychès,  Eusèbe  demandait  qu'il  fût 
puni,  pour  l'exemple,  des  peines  les  plus  graves  des  canons,  et  que 
la  doctrine  perverse  d'Eutychès  fût  solennellement  anathématisée; 
3°  enfin  il  émettait  le  vœu  que  les  actes  de  la  criminelle  assemblée 
d'Éphèse  fussent  cassés,  et  l'assemblée  rayée  de  la  liste  des  conciles 
sous  une  déclaration  d'indignité.  On  remarqua  que  la  mise  en  accu- 
sation se  bornait  au  seul  Dioscore,  et  que  ni  Juvénal  de  Jérusalem, 
ni  Thalassius  de  Césarée,  ni  les  trois  autres  vice-présidens  d'Éphèse 
ne  s'y  trouvaient  compris.  Eusèbe  s'était  aperçu  sans  doute  que  la 
conduite  de  ces  cinq  évêques  à  la  séance  du  8  octobre  et  leur  dé- 
sertion courageuse  en  face  de  Dioscore  leur  avaient  gagné  la  sympa- 
thie de  la  majorité;  or  l'ancien  avocat  n'était  pas  homme  à  se  four- 
voyer dans  une  alTaire  dont  le  résultat  pouvait  être  douteux. 

Quand  la  requête  eut  été  lue,  Eusèbe  se  leva  et  dit  :  «  Plaise  au 
saint  concile  que  mon  adversaire  soit  appelé  pour  s'expliquer  con- 
tradictoirement  avec  moi  sur  les  choses  dont  je  l'accuse.  —  Il  l'a 
été,  reprit  l'archidiacre  de  Constantinople  Aétius,  qui  faisait  fonc- 
tions de  promoteur  et  de  primicier  des  notaires.  Les  diacres  Dom- 
nus  et  Cyriacus  l'ont  invité,  comme  tous  les  évêques,  à  se  rendre 
aujourd'hui  dans  la  basilique  de  Sainte-Euphémie.  Il  a  répondu  qu'il 
s'y  rendrait  volontiers  s'il  était  libre,  mais  qu'étant  prisonnier  du 
maître  des  offices,  qui  le  faisait  garder  par  des  mogistriens,  il  dépen- 
dait d'eux,  et  que  probablement  ceux-ci  ne  le  laisseraient  pas  s'éloi- 
gner.— Voyons  pourtant  s'il  ne  serait  pas  aux  environs  de  l'église,» 
dit  le  président  Paschasinus ,  et  il  fit  signe  à  deux  prêtres  d'aller 
s'en  assurer.  Ceux-ci  sortirent,  firent  le  tour  de  la  basilique  et  rap- 
portèrent qu'ils  n'avaient  vu  personne.  On  résolut  alors  d'envoyer 
trois  évêques  lui  porter  la  sommation  du  concile  à  son  logis;  ces 
trois  évêques  étaient  accompagnés  d'un  notaire  chargé  de  dresser 
le  procès-verbal  de  l'entrevue.  Dioscore  les  reçut  comme  il  avait 
reçu  la  veille  les  envoyés  du  promoteur.  «  Je  suis  prisonnier,  leur 

TOME  xcvin,  —  1872  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dit-il,  les  magistriens  me  gardent;  informez-vous  s'ils  me  permet- 
traient de  vous  suivre.  —  Nous  ne  sommes  pas  députés  aux  magis- 
triens, mais  à  vous,  firent  observer  les  commissaires;  c'est  à  vous 
de  décider.  »  Dioscore  se  renfermant  dans  la  même  excuse,  les 
commissaires  partirent.  Ils  sortaient  à  peine  de  la  maison,  que 
l'accusé  fit  courir  après  eux.  «  J'ai  réfléchi,  dit-il,  que  les  magis- 
trats, dans  la  première  action,  ont  prononcé  quelque  chose  que  le 
concile  veut  révoquer  maintenant  en  m'appelant  devant  lui.  Je  de- 
mande que,  si  je  comparais,  les  magistrats  et  les  sénateurs  alors 
présens  le  soient  encore  à  ma  comparution.  —  Le  saint  concile  ne 
veut  rien  changer  à  ce  que  les  magistrats  ont  résolu,  répondit  l'é- 
vêque  d'Ariarathée,  un  des  commissaires.  —  Yous  m'avez  pourtant 
dit,  répliqua  Dioscore,  qu'Eusèbe  avait  présenté  une  requête  contre 
moi;  je  désire  qu'elle  soit  examinée  en  présence  des  magistrats  et 
des  sénateurs.  »  Un  des  commissaires,  prenant  la  parole,  dit  à  ce 
moment  :  «  Vous  nous  avez  assuré  d'abord  que,  si  vos  gardiens 
l'autorisaient,  vous  viendriez  au  concile;  or  l'autorisation  vous  en 
est  donnée  par  le  lieutenant  du  maître  des  offices,  que  nous  avons 
rencontré  là-bas  et  qui  nous  accompagne.  Youlez-vous  ou  non  vous 
rendre  au  concile?  répondez  nettement.  — Je  viens  d'apprendre, 
reprit  Dioscore,  que  les  magistrats  et  les  sénateurs  ne  sont  point  à 
l'assemblée;  je  n'ai  rien  de  plus  à  vous  dire.  »  Les  trois  évêques 
s'en  allèrent. 

Leur  rapport  ayant  été  fait  à  l'assemblée,  celle-ci  envoya  une  se- 
conde députation  de  trois  évêques,  porteurs  d'une  seconde  citation  : 
c'étaient  Pergamius,  métropolitain  d'Antioche  en  Pisidie,  Cécropius 
de  Sébastopolis  et  Rufin  de  Samosate,  lesquels  étaient  accompagnés 
aussi  d'un  notaire.  Ils  rencontrèrent  chez  Dioscore  les  mêmes  sub- 
terfuges que  leurs  prédécesseurs.  «  J'ai  déjà  déclaré,  leur  dit-il,  que 
je  suis  retenu  chez  moi  par  la  maladie,  et,  mon  état  s'aggravant, 
j'ai  différé  de  me  rendre  à  la  sommation.  —  Yous  aviez  parlé  non 
point  de  maladie,  mais  seulement  de  l'absence  des  magistrats,  ré- 
pondit Cécropius.  Allons,  agissez  comme  il  est  digne  d'un  évêque, 
obéissez  au  concile.  »  Pressé  pareillement  par  Rufin,  Dioscore 
s'enquit  si  Juvénal,  Thalassius,  Eusèbe,  Rasile  etEustathe,  ses  anciens 
vice-présidensd'Éphèse,  se  trouvaient  à  l'assemblée.  «Le  concile  ne 
nous  a  point  chargés  de  répondre  à  cette  question,  reprit  assez 
durement  Pergamius.  —  Eh  bien  !  répliqua  Dioscore,  j'ai  prié  l'em- 
pereur d'ordonner  que  les  magistrats  qui  m'ont  déjà  entendu  as- 
sistent à  ce  nouvel  examen  de  ma  cause,  ainsi  que  les  évêques  avec 
lesquels  elle  m'est  commune.  —  Eusèbe  n'accuse  que  vous  seul, 
répondit  Cécropius,  et,  quand  on  examine  une  affaire  d'après  les 
canons,  on  n'a  besoin  de  la  présence  ni  des  magistrats  ni  d'aucun 
laïque.  —  Ce  que  j'ai  dit  est  dit,  »  répliqua  Dioscore,  et  les  en- 


LA    REVANCHE    DU   BRIGANDAGE   d'ÉPHÈSE.  83 

voyés  se  retirèrent.  Lorsqu'ils  eurent  fait  leur  rapport  à  l'assem- 
blée, Eusèbe  déclara  qu'il  ne  prétendait  accuser  que  le  seul  Dios- 
core;  alors  le  concile  discuta  s'il  fallait  envoyer,  séance  tenante,  à 
l'évêque  d'Alexandrie,  une  troisième  et  dernière  sommation. 

Pendant  ces  allées  et  venues,  qui  prirent  beaucoup  de  temps, 
parce  que  la  basilique  de  Sainte-Euphémie  était  située  hors  la  ville, 
il  s'était  passé  un  incident  qui  porta  au  comble  les  mauvaises  dis- 
positions des  évêques  pour  le  patriarche  accusé.  Quatre  Égyptiens 
s'étaient  présentés  au  seuil  de  l'église ,  porteurs  chacun  d'une  re- 
quête individuelle  adressée  au  saint  pape  Léon  et  au  concile,  et  ils 
demandaient  à  être  introduits  pour  les  remettre  eux-mêmes  à  l'as- 
semblée et  les  affirmer  par  serment.  Ces  quatre  Égyptiens ,  arrivés 
d'Alexandrie  tout  exprès  pour  attaquer  le  patriarche,  comptaient 
dans  leurs  rangs  un  prêtre  et  deux  diacres,  et  ce  qui  donnait  à  leur 
apparition  un  intérêt  tout  particulier,  c'est  que  le  prêtre  nommé 
Athanase  était  un  neveu  de  ce  même  Cyrille,  prédécesseur  de  Dios- 
core,  et  dont  le  nom  était  dans  toutes  les  bouches  depuis  l'ouver- 
ture du  concile.  Athanase  représentait  la  famille  entière  de  son 
oncle,  ou  du  moins  ce  qui  restait  de  cette  famille  infortunée;  elle 
l'envoyait  dénoncer,  devant  le  seul  tribunal  en  qui  elle  eût  confiance 
sur  la  terre,  les  persécutions  odieuses  qui  l'avaient  presque  fait 
disparaître.  Chaque  requérant,  suivant  l'usage,  avait  son  placet 
particulier,  dans  lequel  il  énumérait  ses  griefs  propres,  en  y  ajou- 
tant des  faits  généraux  capables  de  faire  impression  sur  les  juges. 
Le  légat  Lucentius  ordonna  de  les  introduire  tous  les  quatre,  et  leurs 
requêtes  furent  lues  successivement  par  un  secrétaire  du  concile. 

Le  premier  plaignant,  Théodore,  était  un  diacre  de  Cyrille  qui 
n'avait  pas  toujours  été  dans  l'église.  Magistrien,  c'est-à-dire  em- 
ployé dans  la  maîtrise  des  offices  pendant  vingt-deux  ans,  il  avait 
mérité,  par  sa  bonne  conduite  et  aussi  par  quelques  services  ren- 
dus, que  Cyrille  l'attachât  à  son  clergé,  où  il  avait  figuré  comme 
diacre  pendant  quinze  ans;  mais  Dioscore,  dès  son  arrivée  au  trône 
patriarcal,  l'avait  chassé,  sans  aucun  autre  motif  que  les  distinctions 
qu'il  avait  reçues  de  Cyrille  et  la  familiarité  dont  celui-ci  l'honorait. 
«  En  effet,  était-il  dit  dans  la  requête,  cet  archevêque  (Dioscore), 
qu'il  faut  appeler  non  pas  très  saint,  mais  très  féroce,  avait  pris  à 
tâche  d'expulser  de  la  ville  non-seulement  la  famille  de  son  prédé- 
cesseur, mais  tous  ceux  qu'il  avait  favorisés.  Il  les  expulsait  comme 
des  ennemis  de  sa  doctrine,  car  il  faut  savoir  qu'il  est  hérétique  ori- 
géniste,  et  blasphème  la  très  sainte  Trinité.  Aucun  excès  ne  manque 
à  sa  tyrannie,  ni  le  meurtre,  ni  l'incendie  des  maisons,  ni  la  des- 
truction des  arbres,  quand  il  porte  sa  vengeance  sur  quelqu'un.  De 
plus  il  a  toujours  mené  une  vie  infâme,  ce  que  je  m'engage  à  prou- 
ver. Pour  tout  ce  que  j'avance,  je  produirai  des  témoins  qui  sont 


84  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

là  et  que  j'adjure  le  concile  de  mettre  en  lieu  de  sûreté,  pour  les 
garantir  des  violences  de  Dioscore  et  de  ses, satellites.  » 

Le  deuxième  plaignant,  diacre  comme  le  premier,  et  comme  lui 
familier  de  la  maison  de  Cyrille,  qui  l'avait  chargé  de  plusieurs 
missions  importantes  par  terre  et  par  mer,  s'était  vu  honteusement 
chasser  à  l'avènement  du  nouveau  patriarche,  à  qui  les  hommes 
de  confiance  de  son  prédécesseur  étaient  tous  suspects  ou  odieux. 
Il  se  nommait  Ischyrion.  Sa  requête  contenait  les  détails  les  plus 
étendus  sur  les  vols  publics  et  privés  commis  par  Dioscore  et  sur 
le  scandale  de  ses  mœurs.  Elle  racontait  comment,  les  églises  de 
Libye  ayant  obtenu  de  l'empereur  une  part  annuelle  dans  les  blés 
de  l'annone  à  cause  de  la  stérilité  de  leur  sol,  qui  ne  fournissait  pas 
toujours  assez  de  grains  pour  la  nourriture  des  étrangers  et  des 
pauvres,  pour  le  service  des  oblations  sacrées,  Dioscore  avait  ré- 
clamé son  droit  d'en  faire  lui-même  la  distribution  en  qualité  de  chef 
ecclésiastique,  et,  ce  prétendu  droit  lui  ayant  été  reconnu,  il  avait  fait 
emmagasiner  les  blés  au  fur  et  à  mesure  de  leur  délivrance,  non  pour 
les  distribuer,  mais  pour  les  garder  et  les  vendre  à  son  profit  dans 
les  temps  de  cherté,  si  bien  que  plus  d'une  fois  les  églises  de  Libye  en 
manquèrent  pour  le  sacrifice  non  sanglant.  Gomme  fait  particulier  de 
fraude  et  de  détournement,  la  requête  citait  celui  d'une  noble  ma- 
trone nommée  Péristérie,  qui  avait  légué  par  testament  une  grande 
quantité  d'or  aux  monastères,  aux  hôpitaux  et  aux  pauvres  de  la 
province  d'Egypte,  legs  confisqué  par  Dioscore  et  distribué  par  lui 
aux  danseuses  et  aux  baladins  du  théâtre.  «  Les  mauvaises  mœurs, 
la  luxure,  les  débauches  du  révérendissime  personnage,  ajoutait  le 
diacre  Ischyrion,  sont  de  notoriété  publique,  comme  ses  vols.  Toute 
la  province  les  connaît;  les  femmes  impudiques  d'Alexandrie  fré- 
quentent l'évêché  et  font  leurs  délices  des  bains  de  l'évêque,  prin- 
cipalement la  courtisane  Pansophia,  surnommée  la  Montagnarde, 
Cette  femme  et  l'archevêque  son  amant  sont  la  fable  du  peuple 
de  la  ville;  on  tient  mille  propos  à  leur  sujet,  et  il  en  résulte 
souvent  des  rixes  et  même  des  meurtres.  »  Un  détail  personnel 
au  plaignant  fait  voir  à  quel  usage  le  patriarche  employait  sa  mi- 
lice monastique  et  ses  ensevelisseurs  de  morts.  «  Ayant  démérité 
de  lui,  écrivait-il,  j'ai  vu  lancer  sur  le  petit  héritage  qui  me  faisait 
vivre  une  troupe  de  moines  et  d'autres  individus  armés  pour  le 
détruire.  Ma  maison  de  ferme  a  été  incendiée,  mes  arbres  fruitiers 
coupés  à  la  racine,  ma  terre  mise  en  friche.  Non  content  de  cela, 
Dioscore  voulut  me  faire  tuer,  chargeant  une  bande  de  clercs,  ou 
plutôt  de  larrons,  de  lui  apporter  mon  cadavre  après  ma  mort.  » 
Ischyrion  s'était  sauvé,  avait  été  repris,  jeté  en  prison,  puis  en- 
fermé dans  un  hôpital  d'estropiés,  car  il  avait  gagné  à  ces  persé- 
cutions des  infirmités  incurables.  Il  offrait,  comme  le  précédent,  de 


LA   REVANCHE    DU    BRIGANDAGE    d'ÉPHÈSE.  85 

fournir  des  témoins,  même  parmi  les  domestiques  de  l'archevêque. 
On  pas§a  au  troisième,  le  plus  important,  car  c'était  le  neveu  de 
Cyrille,  le  prêtre  Athanase.  «  Mon  frère  Paul  et  moi,  disait-il  dans 
sa  requête,  étions  neveux  du  bienheureux  Cyrille,  fils  de  sa  sœur 
Isidora.  Par  son  testament,  il  laissait  à  son  successeur,  quel  qu'il 
fût,  plusieurs  legs  considérables,  le  conjurant  par  les  saints  mys- 
tères de  protéger  sa  famille,  loin  de  lui  faire  aucun  tort.  Bioscore 
toutefois,  au  début  de  son  épiscopat,  nous  menaça  de  la  mort,  mon 
frère  et  moi,  si  nous  réclamions  la  moindre  parcelle  de  cet  héri- 
tage, et,  par  une  persécution  incessante,  nous  força  tous  de  quitter 
Alexandrie,  pour  aller  chercher  à  Constantinople  la  protection  qui 
nous  manquait  chez  nous.  Le  patriarche  en  effet  effrayait  les  ma- 
gistrats, et  tous  se  taisaient  devant  lui;  mais  sa  haine  nous  suivit  à 
Gonstantinople.  On  nous  calomnia  près  du  ministre  ÎNomus  et  de  l'eu- 
nuque Chrysaphius,  qui  gouvernait  tout  alors  et  partageait  avec  lui 
le  fruit  de  ses  rapines.  A  notre  arrivée,  nous  fûmes  appréhendés  au 
corps,  jetés  en  prison,  mis  à  la  torture,  jusqu'à  ce  que  nous  eussions 
donné  tout  ce  que  nous  apportions  avec  nous;  nous  fûmes  même 
obligés  d'emprunter  plusieurs  sommes  à  gros  intérêt.  Mon  frère 
est  mort  de  privations  et  de  souffrance,  et  je  suis  demeuré  avec  sa 
femme,  ses  enfans  et  nos  tantes,  chargé  des  dettes  de  la  famille  et 
n'osant  pas  nous  montrer,  tant  nous  étions  tous  misérables.  Cepen- 
dant, de  peur  qu'il  ne  nous  restât  une  retraite,  Dioscore  a  jeté  son 
dévolu  sur  nos  maisons  pour  en  faire  des  églises;  il  a  même  en- 
fermé dans  le  terrain  ecclésiastique  la  mienne,  qui  est  à  quatre  stades 
des  autres  et  dont  la  situation  ne  convient  point  à  un  tel  usage.  Non 
content  de  cela,  il  m'a  déposé  de  la  prêtrise  sans  aucun  sujet,  et 
depuis  sept  ans  nous  sommes  errans,  poursuivis  tant  par  nos  créan- 
ciers que  par  Dioscore,  n'ayant  pas  même  la  liberté  de  demeurer 
dans  les  églises  ou  dans  les  monastères.  Je  m'étais  réfugié  dans 
celui  de  la  Métanée,  à  Canope,  qui  a  de  tout  temps  été  un  asile  : 
Dioscore,  ne  pouvant  m'en  arracher,  a  défendu  que  je  pusse  user 
du  bain  public,  ni  acheter  du  pain  ou  aucune  autre  nourriture,  de 
sorte  que,  pour  ne  pas  mourir  de  faim,  j'en  suis  sorti  volontaire- 
ment, et  maintenant  je  suis  réduit  à  mendier  avec  deux  ou  trois 
esclaves  qui  me  restent.  Les  sommes  qui  ont  été  exigées  de  nous, 
tant  de  notre  bien  que  des  emprunts  que  nous  avons  faits,  montent 
environ  à  1,400  Uvres  d'or  et  ont  passé  dans  les  mains  de  nos  per- 
sécuteurs. Tel  est  le  destin  des  sœurs  du  bienheureux  Cyrille,  nos 
tantes,  de  la  veuve  de  mon  frère  et  de  ses  enfans  orphelins.  » 

La  dernière  requête  était  celle  d'un  laïque,  Sophronius.  Elle  té- 
moignait que,  si  le  patriarche  se  montrait  indulgent  pour  lui-même 
en  fait  de  mœurs,  il  n'était  pas  moins  complaisant  pour  les  vices 
des  autres.  Sophronius,  à  ce  qu'il  paraît,  était  mari  d'une  fort  belle 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

femme.  Un  officier  de  la  préfecture  d'Alexandrie  en  devint  amou- 
reux et  l'enleva.  Le  mari  fit  sa  plainte  à  l'empereur,  et  un  ordre 
arriva  de  la  cour  pour  que  sa  femme  lui  fût  rendue  et  le  ravisseur 
puni.  Celui-ci  se  nommait  Macarius.  Une  étroite  liaison  existait 
entre  Dioscore  et  lui,  comme  entre  gens  qui  se  rendaient  parfois 
des  services  de  cette  espèce.  Dioscore  le  rassura  en  lui  disant  :  «  Sois 
tranquille,  l'ordre  ne  sera  pas  exécuté;  je  suis  plus  maître  ici  que 
l'empereur,  et  je  forcerai  bien  ton  accusateur  à  déguerpir  et  à  de- 
mander miséricorde.  »  —  «  Alors,  continuait  le  plaignant,  il  m'a 
envoyé  un  diacre  nommé  Isidore  avec  une  troupe  de  bandits  qui 
m'ont  enlevé  tout  ce  que  je  possédais  en  vêtemens  et  autres  objets 
à  mon  usage  et  à  celui  de  mes  enfans,  de  sorte  que  je  fus  obligé  de 
m'enfuir.  Tel  est  Dioscore.  D'autres  que  moi,  en  grand  nombre,  ont 
éprouvé  sa  fureur,  mais  la  pauvreté  ou  la  crainte  les  a  empêchés 
de  porter  leurs  plaintes  jusqu'à  vous.  Je  vous  en  supplie,  venez  à 
mon  secours  et  au  secours  de  l'Egypte  :  je  demande  qu'Agorastès, 
son  syncelle,  soit  amené  ici,  interrogé  par  ce  saint  concile  et  con- 
fronté avec  moi.  » 

Après  la  lecture  de  leur  requête,  dont  ils  affirmèrent  la  sincérité, 
les  quatre  Égyptiens  sortirent,  sauf  à  être  rappelés  plus  tard,  si  le 
concile  donnait  à  leur  plainte  une  suite  convenable.  L'assemblée  re- 
prit ses  travaux,  et,  sous  l'émotion  de  cette  scène,  elle  envoya  une 
troisième  sommation,  qui  n'eut  pas  plus  de  succès  que  les  deux 
autres.  Aux  nouvelles  instances  des  commissaires,  l'accusé  se  con- 
tenta de  répondre  :  «  Ce  que  j'ai  dit,  je  le  dis  encore;  »  il  répéta 
ces  paroles  jusqu'à  sept  fois  dans  les  explications  que  les  envoyés 
essayèrent  d'avoir  avec  lui.  La  sommation  d'ailleurs  était  plus  large 
que  les  précédentes;  elle  se  rapportait  aux  accusations  privées  des 
quatre  Égyptiens  comme  aux  faits  de  l'assemblée  d'Éphèse.  «  Les 
accusations  de  ces  hommes  sont  trop  graves,  disaient  les  commis- 
saires; vous  devez  y  répondre  et  les  mettre  à  néant,  pour  l'hon- 
neur de  l'église  et  la  dignité  de  l'épiscopat.  »  Toutes  les  objurga- 
tions furent  inutiles. 

Devant  ce  refus  opiniâtre  de  comparaître,  le  concile  n'avait  plus 
qu'à  juger  l'accusé  par  contumace.  «  N'y  a-t-il  pas  lieu,  dit  le  pré- 
sident Paschasinus,  de  le  traiter  suivant  toute  la  rigueur  des  ca- 
nons? ))  On  répondit  de  toutes  parts  qu'il  en  devait  être  ainsi. 
Alors  les  trois  légats  résumèrent  successivement  les  faits  de  la 
cause,  tels  qu'ils  ressortaient  des  débats  de  la  première  action,  à 
quoi  ils  ajoutèrent  d'autres  incriminations  non  mentionnées  dans 
ces  débats,  par  exemple  :  d'avoir  empêché  à  Éphèse  la  lecture  de 
la  lettre  de  Léon,  et  ensuite  d'avoir  prononcé  dans  un  conciliabule 
furtif  l'excommunication  de  ce  très  saint  archevêque  de  Rome.  Pour 
ces  motifs^ et  sur  ce  que,  cité  par  trois  fois,  il  s'était  abstenu  de 


LA   REVANCHE    DU   BRIGANDAGE    d'ÉPHÈSE.  87 

comparaître,  les  légats  déclarèrent  que  Dioscore,  ci-devant  évêque 
d'Alexandrie,  s'était  condamné  lui-même  aux  peines  portées  par  les 
canons,  qu'il  avait  violés  de  tant  de  manières.  «  En  conséquence, 
dirent-ils  en  terminant,  le  très  saint  archevêque  Léon  et  l'apôtre 
Pierre,  qui  est  la  pierre  fondamentale  de  l'église  catholique  et  de 
la  foi  orthodoxe,  par  nous,  les  légats  du  siège  apostolique,  et  par  le 
présent  concile,  le  dépouillent  de  sa  dignité  d'évêque  et  de  tout 
ministère  sacerdotal.  » 

Après  ces  discours  par  lesquels  ils  formulaient  leur  avis,  les  lé- 
gats prièrent  les  membres  du  concile  d'opiner  l'un  après  l'autre.  Le 
patriarche  de  Gonstantinople,  Anatolius,  commença,  comme  le  pre- 
mier de  rOrient,  et  dit  que,  «  suivant  en  tout  les  sentimens  de 
Rome,  il  condamnait  Dioscore  à  la  déposition;  »  le  patriarche  d'An- 
tioche  en  fit  autant,  «  parce  que  l'accusé  avait  désobéi  aux  som- 
mations du  concile,  »  et  ce  fut  la  formule  qu'employèrent  presque 
tous  les  Orientaux.  Quelques-uns  ajoutèrent  aux  motifs  tirés  de  la 
contumace  «  qu'il  avait  faussement  condamné  le  martyr  Flavien  et 
amené  sa  mort,  »  sur  quoi  Sabbas,  évêque  de  Palthes,  l'appela  un 
nouveau  Gain.  Beaucoup  s'en  référèrent  dans  leur  vote  à  l'opinion 
du  siège  apostolique  et  à  celle  de  l'archevêque  Anatolius,  quel- 
ques-uns au  sentiment  qu'ils  voyaient  régner  dans  l'assemblée.  Le 
prêtre  Bonifacius  dit  qu'il  le  condamnait  en  vertu  de  la  définition 
de  l'église  romaine.  Il  y  eut  un  évêque  qui  opina  et  souscrivit  en 
persan. 

La  condamnation  ainsi  prononcée  verbalement,  puis  confirmée 
par  écrit,  le  concile  la  fit  signifier  au  condamné  et  aussi  à  Gharmo- 
synus,  prêtre  et  économe,  à  Euthalius,  archidiacre,  et  à  d'autres 
clercs  d'Alexandrie  qui  se  trouvaient  à  Chalcédoine,  les  avertissant 
de  mettre  sous  le  séquestre  les  biens  de  leur  église  jusqu'à  l'instal- 
lation d'un  autre  archevêque.  La  sentence  fut  rendue  publique  par 
une  affiche  adressée  à  tout  le  peuple  de  Gonstantinople  et  de  Chal- 
cédoine, déclarant  qu'il  ne  devait  rester  à  Dioscore  aucune  espé- 
rance d'être  jamais  rétabli,  quoi  qu'il  en  pût  dire,  car  l'ancien  pa- 
triarche, aussi  insolent  après  qu'avant  sa  déposition,  affirmait  à  tout 
venant  qu'il  se  souciait  peu  du  concile,  dont  la  sentence  ne  l'em- 
pêcherait pas  de  reprendre  bientôt  son  trône  patriarcal  et  son  trou- 
peau. Pour  faire  taire  ce  bruit,  qui  commençait  à  courir  et  pouvait 
agiter  l'Lgypte,  l'empereur  Marcien  se  hâta  de  faire  conduire  le  con- 
damné à  Gangres,  en  Paphlagonie,  qu'il  lui  assigna  pour  lieu  d'exil. 

L'accusateur,  Eusèbe,  avait  eu  satisfaction  sur  le  point  principal; 
son  rétablissement  dans  son  évêché  de  Dorylée  ne  pouvait  souffrir 
de  difficultés  après  ce  résultat,  et  quant  cà  la  cassation  des  actes 
d'Ephèse ,  qui  ne  pouvait  plus  laisser  de  doute ,  elle  fut  réservée 


88  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  une  séance  ultérieure  où  elle  serait  examinée  isolément.  Ainsi 
finit  la  troisième  action. 


lY. 

Débarrassé  des  questions  de  personnes,  de  la  plus  considérable 
du  moins,  le  concile  pouvait  se  livrer  tout  entier  aux  questions  de 
doctrine.  On  se  souvient  que,  lors  de  la  deuxième  action,  les  magis- 
trats avaient  demandé  aux  évêques,  de  la  part  de  l'empereur,  une 
définition  de  foi  sur  le  mystère  de  l'incarnation,  que  les  évêques 
avaient  décliné  la  demande,  et  que,  sur  l'observation  de  l'un  d'entre 
eux  qu'il  fallait  à  une  telle  œuvre  du  temps  et  de  la  réflexion, 
les  magistrats  avaient  accordé  cinq  jours  pour  la  rédaction  d'un 
projet.  Les  cinq  jours  étaient  expirés  et  au-delà  lorsque  la  qua- 
trième action  s'ouvrit  le  17  octobre.  Rien  n'avait  changé  dans  l'in- 
tervalle, et  les  conciliabules  tenus  chez  l'archevêque  de  Constanti- 
nople  n'avaient  point  abouti;  l'empereur  s'obstinait  à  vouloir  une 
définition,  les  évêques  s'obstinaient  à  la  refuser,  et  au  fond  l'em- 
pereur et  les  évêques  étaient  dans  leur  droit. 

L'empereur  était  dans  son  droit  en  voulant  une  formule  de  foi 
nette  et  précise  qui  pût  faire  la  matière  d'una  loi  et  guider  les  tri- 
bunaux chargés  de  l'appliquer.  Chef  extérieur  de  la  religion,  chargé 
de  protéger  par  des  pénalités  légales  l'orthodoxie  des  croyances,  il 
avait  raison  de  réclamer  de  l'assemblée,  seul  pouvoir  compétent 
pour  définir  les  dogmes,  une  rédaction  qui,  en  même  temps  qu'elle 
éclairerait  la  conscience  des  fidèles,  ne  laisserait  pas  l'autorité  sé- 
culière s'égarer  dans  les  mesures  de  répression.  Il  ne  suffisait  pas, 
pour  tracer  la  ligne  de  conduite  du  gouvernement,  qu'une  déci- 
sion synodale  eût  condamné,  au  premier  concile  d'Éphèse,  l'erreur 
de  Nestorius;  il  ne  suffirait  pas  davantage  que  le  présent  concile 
condamnât  celle  d'Eutychès  :  il  était  bon  que  le  législateur  dît  ce 
qu'il  ne  fallait  pas  croire;  mais  il  était  meilleur  qu'il  indiquât  net- 
tement ce  qu'il  fallait  croire.  A  des  déclarations  négatives,  il  fallait 
en  joindre  une  positive.  Cette  marche  était  nécessaire  pour  que 
l'action  de  l'état  fût  étroitement  unie  à  la  vérité  des  dogmes. 

Ces  raisons  étaient  justes,  et,  pour  que  l'assemblée  ne  s'y  rendît 
pas,  il  fallait  qu'elle  en  eût  de  son  côté  d'aussi  fortes  à  leur  opposer. 
Les  évêques  connaissaient  mieux  que  Marcien  et  son  gouvernement 
l'état  des  esprits  dans  le  concile.  Ils  sentaient  bien  qu'une  réunion 
de  cinq  ou  six  cents  membres,  appartenant  à  des  églises  différentes, 
ayant  traversé  des  milieux  d'opinion  très  divers,  n'aboutirait  jamais 
à  une  formule  brève,  explicite,  telle  que  Marcien  la  désirait.  Ten- 
ter cette  œuvre  en  discussion  générale  leur  paraissait  une  chose 


LA   EEVANCHE    DU   BRIGANDAGE    d'ÉPHÈSE.  89 

inutile,  dangereuse,  plus  faite  pour  fomenter  des  divisions  que  pour 
les  éteindre.  On  avait  vu  les  évêques  s'entendre  à  peine  pour  ana- 
théniatiser  dans  le  même  sens  Nestorius  ou  Eutychès,  que  serait-ce 
lorsqu'ils  devraient  fixer  les  termes  d'un  symbole  qui  ne  parût  in- 
cliner ni  vers  l'une  ni  vers  l'autre  des  doctrines  condamnées?  L'arme 
habituelle  de  la  majorité  contrariée  dans  ses  sentimens  était  de 
crier  à  l'hérésie;  or  ce  cri  effrayait  les  membres  de  la  minorité  :  nul 
ne  savait,  au  milieu  des  passions  effervescentes,  si  son  opinion  mal 
comprise  ne  le  provoquerait  pas,  et  nul  ne  voulait  s'y  exposer,  car 
l'accusation  d'hérésie,  c'était  souvent  la  déposition  et  l'exil.  Trop 
d'exemples  justifiaient  ces  craintes,  et  on  avait  entendu,  lors  de  la 
première  action,  Basile  de  Séleucie  s'exprimer  ainsi  dans  le  concile: 
((  Nous  craignions  l'accusation  d'hérésie,  de  peur  de  perdre  ceux 
que  nous  avions  baptisés.  «Ces  argumens,  tirés  des  besoins  actuels, 
pouvaient  ne  point  toucher  l'empereur,  qui  ne  considérait  que  l'u- 
tilité générale,  absolue;  ils  n'en  étaient  pas  moins  déterminans  aux 
yeux  des  évêques. 

Les  légats,  qui  formaient  un  troisième  pouvoir  dans  l'assemblée, 
grâce  à  la  convention  passée  entre  le  pape  et  l'empereur,  parta- 
geaient comme  évêques  les  doutes  de  leurs  collègues  sur  l'opportu- 
nité d'une  définition;  comme  représentans  de  l'église  romains,  ils 
la  repoussaient  formellement.  A  quoi  boa  des  nouveautés  périlleuses 
lorsqu'on  avait,  pour  les  circonstances  présentes,  la  lettre  du  pape 
Léon  à  Flavien,  qui  résumait  si  heureusement  la  doctrine  ortho- 
doxe sur  l'incarnation?  Souscrite  déjà  par  beaucoup  d'évêques, 
n'offrait-elle  pas  la  meilleure  exposition  dogmatique  que  le  concile 
pût  sanctionner?  Elle  avait  en  outre  l'avantage  de  couper  court  à 
ces  discussions  impies,  de  qui  le  même  pape  avait  dit  que  «  leur 
impudence  seule  était  un  scandale.  »  11  était  sage  de  s'en  tenir  là, 
d'autant  plus,  pensaient-ils,  qu'on  ne  s'entendrait  jamais.  Cette 
opinion  était  corroborée  chez  les  légats  par  le  désir  naturel  de  voir 
une  exposition  de  foi  partie  de  l'église  romaine  acceptée  par  un 
concile  œcuménique  d'Orient.  La  majeure  partie  des  évêques  se 
ralliait  à  leur  proposition,  moitié  par  l'estime  que  la  lettre  elle-même 
leur  inspirait,  moitié  par  la  satisfaction  d'éloigner  d'eux  la  respon- 
sabilité d'une  œuvre  nouvelle. 

Telle  était  la  disposition  des  esprits  dans  le  concile  lorsque  les 
magistrats  qui  présidaient  ouvrirent  la  séance.  Après  un  résumé 
de  ce  qui  s'était  passé  dans  la  deuxième  action,  «  les  cinq  jours 
affectés  à  la  préparation  d'un  projet  de  définition  sont  écoulés,  dirent- 
ils,  que  les  évêques  veuillent  bien  dire  ce  qui  a  été  décidé  sur  la 
foi.  »  Paschasinus  alors  se  leva,  et,  au  nom  des  légats  qui  siégeaient 
en  tête  des  évêques,  prononça  ces  paroles  :  «  Le  concile  de  INicée 


90  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

ayant  fait  un  symbole  confirmé  par  les  pères  de  Gonstantinople  et 
adopté  par  le  premier  concile  d'Éphèse,  et  le  très  saint  pape  Léon 
ayant  suffisamment  éclairci,  dans  sa  lettre  à  Flavien,  ce  qui  regarde 
les  hérésies  de  Nestorius  et  d'Eutychès,  le  présent  concile  embrasse 
cette  foi  et  ne  veut  rien  y  ajouter,  rien  en  retrancher.  »  A  cette  dé- 
claration de  Paschasinus,  faite  en  latin,  puis  expliquée  en  grec,  le 
concile  s'écria  :  «  Nous  croyons  tous  ainsi;  c'est  ainsi  que  nous  avons 
été  baptisés  et  que  nous  baptisons,  que  nous  avons  cru  et  que  nous 
croyons.  »  Devant  cette  manifestation  de  la  majorité,  qui  témoignait 
de  sa  persistance  à  ne  faire  aucune  nouvelle  définition,  les  magis- 
trats n'osèrent  aller  plus  loin,  ils  tournèrent  la  difficulté  de  ma- 
nière à  se  rallier  plus  tard  les  légats,  en  leur  faisant  pour  le  mo- 
ment la  concession  qu'ils  désiraient.  «  Cela  est  bon,  dirent-ils,  mais 
il  est  essentiel  de  savoir  d'abord  si  la  lettre  du  révérendissime  arche- 
vêque Léon  s'accorde  avec  l'exposition  des  trois  cent  dix-huit  pères 
de^Nicée  et  celle  des  cent  cinquante  de  Gonstantinople  :  que  chacun 
des  évêques  énonce  là- dessus  son  opinion  en  présence  des  saints 
Evangiles.  »  Le  livre  des  Évangiles  était  placé  sur  un  autel  portatif, 
au  milieu  de  la  nef.  L'archevêque  de  Gonstantinople,  Anatolius, 
opina  le  premier.  «  Il  y  a,  dit-il,  entière  conformité  de  doctrines  : 
c'est  pourquoi  j'ai  consenti  à  la  lettre,  et  je  l'ai  volontiers  souscrite. 
—  La  foi  du  pape  Léon,  ajouta  Paschasinus  au  nom  des  légats,  est 
celle  des  pères;  sa  lettre,  qui  a  renouvelé  cette  foi  à  cause  de  l'hé- 
résie d'Eutychès,  a  été  reçue  comme  émanant  du  même  esprit.  » 
L'archevêque  d'Antioche,  l'exarque  d'Éphèse  et  les  Orientaux  en 
masse  opinèrent  de  la  même  façon.  Les  évêques  d'Épire,  de  Macé- 
doine, de  Thessalie  et  de  Grèce,  firent  leur  déclaration  par  écrit, 
qui  fut  dictée  au  nom  de  tous  par  l'évêque  de  Philippes.  Ils  y  di- 
saient «  qu'ayant  conçu  des  doutes  sur  certains  points  de  la  lettre 
du  pape,  ils  en  avaient  demandé  l'éclaircissement  aux  légats,  et 
que  ceux-ci,  dans  une  conférence  chez  l'archevêque  de  Gonstanti- 
nople, avaient  anathématisé  quiconque  sépare  la  divinité  de  la  chair 
du  Sauveur,  tirée  de  la  vierge  Marie  sa  mère,  et  ne  lui  attribue  pas 
tout  ce  qui  est  le  propre  de  l'homme  et  du  dieu,  sans  confusion,  ni 
changement,  ni  division.  »  Gette  explication  fit  voir  au  concile  qu'il 
y  avait  eu  des  tiraillemens  dans  les  conciliabules  tenus  chez  l'ar- 
chevêque à  propos  de  la  lettre  du  pape  Léon,  et  que  les  points  de 
la  lettre  qui  avaient  surtout  été  discutés  concernaient  la  distinction 
des  deux  natures;  beaucoup  d' évêques,  trouvant  de  l'obscurité  dans 
les  mots,  avaient  accusé  la  lettre  d'incliner  à  la  séparation  telle  que 
l'enseignait  Nestorius.  Les  légats  avaient  répondu  aux  objections, 
dissipé  les  doutes,  mais  il  leur  avait  fallu  prononcer  anathème 
contre  le  nestorianisme  et  ses  affiliations.  C'est  ce  qui  avait  engagé 


LA    REVANCHE    DU   BRIGANDAGE    d'ÉPHÈSE.  91 

les  magistrats,  avertis  de  ces  débats  extérieurs,  à  poser  prudemment 
la  question  d'orthodoxie  de  la  lettre.  Les  évêques  de  Palestine  avouè- 
rent à  leur  tour  que  de  pareils  scrupules  les  avaient  tourmentés, 
mais  qu'à  présent,  grâce  aux  explications  des  légats,  ils  adhéraient 
à  la  lettre  du  pape  sans  restriction.  Cent  soixante  évêques  ayant 
opiné  individuellement  ou  par  groupes,  les  magistrats  invitèrent 
les  autres  à  se  prononcer  aussi;  ils  répondirent  tout  d'une  voix  : 
«  Nous  nous  joignons  à  eux,  nous  pensons  comme  eux.  » 

Satisfaction  était  donnée  aux  légats;  la  lettre  de  Léon  prenait 
place  en  Orient  comme  en  Occident  parmi  les  documens  régulateurs 
de  la  foi  ;  les  magistrats  en  restèrent  là  sans  renoncer  toutefois  à 
leur  proposition,  qu'ils  ne  firent  que  différer.  Pour  le  moment,  ils 
ne  voulurent  pas  troubler  l'union  qui  régnait  dans  l'assemblée.  Les 
évêques  profitèrent  de  ces  dispositions  favorables  pour  obtenir  la 
grâce  des  cinq  vice-présidens  du  faux  concile  d'Éphèse,  déclarés, 
comme  DioscoK,  dignes  de  déposition  lors  de  la  première  séance, 
(t  Ils  sont  catholiques,  criait-on  de  toutes  parts  aux  magistrats,  ils 
ont  souscrit  la  lettre  du  pape  (ils  s'étaient  hâtés  de  le  faire  en  gens 
habiles).  Les  cinq  ont  souscrit  la  foi,  ils  pensent  comme  l'arche- 
vêque de  Rome.  Longues  années  à  l'empereur!  longues  années  à 
l'impératrice!  »  Le  cri  de  pardon  était  à  peu  près  général,  et  les 
magistrats  crurent  devoir  consulter  l'empereur.  «  Vous  avez  déposé 
Dioscore,  dirent-ils  aux  évêques,  et  vous  voulez  absoudre  ceux-ci; 
vous  en  porterez  la  responsabilité  devant  Dieu.  En  attendant,  que 
l'empereur  décide  !  »  La  séance  fut  suspendue  pendant  quelques 
heures  pour  attendre  la  réponse  du  prince.  Marcien  laissait  au  juge- 
ment du  concile  le  sort  de  ces  cinq  évêques.  «  Qu'en  voulez-vous 
faire?  dirent  alors  les  magistrats.  —  Nous  demandons  qu'ils  ren- 
trent, »  s'écria  Anatolius  le  premier,  et  tous  les  autres  répétèrent  ce 
cri.  ((  Eh  bien  donc  !  qu'ils  entrent,  dirent  les  magistrats,  vous  en 
rendrez  compte  là-haut.  »  Quand  les  cinq  furent  entrés  et  se  furent 
assis,  des  acclamations  partirent  de  tous  les  rangs  :  «  C'est  Dieu 
qui  l'a  fait,  disait-on;  longues  années  à  l'empereur!  longues  an- 
nées aux  magistrats  !  longues  années  au  sénat!  Yoilà  l'union  réta- 
blie; voilà  la  paix  des  églises.  » 

Tandis  que  ces  choses  se  passaient  dans  l'intérieur  de  la  basili- 
que, des  pétitionnaires  de  haut  rang  attendaient  à  la  porte  le  mo- 
ment de  présenter  une  requête  au  concile.  C'étaient  treize  évêques 
d'Egypte  qui  n'avaient  pas  assisté  aux  séances  depuis  la  première 
où  leur  patriarche  avait  été  mis  en  cause,  non  plus  que  les  autres 
évêques  égyptiens,  et  qui  prétendaient  parler  au  nom  de  tout  l'épi- 
scopat  de  leur  province.  La  veille  même,  ils  avaient  adressé  à  l'em- 
pereur une  requête  tendant  à  les  faire  dispenser  de  signer  la  lettre 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  pape  Léon,  et  rempereur  les  renvoyait  avec  leur  requête  s'ex- 
pliquer devant  l'assemblée.  Les  magistrats  ordonnèrent  de  les  in- 
troduire. Comme  ils  s'acheminaient  vers  l'enceinte  réservée  aux 
pétitionnaires,  on  leur  cria  de  toutes  parts  de  prendre  place  parmi 
les  évêques  comme  évoques  eux-mêmes,  et  ils  le  firent.  Ils  avaient 
à  leur  tète  un  certain  Hiérax  ou  Hiéracus  dont  le  nom  signifiait 
«  épervier,  »  et  qui  était  évêque  de  la  petite  cité  des  Aphnaïtes. 
Quand  ils  furent  assis,  ce  dialogue  commença  entre  eux  et  le  ma- 
gistrat qui  présidait  :  «  Vous  apportez  une  pétition?  leur  dit  celui-ci. 
—  Oui,  par  la  trace  de  vos  pas  que  nous  baisons,  répondirent  les 
Égyptiens.  —  Et  vous  l'avez  souscrite?  —  Oui,  dirent- ils  encore,  ce 
sont  bien  là  nos  signatures.  —  Eh  bien  donc!  qu'on  la  lise.  »  Con- 
stantin, secrétaire  du  consistoire  impérial,  en  donna  lecture.  Elle 
était  laconique  et  embarrassée.  On  y  lisait  :  «  La  foi  qui  nous  a  été 
transmise  par  nos  pères  spirituels,  par  le  saint  évangéliste  Marc, 
l'illustre  martyr  Pierre  d'Alexandrie,  et  les  très  saintsdocteurs  Âtha- 
nase,  Théophile  et  Cyrille  d'heureuse  mémoire,  cette  foi  orthodoxe, 
nous  la  gardons  comme  des  disciples  fidèles,  et  en  la  professant 
nous  suivons  les  trois  cent  dix-huit  pères  de  Nicée,  ainsi  que  le  pre- 
mier concile  d'Éphèse.  De  plus  nous  anathématisons  toutes  les  hé- 
résies, celles  d'Arjus  et  d'Eunome,  celles  de  Manès  et  de  Nestorius, 
et  cette  autre  qui  prétend  que  la  chair  du  Seigneur  est  venue  du 
ciel  et  non  de  la  sainte  Yierge,  mère  de  Dieu,  et  qu'elle  n'est  pas 
semblable  à  la  nôtre,  sauf  le  péché.  Nous  anathématisons  enfin 
toutes  les  hérésies  qui  soutiennent  et  enseignent  autre  chose  que 
l'église  catholique-.  »  La  conséquence  de  cette  brève  exposition  était 
que  les  pétitionnaires  n'admettaient  aucune  règle  de  foi  en  dehors 
de  celles  qu'ils  déclaraient,  et  que  par  cette  raison  absolue  ils  ne 
souscriraient  point  la  lettre  du  pape. 

La  lecture  fut  suivie  de  longs  murmures  dans  l'assemblée.  «  Pour- 
quoi, dirent  beaucoup  d'évêques,  n'ont-ils  pas  anathématisé  le  dogme 
d'Eutychès?  C'est  une  requête  calculée  pour  nous  tromper.  —  Qu'ils 
signent  la  lettre  de  Léon!  —  Qu'ils  anathématisent  Eutychès  et  sa 
doctrine!  —  Ils  veulent  se  jouer  de  nous  et  s'en  retourner  ensuite 
dans  leur  pays,  disait-on  encore.  —  Le  concile  a  été  convoqué  à 
cause  d'Eutychès,  et  non  pour  autre  chose,  ajoutait  avec  animation 
Diogène  de  Cyzique;  l'archevêque  de  Rome  a  écrit  à  cause  d'Euty- 
chès, et  nous  avons  tous  consenti  à  sa  lettre  en  vue  d'Eutychès;  que 
ces  évêques  en  fassent  autant!  —  C'est  cela,  s'écria  Paschasinus  au 
nom  des  légats,  qu'ils  déclarent  s'ils  adhèrent  à  la  lettre  du  siège 
apostolique  et  qu'ils  prononcent  anathème  sur  Eutychès!  — Oui, 
dit  un  autre,  qu'ils  prononcent  nettement  l'anathème  sur  celui  qui 
a  soutenu  deux  natures  avant  l'incarnation  et  une  seule  après!  » 


LA    REVANCHE    DU    BRIGANDAGE    d'ÉPHÈSE.  93 

Tous  les  évêques  en  masse  répétèrent  :  a  Qu'ils  signent  la  lettre 
du  pape  et  qu'ils  anathématisent  Eutychès!  »  Alors  Hiéracus,  leur 
chef,  prit  la  parole  et  dit  :  «  Quiconque  professe  des  doctrines  con- 
traires à  ce  que  nous  exprimons  dans  notre  requête,  fût-ce  Euty- 
chès lui-même,  nous  l'anathématisons!  Quant  à  la  lettre  du  très 
saint  pape  de  Rome,  les  évêques  savent  qu'en  toute  chose  nous  at- 
tendons l'avis  de  notre  bienheureux  archevêque;  nous  supplions 
donc  votre  clémence  d'attendre  que  nous  ayons  reçu  cet  avis,  car 
les  trois  cent  dix-huit  pères  de  INicée  ont  ordonné  que  toute  l'Egypte 
se  conformerait  à  la  conduite  de  l'archevêque  d'Alexandrie,  et  qu'au- 
cun évêque  ne  ferait  rien  sans  lui. —  C'est  faux,  s'écria  l'impétueux 
Eusèbe  de  Dorylée,  ils  mentent!  — Qu'ils  montrent  la  preuve  de  ce 
qu'ils  avancent!  »  dit  Florentins  de  Sardes.  Les  évêques  criaient  de 
tous  côtés  :  u  Anathématisez  Eutychès!  Qui  ne  souscrit  pas  la  lettre 
que  le  concile  a  approuvée  se  déclare  hérétique  !  —  Auathème  à 
Dioscore  et  à  ceux  qui  l'aiment!  —  Si  ces  gens-là  ne  sont  pas  or- 
thodoxes, comment  ordonneront-ils  un  évêque? — Voyez,  disait  Pas- 
chasinus,  voyez  des  évêques  de  cet  âge,  qui  ont  vieilli  dans  leurs 
églises,  et  qui  connaissent  si  peu  la  foi  catholique  qu'ils  attendent 
l'opinion  d'un  autre  pour  se  décider!  »  Effrayés  par  l'animation  de 
l'assemblée,  les  Égyptiens  crièrent  enfin  :  «  Anathème  à  Eutychès 
et  à  ceux  qui  le  suivent!  » 

Toutefois  on  les  pressait  toujours  de  souscrire  la  lettre  de  Léon 
sous  peine  d'excommunication.  Hiéracus  prit  de  nouveau  la  parole. 
((  Les  évêques  de  notre  province,  dit-il,  sont  nombreux,  et  nous 
sommes  trop  peu  pour  nous  porter  garants  de  nos  frères.  Nous 
supplions  donc  votre  grandeur  et  tout  le  concile  de  nous  avoir  en 
pitié,  car,  si  nous  faisons  quelque  chose  sans  notre  archevêque,  tous 
les  évêques  d'Egypte  s'élèveront  contre  nous,  comme  ayant  violé 
les  canons.  Ayez  pitié  de  notre  vieillesse  !  »  Alors  se  passa  une  scène 
étrange,  la  plus  étrange  de  toutes  celles  qu'eût  encore  présentées  ce 
concile,  si  rempli  d'incidens.  Tous  ces  évêques,  quittant  leurs  places 
et  gagnant  le  milieu  de  la  nef  vis-à-vis  des  magistrats,  se  proster- 
nèrent la  face  contre  terre  en  disant  :  «  Ayez  merci  de  nous,  ayez 
pitié  !  —  Le  concile  œcuménique  est  plus  digne  de  foi  que  tous  les 
évêques  d'Egypte  ensemble,  criait  Gécropius  de  Sebastopolis;  il 
n'est  pas  juste  d'écouter  dix  hérétiques  au  mépris  de  tant  d'évêques 
orthodoxes.  Nous  ne  leur  demandons  pas  de  déclarer  leur  foi  pour 
d'autres,  mais  pour  eux-mêmes.  »  Les  Egyptiens  n'écoutaient  plus 
rien  et  semblaient  affolés  de  terreur.  On  n'entendait  sortir  de  leur 
bouche  que  ces  mots  entrecoupés  :  «  Nous  ne  pourrons  plus  rester 
dans  la  province ,  ayez  pitié  de  nous  !  »  A  quoi  Eusèbe  de  Dorylée 
répondait  :  «  Us  sont  les  représentans  de  toute  l'Egypte ,  il  faut 


94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ils  s'accordent  avec  le  concile.  »  Le  désordre  était  au  comble.  Le 
légat  Lucentius,  s'adressant  aux  magistrats,  leur  dit  :  «  Apprenez  à 
ces  gens,  s'ils  ne  le  savent  pas,  que  dix  hommes  ne  peuvent  faire 
un  préjugé  contre  une  assemblée  de  six  cents  évêques!  »  Mais  les 
Égyptiens  criaient  toujours  :  «  Ayez  pitié  de  nous,  on  nous  tuera! 
—  Entendez  -vous  le  témoignage  qu'ils  rendent  de  leurs  évêques? 
répétait-on  dans  l'assemblée.  —  On  nous  fera  mourir,  continuaient 
les  Égyptiens,  ayez  pitié  de  nous!  Faites-nous  plutôt  mourir  ici. 
Que  l'on  nous  donne  ici  un  archevêque  !  Anatolius  connaît  la  cou- 
tume d'Egypte  (il  avait  été  apocrisiaire  d'Alexandrie  avant  d'être 
archevêque  de  Gonstantinople),  il  vous  dira  que  nous  ne  désobéis- 
sons pas  au  concile,  mais  que  nous  suivons  la  règle  de  notre  pro- 
vince. On  nous  tuera  si  nous  y  manquons,  ayez  pitié  de  nous!  Vous 
avez  la  puissance;  nous  vous  sommes  soumis  ;  agissez,  nous  ne  ré- 
clamons point.  Nous  aimons  mieux  mourir  ici  par  ordre  de  l'empe- 
reur et  du  concile.  Pour  Dieu,  ayez  pitié  de  ces  cheveux  blancs!  Si 
l'on  veut  nos  sièges,  qu'on  les  prenne,  nous  ne  désirons  plus  être 
évêques;  faites  seulement  que  nous  ne  mourions  pas.  Donnez-nous 
un  archevêque;  nous  souscrirons  comme  vous  le  demandez;  et,  si 
nous  résistons,  punissez-nous.  Oui,  choisissez  un  archevêque;  nous 
attendrons  ici  jusqu'à  ce  qu'il  soit  ordonné.  » 

Cette  scène  déchirante,  la  vue  de  ces  vieillards  pleins  de  larmes, 
émurent  les  magistrats  et  les  sénateurs.  «  Il  nous  paraît  raison- 
nable, dirent-ils,  que  les  évêques  d'Egypte  demeurent  en  l'état  où 
ils  sont,  à  Gonstantinople,  jusqu'à  ce  qu'on  institue  un  patriarche 
de  leur  province.  — Eh  bien!  reprit  Paschasinus,  qu'ils  donnent 
donc  caution  de  ne  point  sortir  de  cette  ville  jusqu'à  ce  qu'Alexan- 
drie ait  un  évêque!  »  Les  magistrats  décidèrent  qu'ils  donneraient 
caution ,  du  moins  par  leur  serment.  Cet  épisode  du  concile  de 
Chalcédoine  fait  voir  qu'il  existait  dans  l'église  orientale  bien  des 
organisations  diverses  malgré  l'unité  des  canons  disciplinaires,  et 
cette  diversité  tenait  à  des  traditions  antérieures  au  christianisme 
ou  du  moins  aux  prescriptions  uniformes  des  conciles.  On  y  trouve 
aussi  la  confirmation  de  bien  des  faits  de  l'histoire,  qui  semblent  à 
peine  croyables,  sur  la  tyrannie  des  patriarches  d'Egypte,  la  sou- 
mission servile  de  leur  clergé,  la  terreur  qu'ils  inspiraient  aux  po- 
pulations, enfin  sur  ce  régime  sacerdotal  que  les  chrétiens  eux- 
mêmes  qualifiaient  de  pharaonique,  et  dont  en  effet  il  fallait  aller 
chercher  l'origine  dans  le  gouvernement  des  pharaons. 

Amédée  Thierby. 


IMPRESSIONS 

DE  VOYAGE   ET   D'ART 


I. 

SOUVENIRS    DE    BOURGOGNE. 


Dans  le  cours  d'un  voyage  en  Hollande,  nous  avons  rencontré 
un  habitant  de  Rotterdam  qui  avouait  n'être  jamais  allé  en  Frise. 
Cet  aveu  ne  nous  surprit  pas  beaucoup ,  car  nous  songeâmes  que 
nous  pourrions  lui  en  faire  un  tout  pareil  pour  plus  d'une  des  par- 
ties de  la  France.  En  général  le  pays  qu'on  connaît  et  qu'on  visite 
le  moins,  parce  qu'on  suppose  qu'on  aura  toujours  le  temps  de  le 
connaître  et  de  le  visiter,  c'est  le  propre  pays  que  l'on  habite.  Cela 
est  vrai  de  tous  les  peuples,  plus  particulièrement  encore  des  Fran- 
çais que  de  tout  autre.  J'entendais  parler  en  province,  il  y  a  quel- 
ques mois,  d'une  furieuse  dispute  qui  s'était  engagée,  à  l'époque  où 
la  dernière  guerre  éclatait,  entre  un  Allemand  et  un  avocat  d'Au- 
vergne, l'Allemand  soutenant  que  les  Français  ne  connaissaient  pas 
la  topographie  de  leur  pays,  et  l'Auvergnat  s'échauffant  outre  me- 
sure pour  affirmer  la  science  géographique  de  ses  compatriotes. 
Hélas  !  les  événemens  n'ont  que  trop  prouvé  que  l'Allemand  avait 
raison.  C'est  un  grand  tort,  mais  qui,  me  semble-t-il,  pourrait  être 
aisément  réparable.  Pourquoi  n'utiliserions-nous  pas  notre  propre 
malheur,  et  ne  mettrions-nous  pas  à  profit  la  triste  situation  que 
les  circonstances  nous  ont  imposée  en  regardant  de  plus  près  que 
nous  ne  l'avons  encore  fait  cette  patrie  si  éprouvée?  C'est  d'ailleurs 
le  moment  pour  tout  Français  de  s'emprisonner  volontairement 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  son  pays.  Où  aller  maintenant  chercher  loisir  et  repos,  et 
comment  habiter  avec  plaisir  chez  des  peuples  étrangers  indifférens 
à  nos  malheurs  et  souvent  secrètement  heureux  de  nos  défaites? 
Qui  voudrait  affronter  de  bonne  grâce  leurs  complimens  de  condo- 
léance affectés,  leurs  épigrammes  voilées,  leurs  sourires  d'ironie, 
peut-être  leurs  insolentes  injustices?  Restons  donc  chez  nous,  et 
quand  l'humeur  voyageuse  nous  prendra,  ou  que  les  fatigues  du 
travail  et  le-s  soins  de  la  santé  nous  pousseront  à  chercher  la  vue  de 
nouveaux  objets,  faisons  de  la  Normandie  notre  Angleterre,  de  la 
Provence  notre  Italie,  du  Béarn  et  du  Roussillon  notre  Espagne,  et 
ne  cherchons  notre  Allemagne  que  dans  les  provinces  que  la  force 
nous  a  enlevées. 

11  y  a  un  livre  que  nous  avons  toujours  envié  à  la  Grande-Bre- 
tagne, c'est  celui  du  vieux  Camden  sur  la  topographie  de  l'Angle- 
terre. Il  est  impossible  d'ouvrir  ce  respectable  ouvrage  sans  être 
ému  des  sentimens  les  plus  précieux  de  l'homme  social,  tant  l'exac- 
titude descriptive  y  est  voisine  de  la  poésie,  tant  l'érudition  y  est 
animée  et  soutenue  par  un  génie  en  quelque  sorte  musical  qui,  pa- 
reil au  souffle  de  l'esprit  dont  parle  l'Écriture,  passe  sur  tous  ces 
ossemens  blanchis  que  l'on  appelle  les  faits,  les  rapproche,  les  re- 
joint, leur  rend  la  v;e  qu'ils  eurent  naguère.  Comment  se  fait-il 
qu'un  homme  de  génie,  non  pas  du  genre  ambitieux  et  brillant, 
mais  d'une  âme  douce  et  bonne  (il  en  naît  parfois  de  tels),  n'ait  ja- 
mais eu  parmi  nous  la  pensée  d'entreprendre  un  monument  patrio- 
tique analogue  pour  la  France?  Une  pareille  œuvre  exigerait,  il  est 
vrai,  qu'on  y  consacrât  sa  vie  entière,  et  nos  contemporains  sont  si 
pressés  qu'ils  ont  à  peine  le  temps  de  donner  quelques  mois  à  cha- 
cune de  leurs  entreprises.  Ce  livre  ne  se  fera  donc  probablement 
jamais;  ne  pourrait-on  y  suppléer  cependant  d'une  certaine  ma- 
nière ?  Pourquoi  nos  lettrés,  dans  des  esquisses  rapides  où  ils  ne 
viseraient  point  à  être  plus  complets  que  ne  le  leur  permet  le  temps 
dont  ils  disposent,  où,  négligeant  de  parler  des  choses  qu'ils  ont 
vues  seulement,  ils  ne  nous  entretiendraient  que  de  celles  qui  les 
ont  frappés,  émus,  charmés,  ne  nous  donneraient-ils  pas  plus  sou- 
vent la  menue  monnaie  de  ce  grand  ouvrage  qui  nous  manquera 
maintenant  à  tout  jamais?  Ce  serait  une  méthode  plus  heureuse 
qu'on  ne  pense  de  servir  la  France,  que  de  l'entretenir  plus  souvent 
d'elle-même,  de  l'en  entretenir  pieusement,  de  lui  faire- comprendre 
la  valeur  de  ses  richesses  morales  par  le  degré  même  d'émotion  et 
d'enthousiasme  qu'elles  inspireraient  à  celui  qui  essaierait  de  les  lui 
décrire.  C'est  quelque  chose  de  ce  sentiment  qui  nous  suggère  la 
pensée  de  raconter  ici  les  impressions  que  la  vue  des  choses  nous  a 
laissées  dans  les  diverses  régions  de  la  France  où  le  hasard  et  la 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE    ET   d'ART.  97 

curiosité  nous  ont  poussé  récemment.  Veuille  le  lecteur  pardonner  à 
la  hardiesse  de  l'entreprise  en  faveur  de  l'intention  qui  l'a  dictée  ! 

I.  —  A  SENS.  —  LE  TOMBEAU  DU  DAUPHIN.  —  EVA  PRIMA  PANDORA. 

Parmi  les  plus  douces  heures  de  ma  vie,  je  dois  compter  désor- 
mais les  deux  journées  pleines  que  j'ai  passées  dans  l'intérieur  de 
la  belle  cathédrale  de  Sens.  En  aucun  lieu  du  monde,  je  n'ai  éprouvé 
plus  de  plaisir  à  ne  penser  à  rien,  et  je  n'ai  trouvé  plus  de  res- 
sources pour  rêver  à  mille  choses.  Que  de  précieux  stimulans  pour 
la  mémoire  sont  contenus  dans  le  riche  trésor  de  cette  cathédrale  : 
ornemens  pontificaux  de  Thomas  Becket,  le  martyr  de  la  nationalité 
saxonne,  portraits  historiques  des  deux  derniers  siècles,  bibelots 
byzantins  d'un  travail  à  la  fois  précieux  et  gauche  où  l'on  voit  des 
civilisés  qui  réussissent  à  force  d'art  à  redevenir  barbares,  coffrets 
arabes  nus  comme  le  théisme  musulman,  christ  en  ivoire  de  Girar- 
don  d'une  beauté  régulière  comme  une  page  de  nos  classiques  du 
xvii"  siècle,  dont  il  fut  le  contemporain;  que  sais-je  encore?  Comme 
la  Camille  de  Virgile,  dont  la  course  légère  passait  sans  les  courber 
au-dessus  des  moissons,  ainsi  l'esprit  mis  en  mouvement  par  ces 
témoins  si  variés  des  anciens  âges  effleure  sans  presque  les  toucher 
les  cimes  de  sept  ou  huit  civilisations  différentes.  Puis,  quand  le 
cerveau  s'est  fatigué  de  cette  course  à  travers  les  siècles,  ou  bien 
quand  à  la  vue  de  quelqu'un  de  ces  objets  l'imagination  a  éprouvé 
quelque  heurt  trop  violent  pour  prendre  encore  plaisir  à  continuer 
son  voyage,  comme  il  est  doux  d'aller  se  reposer  sur  la  marche  de 
pierre  qui  marque  l'entrée  du  chœur,  et  de  laisser  ses  yeux  errer  sur 
les  deux  superbes  rosaces' peintes  qui  s'élèvent  au-dessus  des  deux 
portes  latérales  !  On  peut  rester  là  de  longues  heures,  plongé  dans 
une  inertie  rêveuse  du  genre  de  celle  qui  s'empare  de  nous  au  bord 
de  la  mer,  et  qui  est  pour  l'âme  un  baume  si  salutaire.  La  pensée 
flotte  indécise  pendant  que  l'œil  se  baigne  voluptueusement  dans 
cette  lumière  colorée  d'une  si  harmonieuse  abondance  et  d'une  si 
douce  clarté.  L'une  de  ces  admirables  verrières  surtout,  celle  qui 
représente  les  joies  des  âmes  heureuses,  est  composée  de  couleurs  si 
tendres,  si  pures,  si  chastement  gaies,  qu'on  peut,  sans  métaphore 
aucune,  la  comparer  en  effet  à  un  lac  de  limpide  lumière,  et  assi- 
miler à  la  volupté  du  bain  le  plaisir  que  l'œil  en  ressent  :  il  en  est 
à  la  fois  rafraîchi  et  caressé,  il  y  nage,  il  s'y  dilate,  il  y  est  vrai- 
ment en  paradis.  Rarement  l'art  humain  a  réussi  à  produire  une 
sensation  qui  fût  plus  identique  à  celle  que  nous  donne  la  nature; 
c'est  une  volupté  physique,  dis-je,  comme  celle  dont  la  mer  nous 
berce  avec  le  mouvement  de  ses  flots,  comme  celle  dont  le  printemps 

TOME  xcviii.  —  1872.  7 


98  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

nous  ravive  avec  la  magie  de  son  manteau  vert,  comme  celle  dont 
l'été  rafraîchit  nos  fronts  dans  les  soirs  des  chaudes  journées  avec 
la  rieuse  insulte  de  ses  vents.  On  comprendra  comment  cette  vo- 
lupté toute  physique  peut  se  produire,  si  nous  disons  que  le  tour 
de  force  de  l'artiste  ingénieux  qui  a  créé  ces  verrières  a  consisté  en 
quelque  sorte  à  n'employer  que  des  couleurs  pour  peindre  ces  deux 
spectacles  du  monde  surnaturel,  le  paradis,  l'enfer.  N'ayant  re- 
cours que  le  moins  possible  à  la  figure  humaine  et  à  l'élément  dra- 
matique, il  a  exprimé  le  paradis  au  moyen  de  toutes  les  nuances 
et  teintes  de  la  couleur  bleue,  l'enfer  au  moyen  de  toutes  les  nuances 
et  teintes  de  la  couleur  rouge,  harmonieusement  assorties  et  combi- 
nées. De  cette  musique  de  couleurs  résulte  la  sensation  que  nous 
venons  de  décrire. 

On  reste  longtemps  à  cette  place,  et,  après  qu'on  l'a  quittée,  on  y 
revient  souvent  pour  jouir  encore  de  ce  bien-être  ineffable  de  la 
vue.  Volontiers  on  en  oublierait  toutes  les  belles  choses  que  con- 
tient le  vaste  temple,  si  errer  sous  ses  voûtes  n'était  pas  un  autre 
plaisir  encore  tout  physique  en  quelque  sorte.  En  effet  cette  église 
est  si  spacieuse,  ou  du  moins  si  bien  disposée  pour  donner  une 
impression  d'ampleur,  qu'on  s'y  sent  plus  à  l'aise  que  dans  au- 
cune autre  cathédrale.  Nulle  part,  la  vae  n'est  gênée,  et,  quelque 
point  de  l'édifice  que  l'on  occupe,  l'œil  en  embrasse  l'ensemble  sans 
efforts.  Aucune  disposition  architecturale  n'échappe,  on  marche  d'em- 
blée à  la  chose  qu'on  désire  voir;  si  nous  ne  craignions  d'être  trop 
profane,  nous  dirions  volontiers  que  la  cathédrale  de  Sens  n'est  pas 
seulement  une  belle  église,  mais  qu'elle  est  aussi  une  des  prome- 
nades les  plus  agréables,  les  mieux  éclairées,  les  plus  gaies.  Pen- 
dant que  je  flâne  avec  délices  à  travers  cette  église,  si  propre,  si 
bien  tenue,  si  garnie  de  richesses,  je  suis  amené  à  constater  une 
fois  de  plus  qu'il  y  a  des  rapports  bien  singuliers  entre  les  lieux 
et  les  âmes  qui  les  ont  traversés  ;  cette  église  à  physionomie  si 
peu  ascétique  a  vraiment  je  ne  sais  quelle  ressemblance  avec  les 
caractères  de  quelques-uns  de  ses  prélats  les  plus  célèbres,  et  elle 
en  a  eu  de  terriblement  mondains.  De  même  qu'un  parfum  laisse 
encore  son  odeur  longtemps  après  qu'il  a  disparu,  ainsi  on  res- 
pire je  ne  sais  quel  arôme  de  la  renaissance  dans  l'air  de  cette 
cathédrale.  Là  fut  enterré  ce  savant  cardinal  Duperron,  aussi  fin  con- 
naisseur en  littérature  qu'habile  controversiste,  adversaire  de  Du- 
plessis-Mornay,  mais  lecteur  éclairé  de  Rabelais.  Là  fut  enterré 
aussi  ce  chancelier-cardinal  Duprat  à  qui  l'église  de  l'ancienne  France 
reprochait  avec  amertume  d'avoir  été  trop  complaisant  pour  Léon  X, 
le  papa  par  excellence  des  pompes  de  la  renaissance.  Leurs  tom- 
beaux ont  été  détruits  par  la  révolution;  de  celui  de  Duperron,  il  ne 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   D  ART.  99 

reste  plus  que  les  statues  agenouillées;  de  celui  de  Duprat,  il  ne 
reste  plus  que  les  charmans  bas-reliefs.  S'il  existait  encore  parmi 
nous  des  jansénistes  et  des  gallicans  d'ancienne  roche,  ils  pourraient, 
à  l'instar  de  leur  grand  adversaire  de  Maistre,  montrer  par  ces  mu- 
tilations comment  Dieu  s'est  servi  de  la  main  ignorante  et  brutale 
de  la  révolution  pour  accomplir  ses  vengeances.  Voyez,  pourrait  dire 
le  janséniste,  la  révolution  a  cru  briser  avec  ce  tombeau  la  sépul- 
ture d'un  pasteur  chrétien,  et  elle  n'a  brisé  que  la  sépulture  d'un 
ami  de  ces  vaines  œuvres  humaines  qu'elle  invoquait  si  souvent  et 
d'un  partisan  des  vaines  lumières  de  cette  raison  dont  elle  se  récla- 
mait. Voyez,  pourrait  dire  à  son  tour  le  gallican,  elle  a  voulu  par 
cette  mutilation  infliger  un  outrage  à  l'église  de  France,  et  cet  ou- 
trage s'est  adressé  en  réalité  à  l'homme  qui,  par  faiblesse,  ambi- 
tion, corruption  peut-être,  fit  à  l'antique  indépendance  de  l'église 
de  France  avec  son  concordat  un  mal  si  longtemps  irréparable.  Ils 
auraient  peut-être  raison  tous  les  deux;  ce  qui  est  tout  à  fait  cer- 
tain, c'est  que  ces  monumens  mutilés  sont  deux  œuvres  d'art  per- 
dues, et  cela  me  paraît  regrettable. 

Perdues  n'est  pas  tout  à  fait  le  mot,  au  moins  pour  ce  qui  con- 
cerne le  monument  de  Duprat.  Il  nous  en  reste  la  partie  certaine- 
ment la  plus  précieuse,  les  bas-reliefs,  qui  sont  encore  plus  curieux 
comme  documens  historiques  qu'ils  ne  sont  jolis  comme  travail 
d'art,  et  ils  sont  jolis  et  fins.  Là  nous  pouvons  nous  rendre  compte, 
comme  si  nous  en  étions  contemporains,  de  ce  qu'était  la  pompe 
d'un  prince  de  l'église  au  sortir  du  moyen  âge.  Shakspeare,  il  est 
vrai,  dans  son  Henry  VIII,  nous  a  détaillé  toutes  les  parties  du 
cortège  de  Wolsey;  mais,  comme  l'occasion  de  voir  jouer  ce  drame 
ne  peut  guère  se  rencontrer,  nous  sommes  obligés  d'avoir  recours 
à  notre  imagination  pour  reconstruire  cette  pompe.  Ici  au  con- 
traire nous  avons  dans  les  deux  bas-reliefs  qui  représentent  les 
deux  entrées  de  Duprat,  à  Sens  comme  archevêque,  à  Paris  comme 
cardinal-légat,  la  réalité  même  de  ce  spectacle  vraiment  splen- 
dide.  En  tête  marche  la  grande  croix  simple,  étendard  des  légions 
du  Christ,  puis  défile  une  véritable  armée  de  massiers,  de  porteurs 
de  crosses,  de  bâtons  pastoraux,  d'emblèmes  de  pouvoir  ecclésias- 
tique, tous  séparés  en  groupes  comme  des  régimens  par  la  croix 
triple,  symbole  de  la  triple  couronne;  enfin  apparaît  à  cheval  son 
éminence  le  cardinal,  gros  homme,  à  l'obésité  robuste,  dont  la  vue 
m'a  soudain  rappelé  la  moqueuse  épitaphe  que  lui  fit  Théodore 
de  Bèze,  h\c  jacet  vir  amplissimus,  calembour  latin  (1)  que,  bien 


(i)  Amplisshnus  peut  s'entendre  de  deux  façons  :  il  peut  signifier  en  même  temps 
très  ample,  très  vaste,*  très  corpulent,  et  très  considérable  au  sens  moral,  très  puissant. 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

longtemps  après,  l'égrillard  La  Monnoye  traduisit  plaisamment 

ainsi  : 

Cy-dossous  gît  couché  tout  plat 
Le  puissant  chancelier  Duprat. 

AmpUss.hnus,  c'est  bien  le  mot  qui  convient  dans  les  deux  sens  à  ce 
gros  homme,  pour  lequel  on  ne  peut  se  défendre  en  effet  d'une  cer- 
taine considération.  La  tenace  volonté  auvergnate  se  laisse  lire  sur 
cette  large  face;  on  sent  que  ce  visage  lourd  cache  une  âme  pesante, 
mais  forte,  lente  à  se  mouvoir,  mais  difficile  à  ébranler,  une  âme 
tyrannique  par  sa  masse,  et  dont  il  devait  être  presque  impossible 
d'avoir  raison. 

Dans  la  chapelle,  oii  ont  été  déposés  ces  débris  du  tombeau  de 
Duprat,  se  dresse  intact  un  monument  d'un  goût  bien  moins  pur, 
qui  est  autrement  intéressant  pour  nous,  gens  du  xix*  siècle,  car 
il  consacre  des  souvenirs  qui  nous  font  remonter  à  l'origine  première 
de  notre  histoire  contemporaine;  je  veux  parler  du  tombeau  du 
dauphin  fils  de  Louis  XY  et  père  des  derniers  princes  de  la  branche 
aînée  des  Bourbons  qui  ont  régné  en  France.  Je  me  suis  arrêté 
longtemps  devant  cette  œuvre  de  Coustou  le  jeune;  cependant  ce 
n'était  pas  par  admiration  pour  la  gentillesse  compliquée  de  ses 
génies  allégoriques  et  la  mièvrerie  élégiaque  de  ses  grandes  figures; 
c'est  que  ce  monument  avait  réveillé  dans  mon  souvenir  deux  pas- 
sages des  mémoires  du  dernier  siècle  qui  ont  été  jusqu'à  présent 
peu  remarqués,  et  qui  mènent  à  d'assez  singulières  réflexions.  C'est 
à  cette  date  de  la  mort  du  dauphin,  1765,  que  M'"""  Campan  fait  re- 
monter l'origine  de  cette  division  du  parti  monarchique  qui  a  joué 
un  si  grand  rôle  dans  les  destinées  ultérieures  de  la  nation.  Selon 
elle,  il  s'était  formé  dans  le  sein  de  la  noblesse  française  un  parti 
qui  visait  à  la  transformation  de  la  monarchie,  et  dont  la  naissance 
doit  être  placée  dans  les  dernières  années  de  Louis  XIV.  La  régence 
aurait  été  la  première  expression  de  ce  parti,  et  le  duc  d'Orléans  en 
aurait  été  le  chef  reconnu.  A  la  mort  du  régent,  ce  parti,  encore  fort 
novice,  resta  sans  chef;  dès  lors  il  subit  une  longue  échpse  que 
M'"''  Campan  attribue  à  l'indifférence  politique  et  à  la  dévotion  des 
deux  ducs  d'Orléans  qui  succédèrent  au  régent.  Elle  aurait  pu  ajou- 
ter que  ce  parti  s'éclipsa  pour  une  autre  cause  encore  :  c'est  qu'il 
porta  la  peine  de  cette  réaction  qui  suit  inévitablement  toute  action, 
et  que  le  désordre  moral  de  la  régence  engendra  cette  recrudes- 
cence de  ferveur  monarchique  si  visible  pendant  la  première  par- 
tie du  long  ministère  du  cardinal  Fleury,  et  qui  durait  encore  lors 
de  la  maladie  de  Louis  XV  à  Metz,  en  dépit  du  scandale  affiché  de 
M'"^  de  Ghâteauroux.  Tant  que  vécut  le  dauphin,  ce  parti  n'es- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'ART.  101 

saya  pas  de  relever  la  tête;  il  savait  trop  bien  qu'il  ne  devait  pas 
compter  pour  la  réalisation  de  ses  espérances  sur  le  royal  élève  du 
duc  de  La  Vauguyon,  dont  les  sentimens  bien  connus  faisaient  l'hor- 
reur des  encyclopédistes,  et  dont  le  règne  inspirait  par  avance  au 
docteur  Quesnay  ces  terreurs  que  M'""^  Du  Hausset  l'entendit  expri- 
mer dans  le  boudoir  de  M'"'  de  Pompadour.  Mais  cà  la  mort  de  ce 
prince  ces  ambitions  reparurent,  accrues  par  un  long  refoulement, 
et  ce  qu'on  ne  pouvait  espérer  avec  un  roi  dont  le  caractère  présen- 
tait une  barrière  insurmontable  parut  d'une  réalisation  facile  avec 
la  perspective  d'un  jeune  règne  dont  l'autorité,  trop  faible  d'abord 
pour  empêcher  de  tout  oser,  serait  ensuite  trop  peu  respectée  pour 
empêcher  de  tout  obtenir. 

Je  résume,  en  l'éclairant  par  quelques  commentaires,  l'opinion 
de  M'"*^  Gampan.  La  plupart  de  ces  faits  sont  bien  connus;  deux 
seulement  sont  à  retenir  :  le  premier,  c'est  qu'elle  fixe  à  la  mort 
du  dauphin,  en  1765,  l'origine  de  la  division  de  la  société  monar- 
chique en  deux  partis  bien  distincts;  l'autre,  c'est  qu'elle  prête 
à  la  partie  novatrice  de  cette  société  monarchique,  sans  s'expliquer 
formellement  à  cet  égard,  un  air  de  mystère  et  de  conspiration 
secrète.  Y  a-t-il  eu  réellement  à  l'origine  conspiration  d'une  partie 
de  la  noblesse  contre  la  monarchie,  et  faut-il  attribuer  tout  le 
mouvement  libéral  du  règne  de  Louis  XYI,  par  suite  la  révolution 
française,  à  d'autres  causes  que  celles  qu'on  leur  attribue  commu- 
nément, telles  que  le  courant  des  opinions  philosophiques,  la  crois- 
sance des  classes  moyennes  en  intelligence  et  en  richesse,  la  fai- 
blesse des  ressorts  d'un  gouvernement  qui  a  longtemps  vécu?  La 
première  réflexion  qui  se  présente  à  la  pensée,  c'est  que  ce  fait  doit 
être  faux,  car  il  est  à  peu  près  incompréhensible  qu'une  classe  in- 
corporée à  la  monarchie  au  point  que  l'existence  de  la  monarchie 
était  la  sienne  propre  ait  conspiré  contre  elle-même  de  parti-pris, 
avec  préméditation,  et  autrement  que  par  cet  entraînement  généreux, 
cet  enthousiasme  libéral  qu'on  lui  vit  sous  le  règne  de  Louis  XVI. 
Cependant  cette  réflexion,  qui  peut  satisfaire  le  bon  sens  ordinaire, 
n'est  pas  capable  d'arrêter  longtemps  ceux  qui  savent  par  l'expé- 
rience de  l'histoire  à  quel  point  les  résolutions  des  aristocraties  sont 
impénétrables.  S'il  y  a  eu  réellement  conspiration  à  l'origine,  nous 
ne  le  saurons  donc  jamais  bien,  car  les  aristocraties  ne  sont  pas  dans 
l'habitude  d'informer  les  nouvellistes  des  secrets  de  leur  conduite. 

Toutefois  nous  avons  un  document  des  plus  précieux  dans  les 
Mémoires  de  Besenval,  personnage  quelque  peu  énigmatique,  très 
royaliste  à  la  surface,  au  fond  sans  respect  sérieux  pour  la  royauté. 
Ce  document,  qui  est  le  second  passage  des  mémoires  du  xviii^  siè- 
cle qui  me  revient  au  souvenir  devant  le  tombeau  du  dauphin,  est 


102  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  exposé  fort  intelligent,  fort  pénétrant  et  fort  lucide  de  la  situa- 
tion morale  de  la  noblesse  française  au  xviii«  siècle.  Selon  Besen- 
val,  cette  noblesse  est  toujours  au  lendemain  de  Richelieu.  Quoique 
près  de  cent  cinquante  années  se  soient  écoulées  entre  cette  époque 
et  le  moment  où  il  écrit,  ces  cent  cinquante  années  ne  comptent 
que  pour  un  seul  jour,  car  la  situation  est  ce  qu'elle  était  au  lende- 
main de  la  mort  du  cardinal,  et  le  règne  de  Louis  XIY  n'a  fait  autre 
chose  que  l'affermir.  Ce  qui  existe  est,  non  l'ancienne  constitution 
française,  mais  une  innovation  qui  ne  remonte  pas  plus  haut  que 
Richelieu.  Il  donne  donc  clairement  à  entendre,  avec  toute  sorte  de 
ménagemens  et  de  réticences,  que  la  monarchie  française  telle  qu'elle 
existe  depuis  plus  de  cent  ans  est  une  sorte  de  statu  quo,  prolongé 
par  le  fait  de  circonstances  fatales  dont  la  plus  considérable  a  été 
le  long  règne  de  Louis  XIV.  Ce  n'est  qu'un  statu  quo,  mais  qui  est 
devenu  singulièrement  difficile  à  changer  par  suite  de  cette  longé- 
vité qui  a  créé  une  nouvelle  forme  d'habitudes,  et  qui  rend  cha- 
que jour  plus  énorme  l'immense  intervalle  de  temps  que  devrait 
franchir  la  noblesse  pour  retrouver  son  indépendance  politique  et 
son  importance  dans  la  nation.  Si  la  noblesse  française  voulait  être 
quelque  chose  en  effet,  il  lui  faudrait  sauter  d'emblée  par-des- 
sus ces  cent  cinquante  années;  il  ne  s'agirait  pas,  pour  obtenir 
un  résultat  aussi  considérable,  de  remonter  une  courte  période  de 
temps,  de  revenir  du  ministère  existant  à  tel  autre  ministère;  il  lui 
faudrait  se  replacer  dans  la  situation  où  elle  se  trouvait  à  l'avéne- 
ment  de  Richelieu  sous  peine  de  ne  rien  faire,  car  rien  d'essentiel 
n'a  changé  en  France  depuis  cette  époque. 

L'exposé  historique  de  Besenval,  qui  connaissait  si  bien  le  des- 
sous des  cartes  de  son  temps,  me  paraît  donner  la  clé  véritable 
des  opinions  et  des,sentimens  ésotériques  d'une  partie  de  la  noblesse 
française  au  xviii^  siècle,  surtout  de  la  plus  haute.  Elle  n'avait  ja- 
mais caché  le  dégoût  que  lui  causait  le  vasselage  doré  auquel 
l'avait  soumise  la  monarchie  absolue,  et  combien  il  lui  en  coûtait 
de  composer  la  classe  des  premiers  sujets  du  roi  au  lieu  de  com- 
poser celle  des  premiers  citoyens  du  pays.  Un  instant,  sous  la 
régence,  elle  avait  eu  une  lueur  d'espoir;  ce  rayon  s'était  vite 
éteint,  et  elle  était  retombée  comme  devant  sous  le  joug  monar- 
chique, joug  moins  dur  à  supporter  qu'au  temps  de  Louis  XIV, 
mais  qui  la  laissait  aussi  dépendante  politiquement.  N'y  avait-il  ce- 
pendant aucun  moyen  de  recouvrer  un  peu  de  liberté,  un  peu  d'im- 
portance, d'être  une  classe  douée  du  pouvoir  et  du  droit  de  faire 
quelque  chose  par  elle-même  et  autrement  que  par  ordre?  L'exemple 
de  l'Angleterre  était  là,  et  sa  révolution,  autrefois  objet  de  scan- 
dale pour  les  générations  que  les  crises  de  la  fronde  avaient  ren- 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE    ET   D'aRT.  103 

dues  pusillanimes  jusqu'à  la  servilité,  mieux  comprise,  montrait  la 
route  à  suivre,  les  méthodes  à  employer  et  le  but  à  atteindre.  De 
là  l'anglomanie  du  xviii"  siècle,  dont  la  cause  doit  être  cherchée 
non  dans  une  vaine  imitation  de  la  mode,  mais  dans  ce  sentiment 
plus  profond  de  la  haute  société  française,  anglomanie  qui  com- 
mença dès  la  régence,  fut  inaugurée  avec  la  politique  de  Philippe 
d'Orléans  et  de  Dubois,  se  continua  par  les  opinions  philosophiques 
et  littéraires,  et  fut  enfin  vulgarisée  pour  ainsi  dire  et  étendue  par 
la  mode  des  classes  privilégiées  de  la  nation  à  la  nation  entière  sous 
le  règne  de  Louis  XVI.  Le  succès  des  opinions  antireligieuses  du 
xviii^  siècle  doit  être  cherché,  comme  l'enthousiasme  pour  l'Angle- 
terre, dans  ce  même  sentiment  de  réaction  des  hautes  classes  fran- 
çaises contre  le  pouvoir  qu'elles  subissaient  depuis  un  siècle.  Au  fond, 
qu'était  la  monarchie  absolue,  sinon  l'œuvre  de  l'église,  qui  l'avait 
fondée  cruellement  dans  le  sang  de  la  noblesse  par  la  main  de  deux 
cardinaux,  qui  ensuite  l'avait  affermie,  consacrée,  bénie,  qui  en 
avait  donné  la  théologie  pour  ainsi  dire,  et  qui  dans  des  livres 
immortels  avait  présenté,  comme  d'essence  éternelle  et  d'origine 
immuable,  un  gouvernement  né  de  la  veille  et  dont  leurs  pères 
avaient  vu  le  commencement?  De  là  le  courant  libertin  et  profane 
qui  parcourut  la  société  française  au  xviii^  siècle,  et  comment  l'é- 
glise fut  enveloppée  dans  la  même  réprobation  que  la  monarchie. 
J'expose  simplement  ici  les  sentimens  qui  me  paraissent  avoir  été 
ceux  de  la  noblesse  française;  je  ne  prétends  ni  les  justifier  ni  les 
combattre.  Il  me  suffit  que  cet  exposé  soit  assez  clair  pour  se  lais- 
ser comprendre. 

Pour  secouer  les  pénibles  souvenirs  des  imprudences  politiques 
qui  nous  ont  fait  les  lamentables  destinées  que  nous  subissons,  al- 
lons amuser  nos  yeux  du  roman  de  saint  Eutrope  peint  sur  les  vitraux 
d'une  des  premières  fenêtres  de  l'église.  C'est  un  véritable  roman 
en  effet  que  l'histoire  de  saint  Eutrope,  et,  qui  plus  est,  un  roman 
d'amour,  ainsi  que  nous  le  laissent  supposer  les  obscurités  de  son 
légendaire,  et  surtout  le  caractère  particulier  des  dévotions  popu- 
laires qui  se  sont  attachées  à  sa  mémoire  et  à  celle  de  la  sainte  qui 
lui  fut  chère.  Eutrope  était  le  fils  d'un  roi,  du  roi  de  Babylone,  dit 
la  légende,  ce  qui  signifie  probablement  un  jeune  Grec  ou  Syrien 
de  l'Asie-Mineure,  de  noble  race  et  de  puissante  parenté.  Enflammé 
du  zèle  de  l'Évangile,  il  abandonna,  dans  la  pleine  fleur  de  la  jeu- 
nesse, honneurs,  richesse  et  puissance,  et,  malgré  l'opposition  de 
son  père,  il  partit  de  son  palais  pour  aller  chercher  à  travers  le 
monde  de  saintes  aventures.  Le  hasard  de  ses  voyages  le  conduisit 
enfin  dans  le  pays  des  Santones,  à  Saintes,  qui  portait  alors  le  nom 
de  Mediolamim,  que  certains  érudits  traduisent  par  celui  de  ville 


104  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

aux  belles  prairies,  qu'elle  aurait  mérité  de  garder.  Ce  fut  sa  der- 
nière étape.  Ses  prédications  touchèrent  l'âme  de  la  fille  du  chef 
des  Santones,  que  la  légende  nomme  Estelle  ;  la  jeune  Gauloise  se 
convertit  au  christianisme,  et,  sur  la  découverte  de  cette  conver- 
sion, son  père  fit  mettre  à  mort  le  pieux  séducteur.  Il  me  semble 
qu'à  travers  cette  histoire  on  aperçoit  assez  bien  la  réalité  de  l'a- 
venture et  le  caractère  des  deux  principaux  personnages.  Un  Grec 
civilisé,  à  la  langue  éloquente,  possédé  de  l'instinct  aventureux 
de  sa  race,  riche  de  ses  dons  subtils,  et  une  jeune  Gauloise  naïve, 
enthousiaste,  sont  en  présence;  l'apôtre  s'attaque  directement  avec 
une  sainte  adresse  à  l'influence  féminine  la  plus  puissante  du  pays, 
parce  que  son  exemple  doit  nécessairement  entraîner  la  conversion 
d'un  plus  grand  nombre  de  païens  et  de  païennes,  et  la  Gauloise, 
captivée  par  l'enchantement  de  la  parole,  est  convertie  au  christia- 
nisme par  les  suggestions  de  son  cœur.  Ce  qui  peut  faire  croire  qu'il 
y  eut  là  en  effet  une  sainte  aventure  d'amour,  c'est  que  la  tradition 
populaire,  ou  si  l'on  veut  la  superstition  rustique ,  par  la  forme  de 
dévotion  particulière  qu'elle  continue  d'attacher  à  la  mémoire  d'Es- 
telle, semble  incliner  vers  cette  interprétation.  Sainte  Estelle  est  la 
patronne  invoquée  de  toutes  les  belles  filles  de  la  Saintonge  qui 
sont  pressées  de  trouver  un  mari.  Quand  ce  désir  les  agite,  elles  ne 
manquent  jamais  d'aller  à  une  source  qui  coule  dans  l'enceinte 
même  des  arènes  de  Saintes,  et  de  jeter  dans  le  bassin  de  pierre  qui 
reçoit  l'eau  de  cette  source  de  petites  pièces  de  monnaie  ou  d'autres 
menus  objets;  celles  dont  les  dévotions  sont  agréées  sont  mariées 
dans  le  cours  de  l'année.  Lorsque  je  visitai  les  arènes  de  Saintes, 
j'y  trouvai  un  photographe  qui  audacieusement  lavait  ses  plaques 
de  métal  dans  l'eau  de  cette  source,  et  comme  je  lui  demandai  si  ce 
n'était  pas  là  la  fontaine  de  sainte  Estelle  :  «  Oui,  me  répondit  le 
profane,  il  y  a  des  épingles  qui  en  font  foi.  »  Je  ne  sais  si  la  tradi- 
tion populaire  attribue  la  même  puissance  à  saint  Eutrope;  tout  ce 
que  je  puis  dire  à  cet  égard,  c'est  que  pendant  que  j'errais  dans  la 
très  belle  crypte  de  l'église  de  Saintes,  qui  lui  est  dédiée,  je  fus 
très  surpris  d'apercevoii'  une  jeune  personne  agenouillée  au  coin  du 
tombeau  où  fut,  dit-on,  déposé  le  corps  du  saint,  et  priant  avec 
une  singulière  ferveur.  Si  sa  prière  avait  pour  but  de  trouver  un 
mari,  j'espère  qu'elle  aura  été  exaucée,  car  elle  mérjtait  d'être  en- 
tendue autant  pour  sa  gentillesse  que  pour  son  recueillement. 

Comment  le  souvenir  d'Eutrope,  qui  est  le  patron  de  Saintes,  se 
trouve-t-il  à  Sens?  Probablement  par  la  même  raison  qui  a  fait 
donner  le  nom  de  saint  Savinien,  patron  de  Sens,  à  une  localité 
de  Saintonge  célèbre  par  ses  prairies,  —  lesquelles  sont  en  effet  si 
belles  que  je  n'en  ai  vu  de  pareilles  que  dans  deux  admirables  pay- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'arT.  105 

sages  de  Rubens,  à  Florence,  au  palais  Pitii,  —  les  exigences  de 
l'apostolat,  qui  les  ont  portés  aux  mêmes  lieux.  Eutrope  fut  marty- 
risé chez  les  Sanlones,  Savinien  chez  les  Senones.  «  C'est  à  cet  en- 
droit qu'il  reçut  le  coup  de  hache,  »  me  dit,  avec  le  même  sourd 
accent  de  ferveur  dont  elle  m'aurait  appris  un  crime  de  la  récente 
commune,  une  brave  paysanne  qui  quitte  pieusement  ses  sabots 
pour  me  conduire  à  la  crypte  consacrée  au  saint.  Puisque  l'occasion 
se  présente  de  mentionner  saint  Savinien,  n'oublions  pas  une  sculp- 
ture de  la  cathédrale  exécutée  au  dernier  siècle  par  un  Alsacien 
du  nom  d'Hermann  et  représentant  le  martyre  du  saint.  Quelques 
connaisseurs  déclarent  cette  œuvre  de  toute  médiocrité  :  je  ne  puis 
partager  cet  avis.  Il  y  a  en  effet  grand  nombre  de  plus  belles  choses 
dans  le  monde;  mais  l'œuvre  a  ce  mérite,  qu'elle  répond  au  but 
qu'elle  se  propose,  remplit  l'oflîce  qu'elle  est  chargée  de  remplir, 
et  produit  l'effet  qu'elle  veut  produire,  à  savoir  une  émotion  dra- 
matique capable  de  parler  aux  cœurs  ignorans  et  de  leur  faire  com- 
prendre le  prix  dont  tant  d'hommes  vertueux  ont  payé  le  triomphe 
de  la  religion  qu'ils  professent.  Le  barbare  qui  est  en  train  d'assé- 
ner le  coup  met  à  cet  acte  une  vigueur  furieuse  assez  saisissante, 
et  le  saint  renversé  qui  voit  la  hache  sur  le  point  de  tomber  étend 
les  bras  par  un  geste  instinctif  bien  naturel.  Il  y  a  du  mouvement 
dans  cette  sculpture,  et  le  mouvement  est  avant  tout  la  qualité 
nécessaire  à  toute  œuvre,  de  quelque  nature  qu'elle  soit,  qui 
cherche  un  but  populaire. 

Le  grand  homme  de  Sens,  c'est  Jean  Cousin,  que  l'on  peut  appe- 
ler le  créateur  de  la  peinture  française,  et  c'est  de  lui  que  sont  plu- 
sieurs des  vitraux  de  la  cathédrale  où  nos  souvenirs  nous  ont  retenu 
si  longtemps.  On  sait  combien  sont  rares  les  tableaux  de  cet  artiste, 
dont  l'activité  se  porta  sur  tant  de  choses,  que  la  peinture  ne  put 
obtenir  qu'une  portion  assez  réduite  de  son  temps.  Justement  Sens 
contient  une  de  ces  œuvres  si  rares.  C'est  un  tableau  sur  bois  connu 
sous  le  nom  à' Eve,  première  Pandore,  propriété  de  M"""  veuve 
Chauley,  qui  met  à  montrer  son  trésor  autant  de  gracieux  empres- 
sement qu'elle  met  à  le  conserver  de  respectable  jalousie.  Comme 
ce  tableau  a  été  vu  par  nombre  d'artistes,  d'amateurs  et  de  person- 
nages influens  dans  le  monde  des  arts  et  de  l'administration,  dont 
je  lis  les  noms  sur  le  livre  de  visites  de  M'"*"  Chauley,  je  me  ha- 
sarde à  demander  si  quelqu'un  de  nos  nombreux  gouvernemens  n'a 
jamais  fait  de  démarches  auprès  d'elle  pour  obtenir  cette  œuvre 
importante;  mais  cette  dame  me  répond  que  ce  tableau  est  la  pro- 
priété de  sa  famille  depuis  qu'il  est  sorti  de  l'atelier  de  Jean  Cousin, 
c'est-à-dire  depuis  plus  de  trois  cents  ans,  et  qu'elle  ne  consen- 
tirait, pour  aucun  prix  et  pour  aucune  considération,  à  s'en  dessai- 


106  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sir.  Cette  résolution  serait  fort  respectable  en  tout  temps,  et  elle 
est  peut-être  prudente  par  le  nôtre,  où  le  sauvage  incendie  des  Tui- 
leries n'est  pas  fait  précisément  pour  nous  inspirer  une  confiance 
immodérée  dans  la  sécurité  de  nos  grandes  collections.  Posséder 
une  telle  œuvre  dans  une  famille,  surtout  si  cette  œuvre  est  unique 
et  si  on  ne  possède  à  peu  près  qu'elle  seule,  c'est  se  passer  de  gé- 
nération en  génération  l'initiation  au  monde  de  la  beauté  :  c'est 
vraiment  une  partie  de  l'héritage  moral,  non  la  moins  précieuse, 
et  l'on  conçoit  aisément  que  le  possesseur  d'un  tel  trésor  ne  tienne 
pas  à  l'aliéner. 

L'œuvre  est  en  effet  d'une  extrême  beauté,  et  mérite  toute  admi- 
ration. Eve  est  étendue  nue  sur  le  sol  à  la  bouche  de  l'antre  humide 
qui  lui  sert  d'habitation;  mais  n'allez  pas,  sur  ce  mot  d'antre,  ima- 
giner une  créature  sauvage  sortie  de  la  veille  du  limon  de  la  terre, 
toute  remplie  des  énergies  d'une  nature  surabondante  en  sève, 
l'animal  féminin  que  Rembrandt  n'aurait  pas  manqué  d'étaler,  ni 
cette  véritable  Eve  biblique,  d'une  âme  aussi  robuste  pour  l'amour 
que  ses  flancs  sont  robustes  pour  la  maternité,  que  seul  Michel- 
Ange  a  su  nous  montrer.  Non,  l'Eve  de  Jean  Cousin  répond  mer- 
veilleusement à  son  titre;  ce  n'est  pas  la  biblique  mère  du  genre 
humain,  c'est  en  toute  réalité  la  ijremUre  Pandore.  La  beauté  de 
ce  jeune  corps  étendu  à  terre,  c'est  celle  des  races  civilisées  :  toutes 
les  élégances  des  futurs  empires  du  monde  sont  là  enveloppées  dans 
ces  formes  charmantes  où  n'apparaît  aucune  marque  de  rusticité. 
Il  y  a  pour  ainsi  dire  de  l'urbanité  dans  la  sveltesse  de  ces  lignes  et 
dans  les  contours  gracieux  de  ces  membres.  Si  cette  Eve  est  venue 
apporter  dans  le  monde  le  péché  originel  de  l'âme,  on  peut  dire  en 
revanche  que  son  corps  est  exempt  de  tout  péché  originel  de  la 
chair.  En  vérité,  un  hégélien  pourrait  se  pâmer  d'admiration  devant 
cette  figure,  car  elle  réalise  à  la  lettre  la  fameuse  théorie  du  philo- 
sophe allemand.  Cette  Eve,  c'est  la  civilisation  latente  et  déjà  mieux 
qu'à  l'état  de  devenir^  et  c'est  parce  qu'elle  est  la  civilisation  qu'elle 
a  été  curieuse,  c'est  parce  qu'elle  est  la  civilisation  qu'elle  a  fait  un 
usage  fatal  de  sa  liberté,  c'est  parce  qu'elle  est  la  civilisation  enfin 
qu'elle  s'est,  par  cet  acte  de  libre  arbitre,  détachée  de  la  nature, 
dans  laquelle  elle  était  jusqu'alors  confondue,  pour  se  poser  indivi- 
duellement en  face  du  monde  créé  comme  un  nouvel  univers.  Qu'est- 
ce  que  la  civilisation,  sinon  une  séparation  d'avec  la  nature,  et  la 
superposition  d'un  monde  issu  de  l'esprit  au  monde  de  la  matière? 
Voilà  l'hérésie  hardie,  bien  digne  de  la  renaissance,  qui  se  laisse 
lire  d'emblée  dans  cette  peinture.  Ne  croyez  pas  que  cette  expli- 
cation soit  une  fantaisie  de  notre  imagination,  car  l'artiste  a  pris 
tout  soin  pour  nous  faire  comprendre  que  telle  fut  sa  pensée.  Le 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE    ET   d'aRT.  107 

monde  va  se  dérouler  semblable  à  la  funeste  science  que  cette  Eve  a 
conquise,  c'est-à-dire  composé  moitié  de  bien,  moitié  de  mal  :  sa  faute 
vient  d'y  introduire  le  péché  et  la  mort,  et  c'est  ce  que  symbolisent 
le  crâne  et  le  serpent  qui  sont  à  ses  côtés;  mais  elle  vient  aussi  d'y 
introduire  la  vie  et  l'activité,  et  c'est  ce  que  symbolise  cette  ville 
qui,  par-delà  ce  beau  fleuve,  élève  déjà  dans  une  douce  lumière  ses 
tours  et  ses  clochers.  Admirons  encore  une  fois  l'étonnante  gran- 
deur de  tous  ces  artistes  de  la  renaissance,  l'extraordinaire  portée 
de  leurs  pensées,  et  l'incroyable  simplicité  avec  laquelle  ils  les  ont 
exprimées. 

Le  faire  de  ce  tableau  est  aussi  remarquable  que  la  pensée  en  est 
profonde.  C'est  le  premier  jet  du  génie  de  la  peinture  en  France, 
et  il  semble  qu'on' soit  séparé  par  un  intervalle  de  plusieurs  siècles 
des  tâtonnemens  de  l'art  antérieur.  h'Eva  prima  Pandoin  est  peut- 
être  le  miracle  le  plus  considérable  accompli  par  l'initiation  de 
l'art  italien,  dont  elle  a  la  souplesse,  la  simplicité,  la  sûreté  et 
l'ampleur,  et  dont  on  pourrait  dire  qu'elle  n'est  qu'une  merveil- 
leuse transcription;  mais  cette  transcription  est  toute  française. 
Jean  Cousin  a  su  y  conserver  les  caractères  de  la  beauté  et  de 
l'esprit  de  la  race  à  laquelle  il  appartenait,  en  sorte  que,  tout  en 
imitant,  le  peintre  a  été  original  absolument  de  la  même  manière 
que  Racine  en  transcrivant  Euripide,  et  Molière  en  transcrivant 
VAmpldLryon  et  V Aulularia  de  Plante.  Regardez  bien  cette  œuvre 
exécutée  avec  la  science  consommée  de  l'Italie,  et  vous  reconnaî- 
trez sans  effort  qu'il  n'y  a  là  d'exotique  que  la  connaissance  des 
secrets  et  des  procédés  de  l'art.  La  beauté  de  cette  figure  est  es- 
sentiellemeni  française;  ce  qui  la  distingue,  ce  n'est  ni  la  majesté 
des  lignes,  ni  la  richesse  des  formes;  c'est  la  finesse,  la  sveltesse 
et  la  grâce.  Comme  elle  a  les  qualités  de  la  beauté  française,  elle 
en  a  aussi  les  défauts,  et,  de  même  que  la  beauté  italienne  paie 
sa  richesse  et  sa  force  par  un  peu  de  lourdeur,  cette  Eve  paie  sa 
finesse  et  sa  grâce  par  un  peu  de  sécheresse.  La  sécheresse,  tant  au 
physique  qu'au  moral,  tant  dans  le  tempérament  que  dans  l'âme, 
est  peut-être  le  principal  défaut  de  notre  race,  et  cette  Eve  en  est 
une  très  curieuse  expression.  Nulle  ardeur  et  nuls  remords  ne  se 
laissent  lire  sur  son  visage,  empreint  d'une  tranquillité  nuancée  de 
tristesse  :  on  sent  que  fâme,  logée  par  derrière,  doit  jaillir  sous  la 
forme  d'une  de  ces  flammes  sèches  qui  donnent  une  clarté  si  vive, 
mais  si  rapide,  une  chaleur  si  gaie,  mais  si  peu  durable.  Cette  Eve 
a  commis  la  faute  par  élan  subit  de  curiosité  plutôt  que  par  tyran- 
nie de  désir;  la  faute  une  fois  commise,  elle  en  contemple  les  con- 
séquences avec  une  résignation  qui  équivaut  à  une  demi-indiffé- 
rence. 


108  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Comme  les  peintures  de  Jean  Cousin  sont  extrêmement  rares,  il 
est  fort  difficile  de  prononcer  un  jugement  absolu  sur  la  nature  de 
ses  facultés;  à  tout  le  moins  nous  ne  l'aurions  pas  osé  tant  que  nous 
n'avions  vu  de  lui  que  le  Jugement  dernier  du  Louvre.  Depuis  que 
nous  avons  vu  VÈve  j^remière  Pandore,  nous  pouvons  être  plus  har- 
dis. Ce  qui  nous  frappe  dans  l'une  et  l'autre  de  ces  œuvres,  c'est 
une  merveilleuse  faculté  d'assimilation,  toute  semblable  à  cette 
opération  de  la  nature  par  laquelle  le  corps  transforme  en  sa  propre 
substance  les  alimens  qu'il  reçoit.  Le  Jugement  dernier  est  une 
combinaison  harmonieuse  de  la  science  de  composition  de  Michel- 
Ange  et  du  coloris  vénitien;  VEve  première  Pandore  donne  en 
même  temps  les  deux  sensations  d'un  chef-d'œuvre  du  Titien  et  d'un 
chef-d'œuvre  de  Léonard  de  Vinci.  En  contemplant  ce  tableau,  on 
ne  peut  chasser  de  son  souvenir  ces  splendeurs  de  la  chair  dont 
les  magnifiques  nudités  du  Titien  ont  si  souvent  étonné  nos  yeux. 
Elle  vient  incontestablement  du  Titien,  cetle  pose  si  bien  choisie 
pour  faire  ressortir  les  lignes  du  corps;  ils  en  viennent  aussi,  ces 
plis  gracieux  que  forment  les  chairs  par  la  manière  dont  le  buste 
se  redresse.  Encore  moins  peut-on  s'empêcher  de  se  rappeler  la 
fascination  magnétique  et  la  profondeur  psychologique  des  œuvres 
de  Léonard  de  Vinci.  L'un  et  l'autre  de  ces  deux  grands  artistes 
sont  là  reconnaissables,  et  cependant  ce  n'est  ni  l'un  ni  l'autre. 

lï.     —     JOIGNY.     —     SOUVENIRS     DE     FLORENCE. 

Joigny  est  une  petite  ville  à  la  physionomie  à  la  fois  âpre  et  char- 
mante qui  combine  les  traits  de  deux  époques  bien  tranchées.  Bâtie 
sur  le  flanc  d'une  colline  comme  une  cité  du  moyen  âge  qu'elle  est, 
ses  maisons,  dont  un  très  grand  nombre  conservent  les  pittoresques 
sculptures  et  les  amusantes  enseignes  d'autrefois,  semblent  grim- 
per avec  effort  vers  le  château,  situé  au  sommet  comme  vers  leur 
citadelle  de  défense  et  le  lieu  de  refuge  de  leurs  habitans  ;  mais  la 
belle  rivière  de  l'Yonne  qui  coule  à  ses  pieds,  les  larges  quais  qui 
bordent  le  fleuve  et  les  vastes  promenades  qui  l'avoisinent  modi- 
fient ces  allures  guerrières  d'un  autre  âge  par  des  aspects  pacifi- 
ques pleins  de  douceur  et  des  paysages  pleins  de  repos.  Le  grand 
charme  de  Joigny,  c'est  l'Yonne,  et  on  ne  saurait  dire  avec  quel  bon- 
heur on  salue  cette  rivière,  lorsqu'on  la  rencontre  pour  la  première 
fois  en  remontant  du  sud,  après  quelque  temps  de  séjour  en  Bour- 
gogne. Enfin,  voilà  donc  un  vrai  fleuve,  au  cours  mesuré  et  d'une 
aimable  lenteur,  dont  les  eaux  limpides  peuvent  servir  de  miroir  aux 
astres  du  ciel,  et  nous  disons  adieu  sans  retour  à  toutes  ces  rivières 
borgnes  qui  ne  peuvent  même  refléter  leurs  rives,  l'Ouche,  la  Suzon, 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  109 

l'Armançon,  cours  d'eau  ennuyeux  et  sans  caractère  qui  appel- 
lent si  naturellement  les  quolibets  que  les  plaisans  de  Bourgogne, 
en  dépit  même  de  la  partialité  patriotique,  n'ont  pas  hésité  à  faire 
à  quelques-uns  une  réputation  ridicule,  témoin  cette  étymologie  du 
nom  de  l'Ouche  inventée  par  un  facétieux  Dijonnais  et  rapportée 
par  La  Monnoye.  Lors  de  la  guerre  des  Titans  contre  les  dieux,  il  y 
eut  un  moment  où  les  dieux  eurent  le  dessous,  et  jugèrent  à  propos 
de  se  réfugier  à  Dijon.  Vulcain  élut  domicile  rue  des  Forges,  mais 
la  boutique  était  si  malpropre  et  si  obscure  que  sa  femme  Vénus 
était  obligée  d'aller  jusqu'au  bout  de  la  rue  se  mirer  à  un  coin  qui 
s'appelle  depuis  le  Coin  du  Miroir.  Ce  que  voyant,  Pallas  et  Junon 
lui  cassèrent  son  miroir  par  méchanceté,  en  sorte  que  la  pauvre 
déesse  fut  réduite  à  s'aller  mirer  dans  la  rivière,  et,  comme  elle  s'y 
voyait  mal,  ses  deux  puissantes  ennemies  en  profitèrent  pour  lui 
faire  croire  qu'elle  était  louche,  d'où  le  nom  de  l'Ouche  resté  à  ce 
cours  d'eau.  Telles  étaient  les  facéties  qui  amusaient  nos  pères  au 
sortir  du  moyen  âge  :  celle-là,  il  faut  l'avouer,  est  de  forme  quelque 
peu  lourde  et  pédantesque;  cependant  elle  n'est  pas  plus  déplai- 
sante que  la  rivière  qu'elle  prétend  railler,  une  des  plus  laides  que 
j'aie  vues. 

Si  les  rivières  sont  laides,  en  revanche  les  eaux  abondent,  et  ici 
je  constate  une  fois  de  plus  l'immense  supériorité  des  poètes  sur 
les  géographes  et  auteurs  de  descriptions  scientifiques  pour  nom- 
mer avec  précision  les  véritables  caractères  physiques  d'une  con- 
trée. Pendant  que  je  visite  une  promenade  de  Joigny  dont  les  ar- 
bres plongent  leurs  racines  dans  une  espèce  de  grenouillère  que  je 
retrouverai  à  Tonnerre,  à  Dijon,  partout  enfin  où  me  viendra  la 
fantaisie  de  m'arrêter,  deux  vers  de  cet  ignorant  prétendu  de 
Shakspeare,  qui  en  réalité  savait  toutes  choses,  me  reviennent  au 
souvenir.  Ces  deux  vers  appartiennent  au  Roi  Lear,  et  sont  pro- 
noncés par  le  roi  de  France  lorsqu'il  accepte  pour  épouse  Cordélia 
que  vient  de  refuser  le  duc  de  Bourgogne  : 

Not  ail  tlie  dukes  of  wat'rish  Burgundy 
Shall  buy  this  unprizcd  precious  niaid  of  me. 

«  Tous  les  ducs  de  l'aqueuse  Bourgogne  ne  pourraient  m'acheter 
cette  précieuse  viorge  qu'on  estime  sans  prix.  »  Bien  de  plus  exact, 
de  plus  minutieusement  précis  que  cette  épithète  de  waterish, 
aqueuse,  humide,  abondante  en  eaux;  à  défaut  de  preuves  exté- 
rieures, les  gens  nerveux  qui  possèdent  dans  l'appareil  de  leur  sen- 
sibilité un  merveilleux  instrument  d'hygrométrie  n'auraient  qu'à  le 
consulter  pour  se  convaincre  de  la  vérité  de  cette  expression.  Notez 
qu'une  telle  expression  est  d'autant  plus  belle  qu'elle  équivaut  à  une 
description  tout  entière,  et  qu'elle  ramasse  pour  ainsi  dire  tout  un 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pays  en  un  seul  mot.  Voulez-vous  un  autre  exemple  frappant  de  ces 
épithètes  des  poètes  qui  sont  comme  des  microcosmes,  en  voici  un 
second  qui  nous  est  fourni  par  le  Tasse.  Lorsque  Herminie,  dans  la 
Gerusalcmme,  montre  à  Aladin  du  haut  des  tours  de  la  ville  sainte 
les  chevaliers  tourangeaux,  elle  caractérise  le  pays  d'où  ils  sont 
sortis  par  ces  deux  épithètes,  la  terra  lieta  e  molle,  la  terre  joyeuse 
et  molle.  Je  le  demande  à  tous  ceux  qui  ont  traversé  la  Touraine, 
quelle  description  rendrait  leurs  impressions  avec  une  aussi  char- 
mante fidélité  que  ces  deux  épithètes?  mais  le  Tasse  avait  vu  la 
Touraine,  tandis  que  Shakspeare  n'avait  pas  vu  la  Bourgogne. 

Il  est  assez  singulier  de  visiter  une  petite  ville  de  Bourgogne  pour 
n'y  être  impressionné  que  par  des  souvenirs  de  Florence  ;  c'est 
cependant  ce  qui  m'est  arrivé  à  Joigny.  Pendant  une  de  mes  pro- 
menades à  l'extérieur  de  la  ville,  j'avise  une  porte  cochère  qui 
semblait  s'ouvrir  sur  un  jardin;  l'entrée  était  formée  par  une  double 
haie  d'arbustes  en  caisse',  orangers,  myrtes,  grenadiers,  et  l'œil 
en  plongeant  apercevait  toute  sorte  de  plantes  sveltes  et  de  plates- 
bandes  encore  fleuries  malgré  la  saison  avancée.  Alléché  par  cette 
vue,  je  me  dirige  vers  ce  lieu  de  délices  que  je  prenais  pour  un 
casino  ou  un  eldorado  quelconque,  comme  don  Quichotte  prenait 
les  hôtelleries  pour  des  châteaux;  mais  j'avais  à  peine  fait  quelques 
pas  que  j'étais  détrompé  :  ce  lieu  si  plein  de  promesses  était  le 
cimetière.  Ma  déception  fut  peu  cruelle,  car  je  dois  m'accuser  d'un 
penchant  très  prononcé  pour  les  cimetières,  et,  chaque  fois  que  j'en 
ai  le  temps,  je  ne  manque  jamais  de  visiter  ceux  de  toutes  les  loca- 
lités où  je  passe,  ayant  remarqué  qu'il  n'y  avait  pas  de  lieu  où  l'on 
pût  aussi  bien  juger  du  caractère  d'un  pays,  et  qui  donnât  mieux  la 
mesure  de  la  rusticité,  de  la  déhcatesse  ou  de  la  bêtise  de  ses  habi- 
tans.  Si  ce  critérium  est  exact,  le  cimetière  de  Joigny  est  fait  pour 
inspirer  la  meilleure  opinion  des  indigènes  de  cette  ville,  car  il  est 
soigneusement  tenu,  bien  planté  d'arbustes  et  de  fleurs,  d'un  aspect 
riant,  et  en  un  mot  le  plus  engageant  du  monde.  «  L'eau  vous  en 
vient  vraiment  à  la  bouche,  »  comme  disait  la  maréchale  de  Mirepoix 
à  propos  d'une  des  lubies  lugubres  de  Louis  XV,  un  jour  qu'il  avait 
fait  arrêter  son  carrosse  pour  examiner  dans  sa  bière  le  cadavre  d'un 
paysan.  Je  m'amusai  donc  à  parcourir  ce  jardin  funèbre  où  sont  en- 
terrés plusieurs  morts  connus,  entre  autres  Timon -Cormenin,  si 
célèbre  au  temps  de  Louis-Philippe  par  ses  pamphlets  radicaux. 
Pauvre  M.  de  Cormenin  !  un  an  ou  deux  avant  sa  mort,  il  était  venu 
me  demander  si  je  voulais  prendre  part  à  ce  qu'il  appelait  singuliè- 
rement une  grande  œuvre  purgatoriale,  entreprise  qui  avait  pour  but 
de  faire  célébrer  des  messes  pour  les  âmes  des  morts  dont  les  osse- 
mens  reposaient  dans  les  catacombes  de  Paris,  et  je  ne  pus  m'em- 
pêcher  de  sourire  en  pensant  que  peut-être  lui  aussi  expie  en  ce 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'arT.  111 

moment  dans  quelqu'un  des  compartimens  les  plus  bénins  du  purga- 
toire les  erreurs  malicieuses  qui  lui  avaient  fait  écrire  ses  Questions 
scandaleuses  d'un  Jacobin  et  autres  pamphlets  du  même  genre. 
Toutefois  quel  ne  fut  pas  mon  étonnement  lorsque  je  lus  sur  une  des 
pierres  tumulaires  cette  inscription  :  «  ici  repose  le  chevalier  d'Al- 
bizzi,  1786.  »  Il  n'y  avait  pas  à  en  douter,  la  forme  de  ce  nom  peu 
commun,  le  titre  modeste,  mais  significatif,  qui  rattachait  le  mort 
à  une  race  noJDle,  tout  m'indiquait  que  j'étais  bien  devant  la  tombe 
d'un  descendant  de  cette  illustre  famille  sur  laquelle  l'histoire  se 
tait  depuis  déjà  quatre  siècles. 

Je  m'arrêtai  avec  respect.  Le  nom  des  Albizzi  est  un  de  ceux  de 
l'histoire  d'Italie  qui  me  sont  le  plus  chers,  comme  il  doit  être  cher 
à  tous  les  libéraux  véritables  qui  connaissent  leurs  ancêtres  dans  les 
divers  pays.  Les  Albizzi  comptent  parmi  les  plus  honnêtes,  les  plus 
dévoués,  les  plus  intelligens  serviteurs  de  la  liberté  qu'il  y  ait  eu 
en  Italie.  Entre  l'orageuse  rivalité  des  blancs  et  des  noirs  et  la  dic- 
tature des  Médicis,  ils  établirent  dans  Florence,  où  leur  influence 
fut  toute-puissante  pendant  plus  de  quatre-vingts  a]:is,  une  sort3  de 
république  constitutionnelle,  démocratie  modérée  où  le  pouvoir,  tou- 
jours populaire  dans  sa  base,  revenait  cependant  de  fiiit  aux  grandes 
positions  sociales,  sans  jamais  être  assez  exclusif  pour  menacer  de 
se  restreindre  en  une  oligarchie,  et  ils  soutinrent  cette  république 
par  une  polit' que  probe,  humaine,  prévoyante  et  ferme  au  besoin, 
remarquable  mélange  de  vigueur  et  de  légalité.  Ils  furent,  si  nous 
pouvons  nous  servir  de  ce  mot  pour  faire  comprendre  la  nature  de 
leur  politique,  les  orléanistes  de  la  démocratie  florentine.  Si  ce  ne 
fut  pas  le  plus  amusant  et  le  plus  dramatique  des  gouvernemens  de 
la  mobile  patrie  de  Dante,  c'en  fut  au  moins  le  plus  tolérable.  Heu- 
reuse Florence,  s'il  avait  pu  durer;  mais  le  peuple  ne  le  permit  pas. 
Au  moment  où  les  Albizzi  étaient  au  faîte  de  leur  puissance,  gran- 
dissait dans  l'ombre  l'influence  qui  allait  transformer  encore  une  fois 
le  gouvernement  de  l'état.  Déjà  Sylvestre,  puis  Jean  de  Médicis, 
prodiguant  l'or  aux  faubourgs  et  les  sourires  aux  boutiques  de  Flo- 
rence, jetaient  les  fondemens  de  cette  dictature  qui  devait  être  d'a- 
bord si  magnifique,  et  qui  par  tant  de  vicissitudes  devait  aboutir  à 
la  plus  miséraljle  des  monarchies.  La  lutte  des  Albizzi  contre  les 
Médicis  fut  aussi  courageuse  qu'inutile;  mais  ce  qui  recommande 
singulièrement  leur  mémoire  auprès  des  honnêtes  gens  de  tous  les 
temps,  c'est  que,  si  leur  politique  ne  fut  pas  toujours  exempte  de 
violences,  elle  fut  toujours  pure  de  sang  :  grand  éloge,  si  l'on  veut 
bien  se  rappeler  les  mœurs  de  l'Italie  du  moyen  âge.  Il  y  eut  un 
moment  où  il  fat  en  leur  pouvoir  de  détruire  pour  jamais  peut-être 
cette  influence  rivale.  Renaud,  dernier  des  Albizzi,  tenait  prisonnier 
celui  qu'on  peut  regarder  comme  le  fondateur  véritable  de  la  gran- 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deur  des  Médicis,  Cosrae.  Il  pouvait  le  faire  mourir  secrètement,  et 
Cosme  s'y  attendait  si  bien  que  pendant  plusieurs  jours  il  refusa  de 
prendre  aucune  nourriture;  Renaud  se  contenta  de  faire  rendre  un 
décret  de  bannissement.  Proscrit  à  son  tour,  il  n'essaya  de  repren- 
dre le  pouvoir  que  par  les  machinations  que  la  politique  autorise; 
il  essaya  des  intrigues  et  des  ligues,  jamais  des  complots.  Je  ne 
crois  pas  qu'on  trouve  le  nom  d'aucun  des  Albizzi  dans  les  diverses 
conspirations  qui  furent  par  la  suite  dirigées  contre  les  Médicis.  On 
aperçoit  encore  l'ombre  d'un  membre  de  cette  famille  parmi  ceux 
des  jeunes  patriciens  de  Florence  qui  poussèrent  la  réaction  contre 
les  Piagnoni  de  Savonarole,  et  puis  c'est  tout;  le  rideau  tombe  sur 
ce  grand  nom,  et  il  n'en  est  plus  question.  Jusqu'à  la  fin,  on  le 
voit,  ils  se  sont  montrés  fidèles  à  leur  tradition  de  juste  milieu,  re- 
poussant également  la  dictature  monarchique  des  Médicis  et  la  ré- 
publique morose  de  Savonarole. 

Je  tenais  à  savoir  par  quel  singulier  concours  de  circonstances 
im  membre  des  Albizzi  était  venu  échouer  obscurément  à  Joigny. 
On  m'adressa  à  M.  Ibled,  ex-conservateur  de  la  bibliothèque  de  la 
ville,  homme  instruit  et  affable,  qui  voulut  bien  satisfaire  ma  cu- 
riosité. Des  renseignemens  qu'il  me  donna,  il  résulte  qu'à  une 
époque  déjà  fort  ancienne,  probablement  à  l'époque  où  l'influence 
des  Albizzi  tomba  dans  Florence,  le  hasard  d'un  mariage  ayant 
rendu  un  membre  de  cette  famille  héritier  de  quelques  biens  en 
Bourgogne,  celui-ci  prit  le  parti  d'y  chercher  un  asile.  Telle  était 
au  moins  l'explication  que  ses  descendans  donnaient  de  leur  pré- 
sence à  Joigny.  Ils  y  avaient  vécu  honorablement  et  dans  une  mé- 
diocrité aisée  jusqu'à  des  temps  récens,  où  un  retour  de  fortune, 
non  moins  singulier  que  le  hasard  qui  avait  jeté  ses  ancêtres  en 
Bourgogne,  rappelait  à  Florence  le  dernier  de  ces  Albizzi.  Le  repré- 
sentant direct  de  cette  famille,  que  l'on  nommait  le  grand  prieur 
d'Albizzi  et  qui  était  au  nombre  des  serviteurs  du  dernier  grand- 
duc,  étant  près  de  sa  fin  et  se  voyant  sans  héritier,  se  souvint  qu'il 
y  avait  dans  une  petite  ville  de  France  quelqu'un  qui  portait  son 
nom,  et  l'institua  son  légataire  universel.  Voilà  ce  qui  peut  s'appe- 
ler une  rentrée  triomphale,  et  qui  semble  donner  raison  à  ce  mot 
d'un  aimable  optimiste  :  «  rien  après  tout  n'est  difficile  en  ce 
monde,  il  n'y  a  qu'à  savoir  durer.  »  Oui,  mais  qu'est-ce  qui  dure, 
sauf  ce  que  le  hasard  cache  à  la  destruction  et  à  la  mort?  et  encore 
ne  le  cache-t-il  que  pour  quelques  instans. 

Un  second  souvenir  de  Florence,  celui-là  fort  gracieux,  et  qui  se 
rapporte  à  des  noms  plus  grands  et  plus  impérissables  que  celui  des 
Albizzi,  se  rencontre  dans  une  église  de  Joigny  (1)  sous  la  forme  de 

(1)  L'église  de  Saint-Jean;  ce  saint  sépulcre  qui  appartenait  à  une  abbaye  du  voi- 
sinage y  fut  transporté  après  la  révolution. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  113 

deux  médaillons  sculptés  dans  un  groupe  en  marbre  représentant 
le  saint  sépulcre.  Ce  groupe  est  une  œuvre  de  la  renaissance  com- 
posée d'une  manière  charmante,  avec  un  remarquable  souci  de  la 
variété  des  expressions  et  un  amour  évident  de  la  beauté,  mais  sans 
grande  portée  morale,  et  qui  est  bien  loin  pour  le  pathétique  de  tel 
de  ces  groupes  d'une  sculpture  plus  populaire,  mais  plus  puissante, 
que  l'on  rencontre  dans  les  églises  de  Champagne,  celui  de  l'église 
de  Saint-Jean  de  Chaumont  par  exemple,  qui  est  d'une  si  éloquente 
profondeur  de  sentiment,  et  dont  nous  parlerons  peut-être  un  jour. 
Il  est  évident  que  l'artiste  qui  a  composé  cette  œuvre  d'une  pensée 
médiocre,  quoique  d'un  travail  parfait,  avait  plus  de  goût  que  de 
génie;  en  tout  cas,  je  suis  sûr  qu'il  avait  ce  qui  vaut  peut-être  mieux 
que  le  génie,  une  âme  exquise,  susceptible  des  mouvemens  les  plus 
délicats  et  les  plus  élevés.  Au  moment  où  j'allais  quitter  ce  groupe, 
mes  yeux  se  portèrent  par  hasard  sur  deux  médaillons  sculptés 
contre  la  face  du  tombeau.  D'abord  je  n'y  pris  pas  garde,  croyant 
que  ces  médaillons  étaient  les  effigies  de  donataires  riches,  mais 
inconnus,  lorsque  je  crus  reconnaître  à  certains  détails  les  costumes 
florentins  du  xiv^  siècle.  Je  me  baissai,  et,  surprise  charmante,  l'un 
de  ces  médaillons  était  celui  de  Dante,  et  l'autre  celui  de  Giotto.  Il 
y  a  là  un  témoignage  évident  de  piété  et  de  reconnaissance  qui  me 
toucha  singulièrement.  C'était  bien  un  vrai  fils  de  la  renaissance, 
celui  qui  eut  l'idée  d'inscrire  sur  le  marbre  travaillé  par  sa  main  les 
effigies  de  ces  deux  grands  hommes,  sources  d'où  tout  le  dévelop- 
pement des  arts  et  des  lettres  a  découlé,  et  qui  eut  la  modestie  gra- 
cieuse de  rapporter  ainsi  tout  le  mérite  de  son  œuvre  à  ceux  qu'il 
appelait  sans  doute  ses  pères  et  ses  maîtres.  «  Toute  culture  vient 
d'eux,  et  je  ne  suis  que  par  la  grâce  de  leur  génie,  qui  est  venu 
apporter  une  lumière  avant  laquelle  tout  était  ténèbres,  et  qui  main- 
tenant éclaire  tout  homme  venant  en  ce  monde.  Avec  eux  aussi  quel- 
que chose  de  grand  est  sorti  du  tombeau  comme  le  Christ  pour  ne 
plus  mourir,  l'éternelle  beauté,  reine  des  vivans  et  des  morts,  des 
morts  dont  elle  a  ressuscité  et  conservé  la  tradition,  des  vivans  dont 
elle  échauffe  et  éclaire  les  âmes.  »  Voilà  ce  que  disent  bien  distinc- 
tement dans  un  symbolique  langage  ces  deux  médaillons.  Tout  le 
credo  k  demi  chrétien,  à  demi  platonicien  de  la  renaissance  appa- 
raît dans  ce  témoignage  de  reconnaissance  et  dans  la  place  de  son 
œuvre  que  l'artiste  a  choisie  pour  l'y  inscrire. 

Emile  Montégut. 


TOME  xc;iii.  —  1872. 


LE  JUDAÏSME 

DEPUIS   LA  CAPTIVITÉ  DE   BABYLONE 

D'APRÈS    LES    NOUVELLES    RECHERCHES    d'uN    HISTORIEN    HOLLANDAIS. 


De  Godsdienst  van  Israël  tôt  den  ondergang  van  den  Joodschen  stant,  deel  II  {J/  istoire  de  la 
religion  d  fsraël  jusqu'à  la  destruction  de  l'état  juif,  2"=  partie),  par  le  Dr  Kuenen,  profes- 
seur de  théologie  à  Leide;  Harlem,  A.  C.  Kruseman,  18~0, 


Depuis  qu'on  ne  craint  plus  d'appliquer  à  l'histoire  d'Israël  la 
méthode  et  les  procédés  en  usage  lorsqu'il  s'agit  des  autres  na- 
tions, on  est  généralement  d'accord  pour  reconnaître  que  l'événe- 
ment connu  sous  le  nom  de  «  captivité  de  Babylone  »  marque  le 
moment  décisif  du  développement  religieux  du  peuple  israéhte.  Cet 
événement  ne  détermine  pas  seulement,  comme  de  pieuses  tradi- 
tions l'enseignaient  aux  théologiens  d'autrefois,  une  conversion  qui 
aurait  ramené  à  la  foi  trop  longtemps  oubliée  de  ses  pères  un  peuple 
corrigé  par  le  malheur.  C'est  toute  une  révolution,  c'est  tout  un 
nouvel  ordre  d'idées,  de  croyances  et  d'institutions  qui  commence, 
et,  à  dire  vrai,  c'est  le  judaïsme  proprement  dit  qui  se  constitue. 
Il  y  eut  même  un  temps  où,  par  réaction  contre  le  point  de  vue  an- 
térieur, on  inclinait  à  rayer,  ou  peu  s'en  faut,  tous  les  antécédens 
historiques  et  religieux  du  peuple  juif,  à  réduire  tout  le  judaïsme  aux 
innovations  introduites  pendant  et  après  la  période  de  l'exil.  Tantôt 
l'on  exagéra  le  mérite  d'Esdras  et  de  ses  compagnons  d'œuvre  au 
point  de  tout  attribuer  à  leur  génie  inventif,  tantôt  l'on  ne  voulut 
voir  dans  le  judaïsme  qu'une  série  d'emprunts  plus  ou  moins  dé- 
guisés à  la  religion  de  Zoroastre.  Il  est  certain  qu'Esdras  et  ses 
amis  ont  beaucoup  innové  ;  il  ne  l'est  pas  moins  que  le  judaïsme, 


LE  JUDAÏSME  DEPUIS  BABYLONE.  115 

tel  qu'il  se  montre  aux  environs  de  l'ère  chrétienne,  contient  plus 
d'un  élément  dont  il  seiait  puéril  de  contester  l'origine  persane; 
mais  là  aussi  se  vérifie  la  loi,  trop  souvent  méconnue,  que  les  révo- 
lutions les  plus  radicales  se  rattachent  au  passé  par  des  liens  étroits 
et  nombreux,  et  qu'en  particulier  une  religion  peut  se  transfor- 
mer, s'approprier  même  des  élémens  hétérogènes,  sans  rompre 
avec  son  principe  essentiel,  et  par  conséquent  sans  perdre  son 
identité.  Préciser  autant  que  possible  ce  qui  subsista  du  mosaïsme 
antérieur  à  la  captivité,  indiquer  les  innovations  qui  se  greffèrent 
alors  sur  la  vieille  souche  nationale  et  religieuse,  déterminer  l'ac- 
tion personnelle  des  hommes  qui  parvinrent  à  les  introduire,  en 
un  mot  dérouler  la  genèse  du  judaïsme  pendant  cette  période  de 
formation  constitutive,  tel  est  l'objet  spécial  de  cette  étude,  pour 
laquelle  nous  recourons  de  nouveau  à  l'érudition  aussi  limpide  que 
profonde  et  libre  d'un  professeur  hollandais  qui  n'est  plus  un  étran- 
ger pour  les  lecteurs  de  la  Revue.  On  se  souvient  peut-être  que, 
dans  un  travail  antérieur.,^j^us  avons  retracé  d'après  M.  Kuenen  les 
moyens  termes  successiL^'  ,ui  permirent  aux  Israélites  du  temps 
des  rois  et  des  prophètes  do  passer  d'un  polythéisme  très  gros- 
sier à  un  monothéisme  rigoureux  (1).  C'est  à  la  déduction  historique 
de  ces  moyens  termes  qu'était  consacrée  la  première  partie  du 
grand  ouvrage  de  M.  Kuenen  sur  l'histoire  de  la  religion  d'Israël. 
La  question  spéciale  que  nous  allons  envisager,  et  dont  l'intérêt 
n'est  pas  moindre,  est  un  des  principaux  sujets  traités  dans  la  se- 
conde partie. 

I. 

Rappelons  brièvement  l'état  politique  et  religieux  du  peuple  juif 
au  VI®  siècle  avant  notre  ère,  c'est-à-dire  peu  de  temps  avant  que 
les  victoires  du  roi  chaldéen  Nebucadrezar  lui  eussent  ravi  l'exis- 
tence comme  nation. 

Il  s'en  faut  i)ien  que  la  totalité  des  Juifs  fût  encore  attachée  de 
cœur  au  monothéisme.  L'élite  seule  de  la  nation  le  professait  avec 
rigueur  sous  la  direction  morale  des  prophètes  ou  inspirés  de  Jeho- 
vah.  Un  grand  nombre,  si  ce  n'est  la  majorité,  continuait  p;ir  tra- 
dition et  aussi ,  comme  on  n'en  peut  douter,  par  un  penchant  su- 
perstitieux pour  des  rites  plus  tragiques  ou  plus  joyeux  que  ceux  du 
jehovisme,  de  s'associer  aux  peuples  voisins  pour  adorer  les  autres 
divinités  sémitiques,  en  particulier  Moloch,  l'épouvantable  idole  qui 
se  repaissait  de  victimes  humaines.  Gela  ne  les  empêchait  pas,  il  est 
vrai,  de  regarder  Jehovah  comme  le  dieu  spécial  d'Israël  ;  mais  il 
fallait  s'élever  au-dessus  de  ce  vulgum  pecus  pour  rencontrer  ceux 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1'=''  septembre  1869, 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  comprenaient  clairement  que  Jehovah  était  un  dieu  «  jaloux  » 
qu'irritaient  les  hommages  rendus  à  ses  congénères,  un  véritable 
dieu  national.  Moins  nombreux  encore  étaient  ceux  qui,  partis  du 
principe  que  Jehovah  était  le  seul  dieu  adorable,  étaient  arrivés  à  la 
conviction  qu'il  était  le  seul  Dieu  existant.  En  pratique  et  tant  qu'il 
ne  s'agissait  que  de  politique  intérieure,  ces  deux  derniers  points 
de  vue  se  confondaient;  mais  une  grave  divergence  se  manifesta  sur 
le  terrain  de  la  politique  étrangère.  Les  patriotes  jehovistes,  pleins 
de  confiance  dans  l'invincible  appui  que  Jehovah  ne  pouvait  man- 
quer d'accorder  à  un  peuple  qui  faisait  tant  pour  lui,  avaient  poussé 
leur  pays  et  leur  roi  dans  une  voie  fatalement  désastreuse.  Ils 
avaient  osé  se  mesurer  avec  l'empire  chaldéen  ;  Jérusalem  n'avait 
pas  craint  de  braver  Babylone,  et  la  défaite  de  l'armée  nationale,  la 
mort  de  Josias,  la  prise  de  Jérusalem,  n'avaient  pas  suffi  pour  dis- 
siper ces  illusions  tenaces.  Trois  fois  Nebucadrezar  dut  lancer  ses 
soldats  contre  l'opiniâtre  cité,  trois  fois  il  arracha  à  leur  patrie  les 
familles  les  plus  notables  du  pays  juif.  O'iand  le  dernier  convoi  de 
bannis  quitta  les  lieux  aimés  que  la  plu].  t  t  d'entre  eux  ne  devaient 
plus  revoir,  le  sol  était  dévasté,  le  sang  avait  coulé  par  torrens,  Jé- 
rusalem et  son  temple  étaient  en  ruines,  et  dans  la  canij^agne  dé- 
serte on  n'entendait  au  loin  qu'une  voix  plaintive  faisant  monter  au 
ciel  ses  lamentations.  C'était  Jérémie  qui  pleurait  sur  sa  pauvre  pa- 
trie. Quelques-uns  discernèrent  des  accens  plus  mystérieux  encore 
qui  semblaient  sortir  de  terre,  et  pensèrent  que  c'était  Rachel,  la 
bien-aimée  du  patriarche,  la  vieille  mère  de  la  tribu  de  Juda,  qui 
s'était  réveillée  dans  sa  tombe  et  pleurait  ses  enfans  perdus,  incon- 
solable de  ce  qu'ils  n'étaient  plus. 

A  cette  touchante  poésie  correspondait  la  plus  triste  réalité.  C'est 
une  erreur  traditionnelle  dd  croire  que  toute  la  population  fut  dé- 
portée par  ordre  du  vainqueur  sur  les  bords  de  l'Euphrate.  Un  grand 
nombre,  les  plus  pauvres,  les  artisans,  les  simples  laboureurs,  furent 
laissés  sur  le  sol  natal.  Les  uns,  privés  de  tout  par  la  guerre,  s'a- 
donnèrent au  brigandage;  les  autres,  qui  se  remirent  à  cultiver, 
furent  en  butte  aux  maraudeurs  des  pays  voisins,  vieux  ennemis 
d'Israël.  Le  fanatisme  patriotique  n'était  pas  entièrement  éteint.  La 
preuve  en  est  que  Gédalia,  partisan  des  Chaldéens,  que  le  vainqueur 
en  partant  avait  préposé  à  la  garde  de  sa  conquête,  fut  tué,  lui  et 
ses  soldats,  surpris  par  une  émeute.  Cela  ne  pouvait  mener  à  rien; 
après  cet  accès  de  désespoir,  la  peur  de  Nebucadrezar  chassa  du 
pays  ceux  qui  osaient  encore  prétendre  à  un  semblant  d'aristo- 
cratie, ils  se  réfugièrent  en  Egypte,  et  il  ne  resta  en  Judée  qu'un 
troupeau  de  misérables  accablés  par  la  pauvreté  et  la  terreur.  Le 
roi  de  Babylone  les  laissa  végéter  sur  leur  glèbe;  ce  n'est  pas  de  là 
que  pouvait  sortir  le  relèvement  d'Israël. 


LE    JUDAÏSME    DEPUIS    r.Ar.YLONE.  117 

Fallait-il  en  dire  autant  de  ceux  que  leur  position  sociale  avait 
désignes  à  la  politique  du  conquérant  chaldéen  comme  formant  l'é- 
lément vital  du  peuple  vaincu,  et  qu'il  avait  déportés  vers  le  centre 
de  son  empire?  Leur  nombre,  difficile  à  préciser,  doit  avoir  été 
considérable.  Parmi  eux  se  trouvaient  des  nobles,  des  prophètes, 
des  prêtres.  Ils  furent  partagés  en  plusieurs  groupes;  un  très  petit 
nombre  s'établit  à  Babylone  même,  tous  ne  reçurent  pas  des  terres 
à  cultiver,  beaucoup  durent  louer  leurs  bras  pour  des  travaux  mer- 
cenaires, plusieurs  exercèrent  d'humbles  métiers,  quelques-uns  enfin 
firent  le  petit  commerce,  et  il  ne  serait  pas  téméraire  de  faire  dater 
de  ce  moment  la  première  éclosion  de  cet  esprit  de  négoce  qui 
depuis  caractérisa  si  fortement  les  descendans  de  Juda. 

Cependant,  lorsque  le  supplice  des  principaux  meneurs  de  la  ré- 
volte eut  apaisé  la  colère  royale,  on  ne  peut  pas  dire  que  l'autorité 
chaldéenne  ait  opprimé  outre  mesure  ces  vaincus  sans  patrie.  On 
les  laissa  libres  de  s'oi'ganiser  entre  eux  comme  ils  l'entendaient. 
Les  chefs  de  famille  conservèrent  leur  autorité,  peut-être  aussi  leur 
donna-t-on  dès  les  premiers  temps  un  patron  indigène,  le  resch 
galiitha  (prince  des  exilés),  qui  servit  d'intermédiaire  entre  eux  et 
la  cour  babylonienne.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  tout  en  devant 
subir  les  vexations  de  détail  et  les  inévitables  misères  attachées  à 
leur  position  de  bannis  au  milieu  d'un  peuple  ennemi,  ils  purent  se 
maintenir  et  même  améliorer  peu  à  peu  leur  position  matérielle. 
C'est  de  là  qu'il  faut  partir  pour  comprendre  comment  ils  parvin- 
rent à  s'élever  à  une  hauteur  religieuse  auparavant  inconnue. 

Commençons  toutefois  par  rayer  de  la  liste  des  réalités  histori- 
ques la  vieille  idée  d'après  laquelle  les  Juifs  exilés  seraient  venus 
sur-le-champ  à  résipiscence,  et  auraient  abjuré  depuis  lors  toute 
connivence  avec  l'idolâtrie  et  le  polythéisme;  parmi  ces  familles 
aristocratiques  où  le  jehovisme  était  prédominant,  on  peut  signaler 
des  faits  tout  contraires.  Il  y  eut  des  actes  nombreux  de  soumission 
aux  divinités  du  peuple  vainqueur,  actes  dictés  par  l'intérêt  ou  la 
peur  et  aussi  par  la  superstition;  les  odieux  sacrifices  à  Moloch  ne 
cessèrent  même  pas  entièrement.  Il  y  a  plus,  nombre  de  jehovistes 
sentirent  leur  confiance  dans  le  dieu  national  s'affaiblir  sous  les 
coups  du  malheur.  La  nation,  comme  le  disaient  les  prophètes,  pou- 
vait bien  mériter  un  châtiment,  mais  la  ruine,  mais  la  dispersion 
du  peuple,  la  destruction  du  temple  que  Jehovah  aurait  dû  couvrir 
de  ses  ailes,  n'était-ce  pas  un  démenti  sanglant  infligé  à  leur  foi 
par  la  brutalité  des  événemens?  Si  ce  point  de  vue  du  décourage- 
ment eût  prévalu  et  persisté,  c'en  était  fait  du  peuple  juif;  il  y  avait 
par  bonheur  dans  l'énergie  de  cette  foi  chez  quelques-uns  des  dé- 
portés de  quoi  vaincre  ces  défaillances  bien  naturelles,  et  il  se  trouva 
un  homme  pour  relever  les  cœurs  avec  les  croyances. 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cet  homme  fut  Ëzéchiel-ben-Biizi,  une  des  figures  les  plus  origi- 
nales de  l'histoire  juive.  Il  était  prêtre  attaché  au  temple  de  Jéru- 
ralem,  lorsqu'en  597  la  première  déportation  de  notables  fut  or-, 
donnée  par  le  roi  de  Babylone,  vainqueur  du  roi  juif  Jechonias.  Il 
fut  compris  parmi  les  condamnés  à  l'exil,  on  ne  sait  pour  quelle 
cause.  Ce  dut  être  pour  lui  un  coup  terrible.  Ézéchiel  n'était  pas 
seulement  un  patriote,  il  était  prêtre  dans  toute  la  force  du  terme, 
un  de  ces  hommes  qui  ne  savent  pas  vivre  en  dehors  des  préoccu- 
pations sacerdotales,  et  pour  qui  l'observation  régulière  d'un  rite 
équivaut  au  maintien  d'une  institution  fondamentale  de  l'état.  L'ar- 
racher au  temple,  à  ses  fonctions  quotidiennes  de  prêtre  de  Jeho- 
vah,  c'était  le  frapper  au  cœur,  et  sans  aucun  doute  c'est  au  mal- 
heur qui  vint  affliger  sa  jeunesse  que  ses  prophéties  doivent  la 
couleur  sombre,  le  ton  amer,  qui  les  distinguent.  Ce  n'est  pas  la 
mélancolie  d'un  Jérémie  ni  l'âpre  rudesse  d'un  Amos,  c'est  le  fiel 
d'une  âme  ulcérée  dont  rien  n'adoucira  les  implacables  rancunes. 
On  sait  qu'il  n'était  pas  délicat  dans  le  choix  de  ses  images,  que, 
pour  exprimer  son  horreur  du  mal  ou  l'excès  de  ses  dou'eurs,  il 
les  empruntait  parfois  aux  régions  du  réalismiC  le  plus  cru.  Comme 
cet  homme  a  su  vigoureusement  haïr!  Il  n'est  pas  plus  tendre  pour 
ses  compatriotes  que  pour  les  étrangers;  il  leur  reproche  sans  au- 
cune atténuation  leurs  erreurs  et  leurs  fautes,  et,  bien  loin  de  par- 
tager les  illusions  de  ceux  qui  se  cramponnaient  à  l'espoir  d'un 
prompt  changement  opéré  par  le  bras  du  Dieu  fort  et  d'une  pro- 
chaine restauration  de  la  patrie  juive,  il  est  plutôt  pénétré  de  l'idée 
que  la  coupe  du  malheur  n'est  pas  épuisée,  que  le  châtiment  n'est 
pas  encore  proportionné  aux  fautes  commises.  En  cela,  il  voyait 
juste.  Les  révoltes  ultérieures  du  peuple  juif  ne  firent  qu'aggraver 
sa  position,  et  pendant  son  exil  Ézéchiel  vit  se  consommer  la  ruine 
complète  de  tout  ce  qu'il  aimait. 

Croyait-il  à  l'anéantissement  définitif  de  sa  patrie?  Certainement 
non.  Pareille  idée  ne  pouvait  entrer  dans  l'esprit  d'un  Juif  fidèle.  Il 
croyait  à  la  conversion  finale  de  son  peuple,  et  comme  conséquence 
à  son  rétablissement  glorieux.  Ses  écrits  sont  pleins  des  prévisions 
qu'il  se  plaisait  à  énoncer  sur  l'avenir  des  différens  peuples,  et  peu 
d'anciens  documens  sont  aussi  riches  en  données  archéologiques 
des  plus  précieuses.  Par  exemple,  il  en  veut  particulièrement  à  Tyr, 
l'orgueilleuse  et  opulente  cité  commerçante  qui  s'est  réjouie  de  l'a- 
baissement de  Jérusalem;  il  énumère  avec  une  étonnante  exacti- 
tude les  articles  de  négoce  dont  l'échange  faisait  la  richesse  de  cette 
ville,  les  tribus  nombreuses  qui  trafiquaient  avec  elle,  mais  c'est 
pour  mieux  faire  ressortir  la  sévérité  du  jugement  qui  frappera  la 
reine  de  la  mer.  Il  n'est  optimiste  que  dans  l'avenir;  là,  il  s'aban- 
donne aux  rêves  dorés.  11  croit  au  retour  des  Israélites  dans  leur 


LE   JUDAÏSME    DEPUIS   BABYLOXE.  119 

patrie,  à  la  réunion  de  Juda  et  d'Éphraïm,  à  la  restauration  de  la 
famille  de  David,  à  aine  lutte  victorieuse  contre  le  peuple  mystérieux 
de  Magog,  qui  voudra  écraser  la  nation  relevée  de  ses  ruines.  En 
plein  exil,  tandis  que  les  événemens,  bien  loin  de  confirmer  ses  es- 
pérances, semblent  avoir  pris  à  tâche  de  les  confondre,  Ézéchiel 
trace  tout  un  plan  de  reconstruction  idéale,  formule  les  lois  poli- 
tiques et  religieuses  qui  devront  y  présider,  divise  le  pays  dépeu- 
pTéentre  les  familles  revenues,  rebâtit  en  esprit  le  temple  et  la  ville. 
On  dirait  un  républicain  sous  le  second  empire  rédigeant,  au  len- 
demain du  coup  d'état,  la  constitution  de  la  future  république  fran- 
çaise et  la  détaillant  par  le  menu.  C'est  faute  de  se  rendre  compte 
d'un  pareil  point  de  vue  que  les  prophéties  d'Ézéchiel  restent  le  plus 
souvent  lettre  close  pour  le  lecteur.  Ce  serait  en  effet  une  grande 
erreur  de  penser  qu'Ézéchiel  ait  jamais  vu  fonctionner  les  lois  qu'il 
édicté.  C'est  un  projet  qu'il  élabore,  pas  autre  chose.  En  même 
temps,  on  peut  voir  que  sur  une  foule  de  points,  tels  que  la  consé- 
cration de  l'autel  des  sacrifices,  les  conditions  exigées  pour  exercer 
la  prêtrise,  le  costume  et  la  discipline  des  prêtres,  Ézéchiel  ignore 
de  la  manière  la  plus  complète  les  prescriptions  du  Pentateuque  sur 
les  mêmes  sujets.  Ces  prescriptions,  attribuées  à  Moïse,  sont  évi- 
demment postérieures  à  Ézéchiel,  et  dénotent  qu'on  a  fait  après  lui 
de  nouveaux  pas  dans  la  voie  de  la  codification  sacerdotale.  Ainsi, 
sous  Josias  et  le  régime  déjà  très  strictement  jehoviste  introduit 
par  ce  roi,  tous  les  lévites  sans  exception  pouvaient  remplir  les 
fonctions  sacerdotales.  Ézéchiel  n'entend  pas  qu'il  en  soit  de  même 
à  l'avenir.  Dans  sa  constitution  idéale,  la  seule  famille  de  Zadok, 
élue  parmi  les  familles  lévitiqu  :'s  à  cause  de  sa  fidélité  héréditaire, 
aura  le  droit  de  sacrifier  à  l'Éternel.  Le  reste  des  lévites  a  donné 
de  trop  mauvais  exemples  au  peuple  soumis  à  son  influence,  et  il 
est  juste  qu'il  soit  ré  luit  à  des  fonctions  toujours  religieuses,  mais 
désormais  subalternes.  Les  lois  du  Pentateuque  vont  encore  plus 
•loin  dans  cette  direction  aristocratique,  et  font  remonter  jusqu'à 
Aaron,  compagnon  de  Moïse,  l'origine  de  la  différence  de  plus  en 
plus  marquée  entre  les  principaux  sacrificateurs  et  les  prêtres  de 
rang  inférieur.  Plus  d'un  indice  du  même  genre  peut  être  recueilli, 
qui  prouve  qu'Ézéchiel  représente  la  transition  entre  l'état  encore 
peu  réglé  de  la  religion  juive  et  la  législation  sacerdotale  détaillée, 
promulguée  plus  tard,  et  qui  passa  pour  remonter  jusqu'à  Moïse 
lui-même.  Ces  différences  en  matière  de  lois  religieuses,  qui  jus- 
qu'à ces  derniers  temps  avaient  échappé  à  l'attention  des  lecteurs 
de  la  Bible,  n'avaient  pourtant  pas  été  toujours  ignorées;  ce  sont 
elles  qui  firent  hésiter  les  vieux  rabbins  sur  la  valeur  qu'il  fallait 
attribuer  aux  écrits  d'Ézéchiel.  Au  i""  siècle  de  notre  ère,  on  en  dis- 
cutait encore  dans  les  écoles  juives  l'autorité  canonique. 


120  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ce  que  nous  devons  relever,  c'est  la  direction  essentiellement  sa- 
cerdotale que  ce  i^rophète  imprime  à  la  restauration  qu'il  désire  et 
qu'il  prévoit.  En  cela,  Ézéchiel  se  sépare  des  inspirés,  ses  prédéces- 
seurs, qui  n'étaient  que  très  médiocrement  admirateurs  de  la  prê- 
trise; mais  il  sème  pour  l'avenir.  Tout  le  monde  ne  sait  peut-être 
pas  quelle  est  l'idée  essentielle  du  sacerdoce;  ce  mot  est  pris  trop 
souvent  dans  un  sens  très  vague  et  très  élastique.  En  bonne  théo- 
logie, le  sacerdoce  désigne  le  privilège,  possédé  par  une  caste  ou 
par  certains  individus,  en  vertu  duquel  ils  peuvent  seuls  procurer 
à  l'homme  l'accès  auprès  de  la  Divinité  et  l'obtention  de  ses  fa- 
veurs. On  n'arrive  donc  à  Dieu  et  Dieu  ne  vient  à  l'homme  que  par 
leur  intermédiaire.  Un  sacrifice  aura  beau  être  offert,  un  rite  aura 
beau  être  accompli  par  des  mains  pures,  mais  non  sacerdotales;  ce 
sacrifice,  ce  rite,  sont  sans  aucune  efficacité.  En  revanche,  si  c'est 
le  prêtre,  le  sacerdos  qui  les  célèbre,  son  pouvoir  particulier,  indé- 
pendamment de  son  caractère  moral  ou  de  son  savoir,  confère  à  ces 
actes  une  vertu  sui  generis  qui  leur  communique  une  valeur  in- 
comparable. C'est  ce  qui  fait  par  exemple  que  les  ministres  de 
l'église  protestante,  s'ils  sont  logiques,  ne  doivent  jamais  pré- 
tendre à  la  qualité  de  prêtres,  puisque  leur  consécration  ne  leur 
confère  aucun  pouvoir  surnaturel,  tandis  que  le  ministre  du  culte 
catholique  est  et  doit  être  nécessairement  un  prêtre,  devant  à  son 
caractère  spécial  le  pouvoir  d'absoudre,  de  célébrer  le  sacrifice  de 
la  messe,  d'opérer  la  transsubstantiation  eucharistique,  de  faire 
en  un  mot  ce  que  nul  à  sa  place  ne  peut  faire,  et  ce  qui  est  pour- 
tant nécessaire  à  l'union  de  l'homme  et  de  Dieu.  De  là  le  pouvoir 
toujours  considérable  des  clergés  sacerdotaux,  qui  détiennent  ainsi 
les  grâces  divines,  dont  ils  sont  le  canal  exclusif.  Pour  en  revenir  à 
Ézéchiel,  il  est  évident  que,  dans  sa  reconstruction  idéale  du  peuple 
d'Israël,  il  crut  à  la  nécessité  de  renforcer  l'élément  sacerdotal. 
Ses  propres  tendances  l'y  poussaient;  l'expérience  du  passé,  la 
poésie  qui  rehaussait  dans  les  souvenirs  des  exilés  le  charme  des 
cérémonies,  durent  le  confirmer  dans  ses  vues.  En  fait,  comme 
nous  le  dirons  bientôt,  le  régime  de  la  restauration  d'Israël  fut  émi- 
nemment sacerdotal,  et  il  est  facile  de  voir  que  les  germes  dépo- 
sés par  Ezéchiel  grandirent  et  fructifièrent  beaucoup.  Nous  devons 
noter  aussi  une  première  et  très  grave  influence  de  la  captivité  sur 
le  développement  du  judaïsme.  Le  prophétisme  et  le  sacerdoce, 
la  religion  d'enseignement  et  de  persuasion,  et  la  religion  rituelle, 
auparavant  en  lutte  ouverte  ou  latente,  se  confondirent  pour  un 
long  temps,  et  c'est  Ezéchiel  qu'on  peut  regarder  comme  le  promo- 
teur de  cette  fusion,  impossible  quelques  années  avant  lui.  Jamais 
prophète  n'avait  encore  été  aussi  prêtre  que  le  fils  de  Buzi.  Ce  qui 
achève  de  caractériser  Ézéchiel,  c'est  que  tout  nous  le  montre  très 


LE   JUDAÏ;^:\IE    DEPUIS   BABYLONE.  121 

isolé  an  milieu  de  ses  compagnons  d'infortune.  Son  influence  paraît 
avoir  élé  aussi  faible  de  son  vivant  qu'elle  fut  puissante  deux  ou 
trois  générations  après  lui.  La  restauration,  qu'il  ne  vit  pas  et  qui 
l'eût  bien  déçu  dans  son  attente,  s'il  avait  pu  en  être  témoin,  ne 
fut  pas  dans  les  premiers  temps  une  œuvre  de  prêtres;  elle  s'ac- 
complit plutôt  sous  la  direction  des  prophètes  ou  de  leurs  dis- 
ciples. C'est  peu  après  que  le  sacerdotalisme,  sorti  comme  une  né- 
cessité de  la  situation,  parvint  à  la  dominer  entièrement.  Il  n'en 
reste  pas  moins  à  Ézéchiel  l'honneur  d'avoir  tenu  bon  dans  une 
période  de  découragement  général,  d'avoir  rallumé  le  flambeau  du 
patriotisme  et  de  la  foi,  et,  quand  on  a  étudié  d'un  peu  près  ce 
rude  voyant,  dont  la  parole  a  quelque  chose  de  massif,  de  colossal, 
comme  les  monumens  babyloniens  qu'il  put  contempler,  on  ne  peut 
se  défendre  d'une  sorte  d'admiration  respectueuse  qui  n'est  pas 
toujours  de  la  sympathie,  mais  qui  souvent  s'en  rapproche. 

II. 

Le  temps  marcha,  et  l'an  561,  après  un  règne  glorieux  de  plus 
de  quarante  années,  le  terrible  Nebucadrezar  mourut.  Son  fils, 
Évil-Mérodac,  ne  régna  que  deux  ans,  et  l'ère  des  révolutions  s'ou- 
vrit pour  l'empire  chaldéen.  En  558,  Nabonetus,  parvenu  au  trône  à 
la  suite  d'une  conspiration,  avait  à  peine  établi  son  pouvoir,  qu'il  vit 
s'approcher  l'ennemi  destiné  à  le  renverser  et  à  fonder  un  nouvel 
empire  sur  les  ruines  du  sien.  Cyrus  et  ses  Médo-Perses  s'avan- 
çaient en  vainqueurs,  et  après  une  campagne  sanglante  et  longue, 
terminée  par  la  prise  de  Babylone,  le  grand  empire  perse  fut  fait. 

Nous  avons  décrit  dans  une  étude  antérieure  sur  le  second  Ésaïe 
la  vivacité  des  vœux  que  les  Juifs  exilés  formèrent  en  faveur  du 
nouveau  conquérant,  qui  leur  fit  l'effet  d'un  messie  suscité  tout 
exprès  pour  les  délivrer  (1).  Qu'il  nous  suflise  de  rappeler  que  leurs 
espérances  de  restauration,  pendant  si  longtemps  illusoires,  et  qui, 
sous  les  démentis  ironiques  de  la  réalité,  avaient  fini  par  s'alanguir, 
reprirent  avec  une  ardeur  nouvelle,  et  trouvèrent  chez  quelques 
inspirés  des  accens  qui  rappelaient  les  plus  beaux  jours  du  prophé- 
tisme;  on  peut  même  signaler  un  progrès  réel  dans  l'idée  reli- 
gieuse. Le  monothéisme,  dans  sa  lutte  permanente  et  forcée  avec  le 
polythéisme  des  oppresseurs,  avait  acquis  une  solidité,  une  rigueur 
qu'on  ne  lui  connaissait  pas  auparavant.  Les  idoles  et  les  dieux 
qu'elles  représentaient  n'étaient  plus  rien  pour  les  Juifs.  Éclairés 
par  l'expérience  acquise  sur  la  terre  d'exil,  les  prophètes  procla- 
ment désormais  que  a  le  serviteur  de  l'Éternel  »  a  pour  lot  la  per- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1^'' juillet  18G7. 


12"2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sécution,  la  souffrance,  mais  aussi  que  c'est  lui  qui,  en  maintenant 
la  tradiiion  sacrée,  sauve  la  masse  indifférente  ou  lâche,  et  achète 
ainsi  le  dioit  d'opérer  la  rédemption  des  autres.  La  douceur,  la  ré- 
signation, prennent  rang  parmi  les  vertus  religieuses.  Toutefois  il 
n'en  est  pas  fait  encore  d'application  au  peuple  abhorré  dont  on 
voit  crouler  la  puissance,  loin  de  là.  Les  imprécations  contre  Ba- 
bylone  alternent  avec  les  bénédictions  prononcées  sur  le  peuple  en- 
fin parvenu  au  terme  de  ses  épreuves.  Ce  qui  augmente  la  sympa- 
thie pour  Gyrus  et  ses  armées,  c'est  que  les  Perses  ont  une  religion 
presque  monothéiste,  ennemie  des  images,  bien  plus  sobre,  bien 
plus  morale  qu  j  la  mythologie  chaldéenne.  Le  silence  des  docu- 
mens  que  nous  pouvons  consulter  nous  empêche  de  citer  des  faits; 
mais  n'est-il  pas  plus  que  probable  que,  dans  sa  campagne  de 
Chaldée,  Cyrus,  pour  avoir  des  vivres,  dut  singulièrement  profiter 
des  renseignemens  des  affidés  de  ces  colonies  juives  que  la  poli- 
tique barbare  des  rois  de  Babylone  avait  semées  sur  le  territoire 
envahi?  Us  avaient  cru  annihiler  par  cette  méthode  un  petit  peuple 
désagréable,  habitant  au  loin  vers  l'ouest,  toujours  remuant,  im- 
patient du  joug,  et  ils  avaient  rempli  la  région  centrale  de  l'em- 
pire d'alliés  naturels  du  premier  envahisseur  qui  marcherait  contre 
leur  capitale.  On  aime  à  constater  dans  l'histoire  ces  retours  des 
choses  qui  montrent  combien  les  conquérans  se  fourvoient  préci- 
sément quand  ils  se  croient  le  plus  habiles. 

Gyrus,  sa  conquête  achevée,  s'occupa  des  Juifs  et  leur  voulut  du 
bien.  Josèphe  racon'^e  qu'en  leur  permettant  de  retourner  dans  leur 
pays  il  obéit  aux  prophéties  qu'on  lui  montra,  et  dont  il  n'osa  con- 
trarier les  oracles.  Pourtant  il  dut  être  moins  qu'édifié,  s'il  en  prit 
connaissance,  de  l'avenir  que  ces  mêmes  prophéties  réservaient  à 
son  empire  comme  à  tous  les  autres.  Le  plus  simple  est  de  penser 
qu'il  voulut  récompenser  le  zèle  de  partisans  aussi  dévoués,  que 
d'ailleurs,  convoitant  déjà  l'Egypte,  cet  éternel  point  de  mire  des 
conquérans  orientaux,  il  était  bien  aise  de  relever  un  peuple  ca- 
pable par  îa  suite  et  selon  les  circonstances  de  lui  servir  de  rempart 
ou  d'avant-garde.  En  538,  l'édit  de  libération  fut  promulgué;  les 
Juifs  reçurent  même  la  promesse  de  subsides  pour  la  reconstruction 
du  temple  détruit  par  Nebucadrezar.  Plus  de  /iO,000  d'entre  eux, 
conduits  par  un  descendant  de  David,  Zorobabel,  et  par  Josué,  fils 
du  dernier  grand-prêtre  exécuté  par  ordre  du  vainqueur  chaldéen, 
prirent  le  chemin  du  retour  au  pays  des  pères. 

Il  s'en  fallait  de  beaucoup  que  ce  chiffre  représentât  la  majorité 
des  Juifs.  Un  grand  nombre,  nés  sur  la  terre  d'exil,  étaient  habitués 
à  leur  position.  Pleinement  d'accord  tant  qu'il  ne  s'agissait  que  de 
haïr  les  Ghaldéens  et  de  maintenir  entre  eux  le  sentiment  de  la  con- 
sanguinité nationale  et  religieuse,  il  n'est  pas  sûr  que  tous  les  Juifs 


LE  JUDAÏSME  DEPUIS  BABYLONE.  123 

le  fussent  au  même  point  sur  les  chances  de  réussite  que  présen- 
tait l'entreprise  de  la  restauration.  Beaucoup  accompagnèrent  de 
leurs  vœux  les  zélés  citoyens  qiu  allaient  leur  refaire  une  patrie, 
purent  même  s'abandonner  au  doux  espoir  que  les  brillant  's  pro- 
messes des  prophètes  ne  tarderaient  pas  à  s'accomplir,  mais,  pru- 
dens  et  peut-être  un  peu  sceptiques,  aimèrent  mieux  attendre  et 
voir  venir  les  choses.  Ce  furent  les  enthousiastes  qui  partirent. 
Aussi  n'est-il  pas  étonnant  que  ce  premier  essai  ait  été  conseillé  et 
dirigé  par  des  prophètes,  des  inspirés,  des  hommes  de  la  parole, 
plutôt  que  par  des  prêtres.  L'influence  du  point  de  vue  sacerdotal, 
représenté  par  Ézéchiel,  n'était  pas  encore  très  sensible.  L<.s  cler- 
gés d'ordinaire  sont  prudens.  11  se  pourrait  même  qu'une  certaine 
défiance  des  vues  qui  animaient  les  conducteurs  de  cette  première 
restauration  ait  détourné  beaucoup  de  lévites  de  les  accompagner. 
Une  de  leurs  autorités,  le  prophète  que,  faute  de  savoir  son  vrai 
nom,  la  critique  moderne  appelle  «  le  second  Ésaïe,  »  n'avait-il  pas 
dit  que  Dieu  se  choisirait  des  prêtres  parmi  tous  les  Israélites?  On 
verra  tout  à  l'heure  si  les  faits  n'autorisent  pas  ce  genre  de  soup- 
çon. Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les  premiers  jours  de  la  restaura- 
tion n'eurent  rien  de  brillant,  et  les  radieuses  attentes  de  ceux  qui 
y  prirent  part  sous  l'impression  des  promesses  des  prophètes  eurent 
à  subir  de  cruels  démentis.  A  peine  revenus,  les  Juifs  s'empressèrent 
de  relever  d'abord  l'autel,  puis  le  temple  de  Jérusalem;  mais  cette 
restauration  fut  très  lente,  et  quelques  vieillards  qui  avaient  encore 
pu  voir  le  temple  de  Salomon  versèrent  des  larmes  en  comparant  à 
l'ancien  sanctuaire  l'humble  monument  qu'on  édifiait  à  grand'- 
peine.  Quant  aux  richesses,  à  la  gloire,  à  l'éclatante  suprématie 
dont  Israël  reconstitué  devait  être  gratifié,  c'était  presque  une  iro- 
nie d'en  parler.  C'est  tout  au  plus  si  l'on  parvint  à  se  maintenir 
contre  les  anciens  rivaux  du  nord,  désormais  fortement  mélangés 
de  sang  païen,  qui  vo*uluront  se  joindre  aux  «  revenus  de  Baby- 
lone  »  pour  ne  plus  former  qu'un  seul  corps  politique  et  religieux. 
Accueillis  avec  un  dédain  aristocratique,  ils  intriguèrent  auprès  de 
Cyrus  et  de  son  successeur  Darius,  et  ils  réussirent  à  obtenir  l'ordre 
de  suspendre  les  travaux  du  temple.  Il  est  probable  qu'ils  inspi- 
rèrent aux  rois  perses  des  soupçons  sur  les  intentions  de  leurs  pro- 
tégés, et  c'est  peut-être  alors  que  les  prophéties  juives  furent  réel- 
lement montrées  à  ces  puissans  seigneurs  ;  on  s'expliquerait  fort 
bien  que  la  politique  royale  eût  pris  ombrage  des  incroyables  pré- 
tentions qu'elles  affichaient. 

La  restauration  fut  donc  très  pénible  et  très  languissante  jusque 
vers  k  dernière  année  du  règne  de  Darius,  oti  deux  prophètes,  Ag- 
gée  et  Zacharie,  ranimèrent  le  feu  qui  menaçait  de  s'éteindre.  Les 
dispositions  de  la  cour  de  Perse  redevinrent  meilleures.  Quatre  ans 


124  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

après,  on  put  enfin  inaugurer  le  nouveau  sanctuaire.  Cependant  les 
temps  annoncés  par  les  prophètes  n'arrivaient  toujours  pas.  On  res- 
tait une  humble  peuplade,  groupée  autour  d'un  temple,  inconnue 
du  monde  entier  et  soumise  à  un  joug  étranger  parfois  bien  lourd. 
Une  nouvelle  période  de  langueur,  d'impuissance,  de  tiédeur,  suivit 
la  consécration  du  nouveau  temple,  et  elle  dura  soixante  ans,  toute 
une  génération.  Elle  ne  prit  fin  qu'en  /i58,  lors  de  l'arrivée  d'Esdras, 
que  suivait  une  nouvelle  colonne  de  Juifs  nés  à  l'étranger,  pris  à 
leur  tour  aussi  du  désir  de  venir  se  fixer  en  terre-sainte.  Pendant 
ces  soixante  années,  nous  ne  trouvons  qu'une  chose  à  signaler,  mais 
elle  prime  tout  le  reste  :  c'est  la  constitution  de  la  théocratie  juive. 

Dans  les  anciens  temps,  sous  les  juges  par  exemple,  les  Israé- 
lites avaient  formé  parfois  une  sorte  de  confédération  dont  le  di- 
recteur principal  était  prêtre.  Cependant  c'est  bien  moins  son  ca- 
ractère sacei;dotal  que  sa  réputation  de  guerrier  qui  valait  au  «  juge  » 
une  certaine  hégémonie  sur  les  tribus  alliées.  Au  fond,  il  était  grand- 
prêtre  parce  qu'il  était  grand  chef,  et  non  pas  l'inverse.  Quand  la 
royauté  héréditaire  eut  succédé  à  ce  mode  primitif  de  gouverne- 
ment, les  rois,  Salomon  entre  autres,  s'y  prirent  de  façon  à  n'avoir 
rien  à  craindre  des  prêtres,  qui  furent  presque  toujours  réduits  à 
l'état  d'instrumens  de  la  volonté  royale.  Les  prophètes,  persécutés 
ou  favorisés,  furent  une  tout  autre  puissance.  Après  la  destruction 
du  royaume,  les  choses  changèrent  naturellement  de  face.  Quand 
Zorobabel  et  Josué,  le  fils  de  l'ancien  grand-prêtre,  revinrent  en 
Judée,  c'est  le  second  qui  revêtit  les  fonctions  sacerdotales.  Zoroba- 
bel était,  il  est  vrai,  un  descendant  de  David;  mais,  précisément 
pour  cela,  l'autorité  persane  se  souciait  peu  de  l'investir  d'un  grand 
pouvoir  politique.  D'ailleurs,  Israélite  ou  étranger,  tant  que  la  Ju- 
dée restait  soumise  à  l'empire  perse,  le  gouverneur  du  pays, 
quel  que  fût  son  titre  ou  son  nom,  ne  pouvait  être  qu'un  lieutenant 
du  roi  de  Perse,  un  représentant  de  la  servitude  et  non  de  la  liberté 
nationale.  Au  contraire  le  grand-prêtre  de  Jérusalem  était,  du  fait 
même  de  sa  position,  le  continuateur  du  passé,  le  représentant  de 
l'unité,  de  la  foi,  de  la  nationalité;  il  était  à  la  tête  d'un  clergé  re- 
lativement nombreux,  intéressé  à  le  soutenir.  On  peut  voir  déjà 
dans  Zacharie  que  le  grand-prêtre  personnifie  le  peuple  tout  en- 
tier, et  dans  le  cercle  étroit,  mais  important,  où  son  action  pouvait 
s'exercer,  son  autorité  n'avait  rien  à  démêler  avec  le  pouvoir  cen- 
tral. 

Cette  pierre  de  fondation  du  nouveau  judaïsme  fut  donc  posée 
pendant  les  soixante  ans  de  profonde  accalmie  dont  nous  venons  de 
parler.  Il  s'en  fallut  de  peu  qu'elle  ne  restât  une  pierre  d'attente 
perpétuelle.  La  réalité  était  si  mesquine  en  comparaison  des  espé- 
rances qu'on  s'était  forgées,  que  l'on  perdait  peu  à  peu  toute  fer- 


LE  JUDAÏSME  DEPUIS  BACYLONE.  125 

veur.  Eli  particulier,  symptôme  très  grave,  l'orgueil  de  race  s'en 
allait.  On  ne  se  croyait  plus  si  fermement  la  nation  élue,  privilégiée 
d'en  haut,  tenue,  par  pieté  envers  Jehovah  non  moins  que  par 
fierté,  à  conserver  entière  la  pureté  du  sang.  Les  mariages  avec 
des  femmes  étiangères  passaient  dans  les  mœurs.  A  la  longue,  le 
petit  peuple  juif  allait  se  trouver  envahi  par  les  mœurs  et  les 
croyances  qu'elles  apportaient  avec  elles,  et  qu'elles  inoculaient  à 
leurs  enfaiis.  Une  sorte  d'indifférence,  si  ce  n'est  le  retour  aux 
vieilles  idolâtries  elles-mêmes,  ne  pouvait  manquer  de  se  propager 
au  sein  d'une  population  ainsi  mélangée.  C'est  ce  qui  fait  que,  pour 
l'historien,  l'arrivée  à  Jérusalem  d'Esdras  et  de  Néhémie  en  hbS, 
presque  un  siècle  après  la  promulgation  de  l'édit  de  Cyrus,  est  un 
événement  au  moins  aussi  important  que  le  premier  retour  des 
bannis  conduits  par  Zorobabel.  Il  convient  de  faire  ressortir  la  si- 
gnification très  particulière  et  en  général  fort  peu  comprise  de  cet 
événement. 

m. 

Les  relations  entre  les  Juifs  demeurés  au  pays  d'exil  et  ceux  qui 
étaient  revenus  en  Palestine  n'avaient  pas  cessé  d'être  étroites.  Il 
n'y  aurait  pas  même  lieu  de  s'étonner  si,  dans  les  sociétés  juives 
fixées  près  de  l'Euphrate,  l'espoir  d'une  restauration  glorieuse  se 
fût  maintenu  plus  vif  que  chez  les  fils  désenchantés  des  enthou- 
siastes qui  avaient  voulu  profiter  de  l'édit  de  Cyrus.  Les  Juifs  res- 
tés en  terre  païenne  savaient  sans  doute  que  les  faits  étaient  loin 
de  répondre  aux  ardentes  espérances  du  premier  retour;  mais,  fidèles 
à  un  principe  vraiment  Israélite,  ils  durent  en  conclure  que  la  res- 
tauration avait  été  mal  dirigée,  et  que,  si  Jehovah  tardait  à  tenir 
ses  promesses,  c'était  évidemment  parce  que  son  peuple  réorganisé 
n'en  était  pas  encore  digne. 

Tel  fut  le  sentiment  qui  inspira  le  second  exode,  dont  le  scribe 
(copiste -explorateur  de  la  loi)  Esdras  prit  la  direction.  Un  travail  à 
la  fois  théologique  et  juridique,  très  réiléchi,  très  sérieux,  doit 
s'être  opéré  parmi  les  Juifs  de  la  terre  étrangère,  dans  l'intervalle 
du  premier  au  second  rapatriement.  Nous  voyons  en  effet  le  scribe 
ou  le  docteur  prendre  pour  la  première  fois  la  tête  du  mouvement 
qui  eût  été  auparavant  dirigé  par  un  prophète  ou  par  un  prêtre. 
Esdras  était  scribe  autant  qu'Ézéchiel,  avant  lui,  avait  été  prêtre, 
et  certainement  il  avait  réfléchi  aux  moyens  d'opérer  des  réformes 
en  Judée  dans  le  sens  d'une  plus  grande  rigidité  des  croyances  et 
des  mœurs.  Il  sentait  fort  bien  que,  pour  en  venir  à  ses  fins,  il  y 
avait  des  conditions  de  l'ordre  politique  à  remplir,  et  il  fut  assez 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

habile  ou  assez  heureux  pour  trouver  grâce  devant  le  roi  Ârtaxercès, 
qui  lui  promit  des  subsides,  accorda  d'importans  privilèges  aux  ha- 
bitans  de  Jérusalem,  et  lui  remit  ('es  pleins  pouvoirs  pour  régler 
«  selon  la  loi  de  son  Dieu  »  les  institutions  et  la  vie  privée  de  ses 
coreligionnaires.  Il  partit  avec  environ  1,800  Juifs,  parmi  lesquels 
se  trouvaient  bon  nombre  de  prêtres. 

Ce  fut  comme  une  injection  de  sang  nouveau  dans  la  population 
alanguie  de  la  Judée.  En  arrivant  à  Jérusalem,  Esdras  et  ses  com- 
pagnons fuient  navrés  du  triste  état  des  choses.  Prêtres  et  peuple, 
tous  semblaient  avoir  oublié  leur  devoir.  Les  mariages  avec  les 
femmes  étrangères  surtout  avaient  les  plus  déplorables  consé- 
quences. Esdias  n'y  alla  pas  de  main  morte.  Il  convoqua  le  peuple 
en  asseniblée  générale,  et  ordonna  le  renvoi  immédiat  des  étran- 
gères. Tel  était  son  prestige,  son  autorité,  l'ascendant  de  sa  parole, 
que  quatre  hommes  seulement  osèrent  parler  de  résistance.  La 
foule  ne  les  écouta  pas,  et  se  soumit.  Il  ne  fallut  que  deux  mois 
pour  purifier  la  terre-sainte,  et  cette  mesure,  qui  nous  paraît 
odieuse,  qui  l'est  en  effet,  m.ais  qui  r.e  semble  pas  avoir  soulevé  de 
grandes  oppositions,  produisit  son  plein  effet.  Les  documens  ne  di- 
sent rien  des  larmes  que  durent  verser  les  répudiées  et  leurs  enfans. 
Il  faut  d'ailleurs  prendre  garde  de  laisser  trop  de  place  au  sentiment 
dans  nos  jugeniens  historiques.  La  conscience  générale,  en  se  dé- 
veloppant, éprouve  avec  le  temps  des  répulsions  profondes  contre 
des  lois  et  des  institutions  qui  provoquent  à  peine  de  légers  mur- 
mures à  d'autres  époques.  Les  peuples  sont  toujours  iudulgens  pour 
ceux  qui  leur  imposent  les  plus  rudes  sacrifices,  à  la  seule  condi- 
tion que  ces  sacrifices  soient  récompensés  par  le  succès. 

Pendant  les  treize  années  qui  suivirent,  Esdras  resta  dans  une 
apparente  inaction.  Les  troubles  dont  l'empire  persd  fut  le  théâtre, 
l'hostilité  des  Samaritains,  un  changement  dans  les  dispositions 
d'Artaxercès,  pourraient  expliquer  jusqu'à  un  certain  point  cette 
inertie;  mais  elle  doit  avoir  eu  une  autre  cause  plus  spéciale  et  plus 
locale.  L'œuvre  essentiellement  disciplinaire  d'Esdras  ne  fut  reprise 
avec  énei  gie  qu'en  hlib,  à  l'arrivée  de  Néhémie,  qui  entra  dans  Jé- 
rusalem avec  le  titre  de  gouverneur  royal ,  et  joignit  ses  efforts  à 
ceux  d'Esdras  pour  introduire  d'autorité  des  réformes  radicales.  A 
peine  le  nouveau  gouverneur  était-il  installé,  qu'une  autre  assem- 
blée populaire  fut  convoquée,  et  qu'on  vit  se  renouveler  quelque 
chose  de  semblable  à  ce  qui  avait  eu  lieu  sous  Josias.  Un  «  Uvre  de 
la  loi  »  fut  apporté  du  sanctuaire,  lu  devint  le  peuple,  qui  ne  pa- 
raissait pas  en  connaître  exactement  le  contenu,  proclamé  loi  fon- 
damentale et  immuable  du  peuple  de  Jehovah.  Il  en  résulta  une 
sorte  de  lovenant  en  vertu  duquel  tous  les  Juifs ,  à  commencer  par 


LE    JIJDAÏSAIE    DEPUIS    BA.BYLONE.  127 

les  prêtres,  s'engagèrent  à  l'observation  scrupuleuse  de  tout  ce  qui 
était  écrit  dans  le  code  sacré  qu'on  venait  de  leur  lire.  Le  nom  de 
Moïse  fat  encore  donné  comme  celui  du  législateur  qui  l'avait  ré- 
digé; cependant  i!  ne  faut  pas  s'y  tromper,  c'est  une  loi  remaniée, 
amplifiée,  enrichie  de  chapitres  tout  nouveaux,  qui  sortit  du  mou- 
vement dirigé  par  Esdras  et  Néhémie.  C'est  cette  loi  qu'avaient 
élaborée  les  scribes  sur  la  terre  étrangère,  qu'Esdras  avait  apportée 
avec  lui,  et  qu'il  ne  pouvait  introduire  du  jour  au  lendemain  avant 
d'avoir  préparé  les  esprits;  pour  la  faire  accepter,  il  avait  eu  besoin 
du  renfort  que  Néhémie  lui  apportait  de  Babylone.  La  mise  en  plein 
jour  de  cette  espèce  de  coup  d'état  religieux,  jusqu'à  présent  très 
ignoré  des  historiens  et  qui  explique  tant  de  choses,  forme  l'une 
des  parties  les  plus  ingénieuses  et  les  plus  nouvelles  de  l'ouvrage 
de  M.  Kuenen.  Elle  provoquera  sans  doute  plus  d'une  réclamation 
chez  les  critiques,  dont  elle  dérange  les  combinaisons.  Cependant 
tous  ceux  qui  suivent  de  près  la  marche  des  sciences  historiques, 
du  moins  dans  leurs  relations  avec  l'Ancien-Testament,  devront 
être  frappés  de  tout  ce  qu'elle  a  de  logique  interne  et  de  parfaite 
vraisemblance.  En  résumé,  ce  grand  édifice  de  la  Thoi'a,  qui  rem- 
plit la  majeure  partie  des  quatre  derniers  livres  du  Pentateuque, 
repose  sur  trois  assises  bien  distinctes.  En  premier  lieu  vient  le 
Décalogue  sous  sa  forme  primitive,  et  ce  que  l'on  peut  appeler  le 
livre  de  lAUiunre,  lequel  se  trouve  aux  chapitres  xxii  à  xxiii  de 
l'Exode;  ce  sont  là  les  élémens  les  plus  anciens.  Vient  ensuite  la  lé- 
gislation contemporaine  de  Josias,  qui  se  lit  dans  le  Deutéionome. 
Enfin  se  présente  la  grande  codification  opérée  décidément  après 
l'exil  par  des  scribes,  qui  purent  sans  doute  se  servir  d'anciennes 
traditions  sacerdotales  et  rituelles,  qui  n'innovèrent  pas  en  tout, 
mais  qui  travaillèrent  en  vue  d'un  état  de  choses  inconnu  avant  le 
vi^  siècle.  Ils  continuèrent  la  voie  dans  laquelle  Ezéchiel  les  avait 
précédés.  Le  rôle,  auparavant  incompréhensible,  du  prêtre-pro- 
phète rentre  désormais  dans  la  chaîne  logique  du  développement 
du  judaïsme.  Ses  successeurs  composèrent,  comme  lui,  des  lois  po- 
sitives et  même  minutieuses,  dont  l'application  était  ajournée  à 
des  temps  meilleurs.  Ainsi  s'explique  pourquoi  tant  de  lois,  qui  pré- 
tendent remonter  à  Moïse,  n'ont  été  réellement  applirfuées  et,  pour 
tout  dire,  applicables  que  depuis  la  captivité;  pourquoi  le  vieux 
mosaïsme,  très  peu  sacerdotal,  devient  dans  les  cinq  siècles  qui 
précèdent  notre  ère  tout  imprégné  de  sacerdotal isme,   et  enfin 
nous  savons  d'où  viennent  ces  changemens,  ces  aggravations  ou 
spécifications  de  détail  qui,  dans  le  recueil  tel  qu'il  est  actuelle- 
ment, supposent  déjà  que  plus  d'un  travail  législatif  a  concouru  à 
la  rédaction  de  la  Thora.  Maintenant  les  vraies  phases  principales 
de  cette  stratification  légale  ont  été  retrouvées,  indiquées  avec  pré- 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cision,  et  c'est  toute  une  victoire  remportée  de  nouveau  sur  les  té- 
nèbres par  le  flambeau  de  la  critique  (1). 

Nous  ne  voulons  pas  fatiguer  nos  lecteurs  en  reproduisant  l'ar- 
gumentation soigneusement  déduite  par  le  savant  critique  hollan- 
dais; qu'il  nous  suffise  d'appeler  leur  attention  sur  quelques  faits 
indiscutables.  Par  exemple  Ézéchiel,  qui  écrit  dans  les  premiers 
temps  de  l'exil  et  s'occupe  beaucoup  de  législation  religieuse,  ne 
nous  permet  pas  d'admettre  qu'il  existât  de  son  temps  un  règle- 
ment écrit  du  culte  sacerdotal,  ni  même  une  législation  sacerdotale 
complète.  Les  prophètes,  en  particulier  celui  qui  porte  le  nom  d'É- 
saïe  II,  dont  les  discours  sont  de  la  fin  des  années  de  servitude,  ne 
trahissent  pas  la  moindre  connaissance  des  nombreuses  lois  qui, 
depuis  Esdras  et  Néhémie,  sont  reconnues  essentielles  à  la  religion 
juive;  enfin  Zorobabel  et  les  siens,  qui  reviennent  les  premiers  en 
terre-sainte,  animés  du  zèle  religieux  le  plus  ardent,  et  certaine- 
ment désireux  de  ne  rien  négliger  pour  que  la  restauration  s'ac- 
comphsse  de  la  manière  la  plus  scrupuleuse,  ne  songent  pas  un 
instant  à  se  constituer  sur  le  pied  prescrit  par  les  lois  promulguées 
d'un  commun  accord  par  Esdras  et  Néhémie,  Ce  qui  caractérise  ces 
lois,  c'est  la  prépondérance  qu'elles  attribuent  au  corps  sacerdotal. 
Les  privilèges  des  prêtres,  leur  autorité,  les  obligations  imposées 
à  tout  Israélite  pour  l'entretien  du  temple  et  de  ses  desservans,  le 
système  d'impôts  en  argent  et  en  nature  tout  à  l'avantage  du  corps 
lévitique,  la  rigueur  avec  laquelle  on  règle  la  police  des  sabbats, 
le  prélèvement  des  dîmes,  le  rachat  des  premiers-nés,  une  foule  de 
détails  dont  l'histoire  antérieure  d'Israël  suppose  constamment, 
nous  ne  disons  pas  l'oubli,  nous  disons  l'ignorance,  tout  achève  de 
jeter  sur  cette  découverte  récente  de  la  critique  le  jour  de  l'évi- 

(1)  Il  u'y  a  ni  indiscrétion  ni  orgueil  à  réclamer  pour  des  savans  de  nationalité  fran- 
çaise l'honneur  d'avoir  les  premiers  démêlé  cette  genèse  compliquée  de  la  loi  juive, 
dont  l'adoption  va  changer  sur  bien  des  points  les  idées  antérieures  sur  la  formation 
de  l'Ancien-Testament.  Nous  défions  en  effet  toute  guerre,  tout  acte  diplomatique  de 
nous  empêcher  de  regarder  comme  des  compatriotes  MM.  Reuss,  professeur  à  Stras- 
bourg, et  l'un  de  ses  disciples  les  plus  distingués,  M.  Graf,  de  Mulhouse,  mort  il  y  a 
deux  ans,  au  moment  où  sa  réputation  de  philologue  et  d'exégète  consommé  commençait 
à  percer  en  Allemagne  et  en  France.  M.  Graf  a  développé  des  conclusions  analogues  à 
celles  que  nous  retraçons  ici,  d'après  M.  Kuenen,  dans  plusieurs  monographies  et  en 
particulier  dans  un  des  meilleurs  ouvrages  qui  aient  été  écrits  sur  les  livres  histo- 
riques de  rAncion-Testament.  M.  Reuss  lui-même,  il  y  a  déjà  nombre  d'années,  était 
parvenu  à  un  résultat  très  semblable,  mais  ne  l'avait  encore  exposé  que  devant  ses 
étudians.  Tout  ceci  soit  dit  sans  rien  retrancher  des  mérites  du  professeur  hollandais 
qui  ignorait  les  cours  de  son  collègue  d'Alsace  et  n'a  connu  le  travail  de  M.  Graf  qu'a- 
près avoir  rédigé  son  livre.  Ce  qui  résulte  de  cette  convergence  d'esprits  éminens  étu- 
diant le  même  objet  avec  une  érudition  et  une  indépendance  hors  de  pair,  c'est  évi- 
demment une  présomption  favorable  à  la  solidité  de  leur  découverte  commune  et  pour 
ainsi  dire  opérée  parallèlement. 


LE  JUDAÏSME  DEPUIS  BABYLONE.  129 

dence  la  plus  rayonnante.  Ce  n'est  pas  une  simple  réforme  que 
l'œuvre  d'Esdtas,  c'est  toute  une  révolution  théocratique.  N'accu- 
sons pas  les  auteurs  de  cette  réforme  de  vues  égoïstes.  Leur  but 
était  patriotique,  leurs  intentions  élevées.  Il  fallait  à  tout  prix  dis- 
cipliner un  peuple  qui  n'avait  d'avenir  qu'à  la  condition  d'une  fidé- 
lité rigoureuse,  invariable,  au  Dieu  qui  l'avait  élu.  Il  s'agissait  pour 
eux  de  le  mouler  sur  un  patron  idéal,  laissant  aussi  peu  de  place 
que  possible  aux  écarts  du  sens  individuel.  C'est  une  espèce  d'ordre 
religieux  qu'ils  voulaient  fonder,  non  pas  au  sein,  mais  au  moyen 
du  peuple  juif,  dans  l'attente  qu'ainsi  régénéré  ce  peuple  dépasse- 
rait tous  les  autres  en  puissance  et  en  prospérité.  Qu'il  y  ait  eu 
dans  tout  cela  beaucoup  d'illusion,  d'étroitesse,  de  passion  et  même 
de  fanatisme,  nous  en  convenons;  mais  nous  ne  sommes  ni  dans  la 
Grèce  de  Platon,  ni  dans  l'Europe  moderne  :  nous  sommes  à  Jéru- 
salem, plus  jeune  qu'aujourd'hui  de  deux  mille  trois  cents  ans,  et 
il  est  bien  permis  de  se  demander  si,  sans  cette  révolution  théo- 
cratique, quelqu'un  saurait  de  nos  jours  qu'il  exista  jadis  un  peuple 
juif.  C'est  dans  l'intérêt  de  ce  façonnement  sans  pitié  d'une  popu- 
lation souvent  récalcitrante  que  les  réformateurs  furent  si  absolus 
dans  leur  interdiction  de  tout  mariage  avec  les  étrangères,  et  pous- 
sèrent mainte  fois  la  rigidité  jusqu'à  la  dureté.  Où  donc  étaient  les 
temps  plus  indulgeus  où  Ruth  la  Moabite,  en  épousant  Booz  au  mi- 
lieu des  blés  fraîchement  coupés,  donnait  le  jour  à  l'héroïque  lignée 
dont  le  roi  David  devait  à  tout  jamais  fonder  la  popularité? 

Il  est  avéré  du  reste  que  les  innovations  d'Esdras  et  de  Néhémie 
ne  furent  pas  acceptées  de  tous  sans  résistance.  On  put  les  accla- 
mer dans  un  premier  moment  de  ferveur,  mais  il  fallut  toute  l'é- 
nergie et  même  toute  la  sévérité  des  chefs  du  parti  sacerdotal  pour 
les  implanter  solidement.  Lorsque  Néhémie  revint,  en  /i33,  d'un 
voyage  qu'il  avait  fait  à  la  cour  de  Perse,  il  n'eut  pas  lieu  d'être 
très  satisfait  de  ce  qui  s'était  passé  en  son  absence.  Un  grand-prêtre 
avait  osé  loger  un  Hammonite,  son  parent,  dans  un  des  bâtimens 
du  temple,  les  dîmes  prélevées  en  faveur  des  lévites  et  des  chantres 
ne  rentraient  pas,  le  sabbat  n'était  pas  rigoureusement  ob.'servé, 
des  étrangers  venaient  précisément  ce  jour-là  trafiquer  dans  la  ville. 
Néhémie  indigné  fit  fermer  les  portes,  arma  ses  satellites  et  menaça 
d'employer  la  force  contre  les  étrangers  qui  persisteraient  à  vouloir 
entrer  dans  l'enceinte.  Depuis  lors,  chaque  jour  de  sabbat,  il  y  eut 
des  détachemens  de  lévites  montant  la  garde  sur  les  murs.  La  mi- 
lice sacerdotale  devenait  ainsi  une  force  militaire.  Néhémie  décou- 
vrit même  que  plusieurs  Juifs  de  la  classe  inférieure  avaient  épousé 
des  femmes  d'Asdod  et  de  Moab,  de  sorte  que  leurs  enfans  «  par- 
laient asdodien  et  ne  savaient  point  parler  juif.  »  —  «  C'est  pourquoi, 

TOME  xcviii.  —  1872.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dit  Néhémie  lui-même,  je  disputai  avec  eux,  je  les  maudis,  j'en 
battis  même  quelques-uns  €t  leur  arrachai  les  cheveux.  »  Ce  moyen 
lui  réussit  quelquefois,  mais  pas  avec  tous  les  transgresseurs.  Un 
certain  Manassé,  petit-fils  de  grand-prêtre,  avait  épousé  la  fille  de 
Samballat,  chef  samaritain.  Sur  son  refus  de  répudier  sa  femme,  il 
fut  banni  du  pays  juif.  Accueilli  et  protégé  par  son  beau-père,  il  fut 
reconnu  par  les  Samaritains  comme  investi  par  son  origine  sacer- 
dotale du  droit  de  présider  à  leur  culte  hérétique,  et  c'est  pour  lui 
qu'ils  élevèrent  sur  le  mont  Garizim  un  temple  qui  devait  pendant 
près  de  trois  siècles  se  poser  en  rival  de  celui  de  Jérusalem. 

Cependant  la  révolution  sacerdotale  vint  à  bout  des  résistances 
individuelles.  Le  peuple,  en  grande  majorité,  se  plia  d'abord,  et 
s'habitua  bientôt  à  ce  qui  lui  avait  semblé  très  lourd  à  porter  dans 
les  premiers  temps.  Ce  n'est  pas  la  seule  fois  dans  l'histoire  qu'une 
population  plus  ou  moins  revêche  se  laisse  ainsi  pétrir  par  une  hié- 
rarchie sacerdotale,  au  point  d'oublier  qu'elle  n'a  pas  toujours  été 
si  malléable.  Il  est  certain  que  l'œuvre  d'Esdras  et  de  Néhémie  dé- 
termina pour  toujours  la  direction  suivie  par  leur  peuple  dans  le 
cours  des  siècles.  Si  cette  solidité  merveilleuse  fait  la  grandeur 
de  leur  œuvre,  elle  ne  doit  pas  nous  en  cacher  les  défauts.  En 
particulier,  c'est  à  la  discipline  minutieuse  à  laquelle  tout  Israé- 
lite fut  désormais  astreint  qu'il  faut  attribuer  l'extinction  à  peu 
près  totale  du  prophétisme,  cette  fleur  admirable  du  génie  d'Israël. 
Le  prophète  diffère  absolument  du  prêtre.  Il  n'est  point  1  homme 
d'une  institution,  il  ne  connaît  ni  l'esprit  de  corps,  ni  la  diplomatie 
raffinée  des  vieux  clergés.  Il  est  avant  tout  l'homme  de  l'inspiration 
individuelle,  il  lui  faut  la  liberté  de  mouvement.  Toute  orthodoxie, 
dogmatique  ou  rituelle,  se  superposant  au  principe  fondamental 
qu'il  proclame,  lui  est  insupportable.  Quelle  place  restait-il  à  l'an- 
cien libre  esprit  des  voyans  dans  cette  organisation  qui  avait  tout 
prévu,  tout  mesuré,  tout  réglé,  dans  la  vie  religieuse?  En  fait,  le 
prophétisme  n'a  pas  survécu  à  l'introduction  de  la  législation  d'Es- 
dras, ou  plutôt,  lorsqu' après  quatre  ou  cinq  siècles  d'assoupissement 
il  se  réveilla  avec  Jean-Baptiste  et  Jésus,  —  car  le  christianisme 
est  bien  certainement  le  fils  du  prophétisme  hébreu,  —  ce  fut  pour 
se  mettre  en  opposition  avec  le  principe  sacerdotal. 

Remarquons  bien  toutefois  qu'Esdras,  en  poursuivant  la  trans- 
formation du  peuple  juif  selon  les  exigences  de  ce  principe,  c'est- 
à-dire  en  posant  systématiquement  le  prêtre  comme  l'intermédiaire 
obligé  du  fidèle  et  de  la  Divinité,  n'eut  pas  en  vue  le  triomphe 
proprement  dit  du  sacerdoce.  Ce  qu'il  voulait  avant  tout,  c'était 
l'observation  de  la  loi,  et,  s'il  donna  au  prêtre  une  telle  prépondé- 
rance dans  l'organisme  religieux  d'Israël,  c'est  qu'à  lui,  comme  à 


LE   JUDAÏSME    DEPUIS   BABYLONE.  131 

ses  compagnons  d'œuvre,  cette  autorité  du  sacerdoce  semblait  ab- 
solument nécessaire  pour  que  cette  observation  devînt  complète.  Le 
principe  légal  demeura  donc  supérieur  en  dignité  au  principe  sacer- 
dotal. Celui-ci  fut  pour  celui-là,  et  non  l'inverse.  C'était  déjà  une 
garantie  contre  l'arbitraire  du  clergé,  lié  lui-même  par  les  règles 
qu'il  avait  pour  mission  d'imposer  aux  autres.  De  plus  il  y  eut  dans 
ce  vif  sentiment  de  la  souveraineté  de  la  loi  l'origine  d'un  ministère 
nouveau,  celui  du  scribe,  copiste  et  interprète  de  la  loi,  l'étudiant 
en  détail,  définissant  dans  tous  les  cas  non  prévus  les  applications 
conformes  à  l'esprit  général  des  textes,  et  constituant  de  la  sorte 
une  jurisprudence  dont  l'accumulation  graduelle  ne  tarda  pas  à  s'im- 
poser au  peuple  avec  une  autorité  au  moins  égale  à  celle  du  prêtre. 
Eu  définitive,  le  judaïsme  doit  plus  encore  au  scribe  qu'au  prêtre. 
La  preuve  en  est  que  le  prêtre  a  dû  forcément  disparaître  avec  le 
temple;  le  scribe  est  resté  debout,  et  il  a  perpétué  la  religion  juive 
dans  tout  ce  qu'elle  avait  de  vraiment  essentiel.  Toutefois  des  évé- 
nemens  majeurs  pouvaient  seuls  donner  du  relief  à  cette  distinction 
appelée  à  tant  d'avenir.  Pendant  les  premiers  siècles  qui  suivirent 
la  captivité,  le  scribe  et  le  prêtre  furent  ordinairement  alliés,  ani- 
més d'une  ambition  commune,  et,  en  vertu  de  la  loi,  leur  souve- 
raine maîtresse  à  tous  deux,  jusqu'au  moment  où  le  pouvoir  poli- 
tique réclama  comme  au  temps  des  rois  la  suprématie,  ce  fut  le 
sacerdoce  qui  domina  la  situation. 

IV. 

Parmi  les  innovations  les  plus  fécondes  qui  naquirent  pendant 
la  période  de  la  captivité  chaldéenne,  il  faut  ranger  la  synagogue. 
Ne  la  confondons  pas  avec  le  temple;  ce  sont  deux  institutions  pro- 
fondément distinctes,  qui  diffèrent  autant,  et  pour  les  mêmes  rai- 
sons, que  le  scribe  et  le  prêtre.  Le  scribe  est  un  théologien-juriste; 
c'est  le  savoir,  la  connaissance  spéciale,  qui  lui  valent  son  titre  à  des 
pouvoirs  religieux  inséparables  de  sa  capacité;  le  prêtre,  quelque 
ignorant  qu'il  puisse  être,  est  le  seul  sacrificateur  légitime.  C'est 
seulement  au  temple  et  par  les  mains  du  prêtre  qu'il  est  licite  de 
sacrifier,  tout  sacrifice  consommé  ailleure  et  par  d'autres  mains 
étant  nul  de  plein  droit.  Au  temple  donc  le  culte  cérémoniel,  les 
pompes  religieuses,  les  actes  mystiques  opérant  par  leur  vertu  sur- 
naturelle, l'exercice  continuel  du  pouvoir  sacerdotal  1  La  synagogue 
est  tout  autre  chose;  c'est  simplement  une  assemblée  de  fidèles 
se  réunissant  pour  s'instruire  et  s'édifier  par  la  lecture,  le  chant  ou 
la  parole.  Elle  fut  inventée  pendant  l'exil  et  par  une  sorte  de  né- 
cessité. Le  temple  détruit,  le  culte  cérémoniel,  les  sacrifices  étaient 
devenus  impossibles,  car  il  était  interdit,  en  eût-on   eçu  la  permis- 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sion  du  vainqueur,  de  construire  un  sanctuaire  ailleurs  qu'à  Jéru- 
salem. Les  bannis  prirent  l'habitude  de  se  réunir,  probablement 
le  jour  du  sabbat,  pour  écouter  leurs  prophètes,  leurs  poètes  reli- 
gieux, ceux  qui  pouvaient  leur  lire  et  leur  expliquer  les  lois  exis- 
tantes. Les  Juifs  revenus  au  pays  de  leurs  pères  n'abandonnèrent 
pas  cette  pieuse  coutume,  et,  bien  que  le  temple  eût  été  recon- 
struit, les  synagogues  s'élevèrent  partout  où  ils  s'établirent.  Esdras 
et  les  siens  devaient  favoriser  de  tout  leur  pouvoir  une  institution 
qui  cadrait  si  bien  avec  leur  but  :  inculquer  au  peuple  entier  la  con- 
naissance et  l'observation  de  la  loi.  Si  donc  le  prêtre  trônait  au 
temple,  le  scribe  fut  le  principal  personnage  dans  la  synagogue.  Leur 
alliance  prolongée,  en  suite  de  leur  subordination  commune  à  la  loi, 
fit  que  le  temple  et  la  synagogue  purent  longtemps  coexister  sans 
entreprendre;  l'un  sur  l'autre.  La  synagogue  ne  songeait  pas  à  renier 
son  infériorité.  Elle  s'appuyait  sur  le  temple  comme  une  plante 
grimpante  sur  le  tronc  d'un  arbre,  mais  comme  ces  plantes  grim- 
pantes qui  deviennent  si  vigoureuses  que,  le  jour  où  le  tronc  qui  les 
soutient  doit  tomber,  elles  continuent  de  vivre  en  vertu  de  leur  force 
propre.  La  synagogue  donna  de  plus  l'essor  à  la  musique  religieuse. 
Un  ^rand  nombre  de  psaumes  qui  nous  ont  été  conservés  remon- 
tent à  cette  époque  du  second  temple.  Tantôt  un  seul  chantre,  tan- 
tôt un  chœur  les  entonnait  dans  les  exercices  religieux,  et  pour  le 
service  du  temple  il  y  avait  toute  uns  division  de  chanteurs.  Les 
caravanes  de  pèl<  rins,  qui  se  rendaient  à  Jérusalem  aux  époques 
fixées  par  la  loi,  chantaient  aux  stations  et  parfois  tout  en  cheminant 
des  hymmes  appropriées  à  ce  pieux  voyage.  C'est  par  là  que  le  ju- 
daïsme, menacé  de  sécheresse  par  son  rigorisme  légal,  s'imprégnait 
encore  d'une  poésie  originale  dont  nous  pouvons  même  aujourd'hui 
apprécier  la  saveur. 

On  voit,  par  tout  ce  qui  précède,  qu'on  a  eu  tort  de  considérer  la 
période  de  la  captivité  et  des  deux  premiers  siècles  de  la  restaura- 
tion comme  un  temps  de  stérilité  pendant  lequel  l'esprit  juif  se 
borne  à  reconstituer  minutieusement  un  biùllant  et  glorieux  passé. 
C'est  parce  qu'on  admettait  trop  implicitement  les  dates  assignées 
par  la  tradition  aux  livres  et  aux  institutions  d'Israël  qu'on  était  in- 
duit en  cette  erreur.  Depuis  qu'une  appréciation  plus  indépendante 
et  plus  savante  a  espacé  les  documens  et  les  événemens  d'une  ma- 
nière plus  conforme  à  la  logique  de  l'histoire,  on  s'aperçoit  qu'en 
réalité  la  pensée  religieuse  n'a  pas  cessé  un  seul  instant  de  travail- 
ler et  de  se  développer.  Là  où  l'on  voyait  tout  un  espace  vide  sé- 
parant les  tronçons  d'une  chaîne  brisée,  on  découvre  aujourd'hui  de 
nombreux  chaînons,  et  quand  on  pens  ;;  à  ce  que  la  captivité  a  fait  du 
peuple  juif  en  le  purifiant,  en  le  façonnant  à  porter  le  joug  d'une 
loi  amplifiée  et  détaillée,  en  le  soumettant  à  un  clergé  fortement 


LE  JUDAÏSME  DEPUIS  BABYLONE.  133 

constitué  et  en  lui  fournissant  tout  à  la  fois  dans  le  scribe  et  la  sy- 
nagogue les  moyens  de  s'en  passer  le  jour  où  cela  deviendrait  né- 
cessaire, on  accordera  que  nous  n'avons  rien  exagéré  en  disant  que 
c'est  cette  captivité  qui  a  réellement  fondé  le  judaïsme. 

Jusqu'à  présent,  nous  avons  omis  à  dessein,  pour  ne  pas  compli- 
quer notre  exposition,  d'envisager  la  grande  question,  plus  souvent 
tranchée  qu'étudiée,  des  rapports  religieux  des  Juifs  avec  les  Perses 
et  de  l'influence  que  le  parsisme  put  exercer  sur  les  idées  et  les 
croyances  des  populations  du  Jourdain.  Nous  avons  seulement  rap- 
pelé qu'au  moins  dans  les  premiers  temps  qui  suivirent  la  vic- 
toire de  Cyrus  sur  les  Chaldéens  les  rapports  du  nouveau  maître 
et  des  nouveaux  s;)jets  furent  empreints  d'une  singulière  bien- 
veillance réciproque.  Il  n'en  fut  pas  toujours  de  même  par  la  suite; 
mais  en  somme  les  Juifs  n'eurent  jamais  contre  l'empire  perse,  leurs 
écrits  en  font  foi,  cette  haine  féroce  qui  les  anima  si  souvent  contre 
leurs  oppresseurs,  soit  avant,  soit  après  la  chute  des  Achéménides. 
Lorsque  Néhémie  eut  disparu  de  l'histoire,  les  Juifs  restèrent  en- 
core soumis  à  la  Perse.  En  vertu  de  la  constitution  locale  qu'Esdras 
et  Néhémie  avaient  établie,  le  chtf  des  prêtres  se  trouvait  par  le 
fait  même  de  sa  position  le  plus  puissant  personnage  du  pays.  Déjà 
l'ambition  d'occuper  ce  poste  élevé  jetait  la  discorde  au  sein  des 
familles  sacerdotales.  Il  est  parlé  d'un  aspirant  au  pontificat  su- 
prême tué  par  son  frère,  qui  ne  voulait  pas  lui  céder  la  place,  et 
d'une  lourde  contribution  que  le  gouverneur  perse,  lequel  favori- 
sait sous  main  la  v'ctime,  préleva  sur  le  peuple  en  manière  de  châ- 
timent. Il  n'est  pas  douteux  que  le  peuple  juif  dut  avoir  sa  part  des 
agitations  et  des  guerres  qui  troublèrent  les  états  du  grand  roi 
vers  le  milieu  du  iv*"  siècle  avant  notre  ère;  toutefois  les  documens 
historiques  ne  contiennent  rien  de  spécial  à  ce  sujet:  le  plus  pro- 
bable est  que  le  sort  des  Juifs  ne  différa  guère  de  celui  des  autres 
populations  qui  composaient  ce  vaste  empire,  et  qu'en  sonime  il  fut 
supportable. 

Rien  donc  ne  s'oppose  en  soi  à  la  ^possibilité  et  même  à  la  vrai- 
semblance d'une  influence  positive  des  idées  et  des  croyances  per- 
sanes sur  la  constitution  religieuse  et  les  doctrines  du  judaïsme. 
Seulement  ce  n'est  pas  en  Judée  même  qu'il  faut  en  chercher  la 
trace  :  la  Judée  était  trop  loin  du  centre  de  la  vie  politique  et  reli- 
gieuse des  Perses;  mais  nous  avons  vu  que  les  Juifs  de  Palestine 
reçurent  à  plus  d'une  reprise  leur  direction  de  leurs  coreligion- 
naires demeurés  à  l'étranger.  C'est  à  Babylone,  ou  du  moins  dans 
les  environs,  que  s'élabora  pendant  près  d'un  siècle  la  législation 
nouvelle,  c'est  de  là  qu'elle  fut  apportée  et  imposée,  et  c'est  dans 
cette  région  qu'un  contact  quotidien  permit  aux  Juifs  de  biv^n  con- 
naître la  religion  des  Perses. 


13^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cette  religion  a  été  de  nos  jours  l'objet  de  savans  travaux.  Nous 
savons  désormais  que,  de  toutes  les  religions  polythéistes,  c'est  elle 
sans  contredit  qui  l'est  le  moins,  et  qu'au  point  de  vue  de  la  pu- 
reté morale  elle  tient  une  place  de  premier  rang.  Si  une  religion 
pouvait  influer  sur  les  directions  nouvelles  prises  par  la  pensée  re- 
ligieuse d'Israël,  c'était  assurément  celle  de  Zoroastre.  Ahura- 
Mazda,  Ormuzd,  le  dieu  suprême  des  Perses,  finit  par  ressembler 
beaucoup  à  Jehovah.  Les  esprits  qui  environnent  son  trône  ont  plus 
d'un?  analogie  avec  les  armées  célestes  dont  Jehovah  Zebaoth  est 
le  chef.  Comme  le  mosaïsrae,  le  parsisme  interdit  la  fabrication  des 
images  divines.  Les  deux  religions  prêchent  une  morale  sévère,  et 
attachent  une  très  haute  importance  à  la  pureté  légale.  Enfin  les 
ressemblances  dans  la  manière  de  concevoir  les  origines  de  l'huma- 
nité et  l'apparition  du  mal  moral  sont  telles  qu'il  faut  de  toute  né- 
cessité admettre  un  mythe  primitif  commun  conservé  avec  des  va- 
riantes par  les  deux  traditions. 

Il  est  donc  facile  de  comprendre  que,  frappés  de  ces  analogies  et 
ne  voulant  pas  admettre  qu'un  grand  peuple  vainqueur  puisse  em- 
prunter de  nouvelles  croyances  à  une  peuplade  vaincue,  plusieurs 
savans  aient  pensé  que  tout  le  judaïsme  postérieur  à  la  captivité 
est  d'origine  p^rse.  Pourtant,  s  jus  cette  forme  absolue,  leur  thèse 
est  complètement  fausse  ;  mais  n'exagérons  pas  la  thèse  opposée. 
Si  l'on  ne  peut  désormais  contester  l'originalité  religieuse  et  la  per- 
sistance des  traits  fondamentaux  du  vieux  mosaïsme  dans  la  religion 
renouvelée  par  Ézéchiel,  Esdras  et  Néhémie,  rien  n'empêche  d'at- 
tribuer à  l'influence  des  Perses  les  développemens  considérables 
que  prirent,  depuis  la  conquête  de  Cyrus,  beaucoup  de  germes 
préexistans.  Par  exemple,  la  législation  d'Esdras  abonde  en  pré- 
ceptes sur  le  pur  et  l'impur,  renforçant  beaucoup  la  rigueur  des 
lois  de  la  période  antérieure;  ceux  qui  l'ont  composée  n'ont-ils  pas 
été  encouragés  et  guidés  par  l'expérience  qu'ils  pouvaient  faire  de 
visu,  en  apprenant  à  connaître  la  vie  des  Perses,  de  la  force  que  des 
préceptes  de  ce  genre,  une  fois  adoptés,  communiquent  à  une  reli- 
gion populaire?  Seulement  il  ne  faudrait  pas  se  représenter  ce  genre 
d'emprunfcomme  réfléchi  et  calculé.  Le  sens  aristocratique  du  Juif 
se  fût  révolté  à  l'idée  qu'il  gagnait  à  se  conformer  à  des  mœurs 
étrangères.  C'est  par  une  action  indirecte,  souvent  inconsciente, 
que  des  coutumes  et  des  croyances  nouvelles  purent  s'infiltrer  chez 
quelques  Juifs,  acquérir  ainsi  une  espèce  de  naturalisation  et  s'en- 
raciner enfin  dans  la  majorité  comme  une  plante  poussée  spontané- 
ment. jNous  ne  voyons  guère  que  la  fête  des  Parîm,  totalsinent  in 
connue  à  l'ancien  mosaïsme  et  célébrée  depuis  lors  par  les  Juifs, 
qui  la  rattachent  au  souvenir  d'Esther,  nous  ne  voyons  guère, 
disons-nous,  que  cette  fête  qui  puisse  passer  pour  une  importation 


LE  JUDAÏSME  DEPUIS  BABYLONE.  135 

perse  dans  toute  la  force  du  terme;  nous  allons  du  reste  y  revenir. 

L'un  des  points  où  l'influence  de  la  religion  mazdéenne  est  le 
moins  contestable,  c'est  évidemment  la  doctrine  des  anges.  Le  vieil 
Israël  en  avait  bien  la  notion,  et,  à  mesure  que  l'idée  de  Dieu  s'é- 
pura dans  les  rangs  monothéistes,  le  rôle  des  anges  devint  plus 
marqué.  Déjà  Ézéchiel,  Zacharie,  les  hommes  qui  font  la  transition, 
les  désignent  comme  les  médiateurs  ordinaires  de  Jehovah  et  des 
hommes.  Zacharie  même  trahit  visiblement  des  affinités  avec  les 
croyances  des  Perses  quand  il  parle  des  «  sept  yeux,  »  des  «  sept 
bras  »  et  des  «  sept  gardes  »  de  Jehovah  qui  parcourent  toute  la 
terre.  Il  est  bien  difficile  de  n'y  pas  reconnaître  les  sept  ameça 
apentas  (probablement  les  non- dormans)  qui  entourent  Ahura- 
Mazda  et  commandent  en  son  nom  l'armée  céleste.  Un  peu  plus 
tard,  nous  voyons  s'introduire  en  Israël  l'idée  des  anges  patrons 
préposés  à  chaque  nation.  Plus  tard  encore,  par  exemple  dans  le 
livre  de  Daniel,  on  les  désigne  par  des  noms  propres,  Michel,  Ga- 
briel, etc.;  parfois  même  on  découvre  encore  dans  ces  noms  consa- 
crés par  la  tradition  juive  et  chrétienne  les  traces  de  leur  origine 
perse.  Par  la  même  raison,  la  doctrine  des  démons,  si  vague,  si 
peu  définie  avant  la  captivité,  lorsque  Satan,  malgré  son  caractère 
déjà  vicieux,  prenait  encore  rang  parmi  les  «  fils  de  Dieu  »  ou  les 
anges  réunis  en  cour  céleste,  s'enrichit  merveilleusement  par  les 
emprunts  qu'elle  fait  au  parsisme.  Satan  se  modèle  de  plus  en  plus 
sur  le  patron  d'Anro-mainyus  ou  Ahriman.  C'est  un  démon  du  maz- 
déisme, Aeshma  Daeva,  génie  des  voluptés  charnelles,  qui  s'intro- 
duit sous  le  nom  d'Asmodée  dans  le  livre  de  Tobie.  D'autres  exem- 
ples du  même  genre  peuvent  encore  être  signalés.  Il  faut  en  dire 
autant  de  la  croyance  en  une  vie  future,  qui  devait  naturellement 
germer  sur  le  terrain  du  vieux  mosaïsme  à  partir  du  moment  où 
le  croyant  rélléchirait  sur  sa  relation  non  plus  seulement  nationale, 
mais  aussi  individuelle,  personnelle,  avec  Dieu.  Cependant  il  est 
d'une  haute  vraisemblance  que  la  doctrine  très  positive  du  maz- 
déisme sur  la  résurrection  a  dû  hâter  l'éclosion  d'une  doctrine  ana- 
logue parmi  les  Juifs.  Enfin  les  penseurs  juifs  purent  apprendre 
des  Perses  à  partager  l'histoire  du  monde  en  quatre  périodes,  dont 
la  dernière  serait  suivie  par  l'inauguration  d'une  ère  de  justice  et 
de  félicité.  Le  livre  de  Daniel  développe  d'une  manière  très  sem- 
blable cet  essai  primitif  d'une  philosophie  religieuse  de  l'histoire. 

On  peut  évidemment  assimiler  l'influence  de  la  Perse  sur  le  ju- 
daïsme à  celle  d'une  atmosphère  plus  chaude  amenée  par  un  cou- 
rant d'air  sur  un  sol  déjà  planté,  et  hâtant  le  développement  de 
plantes  déjà  sorties  de  terre;  mais  ces  plantes  existaient  déjà.  Il  est 
toutefois,  nous  l'avons  déjà  fait  observer,  une  fête  inconnue  des 
anciens  Israélites,  devenue  très  populaire  parmi  les  Juifs,  qu'ils 


136  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

célèbrent  encore  aujourd'luii,  et  qui  doit  être  décidément  rangée 
dans  la  catégorie  des  emprunts  directement  faits  à  la  Perse.  Il 
s'agit  de  la  fête  des  Purîm  ou  des  sorts.  Cette  fête  doit  être  con- 
sacrée à  la  merveilleuse  délivrance  des  Juifs  soumis  au  roi  de 
Perse  et  voués  tous  à  la  mort  par  un  orgueilleux  courtisan.  Le 
livre  d'Esther  nous  raconte  comment  les  événemens  se  seraient 
passés.  C'était  sous  le  règne  d'Assuérus,  c'est-à-dire  de  Xerxès  P' 
\liSb-li6li  avant  Jésus-Christ).  Haman,  le  premier  ministre  de  ce 
roi,  aigri  contre  les  Juifs,  conçoit  le  plan  de  les  anéantir  tous  en 
un  seul  jour  sur  toute  la  surface  de  l'empire.  Le  sort,  qu'il  con- 
sulte, lui  indique  le  13  du  mois  d'adar  (7  mars)  comme  le  jour 
le  plus  propice  à  la  réalisation  de  son  affreux  projet,  et  il  par- 
vient à  gagner  le  roi  en  l'inquiétant  sur  les  dispositions  de  ce 
peuple  indocile;  cependant  Assuérus,  brouillé  avec  la  reine  Vasthi, 
venait  d'épouser  une  jeune  Juive  nommée  Hadassa  ou  Esther  (1), 
qui  lui  avait  paru  la  plus  belle  de  son  royaume,  mais  dont  il  igno- 
rait la  nationalité.  Or  Mardochée,  oncle  de  la  nouvelle  reine,  la 
décide  à  demander  au  roi  la  grâce  de  ses  compatriotes.  Elle  le 
fait  au  péril  de  sa  vie,  car  elle  doit  pour  cela  violer  la  rigoureuse 
étiquette  de  la  cour  de  Suse  en  se  présentant  devant  le  roi  sans 
être  mandée  par  lui,  et  le  temps  presse.  Heureusement  sa  rare 
beauté  lui  obtient  son  pardon,  et  elle  s'y  prend  si  bien  qu'Haman 
tombe  dans  ses  propres  filets.  C'est  lui  qui  est  pendu  au  gibet  de 
cinquante  coudées  qu'il  avait  fait  préparer  pour  Mardochée,  et  c'est 
Mardochée  qui  devient  le  favori  en  titre.  D'ailleurs  le  roi  découvre 
au  même  instant  qu'il  lui  avait  rendu  auparavant  un  éminent  ser- 
vice. Non-seulement  Assuérus  révoque  les  ordres  qu'il  avait  déjà 
lancés  pour  l'exteraiination  en  masse  des  Juifs,  mais  encore  il  ac- 
corde à  ceux-ci  par  lettres  patentes  la  permission  de  tuer  eux-mêmes, 
dans  Suse  et  dans  toutes  les  provinces  de  l'empire,  tous  ceux  de  ses 
sujets  dont  ils  ont  à  craindre  la  haine.  Les  Juifs  ne  se  le  font  pas  dire 
deux  fois,  et  tuent  75,000  sujets  du  roi.  La  reine  Esther  sait  même 
obtenir  de  son  royal  époux  que  les  dix  fils  d' Haman  seront  pendus 
comme  leur  père,  et  que  ses  compatriotes  prolongeront  un  jour  de 
plus  leur  sanglante  vengeance  dans  les  murs  de  la  capitale.  Le 
massacre  dura  donc  pendant  les  deux  journées  du  13  et  du  ili  adar, 
à  la  date  précisément  qu'Haman  avait  fixée,  sur  le  conseil  du  sort, 
pour  la  destruction  du  peuple  juif.  C'est  en  souvenir  de  la  tournure 
inespérée  de  ces  événemens  que  les  Juifs  célèbrent  le  jour  des  Pu- 
rîm ou  des  sorts,  éternisant  ainsi  la  mémoire  de  la  belle  reine  Es- 
ther et  de  son  oncle  Mardochée. 


(1)  Hadassa  est  lo  nom  hébreu  et  signifie  myrie;  Estlicr  est  probablement  un  nom 
perse  et  pourrait  se  rapprocher  du  grec  aster,  étoile  ou  astre  en  général. 


LE   JUDAÏSME    DEPUIS    EABYLONE.  137 

Ce  n'est  pas  d'hier  que  les  lecteurs  intelligens  de  la  Bible  ont  été 
choqués  de  cette  étrange  histoire.  Plus  d'une  fois  les  vieux  rabbins 
secouèrent  la  tête  en  songeant  au  terrible  pouvoir  des  charmes 
d'Hadassa,  et  se  demandèrent  jusqu'à  quel  point  le  livre  qui  en 
consacrait  le  souvenir  avait  droit  à  sa  place  dans  le  recueil  sacré. 
Ce  qu'il  y  a  de  tragique  à  la  fois  et  de  charmant  dans  les  terreurs 
de  la  jeune  femme,  qui  ne  peut  compter  que  sur  sa  beauté  pour 
éviter  la  mort  à  laquelle  la  condamne  une  inexorable  étiquette,  ne 
saurait  racheter  toutes  les  invraisemblances,  encore  moins  les  hor- 
reurs dont  ce  conte  oriental  abonde,  et  il  faut  avouer  que  la  per- 
fidie à  laquelle  la  reine  a  recours  pour  pousser  Haman  à  sa  perte, 
tout  en  lui  faisant  bonne  mine,  ne  contribue  pas  à  rehausser  l'es- 
time que  peut  inspirer  son  caractère.  Plus  tard,  cette  perfidie  de- 
vient une  cruauté  de  vraie  tigresse.  Maintenant  s'imaginer  qu'un 
despote  oriental,  fùt-il  Xerxès,  ait  pu  lancer  publiquement  l'arrêt 
de  mort  d'une  population  tout  entière,  qui  en  bien  des  lieux  était 
de  taille  et  d'humeur  à  se  défendre  hardiment,  que,  revenu  du  jour 
au  lendemain  de  sa  lubie,  il  ait  permis,  à  ceux  que  la  veille  il  vou- 
lait faire  tuer,  de  massacrer  à  la  fois  plus  de  75,000  de  ses  propres 
sujets,  ce  sont  Là  de  ces  tours  de  force  dont  notre  sens  historique 
est  désormais  incapable.  Quel  changement  dans  nos  idées  à  tous 
depuis  le  jour  où  une  âme  tendre  comme  celle  de  Racine  pouvait 
se  concentrer  sur  un  tel  récit,  l'épurer,  le  dégrossir,  puis  am- 
plifier ce  qui  en  restait  pour  en  faire  tout  un  drame  émouvant, 
sans  que  rien  nous  donne  lieu  de  penser  qu'il  ait  été  un  seul  in- 
stant choqué  de  ce  qui  nous  r'volte  aujourd'hui!  Y  a-t-il  au  moins 
un  noyau  historique  dans  ce  roman  d'un  patriotisme  si  exalté  et 
si  dur?  C'est  ce  qu'il  est  absolument  impossible  de  savoir.  Lors  même 
qu'on  croirait  pouvoir  l'affirmer,  on  n'en  serait  pas  plus  avancé,  car 
on  ne  parviendrait  pas  à  dégager  le  fait  de  tout  entourage  fictif. 
L'explication  que  l'auteur  donne  du  nom  de  Purîm  est  déjà  fort 
suspecte.  On  ne  connaît  point  de  mot  perse  analogue  signifiant  le 
sort.  C'est  pourtant  au  fait,  assez  insignifiant  en  lui-même,  qu'Ha- 
man  aurait  consulté  le  sort  pour  fixer  le  jour  du  massacre  général 
des  Juifs,  que  l'auteur  du  récit  rattache  l'origine  de  cette  déno- 
mination. On  dirait  qu'il  a  inventé  cette  explication  pour  les  besoins 
de  sa  cause,  qui  était  de  justifier  pour  les  Juifs  scrupuleux  la  célé- 
bration d'une  fête  déjà  passée  dans  les  habitudes  populaires,  mais 
dont  on  ne  voyait  pas  trace  dans  la  loi,  et  que  les  puritains  re- 
poussaient comme  une  importation  étrangère.  Une  ingénieuse  ten- 
tative d'interprétation  a  voulu  retrouver  dans  les  péripéties  du  ro- 
man juif  les  élémens  d'un  mythe  où  le  soleil  (Esther),  la  lune 
(Mardochée)  et  l'hiver  (Haman)  joueraient  le  principal  rôle;  mais 
les  étymologies  auxquelles  on  a  recours  sont  plus  que  douteuses, 


138  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  il  serait  étrange  qu'an  mythe,  dont  au  surplus  l'existence  chez 
les  anciens  Perses  est  encore  à  prouTer,  eût  permis  de  transformer 
les  divinités  qui  y  auraient  joué  un  rôle  en  figures  aussi  foncière- 
ment juives  que  celles  d'Esther  et  de  Mardochée. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  l'histoire  d'Esther  n'a  d'autre  inten- 
tion que  de  justifier  la  célébration  des  Purîm,  fêtes  religieuses  et 
joyeuses  qui  paraissent  avoir  été  populaires  parmi  les  Juifs  dès  le 
III*  siècle  avant  notre  ère,  et  dont  par  conséquent  la  lente  introduc- 
tion a  dû  s'effectuer  nombre  d'années  auparavant.  La  manière  de 
les  célébrer,  d'abord  par  des  symboles  de  tristesse,  puis  par  des 
festins,  des  libéralités,  des  présens  qu'on  s'envoie  d'une  famille  à 
l'autre,  l'époque  de  l'année  où  cette  célébration  a  lieu,  tout  semble 
indiquer  une  vieille  fête  du  printemps  qui  avait  fini  par  passer 
dans  les  mœurs  des  Juifs  établis  dans  l'empire  perse.  C'est  ainsi 
qu'au  moyen  âge  la  légende  complaisante  ratifia,  en  leur  donnant 
un  sens  catholique,  plus  d'une  fête  populaire  d'origine  païenne, 
qu'elle  sut  transformer  en  les  rattachant  au  souvenir  de  quelque 
saint  en  renom.  Le  livre  d'Esther  fut  écrit  pour  favoriser  la  célé- 
bration des  Purîm  en  Palestine,  où  cette  fête  ne  dut  s'introduire 
qu'après  être  devenue  partie  régulière  des  usages  du  pays  d'exil. 
C'est  plus  tard  encore,  au  dernier  siècle  avant  notre  ère,  qu'elle 
passa  de  la  Palestine  aux  Juifs  d'Alexandrie,  qui  ne  paraissent  pas 
l'avoir  connue  auparavant. 

V. 

Voilà  comment  les  circonstances,  mises  à  profit  par  quelques 
hommes  de  foi  et  de  talent,  transformèrent  la  vieille  religion  d'Is- 
raël, encore  si  peu  réglée  au  moment  de  la  captivité,  en  une  reli- 
gion codifiée,  systématisée  et  désormais  revêtue  de  formes  indélé- 
biles. Le  grand  homme  de  cette  période,  celui  du  moins  qui  en 
représente  le  plus  exactement  l'esprit  et  les  tendances,  c'est  Esdras, 
le  prêtre-scribe  qui  réunit  dans  sa  personne  les  deux  élémens  dont 
la  combinaison  a  fait  le  judaïsme.  C'est  lui  qui  introduit,  qui  im- 
pose une  loi  en  très  grande  partie  nouvelle.  C'est  grâce  à  lui  que 
l'histoire  du  passé  d'Israël,  enfin  réunie  dans  le  Pentateuque,  revêt 
ce  caractère  sacerdotal  si  visible  dans  les  livres  portant  les  noms 
de  Moïse  et  de  Josué.  C'est  lui  qui  dirige  le  bras  du  rude  Néhémie 
pour  écraser  les  résistances.  C'est  lui  enfin  que  la  longue  lignée 
des  rabbins  doit  saluer  comme  son  premier  ancêtre  et  son  patron. 
Le  souvenir  de  sa  puissante  action  ne  se  perdit  jamais  parmi  les 
Juifs.  On  l'appela  le  restaurateur  par  excellence,  le  second  Moïse, 
et  même  la  légende  voulut  que  les  livres  saints  d'Israël,  anéantis 
lors  de  la  destiniction  de   Jérusalem  et  la  dispersion  du  peuple 


LE    JUDAÏSME    DEPUIS    BABYLONE.  139 

fidèle,  eussent  été  miraculeusement  reproduits  sous  sa  dictée  sans 
qu'il  en  manquât  un  seul  mot.  Dans  les  temps  modernes,  il  s'est 
trouvé  des  savans  qui  exagérèrent  dans  un  sens  analogue  l'impor- 
tance de  son  œuvre,  mais  prétendirent  que  le  Pentateuque,  Josué, 
les  Juges,  en  un  mot  tous  les  livres  historiques  d'Israël  jusqu'à  la 
captivité,  étalent  un  produit  de  sa  plume. 

Ces  assertions  absolues  jurent  avec  les  faits  constatés.  Il  est  évi- 
dent par  exemple  qu'une  partie  fort  considérable  du  Pentateuque, 
le  Deutéronome,  appartient  à  une  époque  antérieure  à  celle  d'Es- 
dras.  Il  ne  l'est  pas  moins  que  d'autres  fragmens  du  Pentateuque, 
et  spécialement  les  documens  dont  on  peut  discerner  encore  au- 
jourd'hui la  différence  d'origine  malgré  les  sutures  plus  ou  moins 
heureuses  qui  tâchent  de  leur  donner  une  apparence  d'unité,  ne 
peuvent  provenir  d'un  seul  et  même  travail  de  rédaction;  mais,  tout 
cela  posé,  il  ne  faut  pas  nier  que  les  découvertes  de  la  critique 
relativement  aux  trois  étages  de  lois  que  l'on  peut  distinguer  dans 
la  législation  dite  mosaïque  nous  obligent  désormais  à  prêter  à 
Esdras  une  très  grande  part,  au  moins  de  sui'veillance  et  de  direc- 
tion, dans  la  rédaction  du  Pentateuque,  dont  la  clôture  définitive 
ne  peut  pas  avoir  eu  lieu  avant  lui.  C'est  par  ce  côté  que,  comme 
nous  l'avons  dit  au  commencement,  les  nouvelles  études  entraî- 
nent une  modification  importante  des  théories  qui,  récemment 
encore,  étaient  admises  dans  la  science  sur  la  formation  des  livres 
attribués  à  Moïse. 

Signalons  enfin  la  dernière  grande  innovation  dont  la  captivité 
de  Babylone  fut  l'occasion  ou  plutôt  la  cause.  C'est  depuis  lors,  ou 
du  moins  depuis  le  grand  travail  d'Esdras,  que  les  Juifs  eurent 
des  livres  sacrés.  La  tradition  voulut  même  lui  attribuer  l'honneur 
d'avoir  «  bouclé,  »  c'est  l'expression  technique,  c'est-à-dire  clôturé 
définitivement  le  canon  ou  la  liste  des  livres  sacrés  de  i'Ancien- 
Testament.  Cela  ne  peut  plus  se  soutenir.  Le  canon  actuel  renferme 
des  livres  tels  que  l'Ecclésiaste,  Daniel,  bien  des  psaunus,  qui  sont 
évidemment  postérieurs  à  Esdras,  et  les  savans  juifs  nous  ont  ap- 
pris que  le  canon  de  leurs  livres  saints  ne  fut  pas  d'îfinitivement 
arrêté  avant  le  second  siècle  de  notre  ère.  Il  reste  vrai  que  l'on  peut 
faire  remonter  à  Esdras  la  formation  d'une  littérature  sacrée,  mise 
à  part  pour  les  besoins  du  culte  et  de  l'enseignement  religieux. 
Les  livres  de  la  loi  furent  naturellement  les  premiers  qui  reçurent 
cet  honneur;  bientôt  on  y  joignit  les  écrits  des  prophètes.  Le  culte 
célébré  dans  les  synagogujs  réclamait  impérieusement  cette  base, 
et  c'est  seulement  par  la  lecture  et  l'interprétation  régulière  d'un 
certain  nombre  de  livres  religieux  que  la  loi  avec  toutes  ses  minu- 
ties pouvait  se  graver  dans  la  mémoire  du  peuple.  C'est  ainsi  que  la 


1A0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vieille  religion  d'Israël,  qui  se  composait  presque  uniquement  d'an- 
ciennes traditions,  historiques  ou  rituelles,  confiées  très  longtemps 
à  la  simple  transmission  orale,  devint  avec  le  judaïsme  une  religion 
«  du  livre.  »  Les  conséquences  de  cette  transformation  furent  im- 
menses. Entre  autres,  nous  pouvons  citer  le  christianisme,  sa  pro- 
pagation, la  réforme  et  les  premiers  essais  sérieux  d'instruction 
populaire.  Le  jour  où,  pour  bien  connaître  sa  religion,  il  fallut  sa- 
voir lire,  est  peut-être  le  plus  fécond  de  l'hisloire. 

Ézéchiel,  Zorobabel,  Esdras,  Néhémie,  tous  les  hommes  de  la 
restauration  juive  eurent  beau  faire;  ils  ne  purent  forcer  la  nature 
des  choses,  et  en  particulier  les  espérances  cuivrantes  de  domina- 
tion, de  gloire,  de  prospérité  inouie,  qui  devaient  être  le  partage 
du  peuple  enfin  devenu  digne  de  son  alliance  avec  Jehovah,  restè- 
rent toujours  des  illusions;  mais  ils  réussirent  certainement  dans 
leur  œuvre  commune,  le  relèvement  et  la  régénération  de  leur  peuple. 
Le  monothéisme,  grâce  à  eux,  devint  indéracinable.  Il  contracta 
dans  l'esprit  juif  la  dureté  du  diamant,  et,  lorsque  d'autres  ré- 
volutions le  mirent  en  contact  avec  le  plus  séduisant  de  tous  les 
génies,  avec  ce  génie  grec  qui  sut  s'imposer  à  tout  le  monde  anti- 
que, les  Juifs  furent  les  seuls  qui  lui.  opposèrent  une  indomptable 
résistance.  La  fidélité  au  principe  monothéiste  les  rendit  victorieux 
de  la  royauté  syrienne  et  des  raffinemens  corrupteurs,  plus  dan- 
gereux que  ses  armes,  qu'elle  voulut  introduire  dans  les  mœurs  et 
les  goûts  de  ses  sujets  palestins.  Là  même  où,  comme  à  Alexan- 
drie, ils  se  virent  forc-s  d'emprunter  à  la  Grèce  des  formes  de  pen- 
sée, des  raisonnemens,  une  philosophie,  il  fallut  admettre,  pour 
qu'ils  se  donnassent  à  eux-mêmes  l'absolution,  que  Platon  n'avait 
eu  tant  de  sagesse  que  parce  qu'il  l'avait  dérobée  à  Moïse.  Sans 
doute  cette  inébranlable  fermeté  ou  plutôt  les  illusions  dont  elle 
était  le  soutien  furent  cause  aussi  des  affreux  malheurs  de  ce  peuple; 
cependant  ceux  qui  pensent  que  la  grandeur  des  peuples,  comme  le 
mérite  des  individus,  n'est  pas  diminuée  par  la  somme  des  maux 
qu'ils  auraient  pu  éviter  par  leur  insignifiance,  seront  d'avis  que 
ces  hommes  du  retour  de  Babylone  ont  engendré  une  des  grandes 
nations  de  l'histoire.  Il  est  peu  d'exemples  qui  prouvent  mieux 
combien  le  patriotisme  et  la  foi  dans  une  grande  mission  au- 
raient tort  de  se  laisser  abattre  par  les  revers  et  les  désastres. 
Quand  on  se  rt?porte  à  l'état  dans  lequel  Ézéchiel  et  Esdras  trouvè- 
rent leur  malheureux  peuple,  vaincu,  ruiné,  plus  que  di-cimé  par 
la  guerre  et  les  supplices,  disloqué  en  plusieurs  tronçons  au  milieu 
d'un  vaste  empire  hostile  et  qui  semblait  invincible,  on  se  demande 
presque  avec  effroi  comment  ils  purent  un  seul  instant  nourrir  l'es- 
poir d'un  meilleur  avenir.  Il  est  vrai  que  leur  conviction  reposait 


LE    JUDAÏSME    DEPUIS    BABYLONE.  141 

sur  une  croyance  qui  leur  défendait  d'admettre  un  anéantissement 
définitif  d'Israël;  mais  qu'est-ce  que  cette  croyance,  si  ce  n'est 
la  forme  religieuse  du  sentiment  qui  anime  les  âmes  d'élite  d'un 
peuple  dont  l'idée,  dont  le  génie  national  est  toujours  vivant?  C'est 
pourquoi,  tout  en  constatant  ce  qui  blesse  notre  sentiment  moderne 
dans  leur  conduite,  nous  ne  pouvons  leur  refuser  l'hommage  dû  à 
toute  entreprise  de  relèvement  et  de  régénération  nationale.  Quel- 
que jugement  que  nous  portions  sur  maint  détail  de  leur  œuvre,  il 
faut  reconnaître  qu'ils  prirent  le  seul  chemin  qui  pût  les  mener  au 
but  proposé.  Ils  rappelèrent  Israël  à  son  principe,  à  son  idée,  à  ce 
qui  faisait  sa  raison  d'être  parmi  les  nations,  au  monothéisme,  et 
subordonnèrent  tout  le  reste  à  cette  question  de  fidélité. 

Grande  leçon  que  d'autres  nations  accablées  par  le  malheur 
peuvent  s'approprier  pour  s'ouvrir  à  l'espoir  d'un  meilleur  avenir! 
I!  est  d'autres  peuples  que  les  Juifs  qui  portent  dans  leur  histoire 
les  marques  d'une  haute  vocation.  Gomme  les  Juifs,  ils  trahissent 
tft'op  souvjnt  lears  destinées  en  se  refusant  aux  longs  efforts  et  aux 
sacrifices  qu'elles  exigent.  Gomme  les  Juifs,  ils  semblent  prendre 
plaisir  à  infliger  aux  principes  qu'ils  ont  le  plus  vaillamment  pro- 
clamés les  honteux  démentis  qu'insp'rent  l'égoïsme ,  la  paresse 
d'esprit,  la  superstition  et  la  sensualité.  Ils  perdent  alors  leur  di- 
gnité, tombent  au-dessous  d'eux-mêmes,  et  se  lancent  follement 
dans  les  aventures.  Alors  surviennent  les  catastrophes;  mais  tant  que 
leur  mission  historique,  tant  que  leur  tâche  religieuse  ou  sociale 
n'est  pas  achevée,  il  ne  leur  est  pas  permis  de  mourir.  Que  doi- 
vent donc  faire  ceux  qui  ne  veulent  pas  cioire  à  la  mort  de  leur  pa- 
trie et  désirent  travailler  à  sa  renaissance  glorieuse?  Comme  les 
hommes  forts  de  la  captivité  de  Bibylone,  ils  doivent  ramener  leur 
peuple  à  son  idée  vitale,  aux  principes  qui  font  sa  vraie  grci;;deur, 
aux  devoirs  austères  qiii  en  découlent,  et  subordonner  tout  le  reste. 
Si  un  peuple  vit  de  monothéisme,  ramenez-le  au  monothéisme; 
s'il  vit  de  liberté  et  de  lumière,  faites  qu'il  redevienne  le  grand 
foyer  de  la  liberté  et  de  la  lumière.  Le  succès  est  à  ce  prix ,  et 
à  ce  prix  il  est  certain;  toute  autre  méthode  n'aboutirait  qu'à  de 
nouvelles  .calamités.  Qu'on  me  pardonne  cette  digression  :  pour- 
suivi par  le  bruit  de  nos  désastres  au  sein  de  cette  antiquité  juive 
où  j'avais  cherché  un  refuge,  amené  par  cela  même  à  rechercher 
comment  un  peuple  tombé  avait  pu  remonter  hors  de  l'abîme,  que 
de  fois  j'ai  pensé  à  notre  pauvre  France  ! 

Albert  Reville. 


LA 


LIBÉRATION   DU   TERRITOIRE 


Depuis  quelque  temps,  il  se  manifeste  au  sein  du  pays  un  grand 
mouvement  en  faveur  de  la  délivrance  du  territoire.  C'est  en  effet 
notre  premier  intérêt,  il  n'en  est  pas  de  plus  urgent  à  satisfaire. 
Tant  que  l'ennemi  foulera  le  sol  de  la  patrie,  notre  sécurité  sera 
menacée,  et  nous  n'aurons  pas  l'indépendance  nécessaire  pour  nous 
organiser  politiquement;  nous  serons  ce  que  les  Romains  appelaient 
dans  leur  langaga  juridique  c(qnie  diminutif  c'est-à-dire  ne  jouissant 
pas  de  l'intégrité  de  nos  droits  civiques.  Si  l'on  peut  obtenir  la  libé- 
ration avant  le  mois  de  mars  187Zi,  terme  fatal  qui  nous  a  été  ac- 
cordé pour  le  paiement  des  trois  derniers  milliards,  on  aura  rendu 
au  pays  un  immense  service. 

Pour  se  faire  une  idée  des  maux  qu'entraîne  l'occupation  prus- 
sienne, il  ne  faut  pas  seulement  considérer  l'humiliation  qui  en  ré- 
sulte pour  la  France  tout  entière,  et  en  particulier  pour  les  dépar- 
temens  appelés  à  la  subir;  il  faut  se  dire  encore  qu'elle  perpétue 
des  causes  d'irritation  et  d'hostilité  entre  les  deux  nations,  qu'on 
est  à  l'état  de  trêve  plutôt  qu'à  l'état  de  paix,  et  qu'il  suffirait  à 
l'ennemi  du  moindre  prétexte  pour  reprendre  possession  des  pro- 
vinces qu'il  a  récemment  abandonnées.  La  dépêche  de  M.  de  Bis- 
marck adressée  à  M.  d'Arnim  à  l'occasion  d'acquittemens  pronon- 
cés par  nos  cours  d'assises  doit  nous  semr  d'enseignement.  Les 
départemens  occupés  par  la  Prusse  sont  entre  ses  mains  à  titre 
de  gage,  comme  garantie  de  la  dette  que  nous  avons  encore  à  lui 
payer;  s'il  survenait  dans  notre  situation  intérieure  quelque  chan- 
gement qui  lui  semblât  porter  atteinte  à  cette  garantie,  elle  pour- 
rait s'armer  de  ce  prétexte  pour  exécuter  un  retour  offensif.  Qui 
pourrait  l'en  empêcher?  Ce  ne  serait  ni  notre  force  matérielle,  ni  la 


LA   LIBÉRATION    DU    TERRITOIRE.  l/lS 

force  morale  qui  résulte  de  l'opinion  de  l'Europe;  on  sait  ce  que 
vaut  cette  opinion,  on  a  vu  ce  qu'elle  a  été  pendant  la  guerre.  Il 
faut  donc,  par  la  libération  du  territoire,  chercher  à  nous  affran- 
chir des  caprices  du  vainqueur;  toutes  nos  pensées  doivent  tendre 
vers  ce  but.  Seulement  il  importe  de  ne  pas  se  méprendre  sur  l'é- 
normité  de  la  tâche,  et  de  proportionner  les  moyens  au  résultat 
que  l'on  veut  atteindre.  Depuis  que  la  question  est  posée,  beau- 
coup de  projets  ont  été  mis  en  avant  pour  se  procurer  les  3  mil- 
liards destinés  xà  payer  les  Prussiens.  On  a  d'abord  songé  à  une 
grande  souscription  publique.  Cette  souscription,  placée  sous  le 
patronage  des  femmes  de  France,  est  ouverte  sur  tous  les  points 
du  territoire.  Dans  le  cas  où  elle  ne  suffirait  pas  à  foui'nir  la 
somme  demandée,  on  propose  concurremn^eiit  d'autres  moyens. 
Le  premier  serait  d'établir  une  immense  loterie  avec  des  tirages 
très  fréquens,  des  chances  de  gain  plus  ou  moins  considérables, 
et  une  prime  assez  importante  pour  le  remboursement  du  capi- 
tal. On  se  figure  qu'à  l'aide  de  ce  moyen,  sans  allouer  aucun  in- 
térêt, on  trouverait  aisément  toutes  les  sommes  dont  on  a  besoin, 
même  4  milliards.  II  en  résulterait  pour  l'état  une  économie  notable 
qu'on  évalue  à  plus  de  100  millions  par  an.  D'autres  voudraient 
qu'on  recourût  à  des  procédés  plus  énergiques;  ils  imaginent  un 
emprunt  forcé  sur  les  contribuables,  en  le  réglant  sur  le  montant 
de  la  contribution  directe.  On  donnerait  de  la  rente  à  un  taux  dé- 
terminé, beaucoup  plus  élevé  que  le  cours  actuel,  et  les  souscrip- 
teurs feraient  hommage  à  la  patrie  de  la  difierence.  Enfin  il  est  un 
système  plus  radical  encore,  celui  de  l'impôt  sur  le  capital.  Prenant 
pour  base  la  richesse  publique  sous  toutes  ses  formes,  au  moins 
matérielles,  on  l'évalue  à  un  certain  chiffre  et  l'on  établit  l'impôt 
en  conséquence;  si  cette  richesse  par  exemple  s'élève  à  150  mil- 
liards, et  qu'on  ait  besoin  de  3  milliards,  l'impôt  sera  de  2  pour 
100  sur  toute  fortune,  quelle  qu'elle  soit.  Avec  ce  système,  dit-on, 
il  ne  peut  y  avoir  de  déception,  et,  si  l'on  a  calculé  juste,  on  est  sûr 
de  trouver  la  somme  cherchée.  D'autre  part,  personne  n'échappera, 
parmi  ceux  qui  possèdent,  à  la  contribution;  chacun  la  subira 
en  proportion  de  ses  ressources.  Les  autres  systèmes  qui  ont  été 
mis  en  avant  se  rattachant  tous  plus  ou  moins  à  l'un  de  ceux  que 
nous  venons  d'indiquer,  nous  n'en  parlerons  pas,  et  réserverons 
notre  examen  pour  les  projets  qui  ont  plus  particulièrement  appelé 
l'attention, 

I. 

Commençons  par  la  souscription  publique.  Cette  idée  est  fort 
grande  assurément  et  digne  d'enflammer  les  esprits;  mais,  à  regar- 


llill  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

der  au  fond  des  choses,  on  ne  tarde  pas  à  se  convaincre  qu'elle  est 
difficilement  réalisable.  La  France  compte  encore  aujourd'hui,  après 
la  perte  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine,  environ  37  millions  d'habi- 
tans;  la  contribution  de  chacun  pour  arriver  au  chiffre  de  3  mil- 
liards devrait  être  de  81  francs,  soit  pour  une  famille  de  quatre 
personnes  32Zj  francs.  Or  peut-on  supposer  un  moment  que  toutes 
les  familles  en  France  soient  en  état  de  s'imposer  un  si  lourd  sacri- 
fice? Mais,  dira-t-on,  les  riches  contribueront  pour  les  pauvres,  et 
toute  souscription  qui  dépassera  324  francs  allégera  d'autant  la 
part  des  autres.  —  C'est  là  en  effet  le  mirage  qui  trompe  beaucoup 
de  personnes.  On  se  figure  trop  facilement  qu'il  y  a  assez  de  grandes 
fortunes  pour  compenser  les  petites  et  payer  à  la  place  de  ceux  qui 
ne  peuvent  donner.  La  France  est  très  riche  assurément ,  mais  la 
fortune  y  est  extrêmement  éparpillée,  et  la  plus  grosse  part  de  beau- 
coup est  entre  les  mains  de  gens  chez  lesquels  elle  constitue  à  peine 
l'aisance.  On  en  aura  la  preuve  en  consultant  le  tableau  de  la  contri- 
bution foncière.  Voici  des  chiffres  que  nous  empruntons  à  la  statis- 
tique officielle  de  1862,  dressée  sous  les  auspices  du  ministre  du 
commerce.  En  1858,  sur  12  millions  1/2  de  cotes  foncières,  6  mil- 
lions étaient  au-dessous  de  5  francs,  6  autres  millions  au-dessus 
jusqu'à  100  francs,  et  500,000  seulement  dépassaient  le  chiffre 
de  100  francs,  parmi  lesquelles  15,000  au-dessus  de  1,000  francs. 
Voilà  ce  qu'était  la  fortune  immobilière  en  France  en  1858;  si 
les  chiffres  ont  varié  depuis,  c'est  plutôt  dans  le  sens  d'une  plus 
grande  division  encore.  Quant  à  la  propriété  mobilière,  on  peut 
supposer,  avec  la  diffusion  de  la  rente,  des  actions  et  des  obliga- 
tions, de  tous  les  titres  enfin  qui  la  constituent,  qu'elle  est  égale- 
ment très  divisée.  Il  n'y  aurait  donc,  d'après  la  répartition  de  la 
propriété  foncière,  de  réellement  riches  et  capables  de  payer  une 
contribution  un  peu  forte  que  15 ,.000  personnes,  dont  la  cote  est 
supérieure  à  1,000  francs;  si  on  ajoute  un  nombre  égal  pour  la 
fortune  mobilière,  voilà  30,000  chefs  de  famille  qui  seront  char- 
gés, par  leurs  grosses  souscriptions,  de  diminuer  sensiblement  la 
moyenne  supportée  par  la  masse.  Admettons  qu'ils  fournissent  à 
eux  seuls  1  milliard,  ce  qui  ferait  pour  chacun  environ  3/i,000  fr., 
la  cotisation  est  considérable,  et  serait  pour  beaucoup  d'une  réalisa- 
tion assez  difficile.  Admettons  encore  qu'un  autre  milliard  soit  sou- 
scrit par  ceux  dont  la  cote  est  entre  100  et  1,000  francs;  il  faudra 
toujours  demander  le  troisième  milliard  aux  6  millions  de  cotes  in- 
férieures à  5  fr.  et  à  celles,  en  nombre  égal,  qui  ne  dépassent  pas 
100  fr.,  c'est-à-dire  à  des  personnes  qui  ne  sont  pas  même  dans 
l'aisance;  la  contribution  pour  chacune  d'elles  se  trouverait  être  de 
83  fr.  On  disait  tout  à  l'heure  que  la  plus  grande  part  de  la  richesse 
publique  était  dans  les  mains  des  gens  les  moins  aisés.  Veut-on 


LA   LIBÉRATION   DU    TERRITOIRE.  145 

savoir  en  effet  ce  que  représente  clans  celte  fortune  la  part  des 
15,000  cotes  au-dessus  de  1,000  fr.?Elle  donnait  au  trésor  en  1858 
23  millions  1/2  sur  278  que  rapportait  la  taxe  foncière  tout  entière, 
y  compris  les  centimes  additionnels  :  c'était  le  onzième.  Ainsi  en 
contribuant  pour  1  milliard,  les  possesseurs  de  ces  cotes  donneraient 
quatre  fois  plus  que  leur  contingent  proportionnel,  et  cependant  la 
charge  des  autres  serait  encore  bien  lourde. 

La  question  doit  être  considérée  à  un  autre  point  de  vue;  comme 
il  s'agit  ici  d'une  souscription  volontaire,  on  n'a  pas  seulement  à 
examiner  ce  que  chacun  pourra,  mais  ce  qu'il  voudra  donner.  Or, 
si  beaucoup  de  personnes  sont  disposées  à  contribuer  dans  la  pro- 
portion de  leur  fortune  et  même  au-delà,  combien  d'autres,  et  en 
bien  plus  grand  nombre,  donneront  peu  ou  point!  A-t-on  pensé 
à  ce  qu'on  obtiendrait  des  gens  de  la  campagne,  qui  sont  en  général 
très  parcimonieux  et  peu  disposés  à  prendre  part  à  des  souscrip- 
tions publiques,  d'abord  parce  qu'ils  ne  se  rendent  pas  bien  compte 
de  l'emploi  qu'on  fera  de  leur  argent,  ensuite  parce  que,  cet  ar- 
gent leur  coûtant  beaucoup  à  gagner,  ils  ne  le  donnent  pas  aisé- 
ment? Et  cependant  c'est  là  le  gros  bataillon,  sans  lequel  rien  n'est 
possible.  Quand  on  ne  l'a  pas  pour  contribuable,  on  a  beau  établir 
des  cotisations  très  lourdes,  on  n'arrive  à  rien  de  sérieux. 

On  comprend  une  souscription  volontaire  lorsque  la  somme  est 
restreinte,  mais  recourir  à  ce  moyen  pour  obtenir  3  milliards 
est  absolument  chimérique,  les  meilleures  intentions  échoueront 
contre  des  impossibilités  pratiques.  Dira-t-on  qu'il  n'est  pas  né- 
cessaire de  réaliser  la  totalité  de  l'indemnité  de  guerre,  et  qu'il 
suffira  de. réunir  1  milliard  ou  même  500  millions  pour  produire  un 
grand  effet  moral  et  alléger  d'autant  les  charges  du  trésor?  L'effet 
moral  serait  incontestable  :  notre  pays,  au  lendemain  de  ses  désastres, 
donnerait  un  beau  spectacle  en  s'imposant  volontairement  pour  des 
sommes  aussi  fortes;  mais  ce  résultat  serait-il  aussi  utile  qu'on  le 
croit  ?  Il  ne  faut  pas  oublier  que  1  milliard  n'est  pas  après  tout  le 
quart  de  ce  que  nous  avons  à  payer,  tant  aux  Prussiens  qu'à  la 
Banque  de  France,  que  500  millions  en  forment  à  peine  la  huitième 
partie,  et  qu'il  faudra  toujours  se  procurer  le  reste  de  la  somme 
par  des  impôts  ou  des  emprunts;  la  charge  totale  sera  fort  peu  di- 
minuée, et  la  bourse  de  ceux  qui  auront  fourni  par  patriotisme  les 
plus  grosses  souscriptions  se  trouvera  épuisée  quand  on  aura  besoin 
d'y  recourir  pour  d'autres  combinaisons.  Et  puis  quelle  inégalité 
dans  les  sacrifices  que  chacun  s'imposera,  les  uns  donnant  au-delà 
de  leurs  moyens,  les  autres  souscrivant  pour  une  portion  dérisoire 
de  leur  fortune  !  Cette  inégalité  est  sans  importance  lorsqu'il  s'agit 
d'une  souscription  ordinaire,  entreprise  pour  un  but  qui  n'intéresse 

TOMF  xcviii.  —  1872.  '  10 


lâô  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  tout  le  monde  au  même  degré;  mais  ici,  dans  une  question  de 
patriotisme,  elle  serait  d'un  factieux  effet  pour  la  dignité  de  la  na- 
tion. Il  faut  se  dire  enfin  qu'on  pourrait  bien  ne  pas  arriver  à  ce  mini- 
mum de  500  millions.  Si  on  n'y  arrive  pas,  qu'en  résultera- t-il?  On  a 
voulu,  par  cette  souscription,  en  même  temps  qu'alléger  les  charges 
du  trésor,  relever  le  moral  de  la  France,  montrer  ce  qu'il  y  avait 
encore  de  patriotisme  et  de  richesse  dans  notre  pays.  Que  dira-t-on 
si  on  échoue?  Si,  au  lieu  de  3  milliards,  on  ne  réalise  que  50  mil- 
lions ou  100  millions,  accusera-t-on  notre  patriotisme?  On  aurait 
tort;  —  ce  serait  aussi  injuste  que  si  on  prétendait  que  la  France, 
après  avoir  perdu  à  Sedan  son  armée  régulière,  la  plus  grosse  partie 
de  son  artillerie,  a  manqué  de  courage  parce  qu'elle  n'a  pas  su 
trouver  dans  des  levées  volontaires  les  moyens  de  repousser  les 
Prussiens  :  mais  on  s'en  prendra  aux  promoteurs  de  la  souscription, 
on  leur  reprochera  de  ne  pas  s'être  rendu  compte  de  la  difficulté  de 
leur  œuvre,  et,  pour  avoir  voulu  trop  glorifier  la  France,  de  lui 
avoir  préparé  un  échec  moral.  Il  faut  peut-être  regretter  qu'on  ait 
laissé  le  patriotisme  s'égarer  dans  une  voie  sans  issue,  au  lieu  de 
chercher  tout  de  suite  des  combinaisons  plus  sérieuses. 

Nous  ne  reconnaissons  pas  davantage  ce  caractère  au  projet  d'un 
grand  emprunt  avec  lots  et  primes,  tel  que  celui  qui  a  été  proposé 
par  M.  de  Soubeyran.  Dans  ce  système,  toute  obligation,  émise  à 
100  francs  par  exemple,  serait  remboursée  à  200  francs  par  voie  de 
tirage  au  sort  dans  un  délai  de  soixante  ans;  ces  obligations  parti- 
ciperaient en  outre  à  des  tirages  de  lots  qui  auraient  lieu  chaque 
mois  jusqu'à  concurrence  de  500,000  fr.,  soit  de  6  millions  par  an, 
mais  ne  recevraient  aucun  intérêt.  Ce  projet,  on  le  voit,  s'appuie 
exclusivement  sur  les  chances  de  la  loterie;  on  suppose  que,  jointes 
au  patriotisme,  elles  auront  la  vertu  d'attirer  les  capitaux.  D'abord 
rien  ne  serait  plus  immoral  que  le  succès  d'une  pareille  combinai- 
son. C'est  d  jà  trop  que  depuis  la  suppression  de  la  loterie  le  gou- 
vernement ait  autorisé,  par  voie  d'exception,  quelques  emprunts 
avec  lots  en  faveur  du  Crédit  foncier  et  de  la  ville  de  Paris,  sans 
parler  du  trop  fameux  emprunt  mexicain.  Il  n'est  pas  bon  qu'une 
nation  ait  de  temps  en  temps  sous  les  yeux  l'exemple  de  gens  qui 
doivent  leur  fortune  à  un  tour  de  roue;  c'est  décourager  le  travail 
et  l'économie  patiente.  Le  danger  croit  ici  avec  l'importance  d'un 
emprunt  auquel  la  France  entière  serait  invitée  à  prendre  part.  Sous 
prétexte  de  patriotisme,  on  exciterait  une  des  plus  mauvaises  pas- 
sions de  la  nature  humaine,  celle  du  jeu,"  et,  loin  que  la  fin  justifiât 
les  moyens,  on  pourrait  se  demander  si  le  remède  ne  serait  pas 
pire  que  le  mal,  et  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  garder  encore  les 
Prussiens  quelque  temps  dans  nos  provinces  que  de  les  renvoyer 
à  l'aide  d'un  pareil  moyen.  Ce  système  du  reste  a  peu  de  chance 


LA   LIBÉRATION    DU    TERRITOIRE.  là? 

de  succès;  le  pays  dôcouwirait  bien  vite  qiie  sous  l'appât  du  jeu  on 
sollicite  de  lui  un  assez  grand  sacrifice.  La  prime  de  100  fr.  affectée 
à  chaque  obligation  remboursable  en  soixante  ans  ne  représente  en 
moyenne  qu'un  intérêt  de  2  pour  100  par  an.  Si  d'autre  part  on  ré- 
partit les  6  millions  de  lots  sur  les  h  milliards  à  emprunter,  c'est 
un  mince  avantage  qui  revient  à  un  septième  pour  100.  La  prime 
de  remboursement  ajoutée  aux  lots  ne  constitue  donc  qu'un  place- 
ment à  2  pour  100  environ.  Est-ce  suffisant  pour  attirer  les  capitaux? 
On  peut  en  douter  lorsquon  voit  les  obligations  de  la  ville  de  Paris 
et  celles  du  Crédit  foncier,  qui  offrent  également  une  prime  de  rem- 
boursement et  des  chances  de  lots  d'autant  plus  sérieuses  qu'on  ap- 
proche du  terme  de  l'amortissement  complet,  rapporter  encore  un 
intérêt  de  h  pour  100.  On  a  cru  devoir,  il  est  vrai,  modifier  un  peu 
ce  plan  en  allouant  aux  obligations  un  intérêt  de  2  pour  100.  Outre 
que  cette  modification  diminue  l'avantage  de  la  mesure  pour  le  tré- 
sor, elle  n'est  pas  encore  de  nature  à  tenter  les  capitalistes.  Enfin 
l'emprunt  de  M.  de  Soubeyran,  et  cela  lui  enlève  décidément  toute 
chance  de  succès,  ne  serait  pas  négociable  au  dehors,  sur  les  grands 
marchés  de  l'Europe.  11  ne  faut  pas  oublier  que  les  loteries  sont  in- 
terdites en  Angleterre  et  en  Allemagne;  un  emprunt  de  li  mil- 
liards qui  exclut  les  capitaux  étrangers  et  qui  ne  pourra  pas  se  coter 
officiellement  à  Londres,  à  Fn-^ncfort  et  à  Hambourg,  est  condamné 
d'avance.  On  ne  peut  pas  arrêter  son  esprit  sur  cette  combinaison; 
elle  est  aussi  irréalisable  qu'immorale. 
* 

II. 

Les  projets  qui  ne  craignent  pas  d'invoquer  la  contrainte  pour  la 
réalisation  des  3  ou  4  milliards  sont  évidemment  plus  sérieux. 
Ceux-lcà  du  moins  ne  livrent  rien  au  hasard,  ils  ne  se  heurtent  pas 
contre  l'égoïsme  des  individus.  Ils  cherchent  l'argent  où  il  est,  et, 
quand  ils  croient  l'avoir  trouvé,  ils  le  prennent  de  force.  Toute  la 
question  est  de  savoir  si,  même  avec  la  contrainte,  sous  une  forme 
ou  sous  une  autre,  emprunt  forcé  ou  emprunt  sur  le  capital,  on 
peut  arriver  aft  résultat  désiré.  Parlons  d'abord  de  l'emprant  forcé. 

Ceux  qui  le  défendent  se  préoccupent  tout  naturellement  de  di- 
minuer pour  l'avenir  les  charges  du  trésor;  ils  voient  que  la  rente 
5  pour  100  est  aujourd'hui  à  90  francs,  et  que,  si  l'état  empmntait 
librement  au  cours  du  jour,  il  lui  faudrait  payer,  pour  de  grosses 
sommes  surtout,  de  5  1/2  à  6  pour  100;  ils  songent  donc  à  lui  pro- 
curer une  bonification  sur  ce  taux  d'intérêt.  On  ofirirait  par  exemple 
de  la  rente  au  pair,  le  trésor  gagnerait  1  pour  100,  et  les  souscrip- 
teurs feraient  ce  léger  sacrifice  à  la  cause  de  la  libération  du  terri- 
toire ;  mais,  comme  il  y  aura  sacrifice,  on  ne  pourra  se  contenter 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  faire  appel  à  la  bonne  volonté  du  public  :  il  faudra  employer 
la  contrainte.  La  contribution  directe  servira  de  base  à  la  réparti- 
tion de  l'emprunt.  Cette  contribution  donnant  en  principal  330  mil- 
lions, chacun  devra  souscrire  pour  dix  fois  le  montant  de  sa  cote,  ce 
qui  produira  3  milliards  300  millions,  sauf  les  non- valeurs.  Les  per- 
sonnes qui  ne  pourraient  pas  payer  seront  assistées  par  des  ban- 
quiers ou  des  institutions  de  crédit  qui  leur  avanceront  les  sommes 
nécessaires,  et,  si  l'état  lui-même  a  besoin  de  faire  escompter  les 
termes  accordés  pour  la  réalisation  de  l'emprunt,  il  s'adressera 
également  à  ces  établissemens.  Tel  est  le  système  qui,  sauf  quel- 
ques variantes,  paraît  avoir  le  plus  de  faveur  auprès  des  hommes 
compétens;  il  a  trouvé  de  l'écho  au  sein  de  l'assemblée  nationale, 
où  il  a  fait  l'objet  d'une  proposition  :  voyons  ce  qu'il  vaut. 

En  premier  lieu ,  du  moment  qu'il  s'agit  d'un  emprunt  forcé  et 
qu'on  veut  le  réaliser  à  des  conditions  autres  que  celles  du  crédit 
public,  il  est  bien  évident  qu'on  se  prive  du  concours  des  capitaux 
étrangers  ;  ils  ne  viendront  pas  souscrire  de  la  rente  au  pair,  lors- 
qu'ils sont  à  même  de  se  la  procurer  à  90  francs.  Or  peut-on,  avec 
le  seul  aide  des  capitaux  français,  réunir  à  bref  délai  cette  somme 
énorme  de  3  ou  A  milliards?  Là  est  un  premier  motif  d'incertitude. 
Il  sera,  dit-on,  facile  à  la  France  de  distraire,  pour  un  tel  dessein, 
3  ou  ù  milliards  des  150  qu'elle  possède  comme  capital.  On  ne 
réfléchit  pas  que  ces  150  milliards  sont,  pour  la  plus  grosse  part, 
représentés  par  des  terres,  des  immeubles,  des  usines,  des  établis- 
semens industriels,  des  instrumens  de  travail  de  toute  nature,  et 
que  ce  qui  est  réellement  disponible  sur  la  masse  n'en  est  qu'une 
portion  assez  faible.  Comment  d'ailleurs  se  trouve- 1- elle  dispo- 
nible? Elle  l'est  en  ce  sens  qu'elle  n'est  point  immobilisée  :  elle 
a  une  destination  spéciale,  elle  doit  servir  de  fonds  de  roulement 
pour  toutes  les  opérations  industrielles  et  commerciales  du  pays. 
C'est  avec  elle  qu'on  achète  les  matières  premières,  qu'on  se  pro- 
cure le  vêtement  et  la  nourriture  en  attendant  que  le  travail  ait  rem- 
placé les  objets  de  consommation;  c'est  elle  qui  fournit  le  montant 
de  l'impôt,  et  pourvoit  à  tous  nos  besoins.  Or  sur  cette  somme,  déjà 
fort  diminuée  par  les  prélèvemens  improductifs  qui  ont  eu  lieu  de- 
puis deux  ans,  peut-on  prendre  encore  3  milliards  1/2  sans  qu'il 
en  résulte  un  trouble  considérable?  Il  est  permis  d'en  douter.  Le 
loyer  du  capital  est  en  raison  du  plus  ou  moins  d'abondance  des 
ressources  disponibles  :  si  on  les  diminue  sensiblement,  il  renchérit; 
alors  on  porte  atteinte  à  l'industrie,  au  commerce,  on  arrête  le  tra- 
vail et  on  ruine  le  pays.  C'est  là  un  point  auquel  n'ont  pas  songé 
les  promoteurs  de  l'emprunt  forcé,  et  qui  cependant  mérite  la  plus 
grande  attention. 

Les  procédés  d'application  rendent  ce  projet  encore  plus  im- 


LA   LIBÉRATION    DU    TERRITOIRE.  1^9 

praticable.  Chacun  paiera,  dit-on,  en  raison  de  sa  contribution 
directe.  On  pense  par  là  proportionner  les  souscriptions  à  la  for- 
tune; on  n'a  pas  remarqué  que  cette  base  est  extrêmement  trom- 
peuse. Tel  individu  inscrit  au  rôle  pour  un  chiffre  assez  élevé  peut 
n'avoir  aucune  fortune  réelle,  tel  autre  dont  la  richesse  est  consi- 
dérable ne  paiera  que  fort  peu  de  contributions  directes.  Ce  dernier 
cas  sera  celui  des  personnes  possédant  des  rentes  ou  des  valeurs 
mobilières  qui  habitent  une  ville  de  province  avec  un  loyer  mé- 
diocre ;  elles  seront  appelées  à  souscrire  pour  beaucoup  moins  que 
tel  propriétaire  grevé  d'hypothèques  et  de  dettes  de  toute  nature. 
Au  point  de  vue  d'une  juste  répartition  des  charges,  il  y  a  donc 
beaucoup  à  objecter  à  ce  système.  Sans  doute  la  même  inégalité 
se  retrouve  dans  la  répartition  des  impôts,  on  les  paie  abstraction 
faite  des  dettes;  mais,  parce  qu'il  y  aune  injustice  quelque  part,  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  l'étendre  encore  et  aggraver  la  situation 
de  ceux  qui  en  souffrent.  Comment  feront  les  gens  obérés  pour 
réaliser  leur  quote-part?  Ils  devront  s'adresser  à  des  banquiers  et  à 
des  intermédiaires  qui  leur  feront  des  avances.  Ce  service  ne  sera 
pas  gratuit,  les  banquiers  prélèveront  des  intérêts  ou  des  commis- 
sions plus  ou  moins  élevés,  suivant  les  garanties  qu'on  leur  don- 
nera, suivant  aussi  l'abondance  des  capitaux  disponibles;  comme  on 
peut  supposer  que  dans  beaucoup  de  cas  les  garanties  ne  seront  pas 
très  sûres  et  que  les  capitaux  seront  certainement  très  rares,  ce 
service  coûtera  fort  cher  aux  contribuables  forcés  d'y  recourir.  Si 
l'on  voulait  emprunter  3  milliards  1/2  de  cette  façon,  la  moitié  au 
moins  devrait  être  avancée  par  des  intermédiaires.  Il  suffit  de  poser 
un  tel  chiffre  pour  montrer  quelles  difficultés  on  rencontrerait  et 
quelles  pourraient  en  être  les  conséquences.  Les  personnes  qui  au- 
raient reçu  de  la  rente  dans  ces  conditions  seraient  obligées  de  la 
vendre  au  plus  vite  pour  se  dégager  des  avances  qui  leur  auraient 
été  faites;  les  réalisations  auraient  lieu  sur  une  échelle  immense,  et 
à  quel  taux?  on  peut  le  prévoir.  L'opération  serait  à  la  fois  désas- 
treuse pour  ceux  qui  auraient  à  la  subir  et  funeste  au  crédit  public, 
de  sorte  que  le  moyen  imaginé  pour  relever  les  cours,  car  on  a  de 
plus  ce  résultat  en  vue  en  donnant  de  la  rente  au-dessous  du  taux 
actuel,  aurait  pour  effet  immédiat  de  les  écraser;  cela  ne  peut  être 
l'objet  d'aucun  doute.  Enfin,  si  les  banquiers  devaient  encore  venir 
en  aide  à  l'état  pour  escompter  les  versemens  avant  l'échéance, 
celui-ci  perdrait  en  commissions  allouées  aux  intermédiaires  tout 
le  bénéfice  de  la  mesure.  On  ne  voit  donc  pas  l'utilité  d'un  pareil 
expédient. 

Dans  un  ordre  d'idées  à  peu  près  semblable,  mais  avec  un  carac- 
tère plus  radical,  se  présente  l'impôt  forcé  sur  le  capital.  Ce  pro- 
jet a  été  mis  en  avant  et  soutenu  avec  vigueur  et  insistance  par 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  le  comte  Xavier  Braniçki.  Voici  comment  on  raisonne  :  il  nous 
faut  3  milliards  pour  payer  les  Prussiens;  or  le  capital  du  pays,, 
sous  forme  matérielle,  étant  d'environ  150  milliards,  chacun  devra 
supporter  sur  son  avoir  un  impôt  de  2  pour  100,  Grâce  à  ce  retran- 
chement opéré  sur  toutes  les  fortunes,  le  territoire  sera  libéré,  la 
confiance  renaîtra,  l'industrie  et  le  commerce  prendront  tout  leur 
essor,  et  on  obtiendra  bien  vite  par  la  plus-value  du  reste  la  com- 
pensation du  sacrifice  qu'on  aura  fait.  Ce  système  ne  laisse  pas 
d'exercer  quelque  séduction ,  et  bien  des  personnes  seraient  dis- 
posées à  l'accepter,  si  on  pouvait  démontrer  qu'il  est  praticable. 
Cependant  les  difficultés  ne  tardent  pas  à  se  produire.  Tout  d'a- 
bord relevons  une  certaine  injustice.  Le  capital  matériel  qu'on  pré- 
tend imposer  ne  constitue  pas  à  lui  seul  la  richesse  d'un  pays;  il  y 
en  a  un  autre  considérable  aussi,  qui  est  dans  la  tête  du  savant,  du 
mécanicien,  de  l'avocat,  du  médecin  :  c'est  ce  qu'on  appelle  le  ca- 
pital immatériel,  avec  lequel  on  se  procure  des  revenus  souvent  fort 
importans.  Ce  capital  immatériel  échappant  à  l'impôt,  le  médecin 
et  l'avocat  qui  gagnent  100,000  fr.  par  an  n'auront  rien  à  payer, 
tandis  que  le  propriétaire  de  10,000  fr.  en  terres,  qui  rapportent 
200  ou  300  fr.  par  an,  devra  supporter  tout  à  coup  une  rançon 
extraordinaire  de  200  francs.  Si  l'on  se  décide  d'autre  part  à  tenir 
comj)te  de  cette  seconde  forme  du  capital,  comment  l'évaluer  sans 
tomber  dans  des  appréciations  arbitraires?  A-t-on  pensé  enfin  à  ce 
qu'il  conviendrait  de  demander  pour  les  collections  d'art,  pour  les 
statues  et  les  tableaux,  pour  tout  ce  capital  de  luxe  qui  ne  rapporte 
rien,  mais  qui  fait  la  gloire  d'une  nation?  Si  ou  le  taxe  fortement, 
on  risque  de  le  voir  diminuer  et  s'en  aller  à  l'étranger. 

En  second  lieu,  la  réalisation  de  l'impôt  forcé  ne  serait  pas  fa- 
cile. On  serait  obligé  de  s'enquérir  de  la  fortune  de  chacun  :  se 
contenterait- on  d'une  simple  déclaration,  ou  bien  aurait-on  re- 
cours à  des  moyens  de  contrôle?  Dans  le  premier  cas,  on  aurait 
à  craindre  la  fraude;  dans  le  second,  le  contrôle  pourrait  devenir 
vexatoire  et  ne  pas  donner  toujours  des  résultats  exacts.  Dès  le 
début,  l'impôt  sur  le  capital  se  trouve  donc  en  présence  de  grosses 
difficultés;  mais  nous  voulons  le  supposer  établi  et  équitablement 
réparti  :  comment  s'en  fera  la  perception?  Le  propriétaire  de  terres 
ou  d'autres  valeurs  pour  10,000  francs  n'aura  pas  immédiatement 
200  francs  disponibles  à  donner  à  l'état;  il  aura  besoin  de  ses  res- 
sources pour  faire  valoir  sa  terre  ou  subvenir  à  ses  besoins  quoti- 
diens. L'objection  est  prévue;  il  empruntera  comme  dans  le  système 
précédent;  des  établissemens  de  crédit  avanceront  tout  l'argent  né- 
cessaire soit  en  émettant  des  lettres  de  gage  comme  le  Crédit  foncier, 
soit  en  prêtant  sur  dépôt  de  valeurs  comme  la  Banque  de  France 
et  d'autres  institutions.  Laissons  de  côté  les  charges  supplémen- 


LA    LIBÉRATION    DU    TERRITOIRE.  151 

taires  qui  pèseront  sur  les  emprunteurs  :  la  difficulté  n'est  pas  réso- 
lue par  ce  système  d'avances;  tout  au  plus  est-elle  reculée.  Q  .i  est-ce 
qui  prendra  les  lettres  de  gage?  Qui  fournira  aussi  à  la  Banque 
de  France  et  aux  autres  institutions  financières  les  capitaux  à  prê- 
ter? Ou  n'injagine  pas  qu'elles  les  aient  en  réserve  pour  cette  occa- 
sion. Le  marché  français  est-il  assez  large  et  assez  riche  pour  les 
procurer?  car  il  ne  faut  pas  compter  sur  les  capitaux  étrangers,  qui 
ne  se  soucieront  guère  de  nos  lettres  de  gage,  et  ne  voudront  pas 
s'immobiliser  plus  ou  moins  longtemps  dans  des  avances  faites  aux 
propriétaires  gênés.  On  ne  trouvera  pas  ainsi  les  3  milliards  dont  on 
a  besoin.  Supposons  poiu'tant  qu'on  les  trouve,  reste  la  réalisation 
en  numéraire  et  en  traites  sur  l'étranger,  les  Prussiens  ne  voulant 
pas  être  payés  autrement.  Se  figure-t-on  l'effet  produit  dans  notre 
pays  par  la  disparition  soudaine  d'une  somme  de  3  milliards  en  es- 
pèces, et  à  quel  taux  monterait  le  change,  s'il  fallait  se  les  procurer 
en  traites  sur  le  dehors  par  l'entremise  des  banquiers?  Ce  prélève- 
ment de  2  pour  100  sur  la  richesse  publique,  qui  semble  sans  im- 
portance et  dont  on  vante  les  effets,  aurait  pour  conséquence  im- 
médiate une  grave  perturbation  dans  les  affaires  et  une  dépréciation 
du  capital  restant.  Pas  plus  que  les  autres  systèmes,  il  ne  nous 
foui'uit  le  moyen  de  nous  libérer. 

IIÏ. 

Est-ce  à  dire  maintenant  qu'il  nous  faille  attendre  jusqu'au  délai 
fatal  de  mars  187^?  Il  y  a  quatre  ou  cinq  mois,  lorsque  notre  gou- 
vernement commençait  à  se  munir  de  ti'aites  sur  l'étranger  pour 
payer  les  650  millions  qui  sont  à  échéance  successive  à  raison  de 
8!}  millions  par  quinzaine,  du  15  janvier  au  1*^'"  mai  prochain,  quand 
on  vit  le  change  sur  Londres  s'élever  immédiatement  à  26  francs 
et  au-dessus,  et  l'or  faire  une  prime  de  20  à  25  francs  par  1,000, 
on  put  croii'e  que  les  ressources  de  notre  pays  étaient  épuisées  et 
qu'il  fallait  échelonner  avec  la  plus  extrême  prudence  les  paiemens 
futurs;  on  put  croire  notamment  qu'il  serait  impossible  de  devan- 
cer, pour  les  3  derniers  milliards,  le  terme  de  187/i.  Beaucoup  de 
personnes  allaient  même  jusqu'à  penser  que  ce  dernier  délai  était 
trop  coLU't,  et  que  deux  ans  ne  suffiraient  pas  à  la  France  pour  trou- 
ver une  somme  aussi  grosse.  Aujourd'hui  la  perspective  est  moins 
sombre;  on  a  été  frappé  d'abord  de  la  facilité  avec  laquelle  le  gou- 
vernement s'est  procuré  les  traites  nécessaires  pour  le  parfait  paie- 
ment des  650  millions,  car  il  les  a,  dit-on,  à  peu  près  toutes.  Non- 
seulement  le  change  a  cessé  de  s'élever,  comme  on  le  craignait, 
mais  il  a  baissé  sensiblement.  Il  est  à  25  francs  liO  centimes  sur 
Londres,  il  a  diininué  également  sur  Amsterdam,  Hambourg  et 


152  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

Francfort,  et  la  prime  sur  l'or  est  inférieure  à  5  pour  1,000.  Il  y  a 
là  un  phénomène  qui  mérite  quelque  explication.  En  octobre  et  no- 
vembre derniers,  dans  la  supposition  que  les  650  millions  feraient 
monter  le  change  et  détermineraient  la  hausse  de  l'or,  des  spécula- 
teurs avaient  acheté  tout  le  papier  disponible  sur  Londres  et  autres 
lieux;  ils  en  avaient  même  créé  tout  exprès  au  moyen  de  remises 
métalliques  :  de  là,  tout  à  la  fois  rareté  du  papier  et  cherté  du  nu- 
méraire. Lorsqu'approcha  l'époque  des  premiers  paiemens  et  qu'on 
vit  le  gouvernement  à  peu  près  nanti  de  tout  ce  dont  il  avait  besoin, 
les  spéculateurs  furent  obligés  de  revendre;  le  papier  fut  abondant 
sur  la  place  et  le  change  baissa,  contrairement  aux  prévisions  gé- 
nérales. La  spéculation,  qui  avait  fait  la  hausse  en  octobre  et  no- 
vembre, a  fait  également  la  baisse  actuelle.  Une  autre  cause  pour- 
tant, d'un  caractère  tout  différent,  a  contribué  à  rendre  le  change 
plus  avantageux  :  c'est  le  commerce  d'exportation.  Aussitôt  que  les 
circonstances  politiques  ont  permis  la  reprise  du  travail,  les  demandes 
ont  afflué  chez  nous  de  tous  les  points  de  l'Europe  et  du  monde  en- 
tier. Des  exportations  considérables  ont  eu  lieu,  elles  se  règlent  en 
ce  moment  :  elles  créent  soit  des  retours  en  numéraire,  soit  des 
créances  à  notre  profit  sur  l'étranger;  il  a  été  facile  de  la  sorte  au 
ministre  des  finances  d'obtenir,  sans  perturbation  aucune,  ce  qui 
lui  manquait  pour  le  paiement  des  650  millions. 

On  peut  tout  espérer  au  point  de  vue  financier  d'un  pays  qui,  en 
moins  d'un  an,  au  lendemain  des  plus  grands  désastres  qui  aient 
jamais  accablé  un  peuple,  a  su  trouver,  en  dehors  de  ses  autres 
besoins,  plus  de  2  milliards  à  donner  à  l'ennemi,  sans  embarras  sé- 
rieux ,  par  le  seul  fait  de  son  activité  industrielle  et  commerciale. 
Les  Anglais  sont  très  fiers  de  leur  richesse  et  du  développement 
qu'a  pris  leur  commerce  extérieur  depuis  un  certain  nombre  d'an- 
nées; ils  montrent  qu'il  s'est  élevé  en  dix  ans,  entre  1859  et  1869, 
de  7  milliards  775  millions  à  11  milliards  (il  dépasse  aujourd'hui 
12  milliards).  C'est  un  progrès  de  37  pour  100.  Eh  bien!  en  France, 
la  proportion  est  plus  forte  encore  malgré  les  déclarations  de  ceux 
qui  prétendent  que  les  traités  de  1860  ont  rainé  notre  pays.  Le 
commerce  général  extérieur,  de  5  milliards  1/2  qu'il  atteignait  en 
1859,  s'est  élevé  à  plus  de  8  milliards  en  1869.  L'augmentation  est 
de  lib  pour  100.  Le  progrès  est  le  même,  sinon  plus  grand,  en  ce 
qui  concerne  le  commerce  spécial. 

Veut-on  savoir  maintenant  quelle  somme  d'épargne  nous  pou- 
vions réaliser  chaque  année  à  l'époque  qui  a  précédé  la  guerre? 
VEconomist  anglais,  recueil  des  plus  autorisés  en  matière  finan- 
cière, calculait  en  1862,  d'après  l'augmentation  de  la  richesse 
soumise  à  l'impôt  sur  le  revenu,  que  l'économie  annuelle  de  la 
Grande-Bretagne  devait  être  au  moins  de  3  milliards  250  millions; 


LA   LIBÉRATION    DU   TERRITOIRE.  J  53 

le  commerce  extérieur  était  alors  de  9  milliards  1/2.  En  France, 
nous  n'avons  pas  les  mêmes  bases  pour  évaluer  notre  épargne; 
Y income-tax  nous  manque,  et  aucun  renseignement  n'y  peut  sup- 
pléer. On  peut  cependant,  sans  entrer  dans  de  longues  recherches, 
prendre  pour  élément  d'appréciation  le  commerce  extérieur  et  rai- 
sonner ainsi  :  les  Anglais  en  1862,  avec  un  commerce  extérieur  de 
9  milliards  1/2,  ont  économisé  3  milliards  250  millions.  La  France, 
dont  le  commerce  avant  la  guerre  était  de  plus  de  8  milliards,  a 
pu  épargner,  en  observant  la  même  proportion,  2  milliards  800  mil- 
lions, et  ce  chiffre  ne  paraîtra  pas  excessif,  si  on  ajoute,  ce  que  cha- 
cun sait,  que  notre  pays,  à  production  et  richesse  égales,  économise 
plus  que  ses  voisins.  D'ailleurs,  si  le  commerce  extérieur  de  l'An- 
gleterre est  plus  important  que  celui  de  la  France,  notre  trafic  in- 
térieur vaut  bien  le  sien,  et  lui  est  même  supérieur,  selon  toute 
apparence,  en  raison  de  notre  population,  qui  est  plus  forte.  Il  n'est 
donc  pas  téméraire  de  supposer  que  le  capital  s'accroissait  chaque 
année  avant  la  guerre  de  près  de  3  milliards.  Depuis  que  le  travail 
a  pu  recommencer,  l'épargne  a  repris  son  cours.  Que  peut-elle  être 
aujourd'hui  après  huit  mois  d'activité  nouvelle?  Il  est  difficile  de  le 
dire.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  mouvement  du  commerce  ex- 
térieur a  été  considérable,  qu'il  a  déjà  réparé  beaucoup  de  brèches 
faites  à  la  fortune  publique,  et  que,  grâce  à  son  constant  progrès, 
nous  pouvons  espérer  de  trouver  la  rançon  de  notre  sol  avant  le 
terme  de  1874. 

Sans  vouloir  décourager  le  mouvement  national  dont  nous  sommes 
témoins,  nous  craignons  qu'il  ne  soit  prématuré.  Tant  que  nous 
n'aurons  pas  achevé  de  payer  le  quatrième  demi-milliard  et  que 
les  versemens  sur  le  dernier  emprunt  ne  seront  pas  terminés,  —  et 
ils  ne  le  seront  pas  d'ici  à  quelques  mois  malgré  les  escomptes, 
—  il  serait  imprudent  de  songer  à  une  autre  grosse  opération  finan- 
cière. Gardons-nous  d'augmenter  nos  diffic^iltés  en  surchargeant 
inutilement  notre  marché;  d'ici  à  quatre  ou  cinq  mois,  il  n'y  a  rien 
à  faire  qu'à  laisser  grandir  nos  ressources,  s'élever  notre  crédit. 
Vers  juillet  ou  août  seulement,  lorsque  nous  aurons  achevé  nos  pre- 
miers paiemens  et  reformé  de  nouvelles  économies,  nous  pourrons 
songer  aux  moyens  de  nous  procurer  les  trois  derniers  milliards. 
Nous  n'aurons  pour  cela  qu'à  emprunter  librement  sur  le  marché 
en  offrant  un  intérêt  suffisant  et  en  faisant  appel  à  tous  les  capi- 
taux, à  ceux  du  dehors  comme  à  ceux  du  dedans.  Ce  qui  est  trop 
lourd  pour  un  pays  ne  l'est  pas  pour  plusieurs.  Tout  se  réduit  à  la 
question  des  garanties  que  nous  avons  à  offrir  aux  capitaux  étran- 
gers, et  là-dessus  le  doute  n'est  pas  possible.  On  a  vu  avec  quel  em- 
pressement ils  ont  répondu  à  notre  premier  appel  l'année  dernière, 
au  lendemain  de  nos  désastres;  ils  y  répondraient  mieux  encore 


154  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cette  année  après  les  bénéfices  qu'ils  ont  retirés  de  leur  concours. 
La  France,  quelque  riche  qu'elle  soit,  est  aujourd'hui  hors  d'état 
de  prélever  immédiatement  sur  son  capital  3  milliards;  mais  elle  est 
parfaitement  en  mesure  d'en  payer  les  intérêts  et  même  d'en  opérer 
le  remboursement  dans  un  temps  assez  rapproché,  en  douze  ou 
quinze  ans  par  exemple.  Il  faut  profiter  du  grand  mouvement  na- 
tional qui  se  produit  en  faveur  de  la  libération  du  territoire  pour 
nous  imposer  quelques  sacrifices  en  contractant  un  emprunt  de 
h  milliards  remboursables  à  court  terme;  c'est  ce  qu'ont  fait  les 
Etats-Unis  pendant  la  guerre  do  sécession,  ce  que  fait  l'Angleterre 
lorsqu'elle  a  des  besoins  extraordinaires,  ce  que  font  tous  les  états 
riclies  qui  se  préoccupent  de  l'avenir.  Quand  on  étudie  ce  qui  se 
passe  aux  États-Unis  notamment,  on  est  très  frappé  du  progrès  qui 
a  eu  lieu  dans  le  crédit  de  ce  pays.  Autrefois,  avant  la  guerre  de 
sécession,  lorsqu'il  n'y  avait  pour  ainsi  dire  pas  de  dette  fédérale, 
les  Américains  n'auraient  pas  trouvé  à  emprunter  à  moins  de  7  ou 
8  pour  100;  ils  ont  contracté  tout  à  coup  une  dette  de  15  à  16  mil- 
liards, qui  est  encore  de  12  ou  13,  et  on  leur  offre  des  capitaux  à 

5  pour  100.  La  cause  de  ce  progrès  tient  à  l'énergie  qu'ils  ont  mise 
à  réduire  leurs  charges,  en  affectant  chaque  année  à  l'amortisse- 
ment de  500  à  600  millions.  Ainsi  dans  un  amortissement  rapide  il 
ne  faut  pas  voir  seulement  la  somme  dont  la  dette  diminue,  ce  qui 
est  bien  quelque  chose  quand  cette  somme  est  de  500  millions  par 
an;  il  faut  envisager  encore  l'effet  qui  en  résulte  pour  le  crédit.  Cet 
effet  est  considérable,  et  telle  nation  qui  aura  le  taux  de  sa  rente 
à  6  pour  100,  si  elle  n'amortit  pas,  le  verra  descendre  à  5  pour  100 
et  au-dessous,  si  elle  a  le  courage  de  s'imposer  des  sacrifices  pour 
réduire  ses  charges. 

En  empruntant  au  mois  de  juillet  dernier  2  milliards  en  rentes 
perpétuelles,  on  a  commis  une  faute  ;  il  ne  faut  pas  l'aggi'aver  en 
recourant  une  seconde  fois  au  même  procédé.  La  forme  sous  la- 
quelle les  États-Unis  ont  emprunté  les  plus  fortes  sommes  pendant 
leur  guerre  de  sécession  pourrait  être  appliquée  avec  profft;  ils 
ont  émis  des  bons  dits  5-20,  parce  qu'ils  étaient  remboursables 
après  cinq  ans  à  la  volonté  de  l'état  et  en  tout  cas  dans  le  délai 
de  vingt  ans;  ces  bons  sont  fort  connus  sur  toutes  les  places  de 
l'Eui'ope  et  en  particulier  dans  notre  pays;  ils  portent  un  intérêt  de 

6  pour  100.  Aujourd'hui  les  Améiicains  trouvent  de  l'argent  à  de 
meilleures  conditions,  et  ils  usent  de  la  faculté  qui  leur  a  été  lais- 
sée, soit  pour  rembourser  les  bons  de  6  pour  100,  soit  pour  les  con- 
vertir en  d'autres  qui  rapportent  5  pour  100.  Ce  moyen  est  très 
pratique;  pourquoi  ne  l'adopterions-nous  pas?  Ah!  ici  se  présente 
cette  éternelle  objection  qu'on  rencontre  chez  nous  lorsqu'il  s'agit 
des  mnovations,  môme  les  plus  utiles.  Le  procédé  est  excellent, 


LA.    LIBÉRATION   DU    TERRITOIRE.  155 

dira-t-on,  pour  les  Américains;  mais  il  ne  réussirait  pas  en  France, 
surtout  pour  une  somme  aussi  grosse.  C'est  avec  de  telles  fins  de 
non-recevoir  que  nous  restons  dans  la  routine,  et  qu'en  finance 
comme  en  organisation  militaire  et  en  instruction  publique  nous 
sommes  un  des  pays  les  plus  arriérés  de  l'Europe.  Et  pourquoi  ce 
procédé  ne  réussirait-il  pas  chez  nous?  Est-ce  qu'on  n'y  connaît 
pas  les  obligations  remboursables  à  terme?  Est-ce  que  la  ville  de 
Paris  n'emprunte  pas  sans  cesse  sous  cette  forme?  Une  grande  com- 
pagnie financière,  celle  des  chemins  de  fer  lombards,  il  y  a  quel- 
ques années,  a  placé  dans  notre  pays  avec  la  plus  grande  facilité  des 
bons  pour  des  sommes  assez  importantes.  Les  engagemens  du  tré- 
sor, ceux  de  certains  établissemens  de  crédit,  sont  également  à 
court  terme;  enfin  les  créances  hypothécaires,  qui  constituent  une 
grosse  part  de  la  fortune  mobilière  de  la  France,  sont  des  place- 
mens  temporaires.  Le  pays  prend  de  la  rente  perpétuelle  lorsqu'on 
lui  en  offre  ;  il  prendrait  tout  aussi  bien  et  mieux  des  obligations 
remboursables  à  court  terme,  surtout  s'il  y  avait  une  légère  prime 
attachée  au  remboursement  du  capitaL  II  est  même  probable  que 
la  séduction  de  cette  prime  l'engagerait  à  faire  à  l'état  des  condi- 
tions plus  favorables.  Tout  se  trouve  donc  réuni  pour  recommander 
le  mode  d'emprunt  à  l'américaine  :  avantage  pour  le  trésor,  qui 
n'est  pas  lié  indéfiniment,  et  peut  profiter  de  toutes  les  améliora- 
tions de  son  crédit,  goût  du  public  pour  le  placement  temporaii-e, 
enfin  économie  probable  dans  la  réalisation  de  l'emprunt.  L'obstacle 
ne  viendrait  pas  de  l'étranger,  car  on  y  connaît  parfaitement  aussi  le 
système  des  annuités;  dans  l'état  précaire  où  est  aujourd'hui  l'Eu- 
rope, c'est  celui  que  doivent  préférer  les  capitalistes.  Enfin  nous 
n'aurions  pas  un  trop  grand  effort  à  faire  pour  nous  libérer  d'un 
emprunt  contracté  dans  ces  conditions;  nous  avons  un  amortisse- 
ment tout  trouvé  :  ce  sont  les  200  millions  par  an  destinés  à  rembour- 
ser la  Banque  de  France.  On  les  alfecterait  à  l'amortissement  après 
l'extinction  de  la  créance  de  la  Banque,  et  en  moins  de  quinze  ans 
les  h  milliards  seraient  remboursés.  Quelques  personnes,  il  est  vrai, 
voudraient  qu'on  supprimât  dès  à  présent  les  200  millions  destinés  à 
la  Banque  de  Fi-ance,  et  qu'on  diminuât  d'autant  la  charge  des  impôts; 
le  gouvernement  a  résisté  à  ce  conseil,  et  il  a  bien  fait.  Rien  dans  les 
circonstances  actuelles  ne  serait  plus  désastreux  que  de  rester  en 
présence  d'une  dette  de  20  milliards  sans  aucun  moyen  d'amor- 
tissement. Si  on  se  figure  alléger  ainsi  la  situation  du  pays,  on  se 
trompe  étrangement;  le  crédit  serait  plus  cher,  le  travail  souffrirait, 
et  les  contribuables  perdraient  beaucoup  plus  par  le  ralentissement 
des  affaires  que  les  200  millions  d'impôts  dont  on  les  aurait  soula- 
gés. En  définitive ,  la  nation  est  parfaitement  en  mesure  de  payer 
les  650  millions  de  taxes  nouvelles  qu'on  lui  demande  et  qui  corn- 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prennent  les  200  millions  d'amortissement.  Il  s'agit  seulement  de 
les  établir  sous  la  meilleure  forme. 

En  1815,  l'Angleterre  avait  comme  nous  une  dette  de  plus  de 
20  milliards,  pour  laquelle  elle  payait  800  millions  d'intérêts  an- 
nuels; cela  représentait  /i3  fr.  par  tête  d'habitans  et  9  pour  100  du 
revenu  général  du  pays.  Notre  dette,  en  portant  les  intérêts  à  1  mil- 
liard, ne  représente  que  27  fr.  par  individu,  et  5  pour  100  du  re- 
venu général.  Par  conséquent  le  fardeau  n'est  pas  au-dessus  de  nos 
forces;  celui  qui  a  pesé  sur  les  Anglais  en  1815  était  bien  autre- 
ment lourd;  il  ne  les  a  pas  empêchés  de  développer  leur  richesse 
dans  des  proportions  fabuleuses.  Il  en  sera  de  même  chez  nous 
a  fortiori,  si  nous  savons  bien  nous  diriger  financièrement  et  nous 
abstenir  de  tout  ce  qui  pourrait  entraver  le  progrès  industriel.  A  ce 
point  de  vue  surtout,  il  nous  faut  faire  la  plus  grande  attention  aux 
nouveaux  impôts  que  nous  avons  à  établir  :  la  somme  totale,  je  le 
répète,  n'est  pas  au-dessus  de  nos  forces;  mais  il  se  peut  que,  par 
la  forme  que  nous  adopterons,  ils  soient  très  nuisibles  au  commerce 
et  arrêtent  les  transactions.  C'est  une  question  sérieuse.  Il  importe 
aussi  que  notre  budget  de  1872  soit  mis  au  plus  vite  en  équilibre, 
afin  que  le  monde  des  capitalistes,  qui  a  les  yeux  sur  nous,  sache 
bien  que  nous  sommes  parfaitement  en  mesure  de  satisfaire  à  toutes 
nos  charges.  Notre  crédit  s'en  ressentira  et  nous  trouverons  des  con- 
ditions meilleures  pour  la  réalisation  de  notre  emprunt.  Lorsqu'il 
s'agira  de  le  contracter,  il  faudra  encore,  pour  le  rendre  plus  facile, 
accorder  du  temps  pour  les  versemens,  les  échelonner  par  exemple 
sur  dix-huit  mois;  d'ici  à  la  fin  de  l'année,  on  exigerait  un  tiers  de 
la  somme  qui  serait  immédiatement  versé,  et,  au  moyen  de  garan- 
ties ofi'ertes  pour  le  reste,  on  pourrait  espérer  d'obtenir  l'évacuation 
du  territoire;  les  Prussiens  s'y  montreraient  sans  doute  disposés  du 
moment  où  les  fonds  seraient  faits  pour  les  solder. 

On  s'est  demandé  encore  si  la  Prusse  n'accepterait  pas,  en  échange 
de  l'évacuation  immédiate,  de  la  rente  ou  d'autres  valeurs,  des  obli- 
gations de  chemins  de  fer  par  exemple  rachetées  par  l'état,  et  il  est 
probable  que  c'est  sur  cette  base,  ou  quelque  chose  d'équivalent, 
qu'ont  lieu  les  négociations  dont  on  a  parlé.  Il  est  douteux  que  nos 
ennemis  se  prêtent  à  de  telles  combinaisons;  mais,  dussent-ils  le 
faire,  nous  ne  devrions  pas  les  leur  proposer,  car  elles  nous  se- 
raient fort  préjudiciables.  En  ce  qui  concerne  la  rente,  on  aurait 
beau'^préciser  un  délai  pendant  lequel  elle  ne  serait  pas  négociable, 
délai  nécessairement  fort  court  qui  ne  pourrait  guère  dépasser  deux 
ou  trois  ans;  nous  demeurerions  toujours  sous  le  coup  de  cet  arran- 
gement, qui  pèserait  sur  notre  crédit.  Les  étrangers  seraient  maî- 
tres de  notre  marché  et  pourraient  l'écraser  quand  ils  le  voudraient. 


LA    LIBÉRATION    DU    TERRITOIRE.  157 

Le  paiement  en  obligations  de  chemins  de  fer,  c'est-à-dire  au 
moyen  d'une  hypothèque  sur  ces  entreprises,  serait  pire  encore.  Si 
l'Allemagne  l'acceptait,  ce  serait  à  la  condition  que  le  gage  ne  pût 
jamais  être  altéré;  elle  aurait  à  ce  titre  le  droit  de  s'immiscer  dans 
l'administration  de  nos  compagnies,  de  s'opposer  à  toute  diminu- 
tion de  tarifs  sous  prétexte  que  sa  garantie  y  perdrait,  et  surtout 
d'empêcher  que  l'état  créât  des  concurrences  aux  lignes  dont  elle 
aurait  les  obligations;  nous  serions  à  sa  merci  pour  la  plus  impor- 
tante de  nos  industries.  Une  telle  situation  ne  serait  pas  tolérable. 
Nous  sommes,  en  présence  de  l'occupation  prussienne,  comme 
un  malade  qui  s'agite  sur  son  lit  de  douleur,  et  qui,  irrité  d'attendre 
sa  guérison,  prête  l'oreille  aux  empiriques.  Dieu  nous  garde  d'ex- 
pédiens  dont  le  seul  résultat  serait  d'aggraver  le  mal!  Nous  avons, 
malgré  nos  désastres,  conservé  notre  crédit  à  peu  près  intact.  Sa- 
chons l'utiliser  pour  nous  tirer  d'embarras  en  nous  procurant  ai- 
sément et  à  bref  délai  toutes  les  ressources  dont  nous  avons  besoin. 
Profitons  seulement  de  nos  richesses  acquises  et  des  moyens  que 
nous  avons  d'en  créer  de  nouvelles  pour  amortir  rapidement  l'em- 
prunt que  nous  allons  contracter,  pour  dégrever  l'avenir,  et  laisser 
aux  générations  qui  suivront  une  situation  allégée  du  poids  de  nos 
malheurs.  Nous  aurons  ainsi  bien  mérité  de  la  patrie  en  accomplis- 
sant à  la  fois  un  acte  de  justice  et  de  bonne  administration  finan- 
cière. On  presse  beaucoup  le  gouvernement  de  se  mettre  à  la  tête 
du  mouvement  en  faveur  de  la  libération  du  territoire,  et  de  se  pro- 
noncer dès  à  présent  pour  un  des  moyens  qui  sont  proposés.  On 
suppose  par  exemple  que,  s'il  prenait  la  direction  de  la  souscrip- 
tion publique,  elle  réussirait  mieux  qu'en  étant  abandonnée  à  l'ini- 
tiative individuelle.  Cela  n'est  pas  parfaitement  sûr,  et  dans  tous  les 
cas  il  y  aurait  des  inconvéniens  sérieux  à  ce  que  l'état  vînt  s'en  mê- 
ler. Si  cette  souscription  devait  échouer,  l'échec  serait  plus  grave 
sous  la  direction  du  gouvernement  qu'avec  l'initiative  individuelle, 
et,  si  elte  devait  réussir  au  contraire,  il  vaudrait  mieux  encore  que 
le  succès  fût  dû  à  l'élan  spontané  de  la  nation  qu'à  une  influence 
administrative.  Il  y  aurait  pour  le  pays  plus  d'honneur,  et  l'effet 
moral  serait  plus  considérable.  S'agit-il  des  autres  projets  indiqués 
pour  réaliser  les  sommes  dont  nous  avons  besoin,  le  gouvernement 
n'a  pas  à  s'en  occuper,  puisqu'il  ne  peut  songer  à  en  appliquer  au- 
cun pour  le  moment.  Il  n'a  donc  qu'à  s'abstenir  et  attendre.  Son  in- 
tervention aujourd'hui  serait  plus  nuisible  qu'utile,  elle  exciterait 
des  espérances  qu'on  n'est  pas  en  mesure  de  satisfaire,  et  pourrait 
compromettre  l'avenir. 

Victor  Bonnet. 


LES 


ORIGINES  DU  GERMANISME 


III. 

l'état  social  et  les  institutions  des  germains  selon  tacite  (1). 


Malgré  les  nuages  qui  nécessairement  devaient  obscurcir  sa  vue, 
Tacite  a  distingué  quelques  traits  de  la  religion  des  Germains. 
Gomment  jugera-t-il  de  leurs  institutions,  de  leurs  aptitudes  so- 
ciales et  politiques,  de  leur  caractère  moral?  Nous-mêmes,  quel 
fruit  tirerons-nous  d'un  tel  examen?  Ne  nous  offrira- t-il  pas  les  pre- 
mières ébauches  de  quelques-unes  des  institutions  qui  animent  le 
monde  moderne?  L'historien  romain  a  pressenti  tous  les  problèmes; 
il  a  voulu  particulièrement  savoir  à  quel  degré  de  civilisation,  à  quel 
état  social  en  étaient  arrivés  les  peuples  qu'il  observait.  A  cette 
question  qu'il  s'est  posée,  il  a  répondu  par  une  conception  originale 
et  forte,  à  laquelle  il  faut  s'attacher  pour  la  dégager  de  ses  termes 
concis,  et  la  rendre  avec  ce  qu'elle  comporte  d'utile  développement. 

Les  sciences  physiques  nous  enseignent,  à  la  suite  de  leurs  plus 
récentes  découvertes,  l'é'quivalence  du  mouvement,  de  la  chaleur 
et  de  la  force  ;  elles  aspirent  à  trouver  une  formule  qui  expliquera 
par  le  mouvement  la  nature  et  la  vie.  Il  en  va  de  la  sorte,  nous  le 
savons  depuis  longtemps,  dans  le  monde  moral,  auquel  répugnent 
absolument  l'immobilité  et  l'inertie.  L'histoire  des  peuples,  de  ceux- 
là  du  moins  qui  méritent  ce  nom  et  sont  autre  chose  que  des  tri- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  !«■'  janvier. 


LES    ORIGINES    DU    GERMANISME.  159 

bus  sauvages,  est  raccomplissement  d'une  loi  de  perpétuelle  trans- 
formation ;  la  liberté  morale  se  fait  à  elle-même  ses  destinées. 
A  certains  momens  de  cette  vie  collective,  la  vie  nationale  peut  de- 
venir plus  intense,  et  le  mouvement,  qui  s'accélère,  peut  s'accuser 
par  des  ti*aits  plus  sensibles.  C'est  à  l'historien  de  les  saisir,  mais 
ce  n'est  jamais  une  tâche  facile  d'apercevoir  nettement  les  phases 
simultanées  et  diverses,  de  désigner  celles  qui  viennent  de  s'ache- 
ver, de  distinguer  les  linéamens  de  l'aven'r.  Tacite  l'a  fait  cepen- 
dant avec  une  sagacité  de  vue  qui  étonne  :  il  a  surpris  les  Germains 
dans  leur  devenir,  comme  parlent  les  Allemands  modernes,  c'est-à- 
dire  dans  leur  transformation,  à  la  date  d'un  essor  intense  et  déci- 
sif; mais  ses  indications,  en  même  temps  que  précises,  sont  brèves 
et  sommaires  :  voyant  tout,  il  résume  tout,  c'est  le  mot  de  Montes- 
quieu. Il  y  a  donc  lieu  de  reprendre  ses  indications  pour  dévelop- 
per ses  vues.  Il  faut  montrer  avec  lui  et  à  sa  suite  que  la  société 
germ.anique  du  i"  siècle  sortait  de  la  vie  en  quelque  mesure  no- 
made encore  pour  entrer,  dès  qu'elle  le  pourrait,  dans  la  vie  agri- 
cole, —  qu'elle  commençait  de  substituer  à  Fâpreté  des  coutumes 
primitives  l'autorité  de  mœurs  déjà  moins  rades,  —  au  droit  de 
guerre  privée  et  à  la  tradition  des  vengeances  solidaires  la  procla- 
mation des  trêves  sacrées  et  le  wehrgeld,  —  au  pouvoir  exclus.if  et 
étroit  des  pères  de  famille  les  premiers  essais  d'institutions  fécondes, 
—  à  la  confusion  d'une  barbarie  tumultueuse  l'ébauche  de  la  loi  gé- 
nérale, de  l'état. 

Une  telle  étude  était  particulièrement  difficile  pour  un  Romain,  Il 
fallait  qu'il  se  dépouillât  du  mépris  universel  de  Rome  pour  tout  ce 
qui  faisait  partie  du  monde  barbare.  L'antiquité  classique  n'avait 
guère  connu  sous  ce  nom  que  des  peuples  d'une  civilisation  anté- 
rieurs et  vieillie,  qu'elle  affectait  de  dédaigner  après  s'être  forti- 
fiée et  comme  nourrie  de  leur  substance.  L'Assyrie,  la  Perse,  l'Egypte, 
avaient  été  ses  premières  institutiûces  pour  devenir  ensuite  ses  sim- 
ples vassales;  le  monde  celtique  tern)inait  sa  période  de  grandeur 
lors  de  la  conquête  romaine  :  à  toutes  ces  nations  déchues,  l'an- 
tique Rome  avait  également  appliqué  la  dénomination  de  barbares 
et  prodigué  son  dédain.  11  ne  devait  pas  en  être  de  même  pour  le 
groupe  des  tribus  germaniques.  L'âge  des  peuples  se  calcule  non 
pas  sur  l'étendue  de  leur  passé,  mais  sur  le  temps  réservé  encore  à 
leur  énergie  persistante  ou  croissante.  A  ce  compte,  le  groupe  con- 
sidérable des  tribus  scythicpies  était  seul  resté  doué  de  jeunesse, 
s'il  est  vrai  que,  grâce  à  une  filiation  pour  nous  très  obscure,  ce 
soient  elles  qui  aient  transmis  aux  Germains  leurs  anciens  souvenirs 
et  les  germes  d'institutions  qu'elles  n'avaient  pas  su  développer 
elles-mêmes.  Les  Germains  proprement  dits  paraîtraient,  suivant  une 


160  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pure  conjecture  de  M.  Zeuss  (1),  dès  le  V  siècle  avant  notre  ère. 
Ils  se  montrent  plus  sûrement  dans  un  fragment  de  Pythéas,  qai 
nomme  les  Teutons,  au  temps  d'Alexandre,  puis,  environ  deux  cents 
ans  avant  Jésus- Christ,  dans  un  récit  de  Polybe,  qui  compte  parmi 
les  soldats  de  Persée,  roi  de  Macédoine,  des  auxiliaires  de  la  tribu 
germanique  des  Bastarnes.  A  vrai  dire,  l'invasion  des  Teutons  et 
des  Gimbres,  puis  celle  d'Arioviste,  roi  des  Suèves,  qui  fut  repous- 
sée par  César,  les  révélèrent  seules  complètement,  et  ouvrirent  la 
lutte  que  pendant  plusieurs  siècles  Rome  était  appelée  à  soutenir. 
Le  nom  de  barbares  allait  prendre  désormais  un  nouveau  sens  et 
désigner  des  peuples  jeunes  en  effet,  c'est-à-dire  réservés  à  un  rôle 
important  dans  l'avenir.  Hérodote  avait  étudié  sans  trop  de  mépris 
les  peuplades  scythiques  au  nom  de  son  active  et  intelligente  cu- 
riosité ;  Tacite  devait  observer  les  Germains  avec  la  seule  préoccu- 
pation de  ses  inquiétudes  patriotiques. 

I. 

Tout  d'abord  Tacite  a  évité  de  commettre  une  erreur  dans  la- 
quelle sont  tombés  des  historiens  du  xviif  siècle.  Les  Germains  de 
son  temps  étaient  des  barbares,  mais  non  pas  des  sauvages  comme 
ceux  de  l'Océanie  ou  de  l'Amérique.  Si  l'on  ouvre,  parmi  les  vieux 
livres  composés  en  Allemagne  sur  ces  époques  primitives,  la  Ger- 
manin  antiqua  de  Cluvier  par  exemple,  qui  parut  en  1616,  on  voit 
ce  respectable  in-folio  orné  de  gravures  qui  ne  donneraient  pas,  si 
on  les  tenait  pour  exactes,  une  haute  idée  du  degré  de  civilisation 
où  étaient  arrivés  les  compatriotes  d'Arminius  et  de  Velléda.  Le 
guerrier  teuton,  aux  longues  moustaches  pendantes,  à  la  chevelure 
relevée  et  nouée  au  sommet  de  la  tête,  une  peau  de  bête  jetée  sur 
ses  épaules  pour  unique  vêtement,  tient  de  la  main  gauche  une 
tête  sanglante,  et  de  la  droite,  au  bout  de  sa  lance,  une  autre  tête 
coupée.  Une  héroïne,  près  de  lui,  à  peine  plus  vêtue,  montre  un 
pareil  trophée.  Les  représentations  de  mœurs  domestiques  offrent 
l'image  d'un  informe  et  grossier  dénûment,  avec  l'entière  absence 
de  tout  commencement  de  culture.  Le  patriotisme  tudesque  aimait 
à  placer  de  la  sorte  en  vive  lumière  le  contraste  entre  la  puissance 
guerrière  dont  l'antique  Germanie  avait  fait  preuve  et  une  absolue 
pauvreté,  toute  primitive;  mais  c'était  charger  les  couleurs  à  plaisir. 
Les  Germains  du  i"  siècle  pratiquaient  encore,  il  est  vrai,  Jes  sa- 
crifices humains,  qu'Adam  de  Brème  d'ailleurs  nous  montre  subsis- 

(1)  Die  Deutschen  und  die  Nachbarstàmme  {les  Peuples  allemands  et  les  branches 
voisines),  Munich  1837. 


LES    ORIGINES    DU    GERMANISME.  161 

tant  dans  le  nord  de  l'Europe  même  pendant  le  xi^  siècle.  L'usage 
du  fer  n'était  pas  très  fréquent  chez  eux  :  Tacite  l'affirme  pour  une 
de  leurs  tribus,  et  les  témoignages  de  l'archéologie  paraissent  dé- 
montrer qu'il  en  était  de  même  pour  toutes.  La  connaissance  de 
l'écriture  ne  leur  était  évidemment  pas  familière;  les  runes  ne  pou- 
vaient être  d'un  populaire  emploi.  Enfin,  pour  tout  dire,  un  cata- 
logue de  superstitions  condamnées  par  l'église,  catalogue  inséré 
dans  les  recueils  des  lois  dites  barbares,  mentionne  comme  tout  ger- 
manique et  païen  l'usage  de  faire  du  feu  avec  deux  bâtons  frottés 
l'un  contre  l'autre;  à  en  juger  par  la  difficulté  pour  l'homme  civilisé 
de  se  servir  d'un  tel  moyen,  il  est  permis  de  le  considérer  comme 
un  attribut  de  l'état  primitif.  Toutefois  il  n'est  pas  admissible  que 
ces  peuples  aijent  pratiqué  une  entière  nudité,  comme  on  l'a  voulu 
conclure  de  quelques  mots  de  César  et  de  Tacite  ;  à  défaut  d'autres 
raisons,  celles  qu'on  peut  tirer  du  climat,  qui  n'a  pas  changé,  pa- 
raissent très  suffisantes  :  les  textes  qu'on  a  remarqués  s'appliquent 
seulement  aux  enfans.  Quelques  paroles  de  Pomponius  Mêla,  au 
I"  siècle  de  l'ère  chrétienne,  les  représentent  comme  se  nourris- 
sant de  chair  crue,  mais  ne  sont  pas  confirmées  par  César  et  par 
Tacite.  Rien  n'autorisait  donc  Robertson  et  Gibbon  à  mettre  sur  la 
même  ligne  les  Germains  du  i®""  siècle  et  les  sauvages  du  Nouveau- 
Monde.  Ils  ont  établi  un  parallèle  entre  les  relations  des  voyageurs 
modernes  sur  les  mœurs  des  indigènes  américains,  Natchez,  Mohi- 
cans,  Hurons  ou  Delawares,  et  les  récits  des  anciens  sur  les  mœurs 
germaniques.  Ce  parallèle  ne  pouvait  devenir  concluant  que  si,  de 
part  et  d'autre,  on  rencontrait  tout  au  moins  les  mêmes  têtes  de  cha- 
pitres; mais  au  compte  des  mœurs  américaines  il  manque  précisé- 
ment ceux  des  traits  germaniques  qui  sont  destinés  à  un  développe- 
ment ultérieur,  c'est-à-dire  les  germes  féconds,  tels  que  le  respect 
du  mariage,  la  constitution  régulière  de  la  justice,  la  distinction  hié- 
rarchique entre  diverses  assemblées  publiques.  On  n'attend  certes 
plus  rien  des  pauvres  tribus  de  l'Amérique;  la  plupart  ont  disparu 
déjà  sous  la  domination  des  conquérans  européens;  elles  se  sont 
montrées  également  incapables  de  résistance  et  d'éducation.  Il  est 
de  plus  impossible  d^entrevoir  dans  leur  passé  les  moindres  traces 
d'un  progrès  accompli,  tandis  que  les  anciens  Germains,  à  chaque 
fois  que  les  documens  historiques  permettent  de  distinguer  quelque 
chose  de  leur  état  social,  apparaissent  en  transformation  et  en  pro- 
grès. C'est  qu'il  n'y  a  pas  lieu  en  réalité  de  confondre  ce  que  l'an- 
tiquité classique  appelait  les  barbares  avec  ce  que  nous  appelons 
les  sauvages.  Parmi  ces  barbares  d'autrefois,  l'histoire  a  compté  des 
peuples  appelés  à  prendre  une  large  part  à  de  grandes  époques  et  à 
de  grandes  œuvres  de  civilisation,  tandis  qu'on  désigne  du  nom  de 

TOME  XCVIII.  —  1872.  ,  11 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sauvages,  en  dehors  de  la  scène  historique,  des  tribus  vouées,  ce 
semble,  à  la  stérilité,  qui  ne  s'instruisent  pas  et  ne  se  perfection- 
nent pas.  M.  Guizot,  s'il  a  reproduit  dans  une  des  leçons  de  Y  His- 
toire de  la  civilisation  en  France  un  parallèle  analogue  à  celui  que 
Robertson  et  Gibbon  ont  outré,  a  pris  soin  de  le  rectifier  en  plaçant 
à  la  suite  une  habile  peinture  des  traits  privilégiés  par  où  les  Ger- 
mains devaient  se  signaler. 

Bien  que  les  Germains  du  i^'"  siècle  soient  encore  à  l'état  de  tri- 
bus errantes,  depuis  longtemps  déjà,  à  mesure  qu'ils  émigrent, 
ils  demandent  partout  des  terres  pour  s^y  établir.  Il  semble  que 
deux  secrètes  impulsions  les  dirigent  vers  l'invasion  et  vers  l'occu- 
pation qui  suivra  la  conquête  définitive.  Rencontrent-ils  quelque 
grand  fleuve  qui  les  conduit  à  la  mer  ou  bien  la  côte  elle-même,  ils 
sont  déjà  ces  pirates  hardis  que  l'Europe  occidentale  devra  plus 
tard  redouter.  Pline  le  Naturaliste,  contemporain  de  Tacite,  décrit 
leurs  embarcations  creusées  dans  des  troncs  d'arbres,  et  qui  con- 
tenaient, dit-il,  jusqu'à  trente  hommes;  une  de  ces  embarcations 
a  été  retrouvée  en  Danemark,  il  y  a  peu  d'années,  dans  la  tour- 
bière de  Nydam,  avec  des  monnaies  rom.aines  qui  la  feraient  dater 
du  11^  siècle.  Dans  l'intérieur  des  terres,  sur  le  vaste  territoire  de 
la  Germanie,  ils  s'avançaient  lentement,  par  migrations  spontanées, 
après  avoir  depuis  longtemps  refoulé  ou  asservi  les  populations  cel- 
tiques, se  succédant  tribus  par  tribus  sur  chaque  plateau  et  dans 
chaque  vallée,  sans  rencontrer,  ce  semble,  beaucoup  d'obstacles, 
mais  attardés  cependant  par  l'indispensable  nécessité  de  cultiver  la 
terre.  La  distinction  que  M.  Guizot  a  établie  entre  la  bande  et  la 
tribu  dans  le  sein  de  chaque  peuple  germanique  convient  à  cette 
époque  :  les  femmes  et  les  vieillards  restaient  pour  soigner  la  terre 
et  le  bétail,  tandis  que  les  enfans  perdus  s'en  allaient  explorer  la 
contrée  et  chercher  de  nouveaux  gîtes.  A  peine  sont-ils  en  contact 
avec  les  peuples  des  frontières  romaines,  qu'on  les  voit  réclamer 
des  terres  plus  instamment  que  jamais.  Les  Cimbres,  vainqueurs 
dans  une  première  rencontre  sur  les  frontières  de  la  province  ro- 
maine, plus  tard  la  Narbonnaise,  se  contentent  de  renouveler  la 
demande  d'une  concession  de  terres  à  titre  de  solde  et  en  échange 
du  service  militaire.  Arioviste,  le  roi  des  Suèves,  se  fait  livrer  le 
tiers  de  leurs  terres  par  les  Séquanes.  On  dirait  que,  fatigués  de  la 
barbarie,  ces  peuples  viennent  invoquer  d'eux-mêmes  les  exemples 
de  la  vie  sédentaire  et  civilisée. 

Dans  leur  vie  errante,  les  Germains  du  i""  siècle  connaissaient-ils 
la  propriété  privée?  Un  exact  examen  de  cette  grave  question,  à 
laquelle  Tacite  a  certainement  songé,  nous  serait  précieux  pour  la 
connaissance  de  leur  état  social.  De  même  que,  dans  les  sociétés 


LES   ORIGINES   DU    GERMANISME.  163 

parvenues  à  leur  entier  développement,  la  propriété  privée  est  à  la 
fois  l'aiguillon  et  le  prix  du  travail,  et  devient,  sagement  consti- 
tuée, le  signe  de  la  civilisation,  de  même,  dans  l'histoire  du  pro- 
grès des  peuples,  elle  marque,  à  mesure  qu'elle  s'introduit  et  se 
généralise,  le  passage  de  l'état  pastoral  ou  nomade,  ou  plus  tard  de 
l'état  agricole,  à  une  plus  haute  condition  sociale. 

César  dit  en  parlant  des  Suèves,  un  des  peuples  les  plus  consi- 
dérables de  la  Germanie,  qu'ils  ont  jusqu'à  cent  cantons,  et  que  de 
chacun  d'eux  sortent  alternativement  chaque  année  mille  hommes 
pour  porter  les  armes,  tandis  que  les  mille  autres  labourent  la  terre, 
afin  de  pourvoir  à  la  nourriture  commune.  Il  ajoute  cette  double 
remarque,  très  dignOad.' attention  :  «  Nul  parmi  eux  ne  possède  de 
champs  à  part,  et  il  n  est  permis  à  personne  de  rester  plus  d'une 
année  en  un  même  lieu  pour  s'y  établir.  Ils  préfèrent  au  blé  le 
laitage  et  la  chair  des  troupeaux,  et  se  livrent  passionnément  à  la 
chasse.  »  Plus  loin,  à  propos  des  Germains,  considérés  cette  fois  en 
général.  César  s'exprime  à  peu  près  de  même,  a  Nul  d'entre  eux, 
dit-il,  ne  possède  une  certaine  quantité  de  terre,  avec  des  limites 
marquant  une  propriété  fixe.  Les  magistrats  distribuent  chaque  an- 
née aux  familles,  aux  groupes  de  parens  réunis,  les  lots  de  terre 
qui  leur  ont  été  assignés  en  tel  ou  tel  endroit.  L'année  finie,  il  faut 
passer  ailleurs.  »  Tacite  fait  évidemment  allusion  à  de  pareils  usages 
quand  il  dit,  au  chapitre  xxvi  de  la  Germanie,  que  «  dans  chaque 
canton,  tous  les  hommes  valides  sont  appelés  tour  à  tour  à  la  cul- 
ture de  lots  qui  leur  sont  assignés  aussi  également  que  possible 
pour  l'étendue  ou  pour  la  qualité  du  terrain,  le  vaste  espace  dont 
on  dispose  permettant  d'observer  de  telles  conditions.  Ces  lots, 
ajoute-t-il,  ne  restent  entre  les  mêmes  mains  qu'une  année,  et  ne 
comprennent  pas  tout  le  territoire  dont  on  dispose,  car  les  Ger- 
mains ne  luttent  pas  avec  le  sol  pour  en  accroître  la  fertiUté  :  qu'ils 
en  obtiennent  le  blé  nécessaire,  et  ils  sont  satisfaits.  » 

Nous  croyons  avoir  rendu  exactement  ces  trois  passages,  pour 
lesquels  on  a  proposé  beaucoup  d'explications  fort  diverses.  Cer- 
tains interprètes  croient  y  trouver  une  coutume  semblable  à  celle 
de  quelques  tribus  arabes,  qui  résident  sur  des  champs  par  elles 
ensemencés  jusqu'à  la  moisson  prochaine,  puis  lèvent  les  tentes 
pour  les  transporter  et  ensemencer  ailleurs,  sans  se  donner  la  peine 
de  labourer.  Il  en  est  encore  suivant  qui  les  paroles  de  Tacite  font 
allusion  à  tout  un  système  de  jachère?.  Ces  comiPxentaires  et  plu- 
sieurs autres  ont  ce  tort  commun  de  troubler  la  concordance  qui 
paraît  devoir  nécessairement  exister  entre  les  témoignages  de  César 
et  ceux  de  Tacite.  Les  deux  historiens  observent  le  même  objet; 
Tacite  a  sous  les  yeux  ou  dans  sa  mémoire  les  assertions  de  César, 


164  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

duquel  il  dit  quelque  part  qu'on  ne  saurait  suivre  un  guide  plus 
sûr,  un  plus  véridique  témoin.  Il  est  donc  probable  que  sa  narra- 
tion s'accorde  avec  celle  de  son  prédécesseur,  ou  bien,  s'il  y  a  des 
différences,  elles  auront  été  sans  doute  marquées  en  traits  particu- 
lièrement précis  et  non  équivoques.  Or  ce  qui  résulte,  à  ne  s'y  pas 
tromper,  de  l'assentiment  des  deux  auteurs,  c'est  que  les  anciens 
Germains  pratiquaient  la  communauté  des  terres  et  ignoraient  l'u- 
sage privé  de  la  propriété  foncière.  César,  dans  les  deux  passages 
que  nous  venons  de  citer,  le  déclare  aussi  clairement  que  possible. 
Le  territoire  appartient  à  la  tribu,  qui,  chaque  année,  par  ses  chefs, 
appelle  aux  travaux  indispensables  de  culture  les  divers  groupes 
qui  la  constituent.  Chacun  de  ces  groupes  es^composé  non  pas  seu- 
lement d'une  famille  dans  le  sens  restreint  du  mot,  mais  de  plu- 
sieurs ménages  ou  individus  rapprochés  par  les  divers  liens  de  la 
parenté,  de  sorte  que  le  lot  de  terre  n'est  pas  même  confié  tempo- 
rairement à  un  seul  père  de  famille,  mais  à  plusieurs,  et  qu'il  n'y 
a  réellement,  selon  César,  nul  vestige  de  propriété  foncière  privée. 
Plus  d'un  trait  dans  la  Germanie  de  Tacite  confirme  cette  interpré- 
tation. Dans  le  curieux  chapitre  où  il  dit  comment  se  constitue  d'or- 
dinaire le  double  apport  des  fiancés,  il  se  garde  bien  de  mentionner 
la  propriété  foncière.  Il  n'en  est  pas  non  plus  question  parmi  les 
présens  que  le  chef  distribue  entre  ses  compagnons  de  guerre  à 
titre  de  récompense,  ni  quand  il  s'agit  de  conclure  des  arrange- 
mens  en  forme  de  wehrgeld.  Suivant  le  texte  de  plusieurs  coutumes 
écrites  de  l'Allemagne  du  moyen  âge,  le  bien-fonds  ne  peut  être 
saisi  en  justice,  vestige  d'un  droit  primitif  qui  ne  connaissait  la 
propriété  foncière  qu'avec  un  caractère  public  et  inaliénable. 

Qu'un  tel  système  ait  été  un  obstacle  au  développement  agricole, 
cela  est  évident.  Si  l'on  observe  quels  produits  obtenaient  les  Ger- 
mains, quelles  céréales  et  quels  légumes  servaient  à  leur  nourri- 
ture, on  se  convaincra  qu'une  maigre  production  répondait  à  la 
culture  superficielle  qui  nous  est  décrite.  Ainsi  se  perpétuaient  le 
marécage,  la  lande  et  la  bruyère,  et  cet  aspect  misérable  du  sol  qui 
inspirait  aux  Romains  et  à  Tacite  une  sorte  de  répugnance  mêlée  de 
crainte.  Or  c'est  bien  là  l'état  informe  qui  convient  à  des  tribus 
guerrières,  cherchant  la  conquête,  à  peine  fixées  pour  des  périodes 
incertaines  et  par  capricieuses  étapes,  quelquefois  même  ne  s' arrê- 
tant que  pour  l'indispensable  besoin  de  leur  nourriture  et  de  celle 
de  leurs  bestiaux.  C'est  bien  la  condition  que  dépeint  César  quand 
il  dit  qu'alternativement  chaque  année,  dans  chaque  canton,  la 
moitié  des  hommes  valides  se  charge  de  porter  les  armes,  et  l'autre 
moitié  de  cultiver  la  terre;  de  pareils  termes  excluent  formellement 
la  propriété  foncière  privée. 


LES    ORIGINES  DU   GERMANISME.  165 

On  aurait  tort  d'invoquer  ici  les  argumens  qu'on  a  si  souvent 
fait  valoir  contre  les  théories  communistes,  et  de  prétendre,  au  nom 
de  ces  argumens,  que  l'état  social  désigné  par  César  et  Tacite  de- 
vait être  chose  impraticable.  L'histoire  offre  beaucoup  d'exemples 
du  contraire.  Quand  Hésiode  et  Virgile  célèbrent  le  règne  de  Sa- 
turne et  l'âge  d'or,  où  l'on  ne  connaissait  pas  la  division  des  champs 
entre  plusieurs  maîtres,  quand  Horace  affirme  que  les  Gètes  et  les 
Scythes  s'abstenaient  aussi  de  partager  les  terres,  et  que  nul  d'entre 
eux  ne  consentait  à  s'occuper  de  culture  deux  années  de  suite, 
quoi  qu'il  en  soit  de  l'origine,  germanique  ou  non,  de  ces  peuples, 
il  est  permis  de  soupçonner  comme  premiers  motifs  à  ces  assu- 
rances des  poètes  les  souvenirs  traditionnels  de  quelque  réalité  his- 
torique. L'année  jubilaire  des  Hébreux  rendait  aux  anciens  proprié- 
taires ou  à  leurs  héritiers  les  terres  aliénées  pour  un  temps,  afin 
d'empêcher  l'accumulation  de  la  fortune  immobilière  en  un  petit 
nombre  de  mains  :  c'était  pratiquer  en  quelque  mesure  le  système 
de  la  communauté  des  terres.  Diodore  de  Sicile  rapporte,  au  sujet 
d'un  peuple  espagnol,  les  Yaccéens,  qu'ils  cultivaient  en  commun  : 
les  fruits  étaient  répartis  également;  quiconque  en  détournait  quel- 
que portion  était  puni  de  mort.  Strabon  nous  dit  que  les  Dalmates 
partageaient  à  nouveau  leurs  terres  tous  les  huit  ans.  De  notre  temps 
même,  certaines  parties  de  l'Inde  ne  connaissent  pas  la  propriété 
privée.  En  plusieurs  lieux  du  Mexique,  la  commune  est  propriétaire 
de  tout  le  territoire,  à  l'exception  de  la  maison  d'habitation  et  du 
jardin  contigu,  que  chaque  famille  se  transmet  héréditairement; 
chaque  village  cultive  en  commun  une  portion  de  la  terre  publique. 
Dans  un  certain  nombre  de  communes  de  Russie  qui  ont  gardé 
leurs  anciens  privilèges,  les  magistrats  assignent  à  chaque  famille, 
pour  une  ou  plusieurs  années,  un  lot  à  cultiver;  on  peut  consulter 
à  ce  sujet  l'ouvrage  bien  connu  de  M.  Haxthausen.  La  Serbie  et  la 
Croatie  ont  de  pareilles  traditions.  Enfin,  sans  aller  chercher  si  loin 
des  exemples,  dans  le  pays  de  Saarlouis,  voisin  de  l'ancienne  fron- 
tière de  France,  toute  la  terre  cultivable  est  encore  aujourd'hui 
possédée  en  commun  ;  on  en  fait  périodiquement  le  partage  par  la 
voie  du  sort.  Une  foule  de  termes  subsistant  dans  la  langue  usuelle 
démontreraient  l'antiquité  reculée  de  pareilles  coutumes  en  beau- 
coup de  parties  de  l'Allemagne. 

Ainsi  l'histoire  du  passé  et  l'étude  même  du  présent  s'accordent 
pour  démontrer  que  le  système  de  la  communauté  des  terres  est, 
dans  certaines  conditions,  parfaitement  praticable.  Montesquieu  est 
un  des  premiers  publicistes  modernes  qui,  précisément  à  propos 
des  Germains,  ne  s'y  soient  pas  trompés.  Ce  système  doit  d'autant 
moins  être  confondu  avec  le  communisme  qu'il  n'eja^lut  pas,  bien 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entendu,  la  propriété  privée  mobilière.  Si  les  Germains  de  César  et 
de  Tacite  n'étaient  pas  admis  à  posséder  le  sol,  ils  étaient  du  moins 
propriétaires  de  leur  bétail  (c'était  leur  principale  richesse),  ou  bien 
de  leurs  esclaves,  pour  la  plupart  prisonniers  de  guerre.  Quant  aux 
habitations,  composées  de  pièces  de  bois  simplement  ajustées,  avec 
quelque  maçonnerie  légère,  elles  pouvaient  s'enlever  presque  comme 
des  tentes.  Pline  le  Naturaliste  rapporte  qu'après  le  massacre  des 
Cimbres,  leurs  maisons,  portées  sur  des  chariots  à  l'arrière  de  l'ar- 
mée, furent  longtemps  encore  défendues  par  les  chiens  qu'ils  avaient 
amenés.  Les  formules  judiciaires  du  moyen  âge  disent  que  les  mai- 
sons furent,  en  certains  pays,  réputées  longtemps  propriété  mobi- 
lière et  non  pas  foncière.  Si  Tacite  a  dit,  en  parlant  des  esclaves  de 
Germanie,  qu'ils  vivaient  tranquilles  sur  un  lot  de  terre,  à  la  condi- 
tion de  payer  au  maître  une  redevance,  cela  peut  signifier  que,  dans 
la  distribution  annuelle,  des  parcelles  supplémentaires  étaient  assi- 
gnées à  toute  personne  possédant  des  esclaves,  lesquels  devaient 
cultiver,  comme  le  maître. 

D'ailleurs  Tacite  mentionne,  au  sujet  de  la  répartition  du  sol, 
deux  traits  qui  paraissent  différer  du  récit  de  César.  11  donne  à  en- 
tendre que  les  lots  étaient  distribués  non  pas  seulement  à  des 
groupes,  à  des  génies,  comme  le  veut  l'auteur  des  Coinmentairesy 
mais  plutôt  à  des  particuliers,  à  des  pères  de  famille.  Il  parle  en- 
suite bien  superficiellement,  il  est  vrai,  et  comme  en  passant,  de 
petits  enclos,  appendices  de  l'habitation,  possessions  d'abord  aussi 
éphémères  sans  doute  que  l'habitation  elle-même,  suam  quisque 
domum  spalio  circiimdat.  Or  Montesquieu  croit  trouver  dans  ces 
enclos  cette  sorte  de  patrimoine  particulier,  appartenant  aux  mâles, 
qui  était  destiné  à  devenir  la  propriété  salique.  Si  cette  interpré- 
tation est  juste,  si  nous  rencontrons  ici  un  embryon  de  propriété 
foncière  privée,  cela  ne  change  rien  cependant  à  ce  que  nous  avons 
conclu  du  texte  de  César.  Cela  signifie  seulement  que  les  indications 
précieuses  de  Tacite  constatent  un  progrès  inaugurant  une  nouvelle 
époque.  Combien  de  changemens  s'étaient  accomplis  pendant  le 
siècle  qui  sépare  les  deux  écrivains  !  Les  Germains  n'avaient  plus 
à  craindre  les  Gaulois,  définitivement  domptés  par  la  conquête 
romaine.  En  fortifiant  la  double  frontière  du  Rhin  et  du  Danube, 
Rome  avait  amené  les  tribus  naguère  presque  errantes  des  Ger- 
mains à  se  fixer  en  une  certaine  mesure,  à  reconnaître  des  fron- 
tières, à  faire  trêve  parfois  aux  guerres  incessantes  pour  s'ha- 
bituer à  quelque  culture  assidue.  On  s'expliquerait  que  de  tels 
changemens  eussent  hâté  chez  eux  l'éclosion  de  la  propriété  foncière; 
nous  aurions  ici  un  important  exemple  de  cette  transformation  qui 
s'accomplissait  alors  chez  les  Germains,  et  que  Tacite,  disions- 


LES    ORIGINES    DU   GERMANISME.  l67 

nous,  a  fort  bien  su  comprendre  et  traduire.  Le  grand  mouvement 
de  l'invasion  va  commencer;  à  peine  sera-t-il  apaisé,  que  nous  ver- 
rons ces  peuples  barbares,  établis  dans  l'empire,  s'éprendre  d'une 
sorte  de  passion  pour  la  propriété  foncière  et  en  faire  comme  le  fon- 
dement principal  de  toutes  leurs  institutions. 

Un  des  périls  d'un  état  social  pareil  à  celui  des  Germains  du 
I"  siècle,  où  domine  l'organisation  par  tribus  sinon  nomades,  du 
moins  non  encore  entièrement  fixées,  c'est  que  dans  ce  groupe 
moyen  de  la  tribu  le  groupe  plus  restreint  de  la  famille  vienne  à  se 
dissoudre.  Or  c'est  ce  dernier  que  la  nature  a  chargé  d'exciter,  en 
les  concentrant,  tous  les  meilleurs  sentimens  de  l'homme,  ceux 
du  dévoûment,  de  la  responsabilité  et  de  la  dignité  morales.  Il 
est  la  pierre  angulaire  de  cette  organisation  supérieure  qui  donne 
place  à  l'état.  Les  Germains,  au  milieu  de  leur  essor,  ont  su  sauve- 
garder ce  germe  d'avenir,  et  Tacite  nous  montre  par  des  traits 
dignes  du  plus  haut  intérêt  quelle  force  de  cohésion  la  famille  ger- 
manique a  conservée  de  son  temps.  Le  respect  de  la  femme  et  la 
majesté  du  mariage  en  sont  les  plus  fermes  appuis.  Sans  doute  il 
ne  faut  pas  s'attendre  à  rencontrer  chez  les  Germains  du  i"  siècle, 
habitués  à  la  rudesse  des  mœurs,  aux  violences  et  à  la  colère, 
une  délicatesse  de  sentimens  chrétienne  et  moderne;  toutefois  ce 
que  dit  Tacite  de  leurs  hommages  presque  superstitieux  envers  les 
femmes  est  confirmé  par  trop  de  témoignages  pour  pouvoir  être 
mis  en  doute.  Déjà  nous  voyons  les  Cimbres  n'accepter  de  combats 
qu'après  que  leurs  prêtresses  ont  déclaré  le  ciel  favorable.  César 
trouve  chez  les  peuples  suèves  le  même  usage.  Au  temps  de  Tacite, 
Ganna,  Yelléda,  les  Alrunes  ou  prophétesses,  que  l'historien  nous 
signale  en  fabriquant  sans  doute  avec  leur  nom  germanique  le  nom 
de  forme  latine  qu'il  a  enregistré,  Aurinia,  passent  aux  yeux  des 
barbares  pour  être  les  confidentes,  les  interprètes  des  dieux  mêmes. 
Et  ce  n'est  pas  ici  un  pur  trait  de  superstition.  A  côté  de  la  prê- 
tresse, il  y  a  l'épouse,  la  mère,  qui,  par  la  sévérité  des  mœurs, 
l'observation  de  la  foi  conjugale,  paraissent  avoir  mérité  le  suprême 
éloge  qui  leur  est  décerné.  L'éloquente  peinture  des  fiançailles  que 
nous  trouvons  dans  Tacite,  si  elle  laisse  apercevoir  derrière  la  cé- 
rémonie des  dons  symboliques  un  souvenir  de  la  coutume  toute 
barbare  de  l'achat  de  la  femme,  montre  aussi  la  noblesse  des  senti- 
mens qui  l'ont  remplacée  :  elle  se  traduit  par  ces  belles  paroles  qu 
sont  probablement  l'écho  de  quelque  formule  du  droit  nation 
«  La  femme  est  avertie  par  les  auspices  mêmes  qui  président  à  son 
hymen  qu'elle  entre  dans  le  partage  des  travaux  et  des  périls,  que 
sa  loi,  dans  la  paix  ou  dans  la  guerre,  sera  de  soutïrir  et  d'oser 
autant  que  son  époux.  Mulier...  admonetiir  venire  se  laborum  pe- 


168  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

riculorumqiœ  sociam,  idem  in  pace,   idem  in  prœlio  passurmn 
ausuramque  :  sic  vivendum^  fiic  pereundiim.  » 

11  y  a  dans  la  Loggia  de'  Lanzi,  à  Florence,  une  statue  antique 
dont  nous  avons  une  reproduction  à  Paris,  au  jardin  des  Tuileries, 
et  qui  passe  pour  représenter  Thusnelda,  la  femme  du  héros  de  la 
Germanie,  Arminius.  «  Plus  semblable  par  la  hauteur  de  son  âme  à 
son  mari  qu'à  son  père,  allié  des  Romains,  lorsqu'elle  fut  livrée, 
dit  Tacite,  elle  ne  pleura  pas,  elle  ne  fit  pas  entendre  une  seule 
plainte,  mais,  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine,  et  regardant  le  sein 
qui  portait  le  futur  fils  d'Arminius,  elle  marcha  vers  la  captivité.  » 
On  la  vit  conduite  en  triomphe  derrière  le  char  de  Germanicus. 
Rome  put  contempler  en  elle  un  type  exalté  de  la  femme  germa- 
nique, quelque  chose  comme  l'antique  matrone  romaine,  avec  plus 
de  rudesse  et  de  liberté. 

Tacite  a  décrit  le  châtiment  de  la  femme  adultère  :  après  qu'on 
lui  a  rasé  les  cheveux,  on  la  dépouille  de  ses  vêtemens,  puis,  en 
présence  de  ses  parens,  le  mari  la  chasse  de  sa  demeure  et  la  pour- 
suit à  coups  de  verges  par  toute  la  bourgade.  Or  saint  Boniface,  au 
VIII*  siècle,  confirme  ce  récit  dans  une  de  ses  lettres  :  «  Chez  les 
anciens  Saxons,  dit-il,  on  forçait  la  coupable  à  se  suspendre  au 
gibet,  et,  sur  le  bûcher  où  l'on  brûlait  son  corps,  on  suspendait 
son  complice;  ou  bien  les  femmes  assemblées  la  poursuivaient  de 
village  en  village  en  lui  déchirant  ses  vêtemens,  en  la  frappant  à 
coups  de  verges  ou  même  à  coups  de  couteau.  —  Bien  plus, 
ajoute-t-il,  chez  l'humble  tribu  des  Vénèdes,  la  veuve  refusait  de 
vivre,  et  celle-là  était  fort  vantée  qui  montait  volontairement  sur 
le  bûcher  de  son  mari.  »  Certaines  vieilles  lois  Scandinaves  ordon- 
naient d'ensevelir  avec  l'époux  la  veuve  dans  le  même  tertre;  Pro- 
cope  raconte  que,  chez  les  Hérules,  c'était  le  devoir  d'une  noble 
épouse  de  mourir  par  le  lacet  à  côté  du  tombeau  commun.  —  C'était 
ici,  à  la  vérité,  un  usage  oriental  que  l'antiquité  classique  avait  aussi 
connu,  mais  qui  ne  pouvait  subsister  que  là  où  le  conserverait  une 
certaine  naïveté  barbare  peu  conciliable,  ce  semble,  avec  la  cor- 
ruption morale.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  clair  que  les  mœurs  des  Ger- 
mains n'ont  pas  dû  leur  renom  uniquement  au  contraste  avec  les 
mœurs  romaines;  il  a  bien  fallu  quelque  réalité  positive  pour  servir 
à  expliquer  l'insistance  de  Tacite  et  des  pères  de  l'église,  dont  les 
témoignages  se  contrôlent  et  se  fortifient  mutuellement. 

Restée  forte  en  dépit  des  causes  de  dissolution  que  lui  offrait  le 
régime  par  tribus,  la  famille  chez  les  Germains  n'est  pas  fermée  à 
l'influence  des  progrès  sociaux  qui  viendront  corriger  ses  règles 
exclusives  pour  les  concilier  avec  les  principes  nécessaires  de  l'état 
futur.  C'est  ici  que  se  montre  par  des  traits  facilement  saisissables 


LES    ORIGINES    DU    GERMANISME.  169 

ce  graduel  développement  du  génie  germanique  dont  Tacite  a  eu  si 
vivement  conscience.  —  Le  père  nous  apparaît  encore  en  posses- 
sion, légalement  du  moins,  de  ses  vieux  droits  excessifs.  La  loi  lui 
permet  toujours  d'exposer  ses  enfans,  de  vendre  comme  esclaves, 
de  châtier  jusqu'à  la  mort  et  ses  enfans  et  sa  femme,  s'ils  ont  com- 
mis des  fautes.  On  trouvera  réunis  dans  le  second  livre  des  Aitti- 
quilés  du  droit  allemand  de  Jacques  Grimm,  au  chapitre  ii,  qui  a 
pour  titre  Vatergewalt,  la  puissance  paternelle ,  toute  une  série 
d'exemples  montrant  la  pratique  de  ce  droit  rigoureux  pendant  un 
lono-  temps  encore.  Cependant  on  aperçoit  des  restrictions.  Tacite 
vient  de  nous  dire,  à  propos  du  châtiment  de  la  femme  adultère, 
que  ses  parens  étaient  présens  quand  le  mari  la  chassait  de  la  de- 
meure conjugale,  coram  propinquis  expellit  domo  7naritus.  De 
même  les  parens  et  les  proches  de  la  femme  étaient  intervenus  lors 
de  la  cérémonie  des  fiançailles  pour  examiner  et  accepter  les  pré- 
sens de  noce,  intersunt  parentes  et  propinqui  et  niwiera  probant. 
Ces  indications  de  l'écrivain  romain  nous  décèlent  probablement 
l'existence  légale  d'uue  sorte  de  conseil  de  famille  en  possession  de 
limiter  ou  tout  au  moins  de  contenir  l'autorité  du  père.  Si  l'on  ne 
veut  pas  reconnaître  ici  un  progrès,  mais  plutôt  une  trace  persis- 
tante de  l'autorité  de  la  tribu  pénétrant  au  sein  même  de  la  famille, 
un  pareil  doute  ne  subsistera  pas  en  présence  de  cette  autre  infor- 
mation que  nous  donne  Tacite  :  «  Le  meurtre  des  nouveau-nés  est 
un  acte  que  l'esprit  public  flétrit  et  réprouve,  et  les  bonnes  mœurs 
ont  là  plus  d'empire  que  n'en  ont  ailleurs  les  bonnes  lois.  —  Quem- 
quam  ex  agnatis  necare  flagitiuyn  hahetur;  plusque  ibi  boni  mores 
valent  quam  alibi  bonœ  leges.  »  Voilà  nettement  accusé  ce  progrès 
des  mœurs  qui  va  en  avant  des  lois,  et,  sans  rompre  ouvertement 
ni  avec  ces  lois  ni  avec  la  tradition  ancienne ,  s'en  sépare  cepen- 
dant et  y  substitue  peu  à  peu  des  usages  bientôt  impérieux ,  puis 
une  légalité  et  même  une  tradition  moins  barbares.  On  ne  peut 
mieux  désigner  cet  état  de  transition  pendant  lequel  les  mœurs  in- 
terdisent déjà  des  violences  que  les  lois  n'ont  pas  commencé  de 
proscrire.  —  Il  en  va  de  même  pour  le  traitement  des  esclaves  :  le 
maître  a  le  droit  de  les  tuer,  et  cela  lui  arrive  dans  les  momens  de 
colère;  mais  ce  sont  des  excès  qu'on  réprouve,  et  la  condition  ser- 
vile,  en  général,  n'est  pas  trop  rigoureuse. 

Récemment  encore,  un  des  plus  imprescriptibles  devoirs  imposés 
à  chaque  membre  de  la  famille  était  de  poursuivre  sans  relâche  et 
sans  pitié  la  vengeance  pour  une  injure  commune.  Dans  une  saga 
Scandinave,  ime  feuime  dont  le  mari  vient  d'être  assassiné  recueille 
soigneusement  le  manteau  trempé  de  son  sang;  quand  arrive  au 
lieu  du  meurtre  un  des  proches  parens  de  la  victime,  elle  lui  jette 


170  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ce  vêtement  sur  les  épaules  et  l'enveloppe,  pour  ainsi  parler,  dans 
son  terrible  devoir.  Ils  sont  liés  désormais,  lui  et  les  siens,  ils  ne 
pourront  laver  ce  sang  dont  ils  sont  couverts  qu'en  versant  celui  des 
agresseurs.  Telle  est  l'antique  coutume  en  vigueur  à  l'époque  de 
Tacite,  et  qui  se  perpétua,  comme  on  sait,  longtemps  encore.  C'était 
la  cause,  ou  quelquefois  seulement  le  prétexte,  d'interminables 
guerres  privées.  Toutefois  nous  voyons  déjà  paraître  un  adoucisse- 
ment à  ces  prescriptions  cruelles.  La  composition ,  ce  que  les  lois 
barbares  appellent  le  ivehrgeld,  se  substitue  à  la  vengeance,  même 
pour  le  meurtre,  luitur  etiam  homicidium  certo  armenîorwii  ac  pe- 
corum  numéro.  Bien  plus,  lors  de  certaines  fêtes  religieuses,  cjuand 
la  divinité  descend  sur  la  terre  et  visite  les  bommes,  quand  la  déesse 
Nerthus  par  exemple,  montée  sur  son  cbar  que  traînent  les  génisses, 
sort  du  bois  sacré  et  parcourt,  suivie  du  prêtre,  tout  le  pays  à  l'en- 
tour,  ou  bien  lorsque  sont  célébrés  les  sacrifices  en  l'honneur  de 
Mercure,  de  Mars,  d'Hercule  et  d'Isis,  c'est-à-dire  du  grand  dieu 
Odin,  de  Tyr  ou  Zio,  de  Thor  et  de  Freya,  toute  guerre  doit  s'in- 
terrompre, tout  procès  doit  être  suspendu.  A  ces  époques  solen- 
nelles aussi  bien  sans  doute  que  pendant  les  sessions  du  thinçy 
c'est-à-dire  de  l'assemblée  publique,  comme  nous  le  voyons  plus 
tard  dans  le  nord,  une  paix  particulière  est  proclamée  qui  protège 
les  routes  conduisant  au  lieu  de  réunion,  l'assem.blée  elle-même  et 
tous  ceux  qui  s'y  rendent.  Celui-là  seul  est  exclu  de  cette  protec- 
tion générale  qui,  condamné,  est  devenu  Yoiitlaiv,  l'exilé  hors  la 
loi.  Les  monumens  de  la  littérature  norrène,  lois  et  chroniques  de 
familles,  offrent  en  grand  nombre  les  belles  formules,  empreintes 
de  la  poésie  du  droit  primitif,  qui  servaient  à  proclamer  ces  trêves 
bienfaisantes.  Bien  que  ces  monumens  se  rapportent  à  des  temps 
postérieurs,  les  analogies  sont  telles  que  nous  pouvons  sans  doute 
les  invoquer.  Voici  par  exemple  la  formule  que  nous  a  conservée  la 
Grettis  saga  : 

«  Nous  proclamons,  la  main  dans  la  main,  qu'il  y  aura  paix  ici  pour 
tout  le  monde,  amis  et  alliés,  hommes  et  femmes,  esclaves  et  servantes. 
Que  maudit  soit  celui  qui  violera  cette  paix  solennelle;  qu'il  soit  exilé 
sur  la  terre,  partout  où  l'homme  écarte  de  sa  demeure  les  bêtes  fauves, 
partout  où  le  feu  brûle  et  où  la  terre  verdoie,  partout  où  la  mère  en- 
fante le  fils  et  où  l'enfant  qui  commence  à  parler  appelle  sa  mère;  par- 
tout où  l'homme  allume  un  foyer,  où  le  bouclier  luit,  où  le  soleil  brille, 
où  la  neige  s'étend  au  loin;  partout  où  croît  le  sapin,  où  le  faucon  vole 
(que  le  vent  propice  enfle  ses  ailes!);  partout  où  la  terre  est  cultivée, 
où  les  eaux  descendent  vers  la  mer,  où  le  laboureur  sème  le  grain.  — 
Et  nous,  soyons  réconciliés  et  partout  unis,  sur  montagne  ou  rivage,  sur 
terre  ou  glacier.  Joignons  nos  mains,  observons  la  foi  jurée.  » 


LES    ORIGINES   DU   GERMANISME.  171 

Nul  doute  que  nous  n'ayons,  dans  cette  page  d'une  des  sagas  is- 
landaises, de  laquelle  nous  pourrions  rapprocher  plusieurs  morceaux 
analogues,  une  élaboration  en  prose  de  quelque  formule  très  an- 
cienne composée  probablement  d'abord  en  vers  pour  aider  au  tra- 
vail de  la  mémoire.  Nul  doute  que  nous  ne  rencontrions  ici  les  ori- 
gines païennes  de  la  paix  ou  de  la  trêve  de  Dieu,  devenue  plus  tard 
si  fréquente  et  si  utile  pendant  le  désordre  du  moyen  âge.  Alors, 
comme  au  i^"  ou  au  ii^  siècle  chez  les  Germains,  c'était  le  progrès 
des  mœurs  qui,  s'autorisant  du  respect  religieux,  invitait  la  loi  à 
combattre  des  traditions  de  violence  inconciliables  avec  un  établis- 
sement régulier. 

Outre  ce  mouvement  intérieur  d'une  société  encore  confuse  qui 
cherche  ses  destinées.  Tacite  fait  clairement  comprendre,  daas  la 
partie  ethnographique  de  son  livre,  à  quelle  instabilité  ces  tribus 
barbares  sont  en  proie,  combien  de  déplacemens,  de  migrations,  de 
vicissitudes  imprévues  et  diverses  viennent  modifier  incessamment, 
sous  ses  yeux  mêmes,  l'aspect  de  la  Germanie.  Nous  pouvons  en 
réunir  beaucoup  de  preuves,  si  nous  comparons  ensemble  la  carte 
du  monde  barbare  telle  que  nous  l'offrent  successivement  César, 
Strabon,  Pline  l'Ancien,  Tacite,  Ptolémée.  A  chacune  des  époques, 
peu  distantes  entre  elles,  que  les  noms  de  ces  écrivains  représen- 
tent, on  voit  les  mêmes  peuples  habiter  des  lieux  quelquefois  très 
dififérens.  Il  est  évident  que  rien  ne  demeure  longtemps  fixé  dans 
cette  barbarie.  Tacite  fait  suffisamment  apercevoir  ce  trouble  inces- 
sant, qui  correspond  si  bien  à  l'effort  moral  de  ces  peuples,  quand 
il  rappelle,  dans  son  trente-troisième  chapitre  par  exemple,  qu'une 
tribu  presque  entière,  celle  des  Bructères,  vient  naguère  de  dispa- 
raître, 60,000  hommes  à  la  fois,  vaincus,  dispersés,  tués  dans  une 
guerre  intestine,  et  par  les  mains  d'autres  barbares.  C'est  en  cette 
occasion  qu'il  pousse  ce  cri  oïi  se  révèlent  toutes  les  craintes  de  son 
patriotisme  :  «  Puissent  ces  nations,  à  défaut  d'amour  envers  Rome, 
persévérer  dans  ces  haines  contre  elles-mêmes,  puisque,  au  point 
où  en  sont  les  destinées  de  l'empire,  la  fortune  ne  peut  plus  rien 
pour  nous  que  de  perpétuer  les  discordes  de  l'ennemi  !  »  C'est  ce 
qu'il  faut  lire  dans  son  admirable  et  intraduisible  langage  :  Maneaty 
qiiœso,  duretque  genlibus,  si  non  amor  nostri,  at  certe  odium  suiy 
quando,  urgentibus  imper ii  fatis,  nil  jam  prœstai^e  fortuna  ma- 
jus  pot  est,  quam  hostiuyn  discordiam. 

Tel  est  le  remarquable  caractère  du  livre  de  Tacite,  et  ce  qui  en 
feit  une  œuvre  de  tant  de  prix.  Non-seulement  il  a  su,  ne  parta- 
geant pas  le  dédain  de  ses  compatriotes  pour  ceux  qu'ils  appelaient 
les  peuples  barbares,  distinguer  les  principaux  traits  du  génie  de 
toute  une  race  qjii  lui  était  étrangère,  mais  il  a  compris  encore  que 


172  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  génie  se  transformait  au  moment  même  où  il  l'observait,  et,  par 
quelques  traits  concis,  mais  non  équivoques,  il  a  su  placer  sous  les 
yeux  mêmes  du  lecteur  le  tableau  mouvant  de  cette  transformation. 
Déjà  en  rapprochant  ses  témoignages  de  ceux  de  Cé^r,  nous  avions 
pu  saisir  certains  progrès  accomplis  par  les  Germains,  pour  la  consti- 
tution de  la  propriété  par  exemple;  mais  n'eussions-nous  pas  César, 
le  seul  tableau  de  la  famille  germanique  dans  Tacite,  peinture  à  la 
fois  pénétrante  et  délicate  d'un  intéressant  essor,  nous  instruisait 
d'un  progrès  actuel  et  continu.  C'est  le  suprême  mérite  auquel 
puisse  aspirer  l'historien,  d'entrer  en  si  pleine  intelligence  de  la 
réalité  vivante  que,  non  content  d'avoir  évoqué  le  passé  pour  mon- 
trer ce  qui  en  subsiste,  et  d'avoir  signalé  à  temps  les  aspirations 
nouvelles,  il  pénètre  pour  ainsi  dire  dans  les  conseils  de  la  Provi- 
dence, et  esquisse  à  l'avance  le  plan  de  l'avenir.  Tacite  n'a  pas  fait 
moins  que  cela  pour  les  destinées  d'une  des  races  les  plus  actives 
et  les  plus  influentes  dans  l'histoire  générale  de  la  civilisation. 


II. 


Quelles  vues  particulières  s'ajoutaient  dans  le  livre  de  Tacite  à  la 
vue  d'ensemble  que  nous  venons  d'exposer?  En  d'autres  termes, 
quelles  institutions  un  tel  état  social  comportait-il?  Quelles  apti- 
tudes l'historien  pouvait-il  y  découvrir  recelant  en  germe  quelques- 
unes  des  institutions  de  l'Europe  moderne? 

On  a  fait  souvent  honneur  aux  Germains  d'un  vif  sentiment  d'in- 
dépendance personnelle.  «  Ce  qu'ils  ont  surtout  apporté  dans  le 
monde  romain,  dit  M.  Guizot,  c'est  l'esprit  de  liberté  individuelle, 
le  besoin,  la  passion  de  l'indépendance,  de  l'individualité...  L'es- 
prit de  l'égalité,  d'association  régulière,  nous  est  venu  du  monde 
romain,  des  municipalités  et  des  lois  romaines.  C'est  au  christia- 
nisme, à  la  société  religieuse,  que  nous  devons  l'esprit  d'une  loi 
morale.  Les  Germains  nous  ont  donné  l'esprit  de  liberté,  de  la  li- 
berté telle  que  nous  la  concevons  et  la  connaissons  aujourd'hui.  » 
En  regard  de  ces  lignes,  on  se  rappelle  le  mot  de  Montesquieu  : 
«  Si  l'on  veut  lire  l'admirable  ouvrage  de  Tacite  sur  les  mœurs  des 
Germains,  on  verra  que  c'est  d'eux  que  les  Anglais  ont  tiré  l'idée 
de  leur  gouvernement  politique.  Ce  beau  système  a  été  trouvé  dans 
les  bois.  »  Les  formules  très  générales  risquent  d'être  voisines  de 
l'inexactitude;  M.  Guizot  lui-même,  à  propos  du  passage  que  nous 
venons  de  citer,  en  fait  la  remarque,  et,  usant  de  restriction  quand 
il  faut  conclure,  il  est  d'avis  que  la  société  formée  après  la  conquête 
a  eu  son  origine  bien  plutôt  dans  les  nouveaux  rapports  issus  de 


LES   ORIGINES   DU   GERMANISME.  173 

cette  conquête  même  et  dans  la  nouvelle  situation  faite  aux  vain- 
queurs et  aux  vaincus  que  clans  les  anciennes  coutumes  germani- 
ques. C'est  là  une  observation  d'une  extrême  justesse,  et  qui  res- 
treindra le  champ  de  nos  propres  recherches.  Quant  au  sentiment 
de  l'indépendance  personnelle,  n'a-t-il  pas  été,  à  vrai  dire,  le  pri- 
vilège ordinaire  dans  notre  Occident  de  tout  peuple  jeune  entrant 
dans  la  carrière  active?  Apparemment  les  Grecs  du  temps  d'Homère, 
les  Romains  du  temps  des  rois,  abstraction  faite  de  l'esclavage,  que 
les  Germains  ne  pratiquaient  pas  moins  qu'eux,  élisaient  eux-mêmes 
leurs  chefs,  prenaient  des  résolutions  communes  dans  les  assem- 
blées composées  des  pères  de  famille,  et  se  gardaient  d'accepter, 
sauf  en  guerre,  le  despotisme  d'un  chef  absolu.  Il  est  vrai  cepen- 
dant qu'à  considérer  certains  traits  de  la  vie  privée  et  de  la  vie  pu- 
blique des  Germains,  signalés  dans  Tacite,  ces  peuples  paraissent 
avoir  été  particulièrement  attentifs  à  sauvegarder  la  liberté  des  in- 
dividus. Rome  avait  édifié  au-dessus  de  l'indépendance  des  citoyens 
l'autorité  de  l'état;  la  Grèce  n'avait  imposé  à  cette  indépendance 
d'autres  limites  que  celles  de  l'étroite  cité  ;  la  Germanie  l'enferma 
seulement  dans  le  cercle  peu  étendu  de  la  tribu  ou  dans  celui  plus 
resserré  encore  de  la  famille.  Tacite  nous  a  conservé  plusieurs  té- 
moignages très  curieux  de  cette  humeur  ennemie  de  toute  con- 
trainte, soit  quand  il  nous  représente  ces  barbares  arrivant  le  plus 
tard  possible  aux  assemblées  communes,  afin  qu'on  ne  les  soup- 
çonne pas  de  quelque  asservissement  à  une  règle  imposée,  soit 
lorsqu'il  nous  montre  la  liberté  reconnue  au  jeune  Germain.  Une 
fois  parvenu  à  l'âge  viril,  loin  d'appartenir  comme  une  chose  ou 
un  esclave  à  son  père,  ainsi  que  cela  se  faisait  à  Rome,  où  trois 
ventes  consécutives  rendaient  seules  effectif  l'affranchissement  du 
fils,  il  se  voyait  publiquement  émancipé  par  l'assemblée  nationale; 
revêtu  des  droits  de  citoyen,  il  n'appartenait  plus  qu'à  sa  tribu  et  à 
lui-même.  A  ces  chefs  improvisés,  qui,  avec  une  troupe  d'enfans 
perdus,  compagnons  dévoués  et  fidèles,  entreprenaient  quelque 
expédition  aventureuse  et  lointaine,  à  ces  pirates  qui  s'en  allaient 
sur  un  tronc  d'arbre  creusé  en  barque  piller  les  mers  et  les  rivages, 
il  fallait,  cela  est  sûr,  une  singulière  confiance  dans  leur  propre 
force.  De  là  un  soin  jaloux  de  leur  indépendance  personneHe.  Dans 
l'intérieur  de  leur  pays,  nous  dit  Tacite,  les  Germains  ne  pouvaient 
souffrir  les  villes,  «  vraies  prisons  d'esclaves,  »  ou,  comme  parle 
Ammien  Marcellin,  «  bûchers  entourés  de  filets  pareils  aux  pièges 
qu'on  dresse  aux  bêtes  fauves.  »  Ils  ne  voulaient  pas  même  de  mai- 
sons contiguës,  plus  difficiles  d'ailleurs  à  construire.  Ils  préféraient 
les  habitations  éparses,  suivant  que  les  invitaient  la  lisière  d'uH 
bois,  le  bord  d'un  lac,  le  voisinage  d'une  source.  Il  importe  peu  ici 


174  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  savoir  jusqu'à  quel  point  Tacite  a  eu  raison  d'affirmer  l'absence 
des  villes  au-delà  du  Rhin  et  du  Danube.  Qu'était-ce  cependant  que 
ces  séries  entières  d'étapes  que  Ptolémée  désigne  dans  le  centre  et 
l'est  de  la  Germanie,  et  qu'il  appelle  des  villes,  ttoasiç,  entrepôts  ou 
marchés  tout  au  moins  d'un  commerce  actif  de  pelleteries  et 
d'ambre  avec  la  mer  Baltique  ou  la  Mer-Noire?  Le  témoignage  de  Ta- 
cite est  en  tout  cas  si  formel  qu'il  faut  bien  y  voir  un  trait  spécial 
au  génie  des  barbares,  précieux  indice  et  d'une  vue  particulière  de 
la  nature  et  d'un  tempérament  politique  nouveau,  destiné  à  mar- 
quer sa  trace. 

Par  suite  peut-être  de  ce  sentiment  inné  d'individualisme,  l'es- 
prit germanique  n'a  jamais  su  réaliser  fortement  l'union  politique 
et  civile.  On  sait  quel  confus  édifice  était  au  moyen  âge  le  saint- 
empire  romain;  la  confédération  allemande,  que  notre  siècle  a  vue 
naître  et  mourir,  n'a  sans  doute  donné  cinquante  ans  de  tranquillité 
à  l'Allemagne  et  à  l'Europe  que  parce  qu'elle  se  trouvait,  par  le  peu 
de  rigueur  de  ses  ressorts  et  de  ses  cadres,  d'accord  avec  l'humeur 
nationale.  Les  Germains  toutefois  étaient  capables  d'une  certaine 
discipline,  qui  paraît  avoir  dû  introduire  parmi  eux  dès  les  premiers 
temps  quelque  organisation.  Il  est  facile  de  distinguer  dans  les  ré- 
cits de  César  et  de  Tacite  l'existence  de  petits  groupes  d'autant 
mieux  constitués  que  les  cercles  en  sont  plus  étroits,  et  qu'on 
se  rapproche  davantage  du  groupe  le  plus  simple  et  le  moins 
nombreux,  celui  de  la  famille.  César  et  Tacite  désignent  trois  sortes 
de  circonscriptions  par  des  termes  difficiles  à  bien  entendre  et  par 
conséquent  à  bien  traduire  :  ce  sont  les  vici,  les  jjagi  et  les  civi- 
tates.  Par  ces  trois  mots,  ils  interprètent  évidemment  des  qualifica- 
tions barbares  dont  ils  peuvent  n'avoir  pas  eux-mêmes  saisi  le  vrai 
sens.  Pour  essayer  de  le  retrouver,  nous  devons,  comme  nous  l'a- 
vons fait  au  sujet  des  dieux  barbares,  invoquer  les  analogies  con- 
servées au  moyen  âge  par  les  peuples  germaniques.  Chez  diverses 
tribus  allemandes,  chez  les  Francs  après  la  conquête,  ou  bien  chez 
les  Anglo-Saxons  et  les  Scandinaves,  nous  voyons  subsister  des  di- 
visions sociales  qui  se  perpétuent  dès  l'origine,  et  dont  les  noms,  si 
nous  savons  les  comprendre,  disent  le  sens  primitif.  La  famille  na- 
turelle, composée  du  père,  de  la  mère  et  des  enfans,  n'étant  pas 
assez  forte  pour  être  assurée  d'une  existence  indépendante,  il  a  bien 
fallu  qu'elle  s'unît  étroitement  aux  groupes  pareils  désignés  par  le 
double  lien  de  la  parenté  et  du  voisinage.  C'était  indispensable  pour 
doubler,  dans  un  état  de  société  incomplète,  les  ressources  et  les 
profits  de  l'activité  humaine,  pour  garantir  la  sûreté,  la  dignité,  le 
respect  des  droits,  et  les  revendications  personnelles.  Dix  feux  ou 
ménages,  réunis  par  le  voisinage  et  la  consanguinité,  constituèrent 


LES    ORIGÏNES   DU   GERMANISME.  175 

donc  primitivement  la  famille  au  sens  large  du  mot,  la  gens.  Ce 
premier  groupe,  cette  première  association  servit  de  point  de  dé- 
part, d'unité  organique.  Dix  de  ces  groupes,  dont  chacun  comptait 
dix  familles,  formèrent  ensuite  la  dizaine,  tithing  en  anglo-saxon, 
decuria,  decania,  décima,  dans  le  latin  du  moyen  âge,  dénomina- 
tions auxquelles  celle  de  viens,  employée  par  César  et  Tacite,  et  le 
nom  français  de  bourgade  ou  village  correspondent  très  imparfai- 
tement sans  doute.  La  dizaine  était  représentée  par  cent  pères  de 
famille.  Qu'après  cela  dix  de  ces  groupes  (on  sait  que  les  peuples 
primitifs  affectent  volontiers  dans  le  détail  de  leurs  institutions  l'a- 
doption constante  de  certains  chiffres)  se  rapprochassent  et  se  réu- 
nissent, on  obtenait  un  autre  degré  d'association,  représentée  cette 
fois  par  mille  pères  de  famille,  et  nommée  dans  les  diverses  langues 
germaniques  himdred,  hundari,  etc.,  c'est-à-dire  la  centaine,  la 
réunion  de  dix  groupes  de  cent  feux  ou  de  cent  groupes  de  dix.  Or 
c'est  là  précisément  ce  que  César  et  Tacite  appellent  pagus,  la  réu- 
nion des  centeni,  ce  que  nous  appelons,  nous,  peut-être  du  mot 
latin  ^entnm,  le  canton.  La  constitution  anglo-saxonne  nous  offre 
une  pareille  organisation  persistante  à  travers  le  moyen  âge.  Le 
fridhorg  ou  ienmann  taie  y  correspond  à  la  gens  réunissant,  primi- 
tivement au  moins,  dix  foyers.  Dix  de  ces  groupes  forment  la  di- 
zaine, tithing,  et  cent  le  hundred,  que  représentent  mille  pères  de 
famille.  Le  texte  des  lois  d'Edouard  le  Confesseur  le  dit  expressé- 
ment. De  même,  selon  l'antique  coutume  des  premiers  Romains, 
dix  maisons  forment  une  gens,  dix  gentes  ou  cent  maisons  forment 
une  curie,  etc. 

Il  est  bien  entendu  qu'une  telle  application  de  certains  nombres, 
habituelle  dans  les  civilisations  tout  à  fait  primitives,  n'était  déjà 
plus  qu'une  tradition  et  qu'un  souvenir  chez  les  Germains  de  César 
et  de  Tacite.  Ce  dernier  nous  en  avertit  formellement.  Il  remarque, 
à  propos  des  membres  de  la  centaine  {centeni),  que  ce  mot,  jadis 
simple  expression  d'un  rapport  de  nombre,  était  devenu  un  qualifi- 
catif, bien  plus,  un  nom  et  un  titre  d'honneur.  On  pouvait  donc  dire  : 
un  membre  de  la  centaine,  dix,  vingt,  cent,  trois  cents  membres  de 
la  centaine,  comme  on  aurait  dit  au  moyen  âge  dix,  vingt,  cent, 
cent  cinquante  centeniers,  comme  on  dirait  chez  nous  dix  ou  vingt, 
ou  cent  cinquante  cént-suisses  ou  cent-gardes,  sans  qu'il  fût  abso- 
lument nécessaire  que  le  corps  des  cent-suisses  ou  des  cent-gardes 
comptât  actuellement  encore  un  nombre  exact  de  cent  hommes,  et 
sans  que  la  centaine  ou  le  hundred  antique,  après  avoir  été  réelle- 
ment dans  l'origine  la  réunion  de  cent  pères  de  famille,  fût  tel  en- 
core rigoureusement.  Ainsi  peut-être  le  mot  de  milicien,  miles,  dé- 
signait primitivement  un  fantassin  fourni  par  une  des  mille  maisons 
qui  composaient  la  cité,  réunion  de  dix  curies. 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  observation  nous  met  à  l'aise  pour  expliquer  certains  textes 
de  César  et  de  Tacite.  Quand  ils  nous  disent  que  tel  peuple  de  la 
Germanie  a  cent  cantons,  centum  pagos  hahenty  nous  pouvons  sans 
doute  l'interpréter  en  ce  sens  que  ce  peuple  connaît  et  pratique 
la  division  traditionnelle  par  hundreds.  Nous  serions  tentés  même 
de  lire  centum  pagos  en  un  seul  mot,  composé  à  la  manière  de 
tant  d'autres  mots,  décemvirs,  centumvîrs,  etc.;  mais  comment  in- 
terpréter les  données  si  différentes  des  deux  auteurs  sur  le  nombre 
des  hommes  armés  que  fournissait  annuellement  chacune  de  ces 
divisions?  César,  bien  qu'il  ne  soit  pas  là  réellement  clair,  paraît 
demeurer  le  plus  fidèle  aux  anciens  chiffres  quand  il  avance  que 
chacun  des  cent  cantons  donnait  par  année  mille  combattans  ;  un 
poète  du  ix"^  siècle  décrit  de  même,  sans  doute  en  se  rappelant  ces 
partages  traditionnels,  les  Souabes  s' avançant  au  passage  du  Rhin 
par  troupes  de  mille  que  composent  les  hommes  des  centaines, 
comme  s'il  avait  dit  ^^dx' chiliades  sorties  des  hundreds. 

Quant  au  groupe  supérieur,  que  les  historiens  romains  appellent 
chutas,  c'est  la  tribu.  11  est  clair  que  cette  désignation  est  appli- 
quée très  diversement.  Pour  César  par  exemple,  la  population  cel- 
tique des  Helvètes,  considérée  dans  son  ensemble,  et  la  réunion  des 
peuples  belges  tout  aussi  bien  que  le  pays  de  Beauvais  ou  celui  des 
Nerviens,  aujourd'hui  le  Hainaut,  forment  autant  de  civitales.  De 
même  l'auteur  de  la  Germanie  désigne  également  la  civitas  des 
Suèves  ou  des  Lombards,  peuples  considérables,  et  celle  des  Ubiens 
ou  des  Chérusques.  Il  nomme  celle  des  Cimbres,  sans  distinguer 
nettement,  il  est  vrai,  entre  cette  partie  de  la  nation  qui  avait  ja- 
dis envahi,  da  concert  avec  les  Teutons,  le  territoire  de  la  républi- 
que romaine,  et  cette  autre  partie  qui  formait  encore  à  la  fin  du 
!'=■■  siècle  de  l'ère  chrétienne  un  groupe  chétif  sur  les  bords  de  la 
Baltique.  Il  s'agit  donc  ici  de  peuples  particuliers  ou  de  tribus.  Le 
lien  commun  n'est  plus  la  parenté  seule  :  c'est  le  rapport  d'origine, 
c'est  la  communauté  de  souvenirs  mythiques,  de  séjours  primitifs, 
de  migrations  ultérieures.  La  tribu  forme  un  tout  indépendant;  jus- 
que-là seulement  les  Germains  ont  su  réaliser  l'idée  de  l'état.  Quel- 
quefois on  voit  plusieurs  de  ces  tribus  réunies  sous  les  ordres  d'un 
seul  chef  pour  une  expédition  militaire;  mais  bien  rarement  peut-on 
signaler  entre  elles  les  traces  d'une  association  durable.  L'unité 
nationale  ne  subsiste  que  par  la  langue,  la  religion  et  les  traditions 
communes. 

Il  n'y  a  nulle  contradiction  à  montrer  la  permanence  de  ces  diffé- 
rens  groupes  chez  des  barbares  dont  nous  avons  décrit  l'état  social 
comme  à  peine  fixé,  entre  les  limites  indécises  de  l'immense  Germa- 
nie, au-delà  desquelles  un  mouvement  non  interrompu  continuait  de 
les  entraîner  comme  à  leur  insu.  En  effet  ces  divisions,  loin  de  tenir 


LES    ORIGINES    DU    GERMANISME.  177 

au  sol,  étaient  l'expression  d'une  solidarité  issue,  nous  l'avons  dit,  de 
la  parenté  et  du  voisinage  temporaire.  Nées  sans  nul  doute  même 
avant  l'établissement  des  Germains  entre  le  Rhin  et  le  Danube,  c'é- 
taient des  cadres  flexibles  et  mobiles  se  déplaçant  avec  le  peuple 
ou  la  tribu,  se  prêtant  aux  vicissitudes  d'accroissement  ou  de  perte, 
se  modifiant  en  une  certaine  mesure  selon  les  migrations  ou  les  dis- 
sensions intestines.  Aussi  lisons-nous  dans  César  et  ailleurs  des  ex- 
pressions telles  que  celles-ci,  que  les  cent  cantons  des  Suèves  sont 
en  marche  et  s'apprêtent  à  passer  le  Rhin.  Précisément  c'est  peut- 
être  quand  ces  barbares  sont  en  marche  qu'apparaissent  le  mieux, 
dans  leur  relief  et  leur  utilité  pratique,  ces  groupemens  héréditaires. 
Il  en  a  été  ainsi  de  tous  les  peuples,  particulièrement  dans  l'anti- 
quité :  ils  n'ont  fait  qu'appliquer,  au  lendemain  de  leurs  établisse- 
mens  nouveaux,  des  coutumes  immémoriales. 

S'ils  n'ont  pas  su  s'élever  aux  conditions  de  l'unité  politique,  les 
Germains  n'ont  pas  manqué  du  moins  d'organiser  par  certaines  in- 
stitutions régulières  le  gouvernement  de  chacun  des  groupes  que 
nous  venons  de  nommer.  Les  témoignages  sont  ici  encore  incom- 
plets et  peu  clairs;  mais,  si  l'on  invoque,  pour  les  interpréter,  les 
analogies  que  présentent  les  constitutions  allemandes  du  moyen 
âge,  on  distingue  certains  traits  communs  à  tous  les  peuples.  On 
voit  par  exemple,  au  centre  de  chacune  de  ces  divisions  de  l'ancienne 
société  germanique,  des  chefs  élus  et  une  assemblée  des  hommes 
libres  délibérant  ensemble  et  décidant  de  leurs  intérêts.  Une  phrase 
obscure  de  Tacite  sur  les  magistrats  qui  rendaient  la  justice,  dit-il, 
avec  l'assistance  des  membres  du  Jiimdred,  désigne  sans  nul  doute 
l'assemblée  particulière  à  cette  circonscription  :  un  grand  nombre 
d'indices  épars  étendent  et  confirment  cette  conjecture;  mais  c'est 
surtout  au  chef-lieu  de  la  tribu  que  se  trouvait  une  assemblée  su- 
périeure chargée  des  affaires  générales,  de  la  guerre,  de  la  paix, 
des  alliances.  Tacite  paraît  indiquer  deux  de  ces  assemblées  par  an  : 
l'une  toute  préparatoire,  à  laquelle  n'assiste  pas  le  gros  des  hommes 
libres,  l'autre  plus  autorisée  et  plus  solennelle,  où  se  rendent  et 
votent  tous  les  citoyens,  car  il  n'y  a  nulle  trace  de  délégation  ni 
de  gouvernement  représentatif.  C'est  la  même  institution  qui  se  re- 
trouvera, profondément  transformée,  chez  les  Francs  du  temps  de 
Charlemagne.  En  tout  cas,  l'importance  de  cette  réunion  générale 
des  hommes  libres  est  extrême  :  c'est  en  elle  que  la  constitution  de 
l'ancienne  Germanie  concentre  réellement  toute  la  vie  pohtique  et 
sociale. 

Tacite  nous  a  donné  de  la  grande  assemblée  qui  représente  la 
tribu  une  vive  peinture,  à  laquelle,  en  suivant  les  destinées  de  la 
même  institution  chez  les  divers  peuples  germaniques  pendant  le 

TOME  xcvin.  —  1872.  12 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moyen  âge,  nous  pouvons  ajouter  plus  d'un  trait  certainement  au- 
thentique. Il  y  a,  dit-il,  des  sessions  ordinaires,  à  jours  fixes,  et 
des  sessions  extraordinaires  quand  les  circonstances  l'exigent.  On 
prend  pour  date  de  ces  réunions  la  nouvelle  ou  bien  la  pleine  lune, 
deux  phénomènes  qui  passent  pour  être  d'un  heureux  présage.  Les 
hommes  libres,  chacun  à  son  heure,  y  viennent  bien  moins  remplir 
un  devoir  qu'exercer  un  droit.  Dès  qu'on  se  trouve  assez  nombreux, 
on  ouvre  la  séance,  tout  en  armes.  D'abord  le  prêtre  commande  le 
silence,  à  lui  seul  appartient  pendant  la  session  le  droit  de  répri- 
mer et  de  punir;  puis  on  discute  les  propositions  de  l'assemblée 
préparatoire.  Un  des  principaux  ou  des  chefs  prend  la  parole;  il  re- 
commande ou  blâme  les  mesures  mises  en  délibération  :  la  résolu- 
tion définitive  appartient  à  l'assistance,  qui  approuve  en  faisant  re- 
tentir l'air  du  choc  de  ses  armes,  et  qui  blâme  ou  refuse  par  ses 
murmures.  C'est  dans  cette  grande  assemblée  nationale  que  le  jeune 
Germain  reçoit  publiquement  le  bouclier  et  la  framée;  à  partir  de 
ce  jour,  il  fait  partie  de  la  cité  et  non  plus  seulement  de  la  famille: 
il  peut  suivre  un  chef  illustre  dans  quelque  expédition  guerrière, 
et  se  préparer  ainsi  aux  droits  comme  aux  devoirs  du  citoyen.  C'est 
là  aussi  que  sont  nommés  par  la  réunion  des  hommes  libres  ceux 
d'entre  eux  qui  seront  chargés  de  présider  au  gouvernement  civil 
du  himcb'ed,  et  de  rendre  la  justice  pour  les  affaires  courantes  soit 
dans  le  hundrcd,  soit  dans  le  iithing.  Du  reste  la  grande  assem- 
blée de  la  tribu  peut  devenir,  elle  aussi,  un  tribunal  pour  les  af- 
faires les  plus  importantes,  pour  les  crimes  politiques,  pour  les 
infractions  aux  lois  militaires  et  les  actions  infamantes;  certains  dé- 
lits moins  graves  y  sont  également  punis  par  le  wehrgeld.  C'est  elle 
enfin  qui  résout  les  expéditions,  car  elle  est  tour  à  tour  assemblée 
politique,  cour  civile,  tribunal  et  conseil  militaire.  Peut-être  en  cette 
dernière  qualité  voit-elle  se  célébrer  ces  jeux  guerriers  dont  parle 
Tacite,  des  exercices  d'équitation,  une  danse  parmi  les  épées  nues. 
Yoilà  ce  que  nous  apprend  Tacite;  mais,  si  nous  consultons  les 
documens  du  moyen  âge,  nous  les  trouvons  moins  sobres  de  dé- 
tails. 11  nous  offrent,  au  sujet  de  cette  même  assemblée  principale 
qui  subsiste  à  travers  les  âges,  mille  traits  de  date  fort  ancienne, 
quelques-uns  non-seulement  contemporains  de  Tacite  et  de  César, 
mais  antérieurs  à  leur  temps,  et  sans  doute  aussi  vieux  que  les  Ger- 
mains eux-mêmes.  Ce  qui  autorise  à  en  juger  ainsi,  c'est  que  ces 
mêmes  traits  se  retrouvent  identiques  chez  tous  les  peuples  germa- 
niques et  non  pas  chez  deux  ou  trois  seulement.  Qu'on  examine 
ensemble  le  mal  des  Francs,  le  gemot  des  Anglo-Saxons,  le  ivarf 
des  Frisons,  le  ihing  des  Scandinaves,  on  les  verra  constitués  de 
même,  grâce  évidemment  à  de  très  antiques  traditions^  léguées  à 


LES    ORIGINES    DU    GERMANISME.  179 

ces  peuples  par  le  temps  où  ils  se  trouvaient  encore  réunis.  Les  sa- 
gas islandaises  surtout  nous  ont  conservé  un  tableau  complet  de 
Yalihing,  car  cette  institution  est  restée  pendant  plusieurs  siècles 
la  clé  de  voûte  de  l'état  républicain  fondé  en  Islande  par  les  émi- 
grans  de  Norvège  qui,  fuyant  l'invasion  du  christianisme,  conser- 
vaient avec  un  soin  jaloux  leurs  antiques  coutumes,  conformes  au 
germanisme  primitif.  Qu'on  joigne  à  leurs  récits  ce  que  nous  révè- 
lent les  lois  barbares,  les  plus  anciennes  chroniques,  les  découvertes 
de  l'archéologie,  et  l'on  peut  restituer  une  page  importante  de  la 
plus  ancienne  civilisation  germanique. 

Les  assemblées  se  tenaient  près  des  lieux  sanctifiés,  dans  le  voi- 
sinage soit  d'une  forêt  consacrée,  soit  d'un  temple  célèbre,  car 
l'acte  politique  qu'on  venait  y  accomplir,  se  confondant  presque 
avec  un  acte  religieux,  ne  se  passait  ni  des  sacrifices  ni  des  prêtres. 
La  scène  était  particulièrement  grandiose  en  Islande.  L'althing, 
nom  qui  désigne  encore  aujourd'hui  dans  cette  île  la  représentation 
nationale,  tenait  ses  séances  dans  la  plaine  de  Thingvalla,  sur  un 
bloc  de  lave  isolé,  portant  le  nom  de  Montagne  de  la  loi.  Près  de  là 
étaient  un  autel,  un  lac  où  l'on  puisait  l'eau  pour  laver  le  sang  des 
victimes,  un  roc  d'où  l'on  précipitait  certains  criminels.  Les  sacri- 
fices étaient  suivis  de  banquets  solennels,  et  peut-être  est-ce  de 
pareils  repas  que  Tacite  veut  parler  quand  il  dit  que  les  Ger- 
mains discutaient  à  table  des  questions  qu'ils  résolvaient  seulement 
le  lendemain.  En  même  temps  qu'ils  inauguraient  ainsi  l'assemblée, 
les  prêtres  proclamaient  la  trêve  sainte,  c'est-à-dire  une  paix  par- 
ticulière qui  devait,  à  partir  de  ce  jour  et  pour  toute  la  durée  de  la 
diète,  suspendre  les  guerres  privées  et  protéger  tout  le  pays.  Toute 
infraction  à  cette  paix  était  une  offense  envers  les  dieux,  qu'il  ap- 
partenait aux  prêtres  de  châtier.  La  présidence  et  la  conduite  de 
l'assemblée  variaient  suivant  que  les  tribus  reconnaissaient  un  chef 
suprême  ou  seulement  divers  magistrats.  C'était  un  droit  partout 
revendiqué  de  venir  en  armes  au  ihing.  Tacite  a  exprimé  dans  ses 
Histoires  le  sentiment  d'humiliation  des  Tenctères,  obligés  de  tenir 
leur  assemblée  sans  boucliers  ni  glaives,  et  sous  les  regards  d'un 
délégué  romain.  Il  dit  qu'on  marquait  son  approbation  par  le  bruit 
des  armes  entre-choquées.  C'est  là  un  trait  si  authentique  que  nous 
le  retrouvons  à  travers  toute  la  première  moitié  du  moyen  âge.  La 
sanction  donnée  de  la  sorte,  c'est-à-dire  par  le  vapmitak,  a,  dans 
les  lois  islandaises,  un  caractère  plus  respecté  que  les  autres  modes 
d'acceptation,  et  celui  qui  la  viole  est  puni  d'une  double  amende. 
L'usage  en  est  si  familier  aux  Anglo- Saxons  que  le  mot  de  2va- 
pentake,  dans  les  lois  d'Edouard  le  Confesseur,  désigne  un  certain 
district  autour  du  lieu  où  s'accomplit  cette  sorte  de  démonstra- 


180  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tion.  L'assemblée  connaissait  d'abord  de  toutes  les  affaires  d'une 
nature  générale;  mais  on  y  voit  aussi  traiter,  après  la  conquête, 
à  la  fois  les  questions  concernant  le  gouvernement  du  pays,  et  les 
ventes  de  terres,  les  mariages  importans,  les  affranchissemens  des 
serfs.  Bien  plus,  l'époque  de  l'assemblée  étant  solennelle,  c'est, 
pour  tous  les  habitans,  le  signal  d'une  réunion  qui,  en  des  temps 
et  en  des  pays  de  communications  difficiles,  devient  très  intéres- 
sante pour  le  commerce  et  les  échanges  de  la  vie  sociale.  C'est  à 
Valthing  que  l'Islandais  puissant  et  riche,  tout  en  exerçant  son  droit 
politique,  fait  montre  de  sa  nombreuse  escorte  et  augmente  son 
crédit.  C'est  à  Yalthing  que  se  rencontrent  les  chefs  des  divers  dis- 
tricts et  les  voyageurs  revenus  de  l'étranger.  Il  devait  en  être  de 
même  chez  les  Germains  de  Tacite.  Le  mal  était  sans  doute  déjà 
pour  eux  ce  que  nous  voyons  qu'il  fut  pour  la  plupart  des  peuples 
barbares  au  lendemain  de  leur  établissement,  le  principal  organe 
du  gouvernement  et  de  la  civilisation.  Que  les  hommes  libres  de- 
viennent très  nombreux,  que  le  progrès  de  la  vie  publique  et  de  la 
vie  privée  multiplie  les  relations  et  les  devoirs,  il  deviendra  impos- 
sible aux  chefs  de  famille  de  se  rendre,  comme  autrefois,  aux  diètes 
solennelles,  et  de  l'absolue  nécessité  sortira  le  germe  du  gouverne- 
ment représentatif. 

A  côté  de  l'assemblée  publique,  l'armée,  car  telle  est  la  double 
expression  de  la  tribu  germanique,  selon  qu'on  la  considère  se  gou- 
vernant elle-même,  ou  déployant  ses  forces  pour  l'attaque  et  la 
défense.  Dans  l'une  et  l'autre  fonction,  aussi  bien  que  dans  la  vie 
civile  en  pleine  paix,  son  organisation  est  la  même.  Le  peuple  ro- 
main, réuni  au  Champ  de  Mars  dans  ses  comices,  s'appelait  exer- 
ciius,  parce  qu'il  s'y  rendait  en  armes ,  et  en  observant  dans  le 
double  exercice  de  ses  devoirs  politiques  et  militaires  la  même  dis- 
tribution de  ses  différons  groupes.  Il  en  était  sans  nul  doute  ainsi 
chez  les  Germains.  On  voit  dans  Tacite  le  princeps,  c'est-à-dire  le 
chef  du  himdred,  jouer  en  certains  cas  un  rôle  dans  l'assemblée, 
évidemment  au  nom  des  membres  de  ce  groupe  qui  assistent.  Dans 
les  sagas  islandaises,  on  distingue  fort  clairement  que  les  hommes 
de  chaque  canton  se  rendent  et  siègent  ensemble  à  Yalthing.  Pour 
ce  qui  est  de  l'armée.  César  et  Tacite,  on  l'a  vu,  signalent  des  corps 
de  cent  et  de  mille  hommes,  qui  répondent  assurément  aux  cir- 
conscriptions civiles  desquelles  nous  avons  dit  que,  primitivement 
au  moins,  elles  se  composaient  de  cent  ou  de  mille  pères  de  famille. 
Le  groupe  du  hundred,  qui  est  l'unité  principale  dans  la  constitution 
civile,  l'est  aussi  dans  la  constitution  militaire  :  herr  er  hitndrcd,  dit 
Snorre  Sturleson,  le  chroniqueur  islandais,  c'est-à-dire  l'armée  est 
le  hundred,  ou  réciproquement  le  himdred  est  l'armée.  Peut-être 


LES    ORIGINES   DU   GERxMANISME.  181 

le  mot  herr,  seigneur,  est-il  d'abord  synonyme  du  IsLÛn  centenarhis, 
chef  du  hundred.  Tacite  nous  dit  d'ailleurs  expressément  que  les 
combattans  étaient  répartis  par  familles  et  gentes-,  les  femmes  sui- 
vaient avec  les  enfans,  prêtes  à  examiner  et  à  panser  les  blessures 
pendant  la  bataille,  et  à  combattre  elles-mêmes,  si  le  courage  de 
leurs  maris  et  de  leurs  fils  faiblissait  malgré  leurs  excitations.  Il 
est  donc  clair  que  l'armée  était  la  tribu  entière  en  armes,  toute 
disposée,  en  cas  de  victoire,  à  s'établir  immédiatement  sur  les  terres 
nouvellement  conquises,  ou  bien,  en  cas  de  revers,  à  faire  retraite 
dans  quelque  lointaine  vallée. 

Les  chefs  naturels  et  ordinaires  de  l'armée  sont  précisément  les 
mêmes,  disions-nous,  qui  président  comme  magistrats  civils  au  gou- 
vernement du  hundred.  Tacite  nous  les  a  montrés,  sous  le  titre  de 
principes,  élus  chaque  année  par  l'assemblée,  et  rendant  la  justice; 
mais  il  les  suit  également  jusqu'au  milieu  de  la  bataille,  où  il  les 
voit  entourés  de  compagnons  hardis  et  dévoués.  Ne  fallait-il  pas 
cependant  un  chef  commun  tant  qu'une  guerre  ne  serait  pas  arri- 
vée à  sa  fin?  Ce  chef,  représentant  non  plus  seulement  d'un  hundred 
particulier,  mais  de  la  tribu  en  armes,  c'est  celui  que  les  auteurs 
latins  appellent  dux;  il  était  élu  probablement  dans  une  assemblée 
extraordinaire  au  commencement  de  l'expédition.  On  le  choisissait 
d'après  son  mérite,  soit  parmi  les  chefs  de  hundreds  signalés  dans 
quelque  combat,  soit  parmi  les  hommes  libres  que  désignaient  leur 
bravoure  et  leur  énergie.  Autour  de  ce  général  aussi  bien  que  des 
chefs  locaux,  se  rangent  les  comités  ou  compagnons.  Ce  sont  en 
général  des  jeunes  gens  qui  ambitionnent  de  combattre  auprès  d'un 
chef  respecté,  auquel  ils  se  dévouent.  A  celui-ci  de  les  conduire  à 
la  victoire;  ils  n'auront,  eux,  d'autre  pensée  que  d'exécuter  ses  or- 
dres et  de  le  suivre  fidèlem.ent.  Ils  lui  serviront  au  besoin  d'otages, 
ils  mourront,  s'il  le  faut,  avec  lui  ou  pour  lui;  ou  plutôt  ils  revien- 
dront ensemble  vainqueurs,  et  il  leur  offrira  en  récompense  une 
part  du  butin  ennemi,  une  framée  sanglante,  un  beau  cheval  de 
bataille  ou  bien  de  riches  banquets.  La  guerre  terminée,  ce  sera  un 
grand  honneur  pour  un  chef  militaire  de  rester  entouré  d'un  co-  * 
mitât  nombreux  et  renommé,  jusqu'à  ce  qu'une  expédition  nou- 
velle, quelquefois  entreprise  pour  leur  compte  et  sans  le  concours 
des  précédens  chefs,  les  entraîne  vers  d'autres  aventures. 

Ces  élémens  d'une  organisation  civile,  politique  et  militaire,  à 
laquelle  la  famille  sert  d'inébranlable  base,  cette  élection  de  chefs 
respectés,  ces  assemblées  où  chaque  homme  libre  vient  exercer  ses 
droits,  ce  sont  des  traits  authentiques  de  self-govermnent  et  par 
conséquent  de  démocratie.  Cependant  ces  mêmes  barbares,  enne- 
mis d'une  forte  unité  qui  eût  coûté  k  leur  instinct  d'indépendance, 


182  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

acceptaient  une  noblesse  héréditaire,  quelquefois  même  une  royauté. 
Un  grand  peuple  issu  d'eux  a  su  conserver  à  travers  toutes  les 
vicissitudes  et  concilier,  sans  compromettre  finalement  la  liberté, 
des  institutions  si  diverses. 

Le  régime  oriental  des  castes  était  inconnu  des  Germains,  mais 
non  pas  un  système  de  classes  dont  les  cadres  n'étaient  pas  infran- 
chissables. Un  des  poèmes  de  l'Edda  raconte  que  Heimdal,  l'un  des 
Ases,  visita  la  terre  et  voyagea,  sous  le  nom  de  Rig.  Il  arriva  près 
d'une  maison  entr' ouverte.  Ai  et  Edda,  vêtus  à  l'antique,  les  che- 
veux blanchis  au  travail,  étaient  assis  près  du  foyer.  Rig  partagea 
leur  grossier  repas,  puis  il  dormit  entre  les  deux  pauvres  époux,  et 
Edda  mit  ensuite  au  jour  un  fils  nommé  Trœl,  au  noir  visage,  aux 
longs  pieds,  au  dos  courbé,  aux  doigts  épais.  Il  employa  ses  forces 
à  tresser  des  écorces,  à  porter  chaque  jour  des  fagots  au  logis.  Ses 
fils  et  ses  filles  fumèrent  les  champs,  élevèrent  les  porcs,  firent  paître 
les  chèvres  et  exploitèrent  la  tourbe.  C'est  l'origine  de  la  race  des 
esclaves.  —  Rig  entra  dans  une  maison  entr'ouverte.  Afe  et  Amma, 
l'homme  et  la  femme,  étaient  près  du  foyer;  le  mari  préparait  le 
bois  pour  l'ourdissoir  et  le  tissage;  sa  femme  faisait  tourner  le  rouet 
et  réparait  les  vêtemens.  Rig  dormit  entre  eux,  et  Amma  donna  le 
jour  à  un  fils  nommé  Karl,  qui  apprit  à  dompter  les  animaux,  à  con- 
struire des  granges  et  à  labourer.  On  lui  amena  sa  fiancée  :  ils  se 
marièrent  et  eurent  des  fils  et  des  filles  d'où  descendit  la  race  des 
hommes.  — Rig  entra  dans  une  salle  au  plancher  parsemé  de  sable. 
Fader  et  Moder  y  étaient  assis  :  le  père  fabriquait  l'arc  et  taillait  les 
flèches;  la  mère,  aux  longs  habits  et  au  sein  blanc,  disposait  le 
linge.  Elle  couvrit  la  table  et  y  posa  des  gâteaux  de  froment,  du  vin, 
des  viandes  et  du  fruit.  Rig  dormit  entre  eux,  et  Moder  donna  le 
jour  à  un  fils  nommé  Jarl,  aux  cheveux  blonds,  aux  yeux  brillans. 
Il  grandit  au  logis,  il  monta  à  cheval,  il  lança  le  javelot,  il  mania  le 
glaive;  de  plus,  il  apprit  les  runes.  Il  épousa  la  blanche  Erna,  et 
leurs  enfans  furent  les  premiers  des  nobles. 
Voilà  par  quels  principaux  traits  le  mythe  Scandinave  représente 
*  l'origine  des  esclaves,  celle  des  hommes  libres,  celle  des  nobles. 
On  voit  que  Trœl,  Karl  et  Jarl,  les  trois  ancêtres,  sont  également 
fils  d'un  dieu.  Le  mythe  est  d'accord  sans  doute  avec  la  réalité  his- 
torique en  montrant  l'esclavage  soumis  chez  les  Germains,  dès  l'an- 
tiquité la  plus  lointaine  que  nous  puissions  atteindre,  à  des  condi- 
tions moins  dures  que  dans  le  monde  classique.  Assurément,  chez 
les  barbares  aussi,  on  vendait  ses  esclaves  comme  un  bétail,  on  les 
égorgeait  pour  les  sacrifices,  on  les  brûlait  sur  le  bûcher  de  leur 
maître,  ou  bien  on  les  ensevelissait  dans  le  même  tumulus.  Ce  sont 
là  des  faits  d'une  antiquité  primitive  que  les  Eddas  et  les  Nibelun- 


LES   ORIGINES   DU   GERMANISME.  183 

gen  nous  rappellent.  Toutefois  Tacite  nous  est  témoin  d'un  sérieux 
progrès.  «  Le  maître  tue  quelquefois  ses  esclaves,  dit-il,  mais  seu- 
lement en  général  dans  un  mouvement  de  colère,  comme  on  tue  un 
ennemi,  à  cela  près  que  c'est  impunément;  »  de  sorte  que,  sauf  la 
punition  ou  le  xveJirgcld,  la  vie  de  l'esclave  est  en  somme  presque 
autant  sauvegardée  chez  ces  barbares  que  celle  de  l'homme  libre. 
Tacite  remarque  que  les  esclaves  germains  ne  sont  pas,  comme  ceux 
de  Rome,  attachés  à  la  personne  du  maître,  à  son  service  honteux 
et  corrupteur,  mais  plutôt  à  la  glèbe,  avec  condition  d'une  redevance 
en  blé,  en  bétail,  en  vêtemens;  nous  avons  vu  la  tradition  eddique 
décrire  le  travail  servile  presque  sous  les  mêmes  couleurs  que  celui 
de  l'homm.e  libre,  plus  pénible  et  plus  grossier  seulement.  L'escla- 
vage conserve  sans  doute  chez  les  Germains  ses  sources  particu- 
lières :  le  jeu  et  les  dettes  font  perdre  à  beaucoup,  dit  Tacite,  leur 
liberté;  les  enfans  nés  de  mariages  entre  hommes  libres  et  esclaves 
sont  esclaves  eux-mêmes.  Cependant  la  source  principale,  c'est  la 
guerre;  ce  sont  les  vaincus  qu'on  réserve,  ce  semble,  soit  pour  les 
sacrifices  aux  dieux,  soit  pour  la  servitude.  Germanicus  ramena  plus 
d'une  fois  des  convois  de  soldats  romains  pris  par  les  barbares  et 
par  eux  réduits  en  esclavage.  Quand  sa  flotte  fut  dispersée  à  l'em- 
bouchure de  l'Ems  par  ce  terrible  orage  que  Tacite  a  si  admirable- 
ment décrit,  beaucoup  d'entre  eux,  échoués  sur  les  côtes  septen- 
trionales, éprouvèrent  le  même  sort;  il  fallut  les  aller  racheter  en 
Germanie.  Les  sagas  islandaises  montrent, à  côté  de  l'esclavage  pro- 
prement dit,  le  travail  libre  protégé  par  la  loi,  et  les  langues  germa- 
niques ont  encore  au  commencement  du  moyen  âge  toute  une  sé- 
rie d'expressions  qui  dénotent  plusieurs  degrés  entre  les  dernières 
classes.-Ceile  de  Ute  ou  Uîe,  par  exemple  {lezisto,  letzte,  le  dernier, 
le  plus  paresseux),  avant  de  s'appliquer  au  barbare  qui,  en  échange 
de  terres  concédées,  s'est  engagé  envers  l'empire  au  service  mili- 
taire et  à  une  redevance,  paraît  avoir  désigné  tout  d'abord  une  con- 
dition d'asservissement  modéré.  Il  en  était  de  même  sans  nul  doute 
de  la  condition  représentée  par  le  mot  vicier  ou  meigcr  :  c'était  le 
serviteur  surveillant  ou  intendant,  le  villicus  romain,  le  majordome 
et  plus  tard  le  maire.  Tacite  nous  dit,  en  parlant  des  Suèves,  que 
les  esclaves  germains  se  distinguaient  des  hommes  libres  en  ce 
qu'ils  n'avaient  pas  la  permission  de  porter  les  cheveux  longs;  pro- 
bablement il  y  avait  aussi  des  différences  de  vêtemens  que  nous 
ne  pouvons  reconnaître  aujourd'hui.  Quant  à  l'affranchissement, 
les  nombreuses  cérémonies  et  formules,  dont  Grimm  a  recueilli  les 
traces  ultérieures,  prouvent  qu'il  était  très  fréquent  en  Germanie 
avant  même  que  l'influence  chrétienne  vînt  le  multiplier. 
Il  n'y  avait  pas  sans  doute  d'aristocratie  sacerdotale.  César  re- 


18/i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

marque  déjà  qu'on  ne  trouvait  pas  au-delà  du  Rhin  un  sacer- 
doce comparable  à  celui  du  druidisme  celtique,  la  religion  des 
barbares  n'exigeant  sans  doute  ni  un  si  grand  appareil  ni  les  soins 
exclusifs  d'hommes  engagés  par  des  liens  spéciaux.  Tacite,  de 
son  côté,  ne  désigne  nulle  part  un  clergé  germanique;  mais  il 
mentionne  plusieurs  fois  des  fonctions,  religieuses  ou  simplement 
civiles,  qui  sont  remplies  par  des  prêtres,  en  vertu,  ce  semble, 
d'une  délégation  publique  et  peut-être  uniquement  à  titre  tempo- 
raire. Il  parle  quelque  part  du  prêtre  de  la  tribu  ou  de  la  cité.  Un 
curieux  morceau  d'Eunape  représente  les  Goths  traversant  le  Da- 
nube pour  entrer  dans  l'empire,  et  la  petite  troupe  de  chaque  dis- 
trict emportant  ses  objets  sacrés  que  le  prêtre  accompagne.  Dans 
chacun  de  ces  exemples,  le  prêtre  est  sans  doute  une  sorte  de  ma- 
gistrat, revêtu  d'un  caractère  sacré  pendant  ses  fonctions  seulement. 
Il  inaugure,  avons-nous  dit  avec  Tacite,  les  délibérations  de  l'as- 
semblée nationale  par  des  sacrifices,  par  la  proclamation  de  la  trêve 
sacrée,  par  l'injonction  du  silence.  Pendant  la  session,  il  réprime 
seul  et  punit  les  infractions  à  ces  ordres;  mais  il  peut  être  rem- 
placé, du  moins  pour  certains  actes  d'un  caractère  civil,  par  un 
autre  magistrat  ou  par  un  simple  père  de  famille. 

S'ils  n'admettaient  pas  un  clergé  proprement  dit,  les  Germains 
de  César  et  de  Tacite  connaissaient  une  véritable  noblesse.  On  n'en 
saurait  douter  à  voir  le  soin  que  met  ce  dernier  à  distinguer  le 
noble  non  pas  seulement  de  l'homme  libre,  de  l'affranchi  et  de 
l'esclave,  mais  encore  de  l'homme  qui  a  conquis  simplement  une 
illustration  personnelle.  Une  noblesse  s'appuie  d'ordinaire  sur  des 
privilèges  héréditaires.  Si  celle-ci  ne  pouvait  se  fonder  sur  la  pro- 
priété foncière,  qui  n'existait  pas,  peut-être  jouissait-ette  d'un 
double  ivelirgdd;  c'était  dans  ses  rangs  du  moins  qu'on  choisissait 
volontiers  les  magistrats,  et  que,  pour  certaines  tribus,  se  comp- 
taient les  titulaires  de  la  royauté.  La  plus  grande  puissance  de  cette 
aristocratie  avait  dû  être  contemporaine  des  plus  anciens  temps  de 
la  Germanie  ;  la  lutte  contre  Rome  et  les  troubles  de  l'invasion  en 
hâtèrent  la  chute,  et,  chez  les  peuples  immédiatement  mêlés  à  ces 
agitations,  les  familles  nobles  de  sang  royal  survécurent  seules,  ou 
peu  s'en  faut. 

La  royauté  germanique,  elle  aussi,  dut  être  une  institution  fort 
ancienne,  destinée  en  tout  cas  à  demeurer  très  vivace.  Les  Cimbres 
et  les  Teutons  la  pratiquaient  déjà.  César  ne  la  connaît  pas  :  suivant 
lui,  les  peuples  barbares  n'avaient  pas  de  chef  commun  pendant  la 
paix;  mais  César  n'a  guère  connu  en  Germanie  que  les  Suèves  et  les 
tribus  voisines,  situées  non  loin  de  la  région  rhénane,  tandis  qu'au 
contraire.  Tacite  nous  le  dit,  c'étaient  surtout  les  peuples  orientaux 


LES    ORIGINES    DU   GERMANISME.  185 

de  la  Germanie,  exempts  de  tous  rapports  avec  les  Romains,  qui 
avaient  conservé  ou  adopté  des  rois.  Puisque  nous  lisons  souvent 
dans  les  textes  que  d'anciennes  familles  avaient  été  longtemps  en 
possession  de  donner  des  rois  à  ces  peuples,  il  est  clair  que,  par  le 
fait  et  conséquemment  par  une  sorte  de  droit  issu  de  la  coutume, 
cette  suprême  dignité  était  devenue,  ou  à  peu  près,  héréditaire. 
Cela  n'exclut  pas  un  certain  droit  d'élection,  tout  au  moins  d'ap- 
probation populaire,  pouvant  choisir  entre  les  divers  membres  de 
ces  familles,  ou  même  leur  préférer  par  intervalles  quelque  chef 
sans  aïeux  devenu  tout  d'un  coup  illustre.  Toutefois  l'empire  d'une 
sorte  de  tradition  rendait  nécessairement  ces  exceptions  assez  rares. 
Suivant  Tacite,  les  Goths  étaient  plus  soumis  que  les  autres  peuples 
germains  à  la  royauté,  mais  sans  que  leur  liberté  eût  beaucoup  à 
en  souffrir.  C'est  dire  qu'en  général  la  liberté  germanique  et  l'in- 
stitution royale  n'étaient  pas  inconciliables,  que  celle-ci  n'était 
pas  de  nature  à  prévaloir  sur  celle-là.  On  se  rappelle  Childéric  ex- 
pulsé par  ses  sujets  et  remplacé  par  Syagrius,  on  connaît  l'his- 
toire du  vase  de  Soissons  sous  Clovis;  elle  prouve  que,  si  le  roi  des 
Francs  était  tout-puissant  pendant  la  guerre,  il  ne  l'était  plus  après 
la  victoire  remportée  en  commun.  INonibre  de  traits  de  l'histoire 
du  'nord  seraient  à  citer  dans  le  même  sens.  Le  roi  de  Suède  Olaf 
Skôtkonung,  pendant  le  lliîiig  de  1021,  refusait  de  conclure  avec  le 
roi  de  Norvège  une  paix  désirée  par  ses  sujets.  Comme  il  venait,  en 
présence  de  tout  le  peuple,  d'exprimer  impérieusement  son  refus, 
il  se  fit  un  grand  silence,  puis  le  larpnan  Thorgny  se  leva,  et  l'assis- 
tance presque  entière  avec  lui.  «  Il  paraît,  dit-il,  que  les  rois  des 
Svear  sont  aujourd'hui  d'autre  humeur  qu'autrefois.  Mon  grand 
père  m'a  souvent  parlé  du  roi  d'Upsal  Éric  Emundsson,  qui,  chaque 
année  victorieux,  n'en  écoutait  pas  moins  de  bonne  grâce  tout  ce 
que  ses  sujets  avaient  à  lui  dire.  Mon  père  a  vécu  longtemps  à  côté 
du  roi  Biôrn,  dont  il  connaissait  bien  le  caractère  :  le  royaume  était 
fort  et  florissant,  et  cependant  le  roi  Biôrn  était  d'un  facile  accueil; 
mais  le  roi  que  nous  avons  aujourd'hui  ne  consent  à  rien  entendre 
que  ce  qui  lui  plaît.  Hé  bien!  nous  voulons,  nous,  roi  Olaf,  que  tu 
fasses  la  paix  avec  le  roi  de  Norvège,  et  que  tu  lui  donnes  ta  fille 
Ingegerd  en  mariage.  A  cette  condition,  nous  te  suivrons  tous  pour 
aller  reprendre  les  états  que  tes  aïeux  ont  jadis  possédés.  Sinon, 
nous  t'attaquerons  et  nous  te  tuerons,  afin  de  ne  souffrir  de  toi  ni 
guerre  ni  injustice.  Ainsi  firent  nos  pères  lorsque,  au  i}ùng  de  Mula, 
ils  précipitèrent  dans  un  marais,  comme  tu  le  sais  fort  bien  ,  cinq 
rois  orgueilleux  comme  toi.  Parle  donc,  et  dis  à  l'instant  quelles 
conditions  tu  acceptes.  «  Ces  paroles  à  peine  prononcées,  l'assem- 
blée les  approuva  en  frappant  de  l'épée,  et  le  roi  déclara  qu'il 


186  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ferait  ce  qu'on  lui  demandait,  puisque  les  rois  ses  prédécesseurs 
avaient  toujours  admis  leurs  sujets  dans  leurs  conseils.  —  Ces  exem- 
ples, qu'on  pourrait  multiplier,  montrent  une  des  principales  diffé- 
rences entre  le  monde  germanique  et  les  Celtes,  chez  qui,  suivant 
le  témoignage  de  César,  le  peuple,  privé  de  toute  initiative  et  de 
tout  crédit,  se  voyait  traité  à  peu  près  comme  les  esclaves. 

En  résumé,  les  institutions  que  le  livre  de  Tacite  nous  laisse 
apercevoir  chez  les  Germains  du  i"  siècle  après  l'ère  chrétienne 
sont  encore  indécises,  mais  n'en  traduisent  pas  moins  clairement 
ce  qu'était  ce  génie  barbare.  Si  elles  n'admettaient  pas  univer- 
sellement la  royauté,  toutes  les  tribus  y  inclinaient  cependant, 
voyant  en  elle  une  dignité  plus  militaire  que  religieuse,  une  fonc- 
tion d'intérêt  commun  déléguée  par  la  confiance  des  peuples,  for- 
tifiée ensuite  et  en  partie  consacrée  par  leur  dévoûment,  toujours 
conditionnelle  néanmoins  et  révocable.  Conception  bien  différente 
de  celle  du  monde  romain,  suivant  laquelle  tout  magistrat  passait 
pour  recevoir  comme  inaliénable  pendant  un  temps  le  dépôt  de 
l'intégrité  du  pouvoir,  sans  parler  de  la  théorie  du  césarisme,  qui 
supposait  l'accumulation  de  toutes  les  puissances  et  l'aliénation  de 
toutes  les  volontés  entre  les  mains  et  au  profit  d'un  seul.  Si  l'exis- 
tence d'une  aristocratie  était  chez  les  Germains  un  fait  plus  général 
que  celle  de  la  royauté ,  encore  faut-il  remarquer  qu'elle  avait  sa 
raison  d'être,  elle  aussi,  dans  la  reconnaissance  nationale  pour  des 
services  permanens  et  héréditaires,  plutôt  que  dans  la  seule  vertu 
de  la  tradition.  Ces  barbares  n'aliénaient  pas  leur  indépendance  : 
égaux  entre  eux  sous  des  chefs  élus  par  eux-mêmes,  ils  traitaient 
leurs  affaires  en  commun  dans  leurs  assemblées  partielles  ou  géné- 
rales. 

C'est  ce  qui  empêche  d'être  absolument  vaine  la  question,  si 
souvent  agitée,  —  et  qu'on  n'est  d'ailleurs  tenu  qu'à  entrevoir 
quand  on  se  place,  comme  nous,  au  temps  de  Tacite,  —  à  savoir 
quelles  institutions  germaniques  ont  continué  de  se  développer 
après  l'invasion  au  milieu  du  travail  de  la  société  nouvelle.  Sans 
doute  il  ne  se  pouvait  pas  que  l'instinct  de  la  liberté  civile  et  poli- 
tique, dont  les  Germains  avaient  fait  preuve,  detneurât  stérile. 
Toutefois  le  problème  est  des  plus  complexes,  et,  en  dehors  de 
quelques  traits  tout  généraux  et  un  peu  vagues  qu'on  aperçoit 
d'abord,  il  ne  peut  s'aborder  sérieusement  que  par  un  attentif  et  pa- 
tient examen  des  textes  du  moyen  âge.  Même  au  lendemain  de  la 
conquête,  comment  distinguer  les  pures  traces  germaniques,  alors 
que  s'exercent  avec  tant  de  puissance  les  influences  romaine  et 
chrétienne?  La  savante  organisation  de  l'empire  n'avait-elle  pas 
prévu  et  pratiqué  presque  toutes  les  formes?  ne  connaissait -elle 


LES   ORIGINES    DU    GERMANISME.  187 

pas  les  concessions  territoriales  en  échange  du  service  militaire  ou 
des  redevances,  les  bénéfices,  les  emphytéoses,  la  condition  des 
lètes?  Il  est  vrai  toutefois  que  la  constitution  féodale  du  moyen  âge 
trahit  des  tendances  et  admet  des  principes  qui  paraissent  avoir  été 
réellement  inaugurés  par  le  génie  germanique.  Rien  n'est  plus  éloi- 
gné à  coup  sûr  des  habitudes  de  la  centralisation  immaine  que  ce 
fractionnement  de  la  société  en  groupes  rattachés  entre  eux,  non  par 
une  loi  commune,  émanant  d'une  autorité  unique  s'imposant  à  tous, 
mais  par  le  double  lien  d'une  protection  et  d'un  dévoûment  réci- 
proques. Le  roi  n'est  plus  ici  que  le  premier  des  suzerains  :  à  ses 
droits  suprêmes  correspondent  de  suprêmes  devoirs.  En  vain  la 
tradition  romaine,  appelant  à  son  aide  la  consécration  de  l'église, 
essaiera-t-elle  de  lui  rendre  l'autorité  des  anciens  césars  :  le  germe 
du  self-govermnent  a  été  déposé  au  sein  du  monde  moderne,  et  ne 
sera  plus  étouffé.  Avec  les  assemblées  représentatives  pour  organes, 
se  fondera  un  gouvernement  d'une  forme  nouvelle,  inconnue  de 
l'antiquité,  et  d'un  cadre  assez  flexible  ou  assez  large  pour  donner 
place  au  rôle  nécessaire  de  classes  nombreuses  de  citoyens  jusqu'a- 
lors non  comptées  dans  l'état. 

Cette  transformation  considérable  résume  à  peu  près  à  elle  seule 
tout  le  changement  apporté  par  le  germanisme  dans  l'ordre  des 
idées  politiques  et  sociales.  Il  nous  reste  à  considérer  quelles  mo- 
difications morales  et  intellectuelles  devaient  s'accomplir  en  même 
temps,  et  à  rechercher  ce  qu'allait  devenir  le  génie  classique  aux 
prises  avec  la  première  influence  du  génie  barbare  et  avec  l'aspect 
d'un  monde  nouveau. 

A.  Geffroy. 


LES  COALITIONS 

DE    PATRONS    ET    D'OUVRIERS 


Les  lois  sur  les  coalitions  de  patrons  ou  d'ouvriers  vont  de  nou- 
veau être  soumises  à  l'examen  de  l'assemblée  nationale.  L'opinion 
publique  suivra  sans  nul  doute  avec  un  vif  intérêt  la  réouverture  des 
débats  législatifs  sur  ce  grave  sujet.  Chacun  sent  aujourd'hui  que 
le  maintien  de  la  paix  publique  est  intimement  lié  à  l'apaisement 
des  relations  entre  les  classes  industrielles;  mais  comment  éviter  le 
retour  des  grèves  stériles  et  des  conflits  désastreux  qui  ont  troublé 
les  dernières  années  de  l'empire  avant  d'aboutir  à  la  catastrophe 
de  l'année  1871?  Quelques  personnes  attribuent  presque  exclusi- 
vement à  la  loi  de  186/i  et  à  l'abrogation  des  articles  du  code  pé- 
nal interdisant  les  coalitions  les  crises  qui  ont  surgi  dans  nos  grands 
centres  manufacturiers,  et  demandent  qu'on  revienne  simplement 
à  la  loi  de  18Ù9.  Certains  partisans  de  la  liberté  critiquent  aussi, 
toutefois  en  un  sens  contraire,  la  législation  de  186^  ;  suivant  eux, 
les  concessions  faites  à  cette  époque  sont  insuffisantes  :  les  obstacles 
dont  on  a  entouré  dans  la  pratique  le  nouveau  droit  en  rendent  l'u- 
sage à  la  fois  stérile  et  dangereux;  l'application  du  droit  commun 
aux  délits  commis  par  les  grévistes  serait  seule  conforme  à  la  jus- 
tice et  aux  véritables  intérêts  du  pays.  Entre  ces  deux  opinions  ex- 
trêmes, on  trouve  de  nombreuses  propositions  qui  ont  pour  but 
d'améliorer  la  loi  de  186/i  en  modifiant  plusieurs  termes  équivo- 
ques ou  incohérens,  sans  accepter  pourtant  soit  le  retour  à  la  loi  de 
18/i9,  soit  la  suppression  des  pénalités  spéciales.  D'autres  enfin 
voudraient  maintenir  le  droit  de  coalition,  mais  le  réglementer  et 
poser  certaines  limites  à  la  liberté.  Entre  ces  divers  partis,  quel 
est  le  meilleur?  Et  d'abord  faut-il  rétablir  l'interdiction  des  coa- 


LES    COALITIONS   DE    PATRONS    ET   D'oUVRIERS.  189> 

litions  (1)?  C'est  à  ces  questions  que  nous  allons  essayer  de  ré- 
pondie. 

I. 

Tandis  que  chez  nous  on  parle  de  revenir  sur  la  réforme  opérée 
en  186Zi,  les  peuples  dont  l'industrie  est  parvenue  au  plus  haut 
degré  d'activité  marchent  d'un  pas  ferme  dans  la  voie  de  la  liberté. 
Les  Anglais  et  les  Suisses  s'y  étaient  engagés  bien  avant  nous;  les 
Belges  et  les  Allemands  nous  y  ont  suivis.  Chez  ces  quatre  nations, 
le  principe  de  la  liberté  est  définitivement  consacré;  on  a  reconnu 
la  nécessité  de  supprimer  les  vieilles  lois  prohibitives  et  d'accorder 
dans  sa  plénitude  le  droit  de  coalition.  En  Angleterre,  on  le  sait,  la 
réforme,  proposée  par  Joseph  Hume  et  défendue  par  Huskisson,  date 
de  182/1.  Dès  cette  époque,  le  ministre  anglais  déclarait  que  «  les 
lois  contre  les  coalitions  avaient  plus  que  toute  autre  cause  contri- 
bué à  les  multiplier  et  aggravé  les  maux  auxquels  on  voulait  porter 
remède.  »  De  son  côté,  le  comité  d'enquête  disait  dans  son  rapport 
que  «  non-seulement  les  lois  existantes  étaient  insuffisantes  contre 
les  coalitions,  mais  qu'elles  produisaient  l'irritation  et  la  défiance, 
et  donnaient  aux  crises  ouvrières  un  caractère  de  violence  qui  les 
rendait  éminemment  dangereuses  pour  l'ordre  public.  » 

En  aucun  pays,  les  relations  des  ouvriers  et  des  patrons  n'ont  été 
plus  réglementées  qu'en  Angleterre.  Le  premier  statut  sur  ce  sujet 
remonte  au  xiv' siècle.  Sous  le  règne  d'Edouard  III,  en  1350,  le  taux 
des  salaires  fut  fixé  pour  les  principales  professions  du  royaume.  Sous 
Edouard  VI,  un  autre  act  constate  que  des  travailleurs  «  ont  conspiré 
et  se  sont  liés  par  des  sermons,  au  grand  dommage  des  sujets  de  sa 
majesté,  pour  fixer  le  nombre  d'heures  de  la  journée  de  travail,  »  et 
frappe  les  coupables  de  peines  rigoureuses  :  amende  de  hO  livres,  pi- 
lori, dans  certains  cas  l'oreille  tranchée.  Depuis  cette  époque,  trente- 
sept  acts  furent  successivement  votés  par  le  parlement  pour  régler  les 
difficultés  relatives  aux  rapports  des  maîtres  et  des  ouvriers;  cepen- 
dant le  but  ne  fut  jamais  atteint.  Lorsque  la  loi  de  182/i  abrogea  cette 
longue  série  d'ordonnances,  on  venait,  depuis  vingt  ans,  d'assister  à 
des  grèves  terribles.  Les  tradcs-unions  s'étaient  multipliées  malgré 
de  nombreuses  entraves;  leurs  menées  souterraines,  leurs  violences 
et  leurs  crimes  étaient  bien  faits  pour  effrayer  l'opinion  publique. 
Dès  1807,  le  père  de  Robert  Peel  se  plaignait  du  peu  de  sécurité  dont 
jouissait  la  propriété  industrielle.  «  Beaucoup  de  capitalistes, "di- 
sait-il, songent  sérieusement  à  transporter  leurs  biens  et  leurs  fa- 
milles dans  d'autres  pays  où  ils  pourront  trouver  plus  de  protection,  i» 

(1)  C'est  là  ce  que  demande  le  projet  de  loi  déposé  récemment  par  M.  Pcltereau- 
Yilleneuve  et  plusieurs  autres  députés. 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  1810,  30,000  ouvriers  des  filatures  de  Manchester  et  des  environs 
se  mettaient  en  grève,  et  se  laissaient  entraîner  à  de  graves  désor- 
dres; en  1811,  les  ouvriers  bonnetiers  de  Nottingham  protestaient 
contre  l'introduction  des  machines  par  une  véritable  insurrection. 
Les  lucidités,  —  c'est  ainsi  qu'on  les  désignait  du  nom  d'un  de  leurs 
chefs,  —  pillèrent  et  brûlèrent  les  manufactures.  Pendant  six  ans, 
leurs  ravages  continuèrent,  les  mesures  les  plus  sévères  durent 
être  prises  contre  eux  :  en  une  seule  année,  on  en  pendit  18  à  York. 
Dans  les  cas  ordinaires,  on  appliquait  aux  grévistes  la  loi  martiale. 
La  loi  de  182A,  en  établissant  la  liberté  des  coalitions,  n'a  pas  su- 
bitement arrêté  le  mal;  depuis  cette  époque,  l'industrie  anglaise 
s'est  vue  troublée  par  de  nombreux  conflits.  Cependant  il  est  un 
fait  incontestable  :  malgré  les  réclamations  d'une  partie  des  manu- 
facturiers, malgré  les  excès  commis  par  les  tj-ades-unions  et  les 
souffrances  qui  en  sont  résultées,  la  liberté  a  été  constamment 
maintenue.  Les  modifications  successives  apportées  à  la  législation 
ont  laissé  intact  le  principe  consacré  dès  182^ 

Aujourd'hui,  après  une  aussi  longue  expérience,  après  les  nom- 
breuses enquêtes  parlementaires  qui  ont  éclairé  toutes  les  faces  du 
sujet,  on  peut  penser  que  l'Angleterre  doit  être  édifiée  sur  la  néces- 
sité de  prohiber  ou  d'autoriser  les  ligues  d'ouvriers  ou  de  patrons. 
Eh  bien!  le  résultat  de  ces  cinquante  années  de  pratique  est  une  loi 
que  le  parlement  a  votée  l'année  passée  ;  cette  loi  fait  tomber  les 
dernières  barrières  auxquelles  venaient  se  heurter  les  coalitions. 
Moyennant  certaines  conditions  de  publicité,  elle  offre  l'existence 
légale  aux  trades-unions,  et,  tout  en  assurant  l'ordre  général  et  le 
respect  de  la  liberté  individuelle  par  des  mesures  très  rigoureuses 
prises  contre  les  perturbateurs,  elle  donne  une  entière  facilité  à  l'en- 
tente des  entrepreneurs  ou  des  ouvriers.  Les  ligues  des  employeurs, 
comme  on  dit  en  Angleterre,  et  celles  des  travailleurs  sont  affran- 
chies de  toute  entrave,  pourvu  qu'on  n'ait  recours  ni  à  la  fraude  ni 
à  la  violence;  dans  ce  dernier  cas,  des  peines  sévères  rappellent  aux 
plus  ignorans  la  différence  qui  existe  entre  la  liberté  et  le  mépris 
des  droits  d' autrui. 

De  grands  progrès  se  sont  ainsi  réalisés;  on  voit  aujourd'hui  des 
grèves  durer  plusieurs  semaines  sans  entraîner  de  désordres  sé- 
rieux. Celle  toute  récente  des  mécaniciens  de  Newcastle  a  offert  un 
spectacle  saisissant  :  près  de  10,000  ouvriers  chômèrent  pendant 
cinq  mois,  surexcités  par  des  ligues  et  des  meetings  formés  dans 
tout  le  royaume,  luttant  contre  l'introduction  des  ouvriers  étran- 
gers, allemands  ou  belges,  auxquels  les  patrons  voulaient,  par  une 
tactique  légitime,  ouvrir  leurs  ateliers,  et  obtenant  enfin  une  tran- 
saction qui  leur  assurait  certains  avantages  au  point  de  vue  de  la 
réduction  des  heures  de  la  journée  de  travail.  Durant  ce  long  et 


LES    COALITIONS   DE    PATRONS    ET   d'oUVRIERS.  191 

malheureux  conflit,  l'ordre  ne  fut  pas  un  seul  instant  compromis, 
la  justice  n'eut  à  réprimer  que  de  rares  actes  d'intimidation.  De 
pareils  faits  ne  se  produisent  pas  sans  agir  vivement  sur  l'opinion; 
le  parlement  en  a  tiré  des  conclusions  favorables  à  la  liberté.  Ses 
récentes  discussions  à  propos  du  bill  sur  les  trades-unions  ont 
prouvé  qu'en  somme  aucun  parti  ne  regrettait  le  rappel  des  an- 
ciennes lois. 

L'exemple  de  l'Allemagne  n'est  pas  moins  frappant.  On  sait  avec 
quelle  persistance  ont  été  maintenus  dans  ce  pays,  et  notamment  en 
Prusse,  les  liens  corporatifs  et  administratifs.  Brisées  une  première 
fois  après  léna  par  la  vigoureuse  initiative  de  Stein,  les  anciennes 
entraves  se  resserrent  promptement  et  ne  commencent  à  se  relâcher 
qu'après  18/i8.  C'est  de  cette  époque  que  date  la  propagande  d'é- 
conomistes distingués  tels  que  MM.  Schulze-Delitzsch,  J.  Faucher, 
Michaëlis,  à  qui  l'on  doit  l'expansion  des  associations  de  crédit  po- 
pulaire, ainsi  que  les  premières  réclamations  en  faveur  de  la  liberté 
de  l'industrie.  Malgré  leurs  efforts,  la  question  des  coalitions  vint 
seulement  en  1865  à  la  chambre  des  représentans.  Après  de  longs 
débats,  où  les  défenseurs  de  la  liberté  eurent  à  lutter  contre  l'al- 
liance du  parti  féodal  avec  le  parti  socialiste,  une  loi  libérale  fut 
enfin  votée  en  1866.  En  1869,  le  principe  sanctionné  par  cette  loi 
a  été  de  nouveau  discuté  au  moment  de  la  délibération  générale  du 
code  industriel  de  la  confédération  du  nord  et  de  nouveau  confirmé 
par  la  majorité;  aujourd'hui  la  liberté  des  coalitions  est  complète 
en  Allemagne. 

La  Belgique  a  conservé  jusqu'en  1866,  dans  son  code  pénal,  nos 
anciens  articles  414  et  suivans;  mais,  depuis  cette  époque,  elle  a 
imité  notre  exemple,  et  elle  possède  comme  nous  la  liberté  des 
coalitions.  Cette  liberté  existe  également  en  Suisse;  le  seul  canton 
où  les  associations  ouvrières  soient  soumises  à  certaines  restrictions 
est  celui  de  Zurich.  Quant  aux  États-Unis,  il  suffira  d'un  trait  pour 
montrer  quel  degré  d'indépendance  y  est  laissé  aux  unions  indus- 
trielles. En  1867,  un  agent  diplomatique  anglais,  ayant  reçu  de 
son  gouvernement  la  mission  de  prendre  auprès  du  ministère  amé- 
ricain des  informations  à  ce  sujet,  écrivait  au  foreign  office  :  (c  Le 
secrétaire  au  département  de  l'intérieur  m'a  répondu  qu'il  n'existait 
dans  son  administration  aucun  document  sur  l'objet  en  question,  et 
qu'il  était  incapable  de  me  fournir  des  renseignemens  positifs.  » 

Le  principe  de  la  liberté,  proclamé  par  nos  voisins,  consacré  chez 
nous  par  la  réforme  de  1864,  peut-il  encore  être  contesté?  L'an- 
cienne doctrine  d'après  laquelle  toute  coalition  des  ouvriers  ou  des 
patrons  était  considérée  comme  illégitime,  qui  défendait  aux  entre- 
preneurs ou  aux  travailleurs  de  se  concerter  pour  débattre  le  prix  de 
la  main-d'œuvre  et  de  se  retirer  simultanément  du  marché,  si  leurs 


192  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conditions  étaient  repoiissées,  cette  théorie  pourrait-elle  être  de 
nouveau  soutenue?  Précisons  bien  la  question.  Depuis  qu'en  France 
les  fondateurs  de  l'économie  politique  moderne  ont,  au  xviii^  siècle, 
proclamé  la  liberté  du  travail,  «  la  plus  sacrée  et  la  plus  imprescrip- 
tible des  propriétés,  »  depuis  que  la  révolution  a  placé  cette  maxime 
à  la  base  de  nos  institutions,  on  est  arrivé  nécessairement  à  conclure 
qu'en  principe  les  relations  de  l'entrepreneur  et  du  travailleur,  as- 
similées à  celles  d'un  vendeur  et  d'un  acheteur  quelconque,  doivent 
être,  comme  celles-ci,  absolument  libres.  Après  avoir  été  bien  long- 
temps entravé  par  des  règlemens  restrictifs  de  toute  espèce,  le  droit 
de  l'ouvrier  et  du  patron  à  discuter  en  toute  liberté  leurs  intérêts 
réciproques  et  à  refuser  de  se  lier  l'un  vis-à-vis  de  l'autre  tant  que 
les  conditions  de  l'engagement  n'ont  pas  été  débattues  et  agréées  par 
les  deux  contractans,  ce  droit  est  reconnu  comme  indéniable.  Les 
objections  ne  se  produisent  que  lorsqu'on  passe  de  l'individu  isolé 
à  un  groupe  d'individus.  Qu'un  certain  nombre  de  patrons  et  d'ou- 
vriers s'entendent  pour  formuler  leurs  prétentions  en  menaçant  de 
se  retirer  collectivement,  si  ces  conditions  ne  sont  pas  acceptées, 
c'est  là,  dit- on,  un  délit;  la  justice  doit  sévir,  en  supposant  même 
qu'il  n'ait  été  porté  atteinte  ni  à  la  liberté  individuelle  ni  à  l'ordre 
public.  Comment  justifie-t-on  cette  théorie? 

Un  coup  d'œil  jeté  sur  les  discussions  de  nos  assemblées  prouvera 
combien  sont  faibles  les  raisonnemens  employés  jusqu'ici.  Il  faut 
remonter  à  l'origine  des  débats  publics  qui  ont  eu  lieu  sur  ce  sujet. 
Le  premier  date  de  juin  1791.  La  suppression  des  corporations,  ju- 
randes et  maîtrises  avait  été  prononcée  dans  la  nuit  du  h  août  1789 
et  réalisée  par  le  décret  du  16  février  1791.  Dès  le  mois  de  juin  de 
la  même  année,  les  ouvriers  employés  dans  les  ateliers  de  la  ville  de 
Paris  se  mettent  en  grève.  La  constituante  pense  que  cette  tenta- 
tive cache  un  essai  de  restauration  des  privilèges  qu'elle  vient  de 
détruire,  et  ordonne  de  réprimer  les  entreprises  de  ce  genre.  Cha- 
pelier, chargé  de  faire  le  rapport,  déclare  que  «  toute  coalition  est 
contraire  aux  principes  constitutionnels  qui  suppriment  les  corpo- 
rations. »  L'orateur  procède  par  affirmations,  et  ces  affirmations  pa- 
raissent aujourd'hui  bien  hasardées.  «  Il  ne  doit  pas  être  permis 
aux  citoyens  de  certaines  professions,  dit-il,  de  s'assembler  pour 
leurs  prétendus  intérêts  communs.  Il  n'y  a  plus  de  corporations  dans 
l'état;  il  n'y  a  plus  que  l'intérêt  particulier  de  chaque  individu  et 
l'intérêt  général.  »  Il  termine  par  cette  déclaration  parfaitement 
socialiste  :  «  les  assemblées  des  ouvriers  se  sont  dites  destinées  à 
procurer  des  secours  aux  travailleurs  de  la  même  profession  ma- 
lades ou  sans  travail;...  c'est  à  la  nation,  c'est  aux  offirîo's publics 
en  son  nom,  à  fournir  des  travaux  à  ceux  qui  en  ont  besoin  pour 
leur  existence,  »  Ceci,  on  le  voit,  se  rapproche  beaucoup  de  la  théorie 


LES   COALITIONS    DE    PATRONS    ET   d'oUVRIERS.  193 

du  droit  au  travail  (1).  La  loi  du  lZi-17  juin  1791  défendit  «  aux 
citoyens  d'un  même  état  ou  profession  de  nommer  ni  présidons,  ni 
secrétaires,  ni  syndics,  de  tenir  des  registres,  prendre  des  arrêtés  ou 
délibérations  sur  leurs  prétendus  intérêts  communs.  »  Quatre  mois 
plus  tard,  les  chambres  de  commerce  étaient  supprimées  (16  octobre 
1791). 

Le  consulat,  par  la  loi  du  22  germinal  an  xi,  confirma  et  aggrava 
la  législation  précédente  :  toute  coalition  de  la  part  des  ouvriers 
«cessant  en  même  temps  de  travailler...  pour  enchérir  les  travaux» 
fut  punie  de  six  mois  de  prison;  la  coalition  des  patrons  n'entraî- 
nait qu'une  amende  de  100  à  3,000  francs  et  un  mois  de  prison  au 
maximum.  Le  code  pénal  de  1810,  tout  en  adoucissant  la  punition, 
laissa  subsister  l'inégalité  de  peine  :  les  articles  Mh,  àib  et  suivans 
frappèrent  les  ouvriers  coalisés  d'un  mois  au  moins  et  de  trois  mois 
au  plus  d'emprisonnement.  Les  chefs  ou  moteurs  pouvaient  être 
condamnés  à  cinq  ans  de  prison  et  à  la  surveillance  de  la  haute 
police;  les  patrons  ne  s'exposaient  qu'à  une  amende  de  200  à 
3,000  francs  et  à  un  emprisonnement,  variant  de  six  jours  à  un  mois. 
Ici  il  n'était  plus  question  de  peines  spéciales  contre  les  chefs  ou 
moteurs.  En  outre  la  coalition  des  patrons  devait  être  «  injuste  et 
abusive  »  pour  donner  lieu  à  des  poursuites,  tandis  que  dans  l'ar- 
ticle relatif  aux  ouvriers  on  avait  omis  ces  mots.  Sous  la  restau- 
ration et  la  monarchie  de  juillet,  le  maintien  de  ces  lois  rigou- 
reuses souleva  de  vives  réclamations  :  des  grèves  nombreuses,  des 
agitations  sanglantes,  des  sociétés  secrètes  habilement  fondées, 
vinrent  prouver  l'inefficacité  des  mesures  restrictives.  «  Il  ne  s'est 
guère  passé  d'année  durant  ce  laps  de  temps,  dit  M.  Levasseur  (2), 
sans  que  les  tribunaux  aient  eu  à  juger  un  ou  plusieurs  procès  de 
coalition,  et  pourtant  le  parquet  ne  recherchait  pas  ces  procès;  il 
laissait  volontiers  sommeiller  la  loi  tant  que  des  faits  publics  de 
violence  ne  se  produisaient  pas.  »  Malheureusement  de  sérieux  dé- 
sordres éclatèrent  trop  souvent;  plusieurs  émeutes  sortirent  des 
conciliabules  souterrains  des  centres  socialistes.  Néanmoins  ce  n'est 
qu'en  18/i9,  à  l'assemblée  législative,  que  le  débat  fut  ouvert  de 
nouveau  au  sujet  des  coalitions.  Cette  fois  encore,  une  loi  prohi- 
bitive fut  votée  par  la  majorité;  elle  a  été  maintenue  jusqu'en  186/i, 
et  en  ce  moment  on  voudrait  nous  y  ramener. 

Quels  sont  cependant  les  argumens  qui  furent  alors  invoqués?  C'est 
expressément  jt?OMr  assurer  la  liberté  du  travail  et  de  V industrie  que 

(1)  La  révolution  entrait  alors  dans  la  voie  qui  devait  la  conduire  à  de  dangereuses 
innovations;  il  suffit  de  rappeler  ici  le  rapport  du  comité  pour  l'extinction  de  la  men- 
dicité. 

(2)  Histoire  des  classes  ouvrières  depuis  1789. 

TOME  xcviii.  —  1872,  13 


I9li  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  rapporteur  de  18/i9,  M.  de  Vatimesnil,  réclame  l'intervention  delà 
loi  contre  le  concert  des  capitalistes  ou  des  travailleurs.  Toute  la 
question  est  de  savoir  ce  qu'on  appelle  la  liberté  du  travail.  Yoici 
dans  quelles  conditions  exclusives  cette  liberté  existe  suivant  M.  de 
Vatimesnil.  Il  faut,  dit-il,  considérer  deux  élémens  :  d'abord  la  pro- 
portion des  offres  opposée  à  celle  des  demandes,  ou,  si  l'on  veut, 
la  quantité  des  commandes  prises  en  bloc  comparée  à  la  quantité 
des  bras  qui  sont  prêts  à  les  exécuter;  puis  la  concurrence  à  laquelle 
se  livrent  entre  eux  ceux  qui  font  soit  les  offres,  soit  les  demandes, 
autrement  dit  les  entrepreneurs  et  les  ouvriers.  ((  Quand  ces  élé- 
mens de  la  fixation  des  prix  agissent  sans  entraves,  l'industrie,  le 
commerce,  le  travail,  sont  libres,  et  les  prix  s'établissent  d'une  ma- 
nière vraie  et  loyale.  Dans  le  cas  contraire,  la  liberté  est  altérée,  et 
les  prix  deviennent  factices.  Or  les  coalitions  ont  pour  résultat  ma- 
nifeste de  détruire  ou  de  modifier  les  effets  de  la  concurrence. 
Elles  sont  donc  contraires  à  la  liberté  du  commerce,  de  l'industrie 
et  du  travail.  »  Est-il  besoin  d'insister  longuement  sur  les  défauts  de 
ce  raisonnement?  L'auteur  y  réunit  en  un  seul  argument  deux  con- 
sidérations très  différentes.  Les  coalitions,  dit-il,  modifient  ou  dé- 
truisent les  effets  de  la  concurrence.  Qu'elles  modifient  la  concur- 
rence, on  ne  peut  le  nier,  car  c'est  là  précisément  le  but  qu'elles  se 
proposent,  comme  toutes  les  formes  possibles  d'association  contrac- 
tée entre  des  intérêts  individuels.  Chaque  fois  que  ceux  qui  font 
des  offres  ou  des  demandes  se  lient  par  une  société  de  courte  ou  de 
longue  durée,  par  une  union,  par  un  syndicat  quelconque,  ils  sub- 
stituent l'action  collective  à  l'action  isolée;  lafasion  des  capitaux  en 
sociétés  grandes  ou  petites,  puis  des  sociétés  en  vastes  aggloméra- 
tions, leur  donne  sur  les  divers  marchés  une  puissance  considé- 
rable. Toutefois  lorsque  les  contrats  qui  lient  les  divers  intéressés 
sont  conclus  librement,  lorsqu'il  n'est  fait  usage  ni  de  la  fraude, 
ni  de  la  force,  soit  entre  les  associés,  soit  à  l'égard  des  tiers,  com- 
ment prétendre  que  les  associations  portent  atteinte  à  la  liberté  du 
travail  en  détruisant  la  concurrence?  N'est-ce  pas  imiter  certains 
déclamateurs  populaires  qui,  en  présence  de  toutes  les  grandes 
sociétés  industrielles  modernes,  crient  au  monopole?  La  loi  doit  être 
la  même  pour  toutes  les  associations,  qu'il  s'agisse  du  travail  ou  du 
capital.  Elle  ne  peut  empêcher  les  intéressés  de  conclure  des  con- 
trats tant  que  les  parties  n'usent  que  de  moyens  légitimes.  Si  la 
liberté  individuelle  ou  l'ordre  public  est  violé,  que  la  justice  inter- 
vienne, c'est  son  devoir.  Tant  que  les  personnes  et  les  propriétés 
sont  respectées,  elle  doit  s'abstenir.  Si  quelque  chose  peut  com- 
promettre ou  détruire  la  concurrence,  ce  sont  précisément  des  lois, 
âes  règlemens  qui  viendraient,  aussi  bien  que  des  menaces  ou  l'em- 
ploi de  la  force,  entraver  le  droit  naturel  qu'a  chaque  individu  de 


LES    COALITIONS    DE    PATRONS    ET   d'oUVRIERS.  195 

combiner  son  propre  intérêt  avec  celui  de  son  voisin.  Sous  prétexte 
d'assurer  la  liberté  du  travail,  on  la  supprime  en  interdisant  la 
coalition. 

C'est  là  qu'on  arriva  en  18/i9;  on  voulut  empêcher  le  coiicert  et 
punir  la  coalition  sans  tenir  compte  ni  des  intentions  ni  des  cir- 
constances. Jusque-là  du  moins,  dans  l'article  M  5,  les  mots  injuste- 
ment et  abusivement,  s'appliquant  à  la  tentative  de  faire  varier  les 
salaires,  spécifiaient  dans  le  cas  des  patrons  le  caractère  que  devait 
avoir  la  coalition  pour  se  transformer  en  délit;  la  loi  de  18ii9  les 
supprime.  Depuis,  les  tribunaux  ont  toujours  jugé'  que  «  la  coali- 
tion était  punissable  dans  tous  les  cas,  quelle  que  fût  l'intention  des 
coalisés,  quelque  légitime  que  pût  être  leur  prétention,  quelque 
exempts  de  blâme  et  d'immoralité  que  fussent  les  moyens  employés 
pour  former  ou  maintenir  la  coalition  (1).  »  La  loi  du  27  novembre 
18/i9  punit  également  les  coalitions  de  patrons  et  d'ouvriers  d'un 
emprisonnement  de  six  jours  à  trois  mois  et  d'une  amende  de 
16  francs  à  3,000  francs.  Les  chefs  ou  moteurs  s'exposaient  à  la  sur- 
veillance de  la  haute  police  et  à  un  emprisonnement  variant  de 
deux  à  cinq  ans. 

Le  rapporteur  du  projet  de  loi  de  186A  n'eut  pas  de  peine  à  dé- 
montrer l'insuffisance  des  raisons  présentées  par  ses  prédécesseurs. 
D'ailleurs  l'expérience  avait  parlé;  la  logique  des  faits  s'était  mon- 
trée plus  forte  que  les  argumens  qu'on  lui  avait  opposés.  Après 
quinze  années  de  pratique,  l'inefficacité  de  la  loi  de  18A9  était  re- 
connue par  tous  les  hommes  de  bonne  foi.  Toujours  discutée  et  ap- 
pliquée très  inégalement,  la  nouvelle  législation  n'avait  pas  empê- 
ché les  coalitions.  De  1853  à  1862,  749  coalitions  d'ouvriers  et 
98  de  patrons  furent  jugées;  dans  l,/i27  cas,  les  poursuites  avaient 
été  commencées,  puis  abandonnées.  Ces  chiffres  donnent  une 
moyenne  d'environ  200  affaires  qui  ont  été  annuellement  portées 
devant  les  tribunaux,  et  pourtant  l'autorité  ne  se  servait  pas  volon- 
tiers de  la  loi;  les  magistrats  l'appliquaient  comme  à  regret.  «  Ils 
semblaient  presque,  dit  un  document  administratif,  protester  contre 
l'existence  du  déht  que  le  code  les  forçait  de  réprimer.  »  Ils  for- 
mulaient des  peines  légères  que  d'ordinaire  le  souverain  effaçait  sur 
la  recommandation  du  tribunal  lui-même.  Des  avocats  célèbres  dé- 
fendaient les  grévistes  devant  les  tribunaux,  et  Berryer  donnait 
l'exemple  en  plaidant  plusieurs  fois  pour  eux.  L'opinion  publique  se 
prononçait  presque  toujours  en  faveur  des  accusés,  et,  par  crainte 
de  voir  condammer  des  fautes  d'un  caractère  douteux,  facilitait  l'im- 
punité des  coupables.  Ce  sont  là  les  inconvéniens  d'une  législation 

(1)  Voyez  l'arrêt  de  la  ooui-  de  cassation  du  ii4  février  1859  et  celai  du  la  no- 
vembre 1862. 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  s'appuie  sur  des  bases  mal  fixées.  La  moindre  incertitude  dans 
le  principe  rend  la  loi  impuissante;  on  n'a  ni  les  avantages  de  la 
liberté,  ni  les  garanties  de  la  répression,  et,  par  une  intempestive 
sévérité,  on  désarme  la  justice. 

II. 

Les  auteurs  de  laloidel86/i  ont  cherché  à  remédier  à  cette  fausse 
situation.  D'après  leurs  propres  déclarations,  le  but  qu'ils  ont  pour- 
suivi est  double  :  d'une  part  assurer  la  légitimité  de  la  coalition 
pure  et  simple,  de  l'autre  frapper  sévèrement  les  délits  ou  excès 
qui  accompagneraient  l'usage  du  droit  nouveau.  C'est  là  d'ailleurs 
l'objet  qu'on  s'est  proposé  partout  où  les  anciennes  lois  restrictives 
ont  été  supprimées.  Partout  aussi  on  est  venu  se  heurter  dans  l'ap- 
plication à  de  nombreux  écueils.  S'il  est  aisé  en  effet  d'établir  en 
théorie  la  distinction  entre  la  coalition  légitime  et  celle  qui  ne  l'est 
pas,  de  prononcer  des  peines  contre  les  délits  commis  sous  pré- 
texte de  coalition,  en  réalité  la  répression  n'est  pas  facile,  et  on 
peut  craindre  que  la  distinction  faite  par  le  légistateur  ne  soit  in- 
suffisante dans  la  pratique. 

On  a  cent  fois  énuméré  les  obstacles  que  rencontre  la  justice  dans 
les  poursuites  de  ce  genre.  L'esprit  de  corps  qui  lie  les  ouvriers 
entre  eux,  la  crainte  des  représailles,  font  que  ceux  qu'on  opprime 
aiment  mieux  souffrir  en  silence  que  de  porter  plainte.  Les  me- 
neurs exploitent  habilement  la  crédulité  ou  la  timidité  du  plus 
grand  nombre;  ils  entraînent  leurs  compagnons,  et  savent  eux- 
mêmes  se  dérober  à  l'action  de  la  justice  quand  le  moment  critique 
est  venu.  Ces  difficultés  sont  réelles,  et  on  ne  songe  pas  à  les  nier; 
mais  sont-elles  insurmontables?  SufTisent-elles  à  justifier  cette  as- 
sertion tant  de  fois  repétée,  que,  si  le  droit  de  coalition  est  accordé, 
l'impunité  est  du  même  coup  assurée  à  la  violation  de  la  liberté  in- 
dividuelle, à  l'oppression  des  minorités  par  les  majorités?  qu'en 
prétendant  affranchir  le  travail,  on  le  soumet  «  à  un  despotisme  plus 
pesant  que  celui  du  tsar  Pierre  ou  du  sultan  Mahmoud,  »  comme  le 
disait  O'Connell  en  parlant  des  premières  unions  anglaises,  et  que 
par  conséquent  le  mieux  est  d'interdire  la  coalition  elle-même? 
Nous  n'admettons  pas  cette  conclusion.  Dans  bien  des  cas,  la  liberté 
engendre  des  excès  difficiles  à  punir;  ce  n'est  pas  une  raison  pour  la 
supprimer.  La  liberté  de  la  presse,  celle  des  réunions,  donnent  lieu 
à  de  nombreuses  objections;  on  a  souvent  vu  combien  il  était  mal- 
aisé de  réprimer  les  abus  qu'elles  produisent,  et,  trop  souvent  aussi 
sous  ce  prétexte,  on  a  cru  pouvoir  les  faire  disparaître;  mais  les  es- 
prits libéraux  ont  toujours  protesté  contre  cette  façon  d'agir. 
Les  excès  du  droit  de  coalition  sont  faciles  à  constater,  et  les 


LES    COALITIONS    DE    PATRONS    ET    d'oUVRIERS.  197 

désordres  qu'ils  engendrent  frappent  tous  les  yeux.  Est-ce  un  mo- 
tif pour  abandonner  le  droit  lui-même?  Non.  Que  le  législateur 
s'ingénie  à  trouver  des  moyens  sûrs,  prompts,  énergiques,  pour 
réprimer  les  fauteurs  de  violences  ou  de  désordres.  Comme  l'a  dit 
M.  J.  Stuart  Mill,  la  première  condition  de  la  liberté  des  coalitions, 
c'est  que  celles-ci  soient  volontaires;  jamais  on  ne  punira  trop  ri- 
goureusement ceux  qui  par  les  menaces  ou  la  force,  contraignent 
d'autres  ouvriers  à  faire  partie  d'une  ligue  ou  d'une  grève.  Cette 
condition  est  dans  la  pratique  difficile  à  réaliser;  mais  les  raisons 
supérieures  du  droit  subsistent.  Conservons  la  liberté,  et  cherchons 
les  meilleurs  moyens  de  la  concilier  avec  le  respect  des  minorités 
et  le  maintien  de  l'ordre  public. 

La  loi  de  1864  rempht-elle  cet  objet?  A-t-elle  établi  nettement 
la  distinction  des  coalitions  légitimes  et  illégitimes?  Il  faut  d'abord 
élucider  un  point  qui,  en  France,  comme  chez  nus  voisins,  a  donné 
lieu  à  de  vives  controverses.  Toutes  les  fois  que  la  question  des 
coalitions  a  été  agitée,  une  notable  fraction  de  l'opinion  publique  a 
demandé  la  suppression  de  toute  législation  spéciale  sur  ce  sujet, 
et  le  retour  pur  et  simple  au  droit  commun.  Déjà  cette  réclamation 
avait  été  faite  en  18/i9  par  une  partie  de  la  gauche,  et  on  se  sou- 
vient qu'en  J86/i  elle  a  été  de  nouveau  soulevée  avec  énergie  par 
l'opposition.  La  proposition  trouvera  probablement  encore  cette 
fois  sur  les  bancs  de  l'assemblée  un  certain  nombre  de  défenseurs. 
Le  parti  démocratique  a  toujours  déclaré  qu'il  considérait  le  code 
pénal  comme  bien  suffisant  contre  les  délits  qui  peuvent  naître  du 
droit  de  coalition;  toute  pénalité  spéciale  lui  a  paru  être  une  injus- 
tice. Cette  opinion  extrême  a  été  soutenue  dans  chacun  des  pays  où 
la  réforme  de  l'ancienne  législation  industrielle  a  été  agitée  depuis 
quelques  années;  le  débat  s'est  élevé  en  Angleterre  comme  en  Bel- 
gique et  en  Allemagne.  Malgré  de  nombreuses  protestations,  les 
chambres  de  ces  divers  pays  ont,  comme  la  nôtre  en  iS6li,  appli- 
qué aux  délits  commis  dans  les  coalitions  des  dispositions  pénales 
particulières;  nos  législateurs  ne  mériteraient  donc  pas  sur  ce  point 
plus  de  reproches  que  ceux  des  pays  voisins.  La  vive  opposition 
qui  est  née  au  sujet  du  droit  commun  est-elle  bien  justifiée?  N'at- 
tache-t-on  pas  aux  mots  une  valeur  excessive?  L'important  en  cette 
matière,  c'est  que  la  loi  ne  soit  pas  une  loi  d'exception  frappant  une 
certaine  classe,  épargnant  les  autres.  Il  est  non  moins  essentiel  que 
les  limites  de  ce  qui  est  permis  et  de  ce  qui  est  défendu  soient  net- 
tement tracées,  que  la  place  laissée  à  l'interprétation  arbitraire  soit 
aussi  réduite  que  possible.  Une  fois  ces  principes  admis,  on  peut 
discuter  sur  l'opportunité  de  poursuivre  tel  ou  tel  délit,  et  sur  la 
gravité  des  peines  qu'on  inscrit  dans  la  loi;  mais  la  question  de 
forme  devient  secondaire.  Il  s'agit  d'examiner  si  la  législation  exis- 


198  iW.VVE    DiiS    UliUX   MONDES. 

tant  au  moment  du  rappel  des  anciennes  lois  i-estrictives  prévoit  et 
frappe  suffisamment  chacun  des  actes  qu'on  veut  punir.  Dans  le  cas 
négatif,  le  recours  à  des  clauses  additionnelles  est  indispensable. 
On  a  rappelé  avec  raison,  dans  la  discussion  de  186/j,  que,  lorsque 
l'assemblée  législative  voulut  eu  1849  régler  l'exercice  du  suffrage 
universel,  des  peines  spéciales  furent  inscrites  dans  la  loi  électorale 
contre  «  ceux  qui  par  voies  de  fait,  violences  ou  menaces  contre 
un  électeur,  l'auront  déterminé  ou  auront  tenté  de  le  déterminer  à 
s'abstenir  de  voter,  ou  auront  soit  influencé,  soit  tenté  d'influencer 
son  vote.  )>  On  trouverait  dans  nos  codes  bien  des  exemples  pareils 
qui  n'ont  jamais  motivé  de  réclamations.  Pourquoi  envisager  autre- 
ment le  sujet  qui  nous  occupe? 

Les  critiques  qui  portent  sur  l'obscurité  et  l'ambiguïté  de  la  loi 
de  ISôk  nous  paraissent  mieux  fondées;  on  se  souvient  des  orages 
qu'ont  soulevés  sur  les  bancs  de  la  gauche  des  expressions  mal  dé- 
finies comme  celle  de  «  manœuvres  fraudideuses  »  introduites  dans 
le  texte  de  la  loi,  le  maintien  de  l'article  liiQ,  qui  conservait  le  dé- 
lit «  de  défenses,  proscriptions,  interdictions  prononcées  par  suite 
d'un  plan  concerté,  »  et  qui,  mal  interprété,  pouvait  faire  tomber 
presque  toutes  les  coalitions  sous  le  coup  du  code  pénal.  On  avait 
le  droit  de  craindre  qu'une  loi  ainsi  formulée  ne  fût  qu'une  con- 
cession apparente ,  fertile  en  dangers  pour  ceux  qui  voudraient  en 
faire  usage.  Le  mot  de  «  piège  »  fut  même  appliqué  au  projet  gou- 
vernemental; ni  les  déclarations  des  auteurs  de  ce  projet,  ni  la 
pratique  de  la  loi  n'ont  pu  dissiper  la  mauvaise  impression  pro- 
duite dès  l'origine.  II  y  a  là  d'utiles  changemens  à  réaliser.  11  faut 
ôter  à  la  loi  tout  caractère  éc{uivoque,  supprimer  les  expressions 
vagues.  La  rédaction  de  l'article  hià  est  peu  claire  et  pourrait  être 
précisée  (1).  L'aggravation  de  peine  contenue  dans  l'article  hib 
n'est  pas  suffisamment  motivée.  Par  contre ,  la  punition  beaucoup 
plus  légère  portée  par  l'article  41(5  contre  «  les  amendes,  défenses, 
progçriptions,  interdictions,  prononcées  par  suite  d'un  plan  con- 

(1)  «  Art.  414.  Sera  puni  d'un  emprisonnement  de  six  jours  à  trois  ans  et  d'une 
amende  de  IG  francs  à  3,000  francs,  ou  de  l'une  de  ces  deux  peines  seulement,  qui- 
conque à  l'aide  de  violences,  voies  de  fait,  menaces  ou  manœuvres  frauduleuses,  aura 
amené  ou  niaintenu,  tenté  d'amener  ou  de  maintenir  une  cessation  concertée  de  tra- 
vail, pour  forcer  la  hausse  ou  la  baisse  des  salaires  ou  porter  atteinte  au  libre  exercice 
de  l'industrie  ou  du  travail. 

«  Art.  415,  Lorsque  les  faits  punis  par  l'article  précédent  auront  été  commis  par  suite 
d'un  plan  concerté,  les  coupaljles  pourront  être  mis,  par  l'arrêt  ou  le  jugement,  sous 
la  surveillance  de  la  haute  police  pendant  deux  ans  au  moins  et  cinq  ans  au  plus. 

«  Art,  41G.  Seront  punis  d'un  emprisonnement  de  six  jours  à  trois  mois  et  d'une 
amende  de  16  francs  à  300  francs,  ou  de  l'une  de  ces  deux  peines  seulement,  tous  ou- 
vriers, patrons  et  entrepreneurs  d'ouvrage  qui  à  l'aide  d'amendes,  défenses,  proscrip- 
tions, interdictions  prononcées  par  suite  d'un  plan  concerté,  auront  porté  atteinte  au 
libre  exercice  de  l'industrie  ou  du  travail.  » 


LES    COALITIONS   DE    PATRONS    ET    d' OUVRIERS.  199 

certé,  »  n'est  pas  en  proportion  avec  celle  qui  frappe  (art.  hUi)  les 
menaces  ou  manœuvres  frauduleuses. 

En  Allemagne  et  en  Belgique,  on  a  réuni  toute  la  partie  pénale 
de  la  loi  en  un  seul  article  qui  frappe  les  divers  délits  :  dans  le 
code  belge,  d'un  emprisonnement  de  huit  jours  à  trois  mois  et  d'une 
amende  de  26  fr.  à  1,000  fr.;  en  Allemagne,  d'un  maximum  de 
trois  mois  de  prison.  En  Angleterre,  suivant  l'usage  de  la  législa- 
tion nationale,  on  a  fait  une  liste  détaillée  et  presque  minutieuse  des 
atteintes  qui  peuvent  être  portées  a  la  liberté  du  travail;  «  un  amen- 
dement à  la  loi  criminelle  »  voté  récemment  contient  cette  série  de 
délits  et  renonciation  des  peines,  qui  sont  fort  rigoureuses  et  attei- 
gnent dans  certains  cas  des  fautes  difficiles  à  déterminer.  Ainsi  le 
seul  fait  de  stationner  à  la  porte  d'un  atelier  ou  d'une  maison  par- 
ticulière pour  attendre  un  ouvrier  au  passage  et  lui  faire  une  com- 
munication ou  une  réclamation  est  considéré  comme  un  délit.  De 
nombreuses  protestations  sont  soulevées  en  ce  moment  par  les 
classes  laborieuses  contre  la  rédaction  de  Yact,  qui,  interprété  trop 
à  la  lettre,  les  soumettrait  à  une  répression  excessive.  Le  récent 
congrès  des  trades-imions  tenu  à  Nottingham  a,  par  un  vote  una- 
nime, demandé  la  révision  de  cette  partie  de  la  législation  pénale, 
et  plusieurs  membres  du  parti  libéral  se  sont  engagés  à  présenter 
ces  réclamations  au  parlement  dans  sa  prochaine  session. 

Revenons  à  la  France  :  quelques-uns  des  reproches  les  plus  vifs 
adressés  en  1864  à  la  nouvelle  loi  n'ont  plus  aujourd'hui  autant  de 
raison  qu'à  cette  époque.  Tout  en  accordant  la  liberté  des  coali- 
tions, le  gouvernement  impérial  prétendait  maintenir  rigoureuse- 
ment l'interdiction  des  réunions  publiques  et  l'article  291  du  code 
pénal  ainsi  que  la  loi  d'avril  1834,  qui  prohibent  les  associations 
de  plus  de  vingt  personnes.  C'était  tomber  dans  une  singulière  con- 
tradiction, et  l'opposition  ne  se  fit  pas  faute  de  mettre  en  relief 
cette  inconséquence  du  législateur.  Ne  se  bornait-il  pas  à  une  fic- 
tion lorsqu'en  autorisant  de  nom  la  coalition  il  menaçait  les  gré- 
vistes de  poursuites  pénales  pour  s'être  réunis,  ce  qui  est  indispen- 
sable si  l'on  veut  s'entendre,  ou  pour  s'être  associés,  ce  qui  est  le 
fond  même  de  la  coalition?  On  avait  entouré  l'exercice  du  nouveau 
droit  de  tant  de  difficultés  qu'à  coup  sûr  presque  toutes  les  coalitions 
devraient  venir  s'y  briser.  Suivant  une  expression  juste  qui  fut  lan- 
cée dans  la  discussion,  les  «  coalitions  métaphysiques  »  pourraient 
seules  se  soustraire  aux  rigueurs  de  la  loi;  dans  la  réalité,  on  se- 
rait toujours  punissable. 

Dès  1868,  une  loi  a  permis,  comme  on  sait,  les  réunions  où 
les  matières  économiques  seules  seraient  agitées.  Sur  ce  point, 
les  réclamations  de  1864  ont  donc  reçu  satisfaction.  Quant  à  l'ar- 
ticle 291  et  à  la  loi  de  1834,  la  question  n'est  pas  aussi  simple 


200  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  vaut  la  peine  d'être  examinée  de  plus  près.  L'empire  a  toujours 
repoussé  l'abrogation  des  mesures  restrictives  du  droit  d'associa- 
tion ;  mais  en  refusant  des  modifications  radicales,  il  a  cependant 
fini  par  admettre  des  tempéramens  considérables  à  la  loi.  Plusieurs 
fois,  on  a  déclaré  qu'on  tolérerait  la  fondation  et  l'existence  de 
groupes  professionnels  institués  soit  par  les  patrons,  soit  par  les 
ouvriers  (1);  les  syndicats  auraient  la  liberté  de  s'occuper  des 
questions  touchant  aux  intérêts  économiques  en  s' abstenant  de  toute 
immixtion  dans  la  politique.  Forts  de  ces  déclarations,  les  patrons 
et  les  ouvriers  d'un  grand  nombre  d'industries  ont  organisé  des 
unions  syndicales.  Les  nouvelles  institutions  ont  déjà  pris  un  grand 
essor.  Les  chambres  de  patrons  se  sont  longtemps  enfermées  dans 
le  cercle  qui  leur  était  tracé,  et  ce  n'est  que  récemment,  du  moins 
à  Paris,  qu'on  les  a  vues  commencer  à  exercer  une  certaine  in- 
fluence politique.  I!  n'en  a  pas  été  de  même  de  beaucoup  de  cham- 
bres ouvrières.  La  recommandation  capitale  de  l'empire  s'est  trou- 
vée la  plus  vite  négligée,  et  en  vérité  le  pouvoir  devait  bien  se 
douter  que  ses  précautions  étaient  illusoires.  On  sait  trop  comment 
quelques-unes  de  ces  sociétés  se  sont  transformées  en  centres  d'agi- 
tation révolutionnaire.  Les  meneurs  du  parti  démagogique  ont  à  un 
certain  moment  pris  sur  elles  une  influence  déplorable.  On  a  vu  ces 
groupes  se  mettre  aveuglément  à  la  suite  de  l'état-major  de  l'Inter- 
nationale, se  fédérer  entre  eux,  accepter  des  consignes  et  des  chefs, 
et  fournir  à  l'armée  du  désordre  des  soldats  déjà  tout  enrégimentés. 
Quel  parti  prendra-t-on  à  l'égard  des  associations  syndicales? 
Dans  quelles  limites  devront-elles  être  contenues?  Quelle  sera  l'inter- 
prétation ou  la  nouvelle  rédaction  donnée  à  l'article  291  et  à  la  loi 
de  1834?  Ces  questions  sont  graves  et  touchent  de  très  près  à  celles 
des  coalitions.  En  effet  les  deux  libertés  sont  connexes,  et  l'une  en- 
traîne l'autre;  l'exemple  des  pays  où  le  droit  de  coalition  se  pratique 
depuis  un  certain  temps  le  prouve  bien.  La  coalition  n'est  qu'une 
forme  temporaire  donnée  à  l'union  de  certains  intérêts  contre  les 
intérêts  opposés.  Quand  les  intérêts  sont  permanens,  il  est  naturel 
que  cette  ligue  devienne  elle-même  permanente.  En  Angleterre,  les 
coalitions  n'existent  plus  pour  ainsi  dire  en  dehors  des  Irades-unionsj 
l'institution  s'est  régularisée  en  se  perpétuant.  Une  caisse  normale- 
ment administrée,  un  état-major  choisi  suivant  certains  principes, 
des  plans  de  campagne  soigneusement  étudiés,  des  ressources  habi- 
lement accumulées  et  ménagées,  telles  sont  aujourd'hui  les  condi- 
tions communes  de  toutes  les  ligues  industrielles  chez  nos  voisins; 
patrons  et  ouvriers  ont  renoncé  aux  anciennes  luttes  de  détail,  aux 


(1)  Voyez  entre  autres  la  déclaration  de  M.  Forcade  de  La  Roquette,  ministre  des 
ravaax  publics,  dans  son  rapport  du  30  mars  1868. 


LES   COALITIONS    DE    PATRONS    ET   d'oUVRIERS.  201 

guerres  où  l'on  se  lançait  sans  chef,  sans  munitions,  sans  alliances. 
C'est  là  un  mouvement  qui  tend  à  se  produire  partout.  Dès  que  la 
liberté  des  coalitions  a  été  rendue,  on  a  vu  en  France  s'organiser  les 
sociétés  de  résistance;  l'état  a  d'abord  voulu  les  poursuivre,  et  plu- 
sieurs condamnations  ont  été  prononcées;  depuis,  l'administration  a 
été  plus  tolérante.  Un  certain  nombre  de  ces  associations  subsistent 
et  se  développent;  elles  ne  peuvent  que  grandir  et  se  propager. 

Examinons  ce  que  doit  être  l'attitude  du  législateur  vis-à-vis  de 
ces  sociétés.  En  dehors  même  de  toute  question  de  principe,  le  re- 
tour pur  et  simple  à  l'application  rigoureuse  des  lois  prohibitives 
serait  plein  de  périls.  D'abord  il  est  à  craindre  que,  loin  de  dé- 
truire ces  groupes  dangereux,  on  les  transforme  en  sociétés  se- 
crètes. Contre  celles-ci,  la  compression  est  vaine  :  on  n'affaiblit  pas 
les  mauvaises  passions  en  les  forçant  à  se  cacher.  L'expérience  a  été 
faite  successivement  par  tous  les  gouvernemens,  et  les  récens  exem- 
ples que  nous  offre  l'histoire  de  notre  pays  devraient  nous  éclairer 
sur  ce  point.  Nous  le  rappelions  plus  haut  :  les  associations  pro- 
scrites sous  la  restauration  et  la  monarchie  de  juillet  ne  se  sont  pas 
endormies  dans  l'ombre  où  on  les  avait  refoulées;  elles  y  ont  con- 
spiré, et  plusieurs  fois  elles  ont  passé  du  complot  à  l'action.  Les 
émeutes  de  Paris  et  de  Lyon  ont  prouvé  quelle  inlluence  elles  avaient 
conservée  sur  les  ouvriers.  Sous  l'empire,  malgré  l'interdiction  des 
sociétés  maintenue  pendant  quinze  ans,  l'Internationale  a  pu  se  fon- 
der à  l'étranger  et  jeter  sur  notre  sol  le  germe  mystérieux  de  sa 
formidable  organisation.  Trois  procès  suivis  de  trois  condamnations 
n'ont  pas  étouffé  cette  association,  ils  lui  ont  au  contraire  donné  un 
nouvel  éclat.  Sans  doute  les  lois  compressives  peuvent  empêcher 
des  sociétés  de  ce  genre  de  prendre  sur-le-champ  un  grand  déve- 
loppement :  les  amendes,  la  prison,  effraient  le  vulgaire  des  adhé- 
rons et  les  détournent  d'inscrire  ouvertement  leurs  noms;  mais 
qu'y  gagne-t-on?  Des  adhésions  collectives  remplacent  celles  des 
individus.  C'est  ce  qui  déjà  sous  l'empire  avait  lieu  pour  les  socié- 
tés ouvrières  :  celles-ci  s'enrôlaient  par  groupes,  et  sur  les  listes  de 
l'Internationale  on  trouvait  des  désignations  génériques  qui  em- 
brassaient des  professions  entières.  Chaque  ouvrier  adhérait,  non 
pas  aux  statuts  de  la  société  centrale  directement,  mais  à  une  dé- 
claration générale  qui  engageait  le  corps  d'état.  C'était  là  le  méca- 
nisme de  la  fédération. 

D'ailleurs,  dans  ces  grandes  ligues  révolutionnaires,  ce  n'est  pas 
la  foule  des  simples  soldats  qu'il  importe  le  plus  de  disperser;  il 
faudrait  saisir  l'état-major.  Or  c'est  là  une  tâche  difficile.  Les  chefs 
complotent  dans  les  ténèbres  ou  sur  le  sol  étranger,  et  ils  échap- 
pent aux  poursuites.  Si  la  justice  parvient  à  en  frapper  quelques- 
uns,  les  autres  s'esquivent,  recrutent  de  nouveaux  acolytes,  et  la 


202  REVUE    DES   DEUX   MONDtb. 

direction  suprême  ne  souffre  pas  d'interruption.  A  un  moment  donné, 
ce  comité  souverain,  qui  a  conservé  son  unité  d'action  et  son  orga- 
nisation hiérarciîique,  devient  facilement  le  maître  de  la  situation. 
Les  chefs,  d'abord  sans  soldats,  sont  bientôt  suivis  d'une  nombreuse 
armée;  on  est  d'autant  plus  prompt  à  leur  obéir  qu'ils  ont  dans  les 
persécutions  et  les  proscriptions  trouvé  plus  de  prestige;  ils  sorteit 
de  prison  avec  une  auréole  de  popularité. 

Il  est  encore  un  point  plus  grave;  si  l'on  applique  rigoureuse- 
ment l'article  291  et  la  loi  de  183/i,  il  faudra  poursuivre  également 
tous  les  syndicats.  Les  chambres  de  patrons  violent  la  loi  aussi  bien 
que  les  syndicats  ouvriers,  et  n'existent  comme  eux  qu'en  vertu  de 
la  tolérance  de  l'administration.  On  devrait  donc  soumettre  sans 
distinction  les  groupes  professionnels  à  une  commune  proscription; 
ce  serait  là  une  extrémité  déplorable.  On  a  plus  d'une  fois  fait  res- 
sortir les  avantages  qu'offre  au  commerce  et  à  l'industrie  la  créa- 
tion de  ces  chambres  centrales,  où  tous  les  intérêts  de  la  profession 
sont  représentés  et  discutés;  des  documens  officiels  ont  témoigné 
de  la  part  utile  qu'avaient  prise  ces  sociétés  dans  les  élections  con- 
sulaires, dans  les  enquêtes  ouvertes  par  l'administration  :  «  les  tri- 
bunaux de  commerce  leur  ont  plusieurs  fois  confié  la  mission  de 
donner  leur  avis  sur  des  affaires  contentieuses  ou  de  les  régler 
par  la  voie  amiable  (i).  »  Sur  le  terrain  politique,  notamment  au 
moment  de  l'élection  des  députés  ou  des  conseillers  municipaux, 
elles  pourraient  exercer  une  influence  qui  ne  serait  pas  sans  profit 
pour  les  opinions  modérées. 

Un  certain  nombre  de  ces  sociétés  ont  fondé  à  Paris  une  sorte  de 
syndicat  général  qui,  sous  le  nom  d'Union  nationale  du  commerce 
et  de  l'industrie,  devient  un  centre  actif.  D'autres  groupes  plus  an- 
ciens existent,  et  leur  importance  est  loin  de  décroître.  Cette  or- 
ganisation des  chambres  syndicales  est  un  fait  considérable;  tout 
réveil  de  l'initiative  individuelle  en  France  peut  passer  pour  un 
symptôme  heureux,  et,  quand  ce  phénomène  se  produit  parmi  les 
classes  conservatrices,  il  ne  faut  pas  risquer  de  l'étouffer  dans  son 
germe.  Briser  l'institution  des  syndicats,  ce  serait  désarmer  le  parti 
de  l'ordre  au  profit  des  partis  violens.  Ceux-ci  resteront  organisés 
en  comités  secrets,  tandis  que  les  honnêtes  gens  seront  incapables 
de  résister  et  de  se  défendre.  La  loi  aura  paralysé  les  bons  citoyens 
sans  affaiblir  les  mauvais.  Dans  les  pays  où  le  parti  conservateur 
garde  quelque  virilité,  les  excès  du  droit  d'association  sont  neutra- 
lisés par  l'usage  général  qui  est  fait  de  ce  droit  :  les  intérêts  savent 
se  grouper  et  se  concerter,  on  oppose  les  ligues  défensives  aux  of- 
fensives et  les  coalitions  aux  coalitions.  Au  contraire  l'isolement 

(1)  Rapport  de  M.  de  Forcade,  déjà  cité. 


LES    COALITIONS   DE    PATRONS    ET    d'oUVRIERS.  205 

et,  pour  ainsi  dire,  le  morcellement  où  nous  sommes  réduits  depuis 
la  révolution  favorisent  peu  la  cause  de  l'ordre.  L'expérience  nous 
l'a  trop  appris;  tandis  que  les  classes  aisées  vivent  indifférentes 
et  sa»s  souci  de  l'avenir,  les  meneurs  poursuivent  leur  travail  sou- 
terrain parmi  les  classes  laborieuses.  L'éclatante  prospérité  des  uns 
excite  les  convoitises  des  autres,  et  le  luxe  imprudemment  étalé 
fournit  des  argumens  aux  plaidoyers  subversifs  des  ennemis  de 
l'ordre  social.  Ceux-ci,  groupés  en  comités  occultes,  exercent  une 
influence  d'autant  plus  puissante  qu'on  ne  les  a  jamais  vus  opérer 
au  grand  jour  :  n'ayant  nulle  occasion  de  contrôler  leurs  actes  ou 
leurs  paroles,  les  ouvriers  se  laissent  aisément  tromper  par  eux. 
Autour  du  premier  drapeau  qui  se  déploie  portant  une  devise  sédui- 
sante, ils  accourent,  s'enrôlent  et  marchent  sans  savoir  où  on  les 
mène.  Sans  doute  contre  ces  entraînemens  déplorables  des  masses 
l'expansion  de  l'instruction  scolaire  aura  d'heureux  effets;  mai-s  il 
faut  que  l'instruction  soit  complétée  par  une  certaine  expérience 
pratique  :  celle-ci,  comme  l'a  dit  Franklin,  est  le  meilleur  maître 
d'école,  ses  leçons  sont  rudes,  mais  ce  sont  les  plus  profitables.  Il 
est  à  prévoir  qu'au  début  les  sociétés  ouvrières  feront  beaucoup  de 
fautes.  L'esprit  de  monopole  n'a  pas  disparu;  on  en  trouve  de  nom- 
breuses traces  dans  les  vœux  formulés  à  diverses  reprises  par  les 
délégués  des  travailleurs.  Les  trades-iinions  anglaises  ont  affiché 
pendant  longtemps  des  tendances  antiéconomiques  et  antilibérales, 
et  l'expérience  seule  a  fait  renoncer  la  plupart  d'entre  elles  à  ces 
idées  d'un  autre  âge.  Quand  la  liberté  n'a-t-elle  pas  commencé 
ainsi?  «  La  théorie  des  lois  prohibitives,  a  dit  un  économiste,  est 
écrite  en  lettres  de  sang  dans  l'histoire  de  tant  de  guerres  qui  pen- 
dant des  siècles  ont  déchiré  le  monde!  »  Que  de  famines  il  a  fallu 
pour  établir  la  liberté  du  commerce  des  grains!  Quelle  suite  de 
souffrances  avant  de  supprimer  les  abus  des  jurandes  et  des  maî- 
trises! Soyons  patiens  à  l'égard  des  classes  qui  débutent  dans  la 
voie  de  l'affranchissement,  aidons-les  de  nos  exemples  et  de  nos 
conseils  ;  croire  qu'on  pourra  parvenir  à  un  état  de  paix  sociale 
définitive  avant  d'avoir  laissé  les  intérêts  se  grouper,  se  liguer, 
se  combattre  dans  certains  cas,  c'est  là  une  chimère  permise  seule- 
ment aux  utopistes. 

Si  au  début  la  liberté  rend  certaines  luttes  plus  vives  et  plus  ar- 
dentes, ce  mauvais  effet  ne  sera  pas  de  longue  durée.  Des  pensées 
d'apaisement  et  de  conciliation  naîtront  de  la  constitution  même 
des  groupes  professionnels.  Le  fait  s'est  produit  en  Angleterre,  et 
nous  avons  récemment  appelé  sur  ce  point  l'attention  des  lecteurs 
de  la  Revue  (1).  Des  juges  compétens,  les  commissaires  de  l'enquête 

(1)  Voyez,  dans  la  ïievue  du  15  juin  1<S71,  les  Grèves  et  les  conseils  d'arbitrage  en 
Angleterre. 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

anglaise  de  1867  dans  leur  rapport  à  la  reine,  M.  le  comte  de  Pa- 
ris clans  son  livre  sur  les  Associations  ouvrières,  M.  G.  de  Molinari 
dans  un  récent  et  intéressant  ouvrage  intitulé  le  Mouvement  so- 
cialiste et  la  pacification  des  rapports  du  travail  et  du  capital,  ont 
mis  en  relief  les  résultats  importans  obtenus  par  les  trades-unions 
au  point  de  vue  de  la  régularisation  de  la  lutte  entre  les  patrons  et 
les  ouvriers  et  parfois  même  de  l'heureuse  solution  des  dissentimens. 
Grâce  au  zèle  des  imitateurs  de  MM.  Rupert  Kettle  et  Mundella,  les 
conseils  d'arbitrage  fondés  sur  le  modèle  de  ceux  que  nous  avons 
décrits  prennent  un  grand  développement.  Fréquemment  les  jour- 
naux anglais  nous  apportent  la  nouvelle  que  par  ces  conseils  une 
crise  importante  a  été  prévenue  ou  arrêtée.  Parmi  les  plus  récens 
conflits  ainsi  terminés,  nous  pourrions  citer  ceux  qui  se  sont  pro- 
duits dans  les  charbonnages  du  comté  de  Galles,  puis  dans  les 
districts  métallurgiques  voisins  de  Middlesborough.  Conformément 
à  la  résolution  votée  l'année  passée  par  le  congrès  des  trades- 
unions  et  confirmée  cette  année  par  une  nouvelle  déclaration  du 
congrès  de  Nottingham,  il  n'éclate  plus  pour  ainsi  dire  de  désaccord 
sans  qu'une  tentative  d'entente  amiable  soit  essayée  :  les  dernières 
grèves,  notamment  celle  de  Newcastle,  en  ont  fourni  la  preuve. 
Même  quand  ces  essais  sont  restés  infructueux,  on  y  trouve  un 
symptôme  des  sentimens  pacifiques  qui,  en  mainte  région  manu- 
facturière, commencent  à  prévaloir  dans  les  rapports  des  entrepre- 
neurs et  des  ouvriers  anglais. 

III. 

Pourrait-on  introduire  législativement  dans  l'organisme  industriel 
certains  correctifs  à  la  liberté  des  coalitions,  régulariser  en  les  co- 
difiant les  institutions  faites  pour  adoucir  les  rapports  des  patrons 
et  des  ouvriers?  L'essai  a  déjà  été  tenté  plusieurs  fois.  Dès  le  com- 
mencement de  ce  siècle,  l'Angleterre  a  voulu  rendre  obligatoire  le 
recours  aux  conseils  d'arbitrage,  et  des  acts  spéciaux  ont  été  votés 
dans  cette  intention  par  le  parlement;  mais  on  a  bientôt  reconnu 
l'inefficacité  de  ce  système,  et  on  y  a  renoncé.  En  France,  la  ques- 
tion a  été  souvent  agitée.  Dès  I8/18,  la  commission  de  la  consti- 
tuante, chargée  d'examiner  un  projet  de  loi  sur  les  coalitions,  de- 
mandait l'intervention  légale  du  conseil  de  prud'hommes,  ou,  à  son 
défaut,  d'un  comité  composé  en  nombre  égal  de  patrons  et  d'ou- 
vriers. La  commission  de  1864  reprit  ce  projet  et  le  discuta  de  nou- 
veau. Le  rapporteur  formula  même  une  proposition  assez  précise  qui 
réglait  le  rôle  des  tribunaux  d'arbitrage  et  le  mode  de  nomination 
des  comités  qui,  en  l'absence  du  conseil  des  prud'hommes,  devaient 
trancher  les  différends  industriels.  Les  parties  seraient  obligées  de 


LES    (:OALlTIOx\S    DE    PATRONS    ET    O'OUVRIERS.  '205 

porter  leur  dissentiment  devant  les  arbitres  avant  que  les  ouvriers 
pussent  déclarer  la  grève  ou  les  patrons  fermer  leurs  ateliers,  faute 
de  quoi  elles  seraient  passibles  d'une  amende  et  de  la  privation 
des  droits  politiques.  On  fit  à  ce  projet  des  objections  graves;  nous 
avons  exposé  ici  même  en  quoi  ces  objections  nous  paraissaient 
justes,  et  les  idées  émises  par  le  rapporteur  peu  praticables.  Pour 
rendre  le  système  efficace,  il  aurait  fallu  donner  à  la  sentence  d'ar- 
bitrage le  caractère  obligatoire;  mais  rendre  obligatoire  la  sentence 
des  arbitres,  c'était  s'exposer  à  établir  une  sorte  de  tribunal  des  sa- 
laires, et  on  violait  la  liberté  des  conventions  que  la  nouvelle  loi 
voulait  précisément  consacrer.  On  recula  devant  cette  extrémité, 
et  nous  croyons  qu'il  en  sera  de  même  partout  où  le  droit  de  se 
coaliser  sera  maintenu.  Autant  l'institution  de  comités  de  conci- 
liation, dus  à  l'initiative  des  chambres  syndicales  et  des  groupes 
professionnels,  nous  paraît  appelée  à  produire  d'heureux  résultats, 
autant  l'intervention  de  la  loi  serait,  nous  le  craignons,  dangereuse 
ou  tout  au  moins  inefficace  :  pour  que  l'arbitrage  puisse  porter  ses 
fruits,  il  faut  qu'il  résulte  de  la  volonté  spontanée  des  deux  parties. 

Il  est  d'autres  combinaisons  dans  lesquelles  on  a  cherché  un  pré- 
servatif contre  le  retour  trop  fréquent  des  grèves.  Ainsi  on  voudrait 
que  les  patrons  et  les  ouvriers  fussent  tenus  de  se  lier  par  un  enga- 
gement à  long  terme,  valable  par  exemple  pendant  un  an,  et  qu'il 
leur  fût  interdit  par  la  loi  de  se  séparer  avant  l'expiration  du  con- 
trat, sinon  par  une  résiliation  à  l'amiable.  Si  l'on  trouvait  abusif  de 
contraindre  dans  certains  cas  les  ouvriers  et  les  patrons  à  signer 
cet  engagement,  il  faudrait  du  moins  que  le  législateur  reconnût 
ces  sortes  de  contrats  lorsqu'ils  existent  et  leur  donnât  une  sanction 
toute  spéciale  en  fournissant  à  la  partie  lésée,  en  cas  de  rupture, 
un  recours  pénal  contre  la  partie  adverse.  Le  patron,  pensait-on, 
pourrait  ainsi  s'assurer  contre  le  brusque  départ  de  son  personnel, 
et  l'ouvrier  contre  les  risques  du  chômage.  En  cas  de  dissentiment, 
l'obligation  pour  les  parties  d'attendre,  avant  de  se  quitter,  la  un 
de  l'engagement,  leur  donnerait  le  temps  de  la  réflexion  :  les  pas- 
sions de  la  première  heure  se  calmeraient;  la  raison  reprendrait  son 
empire,  et  on  éviterait  de  funestes  conflits. 

Une  combinaison  de  ce  genre  offre  des  avantages  quand  les  con- 
ditions particulières  de  l'industrie,  quand  la  coutume  ou  des  con- 
ventions spéciales  permettent  de  l'établir.  Dans  beaucoup  de  pro- 
fessions, des  contrats  analogues  existent,  et  dans  d'autres  les 
habitudes  locales  y  suppléent.  Peut-être  serait-il  avantageux  pour 
les  patrons  comme  pour  les  ouvriers  de  se  lier  plus  souvent  qu'ils 
ne  le  font,  quand  la  chose  est  possible,  sinon  par  des  traités  for- 
mels, du  moins  par  des  engagemens  moraux  qui  procureraient  aux 
uns  et  aux  autres  une  certaine  sécurité.  Parmi  les  souffrances  de 


S06  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'industrie  moderne,  il  n'en  est  pas  de  plus  graves  que  celles  que 
causent  les  brusques  variations  amenées  dans  le  personnel  des  ate- 
liers par  suite  des  fluctuations  des  commandes.  Si  ces  variations  sont 
inévitables,  on  pourrait  du  moins  en  adoucir  l'effet  dans  certains 
cas;  toutefois  c'est  là  un  domaine  où  la  loi  ne  peut  pas  et  ne  doit 
pas  intervenir.  Forcer  les  entrepreneurs  et  les  ouvriers  à  signer 
d'autres  conventions  que  celles  qui  leur  paraissent  avantageuses 
pour  leurs  intérêts  respectifs  serait  porter  une  atteinte  grave  à  la 
liberté  de  l'industrie.  En  donnant  une  sanction  pénale  aux  engage- 
mens,  la  loi  dérogerait  encore  d'une  façon  regrettable  au  droit 
commun  :  rien  n'autorise  à  établir  une  distinction  entre  le  marché 
du  travail  et  celui  des  autres  valeurs.  D'ailleurs  cette  sanction  se-- 
rait  une  garantie  purement  illusoire  ;  on  s'arrangerait  pour  ne  pas 
violer  ouvertement  le  contrat,  mais  pour  forcer  la  partie  adverse  à 
consentir  à  une  résiliation.  Tous  ceux  qui  ont  quelcfue  expérience 
de  la  vie  d'atelier  sentiront  combien  un  tel  contrat  devient  ineffi- 
cace quand  l'un  des  contractons  est  en  humeur  de  le  rompre.  Un 
ouvrier  qui  voudra  quitter  l'atelier  ne  pourra  jamais  y  être  re- 
tenu. Il  a  mille  moyens  de  rendre  sa  présence  intolérable;  il  tra- 
vaille mal,  il  perd  son  temps  et  met  le  désordre  parmi  ses  compa- 
gnons. Comment  recourir  à  la  loi  pour  punir  ces  fautes?  Le  patron 
n'a  qu'un  seul  moyen  d'action,  c'est  de  rendre  à  l'ouvrier  sa  li- 
berté; il  le  délie  volontiers  de  tous  ses  engagemens  pour  le  con- 
gédier* Ce  qui  est  vrai  dans  le  cas  d'un  ouvrier  isolé  l'est  encore 
plus  s'il  s'agit  d'une  coalition  :  comment  retenir  par  la  force  des 
ouvriers  qui  se  sont  concertés  pour  nuire  aux  intérêts  du  patron? 
Plus  celui-ci  chercherait  à  les  conserver,  plus  il  augmenterait  ses 
chances  d'être  ruiné,  a  Je  ne  voudrais  pas,  moi,  chef  d'industrie, 
disait  M.  Morin  de  la  Drôrae  dans  la  discussion  de  186/i,  retenir, 
fût-ce  un  jour,  fut-ce  une  heure,  un  ouvrier  malgré  lui.  Les  ou- 
vriers forcés  de  travailler  malgi'é  eux  travaillent  trop  mal.  »  Tous 
les  patrons,  nous  le  croyons,  seront  d'accord  sur  ce  point.  En  leur 
donnant  la  faculté  d'imposer  à  la  main-d'œuvre  des  engagemens 
formels,  on  leur  fournirait  une  arme  bien  inefficace.  De  leur  côté, 
les  ouvriers  y  gagneraient-ils  une  certaine  sécurité  contre  le  chô- 
mage? Ici  encore  il  faut  se  défier  dés  illusions.  Un  contrat  garanti 
par  une  sanction  pénale  n'empêchera  pas  les  patrons  de  congédier 
une  partie  de  leur  personnel,  si  les  circonstances  l'exigent.  Dans  les 
industries  où  l'importance  des  affaires  conserve  un  niveau  à  peu 
près  fixe,  où  par  conséquent  il  est  possible  d'employer  presque 
constamment  un  nombre  de  bras  peu  variable,  le  contrat  sera  res- 
pecté tant  que  la  mauvaise  conduite  ou  le  travail  défectueux  de 
l'ouvrier  ne  forcera  pas  à  le  rompre  ;  mais  alors  on  se  serait  bien 
passé  d'un  contrat,  et  le  simple  intérêt  des  deux  parties  y  eiit  sup- 


LES   COAIITIONS   DE    PATRONS    ET   d'OUVRIERS.  207 

pléé.  D'ailleurs  les  choses  se  passent  déjà  ainsi  dans  beâttcoup  de 
centres  manufacturiers  sans  qu'aucune  réglementation  administra- 
tive soit  jamais  intervenue.  Dans  les  industries  au  contraire  où  le 
chiffre  des  affaires  est  très  flottant,  ou  bien  les  patrons  refuseront 
de  s'engager  vis-à-vis  des  travailleurs  et  ne  les  prendront  qu'à  la 
condition  de  rester  libres  l'un  envers  l'autre,  ou  bien,  s'ils  accep- 
tent l'engagement,  ils  s'arrangeront  pour  en  rendre  dans  certaines 
circonstances  la  résiliation  inévitable,  ou  bien  enfin  ils  retiendront 
sur  les  salaires  une  somme  équivalente  au  risque  que  leur  fait  courir 
l'obligation  de  conserver  un  nombre  fixe  d'ouvriers. 

De  toute  façon,  cette  combinaison  serait  peu  utile  contre  les  coa- 
litions et  les  grèves.  Au  moment  où  le  contrat  devrait  être  renou- 
velé, on  veii'ait  se  reproduire  plus  graves  toutes  les  difficultés 
dont  nous  sommes  témoins  aujourd'hui  ;  les  parties  se  montreraient 
d'autant  moins  conciliantes  qu'elles  sauraient  qu'elles  vont  s'en- 
gager pour  un  long  terme;  elles  n'abandonneraient  rien  de  leurs 
prétentions,  sentant  bien  qu'un  moment  de  faiblesse  les  lie  pendant 
plusieurs  mois.  Ensuite  un  grand  nombre  de  contrats  étant  naturel- 
lement périmés  le  même  jour,  les  ouvriers  seraient  évidemment 
portés  à  une  action  commune,  et  les  coalitions  qu'on  voudrait 
éviter  renaîtraient  presque  nécessairement  chaque  année.  En  exa- 
minant la  question  sous  toutes  ses  faces,  il  ne  nous  semble  pas 
qu'une  sanction  pénale  donnée  aux  engagemens  industriels  puisse 
devenir  un  gage  sérieux  de  paix  et  de  concorde.  Les  contrats  de 
cette  nature  doivent  être  volontaires,  résiliables  ou  modifiables 
dans  certaines  conditions  et  après  certaines  formalités  déterminées 
d'avance.  Ici  encore,  des  institutions  analogues  aux  conseils  d'ar- 
bitrage anglais  donneraient  d'excellens  résultats.  On  s'adresserait 
aux  arbitres  toutes  les  fois  qu'il  y  aurait  soit  dissentiment  sur  l'in- 
terprétation des  clauses  du  traité,  soit  demande  de  modifications 
introduite  par  l'une  des  parties.  La  seule  obligation  que  s'impose- 
raient les  contractans  serait  de  ne  pas  rompre  ni  modifier  le  traité 
avant  d'en  avoir  appelé  au  conseil  d'arbitrage.  Le  rôle  de  celui-ci 
serait  d'apaiser,  de  concilier,  de  faire  prévaloir  les  idées  raison- 
nables et  d'écarter  du  débat  les  passions  violentes  ou  les  simples 
froissemens  d'amour-propre.  C'est  en  introduisant  l'organisation  des 
conseils  anglais  dans  nos  principaux  centres  manufacturiers  que 
nous  pourrions  le  mieux  remédier  aux  abus  des  coalitions  et  des 
grèves. 

ÏV. 

En  tout  cas,  gardons-nous  de  chercher  ce  remède  dans  un  retotir 
à  l'interdiction  des  coalitions.  Il  est  des  pas  en  arrière  qu'il  n'est 


208  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

plus  permis  de  tenter.  L'histoire  ne  se  recommence  point.  Dans 
d'autres  pays,  les  conquêtes  libérales  et  égalitaires  se  sont  faites 
plus  lentement  que  dans  le  nôtre,  mais,  une  fois  accomplies,  on  ne 
songe  pas  à  les  reprendre;  chez  nous,  la  fièvre  révolutionnaire  et 
les  préjugés  rétrogrades  semblent  se  combiner  pour  compromettre 
la  stabilité  de  nos  institutions.  On  édifie  en  un  jour,  et  en  un  jour 
on  voudrait  démolir.  On  n'a  pas  la  patience  de  faire  un  essai  sé- 
rieux de  la  liberté  ni  d'attendre  qu'après  les  premiers  excès  le  bien 
porte  ses  fruits.  Certes  les  grèves  qui  se  sont  produites  à  la  fin  de 
l'empire  ont  été  le  plus  souvent  déplorables,  les  chefs  du  parti  ré- 
volutionnaire ont  fait  un  détestable  usage  des  droits  qu'on  venait 
d'accorder.  Les  ouvriers  se  sont  vus  trompés  et  exploités;  sous 
l'apparence  de  questions  de  salaires,  c'est  le  communisme  qu'on  a 
propagé,  et  les  prédications  ardentes  des  meneurs  démagogiques 
visaient  plutôt  au  renversement  de  l'ordre  social  qu'à  des  réformes 
économiques.  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  croire  qu'on  ne  rétablira 
la  paix  publique  que  par  des  mesures  restrictives  ;  notre  première 
préoccupation  doit  être  de  ne  pas  fortifier  le  parti  du  désordre  en 
fournissant  des  prétextes  aux  réclamations  des  classes  les  moins 
favorisées. 

Aujourd'hui,  lorsque  certaines  catégories  d'individus  se  plaignent 
de  l'oppression  qui  pèse  sur  eux,  de  l'exploitation  du  travail  par  le 
capital,  des  chaînes  du  salariat,  on  les  met  volontiers  au  défi  de 
citer  un  seul  article  de  nos  lois  qui  justifie  leurs  déclamations.  C'est 
une  grande  force  pour  une  société  que  d'avoir  le  droit  de  dire  à 
ceux  qui  demandent  la  suppression  des  privilèges  :  ces  privilèges 
n'existent  plus.  L'égalité  devant  la  loi  s'est  chaque  jour,  depuis 
1789,  affirmée  par  des  conquêtes  nouvelles;  l'extension  du  cens 
électoral,  puis  le  suffrage  universel,  l'abolition  de  la  dernière  des 
dignités  héréditaires,  la  pairie,  l'abrogation  de  l'article  1781 ,  la 
modification  dans  un  sens  favorable  aux  bourses  modestes  de  nos 
lois  sur  les  sociétés  commerciales,  le  fractionnement  de  la  rente  en 
petites  coupures,  la  multiplication  des  caisses  d'épargne,  le  rappel 
des  lois  contre  les  coalitions  et  des  dispositions  relatives  aux  livrets, 
ne  sont-ce  point  là  des  pas  incontestables  faits  dans  la  voie  de  la 
démocratie?  Les  mesures  radicales  ne  pourraient  pas  rendre  l'éga- 
lité de  droits  plus  parfaite  qu'elle  ne  l'est  après  ces  nombreuses  ré- 
formes législatives.  Le  parti  conservateur  ne  néglige  point  ce  genre 
d'argumentation,  et  c'est  avec  raison,  car  il  s'appuie  sur  des  faits 
positifs;  mais,  pour  que  le  raisonnement  garde  toute  sa  valeur,  il  ne 
faut  pas  de  mesures  contradictoires.  Or  il  n'est  pas  de  terrain  plus 
périlleux  sous  ce  rapport  que  celui  des  coalitions.  En  voulant  res- 
taurer une  législation  qui,  de  l'aveu  du  gouvernement,  était  tom- 
bée en  désuétude  lorsqu'elle  fut  supprimée  officiellement,  et  qui  est 


LES    COALTTÏONS    DE    PATRONS    ET    d'oUVRIERS.  209 

aujourd'hui  abandonnée  par  les  peuples  industriels  les  plus  impor- 
tans  des  deux  mondes,  il  semblerait  qu'on  cherche  à  rendre  un  pri- 
vilège aux  patrons,  et  c'est  là  un  reproche  qu'il  faut  à  tout  prix 
éviter.  Pour  que  l'interdiction  des  coalitions  ne  constituât  pas  un 
privilège,  elle  devrait  peser  également  sur  les  deux  parties  et  en- 
traîner pour  l'une  et  pour  l'autre  des  conséquences  pareilles.  Com- 
ment obtenir  ce  résultat?  Il  n'est  pas  de  sujet  qui  ait  été  plus  con- 
troversé depuis  un  siècle.  Chaque  fois  qu'il  a  été  question  des  lois 
sur  la  coalition,  les  partisans  de  la  liberté,  et  Adam  Smith  le  premier, 
ont  montré  l'inégalité  de  la  législation  à  l'égard  des  patrons  et  à  l'é- 
gard des  ouvriers.  C'est  en  vain  qu'en  J8/i9  on  a  essayé  de  rétablir 
l'équilibre  en  soumettant  aux  mêmes  peines  les  deux  parties,  tandis 
qu'auparavant  les  travailleurs  étaient  plus  spécialement  atteints. 
L'égalité  peut  être  inscrite  dans  la  loi  et  ne  pas  exister  dans  la  réa- 
lité. On  sait  la  facilité  avec  laquelle  les  ligues  de  patrons  échappent 
à  la  surveillance  administrative;  grâce  au  petit  nombre  des  coalisés, 
qui  permet  une  action  rapide,  silencieuse,  les  patrons  peuvent  s'en- 
tendre, dit  Smith,  «  par  des  complots  conduits  dans  le  plus  grand  se- 
cret, »  tandis  que  les  ligues  des  ouvriers  «  entraînent  toujours  une 
grande  rumeur,  »  soit  par  la  multitude  des  intéressés,  soit  parle  dé- 
faut de  calme  et  d'ordre  propre  aux  assemblées  populaires.  La  consti- 
tution de  l'industrie  moderne  fournit  d'autres  argumens  aux  adver- 
saires des  lois  prohibitives.  Depuis  Adam  Smith,  la  grande  industrie 
a  pris  une  extension  considérable  :  les  petites  fabriques  d'autrefois 
sont  remplacées  par  de  vastes  usines.  Les  ouvri;3rs  ne  se  trouvent 
plus,  comme  naguère,  en  face  de  patrons  plus  ou  moins  nombreux 
se  faisant  concurrence  et  maintenant  par  leur  rivalité  même  les  sa- 
laires à  un  certain  niveau.  Aujourd'hui  dans  plusieurs  localités,  des 
populations  entières  travaillent  pour  un  seul  patron;  la  main- 
d'œuvre  ne  peut  être  offerte  qu'à  un  acheteur  unique.  Si  les  ou- 
vriers viennent  isolément  débattre  l>:s  conditions  du  marché,  ils  se- 
ront obhgés  soit  d'accepter  les  prix  qu'on  leur  impose,  soit  d'aller 
chercher  du  travail  dans  d'autres  régions  industrielles,  au  risque 
d'y  retrouver  les  mêmes  difficultés.  Le  refus  du  travail  n'a  de  gravité 
pour  l'entrepreneur  que  s'il  est  fait  par  un  certain  nombre  d'ou- 
vriers à  la  fois;  sinon  le  patron  laisse  l'ouvrier  récalcitrant  épuiser 
ses  économies,  ce  qui  en  général  ne  dure  pas  longtemps,  et,  s'il  le 
repreud  ensuite  sans  rien  changer  aux  conditions  offertes,  c'est  par 
pure  bienveillance.  Lorsque  les  travailleurs  substituent  le  chômage 
collectif  au  chômage  individuel,  leur  situation  vis-à-vis  du  patron 
devient  beaucoup  plus  forte;  s'ils  ont  amassé  d'avance  quelques 
ressources  qui  leur  permettent  de  vivre  pendant  un  certain  nombre 
de  jours  sans  salaires,  ils  peuvent  mettre  les  entrepreneurs  dans  un 
TOME  xcviii.  —  1812,  14 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

sérieux  embarras,  et  obtenir  une  hausse  de  prix  que  ne  leur  aurait 
pas  procurée  l'action  isolée.  Soumettre  les  coalitions  à  des  pour- 
suites légales,  c'est  donc  charger  le  travail  d'entraves  très  réelles , 
tandis  que  les  chaînes  imposées  au  capital  sont  fictives.  Telle  est  la 
thèse  que  défendent  beaucoup  d'hommes  éminens,  et  parmi  eux 
un  grand  nombre  d'économistes  qui  font  autorité.  On  sent  combien 
le  débat  est  délicat;  en  négligeant  de  tenir  compte  d'argumens  aussi 
sérieux,  on  risquerait  de  fournir  des  armes  nouvelles  aux  ennemis 
de  l'ordre  social. 

La  liberté  a  l'immense  mérite  de  couper  court  à  toutes  les  récri- 
minations :  le  règlement  des  relations  de  l'entrepreneur  et  de  l'ou- 
vrier est  une  question  complexe  où  le  législateur  ne  peut  inter- 
venir sans  faire  injustement  pencher  la  balance  d'un  côté  ou  de 
l'autre.  Son  action  altère  les  rapports  naturels  entre  l'offre  et  la 
demande,  et  donne  un  appui  fâcheux  aux  notions  économiques  les 
plus  fausses.  ((  En  Angleterre,  dit  M.  de  Molinari  (1),  le  socialisme 
a  fait  peu  de  prosélytes.  Quoique  les  trades-unions  soient  demeu- 
rées longtemps  à  l'état  d'associations  secrètes  ou  quasi  secrètes,  on 
ne  trouve  dans  leur  organisation  et  dans  leurs  actes  aucune  trace 
des  doctrines  socialistes  ou  communistes.  Les  unionistes  ne  jurent 
point  le  serment  d'Annibal  contre  le  salariat,  et  ils  ne  songent  en 
aucune  façon  à  le  remplacer  partout  par  l'association;  encore  moins 
rêvent-ils  l'organisation  de  la  gratuité  du  crédit.  Ils  ne  font  aucune 
objection  théorique  contre  le  salaire,  et  il  leur  paraît  assez  indiffé- 
rent de  recevoir  leur  rétribution  sous  une  forme  ou  sous  une  autre.  » 
A  quelle  cause  attribuer  cette  heureuse  situation  des  esprits?  Nous 
répondrons  comme  M.  de  Molinari  :  à  la  liberté.  Aflranchis  de  toute 
entrave  légale,  les  ouvriers  anglais  ont  fini  par  assimiler  la  main- 
d'œuvre  à  tous  les  objets  qu'ils  voient  s'échanger  entre  les  produc- 
teurs et  les  consommateurs.  Suivant  les  paroles  de  M.  Stuart  Mill, 
«  la  pratique  des  grèves  leur  a  mieux  que  toute  autre  chose  appris 
les  rapports  qui  existent  entre  le  taux  des  salaires  et  l'offre  et  la 
demande  du  travail.  »  Les  enseignemens  de  l'expérience,  complé- 
tant ceux  des  doctrines  économiques  répandues  avec  plus  de  zèle 
que  chez  nous,  les  ont  instruits  peu  à  peu  du  caractère  inéluctable 
des  grandes  lois  de  la  production  et  de  l'impossibilité  des  transfor- 
mations radicales  et  subites  dans  les  relations  sociales.  D'ailleurs,  si 
le  droit  de  se  coaliser  est  laissé  aux  classes  laborieuses,  des  hommes 
de  bonne  volonté  font  des  efforts  sérieux  pour  les  détourner  de  s'en 
servir  imprudemment  :  ils  montrent  les  dangers  des  conflits,  ils 
rappellent  les  ruines  que  ces  luttes  ont  amenées,  ils  répandent 

(1)  Le  Mouvement  socialiste,  p.  143. 


LES    COALITIONS    DE    PATRONS    ET   d' OUVRIERS.  211 

des  statistiques  marquant  les  résultats  déplorables  de  la  plupart 
des  grèves;  le  recours  à  la  conciliation  ou  à  l'arbitrage  est  vive- 
ment recommandé  pour  éviter  les  crises  stériles.  Avec  de  la  pa- 
tience, on  peut  ainsi  faire  prévaloir  les  idées  saines,  et  voir  lente- 
ment, mais  sûrement,  se  réaliser  le  progrès.  Pourquoi  l'entente, 
qui  habituellement  caractérise  les  relations  de  l'entrepreneur  avec 
ceux  qui  lui  fournissent  les  matières  qu'il  transforme,  ne  finirait- 
elle  point  par  s'établir  dans  ses  rapports  avec  les  ouvriers?  Pourquoi 
les  guerres  violentes  troubleraient-elles  toujours  le  marché  du  tra- 
vail, tandis  que  la  paix  favorise  les  autres  parties  du  domaine  de 
l'échange?  Aujourd'hui,  dans  le  commerce,  on  ne  voit  plus  naître 
que  des  luttes  pacifiques  :  l'acheteur  ne  regarde  pas  le  vendeur 
comme  un  ennemi,  ni  réciproquement.  Du  petit  au  grand,  consom- 
mateurs et  producteurs  débattent  avec  calme  les  conditions  des  af- 
faires; on  n'entend  plus  parler  de  pendre  comme  accapareurs  les 
négocians  qui  font  sur  une  vaste  échelle  le  commerce  des  grains; 
on  n'admet  plus  que,  suivant  l'expression  de  Montaigne,  «  le  prou- 
fict  de  l'un  fasse  le  dommage  de  l'autre.  »  D'où  vient  cette  pacifi- 
cation générale  des  marchés  industriels  qui  aurait  bien  surpris  nos 
pères?  Il  faut  l'attribuer  en  grande  partie  à  la  suppression  de 
toutes  les  barrières  artificielles  qui  entravaient  les  transactions.  L'a- 
bolition des  monopoles,  des  taxes,  des  règlemens,  des  tarifs  pro- 
hibitionistes,  laisse  le  champ  libre  à  tous  ceux  qui  font  des  offres 
ou  des  demandes,  et  ôte  aux  (ms  comme  aux  autres  le  prétexte  de 
soulever  des  réclamations  passionnées.  Chacun  suit  son  intérêt  et 
admet  que  son  voisin  se  laisse  guider  par  le  même  mobile.  Si  l'a- 
cheteur ou  le  vendeur  se  trompe,  l'expérience  le  ramènera  dans 
la  bonne  voie,  et  il  ne  veut  pas  qu'on  lui  impose  d'autre  règle 
de  conduite  que  celle  qu'il  a  librement  adoptée.  Tels  sont  les  prin- 
cipes qui  ont  prévalu  dans  le  commerce  et  l'industrie.  Pourquoi 
ne  s'étendraient-ils  pas  à  la  question  particulière  des  relations  des 
ouvriers  avec  les  entrepreneurs?  On  ne  peut  justifier  sur  ce  ter- 
rain plus  que  sur  tout  autre  une  interdiction  autoritaire  pesant  sur 
les  parties  en  présence.  Il  est  permis  d'attendre  de  la  liberté  sur  le 
marché  du  travail  les  mêmes  résultats  heureux  que  partout  ailleurs. 
Quelques  personnes  se  figurent  que,  s'il  était  prouvé  que  l'usage  du 
droit  de  coalition  tourne  le  plus  souvent  au  désavantage  des  ou- 
vriers, il  n'y  aurait  aucune  bonne  raison  pour  laisser  dans  leurs 
mains  une  arme  aussi  dangereuse.  Mieux  vaudrait,  disent-elles,  en 
supprimant  de  funestes  tentations,  empêcher  les  ouvriers  de  se  rui- 
ner et  de  ruiner  l'industrie  pour  le  vain  plaisir  d'exercer  un  droit  sté- 
rile. Nous  n'admettons  pas  ce  raisonnement.  Plus  nombreuse  et  plus 
pauvre  est  la  classe  à  laquelle  on  veut  appliquer  les  lois  soi-disant 


212  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

tutélalres,  plus  graves  sont  les  conséquences  que  l'intervention  lé- 
gislative produit  fatalement.  Un  premier  bienfait  pousse  le  monde 
des  cliens  à  de  nouvelles  exigences;  l'état  devient  une  sorte  de  pro- 
vidence responsable  des  maux  que  souffre  chaque  citoyen,  et  est 
tenu  de  les  réparer.  L'ouvrier  lésé  renonçant  à  la  liberté  compte  en 
échange  sur  des  secours.  En  le  défendant  contre  ses  propres  erreurs, 
vous  vous  engagez  à  le  défendre  aussi  contre  la  misère.  Privé  d'un 
moyen  qui  lui  paraissait  efficace,  il  demandera  que  la  société  lui  rende 
l'équivalent  de  ce  qu'elle  a  supprimé.  Le  moins  qu'on  puisse  faire  est 
dà  lui  garantir  de  l'ouvrage  et  une  rémunération  convenable;  c'est  le 
d?'oit  au  travail,  avec  la  garantie  d'un  minimum  de  salaire.  N'est-ce 
pas  là  précisément  la  conclusion  à  laquelle  ont  abouti  nos  pères,  lors- 
qu'ils ont  pour  la  première  fois  en  1791  érigé  en  principe  l'interdiction 
des  coalitions?  L'enchaînement  des  deux  ordres  de  faits  est  si  étroit 
qu'à  cette  époque  on  a  passé  sans  hésiter  de  l'un  à  l'autre.  Rap- 
pelons-nous encore  une  fois  les  paroles  de  Chapelier,  qui ,  pour 
motiver  la  prohibition  des  sociétés  ouvrières,  même  de  celles  se  di- 
sant «  destinées  à  procurer  des  secours  aux  ouvriers  de  la  même 
profession,  malades  ou  sans  travail,  »  s'écriait  :  «  C'est  à  la  nation, 
c'est  aux  officiers  publics  en  son  nom,  à  fournir  des  travaux  à  ceux 
qui  en  ont  besoin  pour  leur  existence  !  » 

Telle  est  l'extrémité  où  mène  fatalement  l'ingérence  intempestive 
de  l'état  dans  les  mtitières  que  seule  la  liberté  devrait  régler;  toutes 
les  responsabilités  sont  déplacées  dès  qu'on  limite  par  des  bornes 
factices  le  champ  d'action  de  l'individu.  Dans  une  démocratie,  l'é- 
galité de  droits  doit  être  poussée  aussi  loin  qu'elle  est  compatible 
avec  le  maintien  de  la  paix  publique.  Chaque  citoyen  compte  alors 
pour  vivre  sur  ses  propres  efforts,  et  ne  se  sent  plus  autorisé  à  exi- 
ger l'assistance  d' autrui.  C'est  là  le  véritable  principe  de  l'indépen- 
dance, et  par  suite  de  la  responsabilité  individuelle.  Si  l'on  re- 
pousse l'égalité,  il  n'est  plus  que  deux  formes  de  sociétés  possibles: 
l'une  est  la  société  aristocratique  où  subsiste  une  classe  privi- 
légiée, un  patriciat  qui  possède  la  faculté  d'imposer  des  entraves 
aux  classes  inférieures,  et  qui  dû  même  coup  accepte  la  charge  de 
pourvoir  à  la  subsistance  et  aux  besoins  des  masses.  C'est  ainsi 
qu'autrefois  on  comprenait  le  patronage.  L'autre  forme  est  le  cé- 
sarisme  où  l'état  domine  les  volontés  particulières,  où,  comme 
dans  le  premier  cas,  en  échange  de  l'autorité  qui  lui  est  remise,  le 
gouvernement  répond  du  bon  ou  du  mauvais  sort  des  sujets;  chaque 
plainte  de  ceux-ci  doit-être  apaisée  par  une  libéralité  ou  étouffée 
par  la  force  ;  tel  est  l'éternel  destin  des  empires  absolus  et  des 
Oligarchies. 

Devons-nous  marcher  dans  une  de  ces  deux  voies?  Poser  la  ques- 


LES    COALITIONS    DE    PATRONS    ET   d'oUVRIERS.  213 

tion,  c'est  la  résoudre.  Chsrcher  à  reconstituer  une  aristocratie 
privilégiée  dans  un  pays  où  depuis  cent  ans  la  révolution  a  balayé 
successivement  toutes  les  institutions  du  passé,  est  une  folie  qu'il 
serait  imprudent  de  tenter.  Reste  le  césarisme  socialiste  vers  lequel 
nous  pousse  une  portion  du  parti  radical.  Chaque  fois  que  les  classes 
conservatrices  se  laissent  entraîner  par  une  fausse  notion  de  leur 
intérêt  à  des  mesures  prohibitives ,  c'est  au  socialisme  autoritaire 
qu'elles  fournissent  des  armes.  Leurs  argumens  et  leurs  exemples 
seront  un  jour  retournés  contre  elles,  et  elles  créent  un  précédent 
bien  dangereux.  Telle  est  la  pensée  que  le  parti  de  l'ordre  devrait 
avoir  toujours  présente  à  l'esprit.  Sachons  affronter  résolument  les 
premiers  périls  de  la  liberté,  si  nous  ne  voulons  pas  être  étouffés  par 
le  despotisme  démagogique,  qui  est  le  pire  de  tous.  Développons 
l'énergie  individuelle  par  la  pratique  de  tous  les  droits  qui  peuvent 
s'accorder  avec  l'ordre  général,  formons  des  caractères  capables  de 
résister  aux  entraînemens  désastreux.  L'histoire  de  ces  dernières  an- 
nées révèle  dans  notre  nation  un  certain  manque  de  virilité,  par  suite 
duquel  toutes  les  folies  ont  été  possibles  :  l'Internationale  et  la  com- 
mune se  sont  appuyées  sur  cette  faiblesse  déplorable,  qui  a  déjà 
plusieurs  fois  courbé  la  France  sous  de  funestes  tyrannies.  Un  pays 
ne  vaut  que  par  la  fermeté  de  ses  classes  moyennes,  et  l'énervement 
de  ces  "dernières  est  mille  fois  plus  périlleux  que  les  agitations  pas- 
sagères de  la  liberté.  Celle-ci  fortifie  les  mœurs,  donne  aux  inté- 
rêts et  aux  hoîiimes  leur  véritable  prix,  crée  enfin  un  peuple  qui 
sait  ce  qu'il  est,  ce  qu'il  veut  et  où  il  va.  Au  contraire,  dans  une 
nation  désagrégée  par  l'intervention  constante  du  pouvoir  suprême 
qui  empêche  toute  union,  toute  association  partielle,  la  sécurité 
factice  dont  le  parti  conservateur  jouit  pendant  quelque  temps  lui 
désapprend  à  se  défendre  lui-même,  et  le  désarme  pour  le  jour  où 
un  gouvernement  révolutionnaire,  au  lieu  de  le  protéger,  veut  l'op- 
primer. Les  dictatures  démagogiques  trouvent  d'autant  plus  de  faci- 
lité à  s'établir  que  les  centres  de  résistance  ont  disparu;  habituées  à 
subir  des  lois  injustes,  les  classes  laborieuses  n'ont  qu'une  pensée  : 
substituer  la  tyrannie  populaire  à  ce  qu'elles  appellent  le  despo- 
tisme de  la  bourgeoisie,  et,  pour  atteindre  ce  but,  elles  se  grou- 
pent autour  du  premier  chef  venu.  On  ne  songe  plus,  les  uns  qu'à 
fomenter,  les  autres  qu'à  réprimer  des  agitations  violentes,  et  le 
désir  ou  la  crainte  des  révolutions  empêche  des  deux  côtés  tout  es- 
sai de  réforme  sérieuse. 

Eugène  d'Eichthal. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


29  février  1872. 

Voici  quelques  jours,  quelques  semaines  déjà,  que  nous  vivons  dans 
les  nuages,  dans  les  fictions,  les  chuchotemens,  les  sous-entendus  et 
les  artifices.  On  joue  avec  les  mirages  et  les  fantômes,  peut-être  aussi 
avec  les  tempêtes,  qu'on  redoute  et  qu'on  provoque.  On  fait  de  la  po- 
litique d'imagination  et  d'illusion.  Nous  demandons  très  liumblement 
qu'on  revienne  à  la  réalité,  qu'on  descende  des  nuages,  qu'on  reprenne 
pied  sur  cette  modeste  terre,  où  tant  d' œuvres  nécessaires,  pratiques, 
impérieuses,  nous  attendent  encore. 

Franchement,  on  oublie  un  peu  trop  de  tous  les  côtés  que  ce  n'est 
pas  le  moment  de  se  livrer  aux  chimères,  aux  compétitions  passionnées 
ou  subtiles  de  l'esprit  de  parti,  que  les  misères  sans  nombre  dont  notre 
pays  est  accablé  ne  sont  pas  de  celles  qui  se  guérissent  avec  des  combi- 
naisons de  fantaisie,  avec  des  lettres  et  des  manifestes  mystérieux,  avec 
des  pèlerinages  à  Anvers,  avec  des  disputes  éternelles  sur  la  monarchie 
et  la  république,  sur  le  provisoire  et  le  définitif,  avec  des  conciliabules 
et  des  coups  de  tactique.  Le  plus  grand  danger  n'est  pas  toujours  de  se 
trouver  en  face  de  réalités  même  redoutables  quand  on  garde  une  cer- 
taine netteté  d'esprit  et  une  certaine  précision  de  volonté,  c'est  de  se 
laisser  entraîner  dans  ces  régions  obscures,  confuses,  où  la  raison  s'é- 
mousse,  où  le  sentiment  des  situations  s'altère,  où  l'on  finit  par  abou- 
tir à  l'impuissance  sans  le  vouloir,  sans  y  songer.  C'est  ce  qui  arrive 
depuis  quelques  jours  avec  cette  politique  de  combinaisons  mal  calcu- 
lées, d'agitation  stérile,  qui  manque  évidemment  son  effet,  qui  ne  peut 
que  tourner  contre  le  but  que  se  proposent  ceux  qui  se  livrent  à  ces 
périlleux  passe-temps.  On  veut  faire  la  monarchie,  on  ne  la  fait  pas,  on 
la  compromet  plutôt  d'avance,  et  la  république  ne  s'en  trouve  pas 
mieux.  Sous  prétexte  de  fonder  un  régime  définitif,  qu'on  ne  fonde  pas, 
qu'on  ne  peut  arriver  à  saisir,  on  ruine  le  provisoire  qui  nous  abrite. 
On  ne  prépare  pas  plus  l'avenir  qu'on  n'affermit  le  présent,  on  flotte 
entre  le  possible  dont  on  se  détourne  et  l'impossible  qui  se  dérobe 
sans  cesse.  A  ce  jeu  redoutable,  les  forces  s'usent,  la  situation  s'amoin- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  215 

drit,  les  partis  se  neutralisent;  l'assemblée  et  le  gouvernement,  dans 
leur  action  ostensible  et  officielle,  se  ressentent  eux-mêmes  de  ces 
confusions  énervantes,  et  en  fin  de  compte  on  se  trouvera  un  jour,  si 
l'on  n'y  prend  pas  garde ,  avoir  tout  épuisé  sans  gloire  et  sans  profit, 
avoir  tout  simplement  rouvert  une  issue  à  l'ennemi  commun,  au  bona- 
partisme, qui  se  tient  aux  aguets,  qui  espère  hériter  des  violences  du  ra- 
dicalisme, si  le  radicalisme  triomphait  un  instant,  des  fautes  des  partis 
conservateurs,  si  ces  partis  continuaient  à  se  détruire  eux-mêmes,  à  of- 
frir le  spectacle  de  leur  impuissance.  Voilà  la  question,  voilà  la  vérité! 
Il  n'y  a  point  à  s'y  méprendre,  tout  ce  qu'on  fait  volontairement  ou  in- 
volontairement pour  ajouter  aux  incertitudes  publiques,  pour  ajourner 
ou  pour  embarrasser  les  problèmes  les  plus  essentiels  de  la  reconstitu- 
tion du  pays,  ne  peut  que  servir  l'ennemi  commun.  C'est  la  moralité  la 
plus  évidente  de  cette  histoire  de  quelques  jours,  pleine  de  méprises, 
de  réticences,  de  faux  calculs,  de  tentatives  imprudentes  et  stériles. 

Que  s'est-il  donc  passé  qui  ait  pu  en  quelque  sorte  mettre  le  feu  à 
toutes  les  espérances,  provoquer  l'explosion  de  toutes  les  velléités  im- 
patientes des  partis,  et  réveiller  des  problèmes  qu'on  était  convenu  de 
laisser  dormir?  Est-ce  que  la  situation  de  la  France  a  changé  subite- 
ment? L'occupation  étrangère  a-t-elle  cessé  de  peser  sur  notre  sol? 
Le  pays  est-il  réorganisé,  et  l'indemnité  que  nous  devons  à  l'Allemagne 
a-t-elle  été  payée?  Sommes-nous  arrivés  à  ce  point  où  la  délivrance  dé- 
finitive de  nos  départemens  ait  marqué  le  terme  de  cette  trêve  des  opi- 
nions, consentie  par  tous  dans  un  intérêt  de  patriotisme  et  de  sau- 
vegarde nationale?  Malheureusement  rien  n'est  changé  dans  notre 
situation.  L'étranger  est  toujours  à  Reims,  le  fardeau  qui  pesait  sur 
nous  est  le  même;  ce  qui  était  nécessaire  et  patriotique  à  Bordeaux, 
à  Versailles  au  mois  d'août,  n'est  pas  moins  nécessaire  aujourd'hui. 

Non,  il  n'y  a  rien  de  changé,  si  ce  n'est  les  dispositions  des  partis, 
toujours  prompts  à  se  lasser  de  la  sagesse  et  à  prendre  leur  revanche 
des  pénitences  qu'ils  se  sont  imposées.  Il  faut  bien  avouer  aussi  que, 
sans  le  vouloir,  on  leur  a  offert  un  prétexte,  La  crise  du  mois  dernier, 
si  promptement  qu'elle  ait  été  dénouée  par  la  prudente  résolution  de 
M.  le  président  de  la  république,  cette  crise  n'est  point  certainement 
étrangère  au  mouvement  qui  s'est  manifesté  depuis  quelques  semaines. 
Elle  a  eu  cela  de  fatal  qu'elle  a  montré  ce  qu'il  y  a  de  précaire  et  de 
vulnérable  dans  notre  situation;  elle  a  laissé  voir,  ne  fût-ce  que  dans 
un  éclair,  que  ce  malheureux  pacte  de  Bordeaux,  si  souvent  invoqué, 
pouvait  être  emporté  à  l'improviste  dans  une  heure  d'orage.  On  a  fait 
ce  qu'on  a  pu  pour  réparer  le  mal;  mais  l'incertitude  avait  pénétré 
dans  les  esprits,  et  les  partis,  qui  ne  demandent  qu'un  prétexte,  ont 
été  jusqu'à  un  certain  point  autorisés  à  se  dire  dès  ce  moment  qu'ils 
devaient  se  mettre  en  garde  contre  l'imprévu,  se  tenir  prêts  pour 
toutes  les  éventualités.  Pour  les  uns,  le  vrai  moyen  de  se  garantir 


216  REVUE    DES    DEUX   MOx\DES. 

de  toutes  les  crises,  c'était  de  s'acheminer  vers  une  fixité  plus  com- 
plète dans  la  république  par  la  nomination  d'un  vice-président,  par 
]e  renouvellement  partiel  de  l'assemblée,  au  besoin  par  l'organisation 
d'une  seconde  chambre.  Pour  les  autres,  pour  les  monarchistes  de  l'as- 
semblée, l'essentiel  était  de  tenir  une  monarchie  toute  prête.  En  défi- 
nitive, c'est  là  le  germe  de  ce  qui  s'est  passé  depuis  quelques  jours;  ne 
demandez  pas  trop  ce  qu'on  a  fait  de  sérieux  dans  l'assemblée.  La  droite 
modérée  a  délibéré  et  préparé  un  programme.  L'extrême  droite,  la  frac- 
tion des  légitimistes  purs,  a  paru  se  rallier  à  l'œuvre  conçue  par  d'au- 
tres. Le  centre  droit  a  écrit  une  lettre  pour  adhérer  au  programme  de 
la  droite,  mais  en  précisant  ses  conditions  en  faveur  des  institutions 
parlementaires  et  en  faisant  ses  réserves  notamment  pour  le  drapeau. 
Bref,  on  a  fait  des  manifestes,  des  lettres,  des  contre-lettres,  des  voyages 
à  Anvers  pour  aller  voir  M.  le  comte  de  Chambord,  pour  savoir  de  lui 
ce  qu'il  en  pensait,  et,  ce  qui  ne  laisse  pas  d'être  assez  curieux,  c'est 
qu'on  ne  sait  toujours  rien  ni  de  ce  que  pense  M.  le  comte  de  Cham- 
bord, ni  de  ce  que  dit  le  manifeste  do  la  droite,  ni  de  ce  que  contient 
la  lettre  du  centre  droit,  dont  la  rédaction  paraît  d'ailleurs  être  aussi 
habile  que  sensée. 

Au  milieu  de  toutes  ces  mystérieuses  combinaisons,  deux  faits  cepen- 
dant sont  assez  caractéristiques.  L'adhésion  de  l'extrême  droite,  en  pa- 
raissant compléter  la  fusion  des  élémens  royalistes,  n'est  point  certaine- 
ment sans  avoir  donné  à  réfléchir  sur  la  nature  de  cette  monarchie 
qu'on  élaborait,  autour  de  laquelle  on  appelait  tous  les  concours.  D'un 
autre  côté,  le  voyage  que  M.  le  comte  de  Chambord  vient  de  faire  à 
Anvers,  et  qu'il  n'a  fait  évidemment  que  pour  être  plus  à  la  portée  de 
la  France,  ce  voyage  n'a  pas  eu  peut-être  tout  le  succès  qu'on  s'en  pro- 
mettait. A  part  les  bruyantes  manifestations  locales  qu'il  a  provoquées 
dans  la  ville  d'Anvers,  et  dont  les  Belges  auraient  pu  fort  bien  se  dis- 
penser, il  a  pour  ainsi  dire  accentué  une  attitude,  des  tendances  qui 
n'ont  pas  dû  très  puissamment  encourager  Télaii  monarchique,  de  sorte 
que  le  mouvement  s'est  arrêté  plutôt  qu'il  ne  s'est  étendu.  Il  a  trouvé 
des  récalcitrans  même  parmi  des  monarchistes,  parmi  ceux  qui  le  ju- 
geaient inopportun  ou  qui  voulaient  du  moins  savoir  ce  qu'ils  faisaient, 
et  en  définitive,  pour  une  telle  manifestation,  on  est  arrivé  à  réunir  de 
250  à  300  adhésions.  Est-ce  là  ce  qu'on  appelle  la  fusion  monarchique, 
la  reconstitution  d'un  seul  parti  monarchique?  Soit,  il  resterait  seule- 
ment à  savoir  dans  quelles  conditions  s'est  opérée  cette  reconstitution, 
sous  quel  drapea;u  elle  s'est  accomplie,  quelle  signification  et  quels  effets 
elle  peut  avoir  dans  les  circonstances. 

Allons  au  fond  des  choses.  Assurément  ceux  qui  ont  cru  que  le  mo- 
ment était  venu  d'en  finir  avec  les  divisions  des  forces  monarchiques 
ont  obéi  à  une  inspiration  généreuse;  ils  n'étaient  pas  sans  prévoyance, 
puisqu'une  crise  qui  pouvait  se  renouveler  venait  de  les  avertir  du  péril; 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  217 

ils  étaient  dans  leur  droit,  puisque  rien  de  définitif  n'existe  en  France, 
et  que  l'assemblée  s'est  réservé  le  pouvoir  constituant.  Après  cela,  les 
promoteurs  de  cette  entreprise  nous  permettront  de  le  dire,  ce  qu'ils 
ont  fait  ou  ce  qu'ils  ont  tenté  n'était  ni  bien  sérieusement  politique,  ni 
parfaitement  opportun.  Ils  se  sont  trompés  sur  les  moyens,  sur  le  but, 
sur  les  circonstances.  Ils  ont  oublié  surtout  qu'en  politique  on  fait  ce 
qu'on  a  le  pouvoir  de  faire,  et  rien  de  plus,  —  qu'en  allant  au-delà  on 
risque  de  compromettre  la  cause  même  qu'on  sert.  Si  les  monarchistes 
de  l'assemblée  se  sentaient  la  force  constituante  sans  laquelle  rien  n'est 
possible,  ils  avaient  un  moyen  très  simple,  très  net,  ils  n'avaient  à  at- 
tendre aucun  mot  d'ordre  :  c'était  à  eux  de  prendre  résolument  l'initia- 
tive, de  trancher  la  question,  de  préciser  les  conditions  du  rétablisse- 
ment de  la  royauté,  et  de  présenter  ensuite  ces  conditions  aux  princes 
appelés  à  être  la  personnification  de  la  souveraineté  en  France,  S'ils  ne 
se  sentaient  pas  ce  pouvoir,  ou  si  par  des  raisons  d'opportunité  ils  ne 
croyaient  pas  devoir  l'exercer,  ce  qu'ils  avaient  de  mieux  à  faire,  c'était 
de  s'abstenir  complètement,  d'éviter  un  bruit  inutile.  Ils  ne  devaient  ni 
envoyer  des  émissaires  à  Anvers  auprès  de  M.  le  comte  de  Chanibord, 
ni  laisser  croire  à  un  effort  décisif  qui  les  place  aujourd'hui  dans  une 
situation  difficile  et  délicate  peut-être,  dans  la  situation  d'hommes  qui 
ont  voulu  tenter  un  grand  coup  et  qui  n'ont  pas  réussi. 

Oui  sans  doute,  à  ne  consulter  que  l'intérêt  national,  sans  tenir 
compte  des  divergences  d'opinions,  la  monarchie  aurait  pu  offrir  des 
avantages  au  lendemain  de  nos  désastres.  Elle  pouvait  rendre  à  la  France 
le  service  qu'elle  lui  avait  déjà  rendu  une  première  fois  en  1815,  à  cette 
époque  où  notre  pays  se  relevait  si  proinptement.  Encore  est-il  bien  clair 
que  la  seule  monarchie  désormais  possible  en  France  serait  la  monar- 
chie constitutionnelle,  libérale,  qui  n'est,  à  tout  prendre,  que  le  gou- 
vernement du  pays  par  le  pays,  avec  la  fixité  et  la  permanence  dans  le 
pouvoir  souverain.  La  pire  des  illusions  serait  de  se  figurer  qu'on  va  re- 
monter le  courant  d'un  siècle  et  reconstituer  le  passé.  C'est  là  malheu- 
reusement ce  que  ne  semblent  pas  toujours  comprendre  M.  le  comte 
de  Ghambord  et  ceux  qui  passent  pour  être  les  organes  les  plus  fidèles 
de  sa  pensée.  On  parle  avec  eux  de  monarchie,  on  se  trouve  aussitôt  en 
face  d'une  sorte  de  pontificat  royal  et  théocratique,  venant  se  placer  au 
milieu  de  toutes  les  choses  contemporaines  sans  paraître  soupçonner  le 
mouvement  d'une  époque,  sans  même  tenir  compte  des  plus  cruelles, 
des  plus  douloureuses  nécessités  du  pays.  Il  faut  convenir  qu'on  a  d'é- 
tranges façons  de  populariser  le  rétablissement  de  la  royauté,  en  nous 
laissant  entrevoir  des  perspectives  bien  faites  pour  encourager  les  es- 
prits qui  hésiteraient  encore.  La  restauration  de  la  monarchie  en  France, 
c'est  la  restauration  né^ssaire  du  pouvoir  temporel  du  pape,  on  ne  le 
cache  pas.  On  le  répétait  l'autre  jour  en  Belgique  dans  l'entourcge  de 
I\I.  le  comte  de  Ghambord.  Ge  n'est  pas  tout  à  fait  la  restauration  du 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

roi  de  Hanovre,  le  roi  George  n'est  pas  allé  à  Anvers  avec  son  ami 
M.  Windlhorst,  comme  on  s'est  plu  à  le  dire;  mais  en  revanche  un  des 
familiers  de  don  Carlos  parlait  tout  récemment  du  lien  intime  qui  existe 
«  entre  l'état  de  l'Espagne  et  les  événemens  de  l'étranger,  »  de  la  con- 
fiance qu'on  doit  avoir  «  dans  la  grandeur  des  causes  dont  les  symboles 
sont  Pie  IX,  Charles  VII  et  Henri  V.  » 

Ainsi  voilà  un  malheureux  pays  qui  sort  à  peine  d'une  effroyable 
guerre  où  il  a  perdu  des  provinces,  où  il  a  laissé  son  prestige,  son 
San"-,  sa  fortune,  et  on  vient  lui  offrir  la  séduisante  perspective  d'un 
certain  nombre  de  guerres  nouvelles  pour  aller  rétablir  le  pape  dans 
ses  états,  pour  élever  au  trône  le  prétendant  légitime  d'Espagne!  On 
n'en  ferait  rien,  nous  en  sommes  convaincus,  on  le  laisse  dire,  on  laisse 
s'accréditer  cette  idée,  qu'il  y  a  une  solidarité  intime  entre  le  rétablis- 
sement de  la  royauté  et  toutes  les  causes  perdues.  Les  partisans  de  la 
lé"-itimité  propagent  ces  confusions  inquiétantes,  irritantes  pour  une 
opinion  publique  éprouvée  et  malade,  de  telle  sorte  que  la  monarchie 
n'a  pas  seulement  contre  elle  ceux  qui  la  combattent  dans  son  principe, 
elle  a  ses  séides,  ceux  qui  croient  la  servir  et  qui  la  ruinent  en  la  défi- 
gurant, en  l'identifiant  avec  leur  fanatisme  ou  leurs  rêves  surannés; 
elle  n'a  pas  seulement  à  surmonter  les  répugnances  de  ses  adversaires, 
elle  a  aussi  et  surtout  à  se  dégager  de  l'étreinte  de  ceux  qui  la  rétré- 
cissent aux  proportions  de  leur  étroit  idéal,  et  c'est  ainsi  que  le  problème 
n'est  pas  aussi  simple  qu'il  peut  le  paraître  da'ns  un  manifeste.  N'y  eùt-il 
pas  la  plus  grave  question  de  régime  politique,  il  y  aurait  toujours  cette 
considération  d'opportunité  qui  rend  si  périlleuse  toute  tentative  pour 
décider  des  destinées  de  la  France  au  moment  présent. 

Il  faudra  bien  y  venir,  assure-t-on;  cette  question,  on  ne  l'a  pas  créée, 
elle  s'est  imposée,  elle  est  née  de  la  force  des  choses,  de  l'impossibilité 
de  la  situation  actuelle.  Le  provisoire  est  mortel  pour  la  France,  il  en- 
tretient partout  l'inquiétude,  il  paralyse  les  intérêts  et  suspend  l'essor  de 
l'activité  nationale;  le  pays  aspire  à  un  régime  définitif  qui  seul  peut  lui 
rendre  la  sécurité  à  l'abri  d'institutions  durables.  Le  pacte  de  Bordeaux  a 
fait  son  temps,  il  est  épuisé,  il  a  dit  son  dernier  mot.—  Oui,  on  parle  ainsi, 
les  monarchistes  le  disent,  les  républicains  le  répètent;  chacun,  bien  en- 
tendu, donne  un  nom  différent  au  définitif:  pour  tous,  l'essentiel  est  d'en 
finir.  Est-ce  qu'il  suffit  de  le  vouloir  et  de  le  dire  pour  avoir  la  puissance 
de  trancher  ces  questions  souveraines?  Ne  voit-on  pas  que  par  impatience, 
par  entraînement  de  parti,  on  crée  soi-même  ces  incertitudes,  ces  anxié- 
tés, dont  on  se  fait  une  arme,  que  si  on  employait,  pour  maintenir  cette 
trêve  des  opinions  toujours  nécessaire,  la  moitié  de  l'activité  et  du  zèle 
qu'on  déploie  pour  s'en  affranchir,  pour  la  rendre  illusoire  et  impossible, 
le  pacte  de  Bordeaux  garderait  toute  sa  force  et  son  efficacité?  11  faut  en 
finir,  dit-on;  puisque  c'est  si  facile  et  si  simple,  pourquoi  n'en  finit-on 
pas?  — Ce  n'est  pas  l'envie  qui  manque.  S'il  y  a  au  contraire  un  fait  sen- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  219 

sîble,  qui  éclate  dans  tous  les  incidens  contemporains,  c'est  que  juste- 
ment on  ne  peut  pas  en  finir.  Les  monarchistes  viennent  de  le  montrer. 
Ils  ont  voulu  faire  une  grande  tentative,  ils  ont  voulu  assurer  au  pays  la 
garantie  visible  d'une  force  d'opinion  organisée,  prête  à  toutes  les  éven- 
tualités. On  voit  à  quoi  ils  sont  arrivés.  Ils  ne  s'entendent  même  pas 
entièrement,  ils  restent  divisés  sur  des  points  essentiels,  et  ils  ont  réuni 
moins  de  trois  cents  adhérons  !  Est-ce  avec  trois  cents  voix,  et  même 
avec  quatre  cents  voix,  qu'on  songe  sérieusement  à  refaire  la  monar- 
chie? Que  les  républicains  de  leur  côté  essaient  de  trancher  la  question 
à  leur  profit  par  la  proclamation  définitive  de  la  république,  ils  seront 
arrêtés  au  passage,  ils  le  savent  bien,  ils  l'ont  éprouvé  plus  d'une  fois; 
ils  l'éprouveront  encore,  s'ils  tentent  l'aventure. 

Une  seule  chose  est  bien  claire  dans  ces  alternatives  où  chaque  parti 
montre  tour  à  tour  son  impuissance.  Quand  la  république  paraît  com- 
promise, les  monarchistes  s'empressent  de  commettre  des  fautes  qui 
relèvent  un  peu  son  crédit;  quand  la  monarchie  semble  reculer,  ce  sont 
les  républicains  qui  refont  ses  affaires  par  leurs  imprudences,  de  sorte 
que  de  tous  les  côtés  on  est  très  fort  pour  neutraliser  ses  adversaires, 
on  n'a  pas  cette  puissance  d'en  finir  à  laquelle  tout  le  monde  fait  appel. 
Si  nous  ne  vivions  pas  dans  des  temps  si  sérieux,  on  pourrait  dire  que 
tous  ces  partis  qui  se  remuent  ressemblent  quelque  peu  à  ces  choristes 
de  théâtre  qui  crient  de  leur  voix  la  plus  sonore  :  Marchons  en  silence! 
Ils  ne  marchent  pas,  et  ils  font  beaucoup  de  bruit.  Voilà  la  vérité.  On 
s'agite  et  on  agite  le  pays  pour  rien,  on  surexcite  des  espérances  qu'on 
ne  peut  satisfaire,  et  cette  sorte  de  fièvre  réagit  nécessairement  sur  les 
travaux  de  l'assemblée,  sur  la  marche  du  gouvernement.  C'est  là  ce  que 
nous  appelons  se  jeter  à  la  poursuite  de  l'impossible  en  se  détournant 
des  choses  possibles,  nécessaires,  essentielles.  Pendant  qu'on  s'anime 
à  ces  luttes  inutiles,  les  intérêts  souffrent,  les  esprits  s'aigrissent,  nos 
affaires  ne  se  font  pas,  et  si  nous  oublions  ce  qui  nous  touche  de  plus 
près,  les  Allemands  se  chargent  de  nous  le  rappeler.  Un  des  plus  impor- 
tans  journaux  de  Berlin  nous  criait  tout  récemment  encore  que  le  plus 
pressé  pour  nous  n'était  pas  de  songer  à  des  changemens  de  gouverne- 
ment, mais  de  payer  la  dette  de  guerre,  qu'une  guerre  n'était  complè- 
tement terminée  que  lorsque  le  traité  de  paix  était  exécuté.  «  Les  Fran- 
çais, nous  disait-on,  sont  les  débiteurs  de  l'Allemagne,  ils  doivent  tenir 
les  engagemens  moyennant  lesquels  ils  ont  acheté  la  paix.  Ils  n'ont  pas 
le  droit  de  négliger,  d'ajourner  ni  de  reculer  cette  affaire,  qui  est  la  plus 
urgente  de  toutes.  » 

C'est  cruel,  mais  c'est  ainsi.  Pourquoi  attendre  qu'on  nous  le  rappelle 
et  ne  pas  nous  en  souvenir  de  nous-mêmes?  Au  fait,  quelle  est  la  vraie 
question  pour  nous?  Il  s'agit  d'abord  sans  doute  de  cette  libération  du 
territoire  qui  doit  être  toujours  notre  première  pensée,  et  il  s'agit  aussi 
dans  notre  vie  intérieure  de  préserver  la  France  des  entreprises  du  ra- 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dicalisme  ou  du  bonapartisme.  C'est  ià  ce  qu'on  veut  évidemment.  Or 
quel  est  pour  le  moment  le  meilleur  moyen  de  se  défendre,  de  rendre 
impossibles  les  usurpations  radicales  et  les  usurpations  bonapartistes? 
Est-ce  de  continuer  à  poursuivre  ce  régime  définitif  qui  fuit  sans  cesse, 
dont  le  seul  nom  suffit  à  réveiller  toutes  les  divisions  et  à  frapper  tous 
les  efforts  d'impuissance?  Puisqu'on  ne  le  peut  pas,  puisqu'on  vient  de 
constater  encore  une  fois  combien  les  impatiences  des  partis  sont  chi- 
mériques quand  elles  ne  sont  pas  dangereuses,  il  ne  reste  plus  qu'un 
moyen  sérieux  et  pratique  :  c'est  d'en  revenir  tout  simplement  à  ce  pacte 
de  Bordeaux,  qui  depuis  quelque  temps  est  fort  maltraité,  nous  en  con- 
venons. Il  est  tourné  en  ridicule,  on  se  fait  un  jeu  de  le  violer  de  tous 
les  côtés,  on  y  fait  entrer  tout  ce  qu'on  veut,  on  le  proclame  suranné 
et  inefficace.  Et  cependant,  tel  qu'il  est,  dans  ses  termes  essentiels,  il  est 
encorj  en  définitive  la  sauvegarde  de  ce  qui  nous  reste  de  sécurité; 
même  quand  on  fait  tout  ce  qu'on  peut  pour  s'en  affranchir,  on  est  forcé 
d'y  revenir  par  le  sentiment  de  l'impossibilité  de  toutes  les  combinai- 
sons qu'on  essaie.  On  y  revient  comme  on  revient  sous  le  canon  d'une 
citadelle  protectrice,  après  avoir  tenté  la  fortune  dans  la  campagne. 
Puisqu'on  ne  peut  pas  faire  autrement,  pourquoi  ne  pas  s'arranger  au 
moins  de  façon  à  tirer  le  meilleur  parti  possible  de  ce  provisoire  néces- 
saire? Pourquoi  ne  pas  se  rattacher  sans  arrière-pensée  à  cette  trêve 
patriotique  des  opinions  en  la  pratiquant  avec  sincérité?  Ce  qu'il  y  a  eu 
de  particulier  jusqu'ici,  c'est  qu'on  a  beaucoup  parlé  du  pacte  de  Bor- 
deaux et  qu'on  l'a  toujours  très  peu  respecté.  Qu'on  en  parle  un  peu 
moins  et  qu'on  le  respecte  un  peu  plus.  L'essentiel  est  qu'il  subsiste 
une  situation  qui  ne  soit  à  personne,  surtout  à  aucun  parti,  qui  n'ap- 
partienne qu'à  la  France,  et  sur  laquelle  la  France  seule  ait  le  droit 
de  se  prononcer  dans  sa  liberté.  Jusque-là,  en  quoi  le  pacte  de  Bordeaux 
gêne-t-il  cette  œuvre  préliminaire  de  réorganisation  qui  nous  est  impo- 
sée, et  dont  on  s'était  fait  un  mot  d'ordre?  En  quoi  empêche-t-il  toutes 
les  réformes  administratives  et  financières?  L'autre  jour,  on  discutait 
une  loi  sur  la  reconstitution  du  conseil  d'état,  une  réforme  dans  l'orga- 
nisation de  la  magistrature.  Est-ce  que,  sous  la  république  comme  sous 
la  monarchie,  le  pays  n'a  pas  besoin  d'un  conseil  d'état  préparant,  coor- 
donnant les  lois,  d'une  magistrature  intègre,  indépendante  et  éclairée? 
Dans  cet  ordre  de  choses,  le  pacte  de  Bordeaux  n'est  nullement  insuffi- 
sant, il  permet  tout.  On  aurait  pu  sans  doute  s'en  servir  plus  efficace- 
ment. Ce  qu'on  n'a  pas  fait,  on  le  peut  encore;  mais  la  condition  pre- 
mière, c'est  que  dans  l'assemblée  comme  dans  le  gouvernement  il  y  ait 
un  même  esprit,  une  même  volonté  résolue  de  ne  rien  trancher  par 
subterfuge,  d'écarter  tout  ce  qui  ne  fait  que  diviser,  toutes  les  questions 
qui  ne  peuvent  être  résolues  sans  mettre  en  doute  la  paix  publique, 
celte  paix  intérieure  dont  nous  avons  besoin  avant  tout  pour  achever 
l'œuvre  de  délivrance  nationale. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  221 

Est-ce  donc  impossible?  L'assemblée  n'a  qu'à  le  vouloir,  elle  n'a  qu'à 
s'interroger  et  à  se  mettre  en  face  de  la  vérité  des  choses.  Elle  a  en  elle- 
même  tous  les  élémens  d'une  majorité  sérieuse,  image  assez  exacte  de 
la  situation.  Qu'on  y  regarde  de  près,  cette  majorité,  sans  exclure  per- 
sonne, a  son  noyau  essentiel  dans  les  centres  de  l'assemblée,  dans  ce 
qu'on  pourrait  appeler  les  monarchistes  constitutionnels  et  les  répu- 
blicains constitutionnels.  Là  est  la  vraie  force  politique  parce  que  là  est, 
à  tout  prendre,  la  vraie  pensée  du  pays.  Entre  ces  deux  fractions,  il 
y  a  sans  doute  une  question  réservée,  la  question  de  la  constitution  du 
pouvoir  souverain.  Sur  tout  le  reste,  on  peut  s'entendre  et  marcher  en- 
semble. Il  y  a  un  homme  qui,  par  son. caractère,  par  ses  opinions  libé- 
rales et  modérées,  pourrait  aider  singulièrement  à  la  formation  de  ce 
groupe  :  c'est  M,  Casimir  Perier.  M.  Casimir  Perier  siège  aujourd'hui  au 
centre  gauche,  mais  par  ses  affinités  il  se  rattache  au  centre  droit.  Il 
peut  être  un  lien  entre  toutes  les  nuances  libérales.  C'est  un  rôle  fait 
pour  tenter  la  plus  honnête  ambition;  il  est  certain  dans  tous  les  cas  que, 
si  cette  majorité  existait,  il  n'y  aurait  plus  au  même  degré  le  danger 
de  l'imprévu,  d'une  crise  toujours  possible,  et  le  pays  pourrait  arriver 
sans  trop  de  secousses  au  jour  où  il  fixera  lui-même  ses  destinées.  Ce 
serait  l'application  la  plus  vraie  et  la  plus  efflcace  du  pacte  de  Bordeaux. 
Quant  au  gouvernement,  il  trouverait  dans  cette  majorité  un  stimulant 
et  un  frein.  Au  lieu  de  courir  tout'js  les  fortunes  parlementaires,  il  se- 
rait sûr  d'avoir  toujours  un  point  d'appui  solide,  et  il  ne  serait  pas  ex- 
posé à  ces  perplexités  qui  mettent  quelquefois  un  certain  décousu  ou 
une  certaine  lenteur  dans  ses  résolutions.  Au  fond,  pour  le  gouverne- 
ment comme  pour  l'assemblée,  le  danger,  c'est  de  ne  point  agir  ou  de 
prendre  une  agitation  fébrile  pour  de  l'action.  Il  n'est  guère  douteux 
que,  si  le  gouvernement  avait  eu  un  peu  plus  le  sentiment  de  lui-même, 
il  ne  se  serait  pas  cru  obligé  l'autre  jour  de  présenter  une  loi  nouvelle 
qui,  d'un  côté,  ne  fait  que  consacrer  pour  les  délits  de  presse  des  dis- 
positions d'une  loi  de  1819,  d'un  décret  de  18/^8,  et  qui,  d'un  autre 
côté,  a  pour  objet  d'interdire  dans  tous  les  départemens  la  réapparition 
de  journaux  supprimés  là  oli  existe  l'état  de  siège.  Le  ministère  n'avait 
pas  absolument  besoin  de  cette  loi  pour  être  suffisamment  armé;  il 
n'avait  qu'à  se  servir  sans  hésitation  de  la  force  légale  qu'il  a  entre  les 
mains. 

On  ne  peut  croire  certainement  qu'en  proposant  de  remettre  en 
vigueur  un  décret  de  18/(8  le  gouvernement,  donnant  l'exemple  d'une 
infidélité  au  pacte  de  Bordeaux,  ait  voulu  enlever  par  subterfuge  la  pro- 
clamation de  la  république.  Non,  il  a  dit  la  vérité  :  il  a  voulu  tout  sim- 
plement se  prémunir  contre  les  menées  bonapartistes;  mais  il  y  a  une 
manière  bien  autrement  décisive  de  réduire  le  bonapartisme  à  l'impuis- 
sance :  c'est  de  réparer  les  ruines  qu'il  a  semées  sur  notre  pays,  c'est  de 
lui  opposer  la  vigueur  d'un  gouvernement  résolu,  c'est  de  se  souvenir 


222  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

dans  tout  ce  qu'on  fait  que  l'impérialisme  n'a  aujourd'hui  qu'une  force 
négative  en  quelque  sorte,  celle  qui  pourrait  lui  venir  des  indécisions 
et  des  faiblesses  des  pouvoirs  publics,  de  toutes  ces  subtilités  et  ces 
confusions  où  l'on  se  perd  depuis  quelque  temps.  Le  bonapartisme  et  le 
radicalisme  ne  peuvent  en  réalité  avoir  d'autre  force  que  celle-là.  Qu'on 
y  réfléchisse  bien,  pour  le  gouvernement  et  pour  l'assemblée,  ce  n'est 
pas  seulement  une  obligation  politique  de  conduire  heureusement  la 
France  au  terme  de  la  crise  dans  laquelle  elle  est  engagée;  c'est  véri- 
tablement une  question  d'honneur,  car,  si  on  avait  le  malheur  d'échouer, 
assemblée  et  gouvernement  passeraient  dans  l'histoire  pour  des  manda- 
taires infidèles  ou  malhabiles  qui  ont  eu  tous  les  pouvoirs  entre  les 
mains,  qui  ont  disposé  de  la  souveraineté  d'un  grand  pays,  et  qui  n'ont 
pas  su  arracher  ce  pays  au  péril  suprême  des  convulsions  de  l'anarchie 
ou  des  usurpations  infamantes. 

A  dire  vrai,  tout  se  résume  aujourd'hui  dans  un  mot,  l'action,  bien 
entendu  une  action  intelligente  et  prévoyante,  et  ce  qui  est  vrai  dans 
la  politique  intérieure  ne  l'est  pas  moins  dans  la  politique  extérieure. 
Sans  doute  la  France  n'a  point  pour  le  moment  à  déployer  de  grands 
efforts  de  diplomatie;  elle  a  du  moins  à  se  faire  respecter  par  la  dignité 
de  son  attitude,  à  garder  les  amis  qu'elle  peut  avoir  encore  et  à  ne  pas 
se  faire  des  ennemis.  Il  y  a  des  esprits  si  peu  pénétrés  de  la  situation  de 
la  France  qu'ils  n'hésiteraient  pas  à  sacrifier  nos  intérêts  les  plus  évi- 
dens  à  leurs  passions  religieuses,  et  l'assemblée  est  exposée  à  entendre 
prochainement  des  pétitions  qui  ne  tendraient  à  rien  moins  qu'à  une  re- 
vendication des  droits  temporels  du  pape,  par  conséquent  à  une  rupture 
avec  l'Italie.  L'éminent  ministre  des  affaires  étrangères  comprend  fort 
heureusement  d'une  tout  autre  façon  ses  devoirs  envers  le  pays,  et  il 
vient  de  nommer  décidément  un  ministre  de  France  à  Rome  :  c'est 
M.  Fournier,  ancien  ministre  à  Stockholm.  Du  reste,  ce  n'était  plus  là 
en  réalité  une  question,  puisqu'il  y  avait  eu  déjà  un  ministre  nommé, 
puisque  la  France  a  un  chargé  d'affaires  à  Rome;  mais  il  y  avait  eu  des 
lenteurs,  de  fausses  apparences  qui,  en  provoquant  quelques  doutes, 
avaient  pu  mettre  un  peu  d'embarras  dans  les  relations  des  deux  pays. 
Ces  embarras  et  ces  doutes  disparaissent  parla  nomination  de  notre  mi- 
nistre, et,  en  Italie  comme  en  France,  la  première  pensée  doit  être  d'en- 
tretenir sans  cesse  le  sentiment  des  intérêts  communs  des  deux  peuples. 

Les  tout-puissans  eux-mêmes  ont  leurs  embarras,  qu'ils  se  créent  ou 
qu'ils  aggravent  quelquefois  en  se  fiant  trop  à  leur  ascendant.  Parce 
qu'ils  ont  été  heureux  autant  qu'audacieux,  ils  se  figurent  qu'ils  peu- 
vent tout,  que  rien  ne  doit  leur  résister,  et  ils  s'étonnent  dès  que  leur 
omnipotence  rencontre  une  limite.  Certes  le  tout-puissant  de  Berlin, 
M.  de  Bismarck,  n'a  point  trouvé  encore  cette  limite;  il  n'en  est  pas 
à  se  sentir  menacé  dans  la  position  prééminente  qu'il  s'est  faite,  et  qu'il 
est  homme  à  défendre  de  façon  à  décourager  ses  adversaires.  Non,  le 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  223 

prince-chancelier  de  Berlin  n'en  est  point  là;  il  en  est  à  cette  période 
où  les  victorieux  s'irritent  de  la  moindre  opposition,  prennent  ombrage 
de  tout,  supposent  partout  des  complots,  et  finissent  par  se  créer  à 
eux-mêmes  l'obligation  de  vaincre  sans  cesse,  à  tout  propos  et  à  tout 
prix,  sous  peine  d'être  atteints  dans  leur  prestige.  M.  de  Bismarck  en 
est  aujourd'hui  à  se  démener  au  milieu  des  difficultés  d'une  situation 
parlementaire  qui  ne  laisse  pas  de  devenir  assez  étrange,  La  question 
qui  lui  vaut  ces  embarras  n'a  sans  doute  au  premier  abord  rien  d'es- 
sentiellement politique.  Il  s'agit  d'une  loi  qui  a  pour  objet  de  fortifier 
les  droits  de  l'état  dans  l'enseignement,  en  faisant  passer  sous  la  juri- 
diction du  gouvernement  l'inspection  des  écoles.  La  question  s'est  bien 
vite  étendue  et  aggravée.  M.  de  Bismarck,  par  ses  interventions,  par  son 
attitude  impérieuse,  n'a  pas  peu  contribué  à  lui  donner  un  nouveau  ca- 
ractère d'importance.  Il  s'est  obstiné,  il  a  multiplié  les  discours,  et  de 
tout  cela  il  a  fait  une  affaire  personnelle,  une  question  de  haute  poli- 
tique et  de  confiance;  il  a  menacé  la  seconde  chambre  d'une  dissolu- 
tion, et  malgré  tout  il  n'a  obtenu  qu'une  fort  mince  majorité,  vingt-cinq 
voix  environ.  La  loi  est  allée  à  la  chambre  des  seigneurs,  et  voici  que 
dans  la  commission  de  la  chambre  des  seigneurs  elle  compte  quinze 
adversaires  sur  dix-sept  membres.  Des  personnages  haut  placés,  en  re- 
lation avec  la  cour,  tels  que  le  prince  Radziwill ,  le  comte  de  Lippe, 
passent  pour  être  très  hostiles  au  projet  du  gouvernement.  L'opposition 
s'avoue  tout  haut  en  face  du  chancelier  lui-même,  si  bien  que  M.  de 
Bismarck,  après  avoir  menacé  la  seconde  chambre  d'une  dissolution,  est 
réduit  à  menacer  la  chambre  des  seigneurs  d'une  promotion  extraordi- 
naire pour  changer  la  majorité. 

La  résolution  avec  laquelle  le  chancelier  soutient  cette  lutte,  à  propos 
de  l'inspection  des  écoles,  montre  assurément  l'importance  qu'il  y  at- 
tache. La  vivacité  impétueuse  et  hautaine  qu'il  a  déployée  dans  la  dis- 
cussion témoigne  assez  de  ses  préoccupations  et  même  de  quelque  surex- 
citation d'esprit.  Il  est  certain  qu'il  s'est  porté  au  combat  avec  un  feu 
singulier,  frappant  un  peu  de  tous  les  côtés,  atteignant  de  ses  coups  la 
fraction  parlementaire  désignée  sous  le  nom  de  centre  catholique,  les 
Polonais,  les  partisans  des  princes  dépossédés,  du  roi  de  Hanovre,  tout 
ce  qui  n'est  à  ses  yeux  qu'un  déguisement  du  particularisme.  Pour  le 
moment,  c'est  son  idée  fixe,  il  voit  partout  l'ennemi.  Naturellement, 
quand  il  attaque  avec  le  plus  d'ardeur,  il  prétend  toujours  qu'il  se  dé- 
fend. M.  de  Bismarck  est  vraiment  très  malheureux,  il  est  toujours 
attaqué  par  tout  le  monde;  il  faut  bien  qu'il  se  défende,  ou  plutôt 
c'est  l'Allemagne  qu'il  défend  en  lui.  Quoi  donc!  n'est-ce  point  l'Al- 
lemagne aujourd'hui  qui  est  menacée,  à  ce  qu'il  dit,  d'être  opprimée 
par  les  Polonais  à  Posen?  Si  encore  il  n'avait  à  se  défendre  que  contre 
lés  Polonais,  les  catholiques  ou  les  partisans  du  roi  de  Hanovre,  ce  ne 
serait  peut-être  pas  bien  grave;  mais,  dans  cette  question  même  de 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'inspection  des  écoles,  il  a  sur  les  bras  Topposilion  d'une  certaine  frac- 
tion de  la  droite,  des  protestans  orthodoxes,  des  conservateurs,  ses  an- 
ciens amis.  Vainement  il  a  essayé  de  les  rassurer  en  parlant  avec  une 
onction  édifiante  de  sa  «  vivante  foi  chrétienne;  »  on  le  tient  au  camp 
orthodoxe  et  conservateur  pour  suspect  de  libéralisme,  on  ne  se  fie  pas 
à  ses  déclarations  de  don  Juan  dans  l'embarras,  et  c'est  bien,  à  vrai 
dire,  une  des  singularités  de  la  situation.  M.  de  Bismarck  se  trouve 
avoir  aujourd'hui  pour  adversaires  bon  nombre  de  ses  anciens  amis,  et 
il  a  pour  alliés  les  libéraux,  les  progressistes,  ceux  qu'il  a  combattus  si 
souvent;  à  ceux-ci  il  fait  des  concessions,  il  reçoit  de  leurs  mains  des 
amendemens,  et  il  triomphe  avec  leur  concours. 

Est-ce  une  alliance  bien  sincère  et  bien  sûre  de  part  et  d'autre?  Il  en 
sera  ce  qu'il  pourra.  Le  prince-chancelier  ne  se  livre  pas  ainsi.  Pour  le 
moment,  il  se  sert  des  progressistes,  même  au  besoin  des  révolution- 
naires, contre  l'ultramontanisme,  comme  il  se  sert  de  la  passion  alle- 
mande contre  les  Polonais  et  les  particularistes  de  toute  nuance.  M.  de 
Bismarck  ne  joue  pas  moins  un  jeu  passablement  dangereux,  il  s'expose 
à  multiplier  les  froissemens,  à  mettre  un  jour  ou  l'autre  tous  les  partis 
contre  lui.  Il  triomphera  encore  cette  fois,  il  aura  sa  loi  des  écoles,  c'est 
très  vraisemblable,  il  n'est  pas  homme  à  disparaître  dans  les  broussailles 
parlementaires.  S'il  le  faut,  si  on  l'y  contraint,  il  aura  recours,  selon  son 
langage,  «  aux  moyens  constitutionnels  »  pour  avoir  raison  des  chambres, 
.  et  même,  si  ces  moyens  ne  suffisaient  pas,  il  en  trouverait  probablement 
d'autres.  L'empereur  Guillaume  ne  le  contrarierait  pas  pour  si  peu.  La 
question  n'est  pas  là  aujourd'hui,  la  question  est  que,  pour  la  première 
fois  depuis  ses  prodigieux  succès,  le  chancelier  rencontre  une  opposition 
assez  vive,  presque  personnelle,  que  pour  la  première  fois  on  résiste 
ouvertement   à   son  ascendant.   C'était  évidemment  une  puérilité  de 
supposer,  comme  on  l'a  fait,  que  la  reine  Augusta,  mue  par  un  senti- 
ment religieux,  aurait  pu  engager  des  députés  à  voter  contre  la  loi  qui 
menace  l'autorité  du  clergé  en  matière  d'enseignement.  C'est  déjà  un 
fait  assez  grave  qu'à  cette  occasion  il  se  soit  trouvé  à  Berlin  des  malin- 
tentionnés, —  où  n'y  a-t-il  pas  des  malintentionnés?  —  commençant  à 
murmurer  que  le  chancelier  pourrait  n'être  pas  un  homme  indispen- 
sable. Ce  qu'il  y  a  eu  d'assez  curieux  et  d'assez  inattendu  dans  ces  der- 
nières luttes  du  parlement  de  Berlin ,  c'est  que  M.  de  Bismarck,  pour 
réveiller  l'esprit  national  dans  le  clergé  allemand,  n'a  trouvé  rien  de 
mieux  que  de  citer  l'exemple  du  clergé  français,  et  il  a  révélé  une  par- 
ticularité peu  connue  jusqu'ici.  Il  a  dit  que,  pendant  les  négociations  en- 
gagées pour  mettre  fin  à  la  guerre,  le  souverain  ponlife  avait  envoyé  un 
nonce  spécial  en  France  pour  presser  les  évêques  de  travailler  en  faveur 
de  la  paix,  et  que  le  clergé,  restant  français  avant  tout  malgré  sa  sou- 
mission habituelle,  s'était  refusé  à  ce  qu'on  lui  demandait.  Si  la  chose  est 
vraie,  comme  l'affirme  M.  de  Bismarck,  notre  clergé  n'a  fait  sans  doute 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  225 

que  ce  qu'il  devait,  et  il  n'a  qu'à  s'inspirer  du  même  esprit  dans  toutes 
les  circonstances  où  s'agite  un  intérêt  national  ;  mais  qu'a  dit  là  M.  de 
Bismarck?  L'Allemagne  n'est  donc  pas  l'unique  modèle  de  toutes  les  ver- 
tus patriotiques  et  autres  ?  A  quels  aveux  peut  conduire  l'entraînement 
parlementaire  ! 

Si  la  vie  publique  est  laborieuse  partout,  même  en  Allemagne,  qu'est- 
ce  donc  en  Espagne?  Ici  tout  prend  en  vérité  un  caractère  de  plus  en 
plus  obscur,  peut-être  de  plus  en  plus  menaçant.  L'Espagne  vit  entre 
les  révolutions  d'hier  et  les  révolutions  de  demain.  La  trêve  qu'elle  s'é- 
tait accordée  à  elle-même  en  revenant  à  la  monarchie  et  en  allant  de- 
mander à  la  maison  de  Savoie  un  nouveau  souverain,  cette  trêve  semble 
aujourd'hui  fort  compromise  par  l'acharnement  désordonné  des  partis 
et  par  toutes  les  difficultés  que  le  gouvernement  éprouve  à  se  fonder. 
Le  roi  Amédée,  depuis  un  peu  plus  d'un  an,  n'en  est  guère  qu'à  son 
septième  ministère,  tant  il  est  facile  de  faire  vivre  une  monarchie  fon- 
dée par  les  opinions  radicales  !  C'est  là  en  effet  la  faiblesse  de  la  monar- 
chie actuelle  :  elle  a  été  créée  et  mise  au  monde  par  les  radicaux,  elle 
est  obligée  d'exister  avec  une  constitution  qui  est  l'œuvre  du  radica- 
lisme. Elle  est  aujourd'hui  menacée  par  ceux  qui  l'ont  créée  aussi  bien 
que  par  les  anciens  partis  conservateurs  qui  l'ont  toujours  plus  ou  moins 
combattue.  Lorsque,  faute  de  trouver  une  majorité  quelconque  dans  le 
parlement,  le  roi  Amédée  se  décidait  à  dissoudre  les  certes  il  y  a  quel- 
ques semaines,  on  pouvait  croire  du  moins  que  le  ministère  chargé  de 
la  dissolution  conduirait  les  affaires  jusqu'aux  élections,  qui  doivent  avoir 
lieu  aux  premiers  jours  d'avril.  Ce  ministère,  présidé  par  M.  Sagasta, 
était  composé  d'un  certain  nombre  d'anciens  progressistes,  radicaux  mo- 
dérés, et  de  quelques  membres  de  l'ancienne  union  libérale  dont  le 
principal  était  l'amiral  Topete,  un  des  auteurs  de  la  révolution  de  1868. 
11  n'a  pas  résisté  à  la  première  secousse,  et  cette  fois  c'est  à  l'occasion 
d'une  promotion  de  généraux  que  la  crise  a  éclaté. 

Le  cabinet  allait-il  se  dissoudre  entièrement?  par  qui  serait-il  rem- 
placé? Le  plus  embarrassé  était  évidemment  le  roi  Amédée.  Il  s'est 
empressé  de  faire  appel  à  tous  les  conseils;  il  a  consulté  tout  le  monde, 
les  progressistes,  les  radicaux,  les  conservateurs,  et  un  ministère  a  fini 
par  se  reconstituer  à  peu  près  sur  les  mêmes  bases  que  le  précé- 
dent, si  ce  n'est  que  l'amiral  Topete  n'est  plus  au  pouvoir.  C'est  un 
ministère  aussi  conservateur  qu'il  puisse  être  dans  les  conditions  ac- 
tuelles de  l'Espagne,  avec  un  mélange  incohérent  de  radicaux  modé- 
rés et  d'anciens  unionistes.  Il  ne  resterait  donc  plus  qu'à  s'occuper 
des  élections;  mais  c'est  là  justement  qu'est  le  danger  aujourd'hui. 
Quelque  influence  que  puisse  avoir  le  gouvernement ,  il  va  se  trou- 
ver en  face  d'une  de  ces  coalitions  qui  sont  un  des  signes  les  plus 
crians  de  l'anarchie  morale  et  politique  d'un  pays.  Tous  les  partis  hos- 
lOME  xcviiu  —  1872.  1j 


226  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tiles  se  donnent  la  main.  Le  radicalisme  pur,  dont  le  chef  est  M.  Ruiz 
Zorrilla,  s'allie  aux  républicains,  aux  carlistes ,  aux  partisans  du  jeune 
prince  des  Asturies,  fils  de  la  reine  Isabelle. 

Ainsi  voilà  une  alliance  oii  l'on  trouve  un  des  chefs  du  parti  républi- 
cain,-M.  Figueras,  un  ancien  ministre  d'Isabelle  II,  M.  Esteban  Collantes, 
un  des  principaux  coryphées  de  l'absolutisme  théocratique,  M.  INocedal. 
Tout  cela  marche  ensemble,  et,  pour  peu  que  la  coalition  ait  quelque 
succès  dans  les  élections,  on  pressent  aisément  ce  que  pourront  être  les 
nouvelles  certes,  quelles  ressources  elles  offriront  à  un  gouvernement. 
Déjà  dans  le  dernier  parlement  l'alliarice  de  ces  fractions  hostiles  ren- 
dait tout  impossible,  et  a  déterminé  les  diverses  crises  ministérielles  qui 
se  sont  succédé.  Si  elle  revient  en  force  à  la  chambre,  le  ministère  de 
M.  Sagasta  n'a  plus  qu'à  s'en  aller;  mais  M.  Ruiz  Zorrilla,  le  grand  orga- 
nisateur de  cette  coalition,  s'il  était  appelé  au  pouvoir,  trouverait 
devant  lui  les  mêmes  difficultés;  ses  amis  seraient  remplacés  dans  la 
coalition  par  les  amis  de  M.  Sagasta.  Comment  une  monarchie  constitu- 
tionnelle, surtout  une  monarchie  nouvelle,  pourrait-elle  vivre  dans  ces 
conditions,  entre  des  coups  d'état  et  des  révolutions  également  inévi- 
tables? Le  roi  Amédée  est  certainement  le  plus  à  plaindre  dans  ces  con- 
fusions, car  il  est  le  modèle  des  princes  constitutionnels.  Il  est  prêt  à 
faire  tout  ce  que  les  cortès  lui  diront.  Il  ne  serait  pas  de  trop  seulement 
que  les  cortès  qui  viendront  eussent  elles-mêmes  quelque  idée  de  la  po- 
litique qu'elles  préféreraient.  C'est  là  la  question.         ch.  de  mazade. 


L'INDE    ANGLAISE    AU    COMMENCEMENT    DE    1  872. 

Empire  în  Asia;  how  we  came  hy  it.  A  book  of  confessions,  by  W.  M.  Torrens,   M.  P. 
Londres  1873,  Trûbner  et  C". 

Une  série  de  symptômes  qui  ressemblent  à  des  lueurs  d'orage  appel- 
lent de  nouveau  l'attention  des  hommes  d'état  sur  l'Inde  anglaise.  L'as- 
sassinat du  juge  suprême  Norman  a  été  suivi  de  celui  du  vice-roi;  les 
fanatiques  savent  désormais  que  les  plus  hauts  représentans  d'un  pou- 
voir détesté  sont  à  toute  heure  justiciables  de  leurs  poignards.  Les  at- 
tentats et  les  rébellions  se  multiplient.  A  Lahore,  des  bandes  d'indigènes 
parcourent  les  rues  pendant  la  nuit  et  les  remplissent  du  bruit  de  leurs 
chants  qui  annoncent  la  fin  prochaine  de  la  domination  étrangère  et  la 
ferme  résolution  des  opprimés  de  verser  leur  sang  à  torrens  pour  la 
liberté  et  pour  leur  foi.  D'un  bout  à  l'autre  de  l'Inde,  la  conviction  se 
fortifie  que  le  jour  n'est  pas  éloigné  qui  verra  s'écrouler  l'empire  bri- 
tannique en  Asie,  et  que  l'œuvre  de  la  délivrance  doit  s'accomplir  par 
les  Russes  et  les  Chinois.  D'où  vient  cette  croyance?  On  ne  sait;  elle  a 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  227 

été  semée  dans  l'ombre,  elle  a  pris  racine,  elle  se  développe  et  elle 
commence  à  porter  ses  fruits. 

Les  causes  de  cette  hostilité  sourde  des  po|>ulations  sont  multiples, 
quoique,  pour  l'expliquer,  il  suffise  du  souvenir  de  ces  traditions  de 
terreur  et  de  mauvaise  foi  insigne  qui  ont  permis  à  la  compagnie  des 
Indes  de  s'assujettir  un  pays  de  150  millions  d'habitans.  «  Une  guerre 
de  Bengalais  contre  des  Anglais,  dit  Macaulay  en  parlant  des  premiers 
temps  de  la  conquête,  était  une  guerre  de  brebis  contre  des  loups.  »  Ce 
n'est  que  depuis  1858,  époque  où  la  compagnie  fut  dépossédée  de  ses 
prérogatives  presque  souveraines,  que  le  gouvernement  de  la  reine  a 
fait  quelques  tentatives  pour  faire  oublier  des  torts  séculaires  en  se  préoc- 
cupant sérieusement  des  intérêts  matériels  de  ses  administrés,  en  créant 
des  routes,  des  canaux,  des  chemins  de  fer  et  des  télégraphes,  en  favo- 
sisant  le  progrès  agricole  et  industriel,  en  s'attachant  à  répandre  l'in- 
struction malgré  la  désapprobation  des  politiques  de  la  vieille  école.  Ces 
avances  tardives  sont  encore  loin  d'avoir  produit  le  résultat  désiré;  elles 
sont  restées  à  peu  près  sans  effet  sur  la  partie  mahométane  du  peuple 
hindou,  dont  le  fanatisme  religieux  oppose  à  tout  rapprochement  une 
barrière  invincible.  Ces  musulmans  se  soucient  bien  du  progrès  et  des 
bienfaits  de  la  civilisation  !  Que  leur  fait  la  sécurité  des  routes  ou  l'éga- 
lité de  tous  devant  la  loi?  Vouloir  les  réconcilier  avec  la  suprématie 
chrétienne  est  perdre  sa  peine;  il  n'y  aurait  qu'un  moyen  dé  les  con- 
tenter :  ce  serait  que  tous  les  Anglais  voulussent  bien  faire  leurs  paquets 
et  quitter  au  plus  vite  le  pays.  Les  mahométans  de  l'Inde  ne  peuvent 
oublier  les  temps  où  ils  étaient  les  maîtres  de  ces  fertiles  contrées,  et 
ils  n'ont  pas  renoncé  à  voir  revenir  les  jours  de  splendeur. 

Des  observateurs  bénévoles  cherchent  parfois  à  se  faire  illusion  sur 
cette  disposition  des  esprits.  Si  l'on  en  croyait  le  colonel  Nassau  Lees, 
qui  a  été  longtemps  président  du  collège  musulman  de  Calcutta,  les 
modems  de  l'Inde  seraient  aujourd'hui  u  parfaitement  résignés  à  sup- 
porter la  suprématie  des  Anglais  comme  un  mal  qu'il  faut  subir,  parce 
qu'on  ne  peut  le  guérir;  »  ils  seraient  «  prêts  à  vivre  aussi  paisibles  et 
aussi  satisfaits  sous  le  règne  britannique  qu'ils  pourraient  le  faire  sous 
tel  gouvernement  mahométan  qui  lui  succéderait,  pourvu  qu'on  les 
traite  avec  circonspection  et  qu'on  les  gouverne  avec  sagesse  (1).  » 
Or  cette  condition  indispensable  est  loin  d'être  remplie,  dit  le  savant 
colonel,  et  il  insiste  sur  la  nécessité  de  modifier  l'enseignement  sco- 
laire, la  juridiction  et  les  formes  de  l'administration  dans  le  sens  d'une 
plus  grande  autonomie  des  indigènes.  On  se  réjouit  lorsqu'un  mollah 
quelconque  déclare  que  le  prophète  ne  défend  pas  absolument  aux  vrais 
croyans  d'obéir  aux  sectateurs  d'une  autre  religion,  s'ils  reconnaissent  au 
moins  l'un  des  quatre  livres  sacrés  (Pentateuque,  Psaumes,  Évangiles,  Ko- 

(1)  Lettre  adressée  au  Times,  18  octobre  1871. 


228  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ran).  Ces  illusions  d'entente  cordiale  ne  tiennent  pas  devant  les  faits 
o-raves  et  significatifs  qui  se  produisent  chaque  jour.  Le  docteur  Hun- 
ter,  dans  un  livre  publié*récemment,  nous  trace  un  sombre  tableau  des 
rapports  qui  existent  entre  les  mahométans  de  l'Inde  et  leurs  maîtres 
chrétiens  (1).  Cette  publication  a  soulevé  une  polémique  à  laquelle  ont 
pris  part  tous  ceux  qui,  de  près  ou  de  loin,  croient  connaître  la  situa- 
tion de  l'empire  britannique  en  Asie,  mais  les  événemens  ne  donnent 
pas  raison  aux  optimistes. 

M.  Hunter  raconte  l'origine  et  le  développement  progressif  de  la  con- 
spiration wahabite,  qui,  profitant  de  toutes  les  fautes  du  gouvernement, 
a  jeté  ses  ramifications  dans  toutes  les  parties  du  territoire.  Les  waha- 
bites,  ces  puritains  de  l'islamisme,  se  montrent  encore  plus  intraitables 
sur  les  bords  du  Gange  que  dans  leurs  oasis  de  l'Arabie.  «  Voilà  bien- 
tôt trois  ans,  écrit  M.  Vambéry  (2),  que  les  wahabis  lancent  avec  une 
audace  croissante  leurs  fusées  révolutionnaires  de  leur  quartier-général 
de  Patna.  Tantôt  ils  fomenteront  une  petite  rébellion  des  tribus  monta- 
gnardes, tantôt  sous  leur  instigation  un  fedaji  quelconque  (c'est  le  nom 
que  se  donnent  les  enfans  perdus  de  la  conspiration)  ira  frapper  un 
Européen  inoffensif,  afin  de  mériter  le  martyre,  ou  bien  l'on  verra  un 
zélateur  de  cette  secte  prêcher  ouvertement  aux  régimens  de  cipayes  la 
révolte  et  la  guerre  sainte  contre  les  infidèles,  c'est-à-dire  contre  leurs 
maîtres.  Et  que  font  les  Anglais  en  présence  de  ce  jeu  dangereux?  On 
est  vraiment  étonné  qu'après  les  sacrifices  terribles  que  leur  a  coûtés 
la  dernière  guerre,  ils  n'attachent  pas  plus  d'importance  aux  manœuvres 
menaçantes  d'un  ennemi  aussi  rusé  que  fanatique,,.  Quand  on  parle 
en  Europe  de  fanatisme  mahométan,  on  ne  pense  jamais  qu'à  l'islamisme 
de  l'Asie  occidentale;  or  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  cheïk-il-islam  de 
Constantinople  lui-même  n'est  guère  mieux  qu'un  infidèle  aux  yeux  de 
ses  coreligionnaires  de  Pechawer,  de  Delhi,  de  Lahore;  tel  est  le  raffi- 
nement de  la  doctrine  au  centre  de  l'Asie.  Dans  le  nord  de  l'Inde,  le 
flambeau  de  la  vraie  dévotion  n'est  point  Stamboul,  c'est  Bochara...  » 

M.  Vambéry  n'est  pas  de  ceux  qui  en  face  de  pareils  adversaires  tom- 
beraient dans  les  sentimentalités  d'une  politique  humanitaire  et  con- 
ciliatrice. Il  trouve  que  l'on  manque  de  vigueur,  il  regrette  les  gouver- 
neurs comme  lord  Clive,  il  conseille  au  gouvernement  d'être  «  plus 
résolument  asiatique  »  dans  ses  possessions.  C'est  bien  là  aussi  l'avis 
des  fonctionnaires  élevés  dans  les  «  bonnes  traditions,  »  et  celui  d'une 
partie  de  la  presse  métropolitaine,  comme  le  prouve  le  cas  de  M,  Co- 
wan.  Il  s'agit  de  la  sanglante  répression  d'une  révolte  tentée  au  mois 
de  janvier  dernier  par  la  secte  d'ailleurs  assez  inoffensive  des  kouhas, 
dans  le  voisinage  du  camp  de  Delhi.  Cette  secte,  fondée  il  y  a  dix- huit 


(1)  D""  W,  Hunter,  0  ir  India:i  31ussu!mans,  1S7L 

(2)  Gazette  d'Augsbourj,  20  février  1872. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  229 

ans  par  Balouk-Sing,  avait  pour  objet  la  réforme  du  sikhisme,  qui 
était  déjà  lui-même  une  protestation  contre  la  décadence  de  la  religion 
hindoue.  Ram-Sing,  le  successeur  de  Balouk-Sing,  faisait  une  propagande 
active,  et  avait  fini  par  grouper  autour  de  lui  un  assez  grand  nombre  de 
partisans  (près  de  100,000  à  ce  qu'on  suppose).  Il  ne  paraît  pas  que 
par  elle-même  leur  doctrine  renferme  un  élément  dangereux  quelconque. 
Le  motif  du  soulèvement  qui  a  eu  lieu  n'est  pas  encore  bien  connu;  les 
rebelles  ne  formaient  du  reste  qu'une  bande  de  300  hommes.  Ce  qui  est 
certain,  c'est  que  M.  Cowan,  qui  remplaçait  le  commissaire  du  district, 
après  avoir  étouffé  la  révolte,  fit  saisir  une  cinquantaine  des  prisonniers 
qui  furent  exécutés  sur-le-champ;  on  dit  qu'ils  ont  été  attachés  à  la 
gueule  des  canons.  Le  commissaire  Forsyth  en  fit  encore  fusiller  16  au- 
tres, ceux-là  sur  le  verdict  d'une  cour  martiale.  Une  feuille  locale  porte 
le  nombre  des  exécutions  à  120.  Il  faut  dire  que  le  gouverneur  s'em- 
pressa d'ordonner  une  enquête,  et  qu'en  attendant  M.  Cowan  a  été 
suspendu  de  ses  fonctions;  mais  certains  journaux  de  Londres  bkàment 
cette  ((  faiblesse,  »  et  décernent  à  M.  Cowan  des  couronnes  civiques. 

Le  gouverneur  accusé  de  faiblesse  en  cette  occasion  était  le  vice-roi 
lord  Mayo,  qui  a  été  assassiné  le  8  février  pendant  une  visite  qu'il  fai- 
sait au  pénitencier  des  îles  Andaman.  C'était  un  homme  plein  de  bonnes 
intentions,  qui  ne  brillait  point  par  ses  capacités.  Sous  son  premier  nom 
de  lord  Naas,  il  avait  fait  partie  du  cabinet  Disraeli,  comme  secrétaire 
d'état  pour  l'Irlande  ;  pour  se  débarrasser  de  lui,  on  l'envoya  dans  l'Inde, 
quand  la  mort  de  son  père  l'eut  fait  comte  Mayo.  Sa  nomination  fut  si 
mal  accueillie  par  l'opinion  publique,  qu'à  peine  parti  on  voulut  le  rap- 
peler; mais  il  était  déjà  hors  de  la  portée  du  télégraphe.  Il  débarqua  donc 
dans  son  royaume  par  la  fatalité  du  sort;  il  faut  dire  qu'il  réussit  à  s'y 
rendre  populaire.  On  en  a  la  preuve  dans  la  consternation  que  la  nou- 
velle de  sa  fin  tragique  a  produite  à  Bombay  et  à  Calcutta,  Le  meurtrier 
est  un  forçat  natif  de  Caboul,  qui  jouissait  d'une  certaine  liberté  qu'il 
avait  méritée  par  sa  bonne  conduite.  Son  crime  paraît  avoir  été  inspiré 
par  le  fanatisme  religieux.  Il  s'est  précipité  sur  le  vice-roi  au  moment 
où  ce  dernier  allait  s'embarquer  pour  quitter  l'île,  et  lui  a  porté  deux 
coups  de  couteau  au  défaut  de  l'épaule;  lord  Mayo  a  succombé  pendant 
qu'on  le  transportait  à  bord  de  son  vaisseau.  Ses  funérailles  ont  eu  lieu 
à  Calcutta  le  17  février.  Il  a  été  provisoirement  remplacé  par  M.  John 
Strachey,  en  attendant  que  lord  Napier  pût  prendre  l'intérim  comme 
étant  le  plus  ancien  gouverneur  de  province.  Le  successeur  définitif  du 
vice-roi  sera  lord  Northbrook,  sous-secrétaire  d'état  à  la  guerre.  Quoi- 
que jeune  encore,  il  possède  une  connaissance  approfondie  des  affaires 
par  une  pratique  administrative  de  vingt-cinq  ans. 

Lord  Mayo  a  eu  du  moins  le  mérite  de  signaler  à  plusieurs  reprises  le 
danger  qui  résulte  pour  le  gouvernement  de  charges  trop  lourdes  im- 
posées à  la  population,  et  de  proposer  d'utiles  réformes.  «  Le  méconten- 


230  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tement  est  général,  écrivait-il  en  octobre  1870  à  propos  d'un  projet  de 
réduction  de  l'armée,  aussi  bien  parmi  les  Européens  que  parmi  les  in- 
dio-ènes,  à  cause  de  l'élévation  incessante  des  taxes,  que  l'on  voit  aug- 
menter chaque  année.  Mon  opinion  est  que  la  prolongation  de  cet  état 
des  esprits  constitue  un  danger  politique  sur  la  gravité  duquel  on  ne 
saurait  trop  insister;  les  mauvaises  dispositions  de  quelques  soldats  dé- 
bandés de  l'armée  indigène  ne  sont  rien  auprès  de  ce  malaise  univer- 
sel... Mous  ne  pouvons  compter  un  seul  instant  sur  le  maintien  de  la 
tranquillité  du  pays;  mais  je  suis  d'avis  que  le  sentiment  public  à  l'égard 
des  impôts  pourrait  bien  plus  facilement  amener  des  troubles  et  deve- 
nir pour  nous  une  source  de  dangers  que  la  réduction  partielle  de  l'ar- 
mée indigène,  que  nous  avons  proposée.  Des  deux  maux,  je  choisirais 
le  moindre.  »  Pour  bien  apprécier  les  réductions  recommandées  par  le 
derniervice-roi,  il  faut  savoir  qu'aujourd'hui,  c'est-à-dire  quinze  ans  après 
la  répression  de  la  révolte  des  cipayes,  la  force  armée  que  l'Angleterre 
entretient  dans  ses  possessions  asiatiques  approche  de  200,000  hommes, 
dont  le  tiers  environ  est  formé  par  des  troupes  européennes.  Cette  ar- 
mée occasionne  une  dépense  annuelle  de  plus  de  16  millions  sterling 
(400  millions  de  francs);  elle  absorbe  un  tiers  du  budget  total  de  l'Inde. 
Lord  Mayo  croyait  que  le  nombre  des  troupes  indigènes  pouvait  sans 
inconvénient  être  réduit  à  8,000,  ce  qui  aurait  permis  de  réaliser  une 
économie  considérable  et  d'alléger  les  charges  qui  pèsent  sur  le  peuple; 
cependant  les  autorités  militaires  ne  partageaient  pas  sa  manière  de 
voir.  «  Toute  notre  expérience  de  l'Inde,  disait  récemment  le  général  en 
chef,  nous  conseille  de  ne  pas  nous  fier  à  cette  apparente  tranquillité; 
des  troubles  naissent  au  moment  où  l'on  s'y  attend  le  moins,  et  lors- 
qu'ils ont  éclaté  sur  un  point,  si  on  ne  les  réprime  pas  sur-le-champ, 
on  est  sûr  d'en  voir  naître  de  tous  les  côtés.  Il  y  a  là  des  forces  impor- 
tantes commandées  par  des  chefs  indigènes  qui,  individuellement,  ne 
nous  sont  point  hostiles,  mais  dont  les  troupes  pourraient  à  un  moment 
donné  se  tourner  contre  nous.  » 

Lorsqu'on  se  représente  la  situation  intérieure  de  l'Inde  telle  qu'elle 
est  dépeinte  par  des  hommes  qui  ont  longtemps  vécu  dans  le  pays ,  on 
n'a  pas  de  peine  à  comprendre  qu'en  effet  une  brusque  diminution  de 
l'armée  permanente  serait  prématurée  et  pleine  de  péril.  Toutefois  il 
vaut  la  peine  d'examiner  ce  que  peuvent  avoir  de  fondé  les  plaintes  tou- 
chant l'élévation  croissante  des  impôts,  et  de  voir  s'il  n'existe  pas  d'au- 
tres remèdes  que  la  réduction  de  l'armée.  En  1856,  le  budget  de  l'Inde 
est  de  835  millions  de  francs;  en  1870,  il  s'élève  à  1,270  millions,  ce 
qui  représente  une  augmentation  de  50  pour  100  dans  l'espace  de  quinze 
ans.  Pour  un  pays  de  150  millions  d'habitans  ,  ces  chiffres  n'ont  rien 
d'exorbitant  au  premier  abord,  surtout  si  on  les  met  en  regard  du  bud- 
get de  l'Angleterre,  qui  est  d'environ  1,800  millions  pour  30  millions 
d'habitans;  mais,  pour  en  comprendre  la  véritable  signification,  il  faut 


REVUE.    CHRONIQUE.  231 

les  rapprocher  du  chiffre  de  la  production.  Pour  la  Grande-Bretagne,  la 
production  annuelle  s'élève  à  22  ou  23  milliards;  pour  l'Inde,  elle  n'est 
que  de  7  ou  8  milliards.  11  s'ensuit  que  le  peuple  anglais  ne  paie  à  l'é- 
tat, sous  forme  d'impôts,  qu'un  douzième  de  son  revenu  annuel,  tandis 
que  la  population  de  l'Inde  doit  abandonner  au  trésor  chaque  année  un 
sixième  sur  sa  production  totale;  c'est  deux  fois  plus,  toute  proportion 
gardée.  En  France,  le  taux  de  l'impôt  était  en  moyenne  d'un  huitième 
avant  1870;  il  est  probable  que  nous  allons  dépasser  cette  limite. 

Ces  comparaisons  suffisent  pour  démontrer  que  les  contributions  im- 
posées à  rinde,  quoique  assez  lourdes,  seraient  encore  tolérables,  si 
elles  étaient  réparties  avec  équité.  Malheureusement  il  n'en  est  pas 
ainsi,  et  il  y  a  des  impôts  qui  frappent  sur  les  plus  pauvres  avec  une 
intolérable  rigueur  :  de  ce  nombre  est  la  taxe  du  sel  (1).  Les  habitans  de 
la  côte  l'évitent  en  faisant  cuir  leur  riz  dans  l'eau  de  mer;  les  7njots  qui 
demeurent  dans  le  voisinage  des  salines  emploient  la  boue  légèrement 
salée  par  les  résidus  de  fabrication.  On  sait  que  la  misère  est  effroyable 
dans  certains  districts,  surtout  après  une  mauvaise  récolte.  11  y  a  cinq 
ans,  on  a  vu  mourir  de  faim  600,000  personnes  à  une  centaine  de  lieues 
de  la  capitale  de  l'empire  indien.  Le  produit  des  impôts  est  affecté  pour 
la  plus  grande  partie  à  l'entretien  de  l'armée  et  aux  travaux  publics.  On 
a  consacré  des  sommes  très  considérables  à  la  construction  de  routes, 
de  canaux  d'irrigation ,  à  la  subvention  des  chemins  de  fer  ;  le  gouver- 
nement a  donné  sa  garantie  aux  actionnaires,  qui  ont  dépensé  1  mil- 
liard 1/2  pour  l'établissement  du  vaste  réseau  de  voies  ferrées  qui  relie 
tous  les  grands  centres  de  l'empire  en  traversant  les  contrées  les  plus 
fertiles.  Le  progrès  existe  donc,  et  l'avenir  se  dessine;  cependant  tous  ces 
encouragemens  accordés  au  commerce  et  à  l'industrie  commencent  à 
peine  d'exercer  une  influence  sur  le  sort  des  masses.  Il  ne  faut  pas  non 
plus  oublier  que  les  Anglais  viennent  rarement  dans  l'Inde  pour  s'y  fixer; 
le  climat  est  contraire  aux  Européens,  ils  s'en  vont  lorsqu'ils  ont  fait  for- 
tune. C'est  ainsi  que  l'Inde  paie  chaque  année  une  rançon  de  150  ou 
200  millions  à  des  Anglais  qui  s'y  considèrent  comme  des  étrangers; 
c'est  un  drainage  lent,  mais  sûr,  qui  ne  peut  manquer  d'appauvrir  le 
pays,  et  qui  explique  bien  des  choses. 

Nous  empruntons  quelques-uns  de  ces  détails  à  un  livre  remarquable 
qu'un  membre  du  parlement,  M.  Torrens,  vient  de  publier  sous  ce  titre: 
Empire  înAsia.  C'est  une  histoire  de  la  conquête  de  l'Inde,  jugée  du  point 
de  vue  chrétien  et  humanitaire  auquel  se  place  généralement  M.  John 
Bright  dans  ses  discours  si  honnêtes  et  si  peu  politiques.  M,  Tor- 
rens appelle  les  choses  par  leur  nom ,  il  ne  ménage  pas  la  vérité  aux 
hommes  dont  la  main  de  fer  a  soumis  à  la  domination  anglaise  ces  ri- 


(1)  Un  coulie  gagne  25  francs  dans  l'année,  et  sur  cette  somme  il  paie  1  franc  pour 
l'impôt  du  sel  qu'il  consomme. 


232  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ches  contrées  de  l'Asie.  II  ne  peut  toujours  pas  concilier  cette  conquête 
avec  le  commandement  qui  dit  :  «  Biens  d'autrui  ne  convoiteras  pour 
les  avoir  injustement;  »  toutefois,  comme  ces  biens  on  les  a,  il  pense 
qu'autant  vaut  les  garder,  et  s'appliquer  à  les  administrer  sagement. 
M.  Torrens  voudrait  des  réformes  dans  la  juridiction,  à  laquelle  il  fau- 
drait faire  participer  les  indigènes  dans  une  mesure  beaucoup  plus  large. 
Il  voudrait  plus  d'honnêteté  et  de  bonne  foi  dans  les  relations  du  gou- 
vernement avec  les  princes  hindous,  dont  on  cherche  toujours  à  recueillir 
la  succession  à  la  barbe  des  héritiers  légitimes,  comme  dans  le  cas  du 
rajah  de  Dhar,  qui  mourut  en  laissant  un  fils  mineur,  ou  dans  celui  du 
rajah  de  Mysore,  dont  sir  Juhn  Lawrence  ne  voulut  jamais  reconnaître 
le  fils  adoptif.  On  peut  convenir  avec  l'auteur  que  les  conquérans  de 
l'Inde  ont  été  peu  scrupuleux  dans  le  choix  de  leurs  moyens,  et  qu'au- 
jourd'hui encore  bien  souvent  la  force  y  prime  le  droit.  Toutefois  n'ou- 
blions pas  ce  que  fut  l'état  antérieur  de  ce  pays,  déchiré  sans  cesse  par 
de  sanglantes  luttes  intérieures,  rappelons-nous  la  misère,  l'abaissement 
de  ces  races,  le  despotisme  et  les  exactions  de  leurs  rajahs  et  nababs. 
Elles  ont  changé  de  maîtres,  c'est  vrai;  on  les  contient  par  la  sévérité, 
tant  pis  pour  les  rebelles;  en  revanche,  on  leur  octroie  un  avenir.  Si  la 
fin  ne  justifie  pas  les  moyens,  d'un  autre  côté  les  moyens  ne  doivent 
pas  nous  faire  regretter  la  fin. 

Malgré  l'extension  qu'a  déjà  prise  l'empire  britannique  en  Asie,  la 
politique  d'annexion  semble  d'ailleurs  encore  loin  d'avoir  dit  son  der- 
nier mot.  Le  roi  d'Ava  (roi  de  Birmanie),  a  perdu  en  1824  les  districts 
d'Arakan  et  de  Tenasserim,  puis  en  1852  la  province  du  Pegou,  que  tra- 
verse l'Irawady;  ces  annexions  ont  permis  à  l'empire  indien  de  faire 
le  tour  du  golfe.  L'Irawady  est  navigable  au-delà  de  Bhamo,  ville  de 
5,000  habitans  qui  n'est  qu'à  une  vingtaine  de  lieues  de  la  frontière 
chinoise  et  qui  marque  le  confluent  des  deux  bras  dont  la  réunion  con- 
stitue le  fleuve;  c'est  le  dernier  poste  avancé  où  réside  un  de  ces  innom- 
brables agens  que  l'Angleterre  envoie  sur  tous  les  points  du  globe.  Au 
mois  de  novembre  1870,  un  bateau  à  vapeur  a  remonté  pour  la  première 
fois  le  cours  du  fleuve,  ayant  à  son  bord  iM.  Talboys  Wheeler,  le  secré- 
taire du  commissaire-général  de  la  Birmanie  anglaise  (1),  en  mission 
purement  privée.  Après  une  visite  à  Mandalay,  résidence  actuelle  du 
roi  d'Ava,  qui  profita  de  l'occasion  pour  affirmer  son  désir  de  vivre  en 
bons  termes  avec  ses  puissans  voisins,  M.  Wheeler  continua  son  voyage 
jusqu'à  Bhamo.  Il  y  trouva  l'agent  britannique,  le  capitaine  Strover, 
privé  de  pain,  de  thé,  de  toute  espèce  de  confort  depuis  sept  mois,  ne 
vivant  que  de  lait  et  de  volailles,  mais  ayant  déjà  conquis  l'amitié  des 
chefs  montagnards  et  jouant  le  rôle  d'arbitre  dans  leurs  querelles.  D'a- 

(I)  Journal  of  a  voyage  iip  the  Irrawaddy  io  Mandalay  and  Bhamo,  by  J.  Talboys 
Wheeler,  —  Rangoon,  1871. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  233 

près  l'opinion  du  capitaine  Sfrover,  il  ne  serait  pas  trop  difficile  de  faire 
reprendre  aux  caravanes  chinoises  la  route  de  Bhamo,  et  de  ressusciter 
l'ancienne  splendeur  de  cet  entrepôt  commercial,  qui  n'est  séparé  que 
par  six  jours  de  route  de  Longchankai,  le  premier  marché  du  Yunan.  La 
soie,  le  thé,  les  fourrures,  viendraient  de  nouveau  s'échanger  à  Bhamo 
contre  le  coton  et  les  métaux  de  la  Birmanie,  Pour  arriver  à  ce  résultat, 
disait  l'agent,  il  suffirait  de  réconcilier  les  Panthays  mahométans,  qui 
habitent  le  Yunan,  avec  leur  suzerain,  l'empereur  de  Chine,  avec  lequel 
ils  sont  en  guerre  depuis  dix-huit  ans.  C'est  celte  insurrection  musul- 
mane qui  a  ruiné  le  commerce  du  royaume  d'Ava. 

Un  autre  agent  anglais,  le  major  Sladen,  était  récemment  parti  de 
Bhamo  pour  sonder  le  terrain  et  pour  essayer  de  nouer  des  relations 
avec  les  Panthays.  Cette  expédition  avait  éveillé  la  défiance  du  roi 
d'Ava,  qui  fît  son  possible  sous  main  pour  l'empêcher  d'aboutir.  Le  rap- 
port du  major  Sladen  n'a  pas  été  publié,  parce  que  le  gouvernement 
désirait  rester  ostensiblement  sur  un  pied  de  bonnrie  amitié  avec  le 
souverain  birman;  mais  l'un  de  ses  compagnons,  M.  Cooper,  a  donné 
au  mois  d'août  dernier  un  récit  fort  curieux  de  ce  voyage.  M.  Cooper 
affirme  que  les  victoires  que  les  Chinois  prétendent  avoir  remportées 
sur  les  Panthays  sont  de  pure  invention,  que  ces  derniers  leur  sont  très 
supérieurs  en  énergie  et  en  intelligence,  enfin  que  le  gouverneur  im- 
périal de  Yunan-fou  a  reconnu  solennellement  le  chef  des  Panthays 
comme  souverain  du  Yunan  occidental.  Les  Panthays  ne  demandent  pas 
mieux  que  de  se  mettre  en  rapports  suivis  avec  les  Anglais;  ils  font  déjà 
un  commerce  actif  avec  la  Chine,  et  ils  mériteraient  d'être  soutenus  dans 
leurs  efforts  pour  fonder  un  état  indépendant  et  prospère. 

On  voit  que  l'Angleterre  multiplie  ses  tentatives  pour  faire  dériver 
vers  ses  possessions  le  grand  courant  commercial  créé  par  les  échanges 
de  l'Europe  avec  le  Céleste-Empire.  Nous  avions  un  instant  caressé 
l'espoir  de  donner  à  ce  vaste  commerce  pour  principale  artère  le  Mékong, 
et  Saïgon  pour  entrepôt.  M.  Louis  de  Carné  a  raconté  ici  même  l'expé- 
dition qui,  de  1866  à  1868,  a  exploré  les  vallées  supérieures  de  l'Indo- 
Chine  et  a  pu  pénétrer  jusque  sur  le  sol  de  l'empire  chinois  (1).  Malheu- 
reusement le  Mékong  a  été  trouvé  barré  par  des  rapides  infranchissables; 
il  a  fallu  renoncer  à  la  perspective  de  l'utiliser  pour  la  navigation  à 
vapeur  au-delà  de  certaines  limites.  Depuis  que  les  Anglais  ont  conçu  la 
crainte  de  nous  voir  sur  leurs  talons  dans  cette  partie  de  l'Asie,  ils  re- 
doublent d'ardeur  pour  s'ouvrir  le  passage  des  Indes  à  la  Chine.  C'est 
là  probablement  le  but  caché  de  l'expédition  entreprise  depuis  le  mois 
de  décembre  dernier  contre  les  Louchais,  qui  habitent  la  contrée  mon- 
tagneuse de  Tipperah,  entre  le  Bengale  et  la  Birmanie. 

Sous  prétexte  de  délivrer  une  cinquantaine  de  prisonniers,  les  géné- 

(1)  Voyage  en  Indo-Chine,  par  L.  de  Carné;  Paris  1872,  Dentu. 


234  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

raux  Bourchier  et  Brownlow  ont  envahi  ce  pays  de  deux  côtés  à  la  fois, 
le  premier  du  côté  du  nord  par  Katcliar,  le  second  du  sud  par  Chitta- 
gong  ou  Islamabad.  L'expédition  se  compose  de  trois  régimens  d'infan- 
terie, d'une  batterie  de  montagne,  de  2,000  coulies  pour  construire 
des  routes;  elle  emploie  200  éléphans,  que  l'on  a  eu  beaucoup  de  peine 
à  réunir.  Les  coulies  ont  été  engagés  pour  huit  mois;  le  choléra  et  de 
fréquentes  désertions  font  des  vides  assez  considérables  dans  leurs  rangs 
qui  ont  déjà  nécessité  des  recrutemens  supplémentaires.  Outre  une 
quantité  très  considérable  de  vivres  et  de  munitions,  on  a  emporté 
88  canots  étroits  et  légers.  La  contrée  est  malsaine  et  d'un  accès  diffi- 
cile. C'est  une  succession  de  collines  recouvertes  par  un  lacis  inextri- 
cable de  bambous,  de  broussailles  et  de  lianes,  entre  lesquels  s'étendent 
des  marais  sans  fond  remplis  de  roseaux.  Les  colonnes  marchent  pen- 
dant des  heures  entières  sous  des  arcades  de  verdure  formées  par  les 
bambous,  ou  bien  à  l'ombre  des  pisangs  et  des  palmiers.  Dans  ces  so- 
litudes, le  silence  n'est  troublé  que  par  l'aboiement  lugubre  d'un  singe 
noir  qu'on  entend  de  loin,  mais  qui  ne  se  montre  guère. 

L'expédition  a  trouvé  sur  sa  route  plusieurs  villages  fortifiés  qui  ont 
été  pris  d'assaut;  d'autres,  qui  avaient  été  abandonnés  par  les  habitans, 
ont  été  brûlés.  Sur  quelques  points,  les  natifs  se  sont  montrés  moins  hos- 
tiles, ils  sont  venus  offrir  des  volailles  et  des  légumes  qu'ils  voulaient 
échanger  contre  du  sel.  Pour  rester  en  communication  avec  leurs  ré- 
serves, les  chefs  des  deux  colonnes  ont  fait  établir  des  fils  télégraphi- 
ques tout  le  long  du  chemin  qu'ils  ont  suivi.  Une  dépêche  datée  du 
3  février  annonçait  que  le  général  Bourchier  (qui  a  été  légèrement  blessé 
dans  une  escarmouche)  venait  de  franchir  avec  ses  troupes  une  chaîne 
de  montagnes  d'une  hauteur  de  2,000  mètres,  et  qu'il  marchait  sur 
Poiboy,  la  forteresse  principale  des  Louchais. 

Voilà  où  en  est  cette  expédition  d'après  les  dernières  nouvelles  trans- 
mises de  Calcutta.  Il  n'est  guère  probable  qu'une  entreprise  si  coûteuse 
n'ait  d'autre  but  que  de  relever  le  prestige  anglais  chez  les  populations 
montagnardes  dont  les  incursions  sont  toujours  redoutées  sur  la  fron- 
tière du  nord-est;  il  est  permis  de  supposer  que  le  véritable  objectif  de 
l'expédition  est  le  Yunan,  qui  est  sur  sa  route,  et  dont  elle  n'est  plus 
séparée  que  par  un  lambeau  de  territoire  birman.  Ajoutons  qu'un  émis- 
saire des  Panthays  est  arrivé  à  Bhamo  chez  le  résident  anglais;  il  pré- 
tend que  le  seul  obstacle  qui  empêche  encore  de  renouer  les  relations 
commerciales  entre  le  Yunan  et  la  Birmanie  est  la  présence  des  brigands 
chinois  qui  infestent  la  contrée,  et  dont  les  Panthays  ne  peuvent  pas 
venir  à  bout  tout  seuls.  Les  Anglais  perdront-ils  cette  occasion  de  rendre 
service  à  un  brave  peuple  qui  a  besoin  de  leurs  bras?  De  son  côté,  le 
roi  d'Ava  refuse  de  laisser  revenir  chez  lui  le  major  Sîaden  :  il  a  menacé 
de  faire  tirer  sur  le  bateau  qui  l'amènerait;  on  dit  aussi  qu'il  a  près  de 
lui  un  agent  d'une  puissance  étrangère  qui  l'excite  à  faire  la  guerre  aux 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  235 

Anglais,  et  offre  de  loi  procurer  pour  cela  un  navire  cuirassé.  On  soup- 
çonne la  Russie  ou  la  Chine  d'ourdir  cette  intrigue;  mais  il  faut  avouer 
que  cet  «  agent  étranger  »  fait  admirablement  le  jeu  des  Anglais,  qui 
seraient  enchantés  d'avoir  un  prétexte  pour  s'emparer  du  territoire  bir- 
man qui  les  sépare  de  leurs  amis  les  Panthays.  11  est  difTicile  de  croire 
que  l'expédition  contre  les  Louchais  ne  cache  pas  quelque  projet  d'an- 
nexion. Le  camp  de  Delhi  est  là  pour  assurer  les  derrières  de  l'armée. 
Si  l'Angleterre  réussit  à  s'ouvrir  ainsi  la  route  de  la  Chine,  il  est  fa- 
cile de  prévoir  les  avantages  qui  en  résulteront  pour  le  commerce  de 
l'Inde  et  l'essor  qu'il  prendra.  On  ne  peut  qu'admirer  l'énergie  avec 
laquelle  on  la  voit  dans  ces  contrées  lointaines  poursuivre  ses  intérêts, 
profitant  de  chaque  occasion  pour  avancer  d'un  pas,  ne  reculant  jamais 
que  pour  mieux  s'élancer.  En  prenant  pour  base  de  sa  politique  en  Asie 
le  développement  de  la  civilisation  et  le  bien-être  de  ses  administrés, 
elle  finira  par  éteindre  les  rancunes  et  par  assurer  son  empire. 

G,    MATH Y, 


THÉÂTRE.  —  Odéon,  reprise  de  Ruij  Dlas. 

«  Si  Rmj  Blas  était  applaudi,  il  faudrait  proclamer  la  ruine  de  la  poé- 
sie dramatique.  »  Ainsi  parlait  de  l'œuvre  de  M.  Victor  Hugo  le  critique 
le  plus  ferme  que  notre  génération  ait  connu.  S'est-il  trompé?  En  1838, 
le  succès  de  Ray  Dlas  était  contesté;  en  1872,  il  ne  paraît  pas  plus  dé- 
cisif. Quelles  sont  les  preuves  d'approbation  déclarée  qui  vont  au  poète? 
Il  y  en  a  visiblement  dans  la  scène  du  conseil  de  Castille,  scène  de  pa- 
triotisme qui  ne  manque  jamais  de  produire  un  effet  légitime,  dans  la- 
quelle néanmoins  un  sentiment  délicat  aurait  peut-être  réclamé  quelques 
retouches,  afin  d'éviter  des  applications  douloureuses.  M.  Victor  Hugo 
écrivait  ces  beaux  vers  en  1838,  au  lendemain  de  Constantine  et  à  la 
date  de  Saint-Jean  d'Ulloa.  Il  sentait  alors  que  la  France,  sans  ambition 
et  sans  crainte,  était  assez  haut  placée  pour  qu'il  fût  permis  de  parler 
comme  il  le  faisait  du  passé  d'un  pays  étranger  :  que  n'a-t-il  senti  que 
certaines  paroles  sur  l'Espagne  d'alors  semblent  tomber  sur  la  France 
du  présent,  et,  de  philosophiques  qu'elles  étaient,  devenir  irritantes 
peut-être,  stériles  à  coup  sûr!  Les  vers  sont  beaux,  M.  Victor  Hugo,  nous 
le  comprenons,  n'a  pas  voulu  perdre  les  acclamations  qu'ils  provoquent. 
Il  est  plus  difficile,  dans  les  autres  applaudissemens  qui  saluent  au  pas- 
sage les  vers  de  Ruy  Blas,  de  discerner  ceux  qui  vont  à  l'acteur  et  ceux 
qui  passent  en  quelque  sorte  par-dessus  sa  tête.  Une  autre  distinction 
est  facile  à  faire  pour  les  spectateurs  désintéressés  :  les  applaudissemens 
embrigadés  diffèrent  des  autres  par  je  ne  sais  quoi  de  sec,  de  régulier, 
de  mesuré,  de  symétrique;  on  dirait  des  mains  de  bois  endurcies  par  la 
profession  :  impossible  de  s'y  tromper.  11  y  en  a  beaucoup  à  Ruy  Blas. 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  froideur  que  la  pièce  rencontra,  il  y  a  trente-trois  ans,  prouve  que 
le  sens  dramatique  n'était  pas  émoussé.  Aujourd'hui  même  froideur, 
accompagnée,  il  est  vrai,  d'une  curiosité  qui  s'explique  aisément.  Cette 
pièce  a  la  bonne  fortune  d'avoir  été  retenue  à  la  porte  du  théâtre  assez 
longtemps;  l'auteur  n'est  pas  trop  malheureux,  après  tout,  d'avoir  couru 
des  aventures  aussi  retentissantes  que  possible  :  comment  sa  pièce  ne 
ferait-elle  pas  de  bruit?  D'ailleurs  Ruy  Blas  n'est  pas  une  œuvre  ordi- 
naire :  ses  défauts  mêmes  comptent  quelquefois  parmi  les  titres  à  l'in- 
térêt. Ainsi  rien  de  plus  nécessaire  pour  soutenir  la  pièce,  pour  entre- 
tenir l'attention  de  l'auditeur,  que  le  sel  un  peu  grossier  répandu  à 
pleines  mains  dans  le  rôle  de  cet  aventurier,  de  ce  bandit,  le  vrai  don 
César  de  Bazan.  Le  quatrième  acte,  qu'il  remplit  tout  entier,  amuse  un 
public  peu  difficile,  qui  dit  comme  le  personnage  de  la  Métromanie  : 
«  J'ai  ri,  me  voilà  désarmé.  »  Et  cependant  fut-il  jamais  un  hors-d'œuvre 
moins  prévu,  moins  indispensable?  C'est  un  intermède  grotesque  au 
milieu  d'une  intrigue  noire  et  uniforme. 

Froideur  et  curiosité  tout  à  la  fois,  sauf  les  quelques  minutes  que 
dure  l'objurgation  patriotique  de  Ruy-Blas,  voilà  l'impression  réelle  des 
spectateurs.  Il  est  bon  de  la  constater.  On  voit  qu'il  s'agit  ici  de  quelque 
chose  de  supérieur  à  l'intérêt  ou  même  à  la  renommée  de  M.  Victor 
Hugo.  Il  importe  peu  à  la  littérature  française  que  l'auteur  de  Ruy  Blas 
ait  compté  un  succès  de  plus  ou  de  moins;  il  importe  beaucoup  à  la 
destinée  de  notre  théâtre  national  que  le  sentiment  de  l'art  dramatique 
ne  demeure  pas  oblitéré. 

On  est  allé  chercher  dans  la  raideur  des  conceptions  du  poète  la  con- 
ception la  plus  raide,  dans  ses  drames  enfantés  du  système  le  drame  le 
plus  systématique.  Il  y  a  un  motif  favori,  toujours  le  même,  qui  semble 
courir  sur  le  clavier  de  certains  artistes  :  on  le  retrouve  dans  toutes 
leurs  œuvres,  fugitif,  voilé,  mêlé  à  d'autres;  mais  à  mesure  que  l'inven- 
tion se  tarit,  ce  motif  s'accuse  de  plus  en  plus,  tandis  que  les  autres 
s'effacent,  il  perd  du  côté  de  la  grâce  ce  qu'il  a  gagné  en  persistance. 
On  le  goûtait,  on  l'admirait  :  il  fatigue  à  la  fin.  Le  motif  des  drames  de 
M.  Victor  Hugo  s'annonçait  dans  Marion  Delorme,  reparaissait  dans  Her- 
nani  et  dans  toutes  les  œuvres  qui  ont  suivi.  Il  a  été  indiqué  par  Gus- 
tave Planche,  qui  lui  donnait  le  nom  bien  juste  d'antithèse  morale.  Tous 
les  sujets  traités  par  M.  Victor  Hugo,  romans  ou  drames,  sont  des  anti- 
thèses de  cette  sorte.  Partout  un  contraste  de  ce  genre,  une  belle  âme 
enfouie  dans  la  laideur  inculte  et  violente  de  Quasimodo,  la  vertu  d'un 
martyr  et  d'un  saint  rivée  à  la  chaîne  du  forçat  Valjean,  l'amour  pur 
guérissant  de  son  baume  céleste  la  corruption  de  Marion  Delorme,  l'hon- 
neur castillan  poussé  jusqu'à  la  superstition  par  le  bandit  Hernani.  Jg 
ne  veux  pas  nommer  tous  ces  frères  et  sœurs  qui  composent  la  famille 
dramatique  de  M.  Victor  Hugo,  véritables  Ménechmes,  dont  les  pre- 
miers, ayant  trouvé  beaucoup  d'amis,  ont  épuisé  en  quelque  sorte  la 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  237 

faveur  au  détriment  de  leurs  cadets.  Pour  ne  parler  que  de  Ruy  Blas, 
jamais  l'antithèse  n'a  été  plus  outrée,  plus  impérieuse,  plus  réduite  à 
sa  simple  expression.  Le  sujet  est  connu,  certains  vers  de  cette  pièce 
sont  dans  toutes  les  mémoires.  Un  laquais  aime  une  reine  et  s'en  fait 
aimer,  a  ver  de  terre  amoureux  d'une  étoile.  »  Ce  laquais  a  des  senti- 
mens  de  roi;  cette  reine,  reine  d'Espagne,  d'un  pays  où  on  laissait  périr 
la  reine  par  respect  plutôt  que  de  lui  toucher  la  main,  elle  aime  un 
homme  qui  a  porté  la  livrée,  elle  l'aimera  sous  sa  livrée  dans  le  trans- 
port final  du  drame,  dans  les  notes  suprêmes  de  l'air  favori  de  ce  tragi- 
que obstiné.  La  livrée  règne  sans  partage  dans  cette  pièce,  que  nous 
appellerions  singulière,  si  ce  n'était  d'une  singularité  toujours  la  même. 
Quand  Ruy  Blas  la  dépouille  afin  d'obéir  à  son  maître  don  Salluste, 
qui  le  veut  donner  pour  amant  à  la  reine  et  se  venger  ainsi  d'une 
offense,  c'est  le  maître  qui  à  son  tour  l'endosse,  sous  le  prétexte  qu'é- 
tant disgracié  il  ne  pourrait  entrer  à  la  cour,  mais  réellement  par  le 
motif  que  cette  impatientante  livrée  doit  être  en  perspective  dans  toutes 
les  allées  du  drame.  Quand  le  maître  l'a  rejetée,  Ruy  Blas,  sans  néces- 
sité ou  plutôt  contre  toute  nécessité,  la  reprend.  Il  sait  qu'il  doit  mourir, 
et  cette  idée  ne  lui  donne  pas  la  liberté;  il  se  drape  dans  cette  livrée 
comme  un  héros  grec  dans  sa  chlamyde.  11  faut  bien  que  le  sujet  soit 
toujours  sous  les  yeux,  et  le  sujet,  c'est  un  habit  rouge  avec  des  galons 
jaunes.  Ne  dites  pas  que  cet  homme  capable  d'inspirer  de  l'amour  à  une 
reine,  que  ce  ministre,  un  grand  ministre  même,  ne  peut  pas  se  mé- 
connaître au  point  de  se  faire  valet.  A  quoi  bon  remarquer  aussi  que 
Ruy  Blas  est  à  la  fois  assez  puissant  pour  enlever,  pour  supprimer  don 
Salluste,  assez  outragé  pour  le  tuer,  comme  il  le  fait  d'ailleurs  quelques 
heures  plus  tard?  Vous  feriez  disparaître  le  sujet,  l'antithèse,  qui  est 
tout,  qui  est  M.  Victor  Hugo  lui-même.  Il  s'est  attaché  à  cette  idée  cen- 
trale du  contraste,  et  il  tourne  autour.  II  a  lié  son  génie  à  ce  pieu 
comme  un  cheval  de  guerre  d'excellente  race  qui  jie  peut  tondre  d'un 
pré  que  la  longueur  de  la  corde  qui  le  tient  enchaîné. 

Ce  n'était  donc  pas  ici  une  opiniâtreté  stérile  qui  faisait  parler  Gus- 
tave Planche;  l'obstination  n'était  pas  de  son  côté,  Nous  voudrions  à 
notre  tour  expliquer  d'où  vient  que  cette  nature  si  féconde  s'est  renfer- 
mée comme  à  plaisir  dans  un  cercle  étroit.  Qui  ne  se  souvient  de  ces 
préfaces  par  lesquelles  M.  Hugo  se  plaît  à  compromettre  ses  œuvres? 
Tout  le  monde  a  lu  celle  qui  accompagne  Ruy  Blas,  et  il  a  fallu  le  se- 
cours de  ces  lignes  pour  découvrir  dans  la  pièce  les  hautes  idées  philo- 
sophiques et  humanitaires  que  l'auteur  y  voit.  Ses  idées  sur  l'essence 
du  drame,  nous  les  avions  devinées  sans  qu'il  prît  le  soin  de  nous  les 
faire  connaître.  Nous  avons  donc  pour  appui  non-seulement  son  œuvre, 
mais  son  commentaire.  M.  Hugo  confond  absolument  le  dramatique 
avec  le  théâtral.  Les  idées  ne  comptent  pour  lui  que  lorsqu'elles  se 
voient;  les  émotions  n'existent  que  pour  les  yeux.  Il  définit  lui-même 


238  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'action  «  le  plaisir  des  yeux.  »  Est-ce  un  mauvais  tour  joué  par  l'anti- 
thèse à  son  jugement?  n'est-ce  qu'une  fantaisie  de  l'expression?  Ne  le 
croyez  pas.  Cet  étrange  artiste  ne  voit  dans  le  drame  qu'un  tissu  de  con- 
trastes placés  sous  le  regard  de  la  foule.  Par  exemple,  comment  repré- 
sente-t-il  le  combat  intérieur  de  la  reine  qui  s'éprend  d'amour  pour  un 
inconnu,  mais  qui  ne  voudrait  pas  trahir  son  devoir?  11  place  à  gauche 
un  prie-Dieu  aux  pieds  d'une  statue  de  la  Vierge,  voilà  le  devoir,  et  à 
droite  une  lettre,  un  morceau  de  dentelle  déchirée  et  sanglante  sur  une 
table,  voilà  l'amour;  elle  passe  de  ce  côté  à  l'autre  successivement.  Est-ce 
là  une  situation  dramatique  ou  simplement  un  contraste  théâtral? 

Poursuivons.  Ruy  Blas,  affublé  par  son  maître,  l'homme  noir,  l'homme 
aux  combinaisons  infernales,  du  nom  très  noble  de  don  César  de  Bazan, 
comte  de  Garofa,  est  devenu  premier  ministre  en  six  mois,  grâce  à  l'a- 
mour de  la  reine,  amour  que  nous  ne  connaissons  que  par  ouï-dire.  Ap- 
paremment les  deux  amans  ne  se  sont  pas  parlé.  Le  laquais  homme 
d'état  a  passé  ces  six  mois  à  monter  les  degrés  du  pouvoir  et  cependant 
à  fuir  la  reine.  Ils  se  rencontrent  enfin  au  sortir  d'un  conseil  de  minis- 
tres, mais  comment?  Elle  apparaît  quand  il  a  renvoyé  les  conseillers. 
Elle  sort  d'une  cachette  pratiquée  dans  le  mur,  connue  d'elle  seule;  les 
murs  de  M.  Hugo  sont  toujours  à  surprise.  Elle  arrive  après  le  discours 
patriotique  dont  nous  avons  parlé,  occasion  propice  pour  déclarer  son 
amour.  Dans  la  vie  ordinaire,  disons  mieux,  dans  la  vie  humaine,  et 
c'est  là  une  de  ses  beautés,  l'amour  ne  se  croit  jamais  sûr,  même  dans 
une  reine,  surtout  dans  une  reine.  Songez-y,  qu'a-t-il  fait  cet  homme 
pour  lui  persuader  qu'il  l'aime?  Il  a  mis  des  fleurs  bleues  sur  un  banc, 
il  a  risqué  un  billet  et  laissé  un  bout  de  dentelle  sanglant;  pauvre  jeune 
homme!  il  s'est  égratigné  la  main  aux  pointes  de  fer  du  mur,  grande 
preuve  d'amour  pour  une  reine!  Après  cela,  elle  n'a  pas  même  besoin 
de  l'entendre.  Sans  doute  il  y  a  de  nobles  cœurs  de  femme  qui  s'épren- 
nent d'amour  pour  le  génie,  pour  la  grandeur  du  caractère,  encore  faut- 
il  qu'elles  se  sachent  aimées.  La  reine  au  moment  où  elle  sort  de  sa  ca- 
chette pour  faire  sa  déclaration  n'en  sait  vraiment  pas  le  premier  mot. 
Son  ministre  fait  avec  elle  assaut  de  protestations  amoureuses.  Il  a  du 
génie  parce  qu'il  l'aime. 

Et  que  pour  la  sauver  il  sauverait  le  monde! 

un  vers  qui  est  vaste  assurément,  mais  qui  contient  peu  de  sens.  Après 
de  telles  paroles,  nous  ne  devons  plus  tant  nous  moquer  des  madrigaux 
qui  remplissaient  l'ancienne  tragédie;  mais  les  détails,  qui  d'ailleurs  ne 
manquent  ni  d'esprit,  ni  d'imagination,  ne  doivent  pas  nous  arrêter. 
Voilà  Tunique  scène  d'amour  d'une  pièce  dont  l'amour  est  le  pivot  :  elle 
est  motivée  par  un  beau  discours  de  politique  prononcé  par  un  laquais 
qui  vient  de  rejeter  la  livrée,  voilà  le  contraste;  elle  est  amenée  par  un 
personnage  qui  sort  du  mur,  voilà  le  coup  de  théâtre.  Est-ce  bien  là 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  239 

une  situation  dramatique?  Où  sont  les  passions  dont  le  conflit  nous 
saisit  et  nous  captive?  Où  est  ce  silence  profond  qui  annonce  à  leur  dé- 
but les  situations  d'un  véritable  drame,  quand  le  spectateur  sent  sur  lui 
le  poids  d'un  problème  moral  qui  se  pose?  Dans  cette  reine  qui  apparaît, 
je  vois  du  théâtre,  et  quand,  pour  finir,  elle  dépose  le  plus  gravement 
du  monde  un  baiser  sur  le  front  de  son  ministre,  du  théâtre  encore. 

Dans  la  scène  qui  suit,  don  Salluste,  qui  juge  que  sa  vengeance  contre 
la  reine  est  enfin  mûre,  que  le  temps  est  venu  d'en  savourer  le  fruit,  fait 
crouler  l'édifice  de  bonheur 'de  ce  laquais  homme  de  génie.  Avec  lui, 
c'est  la  livrée  quijevient,  pis  encore,  c'est  la  trame  perfide,  abominable, 
où  doit  tomber  sans  retour  la  femme  aimée.  Le  coup  de  théâtre  est  ici 
légitime,  parce  qu'il  est  en  même  temps  une  situation;  mais  comment 
est-elle  développée?  A  ce  grand  d'Espagne,  à  ce  premier  ministre,  à  cet 
homme  «  plus  haut  que  le  roi,  »  puisqu'il  en  a  tout  le  pouvoir  et  qu'il 
est  aimé  de  la  reine,  don  Salluste,  reprenant  son  droit  de  maître,  or- 
donne de  fermer  la  fenêtre,  de  ramasser  son  mouchoir,  et  Ruy  Blas,  re- 
prenant sa  bassesse  de  laquais,  ramasse  le  mouchoir  et  ferme  la  fenêtre. 
Direz-vous  qu'il  n'y  a  pas  de  livrée,  pas  d'engagement,  pas  de  billet 
signé  qui  tienne?  Vous  oubliez  le  contraste,  l'antithèse,  vous  oubliez 
M.  Hugo.  Ce  travail,  fait  rapidement  sur  quelques  scènes,  pourrait  être 
poussé  d'un  bout  à  l'autre  de  la  pièce.  Il  n'y  a  pas  moins  de  douze 
coups  de  théâtre  dans  Ruy  Blas.  N'insistons  pas  :  on  doit  comprendre  ce 
que  nous  avons  dit,  «  que  pour  lui  le  dramatique  était  le  théâtral,  » 
ce  qu'il  a  dit  lui-même:  «  l'action  est  le  plaisir  des  yeux.  » 

Ces  réflexions  suffisent  pour  expliquer  non -seulement  pourquoi 
M.  Hugo,  hors  de  la  poésie  proprement  dite,  a  vécu,  si  l'on  peut  dire, 
d'antithèses  morales,  mais  encore  pourquoi  tous  ses  drames  se  ressem- 
blent. Quoi  de  plus  limité  que  les  contrastes  qu'on  peut  ainsi  placer 
sous  les  yeux?  Il  n'y  a  d'illimité  que  la  nature  morale;  l'infini  est  dans 
l'âme  humaine.  M.  Hugo,  sur  la  scène  au  moins,  semble  entièrement  la 
méconnaître.  Et  pourtant  elle  est  la  source  des  vraies  larmes,  de  la  pi- 
tié vraiment  humaine,  de  la  terreur  vraiment  digne  d'un  être  libre.  Ce 
qui  parle  aux  yeux,  ce  qui  frappe  l'imagination  peut  faire  frémir;  mais 
il  ne  va  pas  jusqu'au  cœur.  L'émotion  qu'il  a  su  répandre  en  certaines 
pages  de  poésie  d'une  incomparable  beauté  est  presque  toujours  ab- 
sente du  théâtre  de  M.  Hugo.  Est-ce  à  dire  que  les  hommes  assemblés, 
que  la  foule,  comme  il  disait  autrefois  quand  son  langage  était  désin- 
téressé, est-ce  à  dire  que  la  foule  ne  saurait  être  prise  que  par  les  yeux, 
par  je  ne  sais  quelle  curiosité  ou  quelle  terreur,  mais  toujours  maté- 
rielles l'une  et  l'autre?  Il  se  plaît,  on  le  sait,  à  [répéter  qu'il  a  charge 
d'âmes;  mais  à  ces  âmes,  pour  lesquelles  il  montre  un  intérêt  religieux, 
ne  devrait-il  pas  rappeler  un  peu  plus  qu'elles  existent?  Ah!  que  j'aime 
bien  mieux  le  poète  qui  écrivait  ceci  : 


2/iO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Malheureux  l'insensé  dont  la  vue  asservie 

Ne  sent  point  qu'un  esprit  s'agite  dans  la  vie  ! 

Mortel,  il  reste  sourd  à  la  voix  du  tombeau; 

Sa  pensée  est  sans  aile,  et  son  cœur  est  sans  flamme, 

Car  il  marche,  ignorant  son  âme, 
Tel  qu'un  aveugle  errant  qui  porte  un  vain  flambeau. 

M.  Hugo  le  connaît,  ce  poète-là;  si  par  hasard  celui  qui  disait  si  bien 
était  entré  dans  les  détours  obscurs  du  théâtre ,  pourquoi  donc  aurait-il 
éteint  son  flambeau?  Si  M.  Hugo  avait  fait  Ruy  BI as  en  consultant  un 
peu  l'âme  humaine,  il  aurait  vu  que  le  sujet,  comme  drame,  n'existe 
pas,  qu'il  est  du  ressort  de  la  comédie,  et  que  sa  pièce  est  un  jeu  d'es- 
prit exécuté  contre  les  objections  de  notre  nature,  par  une  main  dont 
nul  ne  conteste  la  puissance.  Nous  ne  songeons  pas  ici  à  la  comédie  des 
Précieuses  ridicules,  dont  le  sujet  est  le  même,  une  vengeance  tirée  de 
deux  coquettes  par  deux  prétendus  qui  conspirent  pour  leur  faire  faire 
la  cour  par  leurs  valets.  Le  rapprochement ,  si  notre  mémoire  ne  nous 
trompe,  a  été  fait  par  un  ami,  par  un  disciple  fidèle.  La  comparaison 
est  piquante;  mais  on  objecte,  ce  qui  est  vrai,  que  Tamour  dans  les 
Précieuses  ridicules  est  une  plaisanterie. 

M.  Hugo  se  serait  à  coup  sûr  aperçu  de  l'impossibilité  où  il  s'enga- 
geait, s'il  était  habitué  à  partir  de  l'étude  des  caractères  et  des  pas- 
sions pour  arriver  au  sujet  et  au  plan  de  ses  drames;  c'est  justement  la 
marche  contraire  qu'il  suit.  Il  part  de  ses  contrastes,  de  son  antithèse, 
pour  arriver  à  ses  caractères.  Ruy  Blas  a  visiblement  pris  naissance 
d'un  rapprochement  entre  une  livrée  de  laquais  et  un  diadème  de 
reine.  Disons  même  que  le  poète  ne  semble  pas  avoir  une  idée  plus 
juste  des  passions  et  des  caractères  que  de  l'action.  Qu'on  nous  cite 
seulement  dans  son  théâtre  une  passion  largement  développée,  un 
caractère  séiieusement  approfondi.  Ouvrez  de  nouveau  cette  préface  de 
Ruy  Blas  :  vous  y  voyez  que  l'auteur,  qui  définissait  l'action  le  plaisir 
des  yeux,  définit  les  caractères  et  les  passions  par  ce  mot  unique, 
le  style.  On  s'en  doutait  bien  déjà.  Il  suffit  d'entendre  les  discours  de 
Ruy  Blas,  de  la  reine,  de  don  Salluste,  pour  s'assurer  de  ce  que  la  pré- 
face avoue  ingénument;  ici  une  tirade  très  brillante  d'amour  dévoué,  là 
une  autre  gracieusement  mignarde  d'amour  ingénu,  plus  loin  une  troi- 
sième toute  pétrie  de  désirs  de  vengeance  et  de  noirceur.  Sous  le  pré- 
texte que  les  pensées  du  cœur  s'expriment  par  la  parole,  et  que,  malgré 
ses  fautes  de  goût,  M.  Hugo  parle  toujours  avec  éclat,  sa  conscience 
d'artiste  se  repose  là-dessus,  persuadée  qu'il  y  a  là  des  peintures  réelles 
de  caractères  et  de  passions.  louis  Etienne. 

C.    BULOZ, 


LE 


Pendant  une  soirée  d'hiver,  nous  étions  une  demi-douzaine  d'amis 
réunis  chez  un  ancien  camarade  de  l'université.  On  se  mit  à  causer 
de  Shakspeare,  des  personnages  de  ses  pièces,  de  la  façon  pro- 
fonde et  puissante  dont  chaque  type  est  saisi  dans  les  entrailles  de 
la  nature  humaine.  Nous  admirions  surtout  leur  étonnante  vérité; 
chacun  de  nous  nommait  des  Othello,  des  Hamlet,  desFalstaff,  voire 
des  Richard  III  et  des  Macbeth,  —  ces  derniers,  bien  entendu,  par 
simple  hypothèse,  —  parmi  les  personnes  que  le  hasard  lui  avait 
fait  connaître.  —  Et  moi,  messieurs,  s'écria  notre  hôte,  j'ai  conim 
un  roi  Lear. 

—  Gomment  cela? 

—  Je  vais  vous  le  dire.  —  Et  il  commença  son  récit. 

l. 

J'ai  passé  mon  enfance  et  ma  premier  •  jeunesse  à  la  campagni, 
dans  un  domaine  de  ma  mère,  riche  propriétaire  du  gouvernem-^nt 
de  X...  L'impression  la  plus  frappante  qui  me  soit  restée  de  ce 
temps  déjà  lointain,  c'est  la  fignre  de  notre  plus  proche  vo'sin, 
un  certain  Martin  Pétrovitch  Kharlof.  Il  eût  été  diîlicile  que  cette 
impression  s'effaçât,  car  dans  toute  ma  vie  je  n'ai  plus  rencontré 
rien  de  pareil.  Imaginez  un  homme  d'une  taille  gigantesque.  Sur 
un  corps  énorme  était  plantée,  un  p3u  de  travers  et  sans  nulle  ap- 
parence de  cou,  une  tète  monstrueuse;  une  masse  de  cheveux  em- 
mêlés d'un  jaune  grisonnant  la  surmontait,  partant  presque  des 
sourcils  ébouriffés.  Sur  le  vaste  espace  de  ce  visag',  rougi  par  le 
hâle,  s'avançaa  un  puissant  nez  épaté  et  s'ouvraient  de  petits  yeux 
bleus  d'une  expression  très  hautaine,  ainsi  qu'une  bouche  fort  pe- 

TOME  XCVUI.   —   15   MARS    Î8".'2.  16 


2Zi2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tite  aussi,  toute  fendillée  de  rides  et  du  même  ton  que  le  visage. 
La  voix  qui  sortait  de  cette  bouche  était  enrouée  et  néanmoins  re- 
tcatlssante;  elle  rappelait  le  bruit  strident  que  font  les  barres  de 
fer  qu'on  transporte  dans  une  charrette  cahotée  sur  un  mauvais 
pavé.  Kharlof  parlait  toujours  comme  si,  par  un  grand  vent,  il  s'a- 
dressait à  quelqu'un  placé  de  l'autre  côté  d'un  ravin.  Il  n'était  pas 
aisé  de  préciser  la  véritable  expression  de  son  visage,  car  on  avait 
de  la  peine  à  en  embrasser  d'un  regard  toute  l'étendue;  mais  cette 
expression  n'était  pas  désagréable.  On  y  trouvait  même  une  certaine 
grandeur;  seulement  c'était  trop  étrange  et  trop  extraordinaire. 
Quels  bras  il  avait!  quelles  jambes!  des  mains  larges  comme  des 
coussins!  Je  me  souviens  que  je  ne  pouvais  pas  sans  une  sorte  de 
terreur  respectueuse  considérer  le  dos  immense  de  Kharlof  et  ses 
épaules  semblables  à  des  meules  de  moulin;  mais  ce  qui  surtout 
me  confondait  d'admiration,  c'étaient  ses  oreilles.  Soulevées  des 
deux  côtés  par  ses  énormes  joues,  elles  me  rappelaient,  dans  leurs 
longues  volutes,  les  grands  pains  de  fromijnt  tordus  et  roulés  si  con- 
nus en  Russie  sous  le  nom  de  kalacld.  Été  comme  hiver,  Kharlof  por- 
tait une  sorte  de  casaque  en  drap  verdâtre,  serrée  à  la  taille  par  une 
ceinture  circassienne,  et  des  bottes  goudronnées.  Je  ne  lui  ai  jamais 
vu  de  cravate;  autour  de  quoi  l'aurait-il  attachée?  Il  respirait  len- 
tement, lourdement,  comme  un  bœuf,  et  marchait  sans  bruit.  On 
pouvait  croire  qu'une  fois  entré  dans  une  chambre,  il  avait  con- 
stamment la  crainte  de  tout  renverser,  de  tout  briser;  il  s'avançait 
avec  précaution,  de  côté  et  comme  en  glissant.  Sa  force  herculéenne 
lui  valait  le  respect  de  tous  les  environs.  Des  légendes  s'étaient 
formées  sur  son  compte.  On  affirmait  qu'un  jour,  rencontré  dans  le 
bois  par  un  ours,  il  l'avait  terrassé;  qu'ayant  surpris  dans  son  en- 
clos aux  abeilles  un  paysan  qui  venait  voler  ses  ruches,  il  l'avait 
lancé  par-dessus  la  haie  avec  son  cheval  et  son  chariot,  et  ainsi  de 
suite.  Pourtant  Kharlof  ne  se  vantait  jamais  de  sa  force.  S'il  était 
plein  d'orgueil,  ce  n'était  pas  sa  vigueur  qui  le  lui  inspirait,  c'é- 
tait sa  naissance,  sa  position  dans  le  monde,  l'esprit  et  l'intelli- 
gence qu'il  s'attribuait.  —  Notre  race,  répétait-il  souvent,  vient  du 
Chédois  (il  voulait  dire  Suédois)  Kharlus,  arrivé  en  Russie  sous 
le  règiie  d'Ivan  Vassilitch  l'Aveugle.  Ce  Chédois  Kharlus  n'a  pas 
daigné  être  un  comte  païen,  il  a  voulu  devenir  un  gentilhomme 
russe,  et  s'est  fait  inscrire  dans  le  livre  d'or.  Voilà  d'où  nous  des- 
cendons, nous  autres,  les  Kharlof,  et  par  cette  même  raison  nous 
naissons  tous  blonds  de  chevelure,  clairs  d'yeux  et  blancs  dévisage, 
car  nous  avons  poussé  sous  la  neige.  —  Martin  Pétrovitch,  m'en- 
hardis-je  un  jour  à  lui  dire,  il  n'y  a  jamais  eu  d'Ivan  Vassilitch 
l'Aveugle.  Il  y  a  eu  un  Ivan  Vassilitch  le  Terrible;  mais  c'est  le 
grand -duc  Vassili  Vassilitch  qu'on  avait  surnommé  l'Aveugle.  — 


LE    ROI    LEAR    DE    LA    STEPPE.  243 

Radote,  radote,  répondit  tranquillement  Kbarlof  ;  quand  je  dis  une 
chose,  c'est  ainsi. 

Un  jour,  ma  mère  se  mit  à  le  louer  en  sa  présence  pour  son  dé- 
sintéressement, qui  était  en  elTdt  des  plus  remarquables.  —  £h! 
Natalia  Nicolavna,  s'écria-t-il  presque  avec  dépit,  voilà  un  beau 
sujet  de  louange!  Nous  autres,  grands  seigneurs,  pouvons-nous  agir 
autrement?  Il  ne  faut  pas  qu'aucun  homme  de  la  glèbe,  aucun  vi- 
lain, aucun  manant  ose  seulement  supposer  de  nous  quelque  chose 
de  vil  et  de  déshonorant.  Je  suis  un  Kharlof,  ma  famille  descend  de 
là  (et  il  élevait  son  doigt  au  plafond  aussi  haut  que  possible);  com- 
ment pourrais-je  écouter  mon  intérêt?  —  Une  autre  fois,  un  per- 
sonnage important,  qui  était  en  visite  chez  ma  mère,  s'avisa  de 
persifler  Kharlof;  celui-ci  avait  encore  parlé  du  Chédois  Kharlus, 
qui  était  venu  en  Russie... 

—  Au  temps  du  tsar  Haricot  (1),  interrompit  le  visiteur. 

—  Non,'  pas  à  cette  époque ,  mais  sous  le  règne  du  grand-duc 
Ivan  Vassilitch  l'Aveugle. 

—  Quant  à  moi,  reprit  l'autre,  je  crois  votre  race  encore  beau- 
coup plus  ancienne  :  elle  remonte  aux  temps  antédiluviens,  quand 
la  terre  portait  encore  des  mastodontes  et  des  mégalothérions. 

Quoique  ces  termes  scientifiques  fussent  parfaitement  inconnus 
de  Kharlof,  il  comprit  qu'on  se  moquait  de  lui.  —  C'est  possible, 
dit-il  d'un  ton  bref,  notre  race  est  en  effet  très  ancienne.  On  dit 
qu'à  l'époque  où  mon  aïeul  vint  s'établir  à  Moscou,  il  y  vivait  un 
imbécile  du  genre  de  votre  excellence,  et  de  tels  imbéciles  ne  vien- 
nent au  monde  qu'une  fois  tous  les  mille  ans. 

Le  visiteur  se  leva  furieux;  Kharlof  jeta  la  tête  en  arrière,  avança 
le  menton,  poussa  un  hum!  de  défi,  et  s'éloigna  fièrement.  Deux 
jours  après,  il  revint  à  la  maison.  Ma  mère  lui  adressa  des  repro- 
ches. —  C'est  une  leçon  que  j'ai  voulu  lui  donner,  madame,  inter- 
rompit Kharlof.  Une  autre  fois,  il  y  prendra  garde.  Il  est  encore 
trop  jeune,  il  faut  le  faire  marcher  droit.  —  Or  le  visiteur  n'était 
pas  moins  âgé  que  Kharlof,  mais  ce  géant  semblait  considérer  tous 
les  hommes  comme  des  mineurs.  D'ailleurs  il  ne  craignait  absolu- 
ment personne. 

Ma  mère  recevait  Kharlof  avec  une  bienveillance  toute  parti- 
culière. Elle  lui  pardonnait  beaucoup,  car  il  lui  avait  sauvé  la  vie, 
une  vingtaine  d'années  auparavant,  en  retenant  sa  voiture  sur  le 
bord  d'un  profond  ravin  où  les  chevaux  étaient  déjà  tombés.  Les 
traits  et  les  harnais  se  cassèrent;  Kharlof  ne  lâcha  point  la  roue 
qu'il  avait  saisie,  quoique  le  sang  lui  jaillît  sous  les  ongles.  C'est 
ma  mère  aussi  qui  l'avait  marié.  Elle  lui  avait  donné  pour  femme 

(1)  Personnage  légendaire. 


2!ih  REVUE    Di-S    DEUX    MONDES. 

une  orpheline  de  dix-sept  ans  qu'elle  avait  élevée  dans  sa  maison; 
quant  à  lui,  il  avait  alors  quarante  ans  sonnés.  La  femme  de  Kharlof 
était  de  très  petite  taille;  on  racontait  qu'il  l'avait  fait  entrer  dans 
la  chambre  nuptiale  en  la  portant  sur  la  paume  de  sa  main.  Elle  ne 
vécut  pas  longt  ,'mps,  et  lui  laissa  deux  filles.  Même  après  la  mort 
de  cette  jeune  femme,  ma  mère  continuait  à  étendre  sa  protection 
sur  Kharlof.  Elle  avait  placé  la  fille  aînée  dans  la  pension  noble  du 
gouvernement,  puis  l'avait  mariée,  et  déjà  elle  tenait  prêt  un  mari 
pour  la  seconde. 

Kharlof  était  un  bon  agriculteur;  il  avait  arrondi  les  trois  cents 
déciatines  de  son  domaine,  et  les  avait  dotées  des  bâtimens  néces- 
saires. Quant  à  l'obéissance  de  ses  paysans,  inutile  d'en  parler. 
Gros  et  lourd  comme  il  était,  Kharlof  n'allait  nulle  part  à  pied. 
—  La  terre,  disait-il,  ne  peut  me  porter.  —  Il  se  servait  d'un  petit 
droski  (banc  posé  sur  quatre  roues  basses),  et  menait  lui-même 
son  cheval,  vieille  jument  efflanquée  et  décrépite,  portant  sur  l'é- 
paule la  cicatrice  d'une  blessure  reçue  à  la  bataille  de  la  Moskowa. 
Cette  jument  boitait  des  quatre  jambes  à  la  fois;  elle  ne  pouvait  pas 
marcher  au  pas,  au  galop  moins  encore;  elle  sautillait  dans  une  es- 
pèce de  trot  inégal.  E'ie  mangeait  l'absinthe  et  les  chardons  dans 
les  sillons  des  champs,  ce  que  je  n'ai  jamais  vu  faire  à  un  autre 
cheval.  Je  m'ctonnais  constamment  qu'une  telle  rosse,  à  peine  vi- 
vante, pût  traîner  un  aussi  énorme  poids,  car  je  n'ose  dire  combien 
àe  pouds  éLait  censé  peser  notre  voisin.  Sur  le  droski,  derrière  le 
dos  de  Kharlof,  se  tenait  son  petit  Cosaque  Maximka.  Le  visage  et 
tout  le  corps  ap/iuyés  sur  les  reins  de  son  maître,  et  les  pieds  nus 
posés  sur  l'essieu  des  roues  de  derrière,  il  semblait  un  brin  d'herbe 
ou  un  vermisseau  que  le  hasard  avait  accroché  à  la  masse  énorme 
qui  se  dressait  devant  lui.  Le  même  petit  Cosaqur».  rasait  Kharlof 
une  i-As  par  semaine;  pour  accomplir  ctte  opération,  il  montait  sur 
une  table,  et  les  plaisans  prétendaient  qu'il  était  forcé  de  courir 
autour  du  menton  de  son  seigneur. 

Kharlof  n'aimait  pas  à  rester  longtemps  à  la  maison ,  de  sorte 
qu'on  le  rencontrait  souvent  dans  son  sempiternel  équipage,  une 
main  tenant  les  rênes,  et  l'autre  crânement  étalée  sur  son  genou, 
le  coude  en  avant.  Une  vieille  et  toute  chéûve  casquette  était  plan- 
tée au  sommet  de  son  crâne.  Il  promenait  avec  assurance  autour 
de  lui  ses  petits  yeux  d'ours,  parlait  d'une  voix  retentissante  à  tous 
les  paysans,  marchands  et  bourgeois  qu'il  rencontrait,  lançait 
d'énergiques  jurons  aux  prêtres,  qu'il  ne  pouvait  souff'rir.  M'ayant 
rencontré  un  jour  que  j'étais  sorti  le  fusil  à  la  main,  il  poussa  un 
tel  à  vous!  en  voyant  un  lièvre  gîté  près  du  chemin,  que  les  oreilles 
m'en  tintèrent  jusqu'au  soir. 

J'ai  déjà  dit  que  ma  mère  recevait  Kharlof  avec  déférence.  Elle 


LE    ROI    LEAR    DE    LA    STEPPE.  2^5 

n'ignorait  pas  le  profond  respect  qu'il  lui  portait.  En  lui  parlant,  il 
l'appelait  bienfaitrice;  elle  voyait  en  lui  une  sorte  de  géant  dévoué, 
qui,  le  cas  venu,  n'hésiterait  pas  à  combattre  toute  une  armée  de 
paysans  révoltés,  et,  bien  qu'une  pareille  collision  ne  fût  guère 
alors  à  craindre,  néanmoins  ma  mère,  restée  veuve  encore  jeune, 
pensait  qu'il  ne  fallait  pas  dédaigner  un  tel  défenseur,  —  d'autant 
plus  qu'il  était  loyal,  n'empruntait  jamais  d'argent,  ne  buvait 
pas,  et,  s'il  manquait  d'éducation,  ne  manquait  pas  d'intelligence. 
Quand  ma  mère  eut  l'idée  de  dicter  son  testament,  ce  fut  Kharlof 
qu'elle  prit  pour  premier  témoin;  il  alla  tout  exprès  à  sa  maison 
pour  y  chercher  de  grandes  lunettes  rondes,  en  fer,  larges  comme 
des  roues  de  droski,  sans  lesquelles  il  ne  pouvait  pas  écrire.  Même 
avec  ses  lunettes  sur  le  nez,  ce  ne  fut  qu'au  bout  d'un  quart  d'heure 
que,  souïïlant  et  gémissant,  il  parvint  à  tracer  son  nom  et  son 
rang.  Les  lettres,  telles  qu'il  les  écrivait,  étaient  énormes,  carré'^s, 
ornées. d;'.  queues  et  de  panaches,  et  après  avoir  achevé  ce  labeur 
il  déclara  qu'il  se  sentait  fatigué,  que  pour  lui  attraper  des  puces 
ou  écrire,  c'était  tout  un. 

Malgré  toute  la  bienveillance  que  lui  témoignait  ma  mère,  on  ne 
■le  laissait  jamais  chez  nous  d-'passer  la  salle  à  maiiger;  il  répan- 
dait une  o.ieur  qui  rappelait  la  terre  remuée,  l'acre  émanation  des 
grands  bois  et  la  vase  des  marais.  —  C'est  u:î  vrai  lêrhi  (esprit  des 
bois),  disait  ma  vieille  bonne.  —  Lorsqu'il  dînait  chez  nous,  on 
lui  mettait,  une  table  dans  un  coin.  Il  ne  le  prenait  pas  en  mauvaise 
part  ;  il  comprenait  qu'il  aurait  gêné  ses  voisins,  et  trouvait  plus 
commode  de  manger  en  pleine  liberté,  car  il  mangeait  comme  per- 
sonne, je  croîs,  n'a  mangé  depuis  les  temps  de  Polyphème.  Par 
mesure  de  précaution,  on  lui  donnait,  tout  au  commencement  de 
son  repas,  un  pot  de  kacha  (gruau  de  blé  noir)  pesant  six  livres. 

—  Sans  ce  potage,  tu  me  dévorerais,  lui  disait  ma  mère  en  riant. 

—  Vous  avez  raison,  bienfaitrice,  je  vous  dévorerais!  répondait-il 
en  riant  aussi.  —  Ma  mère  écoutait  volontiers  ses  réflexions  sur 
quelque  objet  d'administration  domestique  ;  mais  elle  ne  pouvait 
entendre  longtemps  sa  voix.  Il  ne  savait  pas  et  n'aimait  pas  racon- 
ter. —  Les  longs  récits  vous  font  l'haleine  courte,  disait-il  avec 
dépit.  —  Ce  n'est  que  lorsqu'on  le  mettait  sur  le  chapitre  de  l'an- 
née 1812  (il  avait  alors  servi  dans  les  milices  et  reçu  une  médaille 
de  bronze,  qu'il  portait  dans  les  jours  de  fête),  lors'^ju'on  l'interro- 
geait sur  l'invasion  des  Français,  qu'il  racontait  deux  ou  trois  anec- 
dotes, toujours  les  mêmes. 

Qui  aurait  dit  que  cet  indestructible  géant,  si  sûr  de  lui-même, 
avait  des  instans  de  mélancolie  et  de  tristesse?  Sans  aucune  raison 
apparente,  un  profond  ennui  l'envahissait.  Il  s'enfermait  dans  sa 
chambre.  Là,  tantôt  il  se  mettait  à  bourdonner,  faisant  tout  seul  le 


2A6  REVUE  DES  EEUX  MONDES. 

bruit  d'une  ruche  entière,  tantôt  il  appelait  son  Cosaque  Maxinika» 
et  lui  ordonnait,  ou  de  lire  à  haute  voix  dans  le  seul  livre  qui 
eût  jamais  trouvé  accès  dans  sa  maison,  le  Travailleur  au  re- 
pos, de  Novikof  (1),  ou  de  chanter  quelque  chose.  Maximka,  qui, 
par  un  étrange  hasard,  savait  épeler  les  syllabes,  se  mettait  à  lire 
à  tue-tête,  en  hachant  les  mots  et  mettant  les  accens  tout  de  tra- 
vers, ou  bien  il  entonnait  d'une  voix  de  fausset  très  aiguë  quelque 
chansonnette  lugubre,  dont  les  paroles  restaient  inintelligibles.  Khar- 
lof  secouait  la  tête,  discourait  sur  la  fragilité  des  choses  humaines, 
annonçait  que  tout  se  réduirait  en  poussière  comme  l'herbe  des 
champs.  Dans  sa  chambre,  il  avait  accroché  une  gravure  où  se 
voyait  une  chandelle  entourée  de  gros  êtres  joufflus  qui  soufflaient 
dessus  de  toutes  leurs  forces,  avec  cette  légende  :  «  telle  est  la  vie 
humaine;  »  quand  l'heure  de  la  mélancolie  était  passée,  il  la  re- 
tournait contre  le  mur.  Kharlof,  ce  colosse,  craignait  la  mort;  tou- 
tefois, même  au  plus  fort  de  ses  accès  de  bile  noire,  il  ne  priait 
guère.  Kharlof,  il  faut  le  dire,  était  peu  dévot;  il  allait  rarement  à 
l'église.  A  la  vérité,  il  prétendait  que  les  dimensions  de  son  corps 
ne  lui  permettaient  pas  d'y  aller,  qu'il  y  occupait  la  place  de  trop 
de  fidèles.  L'accès  se  terminait  d'habitude  de  la  façon  suivante  : 
Kharlof  commençait  à  siffloter,  puis  il  ordonnait  d'une  voix  de 
tonnerre  qu'on  fît  venir  son  équipage.  Quelques  instans  plus  tard, 
on  le  voyait  rouler  dans  le  voisinage  et  agiter  au-dessus  de  sa 
vieille  casquette  la  main  qui  ne  tenait  pas  les  rênes,  comme  s'il 
eût  dit  :  Le  monde  est  à  nous!  —  Après  tout,  c'était  un  Russe. 
Les  hommes  d'une  grande  force  physique  sont  généralement 
d'un  caractère  flegmatique;  Kharlof  au  contraire  s'emportait  fa- 
cilement. Personne  n'avait  le  don  de  le  mettre  hors  des  gonds  à 
l'égal  du  frère  de  sa  défunte  femme,  un  certain  Bitschkof,  être  bi- 
zarre, moitié  parasite  et  moitié  bouffon,  qui  vivait  chez  nous,  et 
qu'on  avait  dès  sa  plus  tendre  enfance  surnommé  Souvenir,  de 
sorte  qu'il  était  resté  Souvenir  pour  tout  le  monde,  même  pour  les 
domestiques,  qui  se  contentaient  d'ajouter  à  ce  sobriquet  son  nom 
patronymique  de  Timoféitch.  Je  crois  bien  que  lui-même  avait 
oublié  son  prénom  chrétien.  Cet  être  chétif,  qu'on  se  croyait  en 
droit  de  mépriser,  et  auquel  manquaient  toutes  les  dents  d'un 
côté,  de  façon  que  son  mince  visage  ridé  paraissait  tordu,  était 
toujours  en  mouvement,  se  glissait  partout,  tantôt  dans  l'appar- 
tement des  servantes,  tantôt  dans  la  maison  des  prêtres,  tantôt 
dans  Visha  du  starosta.  On  le  chassait  de  partout,  mais  lui  ne  fai- 
sait que  plier  les  épaules,  cligner  ses  yeux  louches,  et  riait  d'un 

(t)  Le  Travailleur  au  repos,  recueil  périodique,  Moscou  1785.  L'auteur  de  ce  re- 
cueil, Novikof,  était  le  chef  des  illuminés  de  l'école  de  Saint-Martin. 


LE    ROI   LEAR    DE    LA    STEPPE.  247 

vilain  rire  semblable  au  rincement  d'une  bouteille.  J'avais  toujours 
pensé  que,  si  Souvenir  eût  eu  de  l'argent,  il  serait  devenu  un  très 
méchant  homme,  immoral  et  cruel  ;  heureusement  il  était  pauvre. 
On  ne  lui  perm.ettait  de  boire  que  les  jours  de  fête,  et  on  l'habillait 
convenablement  par  ordre  de  ma  mère,  dont  il  faisait  tous  les  soirs 
la  partie  de  piquet  ou  de  boston.  Écouter  aux  portes,  rapporter  des 
cancans,  et  surtout  narguer  quelqu'un,  c'étaient  là  ses  plaisirs.  11 
agissait  ainsi  comme  si  quelque  ancien  grief  lui  eût  donné  le  droit 
de  se  venger  sur  tout  le  monde.  Il  appelait  Kharlof  son  petit  frère, 
et  le  harcelait  jusqu'à  lui  faire  manger  de  la  rave  amère,  comme 
disent  nos  paysans.  Un  jour  que  Kharlof  se  tenait  dans  notre  bil- 
lard, vaste  pièce  où  jamais  personne  n'avait  vu  voler  une  mouche, 
et  que  par  cette  raison  notre  voisin,  grand  ennemi  du  soleil  et  de  la 
chaleur,  affectionnait  beaucoup.  Souvenir  se  mit  à  sautiller  et  à 
tournoyer  autour  de  son  ventre,  en  lui  disant  avec  force  ricanemons 
et  grimaces  :  —  Pourquoi,  petit  frère,  avez-vous  fait  mourir  ma  sœur 
Margarita  Timoféievna?  —  Kharlof,  qui  était  assis  entre  le  mur  et  le 
billard,  n'y  tint  plus;  il  avança  brusquement  ses  deux  large^ mains. 
Heureusement  pour  Souvenir,  ce  dernier  eut  le  temps  d'esquiver  le 
choc;  les  poignets  de  son  beau-frère  vinrent  se  heurter  contre  le  bil- 
lard, et  les  six  vis  qui  tenaient  la  lourde  machine  fixée  au  plancher 
se  brisèrent  toutes  à  la  fois.  Que  serait  devenu  Souvenir,  si  un  tel 
coup  l'eût  atteint? 

Depuis  longtemps  j'avais  la  curiosité  de  connaître  la  maison  de 
Kharlof,  de  voir  quelle  espèce  d'habitation  il  s'était  fabriquée.  Je 
lui  proposai  un  jour  de  le  reconduire  à  cheval  jusqu'à  Icskovo 
(ainsi  se  nommait  son  domaine).  —  Voyez-vous  ce  gars!  s'écria 
Kharlof;  il  veut  voir  mon  royaume.  Allons,  viens,  je  te  montrerai 
le  jardin  et  la  maison,  et  la  grange  et  tout;  j'ai  un  tas  de  belles 
choses.  —  Nous  partunes.  De  notre  château  jusqu'à  leskovo,  il  y 
avait  trois  verstes.  —  Le  voilà,  mon  royaume,  dit-il  bientôt  en  s'ef- 
forçant  de  tourner  vers  moi  sa  lourde  tète  et  en  agitant  sa  main  de 
droite  et  de  gauche;  tout  cela  est  à  moi. 

L'habitation  de  Kharlof  s'élevait  au  sommet  d'une  colline.  En  bas, 
quelques  misérables  cabanes  semblaient  collées  l'une  à  l'autre  le 
long  d'un  étang.  Debout  sur  une  planche,  une  vieille  paysanne 
frappait  à  tour  de  bras  sur  du  linge  qu'elle  venait  de  tordre.  — 
Axinia!  cria  Kharlof  d'une  voix  si  formidable  qu'une  bande  de  cor- 
beaux s'envola  d'un  champ  de  seigle  voisin,  c'est  la  culotte  de  ton 
mari  que  tu  laves?  —  La  vieille  femme  se  retourna  tout  d'une  pièce 
et  fit  une  profonde  révérence.  —  Oui,  sa  culotte,  mon  petit  père, 
murmura-t-elle  d'une  voix  cassée.  —  Que  je  te  voie  faire  autre 
chose!..  Tiens,  regarde,  continua-t-il  en  s'adressant  à  moi  et  trot- 
tinant le  long  d'une  clôture  en  ruine,  voici  mon  chanvre,  à  moi,  et 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

celui-là  est  aux  paysans.  Yois-tu  la  différence?  Et  ceci,  c'est  mon 
jardi])  ;  c'est  moi  qui  ai  planté  ces  pommiers,  et  ces  saules,  moi 
aussi.  Avant  moi,  il  n'y  avait  aucun  arbre.  Apprends  comme  il  faut 
faire,  blanc-bec. 

Nous  entrâm.es  dans  une  cour  entourée  de  palissades.  En  face  de 
la  porte  cochère  s'élevait  une  maisonnette  toute  vieillotte,  avec  un 
toit  en  chaume  et  un  petit  perron  que  soutenaient  des  colonnettes 
en  bois.  Une  autre  maisonnette,  un  peu  plus  neuve  et  ornée  d'une 
mansarde,  avait  été  construite  sur  Je  côté  de  la  cour;  elle  aussi  sem- 
blait, comme  on  dit  chez  nous,  tenir  sur  des  pattes  de  poule.  — 
Vois-tu,  me  dit  Eharlof,  dans  quel  taudis  ont  vécu  nos  pères?  eh 
bien  !  regarde  quel  palais  je  me  suis  bâti. 

Ce  palais  avait  l'air  d'un  château  de  cartes.  Cinq  ou  six  chiens, 
tous  plus  velus  et  plus  laids  l'un  que  l'autre,  nous  accueillirent  par 
des  abolemeiis  furieux.  —  Ce  sont  des  chiens  de  berger,  dit  Khar- 
lof,  de  la  vraie  race  de  Grimée.,..  Taisez-vous,  maudits;  pour  un 
rien,  j%3  vous  pendrais  tous. 

Unfeune  homme,  vêtu  d'une  longue  redingote  en  nankin,  appa- 
rut sur  le  perron  de  la  maison  neuve;  c'était  le  mari  de  la  fille  aî- 
née. Il  ne  fit  qu'un  bond  jusqu'au  droski,  et,  soutenant  respec- 
tueusement d'une  main  le  coude  de  son  beau -père,  il  étendit 
l'autre  comme  pour  soutenir  aussi  l'énorme  jambe  de  Kharlof,  qui 
descendait  du  droski  comme  d'un  cheval.  Eusuite  il  vint  m'aider 
à  quitter  ma  monture.  —  Anna,  s'écria  Kharlof,  le  fils  de  Natalia 
Nicolavna  a  daigné  nous  rendre  visite;  il  s'agit  de  le  régaler.  Où 
est  la  petite  Evlampia? 

Anna  était  l'aînée  de  ses  filles,  Evlampia  la  cadette.  —  Elle  n'est 
pas  à  la  maison,  elle  est  allée  aux  champs  cueillir  des  bluets,  ré- 
pondit Anna,  qui  ouvrit  une  fenêtre  à  côté  de  la  porte. 

—  Y  a-t-il  du  lait  caillé?  demanda  Eharlof. 

—  I!  y  en  a. 

—  Et  de  la  crème  aussi 

—  Et  de  la  crème. 

—  Allons,  trahie  tout  cela  sur  la  table.  En  attendant,  je  lui 
montrerai  mon  cabinet.  Venez  par  ici,  ajouta-t-il  en  me  faisant 
signe  du  doigt.  —  Dans  sa  a^aison,  il  ne  me  tutoyait  plus;  avec  un 
hôte,  on  doit  être  poli.  Il  me  conduisit  le  long  d'un  corridor.  — 
Voilà  où  je  réside,  dit-il  tout  à  coup  en  enjambant  le  seuil  d'une 
large  porte,  voilà  mon  cabinet.  Soyez-y  le  bienvenu. 

C'était  une  grande  chambre  presque  nue,  sans  revêtement  en 
plâtre,  de  sorte  qu'on  voyait  les  solives  qui  en  formaient  les  pa- 
rois. Sur  de  grands  clous,  plantés  sans  symétrie,  "pendaient  deux 
fouets,  un  vieux  chapeau  à  trois  cornes,  un  fusil  à  pierre,  un  sabre, 
un  potiron,  un  étrange  collier  de  cheval  avec  des  plaques  de  cuivre, 


LE    ROI    LEAR    DE    LA    STEPPE.  2/|9 

et  la  fameuse  gravure  représentant  la  chandelle  allumée  et  exposée 
à  tous  les  vents.  Dans  un  coin,  était  posé  un  divan  en  bois  recouvert 
d'un  tapis  bariolé.  Des  milliers  de  mouches  bourdonnaient  sourde- 
ment sous  le  plafond.  Du  reste,  il  faisait  frais  dans  cette  chambre, 
mais  '  n  y  était  pris  à  la  gorge  par  cette  odeur  sauvage  que  par- 
tout Kharlof  portait  avec  lui.  —  N'est-ce  pas  que  mon  cabinet  est 
beau?  me  demanda-t-il. 

—  Très  beau. 

—  Regarde  un  peu  ce  collier  hollandais  que  j'ai  là,  continua-t-il 
en  retombant  dans  son  tutoiement  habituel.  C'est  un  merveilleux 
collier.  Je  l'ai  acquis  d'un  Juif  par  échange.  Regarde  bien. 

—  C'est  un  beau  collier. 

—  Rien  de  meilleur  pour  le  service.  Flaire  un  peu.  Quel  cuir! 
Je  fiairai  le  collier;  il  sentait  le  suif  rance,  et  rien  de  plus. 

—  Allons,  asseyez-vous  là.  sur  cette  petite  chaise.  Soyez  comme 
chez  vous,  me  dit  Kharlof. —  Et,  s'asseyant  lui-même  sur  le  divan, 
il  ferma  les  paupières  et  enibla  s'endormir.  Je  le  regardais  de  tous 
mes  y.-ux,  et  ne  pouvais  assez  l'admirer.  Une  vraie  montagne!  Il  se 
secoua  tout  à  coup.  — Anna!  s'écria-t-il  de  sa  voix  mugissante, 
et  son  large  ventre  s'éleva  et  retomba  comme  une  vague  dans  la 
mer.  —  Anna!  ne  m'as-tu  pas  entendu?  Allons!  qu'on  se  dépêche! 

—  Tout  ;  st  prêt,  veuillez  venir,  répondit  de  loin  la  voix  de  sa  fille. 
Émerveillé  de  la  rapidité  avec  laquelle  s'exécutaient  les  ordres 

de  Kharlof,  je  le  suivis  au  salon,  où,  sur  une  table  recouverte  d'une 
nappe  rouge  avec  des  dessins  blancs,  s'étalait  déjà  le  déjeuner  :  du 
lait  caillé,  de  la  crème,  du  pain  de  froment,  et  même  du  sucre  en 
poudre  mêlé  avec  de  la  cannelle.  Pendant  que  je  humais  le  lait  caillé, 
Kharlof  s'était  endormi  de  nouveau,  assis  dans  un  coin.  Immobile 
devant  moi,  les  yeux  baissés,  se  tenait  Anna  Martinovna,  et  par  la 
fenêtre  je  pouvais  voir  son  mari,  qui  promenait  mon  cheval  dans  la 
cour  en  fi'ottant  dans  ses  mains  la  gourmette,  qu'il  avait  détachée 
de  la  bride. 

Ma  mère  n'aimait  pas  la  fille  aînée  de  Kharlof.  Elle  la  trouvait 
fîère.  En  effet,  Anna  Martinovna  ne  venait  jamais  chez  nous  présen- 
ter ses  devoirs;  sa  contenance  devant  ma  mère  restait  froide  et 
réservée,  quoique  ce  fût  grâce  à  ses  bienfaits  qu'elle  avait  été  éle- 
vée en  pension,  qu'elle  avait  trouvé  son  mari,  et  que,  le  jour  de 
son  mariage,  elle  avait  eu  mille  roubles  de  dot,  ainsi  qu'un  châle  de 
cachemire  de  couleur  jaune,  un  peu  usé  à  la  vérité.  C'était  une 
femme  de  taille  moyenne,  un  peu  maigre,  vive  et  rapide  dan,  tous 
ses  mouvemens,  avec  une  épaisse  chevelure  brune  et  un  agréable 
minois  basané  où  se  dessinaient  d'une  façon  étrange,  mais  char- 
mante, des  yeux  longs  et  minces  d'un  bleu  pâle;  elle  avait  le  nez 
fin  et  droit,  les  lèvres  fines  aussi,  et  le  menton  pointu.  Chacun,  en 


250  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  voyant,  devait  i:)enser  :  —  Tu  as  de  l'esprit,  toi,  et  tu  es  mé- 
chante. —  Pourtant  toute  sa  personne  était  attrayante;  les  grains 
de  beauté  semés  sur  son  visage  ne  faisaient  que  rendre  plus  vif  le 
sentiment  qu'elle  inspirait.  Debout,  les  mains  cachées  sous  son  fichu, 
elle  me  toisait  à  la  dérobée.  Un  petit  sourire  malveillant  errait  sur 
ses  lèvres,  sur  ses  joues  et  jusque  dans  les  longs  cils  de  ses  yeux. 

—  Oh!  enfant  gâté  de  seigneur,  semblait  dire  ce  sourire.  —  Chaque 
fois  qu'elle  respirait,  ses  narines  se  dilataient  légèrement.  Mal- 
gré tout,  si  Anna  Martinovna  avait  voulu  de  ses  lèvres  fines  et 
sèches  me  donner  un  baiser,  j'aurais  de  bonheur  sauté  au  plafond. 
Je  savais  qu'elle  était  très  sévère,  très  exigeante,  que  les  femmes 
et  les  filles  des  paysans  la  craignaient  comme  le  feu.  Rien  n'y  fai- 
sait. Anna  Martinovna  avait  le  don  d'agiter  mon  cœur;  mais  j'avais 
alors  quinze  ans... 

Kharlof  se  secoua  de  nouveau.  —  Anna,  s'écria-t-il,  tu  devrais 
tapoter  quelque  chose  sur  le  piano;  ça  plaît  aux  jeunes  messieurs. 

—  Je  tournai  la  tête  ;  il  y  avait  en  effet  dans  un  coin  de  la  pièce  un 
piteux  semblant  de  clavecin. 

—  J'obéis,  mon  père,  répondit  Anna;  seulement  que  puis-je  jouer 
à  monsieur?  ça  ne  l'intéressera  guère. 

—  Qu'est-ce  donc  qu'on  vous  enseigne  à  la  pension? 

—  J'ai  tout  oublié.  Et  puis  les  cordes  sont  cassées.  —  Le  timbre 
de  la  voix  d'Anna  était  fort  agréable,  sonore  et  légèrement  plaintif, 
comme  le  cri  des  oiseaux  de  proie. 

—  Alors,  dit  Kharlof,  qui  se  mit  à  rêver,  alors...  voulez-vous 
voir  ma  grange  à  blé?  C'est  très  curieux.  Yolodka  (1)  va  vous  con- 
duire.—  Eh!  Yolodka,  cria-t-il  à  son  gendre,  qui  continuait  h  pro- 
mener mon  cheval  dans  la  cour,  mène  monsieur  à  la  grange ,  et 
partout;  montre-lui  tout  le  bataclan.  Quant  à  moi,  il  faut  que  je 
dorme.  Au  plaisir  de  vous  revoir! 

Il  sortit,  et  je  le  suivis.  Aussitôt  Anna,  rapidement  et  comme  avec 
dépit,  se  mit  à  desservir  la  table.  Sur  le  seuil  de  la  porte,  je  me  re- 
tournai et  lui  adressai  un  profond  salut;  elle  n'eut  pas  l'air  de  s'en 
apercevoir,  et  se  contenta  de  sourire,  d'un  sourire  moins  bienveillant 
encore  que  la  première  fois.  Je  pris  mon  cheval  des  mains  du  gendre 
de  Kharlof,  et  le  menai  par  la  bride.  Nous  allâmes  ensemble  visiter 
la  grange;  mais,  comme  il  ne  s'y  trouvait  rien  de  particulièrement 
curieux,  et  que  mon  guide  ne  pouvait  pas  supposer  chez  un  garçon 
de  mon  âge  la  passion  de  l'agronomie,  nous  traversâmes  le  jardin 
pour  regagner  la  grande  route. 

Vladimir  Slolkine  était  un  orphelin,  fils  d'un  petit  employé  qui 
avait  été  l'agent  d'allaires  de  ma  mère.  Elle  avait  commencé  par  le 

(I)  Diminutif  de  Vladimir. 


LE    ROI    LEAR    DE    LA    STEPPE.  251 

mettre  à  l' école  du  district,  puis  on  en  avait  fait  un  commis  dans  le 
bureau  d'administration  de  nos  biens.  Plus  tard,  il  était  entré  au 
service  des  dépôts  d'approvisionnement  de  la  couronne,  et  finale- 
ment on  l'avait  marié  k  la  fille  de  Kbarlof.  Ma  mère  l'appelait  petit 
juif;  avec  ses  cheveux  frisés,  ses  yeux  noirs  et  toujours  humides 
comme  des  pruneaux  cuits,  son  nez  crochu  et  ses  larges  lèvres 
rouges,  il  offrait  le  type  de  la  race  orientale.  Du  reste,  il  avait  la 
peau  blanche,  et  pouvait  passer  pour  un  joli  garçon.  Yladimir  était 
d'un  caractère  très  serviable  tant  que  ses  propres  intérêts  n'étaient 
point  en  jeu.  L'âpreté  au  gain  lui  faisait  presque  perdre  la  tête,  et 
lui  arrachait  parfois  des  larmes.  Il  ne  pouvait  supporter  qu'on  ne 
lui  tînt  pas  immédiatement  une  promesse  faite  ;  il  en  tremblait  de 
colère,  il  en  geignait  de'  dépit.  Il  aimait  à  rôder  dans  les  champs 
avec  un  fusil  ;  lorsqu'il  lui  arrivait  d'accrocher  un  lièvre,  un  canard, 
il  les  fourrait  dans  sa  gibecière  avec  une  singulière  expression  de 
visage.  —  Maintenant,  mes  petits  amis,  semblait-il  leur  dire  en  les 
caressant  de  la  main,  vous  ne  m'échapperez  pîus;  je  vous  tiens. 

—  Quel  bon  petit  cheval  vous  avez  là  !  fit-il  de  sa  voix  zézayante 
en  m'aidant  à  monter  en  selle.  C'est  crmme  cela  que  je  voudrais  en 
avoir  un;  mais  je  n'ai  pas  tant  de  chance.  Vous  devriez  en  parler  à 
madame  votre  mère,  et  lui  rappeler... 

—  Est-ce  qu'elle  vous  en  avait  promis  un? 

—  Hélas!  non...  Ah!  si  elle  m'avait  promis!..  Je  supposais  seu- 
lement que,  vu  sa  générosité... 

—  Pourquoi  ne  vous  adressez-vous  pas  à  Martin  Pétrovitch? 

—  A  Martin  Pétrovitch  ?  répéta  Slotkine  en  traînant  sur  chaque 
syllabe;  ah  !  bon  Dieu,  il  me  tient  dans  la  crasse,  et  nous  ne  sommes 
guère  récompensés  de  tous  nos  travaux. 

—  En  vérité? 

—  Je  vous  le  jure  devant  Dieu.  Dès  qu'il  a  dit  :  —  Ma  parole  est 
sacrée,  —  c'est  comme  s'il  vous  coupait  tous  vos  discours  avec  une 
hache.  Priez- le,  ne  le  priez  pas,  c'est  tout  un.  Et  puis,  Anna  Mar- 
tinovna,  mon  épouse,  n'est  pas  aimée  de  lui  comme  son  autre  fille 
Evlampia.  —  S'interrompant  tout  à  coup,  il  se  frappa  les  cuisses 
avec  désespoir.  — Oh!  Seigneur  Dieu,  regardez,  un  brigand  a  fau- 
ché la  moitié  d'un  quart  d'arpent  de  notre  avoine.  Vivez  donc  après 
cela!  Les  scélérats,  les  brigands!..  H  y  a  pour  un  rouble  et  demi, 
pour  deux  roubles  de  dégât!  —  On  entendait  comme  des  sanglots 
dans  les  exclamations  désespérées  de  Slotkine.  Je  donnai  du  talon 
à  mon  cheval,  et  le  plantai  là. 

Les  lamentations  de  Slotkine  arrivaient  encore  à  mon  oreille, 
quand,  à  l'un  des  détours  du  chemin,  cette  seconde  fille  de  Kharlof, 
qui,  au  dire  de  sa  sœur,  avait  été  cueillir  des  bluets,  s'offrit  à  ma 
rencontre.  Une  épaisse  guirlande  de  ces  fleurs  lui  entourait  la  tête. 


252  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Nous  nous  saluâmes  en  silence.  Evlampia  n'était  pas  moins  belle 
que  sa  sœur,  mais  clnns  un  genre  tout  différent.  De  haute  taille  et 
fortement  bâtie,  tout  en  elle  était  grand,  la  tête,  les  membres,  les 
mains,  les  dents,  blanches  comme  de  la  neige,  et  surtout  les  yeux, 
qu'elle  avait  à  fleur  de  tête,  d'un  bleu  sombre  et  un  peu  chargés 
des  paupières.  Cette  vierge  monumentale  était  bien  la  fille  de  Khar- 
lof.  Sa  tresse  de  cheveux  blonds  avait  une  tjlla  longueur  qu'elle 
était  obligée  de  la  rouler  trois  fois  autour  de  son  front.  Elle  avait 
une  bouche  charmante,  d'une  belle  couleur  purpurine  et  fraîche 
comme  une  rose.  Quand  elle  parlait,  sa  lèvre  supérieure  se  levait 
avec  autant  de  naïveté  que  celle  d'un  enfant;  mais  il  y  avait  quelque 
chose  de  sauvage,  presque  de  farouche  dans  le  regard  de  ses  yeux, 
qui  se  mouvaient  lentement.  —  C'est  une  indomptée,  un  sang  co- 
saque, disait  Kharlof.  —  Au  fond,  elle  m'intimidait;  C-tte  colossale 
beauté  me  rappelait  trop  son  père. 

Je  continuai  donc  mon  chemin.  Elle  se  mit  à  chanter  d'une  voix 
égale,  forte  et  un  peu  rude,  —  une  vraie  voix  de  paysanne;  puis  elle 
se  tut  brusquement.  Je  me  retournai,  et,  du  haut  de  la  colline  où. 
j'étais  arrivé,  j'aperçus  Evlamp'a  debout  près  du  gendre  de  Khar- 
lof, en  face  du  champ  où  l'avoine  avait  été  fauchée.  Lui  se  déme- 
nait, gesticulait;  elle  se  tenait  dédaigneusement  immobile.  Le  soleil 
éclairait  vivement  sa  figure,  et  la  guirlande  de  fleurs  agrestes 
qu'elle  portait  sur  la  tête  bleuissait  sous  le  rayon. 

Je  crois  vous  avoir  déjà  dit,  messieurs,  que  ma  mère  avait  jeté 
son  dévolu  sur  un  fiancé  pour  cette  autre  fille  de  Kharlof:  c'était 
un  de  nos  plus  pauvres  voisins,  un  major  en  retraite  nommé  Gavrilo 
Gitkof,  homaiO  déjà  mûr,  &t,  comme  il  le  disaitdui-même  non  sans 
orgueil,  «  battu  et  rompu.  »  A  peine  savait-il  lire  et  écrire,  (3t  l'es- 
prit n'était  pas  chez  lui  au-dessus  de  l'instruction;  cependant  il 
avait  le  secret  espoir  d'être  un  jour  iatendant-g'^néral  des  biens  de 
ma  mère,  car  il  sentait  en  lui  le  génie  d'un  exécuteur  d'ordres  (1). 
—  Pour  d'autre  chose,  disait-il,  je  ne  veux  pas  me  vanter;  mais 
pour  ce  qui  est  de  compter  les  dents  des  paysans,  je  possède  cette 
science-là  jusque  dans  ses  dernières  finesses.  C'est  dans  l'état  mi- 
litaire que  j'ai  eu  l'occasion  d'en  faire  un  apprentissage  appro- 
fondi. —  Si  Gitkof  eût  été  moins  sot,  il  aurait  compris  qu'il  n'avait 
précisément  aucune  chance  d'arriver  à  cette  place  d'intendant,  car 
il  aurait  fallu  d'abord  écarter  l'intendant  titulaire,  un  certain  Li- 
zinski.  Polonais  très  entendu  et  très  ferme,  en  qui  ma  mère  avait 
toute  confiance.  Gitkof  avait  un  long  visage  de  cheval,  couvert  d'un 
duvet  de  poils  jaunâtres  qui  partait  de  dessous  les  yeux.  Par  les 
plus  grands  froids,  ce  visage  était  inondé  de  gouttelettes  de  sueur. 

(I)  C'était  la  grande  qualité  requise  sous  Tenipereur  Nicola-s.  Avec  elle,  on  était 
sûr  d'arriver  à  tout. 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE.  253 

A  l'approche  de  ma  mère,  ii  prenait  la  pose  du  soldat  devant  son 
officier,  la  tête  lui  branlait  de  zèle;  ses  {normes  mains  frémissaient 
le  long  de  ses  cuisses,  et  toute  sa  personne  semblait  dire  :  Ordonne, 
et  je  m'élance.  Ma  mère  ne  se  faisait  aucune  illusion  sur  les  moyens 
du  personnage;  cela  ne  l'empêchait  point  de  rêver  un  mariage 
entre  Evlampia  et  lui.  —  M  us  en  viendras-tu  à  bout,  mon  petit 
père?  lui  demanda- t-elle  un  jour. 

Gitkof  sourit  d'un  air  d'assurance.  —  Que  dites- vous,  Natalia 
Nicolavna?  J'ai  mené  tout  un  bataillon;  je  l'ai  fait  marcher  comme 
le  long  d'un  fil.  Faire  marcher  une  femme,  est-ce  que  ça  vaut  la 
peine  d'en  parler? 

—  11  y  a  une  différence,  mon  père,  entre  un  bataillon  de  recrues 
et  une  jeune  fille  de  sang  noble,  répondit  ma  mère  d'un  ton  de 
mécontentement.  Enfin,  ajouta-t-elle  après  un  peu  de  réflexion, 
Evlampia  saura  se  défendre. 

II. 

Un  jour,  c'était  au  mois  de  juin  et  la  nuit  s'avançait,  on  annonça 
Kharlof.  Ma  mère  s'étonna.  11  y  avait  plus  d'une  semaine  que  nous 
n'avions  vu  notre  voisin,  et  jamais  il  ne  faisait  si  tard  ses  visites. 
—  Il  est  arrivé  quelque  chose,  murmura-t-elle.  —  En  effet  Khar- 
lof,' qui  se  laissa  tomber  aussitôt  sur  une  chaise  près  de  la  porte, 
était  si  pâle,  son  visage  avait  une  expression  si  soucieuse,  que  ma 
mère  ne  put  s'empêcher  de  répéter  à  haute  voix  l'exclamation  qui 
venait  de  lui  échapp  t.  —  Parle,  parle,  mon  père,  dit-elle  aussitôt. 
Est-ce  encore  ta  mélancolie  qui  est  venue  te  reprendre? 

Kharlof  fronça  le  souicil.  —  Non,  oe  n'est  pas  ma  mélancolie; 
elle  arrive  au  temps  de  la  pleine  lune.  Mais  perm  'ttez-moi  de  vous 
faire  une  qiiestion,  madame  :  que  pensez-vous  de  la  mort? 

Ma  mère  fit  un  geste  d'effroi.  —  De  quoi?  dit  elle. 

—  Je  viens  d'avoir  une  hallucination  nocturne,  fit-il  d'une  voix 
sourde  et  lente. 

—  Comment? 

—  Une  hallucination  nocturne,  répéta  Kharlof;  je  suis  un  grand 
voyeur  de  songes. 

—  Toi? 

—  Moi.  Vous  ne  le  saviez  point?  —  Kharlof  poussa  un  soupir.  — 
Ecoutez.  Il  y  a  de  cela  un  peu  plus  d'une  semaine;  c'était  précisé- 
m jnt  l'avant  de  saint  Pierre.  Je  me  couchai  pour  me  reposer  un 
peu,  et  je  m'endormis.  Tout  à  coup  je  vois  entier  dans  ma  chambre 
un  poulain  noir.  Ce  poulain  se  mit  à  jouer  et  à  me  montrer  les 
dents,  —  un  poulain  noir  comme  un  tarakdn  (;). 

(1)  Espèce  de  scarabée  ou  blatte  noire. 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Kharlof  se  tuL  —  Eh  bien?  demanda  ma  mère. 

—  Et  voilà  que  ce  même  poulain  se  retourne  et  me  lance  une 
ruade  dans  le  coude  gauche,  là,  à  l'endroit  sensible.  Je  me  réveille; 
mon  bras  gauche  ne  fonctionne  plus...  et  ma  jambe  gauche  pas  da- 
vantage. Bon,  me  dis-je,  c'est  une  paralysie.  Pourtant,  petit  à  petit 
le  mouvement  me  revint;  mais  des  fourmis  me  coururent  long- 
temps dans  les  jointures,  et  elles  courent  encore.  Dès  que  j'ouvre 
la  paume  de  la  main,  elles  se  remettent  à  courir. 

—  Mais,  Martin  Pétrovitch,  tu  t'es  couché  sur  ton  bras,  et  voilà 
tout. 

—  Non,  madame;  ce  n'est  pas  ce  que  vous  daignez  dire  là.  C'est 
un  avertissement  que  j'ai  reçu,  c'est  ma  mort  qui  m'est  annoncée  ! 
En  conséquence,  voici  ce  que  j'ai  à  vous  annoncer,  madame,  sans 
perdre  un  instant.  Ne  voulant  pas,  continua  Kharlof  en  criant  de 
toute  la  force  de  sa  voix,  que  cette  mort  me  prenne  au  dépourvu, 
moi,  esclave  de  Dieu,  j'ai  décidé  ceci  dans  mon  esprit  :  partager 
dès  à  présent,  de  mon  vivant,  tout  mon  bien  entre  mes  deux  filles, 
Anna  et  Evlampia,  de  la  façon  que  m'inspirera  le  seigneur  Dieu.  — 
Kharlof  s'arrêta,  poussa  un  gémissement,  et  ajouta  :  —  Sans  peFdre 
un  instant  1 

—  Eh  mais!  c'est  une  idée  raisonnable,  fit  observer  ma  mère; 
seulement  je  trouve  que  tu  te  hâtes  trop. 

—  Et  comme  je  désire  en  cette  même  affaire,  continua  Kharlof 
en  élevant  encore  la  voix,  observer  l'ordre  et  la  légalité  nécessaires, 
j'ai  l'honneur  de  prier  votre  fils  Dmitri  Séménitch,  —  quant  à  vous, 
madame,  je  n'ose  pas  vous  déranger,  —  je  prie  ledit  fils  Dmitri 
Séménitch,  —  et  quant  à  mon  parent  Bit'schkof,  je  le  lui  prescris 
comm.e  un  devoir,  — d'assister  à  l'accomplissement  de  l'acte  formel 
et  à  la  mise  en  possession  de  mes  deux  filles,  Anna,  mariée,  et 
Evlampia,  célibataire;  lequel  acte  devra  s'accomplir  après-demain, 
à  la  douzième  heure  du  jour,  dans  mon  propre  domaine  de  leskovo, 
avec  la  participation  des  autorités  actuellement  en  exercice,  les- 
quelles ont  déjà  reçu  l'invitation  pour  ce  faire. 

Kharlof  eut  beaucoup  de  peine  à  achever  cette  longue  tirade, 
qu'il  avait  évidemment  apprise  par  cœur,  et  qu'avaient  interrompue 
de  fréquens  soupirs  et  gémissemens.  On  aurait  dit  qu'il  n'avait 
pas  assez  d'air  dans  la  poitrine.  Son  visage,  tout  à  l'heure  pâle, 
était  redevenu  cramoisi;  il  essuya  plusieurs  fois  la  sueur  qui  coulait 
de  son  front. 

—  Est-ce  que  tu  as  rédigé  l'acte  de  partage?  demanda  ma  mère. 
Où  as-tu  trouvé  le  temps? 

—  Oh!  j'ai  eu  le  temps...  Sans  manger,  sans  boire,  sans  dormir... 

—  Tu  l'as  écrit  toi-même  ? 

—  Yolodka  m'a  aidé. 


LE    ROI    LEAR    DE    LA    STEPPE.  255 

—  As-tu  présanté  ta  requête? 

—  Je  l'ai  présentée,  et  la  cour  du  gouvernement  y  a  fait  droit,  et 
le  tribunal  du  district  a  reçu  l'ordre,  et  la  délégation  temporaire 
dudit  tribunal  a  déjà  fixé  le  jour  de  son  arrivée. 

Ma  mère  sourit.  —  Je  vois,  Martin  Pétrovitch,  que  tu  as  pris 
toutes  les  mesures...  Avec  quelle  célérité!  Il  est  probable  que  tu 
n'as  pas  épargné  l'argent.  « 

—  Je  n'ai  rien  épargné,  madame. 

—  C'est  ton  affaire.  Seulement  pourquoi  disais-tu  que  tu  venais 
me  consulter?  Eh  bien  !  Dmitri  peut  aller.  Et  j'enverrai  aussi  Sou- 
venir, et  je  dirai  encore  à  Lizinski  de  s'y  rendre.  Tu  n'as  pas  in- 
vité Gavrilo  Fedoulitch  ? 

—  Gavrilo  Fedoulitch,...  le  sieur  Gitkof,...  est  pareillement  averti 
de  ma  part.  Il  doit  venir...  comme  fiancé. 

Kharlof  avait  évidemment  épuisé  la  dernière  réserve  de  son  élo- 
cpience.  De  plus  je  croyais  avoir  remarqué  qu'il  voyait  d'un  œil 
peu  bienveillant  le  mari  que  ma  mère  destinait  à  sa  seconde  fille. 
Peut-être  rêvait-il  un  parti  plus  avantageux  pour  sa  chère  petite 
Evlampia. 

Il  se  leva  lentement  de  sa  chaise  et  frotta  le  parquet  du  pied.  — 
Grand  merci  pour  votre  consentement,  dit-il. 

—  Où  vas-tu  donc?  reprit  ma  mèr^.  Attends,  je  vais  te  faire  don- 
ner à  déjeuner. 

—  Grand  merci,  répéta  Kharlof;  miis  je  ne  puis,  il  faut  retour- 
ner à  la  maison.  —  Il  s'avança  à  reculons  vers  la  porte  et  allait  la 
franchir  en  se  mettant  de  côté  suivant  son  habitude... 

—  Attends,  attends,  s'écria  ma  mère.  Vraiment  tu  donnes  ainsi 
tout  ton  avoir  à  tes  filles,  sans  aucune  réserve? 

• —  Assurément,  sans  réserve. 

—  Et  toi,  où  vivras- tu? 

Kharlof  agita  ses  bras  en  l'air.  —  Où  je  vivrai?  mais  dans  ma 
maison,  comme  j'ai  fait  jusqu'à  présent.  Quel  changement  voulez- 
vous  qu'il  y  ait? 

—  Es-tu  donc  tellement  sûr  de  tes  filles  et  de  ton  gendre? 

—  C'est  de  Volodka  que  vous  daignez  parler  ainsi,  de  cette  gue- 
niîle-là?  Mais  j a  le  ferai  marcher  comme  je  voudrai.  Quel  pouvoir 
a-t-il?  Et  quant  à  elles,  à  mes  filles,  elles  doivent  jusqu'à  ma  mort 
me  nourrir,  m'abreuver,  m'habiller,  me  chauffer...  N'est-ce  pas 
leur  devoir,  et  le  plus  sacré? 

—  C'est  en  effet  leur  devoir,  reprit  ma  mère;  seulement,  Martin 
Pétrovitch,  excuse-moi  :  ton  aînée  est  une  orgueilleuse,  chacun  le 
sait;  et  ta  seconde  aussi  a  un  regard  de  loup. 

—  Natalia  Nicolavna,  s'écria  Kharlof,  que  dites-vous  là?  bon  Dieu  ! 
Quoi?.,  qu'elles...  que  mes  filles,.,  manquent  à  l'obéissance!..  Pas 


256  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

même  en  rêve...  Comment?  résister...  à  un  père!.,  et  la  malédic- 
tion se  ferait- elle  attendre?  Elles  ont  passé  toute  leur  vie  dans 
le  frémissement  de  la  soumission...  et  tout  à  coup...  Ah!  grand 
Dieu!..  Une  toux  suffocante  saisit  Kharlof;  ma  mère  s'empressa  de 
le  calmer. 

—  Seulement  je  n'ai  pu  comprendre,  ajouta-t-elle,  pourquoi  ce 
par' âge  immédiat.  Après  toi,  ce  seraient  toujours  elles  qui  auraient 
tout  reçu.  Je  suppose  que  c'est  ta  mélancolie  qui  est  cause  de  tout 
cela. 

—  Eh!  ma  petite  mère,  repartit  Kharlof  non  sans  d'pit,  vous  me 
jetez  toujours  ma  mélancolie  à  la  tête.  C'est  peut-être  une  force 
d'en  haut  qui  agit  en  ce  moment,  et  vous...  ma  mélancolie!..  J'ai 
fait  ce  partage  immédiat,  madame,  parce  que  j'ai  voulu,  moi,  de  ma 
personne,  d'après  ma  propre  décision,  fixer  et  déterminer  dès  à 
présent  ce  qui  doit  revenir  à  chacune  d'elles,  et  que  chacune  d'elles 
ayant  reçu  mon  bienfait  en  ressente  de  la  reconnaissance  et  exécute 
fidèlement  ce  qu'a  décidé  son  père  et  bienfaiteur,  car  c'est  une 
grande  grâce...  Ici  la  voix  de  Kharlof  s'altéra  de  nouveau.  —  J'ai 
l'honneur  de  vous  saluer...  Quanta  vous,  mon  jeune  monsieur,  j'au- 
rai l'honneur  de  vous  attendre  après-demain  chez  moi. 

Kharlof  sortit;  ma  mère  le  regarda  s'éloigner  et  hocha  la  tête  : 
—  Yoilà  qui  ne  promet  rien  de  bon,  murmura -t-elle,  rien  de  bon. 
As-tu  remarqué,  ajouta-t-elle  en  s'adressant  à  moi,  que  tout  le 
temps,  pendant  qu'il  parlait,  il  clignait  des  yeux  comme  quelqu'un 
qui  a  le  soleil  au  visage?  C'est  un  mauvais  signe.  Quand  un  homme 
fait  cela,  c'est  qu'il  a  un  poids  sur  le  cœur,  que  le  malheur  le  me- 
nace. Va  chez  lui  après-demain  avec  Lizinski  et  Souvenir. 

Au  jour  fixé,  notre  grande  voiture  de  famille  à  quatre  places, 
attelée  de  six  chevaux  alezans  brûlés  et  conduits  par  le  principal 
cocher,  espèce  de  patriarche  ventru  à  longue  barbe  grise,  vint 
s'arrêter  majestueusement  devant  le  perron  de  notre  maison  sei- 
gneuriale. L'importance  de  l'acte  que  Kharlof  allait  accomplir  et  la 
solennité  i'e  son  invitation  avaient  réagi  sur  ma  mère.  Elle-même 
avait  donné  l'ordre  d'atteler  cet  équipage  de  gala;  elle  m'avait  re- 
cou;imandé  ain-:)i  qu'à  Souvenir  de  mettre  nos  habits  de  fête  pour 
honorer  d'autant  plus  son  protégé.  Quant  à  Lizinski,  il  portait  con- 
stamment l'habit  noir  et  la  cravate  blanche. 

Lue  demi  heure  ne  s'éLait  pas  écoulée,  les  chevaux,  trottant 
d'une  allure  soutenue,  commençaient  à  peine  à  mouiller  de  sueur 
les  fiiies  courroies  de  leur  harnais,  que  déjà  nous  arrivions  à  la  mai- 
son de  Kharlof.  Notre  voiture  roula  dans  la  cour  à  travers  la  porte 
cochère  toute  grande  ouverte.  Le  postillon  des  deux  chevaux  attel  's 
en  avant  des  quatre  autres,  enfant  de  cinq  ou  six  ans  dont  les  pieds 
dépassaient  à  peine  le  bord  de  la  selle,  poussa  pour  la  dernière  fois 


LE    ROI    LEAR    DE    LA    STEPPE.  257 

son  cri  de  gare!  les  deux  coudes  de  notre  cocher  patriarcal  s'éle- 
vèrent ensemble  pour  retenir  les  rênes,  et  nous  nous  arrêtâmes. 
Aucun  chien  ne  nous  salua  de  ses  aboiemens;  les  nombreux  enfans 
des  domestiques,  que  l'on  voit  grouiller  dans  les  cours  avec  leurs 
chemises  ouvertes  sur  le  ventre  et  la  croix  de  bois  au  cou,  avaient 
disparu.  Le  gendre  de  Kharlof  nous  attendait  sur  le  seuil.  On  avait 
planté  des  jeunes  bouleaux  sur  les  deux  côtés  du  perron,  comme  il 
est  d'usage  le  jour  de  la  Trinité.  Tout  semblait  solennel.  Le  gendre 
de  Kharlof  portait  une  grande  cravate  en  velours  de  coton  avec  un 
nœud  en  salin  et  un  habit  noir  horriblement  étroit.  Le  petit  Cosa- 
que Maximka  avait  mis  tant  de  kvass  en  guise  de  pommade  que  les 
gouttes  ruisselaient  dé  ses  cheveux.  Nous  entrâmes  au  salon,  et  Khar- 
lof s'offrit  à  nos  regards,  immobile  au  beau  milieu  de  la  chambre. 
Il  avait  endossé  son  casaquin  de  milicien  de  1812,  en  drap  gris  avec 
un  collet  en  drap  noir.  Une  médaille  de  bronze  s'étalait  sur  sa  poi- 
trine, un  sabre  était  accroché  à  son  flanc.  Sa  main  gauche  portait 
sur  le  pommeau  du  sabre,  tandis  que  sa  main  droite  reposait  sur 
une  talile  couverte  d'un  tapis  rouge,  appuyée  sur  une  liasse  de  pa- 
piers, 

Kharlof  ne  bougeait  pas,  ne  semblait  même  pas  respirer.  Nul  ne 
saurait  exprimer  la  gravité  de  son  maintien,  l'assurance  de  son  pou- 
voir illimité,  absolu  :  c'est  à  peine  s'il  nous  salua  d'un  mouvement 
de  tète;  puis,  nous  montrant  d'un  geste  une  rangée  de  chaises,  il 
nous  dit  d'une  voix  brève  :  —  Prenez  place.  —  Les  deux  filles  de 
Kharlof  se  tenaient  du  côté  droit  du  salon,  tout  endimanchées, 
Anna  en  robe  verte  et  ceinture  jaune,  Evlampia  en  robe  rose  et  ru- 
bans cerise.  Gitkof  était  debout  auprès  d'elle,  dans  son  uniforme 
tout  neuf,  avec  l'expression  habituelle  d'une  attente  avide  et  niaise. 
Au  côté  gauche  du  salon  était  assis  le  prêtre,  vieillard  vêtu  de  la 
longue  riassa,  usée  et  couleur  de  tabac.  Ses  cheveux  gros  et  raides, 
ses  yeux  ternes  et  tristes,  ses  grandes  mains  calleus  'S  qu'il  laissait 
tomber  inertes  sur  ses  genoux,  les  bottes  trouées  qui  se  voyaient 
SOUS  sa  soutane,  tout  témoignait  en  lui  d'une  vie  de  fatigue  et  de 
misère;  sa  paroisse  était  très  pauvre.  Près  de  lui  se  tenait  Visprav- 
nik  (chef  de  la  police  du  district),  petit  homme  gras  et  blême,  court 
de  bras  et  de  jambes,  avec  de  minces  moustaches  hérissées  et  un 
sourire  constant  et  joyeux,  mais  d'expression  mauvaise,  dans  les 
yeux  et  la  bouche.  Il  passait  pour  un  grand  avaleur  de  pots  de  vin 
et  même  pour  un  tyran,  comme  on  disait  alors.  Et  pourtant  non- 
seulement  les  gentilshommes,  mais  les  paysans  eux-mêmes  avaient 
fini  par  s'habituer  à  lui  et  presque  par  l'aimer.  Il  promenait  d'un  air 
goguenard  ses  petits  yeux  noirs  autour  de  lui;  toute  cette  procédure 
semblait  l'amuser.  Au  fond,  il  ne  s'intéressait  qu'à  la  perspective 

TOME  xcviir.  —  1872.  17 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  déjeuner  arrosé  d'eau-de-vie.  En  revanche,  son  voisin  le  pro- 
cureur, personnage  efflanqué,  au  maigre  visage  traversé  par  des  fa- 
voris qui  allaient  du  nez  aux  oreilles,  semblait  prendre  une  part  sé- 
rieuse à  la  cérémonie  qui  se  préparait;  ses  yeux  ne  quittaient  point 
le  maître  de  la  maison.  Souvenir  prit  place  à  ses  côtés  et  se  mit  à  lui 
parler  à  l'oreille  après  m'avoir  prévenu  que  c'était  le  premier  franc- 
maçon  de  toute  la  province.  Je  m'assis  près  de  Souvenir,  Lizinski 
près  de  moi.  Sur  le  visage  du  Polonais  affairé  se  lisait  le  dépit  que 
lui  causait  ce  dérangement,  cette  inutile  perte  de  temps.  —  Oh  ! 
ces  Russes,  ces  seigneurs  russes  avec  leurs  ridicules  caprices!  sem- 
blait-il se  dire. 

Quand  nous  eûmes  tous  pris  place,  Kharlof  se  redressa  de  toute 
sa  hauteur,  promena  sur  l'assistance  un  regard  allier,  poussa  un 
soupir  bruyant  et  commença  ainsi  :  —  Je  vous  ai  invités,  mes  sei- 
gneurs, voici  à  quel  propos.  Je  deviens  vieux,  les  infirmités  m'ac- 
cablent, j'ai  déjà  reçu  un  avertissement,  et  l'heure  de  la  mort,  vous 
le  savez  tous,  s'approche  de  nous  comme  un  voleur  dans  la  nuit. 
N'est-ce  pas,  mon  père?  ajouta-t-il  en  s'adressant  au  prêtre. 

—  Certainement,  répondit  l'autre  d'une  voix  cassée  et  secouant 
sa  barbe. 

—  En  conséquence  de  quoi,  continua  Kharlof  en  élevant  soudain 
la  voix,  comme  je  ne  veux  pas  que  cette  mort  me  prenne  au  dé- 
pourvu, moi,  esclave  de  Dieu...  —  Et  il  répéta  mot  à  mot  la  phrase 
qu'il  avait  dite  l' avant-veille  à  ma  mère.  —  Conformément  à  cette 
décision  que  j'ai  prise,  continua-t-il  en  forçant  encore  la  voix  et  en 
frappant  de  la  main  les  papiers  étalés  sur  la  table,  cet  acte  formel 
a  été  dressé,  et  les  autorités  compétentes  ont  été  requises,  et  vous 
allez  entendre  point  par  point  toutes  mes  volontés.  J'ai  régné  assez 
comme  cela.  —  Kharlof  posa  sur  son  nez  ses  lunettes  en  fer,  et, 
prenant  une  des  feuilles  déposées  sur  la  table,  en  fit  ainsi  la  lec- 
ture ;  —  Acte  de  partage  des  biens  appartenant  au  caporal  en  re- 
traite et  gentilhomme  d'ancienne  race  Martin  Kharlof,  rédigé  par 
lui  dans  la  plénitude  de  ses  facultés  et  de  son  libre  arbitre,  où  sont 
déterminées  avec  exactitude  les  parts  afférentes  à  ses  deux  filles 
Anna  et  Evlampia,...  saluez!  —  elles  saluèrent,  —  et  de  quelle  fa- 
çon les  serfs  et  autres  cheptels  sont  répartis  entre  les  dites  filles, 
manu  propria... 

—  C'est  son  papier  à  lui,  dit  Yis^pravnik  à  Lizinski  avec  son 
éternel  sourire.  Il  veut  en  faire  lecture  pour  la  beauté  du  style. 
Quant  à  l'acte  légal,  il  est  rédigé  dans  les  formes,  et  sans  toutes  ces 
fleurs  de  rhétorique!  —  Souvenir  allai!  ricaner... 

—  Oui,  mais  conformément  à  mes  volontés,  —  s'écria  Kharlof, 
auquel  n'avait  pas  échappé  la  remarque  de  Vispravnik. 

—  Sans  doute,  en  tout  point,  reprit  ce  dernier  d'un  ton  à  la  fois 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE.  259 

obséquieux  et  impertinent.  Toutefois,  vous  le  savez  bien,  Martin  Pé- 
trovitclî,  nous  ne  pouvons  pas  éviter  la  forme,  et  nous  avons  aussi 
émondé  les  détails  superflus,  car  la  cour  ne  saurait  en  aucune  façon 
entrer  dans  cette  kyrielle  de  vaches  pies  et  de  canards  huppés. 

—  Approche,  toi,  criaKharlof  à  son  gendre,  qui  s'était  glissé  der- 
rière nous,  et  se  tenait  dans  une  attitude  huuible  près  de  la  porte. 
Il  bondit  aussitôt  près  de  son  beau-père.  —  Tiens,  lis,  cela  me  fati- 
guerait. 

Slolkine  prit  la  feuille  de  papier  des  deux  mains  et  se  mit  à  iine 
l'acte  avec  émotion  et  sensibilité,  d'une  voix  claire,  bien  qu'un  peu 
tremblante.  Les  parts  des  deux  sœurs  y  étaient  fixées  avec  la  plus 
grande  minutie.  De  temps  en  temps  Kharlof  interrompait  la  lecture. 
—  Écoute,  Anna,  ceci  est  pour  toi  en  récompense  de  ton  zèle,  — 
ou  bien  :  —  De  cela  je  te  fais  cadeau,  ma  petite  Evîampia.  —  Les 
deux  sœurs  saluaient,  Anna  jusqu'à  la  ceinture,  Evîampia  en  incli- 
nant seulement  la  tête.  Et  Kharlof  les  regardait  avec  une  impertur- 
bable gravité.  Le  «  manoir  seigneurial  »  (c'est-à-dire  la  maison- 
nette neuve)  était  attribué  à  Evîampia,  comme  à  la  plus  jeune  lilie 
et^ d'après  l'antique  usage.  La  voix  du  lecteur  s'étrangla  en  lisant 
ces  désagréables  paroles,  tandis  que  Gitkof  se  passait  la  langue  ^ur 
les  lèvres.  Evîampia  le  regarda  de  travers  ;  l'expression  dédai- 
gneuse, habituelle  à  Evîampia  comme  à  toute  beauté  russe,  avait 
pris  une  nuance  plus  marquée.  Kharlof  se  réservait  à  lui-même  îe 
droit  d'habiter  les  chambres  qu'il  occupait  en  ce  moment,  et  s'at- 
tribuait, sous  le  nom  de  dotation,  «  l'entretien  complet  de  toutes 
provisions,^  naturelles,  »  et  dix  roubles  par  mois  pour  ses  vêkmens 
et  sa  chaussure.  Puis  il  voulut  lire  lui-même  la  dernière  phrase  de 
sa  rédaction  personnelle.  —  Que  cette  volonté  paternelle,  disait 
cette  phrase,  soit  accomplie  par  mes  filles  saintement  et  inébranla- 
blement,  comme  une  loi  de  Dieu,  car,  après  Dieu,  je  suis,  leur  père  et 
le  chef,  et  n'ai  de  compte  à  rendre  à  personne,  pas  plus  que  je  n'en 
ai  jamais  rendu.  Et  si  mes  filles  accomplissent  ma  volonté,  ma  bé- 
nédiction paternelle  sera  sur  leur  tête;  si  elles  n'accomplissent  pas 
ma  volonté,  —  ce  dont  Dieu  nous  garde,  —  ma  malédiction  l<:;s 
frappera,  à  présent  et  toujours,  et  dans  toute  l'éternité! 

Kliarlof  éleva  le  papier  et  l'agita  sur  sa  tête.  Anna  aussitôt,  se 
jetant  à  genoux,  frappa  la  terre  de  son  front.  Son  mari  roula  à  côté 
d'elle.  —  Et  toi?  —  dit  Kharlof  à  Evîampia.  Celle-ci  rougit,  et  se 
baissa  aussi  jusqu'à  terre.  Gitkof  se  courba  en  deux  en  écartant  les 
bras.  —  Allons,  levez-vous,  dit  Kharlof,  et  lignez  ici,  en  montrant 
le  bas  de  la  feuille;  ici,  je  remercie  et  f  accepte,  Anka;  ici,  je  re- 
mercie et  j'accepte,  Evlampia. 

Les  deux  jeunes  femmes  se  levèrent,  et  signèrent  l'une  après 
l'autre.  Slotkine  se  levait  déjà  et  allait  prendre  la  plume  pour  si- 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gner;  mais  Kharlof  le  repoussa  en  passant  l'index  dans  sa  cravate 
avec  une  telle  force  que  le  gendre  en  eut  comme  un  hoquet.  Un  si- 
lence d'une  minute  s'ensuivit.  Kharlof  laissa  échapper  un  sanglot, 
et,  se  rangeant  de  côté,  il  dit  d'une  voix  sourde  :  —  Maintenant  tout 
est  à  vous.  —  Ses  deux  filles  et  son  gendre  échangèrent  un  regard, 
et,  s'approchant,  le  baisèrent  sur  le  bras,  entre  le  coude  et  l'épaule. 

L'ùpravnik  fit  lecture  à  haute  voix  de  l'acte  légal,  puis,  accom- 
pagné du  procureur,  il  s'avança  sur  le  perron,  et  annonça  l'événe- 
ment aux  témoins  assermentés,  aux  paysans  de  Kharlof  et  aux  gens 
de  service.  C'est  alors  que  commença  la  prise  de  possession  des 
deux  nouvelles  propriétaires,  qui  apparurent  aussi  sur  le  perron,  et 
que  Vispravnik  désignait  du  doigt  chaque  fois  que,  fronçant  le 
sourcil  et  donnant  à  son  visage  insouciant  d'habitude  une  expres- 
sion menaçante,  il  inculquait  aux  paysans  le  devoir  de  l'obéissance. 
Certes  il  aurait  pu  se  passer  de  ces  recommandations,  car  je  ne 
crois  pas  qu'il  existât  dans  tout  l'univers  des  physionomies  plus 
humbles  et  plus  façonnées  à  la  soumission  que  celles  des  paysans 
de  Kharlof.  Yêtus  de  caftans  rapiécés  et  de  pelisses  en  loques,  mais 
les  reins  fortement  serrés  par  la  ceinture,  ainsi  que  le  veut  l'usage 
dans  toute  occasion  solennelle,  ils  se  tenaient  immobiles  coamie  des 
statues  de  pierre,  et,  chaque  fois  que  Vispravnik  poussait  une  excla- 
mation dans  ce  genre  :  — Entendez-vous,  diables?  comprenez-vous, 
damons?  —  ils  faisaient  tous  ensemble  un  profond  salut.  Chacun 
de  ces  diables  et  de  ces  démons  tenait  à  deux  mains  son  bonnet  sur 
la  poitrine  et  ne  quittait  pas  des  yeux  la  fenêtre  où  s'entrevoyait  la 
figure  de  leur  maître.  Les  voisins,  témoins  assermentés,  ne  ressen- 
taient guère  moins  de  terreur.  —  Connaissez-vous,  criait  Visprav- 
nik, quelque  empêchement  qui  s'opposerait  à  la  prise  de  posses- 
sion de  ces  deux  uniques  filles  et  héritières  de  Martin  Pétrovitch  ? 

Tous  les  témoins  rentrèrent  leurs  têtes  dans  leurs  épaules.  —  En 
connaissez-vous,  diables  que  vous  êtes?  criait  durecheî V isjjî^avnik. 

—  iNous  ne  connaissons  rien,  votre  honneur,  répondit  enfin  har- 
diment un  petit  vieux  ratatiné,  avec  les  moustaches  et  la  barbe 
coupées.  C'était  un  soldat  en  retraite.  —  Quel  intrépide  que  cet 
Éréméitch  !  disaient  plus  tard  les  voisins  en  retournant  chez  eux. 

Malgré  la  prière  de  Vispravnik,  Kharlof  refusa  de  se  montrer 
avec  ses  filles  sur  le  perron.  —  Mes  sujets,  dit-il,  obéiront  à  ma 
volonté  sans  ma  présence.  —  Un  nuage  de  tristesse  couvrait  son 
front.  Il  avait  pâli;  et  cette  pâleur,  cette  tristesse,  allaient  si  peu  à 
ses  traits  de  géant,  que  je  me  demandai  si  c'était  là  cette  mélanco- 
lie dont  il  subissait  parfois  les  accès.  Ce  sentiment  de  surprise  sem- 
blait partagé  par  les  paysans.  —  Comment?  notre  maître  est  là, 
vivant,  et  quel  maître!  Martin  Pétrovitch,...  et  il  ne  nous  possé- 
dera plus.  Est-ce  possible?  —  Je  ne  sais  si  Kharlof  se  douta  de  ce 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE.  261 

qui  se  passait  dans  les  têtes  de  ses  serfs,  ou  s'il  voulut  montrer 
pour  la  dernière  fois  sa  puissance;  il  ouvrit  tout  à  coup  le  vasistas 
de  la  fenêtre,  et,  y  passant  sa  large  tête,  il  cria  d'une  voix  de  sten- 
tor :  —  Obéissance  !  —  et  referma  brusquement  le  carreau.  La  stu- 
peur des  paysans  n'en  fut  pas  diminuée,  au  contraire  ils  semblè- 
rent encore  plus  pétrifiés  et  cessèrent  même  de  regarder. 

Dans  le  groupe  des  gens  de  service  se  trouvaient  deux  puissantes 
filles  —  dont  les  robes  d'indienne  trouées  couvraient  à  peine  les 
formes  —  et  un  homme  en  houppelande  de  serge  tellement  âgé  que 
la  vieillesse  l'avait  comme  couvert  de  givre;  il  avait  été  sonneur  de 
trompe  sous  Potemkin.  Quant  au  petit  Cosaque  Maximka,  Kharlof 
s'en  était  réservé  la  possession.  Ce  groupe-là  montrait  plus  d'ani- 
mation que  les  paysans;  ils  jetaient  des  regards  furtifs  sur  leurs 
maîtresses  actuelles.  Celles-ci  observaient  un  maintien  grave,  sur- 
tout Anna,  dont  les  lèvres  serrées  et  les  yeux  obstinément  baissés 
ne  promettaient  rien  de  bon  à  ses  nouveaux  sujets.  Evlampia  ne  re- 
muait pas  davantage.  Pourtant  elle  se  retourna  une  fois  pour  toiser 
d'un  regard  surpris  son  fiancé,  qui  avait  cru  devoir  aussi  se  présen- 
ter sur  le  perron.  — De  quel  droit  parais- tu  ici?  semblaient  dire  ses 
grands  yeux  à  la  Junon.  —  Pour  Slotkine,  c'est  lui  qui  avait  le 
plus  changé  de  contenance.  Une  activité  empressée  se  voyait  dans 
tous  ses  mouvemens;  on  eût  dit  qu'il  éprouvait  comme  un  appéiit 
violent.  Il  étirait  ses  bras,  agitait  fiévreusement  ses  épaules;  sa  tête 
seule  restait  courbée. 

Ayant  achevé  la  cérémonie  de  la  mise  en  possession,  Yîsprmmik, 
en  prévision  du  déjeuner,  se  frottait  déjà  les  mains,  geste  qui  lui 
était  familier  avant  le  premier  verre  d'eau-de-vie;  mais  Kharlof 
déclara  qu'il  voulait  d'abord  entendre  les  prières  avec  aspersion 
d'eau  bénite.  Le  prêtre  revêtit  donc  un  surplis  qui  tombait  en  lam- 
beatïx,  et  un  diacre  non  moins  décrépit  sortit  de  la  cuisine  en 
soufflant  avec  effort  sur  les  charbons  d'un  vieil  encensoir  en  cuivre. 
Les  prières  furent  récitées.  Kharlof  ne  cessait  de  pousser  des  sou- 
pirs; comme  son  embonpoint  l'empêchait  de  se  plier  jusqu'à  terre, 
tout  en  faisant  les  signes  de  la  croix  de  la  main  droite,  il  désignait 
de  la  gauche  l'endroit  où  son  front  se  serait  prosterné.  Slotkine 
était  à  la  fois  tout  rayonnant  et  tout  en  larmes.  Gitkof  se  contentait 
d'agiter  les  doigts  devant  les  boutons  de  son  uniforme,  comme  le 
font  ces  messieurs  de  la  garde  impériale.  Lizinski,  en  qualité  de 
catholique,  avait  quitté  la  chambre;  quant  au  procureur,  il  priait 
avec  tant  de  ferveur  et  soupirait  avec  tant  de  componction ,  en 
levant  les  yeux  au  ciel  et  en  remuant  les  lèvres,  que  je  fus  pris 
aussi  d'un  accès  de  dévotion,  et  me  mis  à  prier  avec  frénésie. 
Les  oraisons  dites  et  l'eau  bénite  distribuée  en  aspersion  (notez 
que  Lizinski  le  catholique  vint  s'en  mouiller  les  yeux  aussi  bien 


2G2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qn^  le  sonneur  de  trompe  aveugle),  Anna  et  Evlampia  adres- 
sèrent un  dernier  remercîment  à  leur  père,  et  le  moment  vint  en- 
fin d'aller  déjeuner.  Il  y  eut  beaucoup  de  plats ,  tous  très  bons, 
et  tous  nous  y  fimes  honneur.  Quand  apparut  l'inévitable  bou- 
teille de  Champagne  fabriqué  sur  les  bords  du  Don,  Vispravmk, 
en  sa  qualité  de  représentant  de  l'autorité  et  d'initié  aux  usages 
du  grand  monde,  leva  son  verre  et  proposa  de  boire  en  l'honneur 
des  belles  propriétaires,  ainsi  que  du  très  respectable  et  très  ma- 
gnanime Martin  Pétrovitch  Kharlof.  A  ce  mot  de  magnanime, 
Slotkine  jeta  un  cri  d'enthousiasme  et  se  précipita  sur  son  bienfai- 
teur pour  l'embrasser.  —  C'est  bien,  c'est  bien,  dit  Kharlof  en  le 
repoussant  du  coude.  —  Alors  il  se  passa  une  de  ces  choses  que 
nous  nommons  chez  nous  un  désagi'éable  incident. 

Souvenir,  dès  le  commencement  du  déjeuner,  n'avait  cessé  de 
boire.  Il  se  leva  tout  à  coup  de  sa  chaise,  rouge  comme  une  bette- 
rave, et,  désignant  Kharlof  du  doigt,  il  partit  de  son  vilain  éclat  de 
rire.  —  Magnanime,  magnanime!  s'écriait-il.  Nous  verrons  de  quel 
goût  il  trouvera  sa  magnanimité  lorsqu'on  le  mettra,  lui  serviteur 
de  Dieu,  le  dos  nu  dans  la  neige.  —  Que  radotes-tu  là,  imbécile? 
dit  Kharlof  avec  mépris.  — Imbécile,  imbécile!  répéta  Souvenir; 
Dieu  seul,  qui  sait  tout,  peut  savoir  lequel  de  nous  deux  est  le 
véritable  imbécile.  Quant  à  vous,  petit  frère,  vous  avez  commencé 
par  faire  mourir  ma  sœur,  votre  épouse;  maintenant  vous  vous 
êtes  détruit  vous-même  comme  un  chiffre  barré...  Ah!  ah!  ah! 

—  Comment  osez-vous  insulter  notre  vénérable  bienfaiteur! 
s'écria  Slotkine,  et,  lâchant  le  bras  de  Kharlof,  il  se  précipita  sur 
Souvenir.  —  Savez-vous  que,  si  notre  bienfaiteur  en  témoignait  le 
moindre  désir,  nous  n'hésiterions  pas  à  déchirer  l'acte  de  donation 
que  nous  a  octroyé  sa  munificence?  —  Ça  ne  vous  empêchera  pas 
de  le  mettre  le  dos  dans  la  neige,  dit  Souvenir  en  se  tapissant  der- 
rière Lizinski.  —  Silence!  cria  Kharlof  d'une  voix  tonnante.  Si  je 
te  frappe,  il  ne  restera  qu'un  peu  de  boue  à  la  place  que  tu  oc- 
cupes. Et  toi  aussi,  jeune  chien,  tais-toi,  dit-il  à  Slotkine;  ne  fouiTC 
pas  ton  museau  où  l'on  ne  t'appelle  pas.  Si  moi,  moi,  Martin  Pé- 
trovi'.ch  Kharlof,  j'ai  décidé  que  cet  acte  de  donation  fût  fait,  qui 
donc  peut  le  détruire?  qui  donc  dans  le  monde  entier  peut  s'op- 
poser à  ma  volonté? 

—  Martin  Pétrovitch,  commença  d'une  langue  épaisse  le  procu- 
reur (il  avait  aussi  bu  largement,  mais  cela  n'avait  fait  qu'ajouter 
à  sa  gravité),  si  pourtant  monsieur  le  gentilhomme  avait  dit  une  vé- 
rité... Vous  venez  d'accomplir  une  grande  action;.,  si  pourtant,  ce 
qu'à  Dieu  ne  plaise,  au  lieu  de  la  reconnaissance  qui  vous  est  due, 
vous  receviez  je  ne  sais  quel  affront... 

Je  jetai  à  la  dérobée  un  regard  sur  les  deux  sœurs.  Anna  semblait 


LE    ROI    LEAR    DE    LA- STEPPE.  263 

dévorer  des  yeux  Fhomme  de  loi  qui  venait  de  parler,  et  certaine- 
ment je  n'ai  jamais  vu  de  ma  vie  visage  de  femme  plus  méchant, 
plus  venimeux  et  plus  étrangement  beau.  Evlampia  s'était  dé- 
tournée en  se  croisant  les  bras  sur  la  poitrine,  un  sourire  plus 
méprisant  que  jamais  tordait  ses  lèvres  rosées.  Kh.trlof  se  leva  de 
sa  chaise,  ouvrit  la  bouche;  mais  la  voix  lui  manqua.  Il  frappa  la 
table  du  poing  avec  une  telle  force  que  tout  sauta  et  tinta  dans  la 
salle. 

—  Père,  s'empressa  de  dire  Anna,  monsieur  ne  nous  connaît  point; 
c'est  pour  cela  qu'il  parle  ainsi.  Daignez  ne  pas  vous  faire  de  mal  ; 
vous  avez  tort  de  vous  fâcher.  On  dirait  que  votre  visage  se  tord. 
—  Kharlof  regardait  Evlampia;  celle-ci  ne  dit  mot,  bien  que  son 
voisin  de  table,  Gitkof,  lui  poussât  le  coude.  —  Je  te  remercie,  ma 
fille  Anna,  dit  enfm  Kharlof  d'une  voix  sourde.  Tu  es  une  fille  d'es- 
prit; je  compte  sur  toi  et  sur  ton  mari.  —  Slotkine  laissa  de  nouveau 
échapper  un  cri  d'enthousiasme,  Gitkof  avança  la  poitrine  et  frappa 
du  talon;  Kharlof  ne  sembla  point  faire  la  moindre  attention  à  leurs 
efforts.  —  Ce  vagabond,  continua-t-il  en  désignant  Souvenir  du 
menton,  est  heureux  de  me  faire  eniager.  Quant  à  vous,  monsieur 
le  procureur,  je  vous  dirai  que  vous  n'êtes  pas  fait  pour  juger  Mar- 
tin Kharlof.  Votre  intelligence  ne  s'élève  pas  si  haut.  Vous  êtes  un 
homme  gradué;  mais  vos  paroles  sont  frivoles.  La  chose  est  faite; 
ma  décision  ne  changera  pas.  Vous  étiez  les  bienvenus;  vous  êtes 
les  bien  quittés.  Je  m'en  vais.  Je  ne  suis  plus  le  maître  ici;  je  suis 
un  visiteur,  et  j'us3  de  ma  liberté.  Anna,  tiens  compagnie  à  ces  mes- 
sieurs; moi,  je  m'en  vais.  C'est  assez.  —  11  nous  tourna  le  dos,  et, 
sans  ajouter  une  parole,  sortit  lentement  de  la  chambre. 

Le  départ  du  maître  de  la  maison  devait  forcément  déranger  la 
réunion,  d'autant  plus  que  nos  deux  hôtesses  disparurent  bientôt 
à  leur  tour.  Ce  fut  en  vain  que  Slotkine  essaya  de  nous  retenir. 
Uispravnik  ne  put  s'empêcher  de  reprocher  au  procureur  sa  fran- 
chise déplacée.  —  Jii  n'ai  pu  faire  autrement,  répondit  fautre;  n:a 
conscience  a  parlé. 

—  Quand  je  vous  disais  que  c'est  un  franc-maçon,  murmura  Sou- 
venir à  mon  oreille.  —  Votre  conscience!  répliqua  Vîsjyravniki  nous' 
savons  ce  que  c'est  que  votre  conscience.  Elle  habite  votre  poche, 
tout  comme  chez  nous  autres  pécheurs.  —  Pendant  cette  conver- 
sation, le  prêtre,  déjà  debout,  mais  pressentant  la  fin  du  repas, 
envoyait  dans  sa  bouche  morceau  sur  morceau.  —  Je  vois  que  vous 
avez  bon  appétit,  lui  dit  Slotkine  avec  aigreur.  —  C'est  en  prévi- 
sion... ou  comme  provision,  repartit  humblement  le  prêtre.  —  On 
sentait  dans  cette  réponse  une  habitude  de  faim  invétérée. 

Un  bruit  de  voiture  se  fit  entendre  devant  le  perron,  et  nous  nous 
séparâmes.  Pientré  à  la  maison,  je  racontai  à  ma  mère  tout  ce  qui 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'était  passé.  Elle  m'écouta  jusqu'au  bout  et  hocha  souvent  la  tête. 

—  Cela  ne  promet  rien  de  bon,  dit-elle;  je  n'aime  pas  toutes  ces 
innovations. 

Le  lendemain,  Kharlof  vint  dîner  chez  nous.  Ma  mère  le  félicita 
sur  l'heureuse  terminaison  de  l'affaire  qui  l'avait  occupé.  —  Tu  es 
maintenant  un  homme  libre,  et  tu  dois  te  sentir  plus  léger. 

—  Certainement,  je  me  sens  plus  léger,  répondit  Kharlof  d'un 
air  qui  disait  tout  le  contraire.  Rien  ne  m'empêche  maintenant  de 
penser  à  mon  âme  et  de  me  préparer  à  l'heure  de  la  mort. 

Ma  mère  se  mit  à  parler  des  incidens  de  la  veille.  —  Oui,  oui, 
dit  Kharlof,  l'interrompant;  il  s'est  passé  quelque  chose...  de  peu 
grave.  Seulement...  voici  ce  que  j'ai  sur  le  cœur,  ajouta-t-il  après 
avoir  hésité  un  peu.|Les  vaines  paroles  de  Souvenir  ne  m'ont  pas  trou- 
blé hier,  ni  celles  de  M.  le  procureur;  celle  qui  m'a  troublé,  c'est... 

Ici  Kharlof  se  tut.  —  Qui  donc?  demanda  ma  mère. 

Kharlof  la  regarda  fixement.  —  Evlampia. 

—  Evlampia?  ta  fille?  Comment  cela? 

—  Madame,  elle  était  de  pierre,  une  vraie  statue  !  Elle  ne  sent 
donc  rien?  Anna,  sa  sœur,  à  la  bonne  heure  :  elle  a  fait  tout  ce  qu'il 
fallait ;^c'est  une  fine  mouche;...  mais  Evlampia  !..  Elle  a  toujours 
été...  à  quoi  bon  cacher  ma  faute  à  présent?...  ma  préférée.  Com- 
ment^n'a-t-elle  pas  eu'pitié  de  moi?  Comment  ne  s'est-elle  pas  dit  : 

—  Il  faut  qu'il  soit  bien  mal,  qu'il  ne  se  sente  plus  de  ce  monde, 
pour  qu'il  nous  donne  tout  ce  qu'il  a?  —  Elle  est  de  pierre.  Pas  un 
mot,  pas  un  regard;  elle  salue  jusqu'à  terre,  mais  sans  reconnais- 
sance. 

—  Attends  un  peu,  repartit  ma  mère,  nous  lui  ferons  épouser 
Gavrilo  Fedoulitch;  ça  l'amollira. 

Kharlof  leva  les  yeux.  —  Vraiment,  madame,  vous  comptez  à  ce 
point  sur  lui? 

—  Sans  doute. 

—  Al'ons,  vous  en  savez  plus  long  là-dessus  que  moi.  Seulement 
n'oubliez  pas  ceci  :  Evlampia  et  moi,  c'est  le  même  caractère;  le 
sang  cosaque,  et  le  cœur  comme  un  charbon  ardent. 

—  Aurais-tu  un  cœur  de  cette  espèce,  mon  père? 

Kharlof  ne  répondit  rien;  il  se  fit  un  court  silence.  —  Eh  bien  ! 
Martin  Pétrovitch,  reprit  ma  mère,  comment  penses-tu  sauver  ton 
âme  ?  Iras-tu  faire  un  pèlerinage  à  saint  Mitrophane  (1)  ou  à  Kief  ?  ou 
bien  ici^près,  au  couvent  de  Optino?  On  dit  qu'il  virnt  de  s'y  ma- 
nifester un  'moine  d'une  telle  sainteté...  Il  se  nomme  Macaire.  Ja- 
mais un  pareil  saint  ne  s'est  vu.  11  n'a  qu'à  regarder,  il  voit  tous 
vos  péchés  à  travers  votre  corps. 

(1)  Dont  les  reliques  sont  au  couvent  de  Voronej. 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE.  265 

—  Si  elle  se  montre  en  effet  une  fille  ingrate,  reprit  Kharlof  d'une 
voix  rauque,...  il  me  semble  qu'il  me  serait  plus  facile  de  la  tuer 
de  mes  propres  mains. 

—  Que  dis-tu  là,  Seigneur  Dieu?  s'écria  ma  mère.  Reviens  à  toi. 
Voilà  ce  que  c'est  de  ne  m'avoir  pas  écoutée  l'autre  jour,  quand  tu 
venais  me  demander  conseil.  Maintenant  tu  vas  te  tourmenter  au 
lieu  de  penser  à  ton  salut,  et  ce  sera  bien  inutilement,  comme  si  tu 
voulais  te  mordre  le  coude.  Tu  te  plains,  tu  as  peur. 

Ce  dernier  reproche  sembla  le  piquer  an  vif.  Tout  son  orgueil 
monta  comme  un  flot  ;  il  se  redressa,  renversa  la  tête  en  arrière, 
avança  le  menton.  —  Je  ne  suis  pas  de  ceux,  madame  Natalia  Ni- 
colavna,  dit-il  d'un  air  sombre,  qui  se  plaignent,  qui  ont  peur.  Je 
n'ai  rien  voulu  de  plus  que  vous  exprimer  mes  sentimens  comme  à 
une  bienfaitrice,  à  une  personne  que  je  respecte  infiniment;  mais  le 
Dieu  tout-puissant  sait,  —  il  leva  la  main  au-dessus  de  sa  tête,  — 
que  le  globe  terrestre  se  brisera  en  morceaux  avant  que  je  manque 
à  ma  parole,  ou  que  j'aif',  peur,  ou  que  je  regrette  ce  que  j'ai  fait. 
Et  quanta  mes  filles,  elles  ne  sortiront  pas  de  l'obéissance  dans 
tous  les  siècles  des  siècles! 

Ma  mère  se  boucha  les  oreilles.  —  Oh!  petit  père,  tu  sonnes 
comme  une  trompette.  Si  tu  es  tellement  sûr  de  ta  lignée,  grand 
bien  lui  fasse,  et  à  toi  aussi  ;  mais  tu  me  brises  la  tête. 

Kharlof  s'excusa,  poussa  deux  ou  trois  soupirs,  et  se  tut.  Il  ne 
s'anima  plus  jusqu'au  moment  du  départ.  Il  disait  qu'il  redoutait 
surtout  de  mourir  subitement,  sans  repentir,  qu'il  voulait  se  faire 
une  règle  de  ne  plus  se  fâcher,  car  la  colère  gâte  le  sang  et  le  fait 
monter  à  la  tête;  puisqu'il  avait  renoncé  à  tout,  à  quoi  bon  se 
mettre  en  colère?  Que  d'autres  travaillent  à  leur  tour,  que  d'autres 
s'échauffent  le  sang!  —  Au  moment  de  prendre  congé  de  ma  mère, 
il  lui  jeta  un  regard  étrange,  rêveur  et  interrogateur  à  la  fois;  puis, 
tirant  de  sa  poche  par  un  brusque  mouvement  le  volume  du  Tra- 
vaiUeur  au  repos^  il  le  lui  glissa  dans  la  main. 

—  Qu'est-ce?  demanda-t-elle. 

—  Lisez  là,  fît-il  d'une  voix  brève,  là  où  il  y  a  une  corne.  On  y 
parle  de  la  m^ort.  Je  sens  que  c'est  très  bien  dit,  mais  je  n'y  puis 
rien  comprendre.  Je  reviendrai,  et  vous  m'expliquerez  ce  que  c'est. 
—  Et  Kharlof  disparut  derrière  la  porte. 

—  Ça  va  mal,  ça  va  mal,  dit  ma  mère,  et,  prenint  le  volume  à 
l'endroit  marqué,  elle  lut  ce  qui  suit  :  —  «  La  mort  est  un  grand  et 
important  travail  de  la  nature.  Elle  consiste  en  ceci,  que  l'esprit, 
étant  beaucoup  plus  léger,  plus  subtil  et  plus  pénétrant,  non-seu- 
lement que  les  élémens  de  m.atière  auxquels  il  est  soumis,  mais  en- 
core que  la  force  électrique,  se  nettoie,  se  purifie  d'une  façon  chi- 
mique, et  ne  cesse  de  tendre  en  avant  jusqu'à  ce  qu'il  rencontre  un 


266  REVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

eriidroit  également  immatériel...  »  Ma  mère  lut  ce  passage  deux  ou 
trois  fois,  et  jeta  le  livre.  Quelques  jours  plus  tard,  nous  reçûmes 
la  nouvelle  que  le  mari  de  sa  sœur  était  mort.  Elle  partit  aussitôt, 
m'emmenant  avec  elle.  Bien  que  ma  mère  ne  se  proposât  de  rester 
chez  sa  sœur  qu'une  semaine  au  plus,  ce  ne  fut  qu'à  la  fin  de  sep- 
tembre que  nous  pûmes  revenir  chez  nous. 


III. 


Le  premier  mot  que  me  dit  mon  yalet  de  chambre  Procope,  qui 
était  aussi  mon  chasseur,  fut  que  les  bécasses  étaient  arrivées  en 
grande  foule,  et  qu'elles  étaient  surtout  nombreuses  dans  le  petit 
bois  de  bouleaux  près  de  leskovo,  le  doaiaine  de  Kharlof.  Nous 
avions  encore  trois  heures  jusqu'au  dîner.  Je  saisis  mon  fusil,  ma 
carnassière,  et,  me  faisant  accompagner  par  Procope  et  mon  chien 
d'arrêt,  je  partis  en  courant  pour  leskovo.  Nous  y  trouvâmes  en 
effet  beaucoup  de  bécas-ses,  et,  sur  une  trentaine  de  coups  tirés, 
nous  en  tuâmes  cinq  ou  six.  Me  hâtant  de  revenir  avec  mon  butin 
j'aperçus  près  de  la  route  un  paysan  qui  labourait.  Son  cheval  s'é- 
tait arrêté,  et  lui,  avec  force  jurons  et  même  des  larmes  à  travers, 
secouait  violemment  la  corde  qui  servait  de  bride  à  son  cheval, 
dont  il  avait  presque  tordu  le  cou.  Je  jetai  un  regard  sur  la  mal- 
heureuse haridelle  dont  les  côtes  semblaient  crever  la  peau,  tandis 
que  ses  flancs,  inondés  de  sueur,  se  soulevaient  et  retombaient  par 
secousses  irrégulières  comme  un  vieux  soufflet  de  forge.  Je  reconnus 
sur-le-champ,  à  sa  cicatrice  sur  l'épaula,  la  vieille  jument  étique 
qui  pendant  tant  d'années  avait  voiture  Kharlof.  —  Est-ce  que 
Martin  Pétrovitch  ne  serait  plus  en  vie?  —  demandai-je  à  Procope. 
La  chasse  nous  avait  si  complètement  absorbés  tous  deux  que  jus- 
qu'à ce  moment  nous  n'avions  pas  parlé  d'autre  chose. 

—  Non,  il  est  vivant,  répondit  Procope.  Pourquoi  le  demandez- 
vous? 

—  Mais  c'est  bien  son  cheval,  répliquai-je;  l' aurait-il  vendu? 

—  En  effet,  ce  cheval  était  à  lui.  Il  ne  l'a  pas  vendu ,  on  le  lui  a 
pris  pour  le  donner  à  ce  paysan-là.  Bien  des  choses  se  sont  passées 
en  votre  absence,  ajouta-t-il  avec  un  léger  sourire  et  comme  pour 
répondi'e  à  mon  regard  étonné.  —  Et  quelles  choses,  grand  Dieu  ! 
C'est  maintenant  M.  Slotkine  qui  est  le  maître. 

—  Et  Martin  Pétrovitch? 

—  Oh!  Martin  l'étrovitch  est  devenu  comme  qui  dirait  le  dernier 
des  hommes.  Il  ne  mange  que  du  sec  et  du  froid.  11  ne  compte  plus 
pour  lien;  un  de  ces  beaux  matins,  on  le  chassera  de  la  maison. 

L'idée  qu'on  pouvait  chasser  un  pareil  géant  ne  pouvait  pas 


LE  ïtm   lEAR  DE  LA  STEPPE.  267 

m'entrer  dans  la  têle.  —  Mais  Gitkof,  demandai-je,  que  dit-il  de 
tout  cela?  Je  suppose  qu'il  est  marié  avec  la  seconde  fille. 

—  Marié!  s'écria  Procope  en  riant  cette  fois  tout  de  bon.  On  ne 
lui  laisse  pas  seulement  passer  le  seuil  de  la  porte.  —  Tourne  tes 
brancards  d'un  autre  côté,  dous  n'avons  que  faire  de  toi.  —  Je  vous 
l'ai  déjà  dit,  c'est  Slotkine  qui  commande. 

—  Et  la  fiancée? 

—  Evlampia  Martînovna!  Eh!  notre  maître,  je  vous  répondrais 
bien  là-dessus;  mais  vous  êtes  trop  jeune.  Voilà...  Oh  !  oh!  on  di- 
rait que  Diane  est  en  arrêt.  —  En  effet,  ma  chienne  se  tenait  im- 
mobile devant  un  épais  buisson  de  chêne  qui  terminait  un  ravin 
boisé  aboutissant  à  la  route.  J'y  courus  avec  Procope;  une  bécasse 
partit  du  buisson;  nous  lui  lâchâmes  deux  coups  de  fusil  sans  l'at- 
teindre, et  nous  allâmes  la  chercher  à  la  remise. 

La  soupe  était  déjà  sur  la  table  quand  je  revins  à  la  maison.  Ma 
mère  me  gronda  de  l'avoir  fait  attendre.  Je  lui  offris  les  bécasses 
que  je  rapportais;  maïs  elle  ne  les  regarda  seulement  pas,  elle  avait 
l'air  mécontent.  Souvenir,  Lizinski  et  Gitkof  se  tenaient  dans  la 
salle  à  manger.  Le  major  en  retraite  s'était  fotirré  dans  un  coin 
comme  un  écolier  en  pénitence.  Son  visage  exprimait  la  confusion 
et  le  dépit;  ses  yeux  étaient  rouges,  on  eût  dit  qu'il  venait  de  pleu- 
rer. Je  n'eus  pas  grand'peine  à  deviner  que,  si  ma  mère  montrait 
de  la  mauvaise  hunaeur»  mon  arrivée  tardive  n'y  était  pour  rien. 
Elle  ne  dit  pas  un  mot  pendant  tout  le  dîner.  Le  major  jetait  sur 
elle  des  regards  piteux,  ce  qui  pourtant  ne  l'empêchait  pas  de 
manger  avec  voracité.  Souvenir  tremblait  comme  s'il  avait  eu  la 
fièvre;  seul,  Lizinski  gardait  une  attitude  assurée.  —  Vikenti  Ossi- 
pitch,  lui  dit  tout  à  coup  ma  mère,  je  vous  prie  d'envoyer  dès  de- 
main un  équipage  à  M.  Kharlof  pour  le  faire  venir  ici,  puisqu'on 
vient  de  m'averdr  que  le  sien  n'est  plus  à  sa  disposition,  et  faites-lui 
dire  qu'il  faut  absolument  qu'il  vienne  ;  je  désire  le  voir. 

Lizinski  allait  répondre,  mais  il  se  retint.  —  Faites  aussi  savoir 
à  Slotkine  que  je  lui  ordonne  de  paraître  devant  moi...  Entendez- 
vous  bien?  je  l'ordonne. 

—  Yollà  un  vaurien  qu'il  faudrait,...  murmura  Gitkof  dans  son 
assiette;  ma  mère  lui  jeta  un  tel  regard  de  mépris,  qu'il  se  tut  aus- 
sitôt et  détourna  la  tête. 

—  Martin  Pétrovitch  ne  viendra  pas,  me  souffla  Souvenir  à  l'o- 
reille au  moment  où  nous  quittions  la  salle  à  manger.  Vous  ne  pou- 
vez imaginer  ce  qu'il  est  devenu;  l'esprit  humain  se  refuse  à  le 
comprendre.  Il  n'entend  rien  de  ce  qu'on  lui  dit,  parole  d'honneur. 
Cela  fait  penser  au  proverbe  :  la  fourche  a  saisi  la  couleuvre.  —  Et 
Souvenir  partit  de  son  vilain  rire. 

La  prédiction  de  Souvenir  se  trouva  justifiée;  Kharlof  ne  voulut 


268  REYLE   DES   DEUX   MONDES. 

pas  se  rendre  chez  ma  mère.  Celle-ci  ne  se  tint  pas  pour  vaincue. 
Elle  lui  fit  parvenir  une  lettre  écrite  de  sa  propre  main.  Kharlof  lui 
renvoya  un  morceau  de  papier  à  sucre  sur  lequel  étaient  écrits  en 
grandes  lettres  les  mots  suivans  :  «  Devant  Dieu,  je  ne  puis.  La 
honte  me  tuerait.  Laissez  moi  disparaître...  Merci...  Ne  me  tour- 
mentez pas.  —  Kharlof  Martinko  (1).  »  Slotkine  vint,  mais  un  jour 
entier  plus  tard  que  ma  mère  ne  lui  avait  ordonné  de  paraître.  Elle 
le  fît  introduire  dans  son  cabinet.  La  conversation  ne  dura  pas  plus 
d'un  quart  d'heure;  Slotkine  sortit  de  chez  ma  mère,  le  visage  en- 
flammé, avec  une  expression  si  insolemment  méchante,  que,  l'ayant 
rencontré  dans  le  salon,  j'en  restai  stupéfait,  et  Souvenir,  qui  s'était 
glissé  derrière  moi,  ne  put  achever  son  éclat  de  rire  habituel.  Quand 
ma  mère  sortit  de  son  cabinet,  elle  n'avait  pas  le  visage  moins 
rouge  et  déclara  à  haute  voix,  devant  tous  ses  gens,  que  jamais  elle 
ne  permettrait  que  Slotkine  fût  admis  en  sa  présence.  —  Et  si  les 
filles  de  Martin  Pétrovitch,  ajouta-t-elle,  osaient  se  présenter,  car 
elles  ont  assez  d'impudence  pour  le  faire,  il  faut  aussi  leur  refuser 
la  porte. 

A  dîner,  elle  s'écria  tout  à  coup  :  —  Voyez-vous,  quel  misérable 
petit  juif  !  C'est  moi  qui  l'ai  tiré  de  la  boue,  par  les  oreilles,  comme 
un  lièvre  embourbé,  j'en  ai  fait  un  homme,  il  me  doit  tout,  et  il  a 
l'audace  de  dire  que  je  ne  devrais  pas  me  mêler  de  ce  qui  ne  me 
regarde  pas,  que  Martin  Pétrovitch  fait  le  capricieux ,  qu'on  aurait 
tort  de  le  traiter  avec  trop  d'indulgence...  Trop  d'indulgence!  com- 
prenez-vous cela?  Oh!  l'ingrat  petit  crapaud!  —  Le  major  Gitkof 
voulut  profiter  de  l'occasion  pour  placer  son  mot;  elle  l'arrêta  dès 
qu'il  ouvrit  la  bouche.  —  Tu  es  bon  aussi,  toi,  s'écria-t-elle.  Tu  n'as 
pas  pu  venir  à  bout  d'une  jeune  fille,...  et  ça  se  dit  un  officier!  Je 
m'imagine  comme  ton  bataillon  devait  t' obéir  !  Et  il  avait  encore  la 
prétention  de  devenir  mon  intendant,  un  bel  intendant  que  j'aurais 
eu  là!  — Lizinski,  qui  était  assis  au  bout  de  la  table,  sourit  avec 
satisfaction,  et  l'infortuné  major,  agitant  ses  moustaches,  cacha  son 
long  visage  dans  les  plis  de  sa  serviette. 

Après  dîner,  il  sortit  sur  le  perron  pour  y  fumer  une  pipe  selon 
son  habitude;  il  me  parut  si  délaissé  que,  malgré  mon  peu  de  sym- 
pathie, je  m'approchai  de  lui.  —  Gavrilo  Fedoulitch,  lai  dis-je,  com- 
ment se  fait-il  que  vos  fiançailles  avec  Evlampia  soient  allées  au 
diable?  Je  vous  croyais  marié  depuis  longtemps. 

L'ex-major  me  jeta  un  regard  plein  de  mélancolie.  — Un  serpent 
venimeux,  répondit-il  en  accentuant  avec  amertume  chaque  syllabe, 
un  serpent  sorti  en  rampant  de  dessous  une  racine  pourrie  m'a 
percé  de  son  dard,  et  a  mis  en  poussière  toutes  mes  espérances 

(1)  Diminutif  méprisant  de  Martin. 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE.  269 

dans  cette  vie.  Et  je  vous  aurais  raconté,  Dmitri  Séménitch,  toutes 
mes  misères,  si  je  ne  craignais  d'allumer  le  courroux  de  madame 
votre  mère.  —  Le  mot  de  Procope  :  —  vous  êtes  trop  jeune,  —  me 
revint  aussitôt  à  la  mémoire.  Giikof  poussa  un  gémissement,  et  se 
frappa  la  poitrine  de  son  poing  fermé.  —  La  patience  !  la  patience! 
voilà  tout  ce  qui  me  reste...  Souffre,  vétéran,  souffre,  vieux  soldat! 
Tu  as  servi  ton  tsar  avec  fidélité,  sans  peur  et  sans  reproche;  tu 
n'as  épargné  ni  ta  sueur  ni  ton  sang,...  et  voilà  dans  quel  pélrin  tu 
es  tombé!  Si  cela  s'était  passé  dans  mon  régiment  et  si  j'en  avais  eu 
le  pouvoir,  continua-t-il  en  aspirant  avec  violence  la  fumée  de  son 
long  tuyau,  je  l'aurais,  je  l'aurais  traité  à  coups  de  plat  de  sabre... 
Giikof  retira  sa  pipe,  et  regarda  devant  lui,  comme  s'il  eut  aperçu 
le  tableau  que  son  imagination  lui  retraçait  en  ce  moment.  Souvenir 
s'approcha  en  sautillant.  Je  les  laissai  ensemble,  et  me  promis  de 
revoir  Kharlof,  coûte  que  coûte,  tant  ma  curiosité  enfantine  était 
excitée  par  tous  ces  propos. 

Le  lendemain,  je  partis  de  nouveau  avec  mon  chien  et  mon  fusil, 
mais  cette  fois  sans  Procope,  pour  le  bois  de  leskovo.  Il  faisait  un 
temps  merveilleux;  je  crois  que  nulle  part,  hors  de  la  Russie,  on  ne 
trouve  un  temps  p  reil  au  mois  de  septembre.  Le  calme  était  si 
grand  qu'on  pouvait  entendre  à  plus  de  cent  pas  un  écureuil  sau- 
tiller sur  les  feuilles  sèches  qui  déjà  jonchaient  le  sol;  on  entendait 
même  une  branche  morte  se  détacher  du  sommet  d'un  arbre,  se 
heurter  faiblement  à  d'autres  branches  et  tomber  enfin  dans  l'herbe 
fine,...  tomber  pour  toujours.  L'air,  ni  chaud  ni  frais,  mais  plein  de 
senteurs  et  comme  légèrement  acidulé,  vous  picotait  doucement  les 
joues  et  les  yeux.  Un  fil  de  la  Vierge,  souple  comme  la  soie,  arrivait 
en  flottant  dans  l'air,  s'accrochait  aux  canons  du  fusil  et  s'étendait 
de  toute  sa  longueur,  signe  certain  d'un  beau  temps  soutenu.  Le 
soleil  jetait  une  lumière  pâle  et  molh^  on  eût  dit  un  clair  de  lune. 
Je  trouvai  des  bécasses,  mais  je  n'y  faisais  pas  grande  attention  cette 
fois;  je  savais  que  le  bois  de  leskovo  arrivait  presque  à  l'habitation 
de  Kharlof,  jusqu'à  la  haie  de  son  jardin,  et  je  me  dirigeai  de  ce 
côté  sans  savoir  au  juste  de  quelle  façon  j'y  pourrais  pénétrer,  ni 
même  si  je  ferais  bien  de  l'essayer,  puisque  ma  mère  était  en  déli- 
catesse avec  les  nouveaux  maîtres  du  domaine. 

Tout  à  coup  j'entendis  des  pas  à  quelque  distance  de  moi.  J'é- 
coutai, quelqu'un  se  dirigeait  de  mon  côté.  —  Tu  aurais  du  pré- 
venir, dit  une  voix  féminine. 

—  Allons  donc,  répondit  une  voix  d'homme;  est-ce  qu'on  peut 
tout  faire  à  la  fois? 

Ces  voix  m'étaient  connues.  Une  robe  bleue  apparut  à  travers  les 
noisetiers  dpjà  privés  de  leurs  feuilles,  un  caftan  de  couleur  sombre 
se  montra  près  d'elle  ;  puis  Evlampia  et  Slolkine  sortirent  à.  cinq 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  de  moi  sur  la  clairière  où  je  me  trouvais.  Tous  deux  se  trou- 
blèrent à  ma  vue.  Evlampia  se  retourna  aussitôt,  et  disparut  dans 
les  broussailles.  Quant  à  Slotkine,  il  hésita  un  moment,  puis  s'ap- 
procha de  moi.  Son  visage  n'offrait  plus  la  moindre  trace  de  cette 
humilité  obséquieuse  avec  laquelle,  quatre  mois  avant,  il  frottait 
dans  ses  mains  la  gourmette  de  mon  cheval  en  le  promenant  dans 
la  cour  de  son  beau-père;  cependant  je  n'y  vis  pas  non  plus  cet  air 
de  défi  insolent  qui  m'avait  tant  frappé  la  veille.  —  Avez-vous  tué 
beaucoup  de  bécasses?  me  demanda-t-il  en  soulevant  sa  casquette 
et  en  passant  sa  main  dans  les  boucles  de  ses  cheveux  noirs.  Vous 
chassez  dans  notre  bois,  mais  soyez  le  bienvenu;  nous  ne  nous  y 
opposons  pas,  au  contraii'e. 

—  Je  n'ai  rien  tué  aujourd'hui,  et  je  vais  quitter  votre  bois  sur- 
le-champ. 

Slotkine  s'empressa  de  remettre  sa  casquette.  —  Que  dites-vous? 
s'écria-t-il  en  étendant  les  deux  mains;  nous  ne  vous  chassons  pas, 
nous  sommes  même  enchantés...  Evlampia  Martinovna  vous  dira 
la  même  chose,  Evlampia,  venez  ici.  Où  est-elle  donc? 

La  tête  d'Evlampia  parut  au-dessus  des  buissons;  mais  elle  ne 
s'approcha  point.  —  Je  dois  même  dire,  reprit  Slotkine,  qu'il  m'a 
été  très  agréable  de  vous  rencontrer.  Madame  votre  mère  a  dai- 
gné se  fâcher  hier  contre  moi,  sans  vouloir  entendre  aucune  expli- 
cation. Et  moi,  je  vous  le  dis  comme  je  le  dirais  devant  Dieu,  je 
ne  m'accuse  d'aucune  faute.  Impossible  d'en  agir  autrement  avec 
Martin  Pétrovitch;  il  est  tombé  tout  à  fait  en  enfance.  Nous  ne  pou- 
vons pas  pourtant  satisfaire  tous  ses  caprices,  et  quant  à  des  res- 
pects, il  en  a  tant  qu'il  en  veut.  Demandez  plutôt  à  Evlampia  Mar- 
tinovna. 

Evlampia  ne  bougea  point. 

—  Mais  pourquoi,  Yladimir  Vassilitch,  lui  dis-je,  avez-vous 
vendu  le  cheval  de  M.  Kharlof?  —  Je  ne  pouvais  pas  digérer  que 
cette  pauvre  bête  fût  tombée  aux  mains  d'un  paysan. 

—  Pourquoi  nous  l'avons  vendu?  Belle  question!  A  quoi  pou- 
vait-il servir?  A  manger  du  foin  sans  profit.  Un  paysan  saura  tou- 
jours le  faire  labourer.  Quant  à  Martin  Pétrovitch,  s'il  lui  prend 
l'envie  de  sortir,  il  n'a  qu'à  nous  en  faire  la  demande.  Nous  ne  lui 
refusons  pas  une  voiture,...  si  ce  n'est  un  jour  de  travail. 

—  \ladimir  Vassilitch!  dit  Evlampia  d'une  voix  sourde,  comme 
pour  l'appeler,  et  sans  quitter  sa  place.  Elle  tordait  autour  de  ses 
doigs  des  tiges  de  plantin  et  en  faisait  sauter  les  têtes  en  les  frap- 
pant l'une  contre  l'autre. 

—  Il  y  a  encore  le  petit  Cosaque  Maxin:ika,  continua  Slotkine... 
Martin  Pétrovitch  se  plaint  qu'on  le  lui  a  enlevé  pour  le  mettre 
en  apprentissage.  Daignez  y  réfléchir  vous-même;    qu'aurait-il 


LE    ROI    LEAR    DE    LA    STEPPE.  271 

fait  chez  Martin  Pétrovitcli?  Le  vagabond  et  rien  de  plus.  Il  ne 
peut  pas  même  servir  comme  il  faut,  parce  qu'il  est  trop  bête  et 
trop  jeune.  Maintenant  il  est  apprenti  chez  un  sellier.  Eh  bien  ! 
qu'il  devienne  un  bon  ouvrier,  il  se  rendra  utile  à  lui-même,  et  il 
nous  paiera  un  bon  obrok  (1).  Dans  notre  petit  ménage,  c'est  quel- 
que chose;  il  ne  faut  rien  dédaigner  dans  un  pauvre  petit  ménage 
comme  le  nôtre. 

Et  voilà  l'homme  que  Khar lof  traitait  de  guenille!  pensais-je  en 
moi-même.  —  Qui  donc  fait  la  lecture  à  Manin  Pétrovitch? 

—  Que  lire?  Il  avait  un  livre  qui,  grâce  à  Dieu,  a  disparu.  Quelle 
idée  de  lire  à  son  âge  ! 

—  Et  qui  lui  fait  la  barbe?  demandai-je  encore. 

Slotkine  se  mit  à  rire  d'un  air  affable,  comme  pour  encourager 
une  bonne  plaisanterie  que  j'avais  faite.  —  Personne.  Dans  les  pre- 
miers temps,  il  se  grillait  la  barbe  avec  une  chandelle;  à  présent 
il  la  laisse  pousser;...  c'est  parfait. 

—  Vladimir  Vassilitch!  répéta  Evlampia  avec  insistance,  venez 
donc  ici. 

Slotkine  lui  fit  un  petit  signe  de  la  main.  —  Martin  Pétrovitch, 
reprit-il,  est  chaussé,  vêtu;  il  mange  ce  que  nous  mangeons,  que 
lui  faut-il  de  plus?  IN'a-t-il  pas  déclaré  lui-même  qu'il  ne  voulait 
plus  rien  en  ce  monde  que  penser  au  salut  de  son  âme?  Eh  bien! 
qu'il  y  pense  ;  il  devrait  se  souvenir  que  maintenant,...  tournez  la 
chose  comme  il  vous  plaira,...  tout  est  à  nous.  Il  se  plaint  aussi 
que  nous  ne  lui  payons  pas  sa  pension;  est-ce  que  nous  avons  tou- 
jours de  l'argent?  Et  qu'a-t-il  besoin  de  cet  argent,  puisque  rien 
ne  lui  manque?  Je  vous  assure  que  nous  le  traitons  tout  à  fait  en 
bons  parens.  Voilà  par  exemple  Jes  chambres  qu'il  occupe.  Nous  en 
avons  le  plus  grand  besoin;  sans  ces  chambres,  nous  ne  pouvons 
vraiment  pas  nous  retourner.  JNous  pensons  même  à  lui  procurer 
des  distractions.  Ainsi,  pour  le  jour  de  la  Saint-Pierre,  je  lui  ai 
acheté  à  la  ville  d'excellens  hameçons  très  chers,  de  vrais  hameçons 
anglais.  Nous  avons  des  tanches  dans  l'étang;  il  n'aurait  qu'à  s'as- 
seoir sur  le  bord  et  pêcher  à  la  ligne...  Une  heure,  deux  heures  se 
passent,  et  la  fritm-e  est  prête.  Quelle  meilleure  occupation  pour  un 
vieillard? 

—  Vladimir  Vassilitch  !  s'écria  pour  la  troisième  fois  Evlampia 
d'une  voix  impérieuse,  et  elle  jeta  loin  d'elle  les  tiges  qu'elle  tor- 
dait dans  ses  doigts.  Je  m'en  vais.  —  Ses  yeux  rencontrèrent  les 
miens.  —  Je  ne  reste  pas  ici,  —  et  bientôt  elle  disparut  dans  le  bois. 

—  On  y  va,  on  y  va,  dit  Slotkine...  Martin  Pétrovitch  lui-même 
nous  approuve,  continua-t-il  en  se  retournant  vers  moi.  D'abord  il  se 

(1)  l-îedevaiice  annuelle  du  serf  qui  n'est  pas  à  la  glèbe. 


272  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sentait  offensé;  il  murmurait  même...  jusqu'à  ce  qu'il  se  fût  rendu 
compte.  C'était  un  homme,  vous  vous  en  souvenez  bien,  un  homme 
violent,  chaud,  bien  chaud.  Maintenant  il  est  devenu  tout  à  fait 
tranquille.  Madame  votre  mère  s'est  fâchée  contre  moi...  Que  vou- 
lez-vous? c'est  une  grande  dam.3;  elle  tient  à  son  pouvoir,  ni  plus 
ni  moins  que  Martin  Pétrovitch  en  son  temps.  Venez  vous-même, 
voyez,  et  à  l'occasion  dites  un  mot  en  notre  faveur.  Je  n'oublie  pas 
les  bienfaits  de  iNatalia  Nicolavna;  mais  après  tout  il  faut  que  nous 
vivions  aussi. 

—  Et  Gitkof?  demandai- je;  comment  l'a-t-on  refusé? 

Slotkine  haussa  les  épaules.  —  Fedoulitch?  cette  tête  de  che- 
val? Mai*^,  de  grâce,  à  quoi  pouvait-il  être  bon?  Il  a  été  soldat  toute 
sa  vie,  et  voilà  tout  à  coup  qu'il  imagine  de  s'occuper  des  choses 
du  ménage.  Il  dit  :  —  Je  sais  conduire  les  paysans,  parce  que  je 
sais  souflleter.  —  Il  ne  sait  rien  du  tout,  car  il  faut  savoir  souffle- 
ter à  point.  C'est  Evlampia  Martinovna  elle-même  qui  l'a  refusé. 
Est-ce  qu'un  soldat  sait  quelque  chose  au  monde?  Tout  notre  mé- 
nage avec  lui  fût  allé  au  diable. 

—  A-ou  !  fit  retentir  la  voix  sonore  d'Evlampia. 

—  J'y  vais,  j'y  vais,  répondit  Slotkine.  J'ai  l'honneur  de  vous 
saluer,  Dmitri  Séménitch.  Tirez  des  bécasses  tant  que  vous  vou- 
drez; c'est  un  oiseau  qui  passe,  qui  n'appartient  à  personne;  mais, 
si  un  lièvre  traverse  votre  chemin,  épargnez-le  :  c'est  notre  gi- 
bier. J'oubliais  encore,...  n'auriez-vous  pas  un  petit  de  votre 
chienne  ? 

—  A-ou  !  fit  encore  entendre  Evlampia. 

—  A-ou  !  a-ou  !  répondit  Slotkine,  et  il  s'éloigna  en  courant. 

Je  me  souviens  que,  resté  seul,  je  me  dis  à  moi-même  :  — Com- 
ment Kharlof  n'a-t-il  pas  exterminé  Slotkine...  à  ne  laisser  qu'un 
peu  de  boue  sur  la  place?..  Et  comment  celui-ci  ne  craignait-il  pas 
un  tel  sort?  Il  faut,  pensai-je,  que  Kharlof  soit  devenu  bien  tran- 
quille en  effet.  —  Mon  désir  s'en  accrut  de  pénétrer  dans  leskovo  et 
d'apercevoir,  ne  fût-ce  que  du  coin  de  l'œil,  ce  colosse  que  je  ne 
pouvais  pas  me  figurer  humble  et  dompté. 

J'étais  déjà  parvenu  à  la  lisière  du  bois,  lorsque  sous  mes  pieds 
partit  une  bécasse  qui  prit  son  vol  vers  le  fourré.  Je  la  couchai  en 
joue,  mon  fusil  rata;  ne  voulant  pas  perdre  un  si  beau  gibier,  je 
m'élançai  à  sa  poursuite.  J'avais  à  peine  fait  une  centaine  de  pas, 
que  j'aperçus  dans  une  clairière  sous  un  large  bouleau,  non  pas  la 
bécasse,  mais  le  même  Slotkine.  Couché  sur  le  dos,  les  deux  bras 
plies  sous  la  tête,  et  regardant  le  ciel  d'un  air  satisfait,  il  balançait 
nonchalamment  sa  jambe  gauche  passée  sur  le  genou  droit.  Il  n'a- 
vait pas  remarqué  mon  approche.  A  quelques  pas  de  lui,  lentement 
et  les  yeux  baissés,  se  promenait  Evlampia;  elle  semblait  chercher 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE.  273 

quelque  chose  dans  l'herbe,  comme  des  champignons  ou  des  fleurs; 
elle  se  penchait  par  momens,  tendait  la  main,  et  fredonnait  un  re- 
frain. Je  reconnus  les  paroles  suivantes  d'une  vieille  légende  russe  : 

Sors,  lève-toi,  monte  au  ciel,  nuée  d'orage, 

Frappe,  frappe  mon  beau-père, 

Foudroie,  foudroie  ma  belle-mère; 

Quant  à  ma  jeune  femme,  je  la  tuerai  moi-même. 

Evlampia  chantait  d'une  voix  de  plus  en  plus  claire  et  haute.  Elle 
appuya  sur  le  dernier  vers.  Slotkine  continuait  à  sourire  d'un  air 
béat,  tandis  qu'elle,  en  marchant,  semblait  tracer  des  cercles  au- 
tour de  lui. 

—  Voyez-vous  ça?  dit-il  enfin.  Que  ne  vient-il  pas  à  l'esprit  de 
ces  femmes? 

—  Eh  !  quoi  donc  ? 

Slotkine  releva  la  tête.  —  Comment,  quoi  donc?  Et  quelles  pa- 
roles chantes-tu  là? 

—  Tu  sais,  Volodia  (1),  qu'il  n'est  pas  permis  d'ôterun  mot  d'une 
chanson...  Evlampia  m'aperçut;  nous  poussâmes  tous  deux  un  cri, 
et  chacun  s'enfuit  de  son  côté.  Un  instant  plus  tard,  j'étais  de  nou- 
veau sur  la  lisière  du  bois,  et,  après  avoir  franchi  une  étroite  prai- 
rie, je  me  trouvai  devant  le  jardin  de  Kharlof. 

Je  n'avais  ni  le  temps  ni  le  loisir  de  réfléchir  à  cette  scène 
étrange.  Je  sais  seulement  que  le  mot  de  j^hiltre,  dont  le  sens  m'a- 
vait étonné  quelques  jours  avant,  me  revint  à  l'esprit.  Je  m'avançai 
le  long  de  la  haie,  et  bientôt,  à  travers  les  saules  argentés,  j'aper- 
çus la  cour  et  les  deux  maisonnettes  de  Kharlof.  Toute  l'habitation 
me  sembla  plus  propre  et  mieux  soignée;  partout  se  voyaient  les 
traces  d'une  surveillance  active  et  constante.  Anna  Martinovna  parut 
sur  le  perron,  et,  clignant  au  soleil  ses  yeux  d'un  bleu  pâle,  regarda 
longtemps  du  côté  du  bois.  —  As-tu  vu  le  maître?  demanda- t-elle 
à  un  paysan  qui  traversait  la  cour. 

—  Vladimir  Vassilitch?  répondit  celui-ci  en  arrachant  son  bonnet 
de  sa  tête,  je  crois  bien  qu'il  est  allé  au  bois. 

—  Je  sais  qu'il  y  est  allé.  Ne  l' as-tu  pas  vu  revenir? 

—  Non,  je  ne  l'ai  pas  vu.  —  Le  paysan  continuait  à  se  tenir  im- 
mobile et  tête  nue. 

—  Va-t'en,  dit-elle,  mais  non;  sais-tu  où  est  Martin  Pétrovitch? 

—  Martin  Pétrovitch,  répondit  le  paysan  d'une  voix  traînante,  et 
soulevant  tantôt  le  bras  droit,  tantôt  le  bras  gauche,  comme  s'il 
voulait  montrer  quelque  chose,  il  est  là- bas,  sur  le  bord  de  l'é- 

(1)  Diminutif  caressant  de  Vladimir. 
TOME  xcviii.  —  1872.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tang,  assis,  tenant  nne  ligne;  il  est  entré  dans  les  joncs,  et  il  tient 
une  ligne  à  la  main.  Est-ce  qu'il  veut  prendre  du  poisson  dans  ce 
temps-ci?  Dieu  sait! 

—  C'est  bien,  va-t'en,  reprit  Anna,  et  relève  d'abord  cette  roue 
qui  traîne  à  terre. 

Le  paysan  s'empressa  d'obéir,  et  elle,  toujours  sur  le  perron, 
regardait  du  côté  du  bois;  puis  elle  fit  lentement  un  geste  de  me- 
nace et  rentra  dans  la  maison.  —  Axutka!  cria  sa  voix  impérieuse. 
—  J'avais  été  frappé  de  son  air  courroucé  et  de  la  façon  dont  elle 
serrait  ses  lèvres  déjà  si  minces.  Elle  était  vêtue  négligemment, 
et  une  tresse  déroulée  de  ses  cheveux  lui  tombait  sur  l'épaule. 
Malgré  le  négligé  de  sa  toilette,  malgré  sa  mauvaise  humeur,  elle 
me  semblait  toujours  attrayante,  et  j'aurais  volontiers  baisé  cette 
main  étroite  et  rageuse  avec  laquelle,  par  deux  fois,  elle  avait  re- 
jeté la  tresse  indocile. 

Kharlof  serait-il  vraiment  devenu  un  pêcheur?  me  demandais-je 
à  moi-même  en  m'approchant  de  l'étang  que  je  savais  être  au  bout 
du  jardin.  Je  montai  sur  la  digue,  je  regardai  à  droite  et  à  gauche  : 
personne!  Je  me  dirigeai  sur  un  des  bords;  enfin,  au  fond  d'une 
petite  baie,  dans  une  forêt  de  joncs  roussis  et  salis  par  l'automne, 
j'aperçus  une  masse  grisâtre.  C'était  bien  Kharlof.  Sans  bonnet, 
échevelé,  dans  une  sorte  de  houppelande  en  toile  déchirée  à  toutes 
les  coutures,  les  jambes  repliées  sous  lui,  il  était  assis,  immobile, 
sur  la  terre  nue,  tellement  immobile  qu'à  mon  approche  un  petit 
cul-blanc  partit  de  la  vase  desséchée,  à  deux  pas  de  lui,  et  traversa 
l'étang  à  petits  coups  d'ailes  en  sifflotant.  \\  fallait  donc  bien  que 
rien  n'eût  bougé  dans  son  voisinage.  Toute  la  figure  de  Kharlof 
était  si  étrange,  qu'en  l'apercevant  mon  chien  s'arrêta  court,  serra 
la  queue  entre  les  jambes  et  se  mit  à  grogner.  Kharlof,  tournant  à 
peine  la  tête,  jeta  sur  moi  et  sur  mon  chien  des  regards  d'homme 
sauvage.  Sa  barbe  le  changeait  beaucoup  ;  elle  était  courte,  mais 
épaisse,  crépue  comme  l'astrakan.  Un  des  bouts  du  bois  de  sa  ligne 
reposait  dans  sa  main  droite,  qu'il  tenait  ouverte,  l'autre  sur  l'eau. 
Mon  cœur  battit  violemment;  cependant  je  m'approchai  de  lui  et  le 
saluai.  11  se  mit  à  cligner  lentement  des  yeux,  comme  quelqu'un  qui 
s'éveille  à  peine.  —  Vous  êtes  là...  à  pêcher  du  poisson,  Martin  Pe- 
trovitch?  lui  demandai- je. 

—  Oui,  du  poisson,  répondit-il  d'une  voix  enrouée,  et  il  donna 
une  saccade  à  sa  ligne,  à  l'extrémité  de  lacjuelle  pendait  un  bout 
de  ficelle  sans  hameçon. 

—  Mais  votre  ligne  est  cassée  !  —  Je  m'aperçus  en  même  temps 
qu'il  n'y  avait  auprès  de  lui  ni  cruche,  ni  vers  d'amorce;  d'ailleurs, 
quelle  pêche  possible  au  mois  de  septembre? 

—  Cassée?  répéta- t-il  en  se  passant  la  main  sur  le  visage;  c'est 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE.  275 

égal,  —  et  il  rejeta  son  bâton  sur  l'eau.  —  Est-ce  le  fils  de  Natalia 
Nicolavna?  clemanda-t-il  quelques  instans  plus  tard,  pendant  les- 
quels je  l'avais  considéré  avec  stupeur.  —  Il  me  semblait  toujours 
un  géant,  quoiqu'il  eût  beaucoup  maigri;  mais  quels  haillons  le 
couvraient!  et  quelle  ruine  que  tout  son  corps! 

—  Oui,  répondis-je,  je  suis  le  fils  de  Natalia  Nicolavna. 

—  Vivante? 

—  Ma  mère  se  porte  bien.  Elle  a  été  très  affligée  de  votre  refus; 
elle  ne  s'y  attendait  pas. 

Kharlof  inclina  le  front.  —  As-tu  été...  là?  dit-il  en  me  désignant 
de  la  tète  sa  maison.  Tu  n'y  as  pas  été?  Yas-y.  Qu'as-tu  à  faire  ici? 
Ya.  Inutile  de  causer  avec  moi;  ça  m'ennuie.  —  Il  se  tut  quel- 
ques instans.  —  Tu  es  toujours  à  vagabonder  avec  ton  fusil.  Quand 
j'étais  jeune,  je  courais  aussi  dans  ce  sentier-là;  mais  mon  père... 
oh!  comme  je  le  respectais!..  Pas  comme  ceux  d'à  présent...  Mon 
père  me  sangla  de  coups  de  fouet,  et  tout  fut  dit  :  plus  de  bêtises, 
car  je  le  respectais,  moi  !  —  Kharlof  se  tut  de  nouveau.  —  Ne  reste 
pas  ici,  reprit-il.  Ya-t'en  à  la  maison.  Tu  verras...  Ça  marche  à 
merveille.  Yolodka...  —  Sa  voix  s'étrangla.  —  Yolodka  est  un  vrai 
propre  à  tout...  C'est  un  gaillard,...  et  c'est  aussi  une  canaille. — 
Je  ne  savais  que  dire.  Kharlof  parlait  avec  un  grand  calme.  — Re- 
garde aussi  mes  filles.  Tu  te  les  rappelles  bien...  J'en  avais  deux,,.. 
des  ménagères  achevées.  Quant  à  moi,  frère,  je  suis  devenu  vieux, 
je  suis  en  retraite...  La  tranquillité,...  tu  sais. 

—  Belle  tranquillité!  pensai-je  en  jetant  un  regard  autour  de 
moi.  —  Martin  Pétrovitch,  m'écriai-je  tout  à  coup,  il  faut  absolu- 
ment que  vous  veniez  chez  nous. 

Kharlof  me  jeta  un  regard  de  côté.  —  Ya-t'en,  frère,  va,  te 
dis-je. 

—  Ne  refusez  pas  ma  mère,  venez. 

—  Ya-t'en,  va-t'en,  répétait  Kharlof.  A  quoi  bon  causer  avec 
moi? 

—  Si  vous  n'avez  pas  de  voiture,  ma  mère  vous  en  enverra  une. 

—  Ya-t'en. 

—  Yoyons,  Martin  Pétrovitch,  laissez-vous  toucher.  —  Kharlof 
pencha  la  tête  ;  il  me  sembla  que  ses  joues  terreuses  se  coloraient 
lentement.  —  Yous  viendrez  chez  nous,  n'est-ce  pas?  A  quoi  bon 
rester  ici  à  vous  tourmenter? 

—  Qu'entends-tu  par  me  tourmenter? 

—  Je  veux  dire  que  vous  avez  tort  d'être  comme  vous  voilà. 
Kharlof  parut  rêver.  Enhardi  par  son  silence,  je  résolus  de  le 

pousser  à  bout.  N'oubliez  pas  que  j'avais  à  peine  quinze  ans.  — 
Martin  Pétrovitch,  m'écriai-je  en  m' asseyant  à  côté  de  lui,  je  sais 
tout,  tout  absolument;  je  sais  de  quelle  façon  indigne  on  vous 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traite.  Quelle  situation  pour  vous  !  mais  pourquoi  perdre  courage? 
Kharlof  ne  dit  mot.  Il  laissa  glisser  dans  l'eau  le  bâton  qu'il  te- 
nait. Et  moi,  quel  homme  d'esprit,  quel  philosophe  profond  je  me 
croyais  en  ce  moment  !  —  Certainement,  repris-je,  vous  avez  agi 
d'une  façon  imprudente  en  donnant  tout  à  vos  filles  :  c'était  grand 
et  généreux;...  la  générosité,  c'est  si  rare  dans  notre  siècle!..  Mais, 
si  vos  filles  sont  ingrates,  votre  rôle  à  vous  est  de  répondre  parie 
mépris,  oui,  par  le  mépris,  et  non  pas  de  vous  abandonner  à  cette 
humeur  noire. 

—  Laisse-moi,  murmura  Kharlof  en  grinçant  des  dents,  et  ses 
yeux  toujours  fixés  sur  l'étang  s'enflammèrent  de  courroux.  — 
Va-t'en  ! 

—  Mais,  Martin  Pétrovitch... 

—  Va- t'en,  dis-je,  ou  je  te  tue... 

Je  m'étais  tout  à  fait  rapproché  de  lui;  à  ces  derniers  mots,  je 
bondis  de  ma  place.  —  Que  dites-vous  là?  m'écriai-je. 

—  Je  te  tuerai,  va-t'en.  —  La  voix  de  Kharlof  s'échappait  de  sa 
poitrine  comme  un  hurlement  rauque;  ses  yeux  furieux  continuaient 
de  regarder  devant  lui.  —  Je  te  jetterai  à  l'eau  avec  tes  conseils 
imbéciles  pour  t'apprendre  à  venir  déranger  un  vieillard,  marmot 
que  tu  es  1  —  Il  est  devenu  fou,  pensai-je,  et,  le  regardant,  ma  stu- 
peur s'accrut.  Kharlof  pleurait!  De  petites  larmes  glissaient  sur 
ses  joues  l'une  après  l'autre,  et  pourtant  son  visage  avait  alors  une 
expression  tout  à  fait  féroce.  —  Va-t'en,  ou,  devant  Dieu,  je  te 
tuerai...  pour  servir  d'exemple  à  d'autres.  —  Il  fit  un  brusque 
mouvement  de  côté,  releva  la  lèvre  en  ricanant  comme  un  sanglier; 
je  ramassai  mon  fusil,  et  me  sauvai  à  toutes  jambes.  Mon  chien  me 
suivit  en  aboyant  d'un  air  effaré;  il  avait  pris  peur  aussi. 

De  retour  à  la  maison,  je  me  gardai  bien  de  raconter  mon  aven- 
ture à  ma  mère;  mais,  le  diable  sait  pourquoi,  ayant  rencontré  Sou- 
venir, je  m'avisai  de  lui  dire  tout.  Cet  être  insupportable  fut  telle- 
ment enchanté  de  mon  récit,  qu'il  en  rit  à  se  tordre.  J'eus  grande 
envie  de  le  battre. 

—  Oh  !  disait-il,  tout  haletant  de  rire,  que  j'aurais  voulu  voir 
cette  grande  carcasse  de  Kharlof  assise  dans  la  boue! 

—  Allez  à  l'étang,  lui  dis-je,  si  vous  êtes  si  curieux. 

—  Ah  bien  oui!  et  s'il  me  tue  au  lieu  de  vous? 

Je  me  repentis  trop  tard  de  mon  bavardage  déplacé. 

Vers  la  mi-octobre,  trois  semaines  environ  après  mon  entrevue 
avec  Kharlof,  j'étais  debout  à  la  fenêtre  de  ma  chambre,  au  second 
étage  de  notre  maison,  et  je  regardais  tristement  notre  cour  et  le 
chemin  qui  passait  au-delà.  Depuis  cinq  jours,  le  temps  était  de- 
venu si  mauvais  qu'il  ne  fallait  plus  songer  à  la  chasse.  Tout  être 
vivant  semblait  s'être  caché;  les  moineaux  eux-mêmes  restaient 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE.  277 

abrités,  et  les  corbeaux  avaient  disparu.  Tantôt  le  vent  gémissait 
sourdement,  tantôt  il  sifflait  avec  violence.  Le  ciel,  voilé  par  des 
nuages  très  bas,  et  sans  aucune  percée  de  lumière,  passait  d'un 
blanc  pâle  à  une  couleur  plombée  plus  sinistre  encore;  la  pluie, 
qui  tombait  sans  cesse  ni  trêve,  devenait  à  ce  moment  une  véritable 
averse,  et  s'étalait  sur  les  vitres  en  grosses  larmes.  Les  arbres  s'a- 
gitaient en  désespérés;  bien  qu'il  n'y  eût  plus  une  feuille  cà  leur 
prendre,  le  vent  s'obstinait  à  les  tourmenter.  On  voyait  partout  de 
grandes  flaques  d'eau  parsemées  de  feuilles  mortes,  et  de  grosses 
bulles  d'air,  naissant  et  éclatant  sans  cesse,  glissaient  en  tremblo- 
tant sur  ces  larges  surfaces  fouettées  par  la  pluie.  La  boue  des  che- 
mins était  insondable;  le  froid  pénétrait  dans  les  chambres,  sous  les 
vêtemens,  jusqu'à  la  moelle  des  os.  Le  cœur  se  glaçait  par  je  ne 
sais  quelle  crainte  de  ne  jamais  revoir  ni  soleil,  ni  couleurs. 

Je  me  tenais  immobile  et  rêveur  devant  ma  fenêtre,  et  je  me  rap- 
pelle que  tout  à  coup,  bien  que  la  pendule  marquât  midi,  l'obscu- 
rité devint  profonde  autour  de  moi.  Ce  fut  alors  qu'il  me  sembla  voir, 
traversant  la  cour,  de  la  porte  d'entrée  au  perron,  quoi?  un  ours, 
non  pas  à  quatre  pattes,  mais  comme  on  le  représente  quand  il  se 
dresse  pour  danser.  J'en  croyais  à  peine  mes  yeux.  Si  ce  que  j'avais 
vu  n'était  pas  un  ours,  c'était  un  être  énorme,  noir  et  velu.  Je  cher- 
chais encore  à  me  rendre  compte  de  cette  apparition  lorsqu'un 
bruit  épouvantable  retentit  dans  l'étage  inférieur.  Des  voix  s'élevè- 
rent, des  bruits  de  pas...  Je  descendis  l'escalier  en  courant,  et  me 
précipitai  dans  la  salle  à  manger.  A  la  porte  du  salon,  le  visage 
tourné  vers  moi,  se  tenait,  debout  et  comme  pétrifiée,  ma  mère; 
derrière  elle  se  voyaient  quelques  figures  de  femmes  effrayées.  Le 
maître  d'hôtel,  deux  laquais,  le  petit  Cosaque,  tous  bouche  béante, 
se  pressaient  à  la  porte  de  l'antichambre.  Au  milieu  de  la  salle  à 
manger,  couvert  de  boue,  déguenillé,  tellement  imprégné  de  pluie 
que  de  petits  ruisseaux  coulaient  sur  le  plancher,  se  tenait  à  ge- 
noux, haletant,  suffoqué,  râlant,  cet  être  monstrueux  que  je  venais 
de  voir  traverser  notre  cour.  C'était  Kharlof.  Je  m'approchai,  et 
j'aperçus,  non  pas  son  visage,  mais  sa  tête,  car  il  pressait  de  ses 
deux  mains  ses  cheveux  souillés  de  boue.  Il  respirait  bruyamment, 
convulsivement;  on  eût  dit  que  quelque  chose  bouillait  dans  sa  poi- 
trine. Tout  ce  que  je  pus  distinguer  dans  cette  masse  immonde,  ce 
fut  le  blanc  de  ses  petits  yeux  qu'il  roulait  avec  effarement.  Il  était 
effrayant.  Je  me  souvins  aussitôt  du  visiteur  qui  l'avait  comparé  à 
un  mastodonte.  C'était  bien  l'aspect  que  devait  avoir  un  monstre 
antédiluvien  à  peine  échappé  des  griffes  d'un  autre  monstre  encore 
plus  puissant  qui  l'aurait  attaqué  au  milieu  de  la  vase  profonde 
des  marais  primitifs.  —  Martin  Pétrovitch!  s'écria  enfin  ma  mère 
en  frappant  dans  ses  mains;  est-ce  bien  toi?  Dieu  de  miséricorde! 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Moi,  moi!  répondit  une  voix  brisée  qui  semblait  accentuer 
chaque  mot  avec  un  effort  douloureux.  Oui,  moi! 

—  Que  t'est-il  arrrivé?  bon  Dieu! 

—  INata...  lia  Nicolav...  na...  J'ai  couru  jusqu'ici  de  la  maison... 
à  pied... 

—  Par  un  tel  temps!  mais  tu  ne  ressembles  pas  à  un  être  hu- 
main. Lève-toi,  prends  un  siège.  Et  vous,  dit-elle  aux  femmes  de 
chambre,  apportez  vite  des  serviettes.  N'y  aurait-il  pas  quelque 
habillement  sec?  demanda-t-elle  au  maître  d'hôtel.  —  Celui-ci  leva 
les  mains  au  ciel  comme  pour  dire  :  —  Où  trouver  un  vêtement  à 
cette  taille?  —  Du  reste,  on  peut  apporter  un  drap  de  lit  ou  bien 
une  couverture  de  cheval;  nous  en  avons  une  toute  neuve. 

—  Mais  lève-toi  donc,  Martin  Pétrovitch,  assieds-toi,  répétait  ma 
mère. 

—  On  m'a  chassé, 'madame,  s'écria  Kharlof  avec  un  long  gémis- 
sement, en  renversant  la  tête  et  étendant  les  bras  devant  lui;  on  m'a 
chassé,  Natalia  Nicolavna,  mes  propres  filles,  de  mon  propre  nid! 

Bla  mère  fit  un  signe  de  croix,  —  Que  dis-tu  là?  Quelle  horreur! 
Mais  lève-toi  enfin,  Martin  Pétrovitch;  fais-moi  cette  grâce. 

Deux  femmes  de  chambre  arrivèrent  avec  des  serviettes,  le  maître 
d'hôtel  avec  une  grande  couverture  de  laine.  La  tête  pointue  de  Sou- 
venir parut  et  disparut  à  la  porte  de  l'antichambre. 

—  Allons,  debout,  dif  ma  mère  d'un  ton  de  commandement,  et 
mconte-moi  par  ordre  tout  ce  qui  est  arrivé. 

Kharlof  se  souleva  lentement.  Chancelant  comme  un  homme  ivre, 
il  s'approcha  d'une  chaise,  et  s'y  laissa  tomber.  Alors  les  femmes 
de  chambre  s'avancèrent  avec  leurs  linges;  il  les  éloigna  d'un  geste 
de  la  main,  et  refusa  également  la  couverture.  Ma  mère  n'insista 
point.  Évidemment  on  ne  pouvait  sécher  Kharlof;  on  se  contenta 
d'essuyer  les  traces  qu'il  avait  laissées  sur  le  parquet.  —  Madame... 
jNatalia  Nicolavna,  dit-il  enfin  avec  effort,  je  vais  vous  dire  toute  la 
vérité.  C'est  moi  qui  suis  le  plus  coupable...  L'orgueil  m'a  perdu, 
ni  plus  ni  moins  que  le  roi  Nabuchodonosor.  Je  me  disais  :  Le  sei- 
gneur Dieu  m  m'a  pas  privé  d'esprit...  Et  puis,  par  là-dessus,  la 
peur  de  la  mort...  La  tête  m'a  tourné...  Je  montrerai,  me  disais-je, 
au  monde  entier,  avant  d'en  finir  avec  la  vie,  ma  force  et  mon  pou- 
voir. Je  les  gratifierai  tous,  et  tous  me  devront  reconnaissance  jus- 
qu'au tombeau. —  Kharlof  bondit  sur  sa  chaise.  —  Chassé  à  coups 
de  pied  comme  un  chien  galeux,  voilà  leur  reconnaissance!  —  Ses 
yeux  continuaient  à  errer;  il  éleva  ses  mains  à  la  hauteur  du  men- 
ton, et  les  frappait  l'une  contre  l'autre  par  le  bout  des  doigts.  — 
On  m'a  pris  Maximka,  on  m'a  pris  ma  voiture,  mon  cheval;  on  m'a 
mis  à  la  diète,  on  ne  m'a  pas  payé  la  pension  convenue;  on  m'a  mi- 
sérablement tout  rogné  autour  de  moi.,.  Et  je  ne  disais  mot,...  en- 


LE   ROI   LEAR    DE    LA    STEPPE.  279 

core  à  cause  de  mon  orgueil,  pour  que  mes  ennemis  ne  pussent 
pas  dire  :  Voyez-vous  le  vieil  imbécile!  il  se  repent  maintenant. 
Et  vous-même,  madame,  vous  m'en  aviez  averti;  vous  m'aviez  dit  : 
Tu  ne  pourras  plus  mordre  ton  coude...  Voilà  pourquoi  je  ne  souf- 
flais mot.  Aujourd'hui  j'entre  dans  ma  pauvre  chambre;  elle  est 
occupée.  On  a  jeté  mon  lit  dans  un  galetas.  —  Ta  peux  dormir  là 
tout  aussi  bien;  on  te  tolère  par  grâce,  et  nous  avons  besoin  de  ta 
chambre  pour  notre  ménage.  —  Et  qui  me  dit  cela?  Qui?  Un  Vo- 
lodka  Slotkitie,  un  vil  roturier,  un  misé...  Sa  voix  se  brisa. 

—  Mais  tes  filles,  qu'ont-elles  dit?  demanda  ma  mère. 

—  Je  m'étais  soumis,  je  me  taisais,  reprit  Kharlof  sans  écouter 
la  question,  et  pourtant  quelle  amertume!  quelle  honte!  Je  rou- 
gissais de  regarder  la  lumière  de  Dieu.  C'est  pour  cela  que  je  n'ai 
pas  voulu  venir  chez  vous,  ma  mère.  J'ai  tout  essayé,  et  les  caresses 
et  les  menaces.  Je  leur  ai  fait  des  reproches,...  et,  pour  tout  dire, 
je  les  ai  salués...  bien  bas...  comme  cela  (Kharlof  montra  comment 
il  les  avait  salués),  et  tout  en  vain  !  Dans  les  premiers  temps,  je  me 
disais  :  Casse  tout,  brise  tout,  disperse  tout,  pour  qu'il  n'eu  reste 
pas  mèuie  la  graine,...  pour  qu'on  sache  qui  je  suis,  moi!..  Mais 
plus  tard,  je  me  suis  soumis.  C'est  une  croix,  me  dls-je,  qui  m'est 
envoyée.  Et  tout  à  coup,  aujourd'hui,...  comme  un  chien!..  Et  qui? 
Volodka!..  Quant  à  mes  filles,  dont  vous  daiguez  vous  informer, 
est-ce  qu'il  leur  reste  encore  quelque  volonté?  D^s  esclaves  de  Vo- 
lodka, voilà  ce  qu'elles  sont... 

Ma  mère  fit  un  geste  d'étonnement.  —  Je  comprends  cela  d'Anna, 
dit-elle;  Anna  est  sa  femme;  mais  ta  seconde  fille... 

—  Eviampia?  pire  que  l'autre,...  toute,  elle  s'est  donnée  à  Vo- 
lodka; c'est  pour  cela  qu'elle  a  refusé  votre  miUtaire.  Volodka  le 
lui  a  ordonné.  Anna!.,  sans  doute  elle  devrait  s'olTenser,...  d'au- 
tant plus  qu'elle  ne  peut  souffrir  sa  sœur.  Pourtant  elle  se  soumet; 
il  l'a  ensorcelée,  elle  aussi,  le  maudit!  Et  puis,  voyez -vo  is,  il  est 
agréable  à  Anna  de  penser  :  Étais-tu  assez  orgueilleuse,  Eviampia? 
Eh  bien!  qu'es-tu  devenue?..  Oh!  mon  Dieu,  je  n'en  puis  plus. 

Ma  mère  regarda  de  mon  côté  avec  une  certaine  inquiétude.  Je  me 
retirai  un  peu,  craignant  qu'on  ne  me  renvoyât.  — Je  regrette  fort, 
Martin  Pétrovitch,  dit-elle,  que  mon  ci-devant  pupille  t'ait  causé 
tant  de  chagrin.  Moi  aussi,  je  me  suis  trompée  sur  son  compte. 

Kharlof  poussa  un  profond  gémissement,  et  se  frappa  la  poitrine  de 
ses  poings  fermés.  —  Madame,  je  ne  puis  supporter  l'ing  'atitude  de 
mes  filles;  je  ne  le  puis  pas.  Ne  leur  ai-je  pas  tout  donné?  et  de  quel 
droit?  Ma  conscience  ne  me  laissai,  pas  un  mo.nent  de  trêve.  Oh! 
que  n' ai-je  pas  pensé,  là,  sur  le  bord  de  l'étang,  en  ayant  l'air  de 
pêcher  du  poisson?  Si  du  moins,  me  disais-je,  tu  avais  été  utile  à 
quelqu'un;  si  tu  avais  fait  l'aumône  aux  pauvres,  si  tu  avais  af- 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

franchi  tes  serfs,  pour  les  récompenser  de  leur  avoir  mangé  la  vie! 
Ne  dois-tu  pas  répondre  d'eux  devant  Dieu?  Voilà  le  moment  où 
leurs  larmes  amassées  viennent  couler  sur  toi.  Quel  est  leur  sort 
maintenant?  Parlons  vrai  :  déjà  de  mon  temps  profond  était  leur 
fossé;  aujourd'hui  on  n'en  voit  plus  le  fond.  Tous  ces  péchés,  j'en 
ai  chargé  mon  âme;  ma  conscience,  je  l'ai  sacrifiée  pour  mes  en- 
fans,...  et  en  retour  un  coup  de  pied  comme  à  un  chien!..  Lors- 
qu'il m'a  dit,  votre  Yolodka,  reprit  Kharlof  avec  une  nouvelle  force, 
que  je  ne  dois  plus  vivre  dans  ma  chambre,  moi  qui  avais  placé  de 
mes  propres  mains  chaque  soliveau  de  ses  murs,...  lorsqu'il  m'a  dit 
cela  de  sa  bouche  insolente,...  Dieu  seul  sait  ce  qui  se  passa  en  moi! 
Dans  ma  pauvre  tête,  des  ténèbres;  dans  mon  cœur,  un  coup  de 
couteau...  Ou  l'assommer,  ou  fuir  la  maison...  C'est  alors  que  je 
suis  accouru  vers  vous,  ma  bienfaitrice.  Où  pouvais-je  aller  poser 
ma  tête?..  Et  la  pluie,  et  la  boue...  Je  suis  peut-être  tombé  vingt 
fois.  Me  voilà  maintenant  dans  cet  état  horrible...  Kharlof  parcou- 
rut du  regard  ses  haillons  souillés,  et  fit  un  mouvement  pour  quit- 
ter sa  chaise. 

—  Allons,  reste  en  repos,  Martin  Pétrodtch,  dit  ma  mère.  Tu 
m'as  sali  le  plancher,  eh  bien!  le  beau  malheur!  Écoute  :  on  va 
te  mener  dans  une  chambre  bien  chaude,  on  te  donnera  un  lit  bien 
propre;  tu  vas  te  déshabiller,  te  laver;  couche-toi  et  dors. 

—  Je  ne  pourrai  pas  m'endormir,  ma  mère,  répondit  tristement 
Kharlof.  J'ai  comme  des  marteaux  qui  me  battent  dans  la  tête. 
Chassé  comme  un  animal  immonde  !.. 

—  Couche-toi  et  dors,  interrompit  ma  mère.  Ensuite  on  te  don- 
nera du  thé,  et  nous  causerons.  Ne  perds  pas  courage,  mon  vieil 
ami;  on  t'a  chassé  de  ta  maison,  tu  trouveras  toujours  un  asile 
dans  la  mienne.  Je  n'ai  pas  oublié  que  tu  m'as  sauvé  la  vie. 

—  Ma  bienfaitrice,  s'écria  Kharlof  en  se  couvrant  le  visage  des 
deux  mains,  c'est  à  votre  tour  de  me  sauver... 

Cet  appel  toucha  ma  mère  presque  jusqu'aux  larmes.  —  Je  ne 
demande  pas  mieux  que  de  venir  à  ton  aide  en  tout  ce  que  je  puis, 
Martin  Pétrovitch;  mais  tu  dois  me  promettre  que  tu  m'obéiras  dé- 
sormais, et  que  tu  repousseras  bien  loin  toute  mauvaise  pensée. 

Kharlof  découvrit  son  visage.  —  S'il  le  faut,  dit-il  en  s'inclinant, 
je  puis  pardonner. 

Ma  mère  fit  de  la  tête  un  signe  d'approbation.  —  Je  suis  ravie 
de  te  voir  dans  une  disposition  d'esprit  aussi  vraiment  chrétienne, 
mais  nous  parlerons  de  cela  plus  tard.  En  attendant,  fais-toi  propre 
et  tâche  de  dormir.  — Emmenez  Martin  Pétrovitch  dans  la  chambre 
verte,  dit- elle  au  maître  d'hôtel,  dans  celle  du  défunt  seigneur.  Que 
ses  habits  soient  nettoyés  et  séchés,  et  le  linge  nécessaire,  deman- 
dez-le à  la  femme  de  charge.  Vous  m'avez  entendue? 


LE    ROI    LEAR    DE    LA    STEPPE.  281 

—  J'obéis,  répondit  le  maître  d'hôtel. 

—  Et,  dès  qu'il  se  réveillera,  faites  venir  le  tailleur,  et  qu'on  lui 
prenne  mesure  pour  des  habits  neufs.  Il  faudra  aussi  lui  raser  la 
barbe,  mais  tout  cela  plus  tard. 

—  J'obéis,  répéta  le  maître  d'hôtel  ;  Martin  Pétrovitch,  daignez 
me  suivre. 

Kharlof  se  leva,  jeta  un  long  regard  à  ma  mère,  et  allait  s'appro- 
cher d'elle;  mais  il  se  retint,  et  se  contenta  de  lui  faire  un  salut  en 
pliant  le  corps  jusqu'à  la  ceinture.  Puis  il  fit  trois  grands  signes  de 
croix  devant  les  saintes  images,  et  suivit  le  maître  d'hôtel.  Moi 
aussi,  je  me  glissai  hors  de  la  chambre  derrière  eux. 

Le  maître  d'hôtel  emmena  Kharlof  dans  la  chambre  verte,  et 
s'empressa  d'aller  demander  du  linge  à  la  femme  de  charge.  Sou- 
venir nous  avait  guettés  dans  le  vestibule  et  s'était  faufilé  dans  la 
chambre;  il  se  mit  à  cabrioler  en  grimaçant  autour  de  Kharlof,  qui, 
immobile  et  les  bras  ballans,  s'était  arrêté  entre  deux  fenêtres.  L'eau 
continuait  à  couler  de  ses  vêtemens. 

—  Suédois!  ô  Chédois  Karlus!  criait  Souvenir,  qui  se  renversait 
en  arrière  et  se  tenait  les  côtes,  ô  grand  fondateur  de  l'illustre  race 
des  Kharlof,  regarde  ton  descendant!  Qu'il  est  beau!  il  est  digne 
de  toi...  Ah!  ah!  ah!  votre  excellence,  laissez-moi  vous  baiser  la 
main;  mais  pourquoi  avez-vous  mis  des  gants  noirs? 

Je  voulus  retenir  ce  bouffon,  vaine  tentative  !  —  Il  m'a  traité  de 
pique-assiette,  reprit-il,  il  me  disait  :  Tu  n'as  pas  un  toit  qui  t'ap- 
partienne... Et  à  cette  heure  le  voilà  devenu  un  mangeur  du  pain 
d'autrui  tout  comme  moi.  Martin  Kharlof  ou  Souvenir  le  va-nu- 
pieds,  c'est  tout  un  maintenant.  11  se  nourrira  aussi  du  pain  d'au- 
mône. On  prendra  une  vieille  croûte  sale  qu'un  chien  aura  flairée 
et  n'aura  pas  voulu  manger,  et  on  lui  dira  :  Tiens,  régale- toi...  Ah! 
ah!  ah!  — Kharlof  se  tenait  toujours  la  tête  penchée  et  les  bras 
écartés.  —  Martin  Kharlof,  gentilhomme  de  vieille  roche,  de  quelle 
morgue  ne  s'était-il  pas  entouré?  N'approche  pas,  criait- il,  ou  je  te 
brise!..  Et  quand,  à  force  d'avoir  trop  d'esprit,  il  s'est  mis  à  par- 
tager son  bien,  n'a-t-il  pas  gloussé  :  la  reconnaissance,  la  recon- 
naissance!.. Et  moi,  pourquoi  m'a-t-il  oublié?  Qui  sait?  j'aurais 
peut-être  eu  plus  de  cœur.  N'avais-je  pas  raison  de  dire  qu'on  le 
mettrait  le  dos  nu  dans  la  neige? 

—  Souvenir!  m'écriai -je.  —  Le  méchant  bouffon  ne  m'écoutait 
pas.  Kharlof  continuait  à  ne  pas  bouger.  On  eût  dit  qu'il  s'aperce- 
vait enfin  combien  il  était  souillé  de  pluie  et  de  boue,  et  qu'il  n'a- 
vait d'autre  pensée  que  de  s'en  débarrasser;  mais  le  maître  d'hôtel 
ne  revenait  pas. 

—  Et  ça  s'appelle  un  guerrier!  recommença  Souvenir.  Il  a  sauvé 
sa  patrie  en  1812,  il  a  montré  sa  vaillance...  Voilà  ce  que  c'est  : 


282  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ôter  les  culottes  à  des  maraudeurs  à  demi  gelés,  ça  nous  va;  mais 
qu'une  fille  nous  dise  un  mot  de  travers  en.  frappant  du  pied,  et  le 
cœur  nous  tombe  aux  talons. 

—  Souvenir!  m'écriai-je  encore  une  fois. 

Kharîof  lai  jeta  un  regard  de  travers.  Jusqu'alors  il  n'avait  point 
paru  s'apercevoir  de  sa  présence;  ce  fut  mon  exclamation  qui  l'en 
avertit.  —  Prends  garde,  frère,  dit-il  d'une  voix  sourde;  on  saute, 
on  saute,  et  on  finit  par  se  casser  le  cou. 

Souvenir  partit  d'un  éclat  de  rire.  —  Oli  !  vous  m'avez  fait  peur, 
frère  très  re-p  retable!  Si  du  moins  vous  aviez  peigné  vos  jolis  che- 
veux, car  s'ils  viennent  à  sécher,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  on  ne 
pourra  plus  jamais  les  laver  :  il  faudra  les  couper  avec  une  faux... 
Souvenir  mit  les  poings  sur  les  hanches.  —  Et  vous  voulez  en- 
core faire  le  bravache?  En  ver  nu,  un  mendiant!  Dites-moi  platôt 
où  est  maintenant  ce  toit  dont  vous  étiez  si  fier?  —  J'ai  un  toit, 
disiez-vous,  un  toit  héréditaire,  et  toi,  tu  n'en  as  pas! 

Souvenir  était  comme  enragé  à  répéter  ce  mot.  —  Monsieur 
Bitschkof,  lui  criai-je,  que  faites-vous?  au  nom  du  ciel  !  — Mais  lui 
continuait  à  gambader  comme  un  singe  autour  de  Kharlof;  et  le 
maître  d'hôtel  ne  venait  pas,  ni  la  femme  décharge.  Je  m'effrayai  : 
Kharlof,  qui  dans  son  entretien  avec  ma  mère  s'était  calmé  gra- 
duellement et  semblait  même  s'être  réconcilié  avec  son  sort,  entrait 
de  nouveau  en  fureur.  Il  respirait  plus  vite,  les  veines  de  son  cou 
s'enflaient  sous  ses  oreilles;  il  agitait  les  mains,  et  ses  yeux  recom- 
mençaient à  se  mouvoir  dans  le  masque  sombre  de  son  visage  écla- 
boussé. Je  menaçai  Souvenir  d'avertir  ma  mère;  mais  on  eût  dit 
qu'un  démon  s'était  emparé  de  ce  méchant  baladin.  —  Oui,  oui, 
criait-il,  respectable  seigneur,  voilà  où  nous  en  sommes  à  cette 
heure.  Mesdemoiselles  vos  filles  et  votre  gendre  Vladimir  Yassilitch 
se  gaussent  de  vous  sous  votre  toit  héréditaire.  Si  du  moins  vous 
les  aviez  maudites,  selon  votre  promesse;...  mais  c'était  encore  au- 
dessus  de  vos  forces.  Vous  avez  cru  que  vous  pouviez  lutter  avec 
Vladimir  Vassilitch;  vous  vous  permettiez  même  de  l'appeler  Vo- 
lodka.  Il  est  maintenant  M.  Slotkine  gros  comme  le  bras,  un  pro- 
priétaire, un  seigneur.  Et  toi,  qu'es-tu? 

Un  épouvantable  hurlement  interrompit  la  harangue  de  Souvenir. 
Kharlof  éclatait.  Ses  poings  se  soulevèrent,  son  visage  bleuit,  l'é- 
cume parut  sur  ses  lèvres,  tout  son  corps  frémit  de  rage.  —  Un 
toit,  dis-tu?  cria-t-il  de  sa  voix  de  fer.  Les  maudire,  dis- tu?  Non, 
je  ne  les  maudirai  pas,...  ça  leur  est  bien  égal;  mais  le  toit,...  je 
le  détruirai  de  fond  en  comble;  ils  n'en  auront  pas  plus  que  moi. 
Ils  sauront  quel  homme  est  Martin  Kharlof;  ils  connaîtront  ce  qu'il 
en  coûte  à  me  tourner  en  dérision.  Ma  force  ne  m'a  pas  encore 
quitté...  Oh!  ils  n'auront  pas  de  toit...  Non!  non! 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE.  283 

J'étais  pétrifié  de  terreur.  Ce  n'était  plus  un  homme  que  j'avais 
devant  moi,  c'était  une  bête  fauve  qui  se  démenait  éperdue  de  fu- 
reur. Souvenir,  mort  de  peur,  s'était  caché  sous  une  table. 

—  Ils  n'auront  pas  de  toit,  reprit  une  dernière  fois  Kharlof,... 
et,  renversant  presque  la  femme  de  charge  et  le  maître  d'hôtel, 
qui  entraient  avec  le  linge,  il  se  précipita  hors  de  la  maison,  roula 
comme  une  boule  à  travers  la  cour,  et  disparut  par  la  grande  porte. 

lY. 

Ma  mère  aussi  entra  dans  une  terrible  colère  quand  le  maître 
d'hôtel  vint  lui  apprendre  d'un  air  consterné  le  départ  de  Kharlof. 
Il  n'osa  pas  prendre  sur  lui  de  cacher  le  véritable  motif  de  cet  évé- 
nement. —  C'est  donc  toi?  dit  ma  mère  à  Souvenir,  qui  était  ac- 
couru bêtement  comme  un  lièvre  pour  lui  baiser  la  main,  c'est  ta 
méchante  langue  qui  est  cause  de  tout. 

—  Grâce,  grâce,...  balbutia  Souvenir  en  jetant  les  bras  derrière 
le  dos,  selon  son  habitude  servile. 

—  Je  connais  ton  grâce l  répliqua  ma  mère. 

Et,  sans  vouloir  plus  rien  entendre,  elle  le  chassa  du  salon.  Elle 
fit  venir  Lizinski,  lui  donna  l'ordre  de  partir  sur-le-champ  avec 
une  voiture  pour  leskovo,  et  de  ramener  Kharlof,  coûte  que  coûte. 
—  Ne  revenez  pas  sans  lui,  furent  ses  dernières  paroles. 

Le  sombre  Polonais  s'inclina  et  sortit. 

Je  retournai  dans  ma  chambre,  je  m'assis  encore  devant  la  fe- 
nêti'e,  et  je  restai  plongé  dans  mes  réflexions.  Je  ne  pouvais  pas 
comprendre  comment  Kharlof,  qui  avait  supporté  presque  sans  mur- 
mure les  injures  de  ses  proches,  n'avait  pu  se  maîtriser  aux  pi- 
qûres de  langue  d'un  être  aussi  infime  que  l'était  Souvenir.  Je  ne 
savais  pas  encore  dans  ce  temps-là  quelle  amertume  extrême  peut 
se  cacher  au  fond  d'une  raillerie,  même  plate  et  sortant  d'une 
bouche  méprisée.  Le  nom  détesté  de  Slotkine,  que  Souvenir  avait 
prononcé,  était  tombé  comme  une  étincelle  sur  la  poudre. 

Une  heure  s'était  passée.  Je  vis  notre  voiture  rentrer  dans  a 
cour;  mais  l'intendant  s'y  trouvait  seul.  Lizinski  sauta  précipitam- 
ment de  la  voiture  et  monta  le  perron  en  courant;  il  avait  l'air  ef- 
faré, ce  qui  ne  lui  arrivait  guère.  Je  descendis  aussitôt,  et  entrai 
derrière  lui  dans  le  salon.  —  Eh  bien!  vous  le  ramenez?  demanda 
ma  mère. 

—  Non,  répondit  Lizinski.  Je  n'ai  pas  pu  l'amener. 

—  Pourquoi?  l'avez-vous  vu? 

—  Oui. 

—  Que  lui  est-il  donc  arrivé?  un  coup  de  sang? 

— Non,  rien  ne  lui  est  arrivé.  Il  est  en  train  de  démolir  sa  maison. 


284  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Comment?.. 

—  Il  se  tient  sur  le  toit  de  la  maison  neuve  et  la  démolit.  11  a 
déjà  jeté  par  terre  une  trentaine  de  planches  et  une  demi-douzaine 
de  soliveaux. 

Ma  mère  ouvrit  de  grands  yeux.  —  Seul,...  sur  le  toit,...  et  il 
détruit  sa  maison? 

—  Comme  j'ai  l'honneur  de  vous  le  dire.  Il  marche  sur  le  plan- 
cher du  grenier,  et  brise  tout  à  droite  et  à  gauche.  Sa  force,  comme 
vous  daignez  le  savoir,  est  surhumaine...  Puis,  il  faut  dire  la  vérité, 
le  toit  n'est  pas  bien  solide.  Il  est  fait  de  voliges  et  de  lattes,  et 
cloué  à  broquettes. 

Ma  mère  me  regarda.  —  Voliges,...  dit-elle,  et  broquettes... 
—  Évidemment  elle  ne  comprenait  pas  le  sens  de  ces  mots.  —  Mais 
enfin  qu'avez- vous  fait? 

—  Je  suis  revenu  ici  pour  chercher  des  instructions.  Sans  en- 
voyer beaucoup  de  monde,  on  ne  pourra  rien  faire  là-bas;  tous  les 
paysans  se  sont  cachés  de  peur. 

—  Mais  les  filles  de  Martin  Pétrovitch?.. 

—  Elles  aussi  ne  sont  bonnes  à  rien.  Elles  courent  de  ci  de  là 
tout  éperdues;  elles  entonnent  le  chant  de  mort,...  et  voilà  tout. 

—  Slotkine  est-il  là? 

—  Lui  aussi,  il  hurle  plus  fort  que  tous  les  autres. 

Il  était  évident  que  c'était  un  cas  bien  singulier.  Que  fallait-il 
faire?  Envoyer  à  la  ville  chercher  Vispravnik?  Piassembler  les  pay- 
sans? Ma  mère  avait  complètement  perdu  la  tête.  Gitkof,  qui  était 
venu  pour  dîner,  n'était  pas  moins  ahuri  :  il  est  vrai  qu'il  parla  de 
requérir  la  troupe;  mais,  habitué  à  la  discipline,  il  ne  savait  donner 
aucun  conseil,  et  se  bornait  à  regarder  ma  mère  avec  dévoûment  et 
subordination.  Lizinski,  voyant  qu'il  n'avait  pas  d'instructions  à 
espérer,  finit  par  dire  à  ma  mère,  avec  le  respect  affecté  qui  lui 
était  familier,  que,  si  on  lui  permettait  d'emmener  quelques  pale- 
freniers, jardiniers  et  autres  gens  de  service,  il  pourrait  bien  faire 
une  tentative. 

—  Oh  !  oui  !  faites  une  tentative,  mais  vite,  vite;  je  prends  tout 
sur  mon  compte. 

Lizinski  eut  un  froid  sourire.  —  Je  dois,  madame,  vous  avertir 
d'avance  qu'on  ne  peut  répondre  du  résultat.  La  force  de  M.  Khar- 
lof  est  bien  grande...  et  son  désespoir  aussi. 

—  C'est  cet  affreux  Souvenir!  s'écria  ma  mère.  Jamais  je  ne  lui 
pardonnerai;  mais  vite,  vite,  partez  ! 

—  Prenez  beaucoup  de  cordes,  monsieur  l'intendant,  et  des  cro- 
chets à  incendie,  fit  Gitkof  d'une  voix  de  basse,  et  même,  si  vous 
aviez  un  filet,  vous  feriez  bien  de  l'emporter.  Il  est  arrivé  une  fois 
dans  notre  régiment.., 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE,  285 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  vos  leçons,  monsieur,  interrompit  l'in- 
tendant avec  dépit. 

Gilkof  répondit  d'un  air  piqué  qu'il  s'attendait  à  être  convoqué. 

—  Oh!  non!  s'écria  ma  mère,  reste  ici.  Que  M.  l'intendant  aille 
seul.  Partez,  mon  cher  monsieur! 

Je  courus  à  l'écurie,  je  sellai  moi-même  mon  petit  cheval,  et  je 
partis  au  galop  pour  leskovo. 

La  pluie  avait  cessé,  mais  le  vent  soufflait  avec  plus  de  violence 
et  frappait  mon  visage.  A  mi-chemin,  ma  selle  faillit  tourner.  Je 
descendis  de  cheval  et  serrai  les  courroies  avec  les  dents.  Quelqu'un 
m'appela  par  mon  nom;  c'était  Souvenir  qui  courait  à  travers 
champs  pour  me  rattraper.  —  Eh  !  eh  !  mon  petit  père,  me  cria- 
t-il  de  loin,  la  curiosité  vous  talonne.  Eh  bien  !  moi  aussi.  11  ne  fau- 
drait pas  mourir  sans  avoir  vu  une  telle  chose. 

—  Vous  voulez  vous  repaître  de  vos  œuvres  !  m'écriai-je  avec 
indignation,  —  et,  sautant  sur  mon  cheval,  je  lui  fis  reprendre  le 
galop.  Cependant  l'insupportable  Souvenir  ne  restait  pas  en  arrière; 
il  ricanait  et  grimaçait  même  en  courant. 

Voici  enfin  leskovo,  voilà  la  digue,  la  haie  du  jardin  et  les  saules 
qui  entourent  l'habitation.  J'arrivai  à  la  porte  cochère,  j'y  attachai 
mon  cheval,  et  restai  muet  de  stupeur.  D'un  bon  tiers  du  toit  de  la 
maison  neuve,  il  ne  restait  plus  qu'un  squelette.  Des  deux  côt?s  de 
la  maison  étaient  entassées  des  planches  brisées.  Sur  le  plancher 
du  grenier,  soulevant  de  la  poussière  et  des  débris,  s'agitait  avec 
une  rapidité  gauche  et  sinistre  une  masse  noirâtre;  tantôt  cet  être 
secouait  le  seul  tuyau  de  cheminée  qui  restait,  car  l'autre  s'était 
déjà  écroulé;  tantôt  il  arrachait  une  planche  du  toit  et  la  lançait 
par  terre;  tantôt  il  saisissait  les  poutres  à  deux  mains  pour  les 
ébranler.  C'était  Kharlof.  Cette  fois  encore,  il  me  fit  l'effet  d'un 
ours  :  la  tête,  le  dos,  les  épaules,  les  jambes  écartées  posant  sur  le 
talon,  tout  en  lui  était  d'un  ours.  Le  vent  violent  qui  s'était  élevé 
faisait  tourbillonner  ses  haillons  et  ses  cheveux.  C'était  horrible  à 
voir,  son  corps  nu  et  rouge,  qui  se  montrait  par  place  à  travers  les 
déchirures;  c'était  horrible  à  entendre,  son  grognement  rauque  et 
sauvage.  Une  foule  remplissait  la  cour;  des  paysannes,  des  gens  de 
service,  des  enfans  se  pressaient  le  long  des  haies.  Une  vingtaine 
de  paysans  s'étaient  rassemblés  en  groupe  à  quelque  distance.  Le 
vieux  prêtre,  que  je  connaissais  déjà,  se  tenait  sans  chapeau  sur  le 
perron  de  l'autre  maisonnette  ;  de  temps  en  temps,  il  soulevait  des 
deux  mains  un  vieux  crucifix  de  cuivre  et  semblait  le  montrer  à 
Kharlof  en  silence  et  sans  espoir.  Près  de  lui,  le  dos  appuyé  contre 
le  mur  et  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  Evlampia  regardait  son 
père  avec  une  sombre  attention.  Pour  Anna,  tantôt  elle  passait  la 
tête  hors  de  la  fenêtre,  tantôt  elle  bondissait  dans  la  cour,  puis 


286  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rentrait  dans  la  maison.  Pâle,  blême,  vêtu  d'une  vieille  robe  de 
chambre  avec  une  calotte  sur  la  tête  et  tenant  à  la  main  son  fusil  à 
un  coup,  Slotkine  piétinait  sur  place.  Il  était  haletant,  il  menaçait, 
il  grelottait,  il  couchait  Kharlof  en  joue,  et  rejetait  son  fusil  sur 
son  épaule,  puis  le  visait  de  nouveau,  criait,  pleurait;  il  avait  bien 
l'air  d'un  juif,  comme  disait  ma  mère.  Dès  qu'il  nous  aperçut,  Sou- 
venir et  moi,  il  courut  à  notre  rencontre. 

—  Voyez,  voyez  ce  qui  nous  arrive,  dit-il  d'une  voix  larmoyante; 
il  est  devenu  fou,  entièrement  fou.  Regardez  ce  qu'il  fait.  J'ai  déjà 
envoyé  chercher  la  police;  mais  personne  ne  vient,  personne  ne 
vient.  Si  je  lui  tire  un  coup  de  fusil,  je  ne  serai  pas  responsable  de- 
vant la  loi ,  car  enfin  chacun  a  le  droit  de  défendie  sa  propriété.  Je 
vais  tirer...  devant  Dieu,  je  vais  tirer...  — 11  s'élança  vers  la  maison. 

—  Martin  Pétrovitch,  si  vous  ne  descendez  pas,  je  tire. 

—  Tire,  répondit  sur  le  toit  une  voix  terrible;  tire!  En  attendant, 
voici  un  cadeau  que  je  te  fais.  —  Une  longue  planche  vola  dans 
l'air,  tournoya  deux  fois,  et  vint  tomber  lourdement  aux  pieds 
mêmes  de  Sloïkine.  Celui-ci  fit  un  saut  en  arrière;  Kharlof  partit 
d'un  éclat  de  rire. 

—  Seigneur  Jésus!  —  murmura  quelqu'un  derrière  moi.  Je  me 
retournai,  c'était  Souvenir.  —  Ah  !  ah  !  me  dis-je,  tu  cesses  enfin  de 
ricaner. 

Slotkine  empoigna  un  paysan  par  le  collet  de  sa  casaque.  — 
Grimpe  donc,  huilait-il  en  le  secouant  de  toutes  ses  forces;  grimpez 
tous,  sauvez  mon  bien. 

Le  paysan  avança  de  deux  pas,  renversa  la  tête,  agita  ses  mains  : 

—  Eh!  là  haut,  monsieur!..  Puis  il  fit  volte-face  et  disparut. 

—  Une  échelle!  apportez  une  échelle!  cria  Slotkine  aux  autres 
paysans. 

—  Où  la  prendre?  répondit-on  du  groupe.  —  Et  quand  même  il 
y  aurait  une  échelle,  dit  une  voix  lente,  qui  diable  s'aviserait  de 
grimper?  Pas  si  bête!  Que  quelqu'un  s'y  frotte,  il  lui  tordra  le  cou 
comme  à  un  poulet.  — Il  était  clair  pour  moi  que,  si  même  le  danger 
eût  été  moindre,  les  paysans  n'auraient  pas  obéi  à  leur  nouveau  maî- 
tre; ils  approuvaient  presque  Kharlof,  et  l'admiraient  certainement. 

—  Brigands,  scélérats  !  vociféra  Slotkine.  —  A  ce  moment,  la  der- 
nière cheminée  s'écroula  avec  fracas,  et  à  travers  un  nuage  de  pous- 
sière jaune  on  vit  Kharlof,  poussant  un  cri  de  triomphe  et  levant  ses 
mains  ensanglantées,  se  tourner  de  notre  côté.  Sloïkine  le  mit  en 
joue;  mais  Evlampia  lui  poussa  le  coude.  Il  se  retourna.  —  N'em- 
pêche pas!  cria-t-il  avec  fureur. 

—  Et  toi,  dit-elle,  n'ose  pas.  —  Ses  yeux  d'un  bleu  sombre  s'al- 
lumèrent sous  ses  sourcils  rapprochés.  —  Le  père,  dit-elle,  détruit 
sa  maison  ;  elle  est  à  lui. 


LE    ROI    LEAR    DE    LA    STEPPE.  '  287 

—  Tu  mens,  elle  est  à  nous. 

—  C'est  toi  qui  le  dis,  et  moi ,  sa  fille,  je  dis  qu'elle  est  à  lui.  — 
Slotkine  étoulTait  de  colère;  Evlampia  le  regardait  fixement  sans 
sourciller. 

—  Ah  !  bonjour,  bonjour,  ma  fille  chérie,  cria  d'en  haut  Kharlof  ; 
bonjour,  Evlampia  Maitinovna.  Comment  vis-tu  avec  ton  bon  ami?.. 

—  Père!  dit  Evlampia  d'une  voix  sonore. 

—  Quoi,  fille?  reprit  Kharlof  en  s' avançant  jusqu'au  bord  du 
mur.  — Je  crus  apercevoir  sur  son  visage  un  étrange  sourire,  serein, 
presque  jovial,  et  par  cela  même  d'autant  plus  sinistre.  Bien  des 
années  après,  j'ai  vu  un  sourire  pareil  sur  le  visage  d'un  condamné 
à  mort. 

—  Finis,  père  ;  descends,  viens  à  moi.  Nous  sommes  coupables, 
nous  te  rendrons  tout;  crois  ta  fille,  descends. 

—  De  quel  droit  prends-tu  des  décisions?  interrompit  Slotkine. 
—  Evlampia  ne  daigna  pas  lui  répondre. 

—  Je  te  restituerai  ma  part,  continua-t-elle;  je  te  rendrai  tout. 
Finis,  descends,  père;  pardonne-nous,  :  ardonne-moi  ! 

Kharlof  continuait  de  sourire. —  Trop  tard,  ma  colombe,  —  dit-il, 
et  chacune  de  ses  paroles  sonnait  comme  de  l'airain.  —  Trop  tard 
s'est  émue  ton  âme  de  pierre.  Ça  roule  au  bas  de  la  montagne,  ça  ne 
peut  plus  s'arrêter.  Ne  me  regarde  pas;  je  suis  un  homme  perdu. 
Regarde  plutôt  ton  Volodka.  Vois  un- peu  quel  joli  garçon  il  fait. 
Regarde  aussi  ta  vipère  de  sœur.  Voilà  qu'elle  passe  son  museau 
par  la  fenêtre;  elle  fait  ks,  ks,  à  son  charmant  mari.  Non,  mes  pe- 
tits messieurs;  vous  avez  voulu  me  priver  de  mon  toit;  eh  bien!  je 
ne  vous  laisseiai  pas  solive  sur  solive.  Je  les  avais  toutes  façonnées 
et  placées  de  mes  mains;  je  les  détruirai  toutes  de  mes  seules  mains. 
Vous  voyez,  je  n'ai  pas  même  pris  de  hache.  —  11  cracha  dans  la 
paume  de  ses  deux  mains,  et  saisit  de  nouveau  une  poutre. 

—  Finis,  père,  reprit  Evlampia;  —  sa  voix  était  devenue  étran- 
gement caressante.  —  Ne  te  souviens  pas  du  passé.  Crois-moi,  tu 
m'as  toujours  crue.  Descends,  viens  dans  ma  petite  chambre;  viens 
sur  mon  lit;  je  te  sécherai,  je  te  réchaufferai;  je  panserai  tes  plaies. 
Vois  comme  tu  as  déchiré  tes  pauvres  mains.  Tu  vivras  chez  moi 
comme  dans  le  giron  du  Christ.  Tu  mangeras  des  chatteries  bien 
douces,  et  tu  dormiras  encore  plus  doucement.  Oui,  oui,  nous  avons 
été  coupables.  Allons,  pardonne. 

Kharlof  hocha  la  tête.  —  Bavardage  !  je  vais  vous  croire,  n'est-ce 
pas?  Vous  avez  tué  en  moi  la  croyance,  vous  avez  tout  tué.  J'étais 
un  aigle,  je  me  suis  fait  pour  vous  vermisseau,...  et  vous  avez  mis 
le  talon  sur  le  vermisseau.  Je  t'aimais,  tu  le  sais,  et  combien!  Main- 
tenant tu  n'es  plus  ma  fille,  et  je  ne  suis  plus  ton  père.  Je  suis  un 
homme  perdu.  Et  toi,  tire  donc,  lâche,  s'écria-t-il  tout  à  coup  en 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'adressant  à  Slotkine.  Pourquoi  ne  fais-tu  que  me  viser?  Tu  te 
rappelles  sans  doute  la  loi  :  «  si  le  donataire  attente  à  la  vie  du 
donateur,  celui-ci  a  le  droit  de  reprendre  ce  qu'il  a  donné.  »  Ah, 
ah!.,  n'aie  pas  peur,  grand  légiste,  je  ne  demanderai  rien;  je  ré- 
glerai tout  moi-même...  Allons,  tire  donc! 

—  Père  !  cria  Evlampia  d'une  voix  suppliante. 

—  Tais-toi. 

—  Martin  Pétrovitch,  mon  petit  frère,  pardonnez,  soyez  géné- 
reux, balbutia  Souvenir. 

—  Père,  père  chéri... 

—  Tais-toi,  chienne!  —  Et,  pour  répondre  à  Souvenir,  il  fit  un 
geste  de  mépris. 

En  ce  moment,  Lizinski  avec  sa  suite  montée  sur  trois  tcUgas 
apparut  devant  la  porte  de  l'enclos.  Les  chevaux  fatigués  souillaient 
avec  force,  et  les  hommes  se  hâtèrent  de  sauter  l'un  après  l'autre 
dans  la  boue.  —  Oh,  oh,  cria  Kharlof  à  tue-tête,  une  armée,  toute 
une  armée  contre  moi!  C'est  bien.  Seulement  je  préviens  que  qui- 
conque viendra  me  rendre  visite  sur  mon  toit,  je  le  renverrai  la  tête 
en  bas.  Je  suis  un  maître  de  maison  pointilleux,  et  je  n'aime  pas  les 
visiteurs  qui  viennent  me  déranger.  —  Il  s'accrocha  des  deux  mains 
à  la  paire  de  solives  qui  forment  sur  le  devant  du  toit  ce  qu'on 
nomme  les  jambes  du  fronlon,  et  se  mit  à  les  secouer  de  toute  sa 
force.  Penché  sur  le  bord  du  plancher,  il  leur  imprimait  des  sac- 
cades en  mesure,  chantonnant  comme  le  font  les  bourlaki  qui  s'at- 
tellent aux  bateaux  sur  les  fleuves  :  —  Encore  un  coup,  encore 
un...  ouh! 

Slotkine  courut  à  Lizinski  pour  reprendre  ses  doléances  ;  l'autre 
le  repoussa  brusquement ,  il  se  préparait  à  exécuter  le  plan  qu'il 
avait  imaginé.  Lui-même  se  plaça  devant  la  maison,  et,  pour  faire 
diversion,  entama  une  causerie  avec  Kharlof,  lui  représentant  que 
ce  qu'il  faisait  là  n'était  pas  digne  d'un  gentilhomme,  —  (Encore 
un  coup,  encore  un...  ouh!  chantait  Kharlof)  —  que  Natalia  Ni- 
colavna  était  très  mécontente  de  sa  façon  d'agir,  que  ce  n'était  pas 
là  ce  qu'elle  attendait  de  lui...  —  Encore  un  coup...  ouh!  chan- 
tait l'autre  sur  son  toit.  Cependant  Lizinski  avait  détaché  quatre 
palefreniers  des  plus  forts  et  des  plus  hardis  de  l'autre  côté  de  la 
maison  pour  qu'ils  montassent  sur  le  toit.  Leur  intention  n'échappa 
point  à  la  vigilance  de  Kharlof.  Il  abandonna  le  fronton,  et  courut 
précipitamment  à  l'autre  bout  du  grenier.  Son  aspect  était  si  ter- 
rible que  deux  des  palefreniers  qui  s'étaient  hissés  jusqu'en  haut 
redescendirent  immédiatement  par  la  gouttière,  à  la  grande  joie  et 
aux  éclats  de  rire  des  gamins  rassemblés  dans  la  cour.  Kharlof  agita 
le  poing  derrière  les  fuyards,  et,  revenant  aussitôt  à  son  fronton,  il 
se  remit  à  l'ébranler  de  nouveau  en  s' accompagnant  de  sa  chanson 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE.  289 

des  boiirlaki.  Tout  à  coup  il  s'arrêta.  —  Maximouchka,  ami  de  mon 
cœur,  s'écria-t-il,  est-ce  bien  toi  que  je  vois? 

Je  me  retournai.  Le  petit  Cosaque  Maximka  se  détachait  en  effet 
d'un  groupe  de  paysans,  et  s'avançait  en  riant  d'une  oreille  à  l'autre. 
Son  patron  le  sellier  lui  avait  donné  sans  doute  un  jour  de  congé. 
—  Viens  ici,  Maximouchka,  mon  fidèle  serviteur!  Yiens,  nous  nous 
défendrons  ensemble  contre  les  méchans  Tatars,  contre  les  bandits 
polonais.  —  Maximka,  tout  en  continuant  de  rire,  se  mit  en  devoir 
de  grimper;  mais  on  le  saisit,  on  le  traîna  en  arrière,  Dieu  sait  pour- 
quoi, si  ce  n'était  pour  donner  un  exemple  aux  autres,  car  il  ne 
pouvait  pas  être  d'un  grand  secours  h  Kharlof.  —  Ah!  c'est  comme 
ça,  cria  celui-ci,  qui  attaqua  de  nouveau  les  solives. 

—  Vikenti  Ossipitch,  dit  Slotkine  à  Lizinski,  permettez  que  je  lui 
tire  un  coup  pour  l'effrayer  seulement,  car  mon  fusil  n'est  chargé 
qu'à  plomb  cle  bécassines...  Lizinski  n'eut  pas  le  temps  de  lui  ré- 
pondre; les  jambes  du  fronton,  furieusement  secouées  par  les 
poignets  d'airain  de  Kharlof,  craquèrent,  penchèrent  sur  la  cour, 
et  s'écroulèrent  avec  fracas;  entraîné  par  elles,  Kharlof  aussi  fut 
précipité.  I!  frappa  le  sol  de  tout  son  poids.  Les  assistans  pous- 
sèrent un  cri.  Kharlof  restait  étendu  sur  la  poitrine  ;  la  longue 
poutre  qui  forme  l'arête  du  toit  avait  suivi  le  fronton  dans  sa  chute, 
et  était  tombée  sur  les  épaules  du  malheureux. 

On  accourut,  on  enleva  la  poutre;  on  retourna  Kharlof  sur  le 
dos.  Son  visage  était  inanimé;  du  sang  suintait  au  coin  des  lèvres; 
il  ne  respirait  plus.  —  C'est  fini,  —  murmuraient  les  paysans  qui 
s'étaient  approchés.  On  courut  chercher  de  l'eau  dans  un  puits; 
on  lui  en  jeta  un  seau  tout  entier  sur  la  tête.  La  boue  et  la  pous- 
sière furent  enlevées  du  visage  ;  mais  aucune  fibre  n'y  tressaillit. 
Un  banc  fut  apporté  et  placé  près  de  la  maison;  à  grand'peine,  on 
l'y  mit  sur  son  séant,  la  tête  appuyée  contre  la  muraille.  —  Le  pe- 
tit Cosaque  ^laximka  s'avança,  plia  un  genou,  écarta  l'autre  jambe, 
et,  dans  cette  pose  théâtrale,  souleva  des  deux  mains  le  bras 
gauche  de  son  ancien  maître.  Pâle  comme  la  mort,  Evlampia  vint 
se  placer  devant  son  père  et  fixa  sur  lui  ses  yeux  démesurément  ou- 
verts et  immobiles.  Ni  Anna,  ni  Slotkine  n'osèrent  s'approcher. 
Tous  se  taisaient,  dans  une  attente  morne.  On  entendit  enfin  une  sorte 
de  bouillonnement  convulsif  dans  la  gorge  de  Kharlof,  comme  d'un 
homme  qui  avale  de  travers  un  breuvage;  puis  il  fit  un  faible  mou- 
vement du  bras  droit,  ouvrit  un  seul  œil,  celui  du  côté  droit,  et,  ayant 
promené  autour  de  lui  un  regard  hébété,  comme  s'il  eût  été  en  proie 
à  je  ne  sais  quelle  terrible  ivresse,  il  bégaya  :  —  Fra...  cassé...  — 
Puis  après  une  pause  :  —  Le  voilà!  le  poulain  noir...  —  Un  flot  de 
sang  épais  jaillit  de  sa  bouche;  tout  son  corps  frémit.  —  C'est  la 

TOME  xcviii.  ■—  1872.  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fm,  — pensai-je;  mais  Kharlof  ouvrit  de  nouveau  l'œil  droit  (la  pau- 
pière gauche  restait  immobile  comme  celle  d'un  mort),  en  dirigea 
le  regard  sur  Evlampia,  et  d'une  voix  presque  éteinte  :  —  C'est 
toi,  fille,  dit-il,...  je  te...  — Lizinski,  d'un  geste,  appela  le  prêtre, 
qui  se  tenait  encore  sur  le  perron.  Le  vieillard  se  hâta;  mais  ses  ge- 
noux chancelans  s'empêtraient  dans  son  long  surplis.  Tout  à  coup 
une  hideuse  convulsion  souleva  les  jambes  de  Kharlof,  puis  le 
tronc,  puis  gagna  son  visage.  Celui  d'Evlampia  se  déforma  de  la 
même  façon,  comme  si  elle  eût  imité  son  père  dans  son  agonie. 
Maximka  fit  le  signe  de  la  croix.  J'eus  peur,  et,  courant  près  de  la 
porte  d'entrée,  je  me  pressai  la  poitrine  contre  un  des  poteaux.  A 
ce  moment,  un  murmure  sourd  et  bas  courut  de  bouche  en  bouche. 
Je  compris  que  Kharlof  avait  cessé  de  vivre.  La  grosse  poutre  lui 
avait  brisé  l'épine  dorsale. 

—  Que  voulait-il  lui  dire  en  mourant,  me  demandai-je  à  moi- 
même  en  retournant  à  la  maison  sur  mon  poney  ;  je  te  maudis  ou 
je  te  pardonne?  —  Bien  que  la  pluie  eût  recommencé,  j'allais  au 
pas,  voulant  rester  plus  longtemps  seul  avec  mes  réflexions.  Souve- 
nir était  parti  sur  l'une  des  télégas  qu'avait  amenées  Lizinski.  Si 
jeune  et  si  léger  que  je  fusse  en  ce  temps-là,  je  ne  pouvais  m'em- 
pêcher  d'être  frappé  par  le  changement  subit  et  profond  que  pro- 
duit dans  tous  les  cœurs  l'apparition  inattendue  ou  même  atten- 
due de  la  mort,  sa  solennité,  et  ce  que  j'appellerais  sa  sincérité. 
J'avais  été  fort  ému,  et  pourtant  mon  regard  enfantin  avait  pu 
noter  bien  des  choses  :  comment  Slotkine  rapidement  et  furtive- 
ment avait  jeté  loin  de  lui  son  fasil  ainsi  qu'une  chose  volée;  com- 
ment sa  femme  et  lui  étaient  devenus  soudain  l'objet  d'une  répro- 
bation silencieuse  et  générale,  et  comment  le  vide  s'était  fait  autour 
d'eux.  Cette  réprobation  ne  s'étendait  point  sur  Evlampia,  bien  que 
sa  faute  n'eût  pas  été  moindre  que  celle  de  sa  sœur;  elle  avait  même 
excité  une  certaine  pitié,  lorsqu'elle  tomba  comme  une  masse  inerte 
aux  pieds  de  son  père  inanimé.  Cependant  tout  le  monde  sentait 
qu'elle  aussi  était  coupable.  —  Injustice  envers  le  vieillard!  dit  un 
paysan  à  tête  grise,  appuyé,  comme  un  juge  antique,  des  deux  mains 
et  de  la  barbe  sur  un  long  bâton.  Le  péché  est  sur  votre  âme...  In- 
justice! —  Ce  mot  fut  à  l'instant  accepté  par  tous  comme  un  ar- 
rêt sans  appel.  La  conscience  du  peuple  avait  parlé.  Je  le  compris 
aussitôt,  et  je  gardai  à  la  main  ma  casquette,  que  j'avais  ôtée  au 
moment  de  la  mort.  Je  remarquai  aussi  que,  dans  les  premiers  mo- 
mens,  Slotkine  n'osait  pas  donner  des  ordres.  Sans  faire  attention 
à  lui,  on  souleva  le  corps  et  on  le  porta  à  la  maison.  Sans  lui  dire 
un  seul  mot,  le  prêtre  alla  chercher  à  l'église  les  objets  nécessaires, 
et  le  starosla  fit  partir  une  tcléga  pour  la  ville,  afin  d'avertir  l'auto- 
rité. Pour  Anna,  quand  elle  dit  de  chauffer  un  smnovar  pour  laver 


LE    ROI    LEAR    DE    LA    STEPPE.,  291 

le  corps  du  défunt ,  ce  ne  fut  pas  avec  son  ton  habituel  de  com- 
mandement, mais  avec  un  ton  de  prière ,  et  on  lui  répondit  avec 
rudesse. 

Moi,  je  me  demandais  toujours  :  —  Qu'a-t-il  voulu  dire  à  sa  fille? 
Voulait-il  lui  pardonner  ou  la  maudire  encore? — Je  décidai  en  moi- 
même  qu'il  lui  avait  pardonné,  et  je  me  sentis  soulagé  comme  si 
j'avais  deviné  juste.  Trois  jours  plus  tard  eurent  lieu  les  funérailles 
de  Kharlof  aux  frais  de  ma  mère,  qui,  très  affligée  de  sa  mort,  avait 
donné  l'ordre  de  ne  rien  épargner.  Elle-même  n'alla  point  à  l'é- 
glise, ne  voulant  pas,  disait-elle,  revoir  les  trois  coupables;  elle 
m'y  envoya  avec  Lizinski  et  Gitkof,  que  depuis  ce  jour  elle  ne  traita 
plus  que  de  femmelette.  Il  fut  défendu  formellement  à  Souvenir  de 
reparaître  à  ses  yeux ,  et  longtemps  après  elle  lui  tint  encore  ri- 
gueur, l'appelant  l'assassin  de  son  ami.  Cette  disgrâce  lui  fut  très 
sensible;  il  ne  cessait  de  se  promener,  sur  la  pointe  des  pieds,  dans 
la  chambre  voisine  de  celle  de  ma  mère.  Il  était  en  proie  à  je  ne 
sais  quelle  ignoble  mélancolie;  il  frissonnait  à  tout  moment  et  mur- 
murait :  grâce  !  grâce  ! 

Pendant  la  cérémonie  à  l'église,  Slotkine  me  sembla  rentré  dans 
son  assiette  ordinaire;  il  s'agitait  comme  d'habitude,  et  prêtait  une 
attention  avide  à  ce  qu'on  ne  dépensât  rien  de  trop,  bien  que  ce  ne 
fût  pas  pris  dans  sa  poche.  Maximka,  paré  d'une  casaque  toute 
neuve,  présent  de  ma  mère,  s'était  faufilé  parmi  les  chantres,  et 
poussait  des  notes  de  ténor  tellement  aiguës  que  personne  ne  pou- 
vait douter  de  la  sincérité  de  son  attachement  envers  le  défunt.  Les 
deux  sœurs  étaient  là,  vêtues  d'habits  de  deuil,  et  paraissaient  plus 
troublées  qu'affligées ,  surtout  Evlampia.  Anna  avait  pris  un  air 
humble  et  contrit;  cependant  elle  ne  faisait  nul  effort  pour  pleurer, 
et  se  bornait  à  passer  continuellement  sur  ses  cheveux  sa  main 
longue  et  sèche.  De  temps  en  temps,  Evlampia  se  laissait  tomber 
dans  une  sombre  rêverie.  Cette  réprobation  générale  et  sans  appel 
que  j'avais  déjà  remarquée  le  jour  de  la  mort,  je  la  retrouvais  sur 
tous  les  visages,  dans  les  mouvemens  et  les  regards  des  assistans; 
seulement  cette  réprobation  était  devenue,  non  pas  moins  forte, 
mais  plus  froide  et  comme  indifférente.  On  eût  dit  que  tous  ces 
gens  savaient  que  le  grand  péché  dont  la  famille  de  Kharlof  s'était 
rendue  coupable  envers  lui  était  maintenant  porté  devant  le  seul 
vrai  juge,  et  qu'eux  n'avaient  plus  besoin  ni  de  s'inquiéter  ni  de 
s'indigner.  Tous  priaient  avec  ferveur  pour  l'âme  du  défunt,  de  ce 
défunt  qu'ils  avaient  peu  aimé  durant  sa  vie,  que  même  ils  avaient 
craint,  tant  la  mort  avait  fait  une  entrée  brusque  et  imprévue  !  — 
Si  encore  il  eût  aimé  à  boke,  disait  sur  le  perron  de  l'église  un 
paysan  à  un  autre. 

—  Eh  !  il  arrive  aussi  qu'on  s'enivre  sans  boire. 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oui,  il  y  a  eu  injustice,  reprit  le  premier,  répétant  ce  mot 
décisif. 

—  Injustice  !  murmurèrent  tous  autour  de  lui. 

—  Pourtant  il  a  été  dur  pour  vous,  fis-je  observer  à  un  autre 
paysan,  dans  lequel  je  reconnus  un  des  serfs  de  Kharlof. 

—  C'était  son  affaire  de  seigneur,  répondit  le  paysan;  ça  ne 
change  rien  à  l'injustice  qu'on  lui  a  faite. 

Devant  la  fosse  ouverte,  Evlampia  trahissait  la  même  absence 
d'esprit;  elle  semblait  obsédée  de  la  même  rêverie  morne.  Je  re- 
marquai qu'elle  traitait  Slotkine,  qui  plusieurs  fois  tenta  de  lui 
adresser  la  parole,  comme  elle  avait  traité  Gitkof,  et  plus  mal  en- 
core. 

Quelques  jours  après,  le  bruit  se  répandit  qu'Evlampia  Martinovna 
avait  quitté  pour  toujours  la  maison  paternelle,  et  sans  dire  où  elle 
allait.  Elle  avait  abandonné  à  sa  sœur  toute  la  part  de  fortune  qui 
lui  revenait,  se  bornant  à  emporter  quelques  centaines  de  roubles. 
—  La  bonne  Anna,  elle  a  racheté  son  mari,  s'écria  ma  mère  en  ap- 
prenant cette  nouvelle. 

Puis,  s'adressant  à  Gitkof,  qui  avait  remplacé  Souvenir  pour  lui 
faire  la  partie  de  piquet  :  —  Il  n'y  a  que  toi  qui  as  les  mains  malha- 
biles, des  mains  qui  ne  savent  ni  prendre  ni  garder. 

Gitkof  poussa  un  soupir  en  regardant  ses  larges  mains  étalées 
sur  la  table.  Peu  de  temps  après,  ma  mère  et  moi,  nous  allâmes  nous 
établir  à  Moscou,  et  bien  des  années  s'écoulèrent  avant  que  j'eusse 
l'occasion  de  revoir  les  filles  de  Rharlof. 

V. 

Ce  fut  de  la  façon  la  plus  naturelle  que  je  rencontrai  d'abord  Anna 
Martinovna.  Comme  je  visitais,  après  la  mort  de  ma  mère,  notre 
village,  où  je  n'avais  pas  mis  Is  pied  depuis  plus  de  quinze  ans,  je 
fus  invité  par  le  juge  de  paix  à  me  rendre  en  consultation,  avec 
d'autres  propriétaires  du  voisinage,  chez  la  veuve  Anna  Slot- 
kine. C'était  à  l'époque  où  s'accomplissait,  avec  une  lenteur  qu'on 
n'a  pas  encore  oubliée,  le  partage  des  teîres  seigneuriales  com- 
munes. La  nouvelle  de  la  mort  du  petit  juif  aux  yeux  de  pruneaux 
ne  me  causa,  je  l'avoue,  aucun  chagrin,  et  je  n'étais  pas  fâché  de 
revoir  sa  veuve.  Elle  jouissait,  dans  tout  notre  district,  de  la  répu- 
tation d'une  admirable  ménagère.  En  effet,  son  domaine,  ses  fermes, 
sa  maison  (je  regardai  involontairement  le  toit,  il  était  en  feuilles 
de  fer),  tout  se  montrait  dans  l'ordre  le  plus  parfait.  Tout  était 
rangé,  balayé,  peint  à  neuf.  On  eût  dit  qu'une  Allemande  habitait  là. 
Anna  elle-même  avait  certainement  vieilli;  mais  ce  charme  qui  lui 
était  particulier,  ce  charme  sec  et  méchant,  qui  m'avait  tant  ému 


LE    ROI   LEAR    DE    LA.    STEPPE.  293 

jadis,  ne  l'avait  pas  tout  à  fait  abandonnée.  Sa  toilette  était  rus- 
tique, mais  de  bon  goût.  Elle  nous  reçut  avec  courtoisie.  Lorsqu'elle 
m'aperçut,  moi  le  témoin  de  l'horrible  événement,  elle  n'eut  pas 
l'air  de  sourciller.  Elle  ne  fit  aucune  allusion  ni  à  ma  mère,  ni  à 
son  père,  ni  à  sa  sœur,  ni  à  son  mari,  tout  comme  si,  d'après  notre 
proverbe,  elle  eût  eu  la  bouche  pleine  d'eau.  Elle  avait  deux  filles, 
toutes  deux  très  jolies,  sveltes,  à  figure  aimable,  avec  une  ex- 
pression gaie  et  caressante  dans  leurs  yeux  noirs.  Elle  avait  aussi 
un  fils,  qui  ressemblait  un  peu  trop  au  père,  mais  qui  était  pourtant 
un  charmant  garçon.  Pendant  la  discussion  entre  les  propriétaires, 
le  maintien  d'Anna  resta  très  calme,  plein  de  dignité.  Sans  montrer 
ni  trop  d'obstination  ni  trop  d'avidité,  personne  ne  comprenait 
mieux  ses  intérêts,  ne  savait  exposer  et  défendre  ses  droits  d'une 
façon  plus  convaincante.  Toutes  les  lois  qui  avaient  trait  à  l'affaire, 
et  jusqu'aux  circulaires  ministérielles,  lui  étaient  parfaitement  con- 
nues. Elle  parlait  peu  et  d'une  voix  douce;  mais  chaque  mot  touchait 
le  but.  Le  résultat  final  de  cette  conférence  fut  que  nous  consen- 
tîmes à  toutes  ses  exigences,  et  que  nous  fîmes  des  concessions 
dont  nous  restâmes  ébahis  nous-mêmes.  Au  retour,  deux  gentils- 
hommes se  traitèrent  eux-mêmes  et  publiquement  d'imbéciles.  Tous 
grognaient  et  hochaient  la  tète  d'un  air  mécontent.  —  A-t-elle  de 
l'esprit,  cette  femme!  s'écriait  l'un  d'eux. 

—  C'est  une  fière  coquine  !  ajouta  un  autre,  moins  délicat  dans 
ses  expressions.  Comme  on  dit,  elle  vous  fait  le  lit  très  doux,  mais 
il  est  dur  d'y  dormir. 

—  Et  quelle  avare!  dit  un  troisième.  Une  cuillerée  de  caviar  et 
un  petit  verre  d'eau-de-vie  par  tête!  Voilà-t-il  pas... 

—  Que  pouvez-vous  attendre  de  cette  femme?  s'écria  un  gentil- 
homme resté  jusque-là  silencieux.  Qui  donc  ignore  qu'elle  a  em- 
poisonné son  mari  ? 

A  ma  grande  surprise,  personne  ne  protesta  contre  cette  horrible 
accusation.  Je  fus  encore  plus  étonné  en  voyant  que  tous,  quoi  qu'ils 
en  eussent,  témoignaient  pour  Anna  le  plus  grand  respect.  Le  juge 
de  paix  s'éleva  jusqu'au  lyrisme.  —  C'est  Sémiramis,  s'écria-t-il, 
ou  la  grande  Catherine.  Pour  l'obéissance  des  paysans,  un  modèle; 
pour  l'éducation  des  enfans,  un  modèle.  Quelle  tête!  quelle  cer- 
velle! 

Sémiramis  et  Catherine  à  part,  nul  doute  que  la  veuve  Slotkine 
ne  menât  une  vie  très  heureuse.  Sa  famille,  son  entourage,  elle- 
même,  tout  respirait  le  contentement  du  dedans  et  du  dehors,  l'a- 
gréable sérénité  de  la  santé  physique  et  morale.  Jusqu'à  quel  point 
méritait-elle  un  semblable  bonheur?  C'est  une  autre  question.  Du 
reste,  ces  sortes  de  questions  ne  se  posent  guère  que  lorsqu'on  est 
jeune.  Tout  dans  le  monde,  le  bon  comme  le  mauvais,  est  donné  à 


29/l  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'homme  moins  en  vertu  de  ses  mérites  qu'en  conséquence  d'im- 
muables lois,  ignorées  encore,  mais  logiques. 

J'avais  pris  des  informations  sur  Evlampia  auprès  du  juge  de 
paix.  Depuis  sa  disparition,  on  était  resté  sans  nouvelles  à  son  su- 
jet; on  la  croyait  morte.  Pourtant  je  suis  convaincu  que  je  l'ai  ren- 
contrée; voici  dans  quelles  circonstances.  Environ  quatre  ans  après 
ma  dernière  entrevue  avec  Anna  au  sujet  des  terres  communes,  je 
m'étais  établi  pour  tout  l'été  à  Mourino,  petit  village  des  environs 
de  Saint-Pétersbourg,  bien  connu  comme  lieu  de  villégiature  d'un 
ordre  inférieur.  A  cette  époque,  la  chasse  autour  de  Mourino  était 
assez  bonne,  et  presque  chaque  jour  je  sortais  avec  mon  fusil.  J'a- 
vais pour  compagnon  un  bourgeois  de  la  capitale  nommé  Yikoulof, 
bon  garçon,  pas  sot  du  tout,  mais  qui  avait  mené,  comme  il  disait 
lui-même,  une  «  conduite  perdue.  »  Où  cet  homme  n'avait-il  pas 
été,  et  que  n'avait-il  pas  été?  Pâen  ne  pouvait  le  surprendre;  cepen- 
dant il  n'aimait  que  deux  choses,  la  chasse  et  l'eau-de-vie.  Voilà 
qu'un  jour,  revenant  à  Mourino,  nous  eûmes  à  passer  devant  une 
maison  isolée  située  près  d'un  carrefour  et  entourée  d'une  palissade 
haute  et  serrée.  Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  je  voyais  cette 
maison;  elle  avait  je  ne  sais  quoi  de  mystérieux,  de  verrouillé,  de 
muet,  qui  faisait  penser  à  une  prison  ou  un  hôpital.  De  la  route, 
on  ne  pouvait  distinguer  que  le  toit  à  angle  aigu,  peint  d'une  cou- 
leur sombre.  Dans  toute  la  palissade  existait  une  seule  porte,  et 
cette  porte  elle-même  semblait  barricadée.  Jamais  aucun  bruit  ne 
s'y  faisait  entendre;  et  pourtant  la  maison  n'était  pas  abandonnée; 
on  reconnaissait  qu'elle  était  habitée  par  quelqu'un.  Au  reste,  elle 
aurait  pu  soutenir  un  siège,  tant  elle  était  solidement  bâtie  et  puis- 
samment protégée.  —  Qu'est-ce  que  cette  forteresse?  demandai-je 
une  fois  à  mon  camaracie  de  chasse. 

Yikoulof  cligna  de  l'œil  d'un  air  malin.  —  Hein  !  quel  étrange  bâ- 
timent? Il  rapporte  gros  à  Visjjravnik  du  district. 

—  Comment  cela? 

—  Avez-vous  jamais  entendu  parler  des  raskolnik  (vieux  croyans), 
de  ceux  nommés  kldîsti,  qui  vivent  sans  prêtres? 

—  Certainement. 

—  Eh  bien!  c'est  ici  qu'habite  leur  principal  chef,  leur  mère. 

—  Une  femme  ! 

—  Oui,  une  mère.  Ils  appellent  cela  une  sainte  vierge  mère  de 
Dieu.  On  dit  que  celle-ci  est  bien  sévère,  un  vrai  général.  Elle  vous 
remue  des  milliers  de  roubles.  Ah  !  si  c'était  en  mon  pouvoir,  je 
pendrais  toutes  ces  saintes  vierges;  mais  à  quoi  bon? 

Les  paroles  de  Yikoulof  me  restèrent  dans  l'esprit.  Souvent  de- 
puis lors  je  me  détournais  de  ma  route  tout  exprès  pour  revoir  la 
maison  mystérieuse.  Un  jour  que  j'arrivai  devant  son  unique  porte, 


LE  ROI  LEAR  DE  LA  STEPPE.  295 

j'entendis,  ô  miracle!  tirer  le  verrou  de  bois,  la  clé  grinça  dans  la 
serrure,  la  porte  s'ouvrit  lentement;  une  puissante  tête  de  cheval, 
à  la  crinière  tressée,  parut  sous  une  douga  bariolée,  et  une  légère 
téléga,  comme  celles  des  riches  marchands,  sortit  de  la  cour  et  ga- 
gna la  route.  Sur  le  coussin  en  cuir,  de  mon  côté,  était  assis  un 
homme  d'une  trentaine  d'années,  d'un  visage  remarquablement 
beau  et  régulier.  Il  était  vêtu  d'un  caftan  noir  très  propre,  et  por- 
tait un  bonnet,  noir  aussi,  qui  lui  couvrait  le  front  jusqu'aux  yeux. 
Avec  un  maintien  grave,  il  tenait  les  rênes  du  vigoureux  animal  qui 
traînait  la  téléga.  A  son  côté  était  assise  une  femme  de  haute  taille, 
droite  comme  une  lance.  Un  riche  châle  noir  lui  couvrait  la  tête. 
Elle  était  vêtue  d'une  courte  pelisse  en  velours  olive  et  d'un  jupon 
en  laine  bleue.  Ses  deux  mains  blanches,  gravement  croisées  sur 
sa  poitrine,  se  soutenaient  l'une  l'autre.  La  téléga  tourna  brusque- 
ment, de  sorte  que  la  femme  se  trouva  tout  près  de  moi.  Elle  fit 
un  mouvement,  et  je  reconnus  Evlampia,  la  fille  de  Kharlof.  Je  la 
reconnus  sur-le-champ,  sans  la  moindre  hésitation,  car  je  n'ai  ja- 
mais vu  qu'à  elle  des  yeux  comme  les  siens,  et  surtout  ces  lèvres 
hautaines  et  sensuelles  à  la  fois.  Son  visage  s'était  allongé,  et 
quelques  rides  se  montraient  sur  la  peau  défraîchie;  mais  c'est 
l'expression  de  ce  visage  qui  avait  le  plus  changé.  Il  serait  difficile 
de  décrire  cette  assurance  sévère,  orgueilleuse.  Ce  n'était  plus  la 
calme  jouissance  du  pouvoir,  c'en  était  la  satiété  que  respirait  cha- 
cun de  ses  traits.  Dans  le  regard  nonchalant  qu'elle  laissa  tomber  sur 
moi  se  lisait  l'habitude  de  ne  rencontrer  partout  qu'une  soumission 
sans  réplique.  Évidemment  cette  femme  vivait  entourée,  non  de  sec- 
taires, mais  d'esclaves;  évidemment  elle  avait  oublié  le  temps  où  la 
moindre  de  ses  volontés  n'était  pas  un  ordre.  Je  prononçai  son  nom 
à  haute  voix,  elle  frissonna  légèrement,  et  me  regarda  pour  la  se- 
conde fois  non  point  avec  effroi,  mais  avec  une  colère  dédaigneuse, 
comme  si  elle  eût  dit  :  Qui  ose  me  déranger?  Puis  elle  entrouvrit  à 
peine  la  bouche  et  prononça  un  seul  mot.  L'homme  assis  cà  son  côté 
se  redressa,  frappa  des  rênes  sur  les  flancs  du  cheval,  qui  partit  au 
grand  trot,  et  la  léléga  disparut.  Depuis  ce  temps,  je  n'ai  plus  ren- 
contré Evlampia;  je  ne  puis  pas  même  me  figurer  comment  la  fille 
de  Kharlof  était  devenue  une  sainte  vierge  chez  les  kldisti.  Qui 
sait?  peut-être  a-t-elle  déjà  fondé  une  nouvelle  secte  qui  s'ap- 
pelle la  secte  d'Evlampia;  de  pareilles  choses  se  sont  déjà  vues  en 
Russie. 

Voilà  ce  que  j'avais  à  vous  dire  de  mon  roi  Lear  de  la  steppe, 
de  sa  vie  et  de  sa  famille.  —  Le  conteur  se  tut,  et  nous  nous  sépa- 
râmes. 

Ivan  Tourguénef. 


^ALLEMAGNE  CONTEMPORAINE 

ÉTUDES  ET  PORTRAITS 


II. 

LES    POÈTES    DE   L'EMPIRE   ALLEMAND. 


I.  Emanuel  Geibel,  Heroldsrufe,  àltcre  und  neuere  Zeitgedichte,  1871.  —  II.  Oscar  von  Redwitz, 
Dus  Lied  vom  neuen  deutschen  Reich,  1S71.  — III.  Emil  Rittershaus,  Neue  Gedichtc,  1S72. 


ï. 

«  Je  voudrais  me  conserver  libre,  s'écriait  jadis  un  poète  alle- 
mand, me  cacher  au  monde  entier,  voguer  sur  des  eaux  tranquilles, 
abrité  derrière  un  rideau  de  nuées,  et  que  par  un  charme  magique 
le  chant  des  oiseaux  m'affranchît  du  poids  de  la  terre.  Bercé  par  le 
pur  élément,  je  voudrais  fuir  les  hommes  et  leurs  souillures,  effleu- 
rer la  rive  par  intervalles  sans  jamais  descendre  de  ma  nacelle, 
saisir  en  passant  un  bouton  de  rose,  et  poursuivre  mon  humide 
voyage,  voir  de  loin  comment  paissent  les  troupeaux,  comment 
croissent  et  se  renouvellent  les  fleurs,  comment  les  vendangeuses 
détachent  les  grappes,  comment  les  faucheurs  coupent  l'herbe  odo- 
rante, et  ne  me  nourrir  que  de  la  clarté  du  jour  qui  demeure  éter- 
nellement pur,  et  de  quelques  gorgées  d'une  onde  fraîche,  breuvage 
qui  ne  hâte  point  le  cours  du  sang.  »  Le  poète  se  répondait  à  lui- 
même  :  «  Que  signifient  ces  découragemens  enfantins,  ces  vains  et 
chimériques  souhaits?  Apprendre  à  aimer  les  hommes,  voilà  le  seul 
vrai  bonheur.  La  fleur  se  dessèche  sans  retour,  sans  retour  croît 
et  grandit  l'enfant;  il  y  a  dans  le  cœur  des  abîmes  qui  sont  plus 


LES    POÈTES    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  297 

profonds  que  l'enfer;...  mais,  si  au  jour  de  joie  succède  un  jour 
sombre,  tout  finit  par  se  balancer.  Comme  la  lune,  dans  son  vol 
léger,  tour  à  tour  t'apparaît  ou  se  dérobe  au  sein  des  nues,  qu'ainsi 
passe  devant  toi  la  face  changeante  de  la  vie,  jusqu'à  ce  qu'elle 
s'engloutisse  dans  les  flots.  » 

Platen  a  représenté  sous  ces  traits  deux  sortes  de  poésies,  deux 
muses.  L'une,  rebutée  de  ce  qu'on  voit  et  de  ce  qu'on  entend  ici- 
bas,  prenant  la  terre  en  dégoût,  s'enfuit  dans  une  solitude,  où  elle 
s'enivre  de  ces  songes  qui  font  oublier  la  vie.  L'autre,  moins  déli- 
cate ou  moins  chagrine,  se  mêle  résolument  aux  hommes,  se  plaît 
aux  bruits  des  cités,  aux  rumeurs  confuses  des  multitudes.  Elle 
foule  d'un  pied  hardi  l'arène  où  crient,  gesticulent,  se  coudoient 
et  se  débattent,  des  joies  grossières  et  des  colères  brutales,  elle  y 
ramasse  un  peu  de  limon  sanglant;  pétris  par  ses  doigts,  cette  boue 
et  ce  sang  tressaillent,  s'animent,  prennent  un  visage  où  respire 
une  tragique  beauté.  Comme  le  cœur  humain,  le  champ  de  la  poésie 
est  infini,  et  les  poètes  sont  libres  dans  le  choix  de  leurs  sujets 
comme  dans  celui  de  leurs  amours.  Le  point  est  que  l'inspiration 
soit  franche,  que  l'artiste  ait  une  âme,  que  dans  l'œuvre  il  y  ait  un 
homme.  Il  est  un  poète  illustre  qui  n'a  chanté  sur  sa  lyre  que  des 
boxeurs,  des  cochers  et  des  jockeys;  mais  il  a  répandu  dans  ses 
chants  toute  la  Grèce,  ses  héros  et  ses  dieux,  et  le  grand  cœur  de 
Pindare.  En  nous  promenant  au  sein  du  monde  invisible,  Dante  ne 
nous  y  fait  voir  que  des  guelfes  et  des  gibelins,  il  nous  détaille 
toute  la  gazette  de  Florence;  mais  c'est  Dante  qui  la  raconte,  et  il  a 
coulé  des  passions  d'un  jour  dans  cet  airain  qui  brave  le  temps.  11 
a  su  découvrir  dans  ce  qui  passe  ce  qui  ne  passe  point,  dans  Flo- 
rence tout  le  ciel  et  tout  l'enfer;  les  pensées  éternelles  qui  le  han- 
taient ont  communiqué  aux  battemens  de  ce  cœur  de  gibelin  leur 
religieux  mystère  et  leur  durée. 

La  politique  n'est  pas  un  éden;  c'est  un  lieu  troublé,  obscur,  sou- 
vent fangeux,  et  les  muses,  vêtues  d'hermine,  qui  craignent  les 
éclaboussures,  feront  mieux  de  ne  s'y  point  hasarder.  De  grands 
poètes  ont  paru  ignorer  ce  qui  se  passait  autour  d'eux,  ils  sont  morts 
sans  avoir  fait  à  l'histoire  de  leur  temps  l'honneur  de  la  mettre  en 
vers;  que  leur  importaient  les  secrets  des  cabinets,  les  agitations 
des  carrefours?  Leur  propre  cœur  suffisait  à  les  occuper.  D  autres 
ont  consacré  par  leurs  chants  les  deuils  et  les  fêtes  de  leur  peuple. 
«  Comme  les  douces  rosées,  filles  des  nuages,  disait  Pindare,  réjouis- 
sent le  laboureur  dont  elles  fécondent  les  champs,  ainsi  les  hymmes 
embellissent  les  succès  de  l'athlète  vainqueur,  et  il  devient  l'entre- 
tien des  siècles  futurs.  »  D'autres  encore  n'ont  célébré  que  des  noms 
ou  des  choses  périssables  et  n'ont  pas  su  les  disputer  à  la  mort;  ils 


298  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dorment,  eux  et  leurs  sujets,  dans  le  même  tombeau  et  dans  le 
même  oubli.  A  ceux-ci,  l'âme  a  manqué  plus  que  le  talent;  leurs 
tendresses  comme  leurs  haines  ne  méritaient  pas  de  traverser  les 
siècles.  On  a  cru  condamner  la  poésie  politique  en  disant  que  mettre 
la  puissance  d'un  grand  génie  au  service  des  passions  d'un  parti, 
c'est  livrer  aux  Turcs  les  statues  de  Phidias  pour  en  faire  de  la 
chaux;  mais  le  caractère  du  génie  est  de  ne  pouvoir  s'asservir  aux 
passions  des  partis.  Il  y  a  en  lui  quelque  chose  de  souverain  qui 
répugne  à  toutes  les  complaisances  honteuses,  à  tous  les  escla- 
vages. Il  ne  saurait  ni  flatter  bassement  ce  qu'il  aime,  ni  outrager 
l'ennemi  vaincu;  ses  amours  ont  de  pieuses  inquiétudes  et  la  clair- 
voyance d'une  incorruptible  justice,  ses  colères  ont  des  retours  gé- 
néreux et  de  saintes  clémences.  Il  sait  que  tout  triomphe  a  un  len- 
demain, que  le  ciel  est  jaloux,  que  les  vents  sont  changeans;  il  porte 
en  lui  une  sagesse  cachée  que  la  fortune  n'éblouit  ni  ne  maîtrise. 
Aussi,  quoiqu'il  marche  les  yeux  attachés  sur  la  terre,  quoiqu'il 
paraisse  ne  ressentir  que  des  douleurs  et  des  joies  mortelles,  il  peut 
dire  au  monde  avec  confiance  en  lui  montrant  son  cœur  et  son 
poème  :  Entrez,  il  y  a  ici  des  dieux!  Introite,  nam  et  hic  dii  sunt. 
Si  l'on  retranchait  de  la  poésie  lyrique  de  l'Allemagne  toutes  les 
odes  et  les  chansons  politiques,  on  dépouillerait  ce  merveilleux 
écrin  sinon  de  ses  plus  beaux  joyaux,  du  moins  de  quelques  perles 
de  grand  prix.  De  Herder  à  Uhland  et  de  Uhland  à  Freiligrath,  le 
patriotisme  a  inspiré  aux  poètes  allemands  de  nobles  accens,  des 
accords  d'une  grâce  suave  ou  d'une  mâle  et  forte  harmonie.  Qui  ne 
sait  qu'en  1813,  dans  ces  jours  de  sanglante  et  de  glorieuse  mé- 
moire où  la  nation  se  leva  tout  entière  pour  secouer  un  insuppor- 
table joug,  quelques-uns  de  ses  fils  surent  se  battre  en  chantant  et 
chanter  en  mourant?  Ce  ne  fut  pas  Goethe  qui  se  chargea  de  redire 
dans  la  langue  des  dieux  ce  qui  se  passait  alors  de  terrible  et  de 
violent  au  fond  des  cœurs  et  le  sombre  enthousiasme  qui  emportait 
les  courages  (1).  L'Allemagne  insurgée  lui  faisait  l'effet  d'une  mai- 
son d'aliénés,  où  sa  sagesse  n'était  pas  à  l'aise.  Il  croyait  à  l'étoile 
invincible  de  Napoléon.  «  Ils  auront  beau  remuer  leurs  chaînes, 
s'écriait-il,  ils  ne  les  briseront  pas;  cet  homme  est  trop  grand  pour 
eux.  »  Non-seulement  il  avait  peu  de  foi  au  succès,  mais  il  détestait  à 
l'égal  des  portes  de  l'enfer  le  fanatisme  et  la  haine,  tout  ce  qui  ré- 
trécit le  cerveau,  tout  ce  qui  trouble  la  pensée,  toutes  les  fumées 
acres  qui  blessent  des  yeux  amoureux  du  jour.  Il  disait  au  patrio- 

(1)  Voyez  Texcellentc  histoire  de  la  littérature  allemande  de  M.  Julian  Schmidt, 
5®  édition,  t.  III,  pages  3,  36  et  suivantes.  Voyez  aussi  Ludwig 'Hausser,  Dewisc/ie  Ge- 
schichte  vom  Tode  Friedrichs  des  Grossen  bis  zur  Grûndung  des  deutschen  Bundes, 
p.  242  et  243. 


LES    POÈTES   DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  299 

tisme  ce  qu'il  avait  dit  autrefois  à  l'église  :  «  ôte-toi  de  devant  mon 
soleil,  le  soleil  de  la  pure  humanité!  »  L'arrivée  des  Prussiens  à 
Weimar  le  contraria;  les  volontaires,  selon  lui,  se  comportaient  mal 
et  ne  prévenaient  point  en  leur  faveur.  Il  s'enfuit  à  Tœplitz,  où, 
pour  mieux  se  distraire,  il  entreprit  d'étudier  l'histoire  de  la  Chine. 
Plus  tard,  lorsque  tonnait  le  canon  de  Waterloo,  il  n'était  plus  en 
Chine,  il  était  en  Perse;  il  lisait  Hafîz,  et  les  ghazels  de  celui  qu'on 
a  surnommé  l'Anacréon  de  Chiraz  le  transportaient;  sous  l'influence 
de  ce  charme,  de  cette  ivresse,  il  composait  déjà  dans  sa  tête  son 
Divan.  «  Le  nord,  l'ouest  et  le  sud  se  déchirent,  les  trônes  volent 
en  éclats,  les  empires  tremblent.  Fuis,  va  respirer  dans  le  pur  Orient 
l'air  des  patriarches  ;  parmi  les  amours,  les  coupes  et  les  chants, 
la  source  de  Ghiser  te  rajeunira.  »  C'est  ainsi  qu'il  avait  laissé  à  de 
nouveau-venus,  à  des  talens  obscurs,  novices,  à  peine  dégauchis,  le 
soin  de  célébrer  la  patrie,  les  batailles  de  la  liberté,  les  déroutes  de 
la  tyrannie.  Leurs  chansons  déplaisaient  à  sa  dédaigneuse  oreille; 
il  lui  semblait  que  ces  violons  grinçaient,  il  préférait  Suleika  et  les 
soupirs  des  houris.  Pourtant  ces  violons  ont  chanté  des  airs  qui 
méritent  de  vivre;  cette  poésie  militante  qui  sent  la  poudre,  où 
vibre  le  souffle  des  tempêtes,  n'a  pas  atteint  à  la  perfection  de  la 
forme,  mais  elle  a  de  l'élan,  du  jet,  une  éloquente  sincérité  :  c'est 
le  cri  du  malheur,  du  courage  et  de  la  foi.  Si  le  Divan  est  un  impé- 
rissable chef-d'œuvre,  Théodore  Kœrner  a  son  prix,  et  on  se  plaira 
toujours  à  écouter  ce  qu'en  partant  pour  chercher  la  mort  sur  un 
champ  de  bataille  ce  héros  de  vingt-deux  ans  disait  à  son  épée  (1). 
En  1870  comme  en  1813,  la  guerre  a  eu  ses  poètes.  Gravelotte 
et  Sedan  ont  singulièrement  enrichi  le  Parnasse  germain.  Il  n'est 
pas  de  bulletin  de  victoire  qui  n'ait  fait  entrer  en  danse  les  lyres  et 
les  guitares.  A  l'armée  active  et  permanente  de  la  poésie  allemande 
se  sont  joints  et  le  landsturm  et  les  volontaires;  la  mobilisation  a 
été  générale,  tout  le  monde  était  sur  pied,  et  chacun  a  fait  vaillam- 
ment son  devoir.  Ceux  qui  ne  possédaient  qu'un  flageolet  tâchaient 
d'en  grossir  le  son  à  force  d'y  souffler;  ceux  qui  avaient  de  la  voix 
se  sont  époumonés,  et  ceux  qui  l'avaient  fausse  s'excusaient  sur 

(1)  Los  plus  admirables  vers,  les  plus  achevés  de  forme  qu'aient  inspirés  les  guerres 
d'indépendance,  sont  les  Sonnets  cuirassés  {Qeharnischte  Sonette)  de  Rûckert,  qui 
en  1813  avait  vingt-quatre  ans;  mais  ces  beaux  vers  sont  plus  cherchés  que  ceux 
d'Arndt  et  de  Kœrner.  Rûckert  était  moins  poète  qu'artiste.  Possédant  à  un  degré  rare 
les  ressources  de  la  langue  et  les  secrets  du  métier,  il  a  traité  tous  les  sujets,  s'est 
essayé  dans  tous  les  styles;  sa  carrière  poétique  a  été  une  longue  expérimentation,  et 
ses  expériences  ont  presque  toutes  réussi.  C'est  le  plus  grand  d'entre  les  habiles.  «  Les 
Sonnets  cuirassés,  a  remarqué  finement  M.  Julian  Schmidt,  ont  de  l'essor  et  une 
grande  richesse  de  pensées;  mais  quiconque  a  une  oreille  délicate  pour  les  vibrations 
du  cœur  y  sentira  par  endroits  l'inspiration  de  seconde  main,  das  Anempfundene.  » 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  bonnes  intentions.  Les  journaux  ont  été  inondés  de  vers;  par- 
fois un  heureux  assemblage  d'ïambes,  de  trochées  et  d'anapestes 
imitait,  à  s'y  méprendre,  le  grondement  du  canon  et  les  charges  de 
cavalerie.  A  tout  cela  se  mêlaient  l'éternel  Arminius,  qui  n'a  jamais 
négligé  de  si  belles  occasions  de  revivre,  et  le  dieu  Thor,  qui  arri- 
vait tout  courant  de  Troudouangour  pour  menacer  Paris  de  son  for- 
midable marteau.  Un  critique  allemand  représentait  dernièrement  à 
tous  ces  rimailleurs  subalternes  que  le  patriotisme  ne  suffit  pas,  que, 
de  même  que  l'argent  est  le  nerf  de  la  guerre,  le  nerf  de  la  poésie 
pourrait  bien  être  le  talent.  Ils  pouvaient  répondre  comme  certain 
personnage  de  Heine  :  «  D'autres  poètes  ont  de  l'esprit,  d'autres 
la  fantaisie,  d'autres  la  passion  ;  nous  avons  la  vertu.  Yoilà  notre 
seul  bien.  »  Cependant  de  vrais  poètes,  qui  ne  manquent  ni  d'es- 
prit ni  de  fantaisie,  ont  pris  part  à  ce  bruyant  concert,  et  leurs 
voix  ont  fini  par  couvrir  les  autres.  Ils  ont  exprimé  en  vers  harmo- 
nieux et  faciles  le  légitime  orgueil  que  leur  inspirait  le  triomphe  des 
armes  allemandes,  et  ils  ont  chanté  avec  une  sorte  d'enthousiasme 
religieux  la  restauration  de  l'empire.  Quelques-uns  ont  pu  se  van- 
ter à  bon  droit  qu'ils  avaient  depuis  longtemps  annoncé  ce  grand 
événement,  que  leurs  regards  prophétiques  avaient  vu  Jérusalem 
sortir  de  ses  cendres,  l'oint  du  Seigneur  poser  sur  sa  tète  la  cou- 
ronne de  gloire. 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  la  restauration  de  l'empire  est 
une  cause  en  faveur  dans  le  monde  littéraire  d' outre-Rhin,  et  qu'il 
y  a  en  Allemagne  des  poètes  impérialistes.  Le  saint-empire  germa- 
nique a  cela  pour  lui,  que  jadis  il  fut  assez  puissant  pour  faire  de 
grandes  choses,  et  que  plus  tard,  dans  l'âge  de  décadence  où  les 
pouvoirs  se  corrompent,  où  leurs  vices  l'emportent  sur  leurs  qua- 
lités, il  fut  mis  dans  l'impuissance  de  mal  faire,  de  telle  sorte  qu'on 
lui  sait  également  gré  de  ce  qu'il  a  fait  et  de  ce  qu'il  n'a  pas  fait. 
Quels  noms  que  ct3ux  d'un  Henri  l'Oiseleur,  d'un  Othon  le  Grand, 
ces  vainqueurs  des  Slaves  et  des  Huns,  ces  épées  infatigables  dont 
il  est  vrai  de  dire  qu'elles  travaillaient  pour  une  idée,  ces  conqué- 
rans  législateurs  qui  donnèrent  à  l'Allemagne  avec  ses  premières 
chartes  la  Lorraine,  la  Bohême  et  l'Italie  !  Quelle  émouvante  tra- 
gédie que  la  querelle  des  investitures,  que  la  destinée  des  Henri  de 
Franconie  dans  leurs  alternatives  de  grandeur  et  d'abaissement!  Et 
où  trouver  de  plus  imposantes  figures  que  celles  des  deux  Frédéric 
de  Souabe?  Ces  noms  et  ces  visages  n'ont  jamais  cessé  de  hanter 
les  imaginations  germaniques.  Les  Allemands  ont  ceci  de  particu- 
lier, que,  grâce  à  la  réformation,  à  la  science,  à  la  philosophie,  ils 
sont  à  certains  égards  le  peuple  le  plus  moderne,  le  plus  émancipé 
de  l'Europe,  et  qu'ils  sont  en  même  temps  le  peuple  le  j)lus  at- 


LES    POÈTES    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  301 

taché,  le  plus  dévot  à  ses  souvenirs.  Ils  sont  doués  d'une  mémoire 
tenace  et  résistante,  où  il  n'y  a  point  de  fuite,  et  qui  garde  tout.  Au 
goût  des  hardiesses,  des  nouveautés,  des  aventures  de  l'esprit,  ils 
joignent  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  conservatisme  du  cœur;  aussi 
ont-ils  inventé  l'art  de  conserver  leurs  passions,  et  vous  les  voyez 
tirer  du  fond  de  leur  poitrine  de  tendres  fidélités  ou  des  haines 
acerbes  qu'on  croyait  mortes  depuis  longtemps,  et  qui  paraissent 
aussi  fraîches  que  le  premier  jour,  à  cela  près  qu'elles  sentent  un 
peu  le  renfermé.  Quiconque  a  voyagé  en  Allemagne  y  a  rencontré 
des  hommes  très  raisonnables  et  très  raisonneurs,  fort  avancés 
dans  leurs  idées,  chauds  partisans  de  la  musique,  de  la  religion  et 
de  la  politique  de  l'avenir,  et  qui  ne  laissent  pas  d'avoir  leurs  su- 
perstitions et  leurs  légendes.  A  de  certaines  heures,  vous  voyez  flot- 
ter dans  leurs  yeux  des  fantômes,  vous  y  apercevez  distinctement 
Barberousse,  le  champ  de  bataille  de  Teutobourg,  Chrimhield,  tous 
les  Nibelungen,  et  il  prend  à  ces  romantiques  défroqués  des  atten- 
drissemens  qui  ont  mille  ans  de  date  :  ce  ne  sont  pas  des  hommes 
du  xix^  siècle,  ils  sont  tout  à  la  fois  du  xiii''  et  du  xx^.  On  a  dit 
avec  raison  que  le  vaincu  de  Tagliacozza,  ce  pauvre  Conradin,  mis 
à  mort  par  Charles  d'Anjou  en  l'an  de  grâce  !l268,  est  encore  en 
possession  d'arracher  des  larmes  à  bien  des  Allemands,  qu'il  est 
encore  un  de  leurs  griefs  contre  la  France.  Il  a  figuré  avec  hon- 
neur dans  les  odes  et  les  chansons  guerrières  de  l'an  passé,  en  com- 
pagnie d'Arminius  et  du  dieu  Thor.  L'Allemagne  est  une  maison  très 
aérée  et  très  bien  éclairée;  Luther,  Kant,  Lessing,  Goethe,  Hegel,  y 
ont  percé  de  larges  fenêtres  par  lesquelles  la  lumière  entre  à  flots, 
et  cependant  cette  maison  où  il  fait  si  clair  ne  laisse  pas  d'être  vi- 
sitée par  des  revenans  qui  en  vérité  ne  sont  pas  d'humeur  débon- 
naire et  mènent  grand  bruit.  M.  de  Bismarck  est  le  rare  exemple 
d'une  tête  allemande  que  ne  hantent  point  les  fantômes;  mais,  lors- 
qu'il le  faut,  ce  grand  sceptique  sait  évoquer  les  revenans. 

Si  Charles-Quint  eût  réussi  dans  ses  projets,  il  aurait  fait  de  la 
puissance  impériale  une  redoutable  machine  d'oppression.  La  dé- 
fection de  Maurice  de  Saxe  sauva  la  réforme  et  l'Allemagne.  Sous 
Ferdinand  II,  l'empire  s'asservit  de  nouveau  à  la  politique  espa- 
gnole, et  menaça  de  détourner  à  jamais  l'Allemagne  de  ses  vraies 
destinées.  Plus  allemand  que  l'empereur,  un  Tchèque,  Wallenstein, 
refusa  de  mettre  son  épée  au  service  de  l'Espagne  et  des  jésuites; 
il  lui  en  coûta  la  vie.  Quand  les  Allemands  oublient,  c'est  qu'ils  le 
veulent  bien;  ils  ont  des  ignorances  volontaires.  En  ce  temps  d'im- 
périalisme rajeuni,  on  n'aime  pas  à  se  souvenir  qu'au  xvi''  et  au 
xv!!*"  siècle  la  cause  des  princes  dans  leur  procès  avec  l'empereur 
était  celle  des  peuples  et  de  la  liberté  des  consciences,  que  les  fran- 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chises  germaniques  ont  triomphé  par  le  secours  de  l'étranger,  qu'a- 
près Gustave-Adolphe  rien  ne  leur  fut  plus  utile  que  l'alliance  de 
la  France.  Grâce  à  Richelieu,  à  Mazarin,  à  l'épée  de  Gondé  et  à  la  paix 
de  Westphalie,  le  sceptre  impérial  ne  fut  plus  pour  l'Allemagne  une 
menace  ni  un  danger,  et  il  put  reconquérir  cette  popularité  des 
pouvoirs  faibles,  qui  ont  moins  de  réelle  autorité  que  de  lustre  et 
de  prestige.  On  ne  saurait  les  rendre  responsables  de  rien.  La  fai- 
blesse a  cet  avantage,  qu'elle  peut  s'attribuer  toutes  les  bonnes  in- 
tentions, et  souvent  c'est  un  bonheur  pour  un  gouvernement  que 
d'avoir  le  droit  de  ne  rien  faire. 

Dans  les  premières  années  de  ce  siècle,  par  l'établissement  de  la 
confédération  du  Rhin,  vaine  chimère  d'un  enfant  gâté  de  la  for- 
tune qui  en  était  venu  à  croire  tout  possible,  l'Allemagne  perdit 
son  empereur.  Au  congrès  de  Vienne,  il  fut  question  de  le  lui  rendre. 
Stein,  passionné  pour  cette  restauration,  avait  réussi  à  gagner  à  sa 
cause  Gapo  d'Istria  et  la  Russie;  il  ne  put  vaincre  la  résistance  des 
princes  de  Metternich  et  de  Hardenberg.  Comme  l'a  dit  M.  Thiers, 
«  l'Autriche  avait  senti  le  poids  de  la  couronne  germanique,  et  elle 
n'en  voulait  pas  la  dépendance,  si  en  la  rétablissant  on  la  laissait 
élective.  Or,  comme  la  Prusse  ne  pouvaii  l'admettre  qu'élective, 
dans  l'espérance  de  l'obtenir  un  jour,  l'Autriche  avait  eu  la  sagesse 
de  ne  plus  vouloir  d'une  couronne  fort  lourde,  qu'on  n'obtenait  à 
chaque  règne  qu'en  flattant  les  électeurs,  et  qu'on  était  menacé  de 
voir  passer  à  la  Prusse.  »  Dès  lors  on  put  prévoir  que  la  restaura- 
tion de  l'empire  ne  s'accomplirait  qu'après  une  lutte  décisive  entre 
la  Prusse  et  l'Autriche,  que  la  couronne  serait  le  prix  du  vainqueur, 
et  que  cette  couronne  deviendrait  un  patrimoine  de  famille.  En  at- 
tendant, ce  ne  furent  pas  seulement  les  âmes  romantiques  qui 
pleurèrent  l'empire  disparu  :  il  avait  le  grand  mérite  de  ne  plus 
exister,  et  ce  qui  existait  plaisait  peu.  La  confédération  germanique 
s'appliquait  à  faire  regretter  l'empereur. 

Jamais  nation  ne  ressentit  une  déception  pareille  à  celle  qu'é- 
prouva l'Allemagne  au  lendemain  des  guerres  de  l'indépendance. 
On  venait  de  faire  de  grandes  choses,  on  avait  brisé  ses  chaînes  et 
renversé  le  colosse  qui  tenait  l'Europe  sous  son  talon,  maître  impé- 
rieux que  la  révolution  avait  mis  sur  le  pavois  et  qui  avait  renié  sa 
mère;  on  avait  invoqué  contre  lui  les  idées  mêmes  qu'il  avait  tra- 
hies, et  au  prix  de  sanglans  sacrifices  on  avait  eu  raison  de  ce  génie 
en  démence.  Un  enthousiasme  généreux  animait  les  cœurs,  on  sentait 
courir  dans  ses  veines  la  fièvre  des  grandes  pensées  et  des  grandes 
actions,  et  l'Allemagne  demandait  à  ses  hommes  d'état  de  s'inspirer 
de  ses  désirs,  de  respecter  ses  espérances,  qui  avaient  germé  et 
fleuri  dans  le  sang,  de  lui  préparer  un  avenir  digne  de  ses  efforts  ; 


LES    POÈTES    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  303 

mais  on  était  conduit  par  des  vieillards  qui  ne  consultaient  que 
leurs  défiances.  Oublieux  de  tout  ce  qu'ils  avaient  promis  à  Kalisch 
et  ailleurs,  les  gouvernemens  ne  songeaient  qu'à  se  liguer  contre 
les  peuples,  et  faisaient  peser  sur  eux  le  joug  d'une  police  ombra- 
geuse et  tracassière.  L'Allemagne  se  sentait  jeune;  ses  hommes 
d'état,  ne  pouvant  lui  communiquer  leurs  années,  avaient  pris  le 
parti  de  la  traiter  en  enfant,  de  la  réintégrer  dans  son  berceau,  et 
ses  rois  et  ses  roitelets  lui  récitaient  des  contes  de  nourrice  pour 
l'endormir;  quand  l'enfant  criait,  on  le  fouaillait. 

Ce  fut  alors  qu'une  jeune  muse,  pleine  de  grâces  et  d'enchante- 
mens,  confidente  de  cette  grande  espérance  déçue,  éleva  la  voix  et 
se  mit  à  parler  aux  princes,  leur  disant  :  «  Avez-vous  oublié  le  jour 
des  batailles  et  que  les  peuples  ont  lavé  de  leur  sang  votre  honte? 
Ne  ferez-vous  point  ce  que  vous  avez  promis?  »  Et,  craignant  que 
les  peuples,  à  force  d'être  bercés,  ne  finissent  par  s'assoupir,  elle 
leur  criait  :  a  Où  est  le  prix  de  vos  souffrances  et  de  vos  travaux? 
Vous  avez  détruit  les  hordes  étrangères,  et  cependant  vous  êtes  en- 
core en  servitude.  »  Prenant  dans  sa  main  son  bâton  de  pèlerin, 
cette  muse  faisait  le  tour  «  du  pays  où  fleurit  la  pomme  de  terre.  » 
Elle  pénétrait  chez  les  rois,  elle  y  voyait  des  arbres  qui,  au  lieu  de 
se  nourrir  des  sucs  grossiers,  mais  vivifians,  de  la  terre,  tournaient 
en  l'air  leurs  racines.  Elle  entrait  chez  les  poètes,  et  leur  reprochait 
de  n'avoir  pas  le  temps  de  s'occuper  des  chagrins  des  petits,  tout 
appliqués  qu'ils  étaient  à  contempler  leur  grand  cœur  déchiré.  Elle 
entrait  dans  les  églises,  où  des  robes  noires  disaient  en  citant  l'É- 
vangile :  Apprenez  à  vous  soumettre  et  à  vous  taire  !  «  comme  si  la 
Bible  tout  entière  eût  été  un  livre  des  rois.  »  Elle  se  mêlait  à  la 
foule  et  admirait  comment  ses  maîtres  l'instruisaient  à  tromper  ses 
inquiétudes  et  la  longueur  des  jours  par  des  plaisirs  épais,  par  de 
gras  divertissemens.  Elle  contemplait  à  Nuremberg  le  vieil  écusson 
de  l'empire;  elle  le  trouvait  bien  changé.  La  devise  portait  :  comme 
il  plaît  à  Dieu  !  Les  armoiries  étaient  un  escargot ,  le  tenant  une 
écrevisse. 

Ainsi  parlait  Uhland.  Et  cependant  les  années  qu'a  duré  la  con- 
fédération germanique  ont  été  pour  l'Allemagne  des  années  d'école, 
un  temps  de  laborieux,  mais  d'utile  apprentissage.  Elle  a  réclamé 
ses  droits,  plaidé  contre  ses  gouvernemens;  dans  ce  lent  procès, 
elle  a  déployé  une  ténacité  opiniâtre  et  courageuse,  perdant  le  plus 
souvent  le  principal,  gagnant  presque  toujours  l'incident.  C'est  ainsi 
que  les  peuples  deviennent  libres,  ce  que  les  princes  leur  octroient 
ne  leur  profite  guère;  à  cheval  donné,  comme  dit  le  proverbe,  on 
ne  regarde  pas  la  bride,  et  la  bride  est  souvent  telle  qu'on  ne  peut 
se  servir  du  cheval.  De  1815  à  1860,  l'Allemagne  a  peiné,  et  ce 


304  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'elle  possède  de  plus  précieux,  ce  qu'on  s'étudie  aujourd'hui  à 
lui  ôter,  est  le  fruit  de  ce  patient  travail.  La  France  lui  vint  en  aide 
dans  son  apprentissage  :  que  ne  lui  a  pas  appris  1830!  Mais  c'est 
encore  une  de  ces  choses  dont  elle  n'aime  plus  à  se  souvenir,  et 
pourtant  c'est  plus  près  de  nous  que  Conradin, 

Les  fautes  des  princes  ont  profité  à  l'empereur  et  préparé  l'avé- 
nement  d'un  nouveau  césar,  qui  aujourd'hui  a  l'Allemagne  à  sa  dis- 
crétion. Beaucoup  d'Allemands  en  vinrent  à  se  dire  que,  du  moment 
qu'il  faut  avoir  un  maître,  mieux  vaut  qu'il  soit  grand  que  petit,  parce 
que  cela  rend  la  servitude  plus  honorable.  D'autres  s'imaginèrent 
qu'on  ne  pouvait  atteindre  à  la  liberté  que  par  l'unité,  et  à  l'unité 
que  par  l'empire.  Ils  rêvaient  une  charte  impériale  qui  aurait  con- 
tenu toutes  les  garanties  constitutionnelles  et  qui  aurait  été  imposée 
d'en  haut  à  tous  leurs  princes.  Dans  leur  pensée,  l'empereur  devait 
être  le  gendarme  de  la  liberté;  mais,  lorsqu'on  offrit  cette  charge  au 
roi  de  Prusse  Frédéric-Guillaume  IV,  il  ne  se  sentit  pas  la  vocation, 
et  il  déclina  le  présent.  Quant  aux  véritables  impérialistes,  ils  se 
souciaient  peu  de  constitution  et  de  garanties  ;  ils  voulaient  à  tout 
prix  un  empereur,  quel  qu'il  fût,  pour  que  l'Allemagne  eût  un  chef 
militaire,  et  que  ce  chef  lui  rendît  la  prépondérance  en  Europe.  Ils 
s'appliquaient  à  démontrer  en  prose  et  en  vers  à  leurs  compatriotes 
qu'entourés  de  monarchies  unitaires  et  fortement  constituées,  le 
régime  fédératif  les  mettait  à  la  merci  des  convoitises  de  leurs  voi- 
sins. L'expérience  de  cinquante  années  a  prouvé  au  contraire  que 
la  confédération  germanique  était  une  institution  défensive  d'une 
réelle  efficacité;  en  revanche,  elle  se  prêtait  difficilement  à  une 
politique  active  au  dehors,  les  jalousies,  les  compétitions,  l'oppo- 
sition des  intérêts,  rendant  presque  impossible  l'accord  nécessaire 
à  une  commune  entreprise.  Or  c'était  précisément  une  politique 
d'action  que  les  impérialistes  réclamaient  pour  leur  pays;  leur  pa- 
triotisme s'indignait  que  l'Allemagne  fût  la  seule  puissance  de  l'Eu- 
rope qui  n'eût  pas  le  libre  usage  de  ses  mouvemens.  Ils  sentaient 
que  leur  nation  était  en  proie  à  un  sourd  malaise ,  à  une  sorte  de 
fièvre  lente,  que  quelque  chose  d'obscur  fermentait  en  elle,  que 
comme  Hamlet  elle  méditait  jour  et  nuit  le  problème  de  sa  destinée, 
que,  désireuse  d'agir  et  d'essayer  ses  forces,  il  lui  fallait  ou  cette 
grandeur  des  peuples  émancipés  qui  se  gouvernent  eux-mêmes,  ou 
la  grandeur  plus  hasardeuse  des  peu; îles  militaires  et  conquérans. 
Leur  choix  était  fait,  ils  avaient  soif  de  gloire  et  d'aventures,  et 
l'Allemagne  a  fini  par  penser  comme  eux.  Quand  une  nation,  pleine 
d'énergies  et  de  ressources,  ne  trouve  pas  chez  elle  cette  activité 
régulière,  cette  saine  occupation  qu'on  appelle  la  liberté,  il  faut, 
sous  peine  d'étouffer,  qu'elle  dépense  sa  force  au  dehors. 


LES    POÈTES    DE   l' EMPIRE    ALLEMAND.  305 

Ce  fut  surtout  à  partir  de  18/iO  que  les  poètes  impérialistes  se 
prirent  à  chanter  tout  haut  les  douleurs,  les  ambitions  et  les  espé- 
rances qui  les  possédaient.  Ils  conversaient  avec  les  corbeaux  qui 
voltigent  autour  de  la  mystérieuse  caverne  où  Frédéric  Barberousse 
a  dormi  son  long  sommeil;  ils  interrogeaient  leurs  croassemens  :  ce 
grand  empereur  allait-il  enfin  s'éveiller,  et,  debout  sur  la  montagne, 
montrer  du  doigt  la  tête  prédestinée  qui  attendait  la  couronne  im- 
périale, le  nouveau  césar  qui  renouerait  la  chaîne  brisée  des  siècles, 
attacherait  l'Allemagne  à  sa  fortune  et  lui  ouvrirait  à  deux  battans 
les  portes  de  l'avenir  ?  «  Hélas  !  s'écriait  Henri  Heine  en  terminant 
Alla  Troll,  voici  peut-être  la  dernière  libre  chanson  de  la  muse  ro- 
mantique. Elle  se  perdra  dans  le  vacarme  et  les  cris  de  guerre  des 
Tyrtées  du  jour.  D'autres  temps,  d'autres  oiseaux!..  Quel  piaille- 
ment! On  dirait  des  oies  qui  ont  sauvé  le  Capitole.  Quel  ramage! 
Ce  sont  des  moineaux  avec  des  allumettes  chimiques  dans  leurs 
serres,  qui  se  donnent  des  airs  d'aigles  portant  la  foudre  de  Jupi- 
ter. Quel  roucoulement!  Ce  sont  des  tourterelles  lasses  d'aimer, 
qui  veulent  haïr  et,  au  lieu  de  s'atteler  au  char  de  Vénus,  traînent 
celui  de  Bellone.  D'autres  temps,  d'autres  oiseaux  !  d'autres  oiseaux, 
d'autres  chansons!  Elles  me  plairaient  peut-être,  si  j'avais  d'autres 
oreilles.  »  On  était  alors  en  iShï. 

L'Aristophane  du  xix""  siècle  parlait  bien  légèrement  de  ces  co- 
lombes converties  au  culte  de  Bellone.  Elles  avaient  le  secret  et 
l'oreille  de  leur  peuple.  Les  anciens  appelaient  les  poètes  des  de- 
vins, des  vfites.  On  ne  saurait  contester  aux  poètes  impérialistes  le 
mérite  d'avoir  lu  dans  le  livre  du  destin.  Ils  pressentaient  que,  fa- 
tiguée des  luttes  des  partis,  l'Allemagne  se  prendrait  un  jour  à  tour- 
ner ailleurs  ses  désirs  et  ses  pensées,  et  qu'un  audacieux  viendrait 
qui  lui  achèterait  son  âme  en  lui  promettant  en  échange  l'empire  de 
la  terre.  Un  plus  grand  prophète  qu'eux  tous  avait  déjà  conté  cette 
histoire  dans  Faust-  seulement  il  l'avait  altérée  et  embellie.  Il  s'est 
trouvé  que  Marguerite  avait  horreur  de  Faust;  elle  est  à  lui,  mais 
ses  embrassemens  lui  sont  un  enfer,  et  jamais  il  n'aura  son  cœur. 
Ces  devins  étaient  aussi  des  docteurs  et  des  conseillers  :  ils  ensei- 
gnaient à  l'Allemagne  que  les  combats  de  la  liberté  sont  des  com- 
bats sans  gloire,  que  les  droits  politiques  sont  de  vaines  subtilités 
et  les  constitutions  des  grimoires,  qu'il  n'y  a  d'évident  que  l'éclair 
de  l'épée  et  une  branche  de  laurier  ramassée  dans  le  sang,  —  et^ 
pour  l'arracher  tout  à  fait  à  ses  rêveries,  ils  s'efforçaient  de  réveiller 
ses  haines  assoupies,  de  lui  persuader  que  la  vraie  liberté  c'est  d'a- 
voir un  empereur  qui  fait  peur  au  Welche.  «  Non,  ce  n'est  pas  un 
bien-être  servile,  ni  les  sanglantes  balançoires  du  temps  de  l'éga- 
lité welche  après  lesquelles  soupire  notre  peuple,  s'écriait  un  poète 

TOMB  xcviii.  —  1872.  20 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Liibeck  (1).  Son  cœur  ne  peut  plus  cacher  le  chagrin  que  lui 
cause  le  chêne  fracassé;  mais  de  jour  en  jour  un  mot  grandit,  irré- 
sistible, le  grand  mot  de  l'empire  allemand.  En  vain  le  vieux  dra- 
gon de  la  jalousie  à  quatre  têtes  monte  la  garde  devant  l'arbre  de 
vie  et  nous  en  refuse  le  fruit.  Qu'il  gronde,  qu'il  vomisse  des  flammes! 
Tiens  ferme,  ô  mon  peuple!  Dieu  veille  sur  tes  espérances...  Ce  qui 
a  mûri  dans  les  âmes  se  crée  une  chair  et  des  os.  La  nécessité  par- 
lera tout  haut  dans  le  tonnerre  des  batailles...  Voici  la  fm  de  ma 
chanson,  voici  le  vert  printemps  qui  s'annonce  :  c'est  l'empire,  plein 
de  puissance  et  de  gloire.  » 

Pour  avoir  l'empire,  il  fallait  une  guerre  et  un  homme;  vingt  ans 
auparavant,  dès  ISIili,  ce  même  prophète  appelait  de  ses  vœux  les 
plus  ardens  cet  homme  et  cette  guerre  : 

((  Prie  le  ciel  qui  peut  prier,  et  que  celui  dont  le  regard  ne  cherche 
pas  au  ciel  un  refuge  dise  son  secret  à  la  tempête,  pour  qu'elle  le  pro- 
mène de  lieu  en  lieu  comme  une  formule  magique.  Que  le  nourrisson 
qui  commence  à  peine  à  bégayer  apprenne  de  sa  mère  ces  paroles;  que 
le  vieillard  les  prononce  encore  aux  portes  du  tombeau  :  —  0  destinées, 
accordez-nous  un  homme,  un  seul  homme!..  Un  homme  nous  fait  be- 
soin, un  petit-fils  des  Nibelungen,  pour  que  de  son  poing  et  de  sa  cuisse 
d'airain  il  maîtrise  le  temps,  ce  coursier  emporté  ! 

u  J'en  atteste  le  ciel,  je  ne  compte  pas  au  nombre  des  audacieux  qui 
demandent  pour  un  rien  de  sévères  destins;  mais,  plutôt  que  de  pourrir 
Dar  nn  cancer  intérieur,  je  voudrais  rencontrer  l'ennemi  sur  un  champ 
de  bataille.  Oui,  je  bénirai  trois  fois  l'heure  oii  flamboieront  les  épées 
sorties  du  fourreau,  oià,  sur  le  bord  de  la  Moselle  et  de  l'Oder,  au  lieu 
de  venimeuses  paroles  de  dispute,  les  balles  pleuvront.  Oh!  si  je  voyais 
demain  la  clarté  du  soleil  se  mirer  dans  le  casque  des  escadrons!  si 
demain  nous  faisait  entrer  dans  le  pays  de  Tennemi!..  Guerre,  guerre  ! 
donnez-nous  une  guerre  pour  remplacer  ces  querelles  qui  nous  dessè- 
chent la  moelle  dans  les  os.  L'Allemagne  est  malade  à  en  mourir;  ou- 
vrez-lui donc  une  veine  !  » 

Un  autre  poète  a  rendu  aussi  des  oracles,  et  ses  prophéties  furent 
récitées  au  théâtre  d'Elberfeld  le  1"  janvier  1861.  Que  la  France 
était  loin  de  deviner  ce  qui  se  passait  alors  dans  le  cœur  des  poètes 
du  saint-empire  ! 

(;  L'art  a  des  yeux  de  prophète,  l'art  est  un  révélateur...  Un  cliquetis 
de  chaînes  se  fait  entendre  au  loin  sur  le  Belt,  et  en  Alsace  le  Français 
règne  encore  aujourd'hui;...  mais  écoutez  :  à  l'est  et  à  l'ouest,  au  sud 

(1)  Geibel,  Heroldsrufe.  Das  Lied  vom  Reiche. 


LES   POÈTES   DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  307 

et  au  nord,  sur  le  bord  du  Rhin  et  sur  les  rives  de  l'Eider  retentit  le  cri 
des  poètes  :  debout,  ma  patrie!...  Ce  n'est  pas  en  rêvant  dans  le  sein 
de  la  paix,  c'est  dans  les  batailles  que  l'Allemagne  deviendra  une,  libre 
et  grande.  Je  le  vois  en  esprit;  j'entends  le  bruit  de  la  mêlée.  Le  cour- 
sier des  combats  écrase  le  nid  de  l'alouette,  les  obusiers  entonnent  leurs 
foudroyans  cantiques,  la  fumée  de  la  poudre  monte  jusqu'aux  nuages 
avec  les  dernières  lamentations  des  mourans,  avec  le  hurrah  des  com- 
battans;...  mais  je  vois  autre  chose  :  au-dessus  du  carnage  et  du  sang 
rayonne  comme  une  rouge  et  brûlante  aurore.  A  l'ouest,  au  loin  sur  les 
cimes  des  Vosges,  je  vois  étinceler  des  feux  de  joie.  Je  vois  la  verte  pa- 
rure de  nouveaux  lauriers  :  sur  la  cathédrale  de  Strasbourg  flotte  une 
bannière  allemande.  La  cloche  nous  invite  aux  chants  de  louange;  l'Al- 
lemagne le  nomme  sien,  le  fleuve  allemand...  Et  maintenant  elle  dé- 
pose sur  le  front  du  meilleur  de  ses  fils  la  couronne  impériale,  et  lui 
présente  le  sceptre...  Sonnez,  trompettes!  Battez,  tambours!  0  jour  de 
la  victoire,  quand  donc  viendras-tu?  Dieu  soit  avec  moi!  Dieu  te  soit  en 
aide,  Germanie  (1)!  » 

Mais  le  prophète  de  Lubeck,  M.  Geibel ,  avait  pris  les  devans.  Il 
n'avait  pas  attendu  jusqu'en  1861  pour  conquérir  l'Alsace  et  Stras- 
bourg. Voici  ce  que  le  Saint-Esprit  lui  dictait  en  iShô,  lorsque  poin- 
tait à  l'horizon  la  question  du  Slesvig-Holstein,  lorsque  le  brîgatid 
danois,  pareil  à  un  dragon  marin,  s'apprêtait  à  dévorer  l'Alle- 
magne ! 

«  Le  vieux  munster  de  Strasbourg  fait  ainsi  parler  ses  cloches  :  —  L'art 
allemand  m'apprit  en  des  temps  meilleurs  à  dresser  mes  tours  jusqu'aux 
étoiles,  et  pourtant  je  languis  encore  tristement  daus  la  servitude  du 
Welche.  Cependant,  quand  je  regarde  dans  le  cours  des  temps,  j'aper- 
çois qu'un  étranger,  le  Danois,  s'oubliera  dans  son  audace  effrontée  jus- 
qu'à retrancher  un  membre  du  corps  allemand,  et  je  me  tiens  aux 
écoutes,  inquiet.  S'il  réussit,  ô  misère!  je  gémirai  dans  les  cendres,  l'é- 
clat de  ma  rosace  pâlira,  mes  soupirs  feront  éclater  mes  tours  et  mes 
murailles;  mais  s'il  échoue,  alors  ce  sera  pour  moi  un  signe  :  ma  cap- 
tivité ne  durera  point  éternellement,  un  jour  je  serai  délivré  par  l'épée.» 

Ce  qui  est  particulier,  c'est  qu'en  1870,  après  la  déclaration  de 
guerre,  ces  poètes  vaticinans,  qui  depuis  vingt-cinq  ans  réclament 
et  revendiquent  l'Alsace,  ont  dit  à  la  France  :  «  Pourquoi  nous  cher- 
cher querelle?  Nous  sommes  gens  bénins  et  débonnaires,  qui  ne 
demandons  qu'à  bâtir  en  paix  notre  maison,  et  jamais  on  ne  nous 
surprit  k  convoiter  le  bien  d'autrai.  »  Tel  un  agneau  reprochant  ses 

(I)  Emil  Piittershaus,  Neue  Gedichte.  Zum  neuen  Jahr. 


3:08  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

appétits  voraces  à  un  loup  ravisseur.  Après  Wœrth,  l'agneau  ne 
bêlait  plus.  Quel  mot  trouverons-nous  pour  définir  de  si  étranges 
contradictions?  Les  Allemands,  nous  l'avons  dit,  ont  quelquefois  des 
oublis  volontaires. 


II. 

Si  le  Daphnis  de  Yirgile,  cet  arbitre  souverain  des  tournois  poé- 
tiques, revenait  au  monde  et  qu'il  fît  jouter  devant  lui  les  coryphées 
de  la  poésie  impérialiste,  qui  d'entre  eux  cueillerait  la  palme?  Il 
en  est  jusqu'à  trois  qui  seraient  dignes  de  prendre  part  à  cet  assaut. 
Nous  en  avons  déjà  cité  deux  :  l'un,  M.  Rittershaus,  est  né  à  El- 
berfeld,  où  il  vit  encore,  et  il  a  célébré  son  pays,  la  Westphalie, 
cette  terre  rouge,  patrie  des  chênes,  de  Witikind,  de  Teut,  des 
longues  amours  et  des  yeux  bleus.  L'autre,  M.  Geibel,  a  vu  le 
jour  dans  l'extrême  nord,  sur  les  bords  de  la  Trave,  dans  l'une 
des  quatre  républiques  de  feu  la  confédération  germanique.  Après 
avoir  fait  d'excellentes  études  à  l'université  de  Bonn,  il  a  couru  le 
monde  pendant  quelques  années  et  visité  avec  un  savant  ami  la 
Grèce  et  l'archipel.  En  ISZiO,  il  était  de  retour  à  Lubeck,  sa  ville 
natale;  peu  de  temps  après,  il  obtint  une  pension  du  roi  de  Prusse, 
plus  tard  il  fut  nommé  par  le  roi  de  Bavière  professeur  d'esthétique 
à  l'université  de  Munich.  On  voit  que  cette  muse,  quoique  née  sur 
un  sol  républicain,  n'a  pas  à  se  plaindre  des  princes;  mais  elle  n'a 
pas  été  récompensée  au-delà  de  son  mérite.  M.  Geibel  est  depuis 
longtemps  l'un  des  poètes  lyriques  les  plus  goûtés  de  l'Allemagne. 
A  ces  deux  concurrens,  il  faut  enjoindre  un  troisième,  M.  Oscar  de 
Redwitz,  un  méridional,  lequel  appartient  par  sa  naissance  à  la 
Franconie,  par  son  éducation  et  par  son  mariage  au  Palatinat,  où 
est  sa  résidence  habituelle.  M.  de  Redwitz,  qui  est  aujourd'hui  dans 
la  maturité  de  l'âge,  et  nous  voudrions  dire  du  talent,  commença 
par  étudier  en  droit.  11  n'a  pas  lieu  de  se  repentir  d'avoir  abandonné 
Thémis  pour  une  divinité  moins  sévère,  mais  souvent  plus  trom- 
peuse; sa  plume,  fille  gâtée,  a  remporté  de  faciles  et  brillans  suc- 
cès, à  quoi  l'ont  aidée  duux  alliés  très  puissans,  l'esprit  d'à-propos 
et  la  faveur  d'une  coterie. 

A  ne  considérer  que  le  talent,  M.  Rittershaus  et  ses  neue  Gedichte 
seraient  dignes  d'obtenir  le  prix.  M.  Rittershaus  est  un  vrai  poète; 
il  a  l'émotion  sincère  et  délicate,  et,  selon  les  occasions,  la  grâce 
ou  la  force.  Il  a  même  su  retrouver  dans  quelques-unes  de  ses 
compositions  les  mieux  réussies  le  secret  des  maîtres  de  la  poésie 
allemande,  lequel  consiste  à  exprimer  des  pensées  profondes  et  les 
choses  intimes  du  cœur  dans  une  langue  simple,  facile,  divine- 


LES    POÈTES    DE    l' EMPIRE   ALLEMAND.  809 

ment  familière.  Les  poètes  des  autres  nations  ont  la  plupart  le  gé- 
nie descriptif  ou  oratoire;  ils  se  plaisent  à  glorifier  la  nature  et  ses 
charmes,  ou,  la  prenant  pour  confidente,  ils  lui  racontent  avec  une 
chaleureuse  éloquence  leurs  douleurs  et  leurs  joies.  Dans  le  vrai 
lied  allemand,  c'est  ."t  nature  elle-même,  cette  éternelle  rêveuse, 
qui  parle  et  qui  chante;  elle  révèle  au  poète  ce  qu'elle  sait  ou  ce 
qu'elle  pressent  des  divins  mystères,  et  le  poète,  fidèle  interprète, 
ne  fait  que  traduire  dans  le  langage  des  hommes  les  mots  furtifs 
qu'ont  échangés  en  sa  présence  les  vents  et  la  forêt,  les  entretiens 
muets  de  la  lune  avec  la  terre  ou  les  bans  que  pubhent  dans  une  nuit 
de  printemps  un  rossignol  amoureux  et  une  chouette  fatidique.  Les 
Goethe,  les  Uhland,  les  Heine,  sont  pareils  à  ce  héros  fabuleux  qui, 
pour  avoir  bu  quelques  gouttes  du  sang  du  dragon,  avait  compris 
tout  à  coup  la  langue  des  oiseaux,  des  fleurs  et  des  étoiles,  et  leur 
génie  s'entend  à  faire  parler  les  choses,  sans  y  mettre  du  sien. 
Aussi  quatre  petits  vers,  rimes  ou  non,  leur  sufîisent-ils  souvent 
pour  exprimer  un  monde  de  pensées  et  de  profondes  sagesses,  car 
les  choses  ne  sont  pas  agitées  et  bavardes  comme  l'homme,  elles 
sont  discrètes,  recueillies  et  concises.  Le  charme  propre  à  la  poésie 
allemande,  c'est  le  mystère,  et  il  y  a  dans  son  instrument  un  peu 
sourd  un  silence  qui  fait  rêver. 

M.  Rittershaus  est  un  vrai  poète,  mais  il  n'est  pas  un  véritable 
impérialiste;  c'est  ce  qui  doit  l'exclure  du  concours.  Bien  que  les 
vents  orageux  qui  soufflaient  sur  l'Allemagne  l'aient  pour  un  temps 
détourné  de  sa  voie,  il  y  a  en  lui  quelque  chose  qui  résiste;  on  re- 
vient tôt  ou  tard  à  sa  nature.  En  1862,  il  a  composé  de  beaux  vers 
en  l'honneur  de  Fichte,  dont  on  célébrait  la  fête;  il  y  exprimait  le 
vœu  que  ce  grand  penseur  devînt  l'oracle  de  la  nation  et  la  péné- 
ti'ât  de  son  esprit.  C'est  un  péché  mortel  pour  un  impérialiste  que 
d'aimer  et  de  chanter  Fichte,  cette  grande  âme  répul3licaine  qui  a 
toujours  tenu  un  si  fier  langage  aux  puissans  de  la  terre.  Plus  tard, 
au  lendemain  de  Sadowa,  M.  Rittershaus  s'écriait  :  «  La  foule  suit 
le  char  du  vainqueur;  le  poète  restera  fidèle  au  vieux  drapeau  du 
droit  des  peuples  et  de  la  liberté.  »  Si  en  1870  il  a  traité  fort  dure- 
ment les  Welches,  par  une  contradiction  qui  lui  fait  honneur,  il 
disait  aussi  à  la  France  :  «  Tu  as  combattu  jadis  pour  les  vérités 
éternelles,  tu  as  été  un  prophète  de  l'humanité...  Non,  nos  ran- 
cunes et  notre  haine  ne  s'adressent  point  à  cette  France  qui  porte- 
rait volontiers  avec  nous  l'étendard  de  la  liberté,  et  dont  le  sang  a 
coulé  dans  la  nuit  de  décembre!  »  Après  la  victoire,  il  a  mêlé  des 
avertissemens  à  ses  hosannas.  «  Que  l'empire,  disait-il,  soit  le  tem- 
ple de  la  liberté  et  non  une  caserne  impériale  1  »  Or,  si  le  premier 
devoir  de  l'impérialiste  est  de  mépriser  le  Welche  sans  rémission,  ie 


310  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

second  est  de  ne  jamais  parler  légèrement  de  la  caserne.  M.  Ritters- 
haus  s'imagine-t-il  qu'on  lui  puisse  pardonner  d'avoir  prêché  tout 
récemment  la  fraternité  des  peuples,  d'avoir  exhorté  l'Allemagne  à 
fermer  son  oreille  aux  propos  des  flatteurs,  à  ne  point  diviniser  ses 
mérites  et  ses  vertus,  à  chercher  partout  le  bien  et  le  vrai  sans 
faire  acception  des  personnes,  «  et,  comme  une  abeille,  à  se  nour- 
rir de  toutes  les  fleurs  qui  croissent  sur  le  grand  arbre  de  l'huma- 
nité? »  Lui  pardonnera-t-on  aussi  d'avoir  écrit  en  1871  :  h  Grand 
Dieu!  quand  verra-t-on  sur  la  terre  la  pentecôte  des  peuples?..  De 
quoi  vous  sert  de  tourner  vos  regards  en  haut  aussi  longtemps  que 
vous  vous  plaisez  dans  vos  songes,  aussi  longtemps  que,  l'échiné 
basse,  vous  vous  faites  les  porte-queue  des  prêtres  et  des  rois?  La 
liberté  devient  son  propre  bourreau  dans  un  peuple  qu'éblouissent 
des  chimères.  Il  ne  peut  y  avoir  de  pentecôte  des  peuples  que  dans 
un  monde  de  libres  penseurs.  »  M.  Rittershaus  est  un  républicain 
dérouté,  et  nous  soupçonnons  que  l'empire  de  ses  rêves  est  un  em- 
pire sans  empereur.  De  tous  les  problèmes  poUtiques,  c'est  le  plus 
difficile  à  résoudre. 

Le  Chant  du  nouvel  empire  allernand  [das  Lied  vom  neuen  dcut- 
schen  Reich)  a  valu  à  son  auteur,  M.  de  Redwitz,  les  remercîmens 
et  les  félicitations  empressées  des  plus  grands  personnages.  Ce 
chant,  qui  remplit  un  volume  de  près  de  300  pages,  a  fait  événe- 
ment. M.  de  Re  iwitz  est  un  fervent  catholique,  et  il  semblait  qu'en 
sa  personne  l'église  faisait  adhésion  à  l'empire,  rendait  hommage  à 
l'empereur.  «  0  roi  Guillaume  1  s'écriait  le  poète,  ô  noble  et  héroïque 
vieillard,  pour  toi  retentissent  mes  louanges,  tu  as  subjugué  mon 
cœur;  ses  glaces  ont  fondu  au  soleil  de  tes  exploits.  »  Malheureuse- 
ment il  s'est  trouvé  que  M.  de  Redwitz  ne  parlait  qu'en  son  propre 
nom,  qu'il  n'avait  reçu  de  mandat  ni  des  rédacteurs  de  la  Cer- 
mania,  ni  de  MM.  de  MalJinckrodt,  Windthorst  et  de  Reichensper- 
ger,  ni  d'aucune  des  jjcrles  de  ce  terrible  centre  droit  que  M.  de 
Bismarck  rabrouait  naguère  si  vertement.  Cela  diminue  un  peu 
l'importance  politique  du  Chant  du  nouvel  emjjire  allemand.  Ce 
n'est  pas  le  manifeste  d'un  parti  qui  se  rallie,  c'est  le  transport  ly- 
rique d'une  âme  tendre  et  peut-être  imprévoyante,  qui  n'a  pas  su 
résister  à  son  enthousiasme,  qui,  pareille  à  la  sainte  pécheresse, 
est  venue  répandre  un  vase  de  parfums  sur  des  pieds  adorés.  L'en- 
thousiasme nuit  quelquefois  à  la  discipline.  Peut-être  M.  de  Red- 
witz s'est-il  trop  hâté,  mais  nous  n'avons  aucune  raison  de  croire 
qu'il  se  repente  de  rien. 

On  n'avait  pas  prévu  que  l'auteur  d'Amaranthe  s'embarquerait 
jamais  dans  une  telle  aventure.  Cette  Amaranthe  eut  en  1849  un 
prodigieux  succès;  elle  en  est  aujourd'hui,  sauf  erreur,  à  sa  vingt- 


LES    POÈTES    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  311 

sixième  édition;  il  en  parut  quatorze  en  trois  ans.  Qui  ne  connaît 
en  Allemagne  cette  épopée  romantique  et  dévote?  Des  chevaliers 
poupins  qui  se  signent  et  se  croisent,  des  troubadours,  des  guitares, 
d'éternelles  sonneries  de  cloches,  des  fleurs  et  des  ruisseaux  à  foi- 
son, une  dépense  inouie  de  clairs  de  lune,  des  gazouillemens  d'oi- 
seaux dans  tous  les  coins,  un  charmant  petit  moyen  âge  de  poche 
tout  pimpant  et  endimanché,  une  dévotion  doucereuse  et  mignarde, 
une  croix  enguirlandée  de  roses,  sur  laquelle  se  becquettent  des 
colombes  qui  ont  fait  le  pèlerinage  de  Paphos,  ajoutez  une  subtile 
odeur  de  cierges  et  de  musc  qui  pénètre,  imprègne  tout,  tel  est  ce 
poème,  qui  offre  un  attrait  de  curiosité  et  presque  de  plaisir  à  qui- 
conque aime  le  joli  ou  ne  craint  pas  trop  le  musc.  On  y  trouve  de 
vrais  chefs-d'œuvre  de  descriptions  coquettes  et  précieuses  dignes 
du  cavalier  Marin. 

((  Chaque  feuille  dort  encore  dans  la  forêt,  chaque  tronc  et  chaque 
pierre,  les  oiseaux  dans  le  bocage,  les  fleurs  près  du  puits  et  à  l'orée  du 
bois.  Cependant,  au  bruit  des  pas  d'Amaranthe,  qui  traverse  la  lisière, 
le  prunellier  s'éveille  en  sursaut  de  son  rêve.  Comme  il  secoue  son  der- 
nier somme  de  sa  tête  emperlée  de  rosée,  une  de  ses  baies  vient  à 
tomber  dans  le  nid  des  merles.  Près  de  là,  remué  par  le  vent,  s'éveille 
le  jeune  peuple  folâtre  des  aulnes;  à  peine  ont -ils  ouvert  leurs  petits 
yeux  verdâtres,  ils  s'empressent  malgré  l'heure  matinale  de  taquiner  le 
vieux  sapin,  et  rient  sous  cape  de  le  voir  dodeliner  sa  tête  endormie. 
Ils  le  tirent  par  le  pan  de  son  habit.  Il  leur  jette  un  regard  fâché,  et, 
enccre  à  moitié  engourdi,  il  gronde  et  murmure;  eux,  le  rire  aux  lèvres, 
le  tiennent  enlacé  dans  leurs  branches.  Comment  faire  tête  à  cette 
jeunesse?  Il  est  bien  forcé  de  se  réveiller  enfin.  Pendant  ce  temps,  le 
merle  s'est  remis  de  sa  panique,  et  du  milieu  de  ses  ronces  la  grive,  sa 
voisine,  l'a  entendu.  Elle  crie  un  gracieux  bonjour  à  l'alouette  huppée 
qui  gîte  dans  le  gazon.  Aussitôt  celle-ci  prend  son  essor;  il  faut  qu'elle 
aille  saluer  l'étoile  du  matin.  Troublé  par  le  battement  de  son  aile,  le 
lapereau  met  le  nez  hors  de  son  chou  et  s'élance  d'un  pied  agile.  Le 
pic  fringant  becquette  le  pin,  l'écureuil  dresse  l'oreille  et  dévale  leste- 
ment de  son  nid  haut  perché  pour  laver  ses  petits  yeux  dans  la  rosée. 
Enfin  le  coucou  a  jeté  son  cri;  il  est  bien  temps  de  s'éveiller.  Chaque 
arbre  le  dit  à  son  voisin;  on  voyage  de  nid  en  nid,  et  il  se  fait  entre 
frères  et  sœurs  un  échange  empressé  de  saluts.  Alors  du  buisson  épi- 
neux et  du  sein  de  la  feuillée  partent  et  se  croisent  mille  doux  appels. 
Cependant  monte  du  fond  de  la  vallée,  comme  le  son  lointain  du  cor 
des  Alpes,  le  murmure  des  cloches  qui  annoncent  le  dimanche.  » 

Yoilà  des  grâces  qui  abondent  dans  cette  mystique  épopée.  — 


312  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

0  Amaranthe,  muse  éthérée  et  langoureuse,  dont  les  yeux  d'azur 
reflètent  la  beauté  du  ciel,  vous  qui  aimiez  à  poser  votre  doigt  de 
rose  sur  la  fossette  d'un  menton  fait  à  peindre,  muse  des  pieux 
élancernens  et  des  séraphiques  amours,  qui  pouvait  deviner  qu'un 
jour  vous  emboucheriez  le  clairon  des  batailles? 

Toutefois,  en  y  regardant  de  près,  on  conçoit  que  l'auteur  d'A- 
:2îaranthe  ait  aspiré  à  la  gloire  d'être  le  chantre  officiel  de  l'empire 
et  de  l'empereur.  Nous  avons  vu  que  la  première  qualité  de  l'im- 
périaliste est  de  nourrir  dans  son  cœur  la  haine  sainte  et  le  saint 
mépris  du  Welche,  quelque  chose  des  sentimens  qu'un  mandarin 
chinois  de  première  classe  peut  éprouver  pour  un  portefaix  négro- 
malais.  Cette  haine  est  le  meilleur  dérivatif  aux  fâcheuses  velléités 
qu'ont  les  Allemands  de  s'occuper  de  leurs  petites  affaires  intérieures 
et  de  critiquer  leurs  gouvernemens.  L'homme  promit  dans  le  temps 
au  cheval  de  le  venger  du  cerf;  c'est  ainsi  qu'il  parvint  à  le  seller 
et  à  le  brider.  Sa  haine  assouvie,  le  cheval  se  serait  de  grand  cœur 
débarrassé  de  l'homme;  mais  il  craignait  que  le  cerf  humilié  et 
battu  ne  roulât  dans  sa  tête  des  projets  de  sanglantes  représailles, 
et  il  prit  en  patience  sa  servitude.  L'Amaranthe  de  M.  de  Redwitz 
contient  une  profonde  allégorie  qui  n'échappe  pas  à  un  lecteur  at- 
tentif. Le  héros  du  poème,  le  chevalier  Walther,  s'était  laissé 
prendre  dans  les  filets  d'une  altière  comtesse  italienne,  Ghismunda, 
qui  a  toutes  les  vanités,  toutes  les  perfidies  d'un  cœur  welche.  Elle 
est  coquette,  frivole,  inconstante,  friande  de  bijoux,  adonnée  aux 
chiffons,  volontaire  et  trompeuse;  elle  ne  pense  qu'à  s'amuser,  elle 
ne  connaît  d'autres  plaisirs  que  la  toilette,  le  bal,  la  chasse  et  les 
blessures  empoisonnées  que  font  ses  yeux,  elle  rudoie  les  pauvres 
et  les  mendians;  —  ni  âme,  ni  cœur  :  ce  sont  des  fruits  qui  ne  mû- 
rissent pas  en  pays  welche.  Amaranthe  possède  au  contraire  toutes 
les  vertus  germaniques;  elle  est  humble,  chaste,  soumise,  attachée 
à  ses  devoirs,  incapable  d'une  pensée  légère;  pendant  que  son  âme 
voyage  au  ciel  et  converse  avec  les  anges,  ses  doigts  se  fatiguent 
à  coudre  en  cachette  des  chemises  pour  une  pauvresse.  Walther,  le 
jeune  premier,  rompt  avec  la  sirène  qui  l'avait  séduit  par  son  sou- 
rire welche,  il  épouse  Amaranthe  et  toutes  ses  blondes  vertus. 

Les  allégories  fortement  conçues  ont  toujours  un  double  fond. 
Amaranthe  et  Ghismunda  ne  représentent  pas  seulement  deux  races, 
l'une  pure  et  glorieuse,  l'autre  perverse  et  déchue;  elles  personni- 
fient aussi  deux  sortes  de  poésie,  l'une  qui  va  à  confesse,  l'autre 
qui  n'y  va  pas.  Celle-ci  a  lu  Spinoza,  Hegel,  Voltaire;  elle  voit  par- 
tout dans  l'Évangile  des  légendes  et  des  mythes,  elle  adore  le  grand 
tout,  elle  est  panthéiste  et  révolutionnaire;  Walther  a  beau  lui 
expliquer  le  catéchisme  dans  une  tirade  de  quatre  cents  vers,  cette 


LES    POÈTES    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  313 

fière  païenne  refuse  obstinément  de  se  laisser  convertir.  Amaranthe 
est  la  muse  confite  en  dévotion,  qui  dit  soir  et  matin  son  chapelet, 
qui  préfère  à  tous  les  plaisirs  et  à  toutes  les  philosophies  du  monde 
le  son  des  cloches,  la  nappe  des  communians.  «  Pour  fortifier 
mon  âme,  dit-elle,  je  recours  souvent  aux  sacremens.  »  Le  poème 
parut  en  1849,  au  fort  de  la  réaction  politique  et  religieuse,  et  il 
plut  en  haut  lieu.  Les  fiançailles  de  Walther  et  d' Amaranthe  symbo- 
lisaient la  réconciliation,  le  mariage  du  génie  et  de  l'église.  Quand 
au  mépris  du  Welche  on  joint  le  mépris  de  la  philosophie,  on  a  bien 
toutes  les  qualités  requises  pour  écrire  le  Chant  du  nouvel  eminre 
allemand. 

La  dernière  guerre  a  rapporté  à  l'Allemagne  5  milliards  de  francs 
et  cinq  cents  sonnets,  car,  si  notre  compte  est  juste,  il  y  en  a  cinq 
cents  dans  le  lied  de  M.  de  Redwitz.  Après  la  conclusion  de  la  paix  des 
Pyrénées,  Mairet  en  composa  un  pour  fêter  ce  grand  événement,  et 
il  eut  l'honneur  de  le  présenter  lui-même  à  la  reine-mère,  Anne 
d'Autriche.  M.  de  Bismarck  peut  se  vanter  d'avoir  ouvert  dans 
l'histoire  du  monde  une  ère  nouvelle,  où  tout  sera  plantureux  comme 
les  forêts  de  l'Inde,  gigantesque  comme  les  pyramides  d'Egypte; 
désormais  on  comptera  les  indemnités  de  gueire  par  milliards,  et 
pour  chaque  milliard  on  fera  cent  sonnets  de  réjouissance.  Toute- 
fois il  y  a  entre  les  milliards  et  les  sonnets  cette  différence,  qu'au 
dire  des  essayeurs-jurés  l'or  welche  est  de  bon  aloi,  et  qu'il  n'est 
pas  sûr  que  tous  les  vers  des  poètes  de  l'empire  allemand  soient 
au  titre  légal. 

Il  s'est  fait  jadis  en  Allemagne  d'admirables  sonnets.  Le  vieil 
Opitz  en  avait  déjà  composé.  Plus  tard,  l'école  puritaine  et  teuto- 
nisante  condamna  «  cette  invention,  demi-galante,  demi-mystique, 
des  troubadours  welches.  »  On  fit  à  Goethe  un  crime  de  s'ôLre 
amusé  à  de  si  méprisables  bagatelles;  c'était,  disait-on,  faire  un 
pèlerinage  à  Notre-Dame  de  Lorette.  Ce  furent  les  romantiques  qui 
réhabilitèrent  le  proscrit.  A.-W.  Schlegel  a  défini  dans  un  sonnet 
les  règles  du  sonnet;  il  y  veut  deux  choses  :  une  plénitude  de  sens 
que  ne  gênent  point  les  bornes  étroites  où  elle  est  renfermée,  et 
des  oppositions  habilement  balancées.  Il  aurait  dû  ajouter  l'exquis 
de  la  forme;  quand  on  travaille  en  fin,  la  moindre  bavochure  fait 
tache.  Platen  le  savait;  il  ne  s'est  rien  permis  dans  ce  genre  dé- 
fendu qui  ne  fût  parfait  et  de  main  d'ouvrier.  Encore  s'inclinait-il 
modestement  devant  les  maîtres  :  Pétrarque,  Camoëns  et  l'autem* 
des  geharnischie  Sonette.  «  Je  marche  sur  la  trace  des  maîtres,  di- 
sait-il, comme  un  glaneur  suit  les  moissonneurs,  car  je  n'ose  me 
nommer  quatrième  après  eux.  »  Pourquoi  donc  M.  de  Redwitz 
s'est-il  servi  d'une  invention  welche  pour  dire  leur  fait  aux  Welches 


3i/i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  célébrer  les  gloires  germaniques?  a  Tu  ressembles,  disait  Thland 
à  un  contempteur  des  sonnets  qui  se  permettait  d'en  faire,  tu  res- 
sembles à  ce  magister  qui  grondait  son  élève  d'avoir  volé  des  ce- 
rises €t  qui  les  mangeait  lui-même,  tout  en  grondant.  »  M.  de  Red- 
witz  a  même  poussé  l'inconséquence  jusqu'à  parler  le  welcbe,  et 
parmi  ses  sept  mille  vers  il  a  inséré  des  vers  français  de  sa  compo- 
sition. Il  nous  représente  les  Parisiens  s'écriant  tout  d'une  voix  en 
1870: 

Ha,  vous,  Prussiens,  l'Autriche  n'est  pas  la  France  ! 
Vous  serez  battus,  et  avec  élégance. 
Ha,  vive  la  guerre  allemande,  ha,  vive  le  Rhin! 
Ce  n'est  qu'une  promenade  jusqu'à  Berlin  (1). 

La  princesse  palatine  rapporte  dans  une  de  ses  lettres  que,  lors- 
que M.  de  Navailles  visita  Sceaux,  on  lui  montra  la  belle  cascade, 
la  galerie  d'eau  qui  était  une  merveille,  la  salle  des  maronniers,  et 
qu'il  n'admirait  rien  de  tout  cela;  mais  quand  il  vint  au  potager  où 
était  la  salade,  il  s'écria  :  «  Franchement  la  vérité,  voilà  une  belle 
chicorée.  »  Nous  sommes  comme  M.  de  Navailles;  sans  m  connaître 
les  beautés  dont  le  poème  de  M.  de  Redwitz  est  émaillé,  nous  avons 
un  faible  pour  ses  vers  français.  Franchement  la  xèrilé,  ces  quatre 
vers  sont  la  plus  belle  rose  de  son  bouquet. 

Pour  être  écrit  tout  entier  en  sonnets,  le  Chant  du  nouvel  empire 
ne  manque  point  de  variété.  On  y  trouve  des  récits  épiques,  des 
effusions  lyriques,  des  alléluias,  des  épigrammes,  des  indignations, 
des  cris  de  fureur,  des  soupirs,  des  larmes,  des  adorations,  des 
roucoulemens  de  colombe.  Tantôt  le  poète  adresse  d'éloquentes  pro- 
sopopées  à  l'empereur  Guillaume,  «  dont  l'œil  est  éclairé  par  la  lu- 
mière de  la  foi,  »  et  aux  généraux  qui  commandaient  à  AVœrth  et  à 
Sedan,  et  il  les  supplie  de  se  souvenir  de  leurs  victoires  jusqu'à  leur 
mort,  à  quoi  sûrement  ils  ne  manqueront  pas.  Tantôt  il  fait  compa- 
raître en  présence  de  M.  de  Mollke  Alexandre,  Jules  César,  Napo- 
léon, Wellington,  le  grand  Frédéric;  ces  conquérans  regardent  avec 
stupeur  ce  rival  qui  les  a  surpassés,  et  tous  ils  s'inclinent  profon- 
dément devant  lui.  Tantôt  il  met  en  scène  le  grand  chancelier,  «  cet 
aigle  qui  embrasse  de  son  œil  perçant  les  champs  de  bataille  de  la 
diplomatie,  ce  héros  qui  a  fait  la  guerre  sainte  avec  le  glaive  de 
l'esprit,  cet  archer  dont  les  flèches  ont  transpercé  le  mensonge  et 
l'effronterie  gauloises.  »  —  a  Une  seule  chose  m'inquiète,  ô  grand 
homme,  lui  dit-il;  as-tu  un  cœur?  Ce  cœur  fait  peu  parler  de  lui, 

(I)  Un  recueil  allemand  {Unsere  Zeit)  reproche  aux  vers  allemands  de  M.  de  Kedwitz 
de  pécher  par  une  abondance  de  chevilles,  d'inversions  forcées,  d'apostrophes  dures, 
de  rimes  cherchées  ou  douteuses,  d'images  de  mauvais  goût.  Voilà  des  reproches  qu'où 
ne  peut  faire  à  ses  vers  français. 


LES    POÈTES    DE    l'ExMPIPE   ALLEMAND.  315 

et  cependant,  quand  tu  es  resté  quelque  temps  loin  de  chez  toi,  tu 
soupires  après  tes  foyers,  et  tu  as  su  aimer  ta  femme  et  ta  sœur. 
Oui,  tu  as  beau  être  un  homme  de  bronze,  un  prince  rigide  sur  le 
trône  de  l'intelligence,  tu  as  un  cœur  qui  jamais  ne  se  raillera  du 
mien.  » 

Puis,  s'adressant  aux  Yv'elches,  M.  de  Redwitz  les  frappe  d'ana- 
thèine.  Il  stigmatise  avec  un  impitoyable  acharnement  le  mensonge 
welche,  la  perfidie  welche,  l'immoralité  welche,  la  corruption 
welche!  A  toutes  ces  horreurs  il  oppose  l'honnêteté  allemande,  la 
chasteté  allemande,  la  piété  allemande,  la  conscience  allemande  et 
toutes  les  vertus  que  Dieu  a  récompensées  d'une  manière  si  écla- 
tante en  faisant  passer  5  milliards  des  poches  françaises  dans  les 
poches  allemandes. 

((  Qui  ne  roussirait,  s'écrie-t-il,  d'avoir  pu  jadis  admirer  les  manières 
welches,  parler  la  langue  welche,  adopter  des  maximes  welches?  » 

.     .     .     .     De  quel  front  cet  ennemi  de  Dieu 
Vient-il  infecter  l'air  qu'on  respire  en  ce  lieu? 

((  Qui  donc  aujourd'hui,  poursuit-il,  regarderait  sans  dégoût  le  bour- 
bier welche?..  Ce  que  recouvrait  une  chair  rosée  éclate  maintenant 
comme  un  abcès  purulent.  Des  cadavres  putréfiés  jonchent  de  toutes 
parts  ce  jardin  parfumé  qui  recouvrait  un  cimetière.  Jamais  on  ne  vit 
pareille  pourriture,  qui  brave  toute  honnêteté;...  ce  peuple  était  digne 
de  son  Bonaparte.  » 

L'Allemagne  elle-même,  hélas!  n'est  pas  sans  reproche.  Le  poète 
s'indigne  de  ne  pas  trouver  autour  de  lui  des  enthousiasmes  aussi 
brûlans  que  le  sien  :  «  non,  les  cœurs  ne  sont  pas  assez  pavoises.  » 
Les  uns  se  permettaient  de  critiquer  les  opérations  de  guerre, 
fâcheuses  habitudes,  dispositions  chagrines  contractées  dans  un 
temps  de  paix.  D'autres  affectaient  de  craindre  que  Gravelotte  et 
Sedan  ne  préparassent  à  l'Allemagne  le  règne  du  sabre,  «  comme 
si  un  peuple  de  héros  pouvait  se  laisser  asservir.  »  D'autres  encore 
se  plaignaient  qu'après  avoir  fait  la  guerre  à  Napoléon,  on  la  fît  à 
la  France,  et  demandaient  la  paix  à  grands  cris,  «  race  de  tièdes  et 
de  lâches.  »  Les  femmes  non  plus,  ô  honte!  ne  furent  pas  toutes 
irrépréhensibles.  On  en  a  vu  qui,  dans  les  hôpitaux,  s'occupaient 
de  préférence  des  blessés  ennemis,  et  «  les  dorlotaient  avec  des 
minauderies  welches.  »  —  «  Méritent-elles,  ces  femmes,  le  nom  de 
femmes  allemandes?  Non,  ce  ne  sont  que  des  dames,  aussi  peu  al- 
lemandes que  leur  langue  et  leur  toilette...  Paix,  mon  cœur!  ne  te 
livre  pas  à  la  colère!  oublie  ces  quelques  gouttes  d'eau  sale  noyées 
dans  un  océan  d'amour  pur  et  sacré.  » 


316  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Après  cette  incartade,  M.  de  Redwitz  supplie  Dieu  de  délivrer 
enfin  les  Allemands  de  leur  modestie,  de  leur  humilité,  —  de  leur 
mettre  dans  l'esprit  qu'ils  sont  un  peuple  incomparable,  le  premier 
peuple  du  monde,  et  en  finissant  il  compare  le  nord  et  le  sud  de  l'Al- 
lemagne à  deux  cygnes  voguant  de  conserve  sous  la  protection  de 
l'aigle  impériale;  il  souhaite  que  le  cœur  de  ces  cygnes  soit  désor- 
mais semblable  au  chant  d'un  rossignol.  «  Dans  ce  cœur,  dit-il,  selon 
la  mission  que  j'ai  reçue,  je  dépose  ce  poème  du  nouvel  empire  alle- 
mand. »  Grâce  à  Dieu,  ce  n'est  qu'un  in-douze;  mais  il  est  de  poids 
et  de  dure  digestion,  même  pour  un  cœur  de  cygne  qui  chante 
comme  un  rossignol.  Cela  rappelle  certaine  cuisine  dont  Henri 
Heine  avait  tàté  dans  un  restaurant  de  son  pays,  et  qui  se  compo- 
sait, disait-il,  de  sensibleries  pâtissées  très  indécises,  d'amoureux 
plats  aux  œufs,  de  sincères  boulettes  aux  prunes,  de  soupe  plato- 
nique à  l'orge,  et  de  vertueuses  andouillettes  de  ménage.  Pour  re- 
lever le  goût,  le  cuisinier  a  mêlé  du  vinaigre  à  son  lait,  du  poivre 
à  son  sucre  candi.  Pauvres  hères  que  nous  sommes,  notre  estomac 
welche  ne  résiste  pas  à  de  telles  mixtures;  bons  ou  mauvais,  il  ne 
supporte  que  les  goûts  francs. 


III. 


M.  Emmanuel  Geibel  a  sur  l'auteur  à'Amaranthe,  sans  parler  du 
reste,  cet  avantage  marqué,  qu'il  n'a  pas  attendu  pour  chanter  l'em- 
pire que  l'empire  fût  fait,  ni  pour  prédire  la  fête  que  la  fête  fût  ve- 
nue. En  réunissant  en  un  volume  toutes  ses  poésies  politiques,  il  les 
a  intitulées  avec  un  juste  orgueil  les  Appels  du  héraut  {Heroldsrufe), 
car  il  y  a  près  de  trente  ans  qu'il  appelle  et  qu'il  prophétise.  Per- 
chée sur  sa  tour  d'ivoire,  sa  muse  racontait  aux  vents,  aux  étoiles, 
aux  vagues  de  la  mer,  son  amoureux  martyre  et  le  mystère  de  son 
attente;  elle  sondait  du  regard  les  profondeurs  de  l'espace;  dans 
chaque  tourbillon  de  poussière  qui  blanchissait  à  l'horizon,  elle 
croyait  découvrir  son  rêve,  qui  l'avait  entendue  et  qui  accourait. 
Que  les  jours,  que  les  années  ont  duré  à  son  impatience!  Les  des- 
tins semblaient  sourds  à  ses  cris;  mais  rien  n'a  pu  lasser  son  in- 
domptable espoir.  Enfin  tout  s'est  accompli,  elle  a  contemplé  sur  la 
montagne  les  pieds  du  bien-aimé,  qui  s'avançait  vêtu  de  pourpre, 
le  front  ceint  d'une  couronne  d'or  entrelacée  de  lauriers.  Si  les 
longues  fiançailles  sont  de  mode  en  Allemagne,  les  fiançailles  de 
trente  ans  y  sont  rares.  Qui  ne  serait  touché  d'une  telle  persévé- 
rance si  tardivement  récompensée?  «  0  hymen!  ô  hyménée!  s'é- 
crie le  chœur  dans  Aristophane,  que  tout  le  peuple  fasse  éclater  sa 


LES   POÈTES    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  317 

joie  et  forme  des  danses.  Yoilà  le  moment  d'apporter  les  torches 
et  de  faire  paraître  l'épouse.  » 

M.  Geibel  est  un  poète  en  vogue.  Ses  douces  mélancolies,  ses 
gaîtés  tempérées,  ont  fait  leur  chemin  dans  le  monde;  on  le  met  en 
musique,  et  ses  romances  sont  en  possession  de  faire  gémir  et  sou- 
pirer tous  les  pianos  de  l'Allemagne.  Comme  il  arrive  à  certains  écri- 
vains, le  public  lui  est  bien  plus  favorable  que  la  critique.  Les  cen- 
seurs d'office  de  la  littérature  lui  reprochent  de  n'avoir  rien  de 
très  original,  ni  qui  soit  vraiment  à  lui,  et  de  ne  pas  éviter  toujours 
le  convenu,  le  banal,  ni  la  fadeur.  D'autres  se  plaignent  que  sa 
poésie  sonne  creux,  que,  si  on  lit  facilement  ses  vers,  ils  se  laissent 
facilement  oublier.  D'autres  encore  l'accusent  d'avoir  un  tour  d'es- 
prit un  peu  philistin,  et  d'écrire  pour  les  pensionnats  de  demoi- 
selles, pour  les  Backfische.  Il  peut  se  consoler  des  sévérités  de  la 
critique  :  il  a  le  succès,  et  la  malveillance  de  ses  dénigreurs  est 
obligée  de  lui  reconnaître  deux  qualités,  ce  je  ne  sais  quoi  qui  ne 
se  définit  pas,  mais  qui  s'impose,  le  charme,  et  beaucoup  d'étude, 
la  connaissance  approfondie  du  métier,  la  science  du  vers  et  de  la 
rime  comme  du  rhythme.  Un  esprit  chagrin  a  prétendu  qu'en  fait 
d'art  notre  siècle  n'avait  aujourd'hui  de  véritable  supériorité  que 
dans  l'aquarelle  et  dans  la  musique  de  piano.  Il  ne  faut  pas  trop 
ravaler  le  piano.  Si  l'âme  et  la  profondeur  lui  manquent,  il  offre  en 
revanche  des  ressources  infinies  à  l'agilité  des  doigts,  aux  tours  de 
souplesse,  sans  compter  qu'il  a  ce  mérite  d'être  un  orchestre  en 
raccourci.  Non-seulement  la  poésie  de  M.  Geibel  a  souvent  été 
chantée  avec  accompagnement  de  piano,  mais  il  est  lui-même  en 
matière  de  poésie  un  très  habile  pianiste.  Il  a  traduit  dans  la  langue 
du  piano  les  thèmes  traités  avant  lui  par  les  grands  poètes  allemands; 
cela  fait  une  musique  facile,  courante  et  agréable.  Son  instrument 
étant  universel,  il  s'est  essayé  dans  tous  les  genres,  dans  l'épopée 
comme  dans  le  drame;  il  a  mis  en  vers  un  mythe  oriental,  il  a 
raconté  le  voyage  de  fiançailles  du  roi  Sigiird,  on  a  de  lui  un  Meister 
Andréa  qui  est  une  comédie,  un  roi  Roderic,  une  Brunhild,  une 
SophonislDe,  qui  sont  des  tragédies  en  cinq  actes,  et,  quel  que  fût 
son  sujet,  il  a  fait  preuve  de  talent;  mais  l'Orient,  les  Nibelungen, 
l'Espagne,  Rome,  Carthage,  ce  brillant  virtuose  a  tout  réduit  aux 
proportions  du  piano.  On  regrette  quelquefois  les  éclatantes  sono- 
rités de  l'orchestre,  les  tendresses  et  les  grincemens  du  violon,  les 
accens  caverneux  de  la  contre-basse,  les  tendres  soupirs  du  haut- 
bois et  les  fanfares  de  la  trompette.  C'est  pourtant  quelque  chose 
qu'un  habile  pianiste,  et  il  faut  savoir  se  contenter  des  à-peu-près. 

Grâce  aux  ressources  variées  de  son  instrument  et  à  la  souplesse 
de  sa  main,  le  poète  officiel  de  l'empire,  le  Kaiserdichter,  a  pu  du- 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rant  bien  des  années  chanter  le  même  air  sans  se  répéter.  Il  a  com- 
posé pour  son  dieu  de^  hymnes,  des  odes,  des  complaintes  en  ter- 
cets, des  chansons.  En  18/i4,  au  bord  de  la  mer,  il  écrivait  ces 
sonnets  dont  nous  avons  parlé  plus  haut;  quelques-uns  sont  d'une 
forme  achevée  et  d'une  véritable  beauté,  et  dépassent  de  bien  loin, 
selon  nous,  les  récentes  poésies  de  l'auteur.  L'homme  est  ainsi  fait 
que  le  désir  l'inspire  mieux  que  la  possession.  A  ces  sonnets,  il 
mêlait  clés  cavatines  telles  que  celle-ci  : 

«  A  travers  la  nuit  profonda  passe  un  bruissement  qui  fait  plier  les 
branches  bourgeonnantes.  Dans  le  vent  résonne  une  vieille  chanson,  la 
chanson  de  l'empereur  allemand. 

«  Mon  esprit  est  hagard,  mon  cœur  est  pesant.  Je  me  tiens  aux 
écoutes;  ce  bruit  est  pareil  à  une  armée  en  marche  dans  les  nuées,  ou 
au  frémissement  d'un  aigle. 

«  Bien  des  milliers  de  cœurs  sont  tourmentés  comme  le  mien ,  et 
comme  le  mien  sont  dans  l'attente.  Sur  toutes  les  montagnes,  ils  mon- 
tent la  garde  pour  voir  si  le  soleil  se  lève  rouge. 

«  L'Allemagne,  fiancée,  déjà  parée  pour  la  noce,  dort  d'un  sommeil  de 
plus  en  plus  léger.  Quand  l'éveilleras-tu  au  bruit  de  tes  trompettes, 
quand  l'emmèneras-tu  chez  toi,  ô  mon  empereur!  » 

En  18Zi9,  M.  Geibel  crut  posséder  son  empereur.  La  veille  du 
jour  des  Rameaux,  un  ami  l'abordant  lui  cria  d'une  voix  tremblante  : 
Réjouis-toi,  un  empereur  allemand  vient  d'être  proclamé  à  Franc- 
fort. Au  même  instant,  de  toutes  les  tours  de  la  ville  s'éleva  un  ca- 
rillon de  cloches  qui  annonçaient  Pâques  fleuries.  «  Il  me  sembla 
que  ces  cloches  sonnaient  en  l'honneur  de  l'empire  allemand,  et 
l'hosanna  qui  leur  répondait  pieusement  dans  ma  poitrine  s'adres- 
sait à  la  fois  à  deux  rois  qui  faisaient  leur  entrée,  au  roi  des  cieux 
et  à  celui  de  ce  monde.  »  Éperdu,  le  poète  monte  à  cheval  et  s'en- 
fuit dans  les  bois  pour  s'entretenir  avec  eux  de  l'émouvante  nou- 
velle. Il  y  avait  comme  une  musique  répandue  dans  l'air,  les  sources 
murmuraient  le  nom  glorieux,  les  oiseaux  s'égosillaient,  et  M.  Gei- 
bel pensait  à  Henri  l'Oiseleur,  au  blond  héros  saxon,  qui  avait  l'œil 
sur  le  trébiichet  quand  le  duc  Éberhard  lui  vint  ofTi-ir  la  pourpre  et 
la  lance  sacrée.  Alors,  rapprochant  en  lui-même  le  passé  et  le  pré- 
sent, son  cœur  se  pâma.  «  Je  pleurai  comme  pleure  un  homme 
quand  une  grande  destinée  frappe  de  sa  main  puissante  sur  son 
cœur.»  0  déception!  Frédéric-Guillaume  IV  ne  trouva  pas  que  le 
fruit  fût  encore  mûr,  il  refusa  de  le  cueillir,  a  Nous  restâmes  orphe- 
lins comme  nous  l'avions  été  pendant  quarante-trois  ans,  nous  sus- 
pendîmes de  nouveau  nos  harpes  aux  branches  des  saules,  et  le 


LES    POÈTES    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  319 

vent  gémissait  à  travers  leurs  cordes.  »  Gomment  ne  pas  admirer 
de  si  doux  transports  et  les  saints  ravissemens  de  cette  dévotion 
amoureuse?  Du  Vulturne  jusqu'au  Rhône  et  du  Rhône  jusqu'à  la 
Seine,  pauvres  Welches  que  nous  sommes,  de  tels  sentimens  nous 
dépassent.  Nous  avons  tour  à  tour  des  gouvernemens  qui  nous  plai- 
sent, d'autres  que  nous  supportons,  Dieu  le  sait,  avec  une  patience 
exemplaire;  mais,  quels  qu'ils  soient,  qu'ils  nous  agréent  ou  nous 
fassent  peur,  nous  ne  leur  sommes  guère  dévots.  Race  dure  et  gan- 
grenée, il  est  des  larmes  que  nous  ne  verserons  jamais,  et  la  fleur 
bleue  du  romantisme  politique  ne  fleurira  jamais  sur  notre  bourbier. 

Le  poète  impérial  n'a  jamais  perdu  de  vue  le  grand  objet  qui  le 
transportait.  11  avait  par  instans  des  mélancolies  et  des  colères. 
Dans  ses  mauvaises  nuits,  il  faisait  des  songes  symboliques  qui  as- 
sombrissaient son  réveil.  Il  croyait  voir  des  abeilles  cheminant  sans 
guide  et  s'égarant  dans  l'espace,  des  flèches  que  lançaient  au  ha- 
sard des  mains  enfantines  et  qui  retombaient  impuissantes,  une 
escarboucle  faite  pour  orner  la  couronne  du  monde,  et  qui  gisait 
honteusement  dans  la  poussière  de  la  route.  Alors  il  gourmandait 
son  peuple,  lui  reprochait  de  s'occuper  de  tout  hormis  de  la  seule 
chose  nécessaire;  il  maudissait  les  partis  qui  détournaient  l'Alle- 
magne de  ses  vraies  destinées,  qui,  la  prenant  par  l'appât  de  la  li- 
berté, l'emmenaient  loin  des  chemins  où  l'attendait  la  grande  ombre 
de  Henri  l'Oiseleur.  Il  s'écriait  :  «  Quand  donc  reverdira  le  vieux 
chêne?  quand  fleurira  dans  le  jardin  allemand  la  couronne  de  notre 
empereur?  Épée  de  l'Allemagne,  jusques  cà  quand  dormiras-tu  dans 
le  fourreau?  » 

Mais  sa  foi  ne  connaissait  pas  les  défaillances.  11  savait  que  l'em- 
pire serait  enfanté  par  les  timpêtes,  qu'il  renaîtrait  à  la  lueur  des 
éclairs  et  sur  une  terre  inondée  de  sang,  —  et  d'avance  il  voyait 
couler  ce  sang  fécond,  sa  muse  s'y  désaltérait.  Peut-on  payer  trop 
cher  un  empereur?  «  Le  jour  viendra,  écrivait-il  en  1859,  où  le 
Seigneur  lavera  la  honte  de  son  peuple.  Celui  qui  parla  dans  les 
plaines  de  Leipzig  parlera  de  nouveau  dans  le  tonnerre...  Alors, 
portant  sur  ton  front  l'insigne  de  la  souveraineté,  tu  trôneras  de- 
vant les  nations  de  l'Europe,  princesse  sans  pareille.  Éclatez,  écla- 
tez enfin,  flammes  purificatrices  de  l'incendie  du  monde!  Gomme  un 
phénix,  sors  de  ce  bûcher,  aigle  impérial!  »  Les  tempêtas  ont  été 
de  parole.  En  février  186/1,  à  l'ouverture  des  hostilités  contre  le 
Danemark,  le  poète  s'écriait  joyeusement  :  a  Je  te  salue,  sainte  pluie 
de  fe.u,  tempête  de  la  colère  qui  éclates  après  tant  d'heures  d'an- 
goisse! Nous  guérissons  dans  tes  flammes,  et  mon  cœur  te  répond 
par  des  battemens  de  joie.  Aigles  au  puissant  essor,  en  avant!  Déjà 
l'Allemagne  respire  et  accorde  ses  harpes  pour  célébrer  vos  vie- 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toires.  »  Trois  ans  plus  tard,  l'empire  était  à  moitié  fait,  ce  nouvel 
empire  où  devaient  fleurir  à  l'envi  toutes  les  vieilles  vertus  alle- 
mandes, où  toutes  les  mains  se  joindraient  pour  prier,  a  où  le  cœur 
de  la  vierge  enfermerait  des  trésors  d'honneur  et  d'innocence,  où 
le  chérubin  des  chastes  amours  défendrait  le  jeune  homme  contre 
les  approches  du  tentateur.  »  M.  Geibel  adressait  alors  à  Guil- 
laume P'"  cette  étonnante  parole  :  «  Oint  du  Seigneur,  tu  nous  as 
rendu  enfin  le  beau  droit  de  nous  estimer  nous-mêmes.  »  0  grande 
Allemagne  d'autrefois,  école  où  s'est  instruit  tout  ce  qui  pense  en 
Europe,  que  vous  en  semble?  Il  a  fallu  qu'un  roi  se  chargeât  de 
vous  retirer  de  votre  bassesse  et  de  décrasser  votre  nom. 

Après  le  Danois,  après  l'Autriche,  le  Welche  a  mordu  la  pous- 
sière. Pour  chanter  cette  dernière  victoire,  M.  Geibel  a  éprouvé  le 
besoin  d'ajouter  une  octave  à  son  clavier.  Quand  on  veut  célébrer 
dignement  le  maître,  il  faut  parler  sa  langue.  Bien  que  l'empereur 
Guillaume  passe  pour  goûter  médiocrement  la  poésie,  il  a  eu  l'hon- 
neur de  rajeunir  un  genre  littéraire  qui  était  tombé  en  désuétude, 
et  dont  il  a  donné  d'excellens  modèles  dans  ses  lettres  à  la  reine, 
d'une  inspiration  toute  biblique,  pleines  du  Dieu  d'Israël  et  des  ba- 
tailles. L'impérial  écrivain  a  fait  école,  mais  ses  nombreux  disciples 
ne  l'ont  point  égalé  ;  il  leur  manque  le  je  ne  sais  quoi  qui  ne  se 
laisse  pas  imiter.  Nous  nous  souvenons  cependant  d'avoir  lu  dans 
la  Gazelle  de  la  Croix,  peu  après  la  conclusion  de  la  paix,  une 
poésie  très  sacrée  et  très  hébraïque,  qui  avait  un  assez  beau  carac- 
tère :  «  nos  prières  ont  converti  les  champs  de  bataille  en  autels,  et 
maintenant  nos  guerriers  reviennent  couverts  de  gloire  et  chargés 
de  butin,  beîile,schive?\  »  C'est  ainsi  que  le  psalmiste  s'écriait  :  «  Tu 
m'as  délivré  de  la  main  des  enfans  de  l'étranger  dont  la  bouche 
prononce  des  mensonges,  et  dont  la  droite  est  une  droite  trompeuse, 
afin  que  nos  fils  soient  comme  de  jeunes  plantes  et  nos  filles  comme 
les  pierres  taillées  pour  l'ornement  d'un  palais.  Que  nos  celliers 
soient  remplis  !  que  nos  bœufs  soient  appesantis  par  leur  graisse  !  » 

M.  Geibel,  qui  a  la  main  déliée,  qui  possède  à  fond  le  mécanisme 
du  doigté  et  à  qui  rien  n'est  impossible,  s'est  piqué  de  prouver 
qu'il  savait  dans  l'occasion  composer  des  psaumes.  De  tout  temps  il 
s'est  plu  à  faire  figurer  dans  ses  vers  Jehovah  ou  Jahveh,  la  verge 
du  Seigneur,  Sodome  et  Gomorrhe,  et  ce  qu'une  femme  d'esprit 
appelait  le  patois  de  Canaan;  —  mais,  pour  écrire  son  psaume  contre 
Babyloiie ,  il  a  dû  relire  tout  Jérémie,  tout  le  roi-prophète,  et, 
comme  les  guerriers  allemands,  il  est  revenu,  lui  aussi,  chargé  de 
butin.  Ces  pastiches,  élégamment  tournés,  ont  eu  du  succès.  Le 
poète  y  annonçait  à  la  France  que  la  terre  serait  sombre  et  le  ciel 
ardent,  que  le  sang  monterait  jusqu'aux  brides  des  chevaux,  que 


LES    POÈTES    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  321 

les  fleuves  seraient  encombrés  de  débris  et  de  cadavres,  que  les 
maisons  brûleraient,  qu'on  entendrait  des  hurlemens  dans  les  rues, 
qu'un  festin  serait  préparé  aux  loups  et  aux  vautours;  «  nous  ne 
pardonnerons  pas  avant  qu'agenouillés  et  vous  reconnaissant  pé- 
cheurs, vous  ayez  abjuré  l'esprit  de  mensonge  et  demandé  grâce 
au  Seigneur  qui  vous  juge.  »  Ailleurs  il  représentai!:  le  génie  du 
mal  se  conjurant  avec  les  puissances  de'i'eufer  pour  fonder  son  em- 
pire dans  le  sang  et  la  terreur;  mais  le  héros  de  la  Marche  est  venu, 
fort  et  pieux,  et  sur  sa  tête  volaient  les  chérubins  dans  les  nuées. 
<f  Le  dieu  de  la  lumière  a  terrassé  le  dragon,  et  la  ville  des  inso- 
lentes railleries  tremble  sous  l'épée  flamboyante  de  l'Allemagne.  » 
Ces  cantiques  sont  d'une  savante  facture;  on  croit  entf'ndre  le  gron- 
dement de  la  foudre,  les  hennissemens  des  chevaux,  le  v  )1  des  ar- 
changes, autant  du  moins  que  tout  cela  peut  être  reproduit  à  force 
d'arpèges  et  d'accords  plaqués;  —  mais  nous  préférons  résolument 
à  cette  religion  krupp,  qui  se  charge  par  la  culasse,  les  charmantes 
romances  qu'écrivait  autrefois  M.  Geibel,  ses  ch^msons  de  prin- 
temps, sa  ballade  du  page  et  de  la  fille  du  roi. 

Dieu  soit  loué,  la  dernière  pièce  des  Ilcroldsrufc  est  consacrée  à 
chanter  la  paix.  Le  refrain  en  est  ainsi  conçu  :  «  louange  au  Sei- 
gneur, au  puissant  Sauveur,  qui,  par  ses  conseils  merveilleux,  nous 
a  redressés  dans  la  tempête,  et  aujourd'hui  s'approche  de  nous 
comme  un  doux  murmure!  »  Cependant  ce  chant  de  paix  est  encore 
belliqueux;  le  poète  y  convie  l'Allemagne  à  un  dernier  combat,  à 
une  suprême  victoire.  «  Que  celui  qui  pendant  la  guerre  marchait 
devant  nous  dans  une  nuée  de  feu  donne  à  notre  peuple  la  force  de 
vaincre  une  fois  encore,  la  force  d'extirper  des  cœurs  la  sombre  se- 
mence du  mensonge,  et  tout  ce  qui  reste  de  welche  dans  les  pen- 
sées, dans  les  mots  et  dans  les  actions,  dus  Welscluhnm  auszumer- 
zen  in  Glaubcu,  Worl  und  TJiatl  »  Voilà  le  vœu  final  de  M.  d'ibeî. 
Il  ne  sera  content  et  rassuré  que  lorsqu'aura  disparu  à  jamais  la 
dernière  trace  du  dernier  de  ces  Welches  à  qui  Goethe  déclarait  de- 
voir la  meilleure  partie  de  ce  qu'il  savait,  et  qui,  faute  de  mieux,  ont 
donné  au  monde  Michel-Ange  et  Poussin,  Dante  et  Molière,  Galilée 
et  Descartes,  Torricelli  et  Laplace,  Volta  et  Lavoisier,  Machiavel  et 
Montesquieu,  Beccaria  et  Mirabeau.  Alors  fleurira  sur  toute  la  terre 
la  vertu  allemande,  que  célébreront  d'agréables  virtuoses,  et  l'hy- 
pocrisie respirera  plus  à  l'aise;  car,  les  Welches  étant  morts,  il  ne 
s'écrira  plus  de  PaïUagriœl,  ni  de  Provinciales,  ni  de  Tarlnfc.  En 
vérité,  le  monde  sera  heureux  ;  la  vertu  allemande  n'est  pas  aussi 
triste  et  incommode  qu'on  pourrait  le  croire.  «  Il  y  a  chez  nous  de 
la  vertu  et  des  mœurs,  a  dit  un  poète  allemand;  cependant  nous 
nous  donnons  en  cachette- de  bien  doux  plaisirs.  r> 

TOME  xcvin.  —  1872.  21 


322  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  critique  d'outre-Rhin  a  traité  avec  rigueur  les  chantres  de  Se- 
dan et  du  nouvel  empire;  elle  a  loué  leurs  intentions  beaucoup 
plus  que  leurs  vers.  On  a  pu  lire,  dans  un  recueil  qui  a  de  l'autorité 
[Im  neiien  Reich),  qu'il  était  permis  de  s'étonner  que  de  si  grands 
événemens  eussent  si  mal  inspiré  les  poètes.  Il  est  probable  que  ni 
psaumes  ni  sonnets  ne  passeront  à  la  postérité,  que  rien  ne  survi- 
vra, sinon  les  simples  rimes  du  fusilier  Kutschke,  poésie  de  corps  de 
garde,  vive  d'allure,  pleine  de  gaillardise,  et  qui  ne  manque  pas 
de  bouquet. 

Was  kraucht  da  in  dem  Busch  Uerum? 
Ich  glaub',  es  ist  Napolium. 
Was  liât  er  rum  zu  krauchen  dort? 
Drauf,  Kameraden,  jagt  ilui  fort! 

«  Qui  rôde  là-bas  dans  le  buisson?  Je  crois  que  c'est  Napoléon.  Qu'a- 
t-il  donc  à  rôder  par  là?  Sus,  camarades,  foncez  sur  lui!  » 

Le  talent  serait-il  devenu  si  rare  en  Allemagne?  «  L'âge  d'or  de  la 
poésie  n'est  plus,  a  dit  l'auteur  des  Heroldsmtfe;  mais  l'enthou- 
siasme fait  retentir  dans  ce  siècle  de  fer  plus  d'une  chanson  ailée.  » 
M.  Geibel  est  trop  modeste,  son  talent  ne  fait  pas  question;  ce  qui 
lui  manque,  c'est  précisément  l'enthousiasme,  celui  qui  ne  s'échauffe 
jamais  à  froid,  celui  qui  jamais  ne  se  bat  les  flancs,  Kœrner  et  Arndt 
étaient  loin  de  savoir  le  métier  comme  lui;  mais  dans  ces  poètes  de 
1813  tout  est  sincère  et  vibrant,  la  colère  comme  la  foi,  la  piété 
comme  la  passion  ;  ils  avaient  le  cœur  sur  les  lèvres,  et  dans  leur 
bouche  liberté,  Dieu,  patrie,  tous  les  mots  ont  un  sens.  Chantez 
ce  qu'il  vol»s  plaira,  les  roses  ou  les  batailles,  la  Providence  ou  le 
hasard,  votre  pays  ou  l'univers,  si  vous  avez  la  franchise  de  l'inspi- 
ration, vos  vers  seront  assurés  de  vivre. 

Les  talens  n'ont  pas  manqué  au  sujet,  mais  le  sujet  a  manqué  au 
talent.  Les  Allemands  sont  ainsi  faits  que  le  plaisir,  le  bonheur,  la 
gloire,  le  succès,  ne  leur  suffisent  point;  ce  n'est  pas  assez  qu'on  les 
envie  ou  qu'on  les  admire,  ils  exigent  qu'on  les  approuve  et  qu'on 
les  estime.  Les  AVelches  ont  découvert  depuis  longtemps  qu'il  se 
passe  dans  ce  monde  beaucoup  de  choses  où  la  vertu  n'a  rien  à 
voir,  et  quand  ils  vont  en  bonne  fortune  ou  en  quelque  endroit  où 
leur  conscience  pourrait  les  gêner,  ils  ont  soin  de  la  laisser  à  la 
porte,  quitte  à  la  reprendre  en  sortant.  L'Allemand  ne  se  résigne 
pas  ainsi  à  se  séparer  de  sa  conscience  ;  il  entend  qu'elle  soit  de 
toutes  ses  affaires,  de  tous  ses  plaisirs,  et  il  l'emmène  partout 
avec  lui.  Ces  consciences  qui  ont  été  menées  ou  traînées  partout, 
qui  ont  tout  vu  et  trempé  dans  tout,  deviennent  prodigieusement 


LES    POÈTES    DE    l' EMPIRE    ALLEMAND.  323 

habiles  à  tout  justifier;  elles  n'ont  rien  vu  qui  ne  fût  édifkant,  elles 
revêtent  la  robe  blanche  des  lévites  pour  célébrer  avec  attendris- 
sement les  vertus  qui  leur  ont  été  données  en  spectacle,  et,  par 
manière  de  conclusion,  elles  déclarent  que  la  vertu  a  tous  les 
droits,  que  le  monde  entier  lui  est  promis  en  récompense  :  cherchez 
d'abord  le  royaume  de  Dieu,  et  tout  vous  sera  accordé  par-dessus. 
Tel  ce  moine  qui  soutenait  que  le  bon  gibier  avait  été  créé  pour  les 
religieux,  et  que,  si  les  perdreaux,  les  faisans,  les  ortolans,  pouvaient 
parler,  ils  s'écrieraient  :  «  Serviteurs  de  Dieu,  soyons  mangés  par 
vous!  »  Il  y  a  là  peut-être  matière  à  un  fabliau;  mais  je  doute,  ô 
serviteurs  de  Dieu,  que  l'Alsace  mangée  par  vous  puisse  vous  four- 
nir le  motif  d'un  dithyrambe  ou  d'une  ode.  S'il  est  permis  de  vanter 
son  appétit,  il  faut  toujours  avoir  le  style  de  son  sujet. 

Le  fusilier  Kutschke  est  un  bonhomme;  il  est  carré  des  épaules 
et  très  rond  en  affaires,  il  ne  cherche  pas  midi  à  quatorze  heures. 
Il  a  entendu  Napolium  rôder  dans  le  buisson,  il  a  pris  son  fusil.  Le 
fusil  était  bon,  les  camarades  étaient  solides. 

Napolium,  Napolium, 

Mit  deincr  Sache  gelit  es  krumm. 

«  Napoléon,  Napoléon,  le  diable  s'est  mis  dans  tes  affaires.  »  Les 
poètes  officiels  parlent  autrement,  ils  donnent  dans  le  phébus  :  ce 
qui  selon  eux  a  vaincu  à  Wœrth  et  à  Sedan,  ce  n'étaient  pas  les  fusils 
et  les  canons,  c'était  l'humilité,  la  tempérance  et  la  chasteté  alle- 
mandes conduites  par  saint  Michel  en  personne.  Kntschke  n'a  pas 
vu  saint  Michel,  et  on  l'étonneiait  beaucoup  en  lui  parlant  de  sa 
chasteté  et  de  sa  tempérance;  mais  il  a  une  idée,  qui  est  simple  : 
il  veut  à  toute  force  entrer  à  Paris  pour  y  rabattre  le  caquet  de  la 
grande  nation. 

Und  die  franzos'sche  Grossmaulschaft 
Auf  ewig  wird  sie  abgeschafft. 

Les  poètes  officiels  le  prennent  sur  un  autre  ton  ;  ils  fulminent 
des  anathèmes  contre  Babylone;  si  leur  peuple  aspire  à  conquérir 
le  monde,  c'est  qu'il  a  reçu  mission  de  Dieu  pour  !e  régénérer.  Ils 
font  des  phrases,  le  fusi'ier  Kulschke  n'en  fait  point,  et  les  poètes 
de  1813  n'en  faisaient  pas  non  plus,  ta  phrase  est  la  mort  de  la 
poésie  et  la  ressource  des  consciences  qui  ont  la  rage  de  s'ingérer 
dans  ce  qui  ne  les  regarde  pas. 

La  déconvenue  de  Raton  est  le  fond  de  l'histoire  universelle.  Il 
tire  les  marrons  du  feu,  Bertrand  les  croque;  l'un  a  de  la  main, 
l'autre  est  habile.  Raton  n'était  pas  content,  nous  dit  le  fabuliste, 
et  il  ajoute  : 


32Zt  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Qu'ainsi  ne  le  sont  pas  la  plupart  de  ces  princes, 
Qui,  flattés  d'un  pareil  emploi. 
Vont  s'échauder  en  des  provinces 
Pour  le  profit  de  quelque  roi. 

Cette  aventure  est  toujours  piquante;  mais  il  ne  faut  pas,  en  la  ra- 
contant, s'accompagner  de  la  harpe  de  David.  Tout  le  monde  sait 
que  les  Allemands  n'ont  pas  fait  ce  qu'ils  voulaient  faire,  qu'ils  ont 
subi  leur  destinée,  qu'une  puissance  infiniment  ingénieuse  a  ex- 
ploité le  sentiment  national  et  l'enthousiasme  unitaire  au  profit  de 
son  ambition,  et  que,  si  les  destins  lui  sont  propices  jusqu'au  bout, 
avant  peu  il  n'y  aura  plus  en  Allemagne  que  50  millions  de  Prus- 
siens. On  ne  saurait  trop  admirer  l'habileté  consommée  qui  a  pré- 
sidé à  cette  grande  entreprise  et  la  conduite  des  guerres  qui  en  ont 
assuré  le  succès;  elles  font  également  honneur  au  mérite  des  gé- 
néraux, à  l'excellence  des  institutions.  Il  faut  savoir  se  contenter 
d'être  heureux,  envié  et  redouté;  c'est  encore  un  assez  beau  par- 
tage. Si  votre  gloire  et  votre  force  sont  incontestables,  c'est  en  vain 
que  vous  voudriez  nous  faire  croire  à  vos  principes,  nous  vous  di- 
rons avec  Corneille  : 

Vous  en  avez  beaucoup  pour  être  de  vrais  dieux. 

Ces  principes  incompatibles  vous  jettent  dans  des  contradictions  qui 
font  tort  à  vos  vers.  Vous  voudriez  vous  faire  passer  pour  d'honnêtes 
bourgeois  dont  un  brigand  est  venu  assaillir  la  maison  et  qui  ont 
fait  justice  du  brigand,  —  et  voilà  trente  ans  que  vous  convoitez  le 
bien  d' autrui,  que  vous  hissez  votre  drapeau  sur  la  cathédrale  de 
Strasbourg!  Vous  invoquez  le  droit  qu'ont  les  peuples  de  s'appar- 
tenir, de  se  constituer  à  leur  guise,  et  ce  droit  vous  le  foulez  inso- 
lemment aux  pieds  à  Metz  et  en  Alsace.  Vous  vous  êtes  cent  fois 
indignés  contre  l'humeur  conquérante  de  la  France,  et  le  premier 
usage  que  vous  faites  de  votre  force,  c'est  de  vous  agrandir  par  des 
conquêtes.  Vous  lui  avez  reproché  son  empereur,  et  vous  n'avez  eu 
rien  de  plus  pressé  que  de  vous  en  donner  un,  qui  a  le  droit  de 
mener  ses  peuples  en  guerre  sans  les  consulter.  Vous  avez  censuré 
l'incommode  jactance  de  la  grande  nation,  et  vous  fatiguez  tous  les 
échos  de  l'Europe  de  l'énumération  de  vos  grandes  vertus.  Vous 
avez  fait  ou  on  vous  a  fait  faire  une  brillante  campagne  qui  vous 
rapporte  deux  provinces  et  5  milliards,  et  vous  entendez  que  l'on 
admire  votre  générosité;  la  main  sur  la  conscience,  invoquant  le 
Dieu  du  Thabor  et  du  Golgotha,  vous  vous  donnez  pour  les  régéné- 
rateurs du  monde.  Étrange  contre-sens!  quand  on  a  fait  un  bon 
coup  et  qu'on  éprouve  le  besoin  de  fêter  religieusement  soa  succès, 


LES    POÈTES    DE    l' EMPIRE    ALLEMAND.  325 

on  laisse  le  Christ  en  paix,  on  élève  un  autel  à  Mercure,  dieu  des 
milliards,  dieu  du  commerce  et  d'autre  chose. 

Les  poètes  de  1813  avaient  du  caractère,  le  fusilier  Kutschke  en 
a  aussi.  Il  est  bourru,  un  peu  brutal,  et  il  a  ses  nerfs.  Le  bruit  que 
faisait  Napolium  dans  le  buisson  lui  a  échauffé  les  oreilles,  il  a  crié 
haro  sur  î'écornifleur.  Il  sait  très  nettement  ce  qu'il  est  et  ce  qu'il 
veut  :  il  s'appelle  Kutschke,  et  il  n'aime  pas  les  rôdeurs,  ni  les  gens 
dont  le  cas  est  louche.  Quant  au  reste,  ne  lui  demandez  pas  son 
avis,  il  n'en  a  point,  et  c'est  pour  cela  qu'il  a  mérité  d'être  traduit 
en  islandais,  en  sanscrit  et  en  babylonien  (1).  Les  poètes  officiels  ne 
savent  pas  comme  lui  ce  qu'ils  veulent  et  ce  qu'ils  sont;  ils  flottent 
dans  un  chaos  d'idées  contradictoires,  qu'ils  ne  réussissent  pas  à 
débrouiller,  et  leurs  images  bariolées  trahissent  les  incohérences 
de  leur  pensée.  Il  s'est  fait  dans  leur  cœur  un  mariage  désassort 
entre  la  sagesse  tolérante  et  lumineuse  qu'ils  ont  apprise  des  grands 
écrivains  de  la  grande  Allemagne  et  un  patriotisme  étroit,  exclusif, 
chagrin,  qu'ils  ont  longtemps  reproché  à  la  France,  et  qui,  dans 
la  seconde  moitié  du  xix^  siècle,  est  un  humiliant  anachronism.e. 
Ces  poètes  qui  jouent  sur  leur  chalumeau  ou  sur  leur  clavecin 
des  sonates  sanguinaires,  qui  font  des  odes  à  la  sainte  mitraille 
et  croient  à  la  régénération  du  monde  par  le  canon  Krupp,  sont 
des  civilisés  cherchant  avec  effort  à  s'inoculer  des  passions  bar- 
bares; mais  l'esprit  de  leur  siècle  est  en  eux  et  les  condamne. 
Ils  s'exercent  laborieusement  au  mépris  comme  à  la  haine,  ils  tâ- 
chent de  se  persuader  qu'ils  sont  le  pur  froment,  qu'il  ne  pousse 
hors  de  leurs  frontières  qu'une  folle  ivraie,  des  orties,  des  herbes 
vénéneuses.  S'arrogeant  les  fonctions  du  souverain  juge,  de  l'éter- 
nel vanneur,  leur  superbe  justice  balaie  d'un  souffle  toute  cette 
paille  et  ces  ordures;  mais  ils  sont  trop  éclairés,  trop  réfléchis  pour 
prendre  leurs  anatbèmes  au  grand  sérieux,  et  quand  ils  parlent  de 
la  pourriture  welche,  ils  savent  qu'il  y  a  partout  de  la  corruption, 
que  le  chérubin  des  chastes  amours  n'empêche  pas  le  tentateur  de 
tailler  beaucoup  de  besogne  à  la  police  de  Berlin.  Ces  haines  et  ces 
mépris  sont  une  leçon  apprise,  aussi  bien  que  ce  nouveau  caté- 
chisme qui  enseigne  que  le  ciel,  son  soleil  et  ses  tonnerres  appar- 
tiennent à  l'Allemagne,  qu'ils  sont  à  ses  ordres,  qu'elle  en  dispose 
comme  de  son  bien,  que  Dieu  est  allemand,  qu'il  porte  à  sa  cou- 

(1)  L'érudition  se  mêle  de  tout  en  Allemagne.  La  chanson  de  Kutsclikc  a  été  tra- 
duite à  grands  coups  de  dictionnaire  en  grec  et  en  hébreu,  en  sanscrit  et  en  arabe,  en 
provençal  et  en  lithuanien  ;  elle  a  même  été  transcrite  en  hiéroglyphes  et  en  carac- 
tères cunéiformes.  L'une  de  ces  traductions  est  en  vers  français,  qui  valent  à  peu  près 
ceux  de  M.  de  Redvvitz.  Nous  souhaitons  que  la  transcription  babylonienne  soit  mieux 
venue. 


g26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ronne  une  cocarde  noire,  blanche  et  rouge  comme  le  pavillon  de  la 
iDarine  allemande. 

A  force  de  répéter  certaines  choses,  on  les  croit  à  moitié;  —  il  est 
Lieu  difficile  de  les  croire  tout  à  fait  dans  un  pays  qui  a  produit 
Lessing,  Goethe  et  Humboldt.  M.  Geibel  a-t-il  une  foi  sincère,  en- 
tière, inébranlable,  cella  qui  transporte  les  montagnes,  non-seule- 
ment au  chérubin  des  chastes  amours,  mais  encore  à  ces  autres 
chrrubins  qui  à  Gravelotte  couvraient  de  leurs  ailes  son  empereur, 
le  héros  de  la  Marche?  M.  Geibel  ressemble  à  ce  Mustapha  dont 
parle  Voltaire,  qui  croyait  que  l'ange  Gabriel  descendait  souvent 
de  l'empyrée  pour  apporter  à  Mahomet  des  feuillets  de  l'Alcoran 
écrits  en  lettres  d'or  sur  du  vélin  bleu;  tout  en  croyant  fermement, 
il  sentait  quelques  nuages  de  doute  s'élever  dans  son  âme.  M.  Gei- 
bel en  est  là;  on  peut  dire  de  lui  comme  de  Mustapha  qu'il  croit 
ee  qu'il  ne  croit  pas,  qu'il  s'accoutume  à  prononcer,  à  l'exemple 
de  son  mollah,  certaines  paroles  qu'il  prend  pour  des  idées.  Aussi 
a-t-il  peine  à  s'entendre  avec  lui-même,  et  comme  lui,  cœurs  par- 
tagés, ses  confrères  sont  en  proie  à  la  misère  des  contradictions. 
Dans  leurs  vers  s'entremêlent  et  s'entre-choquent  le  dieu  des  ba- 
tailles et  le  dieu  de  la  raison,  Jehovah  et  l'absolu,  Fichte  et  l'Alco- 
ran, la  philosophie  et  les  archanges,  les  capucinades  et  les  vérités, 
la  grande  Allemagne  et  la  petite.  Non,  votre  vin  n'est  pas  franc;  il 
sent  la  fabrication  et  le  bois  de  campêche.  Passe  encore  si  cette 
boisson  procurait  une  joyeuse  ivresse  !  Elle  ne  fait  monter  au  cer- 
veau que  de  noires  fumées.  Ce  triste  vin  est  un  vin  triste. 

11  y  avait  jadis  un  génie  qui  s'appelait  Gwyn-Araun;  il  était,  dit 
l'histoire,  sorti  d'un  nuage  comme  un  éclair.  Nourri  par  la  magi- 
cienne Morgan ,  il  faisait  honneur  à  son  lait  et  à  ses  soins  :  bien 
qu'il  n'eût  pas  trois  pieds  de  haut,  il  était  devenu  le  véritable  roi 
des  enchantemens  et  de  la  féerie.  A  son  cou  pendait  un  cor  d'ivoire 
qui  avait  la  vertu  de  faire  danser  la  mélancolie,  chanter  la  tris- 
tesse. Son  cheval,  appelé  Karn-Groun,  le  transportait  en  un  clin 
d'œil  d'un  bout  de  la  terre  à  l'autre.  Il  prenait  à  son  gré  toutes  les 
formes,  tous  les  visages,  et  prêtait  sa  figure  à  qui  bon  lui  sem- 
blait. Initié  à  tous  les  mystères,  il  conversait  familièrement  avec 
les  étoiles  comme  avec  les  fleurs,  et  les  choses,  non  plus  que  les 
iunes  et  les  dieux,  n'avaient  pour  lui  rien  de  caché.  Au  demeurant, 
il  n'employait  sa  puissance  qu'à  obliger  et  à  secourir  les  hommes. 
Généreux,  bienfaisant,  il  leur  donnait  de  sages  conseils;  il  rectifiait 
leurs  préjugés,  étendait  leur  esprit,  guérissait  leurs  blessures  et 
leurs  colères,  les  consolait,  les  pacifiait.  Un  jour,  Gwyn  eut  la  ma^- 
lencontreuse  idée  de  prier  à  dîner  un  solitaire,  un  ermite  d'hu- 
meur farouche,  nommé  Kollenn.  L'ermite  se  présente  au  palais; 


LES    POÈTES    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  327 

sans  prendre  le  temps  d'en  admirer  les  colonnades,  il  traverse  à 
grands  pas  la  cour  d'honneur,  où  une  foule  de  sylphes  et  de  syl- 
phides d'une  incomparable  beauté  dansaient  aux  sons  d'une  harpe 
magique.  Il  entre  brusquement  dans  la  salle  à  manger;  la  table 
était  dressée,  u  Tu  n'as  qu'à  le  vouloir,  lui  dit  le  génie,  et  les  plats 
d'or  et  les  coupes  de  diamant  que  tu  vois  vides  devant  toi  se  rem- 
pliront à  l'instant  des  mets  les  plus  exquis,  des  liqueurs  les  plus 
douces.  —  Tu  es  le  diable,  lui  répliqua  le  saint,  et  je  ne  vois  ici 
que  des  feuilles  sèches.  »  A  ces  mots,  tirant  de  dessous  sa  haire 
son  flacon  d'eau  bénite,  il  le  vida  sur  la  table.  Aussitôt  le  palais, 
les  portiques,  les  sylphes,  le  roi  des  fées  lui-même,  tout  disparut. 
On  ignore  ce  que  Gvvyn  est  devenu.  Voilà  l'histoire  de  la  poésie  al- 
lemande. Elle  a  invité  chez  elle  un  hôte  fâcheux,  un  margnillier,  un 
sacristain  à  l'œil  plombé,  au  front  étroit,  au  teint  bilieux,  qui  s'ap- 
pelle Kollenn  ou  le  chauvinisme.  Il  s'est  présenté  tenant  à  la  main 
une  fiole  pleine  d'une  acre  eau  bénite,  où  il  avait  distillé  beaucoup 
de  fiel  et  d'absinthe;  —  les  vases  d'or  et  les  coupes  de  diamant  se 
sont  évanouis  comme  les  fantômes  d'un  songe.  11  n'y  a  plus  sur  la 
table  que  des  feuilles  sèches. 

Nous  avons  pleine  confiance  dans  l'avenir  littéraire  de  l'Alle- 
magne, elle  a  encore  beaucoup  à  nous  donner.  Nous  osons  croire 
que  Kollenn  aura  prochainement  épuisé  toute  sa  provision  d'eau 
bénite,  qu'il  ne  lui  en  restera  plus  une  seule  goutte  pour  ses  tristes 
aspersions,  qu'il  pendra  son  goupillon  au  croc  et  que  le  roi  des  fées 
reviendra;  —  mais  aussi  longtemps  que  les  poètes  d'outre-Rhïn 
n'auront  pour  s'inspirer  que  le  mépris  du  Welche  ou  l'adoration  de 
leurs  propres  vertus,  nous  préférerons  à  leurs  sonnets  comme  à 
leurs  psaumes  l'histoire  des  trois  Caîenders  et  de  quelques  dames 
de  Bagda  !;  c'est  plus  gai  et  en  vérité  plus  instructif.  Et  nous  reli- 
rons aussi  certains  poètes  du  temps  passé,  Hœlderlin  et  ses  épi- 
grammes  contre  la  fausse  dévotion  qui  fait  servir  les  dieux  au 
décor  de  sa  rhétorique  et  à  l'arrondissement  de  ses  périodes,  Uh- 
land,  Lenau,  Platen  surtout,  ce  noble  talent  qui  eut  le  tort,  il  est 
vrai,  d'aimer  la  France,  d'admirer  Corneille  et  d'aller  finir  ses  jours 
chez  les  Welches.  «  Assurément,  disait-il,  c'est  une  belle  vertu  que 
la  fidélité;  cependant  la  justice  est  plus  belle  encore,  et  quand  je 
devrais  mourir  un  jour  abandonné  et  solitaire,  je  veux  arracher  leur 
capuchon  aux  hypocrites.  Ce  n'est  pas  la  peine  d'être  un  pied-plat.» 

Aliziehn  den  Heuchlern  will  ich  ihre  Kutten; 
Nicht  lohnt's  der  Miihe  echlecht  zu  sein. 

Victor  Cherbuliez. 


UN   MINISTRE 

DU  ROI  PHILIPPE  LE  BEL 


GUILLAUME    LE    NOGARET. 

PREMIÈRE     PARTIE. 

L'ATTENTAT   D'ANAGNI. 


Le  règne  de  Philippe  le  Bel  est  peut-être  le  plus  extraordinaire 
de  notre  histoire.  Jamais  le  gouvernement  de  la  France  ne  fut  plus 
original,  plus  tranché,  plus  hautement  novateur.  Rompant  avec  les 
principes  les  plus  essentiels  de  la  société  du  moyen  âge,  le  roi  petit- 
fils  de  saint  Louis  inaugura  définitivement  sur  les  ruines  du  droit 
ancien  la  conception  de  l'état,  le  pouvoir  absolu  du  souverain,  l'im- 
moralité transcendante  de  la  politique,  une  sorte  de  protestantisme, 
si  l'on  convient  de  désigner  par  ce  mot  la  dévolution  faite  au  laïque 
des  fonctions  relatives  au  maintien  de  la  foi  et  à  la  surveillance  de 
l'église.  Peu  de  règnes  cependant  ont  été  jusqu'à  nos  jours  plus 
mal  connus.  Ce  roi  extraordinaire,  dont  l'action  cachée  se  montre 
partout  si  puissante,  reste  pour  l'historien  un  mystère.  On  ne  sait 
presque  rien  de  sa  personne;  il  n'a  eu  ni  Joinville  ni  Commines;  les 
chroniqueurs  ne  donnent  qu'une  idée  tout  à  fait  insuffisante  de  ses 
desseins.  Les  hommes  qui  l'entourèrent  semblent  de  même  avoir  fui 
la  publicité;  leurs  mémoires,  leurs  projets  sont  restés  ensevelis  jus- 
qu'à notre  temps  dans  les  archives  secrètes  de  l'état.  Vigor,  Fran- 
çois Pithou,  Dupuy,  Baillet,  les  gallicans  du  wii*^  siècle,  commen- 
cèrent les  premiers  à  percer  cette  obscurité;  mais  ils  se  bornèrent  à 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  329 

éclaircir  ce  qui  intéressait  les  luttes  ecclésiastiques.  C'est  à  la  cri- 
tique de  notre  temps ,  aux  vastes  travaux  sur  l'histoire  nationale, 
qui  soLit  la  gloire  de  notre  École  des  chartes  et  de  l'Académie  des 
Inscriptions  et  Belles-Lettres,  qu'il  était  réservé  de  présenter  un 
tableau  clair  et  certain  de  ces  années  obscures  et  pourtant  si  déci- 
sives. Tout  était  à  débrouiller.  Les  pièces  originales  de  la  politique 
de  Philippe  sont  assez  nombreuses,  mais  elles  présentent  des  diffi- 
cultés particulières;  les  dates  que  leur  assignent  Dupuy,  Baillet, 
Raynaldi,  sont  presque  toutes  fausses;  aucun  récit  historique  con- 
temporain ne  pouvant  servir  à  les  lier  entre  elles  et  à  les  agencer, 
il  faut,  pour  en  déduire  les  faits,  beaucoup  d'attention,  de  patience 
et  de  sagacité.  Cette  tâche  a  été  parfaitement  remplie  par  M.  Bou- 
taric  (1)  et  par  M.  Natalis  de  Wailly  (2).  Grâce  au  zèle  de  ces  deux 
investigateurs,  nous  possédons  maintenant  une  trame  excellente  du 
règne  de  Phili])pe  IV;  on  pourrait  avec  leurs  travaux  faire  presque 
jour  par  jour  l'histoire  du  prince,  de  ses  ministres,  de  ses  conseil- 
lers. Il  y  a  un  an,  nous  essayâmes  de  résumer  ici  les  travaux  de 
MM.  Boutaric  et  de  Wailly  sur  un  des  publicistes  de  Philippe,  l'a- 
vocat Pierre  Du  Bois  (3);  aujourd'hui  nous  tenterons  la  même  chose 
pour  le  plus  célèbre  des  hommes  énergiques  qui  attachèrent  leur 
fortune  à  celle  du  plus  audacieux  des  rois.  Guillaume  de  Nogaret 
n'est  un  modèle  à  suivre  pour  personne;  mais  tout  ce  qui  est  puis- 
sant doit  passer  à  sa  manière  pour  une  salutaire  leçon.  Poussées  à 
un  certain  degré  de  force  et  employées  pour  de  grandes  causes, 
l'impudence  même  et  la  scélératesse  donnent  une  haute  idée  de  la 
race,  et,  comme  la  lecture  d'une  pièce  de  Shakspeare,  d'où  Dieu 
et  le  sens  moral  sont  absens,  elles  élèvent,  assainissent,  ne  fût-ce 
que  par  la  réaction  qu'elles  provoquent  et  par  l'espèce  d'effroi 
qu'elles  inspirent. 

I. 

Guillaume  de  Nogaret  naquit  à  Saint-Félix  de  Carmaing  ou  Ca- 
raman,  aujourd'hui  chef-lieu  de  canton  du  département  de  la  Haute- 
Garonne,  qui  faisait  alors  partie  du  Lauraguais  et  du  diocèse  de  Tou- 
louse. On  ignore  la  date  précise  de  sa  naissance.  Ce  nom  de  Nogaret, 
équivalent  de  Nogarède  ou  Nougarède,  est  la  forme  méridionale 
d'un  mot  dont  la  forme  française  serait  JSoyeraie;  aussi  le  sceau  de 
notre  Nogaret  porte-t-il  pour  armes  un  noyer  de  sinople  en  champ 

(1)  La  France  sous  Philippe  le  Bel.  Paris,  1861;  Notices  et  extraits  des  manuscrits 
de  la  Bibliothèque  nationale,  t.  XX,  S*"  partie;  Revue  des  questions  historiques,  t.  X 
et  XI  (1871  et  1872). 

(2)  Recueil  des  historiens  de  la  France,  t.  XXI  et  XXII. 

(3)  Revue  des  Deux  Mondes,  15  février  et  1"  mars  1871. 


330  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'argent.  Il  paraît  qu'il  y  a  eu  près  de  Saint- Félix  un  fief  appelé 
Nogaret,  mais  ce  nom  put  être  postérieur  à  l'anoblissement  de  Guil- 
laume, et  venir  de  sa  famille. 

L'homme  célèbre  dont  il  s'agit  appartenait  à  cette  portion  éclai- 
rée, intelligente,  pleine  de  feu,  de  la  race  languedocienne  qui,  au 
xiii*'  siècle,  sous  le  couvert  du  catharisme,  au  xvi-  siècle  et  de  nos 
jours,  sous  le  couvert  du  calvinisme,  a  su  invariablement  protester 
contre  les  superstitions  dominantes.  Le  grand-père  de  Guillaume 
fut  brûlé  comme  patarin.  La  terreur  religieuse  qui  régna  dans  le 
midi  pendant  tout  le  xiii''  siècle  pesait  lourdement  sur  les  familles 
qui  avaient  vu  im  de  leurs  membres  condamné  par  l'inquisition. 
Le  père  de  Guillaume  eut  probablement  à  en  souffrir;  Guillaume 
lui-même  s'entendit  reprocher  toute  sa  vie  la  mort  de  son  grand- 
père,  mort  qui  est  à  nos  yeux  un  courageux  martyre,  mais  qui  pas- 
sait alors  pour  la  plus  triste  marque  d'infamie. 

La  famille  de  Nogaret  n'était  pas  noble.  Aucun  titre  antérieur  à 
1299  ne  donne  à  Guillaume  le  titre  de  miles;  dom  Vaissète,  avec  sa 
critique  ordinaire,  a  relevé  des  preuves  positives  qui  établissent 
qu'en  1300  il  était  un  anobli  de  fraîche  date;  Jacques  de  Nogaret, 
tige  des  Nogarets  d'Épernon,  ne  fut  anobli  que  par  Charles  V.  On 
sait  que  les  anoblissemens,  rares  encore  sous  le  règne  de  Philippe 
le  Hardi,  se  multiplièrent  sous  le  règne  de  Philippe  le  Bel. 

Guillaume  de  Nogaret  se  voua  de  bonne  heure  à  la  profession 
qui,  depuis  la  dpuxième  moitié  du  xiii^  siècle,  a  conduit  en  France 
aux  premières  fonctions  de  l'état.  L'étude  des  lois  arrivait  à  une 
importance  extraordinaire  et  primait  déjà  de  beaucoup  la  théologie. 
Guillaume  débuta  dans  la  vie  avec  le  simple  titre  de  magister  et  de 
clericus.  L'amour-propre  des  Toulousains,  qui  les  a  portés  à  se  rat- 
tacher Nogaret  comme  un  compatriote,  les  a  induits  aussi  à  pré- 
tendre qu'il  fit  ses  études  à  Toulouse.  Le  fait  est  que  c'est  vers 
1291  que  nous  commençons  à  posséder  quelques  renseignemens 
certains  sur  Nogaret,  et  qu'à  cette  époque  nous  le  trouvons  a  doc- 
teur en  droit  et  professeur  ès-lois  »  à  Montpellier;  il  y  était  en- 
core en  1293.  En  129/i  et  1295,  il  est  juge-mage  [jiidex  major) 
de  la  sénéchaussée  de  Beaucaire  et  de  Nîmes.  En  décembre  1294, 
Alphonse  de  Bouvrai,  sénéchal,  le  charge  d'une  commission  déli- 
cate. Il  n'y  avait  qu'un  an  que  le  roi  avait  pris  possession  de  Mont- 
pelliéret  par  ledit  sénéchal.  Selon  sa  constante  pratique,  Philippe 
cherchait  à  profiter  du  pied  qu'il  avait  mis  dans  Montpellier  pour 
étendre  ses  droits  sur  la  ville  entière  et  supprimer  les  droits  qui 
restreignaient  le  sien.  Le  sénéchal  fit  citer  les  habitans  de  la  ville 
et  de  la  baronnie  de  Montpellier  à  se  trouver  en  armes  à  un  lieu 
marqué;  ils  refusèrent.  Le  sénéchal  alors  fit  assigner  à  son  tribuna 
le  lieutenant  du  roi  de  Majorque  à  Montpellier  et  les  consuls  de  la 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  331 

ville  pour  rendre  compte  de  ce  refus.  Ils  comparurent  le  samedi 
avant  la  Saint-André  (30  novembre),  donnèrent  par  écrit  les  raisons 
de  leur  conduite,  et  en  appelèrent  au  roi.  Le  sénéchal,  au  mois  de 
décembre,  chargea  Guillaume  de  Nogaret  de  réfuter  l'argumentation 
des  consuls.  Tout  d'abord  iNogaret  nous  paraît  ainsi  comme  un  de 
ces  légistes  qui  ont  contribué,  au  moins  autant  que  les  hommes 
d'armes,  à  construhe  l'unité  française  et  à  fonder  La  puissance  de 
la  royauté.  Nul  doute  que  dès  cette  époque  il  n'ait  énergiquement 
secondé  la  politique  de  Philippe  le  Bel,  qui,  surt>jut  dans  le  midi, 
consistait  à  séculariser  la  société  et  à  transférer  au  pouvoir  laïque 
plusieurs  attributions  qui  jusque-là  avaient  été  entre  les  mains  du 
pouvoir  religieux. 

Ce  fut  probablement  en  1296  que  Nogaret  fut  appelé  par  le  ro 
pour  faire  partie  de  son  conseil,  et  devenir  l'agent  des  principales 
affaires  de  la  royauté.  En  cette  année,  il  intervient  pour  régler  les 
difficultés  qu'entraînait  la  réunion  du  comté  de  Bigorre  à  la  couronne 
de  France.  En  cette  même  année,  il  remplit  une  mission  pour  le  roi 
et  la  reine  dans  les  comtés  de  Champagne  et  de  Brie.  Il  y  porta, 
ce  semble,  l'âpreté  anticléricale  dont  il  donna  plus  tard  tant  de 
preuves;  nous  voyons  en  effet  le  clergé  de  Troyes  réclamer  énergi- 
quement contre  ses  décisions.  En  1298,  il  juge  dans  les  affaires  les 
plus  graves  du  parlement.  En  1300,  il  est  député  par  le  roi  pour 
faire  la  recherche  de  ses  droits  au  comté  de  Champagne.  C'est  en 
1299  qu'il  fui  anobli.  Les  actes  de  1298  ne  lui  donnent  que  le  titre 
de  magister',  au  contraire,  dans  un  acte  passé  à  Montpellier  à  la  fin 
de  juillet  1299,  il  est  qualifié  miles  ou  «  chevalier.  »  C'est  sous  le 
règne  de  Philippe  le  Bel  que  l'on  voit  paraître  ces  «  chevaliers  ès- 
lois  »  que  l'on  peut  considérer  comme  la  vraie  origine  de  la  noblesse 
de  robe.  On  appelait  ainsi  les  l^^glstes  qui  avaient  été  créés  cheva- 
liers sans  avoir  porté  les  armes.  Le  titre  officiel  de  Nogaret  sera 
désormais  legum  doctor  et  miles  ^  ou  miles  et  legum  prof  essor,  ou 
simplement  miles  régis  Franciœ,  chevalier  du  roi  de  France.  Une 
classe  d'hommes  politiques,  entièrement  nouvelle,  ne  devant  sa  for- 
tune qu'à  son  mérite  et  à  ses  efforts  personnels,  dévouée  sans  ré- 
serve au  roi  qui  l'avait  créée,  rivale  de  l'église,  dont  elle  aspirait 
en  bien  des  choses  à  prendre  la  place,  faisait  ainsi  son  entrée  dans 
l'histoire  de  notre  pays  et  allait  inaugurer  dans  la  condi^e  des 
affaires  un  profond  changement. 

En  1300,  Nogaret  figure  pour  la  première  fois  dans  la  grande  lutte 
qui  devait  rendre  son  nom  célèbre,  c'est-à-dire  dans  le  différend  du 
roi  Philippe  le  Bel  et  du  pape  Boniface  VIII.  Ce  différend  avait  com- 
mencé l'an  1296.  La  réconciliation  du  roi  et  du  pape,  après  leurs 
premiers  démêlés,  n'avait  été  qu'apparente;  deux  orgueils  rivaux 
aussi  énormes  que  celui  de  Boniface  et  celui  de  Philippe  ne  pou- 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

valent  vivre  en  paix.  Poussant  à  l'extrême  les  ambitions  politiques 
de  la  papauté  italienne,  Boniface  ne- voulait  souffrir  que  rien  se  fît 
en  Europe  sans  sa  permission.  La  sentence  arbitrale  qu'il  avait  ren- 
due le  30  juin  1298  entre  le  roi  de  France  et  le  roi  d'Angleterre 
était  une  source  de  difficultés  sans  fm.  Le  pape  surtout  n'admettait 
à  aucun  prix  que  le  roi  de  France  reconnût  pour  roi  des  Romains 
Albert  d'Autriche,  arrivé  à  l'empire  par  le  meurtre  d'Adolphe  de 
Nassau.  Un  sentiment  supérieur  à  l'affreuse  barbarie  de  son  temps 
guidait  souvent  Boniface;  mais  la  prétention  de  régner  sur  toute 
l'Europe  sans  armée  qui  lui  appartînt,  dans  un  temps  où  la  force 
devenait  la  mesure  du  droit,  était  chimérique.  C'est  dans  ces  cir- 
constances que  Philippe  envoya  au  pape  une  ambassade  à  la  tête 
de  laquelle  était  Nogaret.  Le  roi  se  disait  sérieusement  disposé  à 
partir  pour  la  croisade;  c'était  uniquement  en  vue  de  faciliter  une 
telle  entreprise  qu'il  avait  accepté  la  sentence  arbitrale  du  pape; 
l'alliance  particulière  qu'il  avait  conclue  avec  le  roi  des  Romains 
n'avait  pas  d'autre  but.  —  Des  députés  d'Albert  d'Autriche  se  trou- 
vaient en  même  temps  à  Rome;  INogaret  se  mit  en  rapport  avec 
eux,  et  les  deux  ambassades  allèrent  ensemble  trouver  Boniface. 
Le  pape  resta  inflexible.  Nogaret  eut  beau  alléguer  l'éternel  ar- 
gument dont  aimaient  à  se  couvrir  les  avocats  gallicans  de  Phi- 
lippe le  Bel,  l'intérêt  de  la  croisade.  Boniface  soutint  que  Phi- 
lippe n'exécutait  de  la  sentence  arbitrale  que  ce  qui  lui  convenait; 
il  trouva  mauvais  que  le  roi  et  l'empereur  fissent  leurs  traités 
sans  sa  participation,  et  il  déclara  qu'il  voyait  dans  leur  alliance 
une  ligue  contre  lui.  Boniface  insinuait  ouvertement  que,  si  le  roi 
des  Romains  ne  donnait  la  Toscane  à  l'église  romaine,  il  ne  régne- 
rait jamais  en  paix,  qu'on  trouverait  moyen  de  lui  susciter  des 
affaires  qui  l'empêcheraient  de  s'établir.  —  Nous  ne  connaissons 
les  faits  dç  cette  ambassade  que  par  Nogaret  lui-même,  et  il  est 
probable  que  les  besoins  de  son  apologie  ont  eu  beaucoup  de  part 
dans  la  manière  dont  il  en  présente  le  récit.  S'il  fallait  l'en  croire, 
le  pontife  se  serait  violemment  emporté,  et  aurait  tenu  sur  le  roi 
des  propos  si  désobligeans  que  l'ambassadeur  se  serait  vu  forcé  de 
prendre  hautement  la  défense  de  son  maître  et  d'adresser  à  Boni- 
face  sur  diverses  actions  de  sa  vie  passée  et  sur  sa  conduite  pré- 
sente ^es  avis  qui  équivalaient  à  des  reproches.  On  serait  mieux 
assure  de  ce  fait  si  plus  tard  l'astucieux  légiste  n'avait  eu  un  in- 
térêt suprême  à  ce  que  les  choses  se  fussent  passées  de  la  sorte. 
Après  l'attentat  d'Anagni,  Nogaret  soutiendra  qu'il  avait  prévu  de- 
puis 1300  les  maux  que  devait  causer  au  monde  l'humeur  du  pape, 
et  que  dès  lors  le  zèle  qu'il  avait  pour  le  repos  de  l'église  ainsi  que 
son  ardeur  jalouse  pour  l'honneur  de  la  France  le  portèrent  à  dire 
à  sa  sainteté  ce  qu'il  avait  cru  capable  de  lui  ouvrir  les  yeux. 


UN   MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  333 

Cette  admonition,  vraie  ou  prétendue,  sera  la  base  sur  laquelle 
Nogaret  essaiera  de  s'appuyer  pour  prouver  que  Boniface  était  un 
incorrigible,  et  que,  l'ayant  semonce  en  vain,  il  avait  eu,  lui  No- 
garet,  le  devoir  de  procéder  par  la  force  contre  un  ennemi  aussi 
dangereux  de  l'église. 

On  a  mêlé  Nogaret  avec  Plaisian,  Flotte  et  Marigni  au  parlement 
de  Senlis  (1301)  contre  Bernard  de  Saisset,  mais  on  n'a  pu  fournir 
les  preuves  d'une  telle  assertion.  On  a  donné  aussi  Nogaret  pour 
compagnon  à  Pierre  Flotte  dans  son  voyage  à  Rome  en  l'an  1301, 
voyage  qui  amena  l'éclat  de  la  bulle  Ausculta  fili,  mais  cette  sup- 
position paraît  gratuite.  Au  contraire  nous  possédons  les  pièces  ori- 
ginales de  deux  missions  qui  lui  furent  confiées  en  1301,  et  où  il 
eut  pour  collègue  Simon  de  Marchais.  Par  la  première  de  ces  pièces, 
il  est  chargé  de  choisir  et  de  nommer  un  gardien  pour  l'abbaye  de 
Luxeuil.  L'autre  mandat  nous  révèle  combien  le  souci  des  intérêts 
commerciaux  était  vif  chez  les  hommes  d'affaires  qui  entouraient 
Philippe.  La  Seine  n'était  alors  navigable  que  jusqu'à  Nogent.  Le 
roi  a  entendu  dire  qu'on  pourrait  la  rendre  navigable  jusqu'à  Troyes 
ou  même  plus  loin  vers  la  Bourgogne,  et  aussi  qu'il  serait  pos- 
sible d'établir  une  ligne  de  navigation  fluviale  de  la  Seine  à  Pro- 
vins. 11  donne  aux  deux  chevaliers  des  pleins  pouvoirs  pour  l'exé- 
cution de  ces  travaux  et  en  particulier  pour  indemniser  les  moulins 
qu'il  sera  nécessaire  de  déplacer.  Au  milieu  de  tant  d'actes  d'une 
administration  peu  scrupuleuse,  on  est  heureux  de  trouver  une 
pièce  qui  allègue  pour  motif  le  bien  public,  inséparable  de  celui 
du  roi  [ad  utilitatem  puhlicayn  et  noslram).  Les  dépenses  doivent 
être  faites  par  les  villes,  les  localités  et  les  personnes  qui  tireront 
profit  de  ladite  canalisation.  On  ne  sait  si  l'ordre  de  Philippe  fut  réa- 
lisé; la  Seine,  en  tout  cas,  n'est  restée  navigable  que  jusqu'à  Méry, 
entre  Nogent  et  Troyes. 

En  1302,  Nogaret  reçoit  une  commission  plus  singulière  :  le  roi  le 
charge  par  lettres  patentes  de  recueillir  les  coutumes  de  la  ville  de 
Figeac.  Nogaret  fit  exécuter  le  travail  par  un  clerc  dont  on  possède 
aux  archives  nationales  la  rédaction  originale  chargée  de  ratures; 
à  la  marge  sont  des  notes  brèves,  dures,  impératives,  non  est  utile, 
non  est  rationis,  d'une  belle  et  forte  écriture,  qui  est  sûrement  celle 
de  notre  légiste.  M.  Boutaric  croit  que  la  rédaction  définitive  ne  fut 
pas  faite  ou  du  moins  ne  fut  pas  mise  en  vigueur.  En  cette  môme 
année  1302,  on  dit  que  le  roi  nomma  Nogaret  «  chevalier  de  son  hô- 
tel, »  et  lui  confia  le  commandement  de  200  hommes  d'armes.  Beau- 
coup de  biographes  ont  supposé  que  ce  fut  aussi  en  1302  que  le  roi 
l'investit  de  la  garde  du  grand  sceau,  et  qu'il  succéda  dans  cette 
charge  à  Pierre  Flotte,  tué  à  la  bataille  de  Courtrai  (11  juillet  1302). 
Dom  Yaissète  a  victorieusement  réfuté  cette  erreur.  Nogaret  n'a  été 


33A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chargé  de  La  garde  du  grand  sceau  qu'à  partir  du  22  septembre 
1307;  nous  montrerons  même  que  Nogaret  ne  fut  jamais  propre- 
ment chancelier,  et  qu'il  ne  fut  appelé  ainsi  que  par  une  sorte 
d'abus.  «  Il  paraît  cependant,  ajoute  dom  Yaissète,  qu'il  exerça 
quelque  charge  dans  la  chancellerie  et  peut-être  celle  de  secré- 
taire du  roi,  car  il  est  écrit  sur  le  repli  d'une  charte  du  roi  du 
mois  de  juin  1302  :  Per  domlnum  G.  de  Nogareto.  » 

Sans  document  précis  et  par  simple  supposition,  on  a  mis  Noga- 
ret parmi  les  légistes  qui,  au  commencement  de  1302,  entourent 
le  roi  et  lui  donnent  les  miOyens  de  répondre  aux  agressions  pa- 
pales. Une  telle  supposition  est  assurément  très  vraisemblable.  Ce- 
pendant ce  n'est  qu'au  commencement  de  1303  que  Nogaret  joue 
dans  la  grande  lutte  un  rôle  principal.  A  ce  moment,  i'animosité  du 
pape  et  du  roi  arrivait  à  son  comble.  Les  ennemis  acharnés  de  Boni- 
face,  les  Colonnes,  étaient  en  France,  et  mettaient  au  service  du  roi 
leur  profonde  connaissance  des  intrigues  italiennes.  Boniface,  par 
son  caractère  hautain  et  sa  manie  de  se  mêler  de  toutes  les  affaires, 
avait  fait  di 'border  la  haine.  Les  Florentins,  les  gibelins,  les  Co- 
lonnes, les  Orsini  eux-mêmes,  le  roi  de  France,  le  roi  des  Romains, 
les  moines,  les  mendians,  les  ermites,  tous  étaient  exaspérés  contre 
lui.  Les  saints,  tels  que  Jacopone  de  Todi,  le  souvenir  sans  cesse 
tourné  vers  leur  homme  de  prédilection,  Pierre  Célestin,  que  le 
nouveau  pape  avait  si  étrangement  fait  disparaître,  envisageaient 
Boniface  comme  l'ennemi  capital  du  Christ.  Déjà  les  Colonnes 
avaient  levé  l'étendard  de  la  révolte  et  montré  la  voie  de  l'at- 
taque. Boniface  était  un  homme  mondain,  peu  dévot,  de  foi  mé- 
diocre; il  ne  se  gênait  pas  assez  pour  les  exigences  de  sa  position. 
Ses  allures,  tout  vieux  qu'il  était,  pouvaient  sembler  celles  d'un  ca- 
valier plutôt  que  celles  d'un  prêtre;  il  détestait  \esf?Yiti,  les  ermites, 
les  sectes  de  mendians,  qui  pullulaient  de  toutes  parts,  et  ne  cachait 
pas  le  mépris  qu'il  avait  pour  ces  saintes  personnes.  La  démission 
de  Célestin  V,  qu'on  disait  avoir  été  forcée,  le  rôle  équivoque  que 
Boniface  avait  joué  dans  ce  singulier  épisode,  les  circonstances 
bizarres  de  la  mort  de  Célestin,  faisaient  beaucoup  parler.  Un 
parti  se  trouva  bientôt  pour  soutenir  que  Boniface  n'était  pas  vrai 
pape,  que  son  élection  avait  été  invalidée  par  la  simonie,  que  Céles- 
tin n'avait  pas  eu  le  droit  de  se  démettre  de  la  papauté,  que  Boni- 
face  était  incrédule,  hérétique.  Les  libelles  des  Colonnes  exposaient 
toutes  ces  thèses  dès  l'année  1297;  Etienne  Colonna,  réfugié  en 
France,  répétait  les  mêmes  assertions  jusqu'à  satiété.  Les  folles 
violences  de  Boniface,  la  croisade  prêchée  contre  les  Colonnes,  la 
bulle  outrée  Lapis  ahscissus,  achevèrent  de  tout  perdre.  La  rage 
des  Colonnes  et  les  profonds  mécontentemens  de  Philippe  firent 
ensemble  alliance.  Par  le  conseil  des  Italiens,  qui,  dès  cette  épo- 


UN   MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE   BEL.  235 

que,  donnaient  à  la  France  des  leçons  de  politique  perfide,  le  roi 
et  ses  confidens  conçurent  le  projet  le  plus  extraordinaire  :  aller 
chercher  Boniface  à  Rome  pour  l'amener  à  Lyon  devant  un  concile 
qui  le  déclarerait  hérétique,  simoniaque,  et  par  conséquent  faux 
pape. 

L'étonnante  hardiesse  de  ce  plan  n'a  été  dépassée  que  par  la  har- 
diesse de  l'exécution  elle-même.  Nogaret  fut  l'homme  choisi  pour  le 
mener  à  bonne  fin.  Sa  haine  de  légiste  contre  les  pouvoirs  exorbi- 
tans  de  la  juridiction  ecclésiastiqtie,  sa  docilité  sans  borne  envers  la 
monarchie  absolue,  sa  haine  de  Français  contre  l'orgueil  italien, 
son  vieux  sang  de  patarin  et  le  souvenir  du  martyre  de  son  aïeul 
lui  firent  accepter  une  commission  dont  certes  personne,  dans  les 
siècles  antérieurs  du  moyen  âge,  n'aurait  osé  admettre  Tidée. 

n. 

Ce  plan  dut  être  arrêté  en  l'année  1303,  vers  le  mois  de  février. 
Trois  personnages,  Jean  Mouschet,  qualifié  de  miles,  Thierry  d'Hiri- 
con,  Jacques  de  Gesserin,  qualifiés  de  magistri,  furent  donnés  pour 
compagnons  à  Nogaret.  Le  premier  de  ces  personnages  est  bien  connu. 
C'était  un  Florentin  ou,  comme  on  disait  alors,  un  «  Lombard.  »  Son 
vrai  nom  était  Musciatto  Guidi  de'  Franzesi;  dans  les  documens  fran- 
çais il  est  appelé  «  monseigneur  Mouche  »  ou  «  Mouchet.  »  On  le  voit 
avec  son  frère  Biccio  (Biche  ou  Bichet)  mêlé,  quelquefois  d'une  ma- 
nière odieuse,  souvent  aussi  d'une  façon  honorable,  à  presque  tous 
les  actes  financiers  de  l'administration  de  Philippe  le  Bel.  On  a  eu 
tort  de  présenter  uniquement  ces  deux  personnages  comme  des 
agens  de  fraudes  et  de  rapines.  Il  est  sûrement  difficile  de  les  justi- 
fier sur  tous  les  points;  cependant  les  nombreux  documens  officiels 
où  leur  nom  figure  dénotent  deux  financiers  habiles,  deux  élèves 
exercés  de  la  grande  école  des  banquiers  de  Florence,  pas  toujours 
assez  scrupuleux  sans  doute,  en  tout  cas  deux  avant- coureurs  de 
ces  légions  d'italiens  consommés  dans  l'art  de  gouverner  qui,  au 
XVI*  et  au  XVII*  siècle,  furent  les  agens  de  la  politique  et  de  l'admi- 
nistration françaises.  Philippe  le  Bel  est  le  premier  souverain  fran- 
çais que  nous  voyions  ainsi  entouré  d'Italiens.  La  haine  religieuse 
des  ultramontains  a  voulu  conclure  du  nom  de'  Franzesi  donné  par 
Villani  que  les  Mouschet  étaient  Français  d'origine.  Nous  ne  deman- 
derions pas  mieux;  mais  il  faut  remarquer  que  ce  nom  est  rendu 
en  latin  par  de  societate  Frescohaldorum  et  Francentiiim.  Au  mois 
d'octobre  1302,  Philippe  avait  déjà  chargé  Jean  Mouschet  d'une 
mission  importante  à  Rome.  En  1301,  Jean  Mouschet  avait  aussi 
accompagné  Charles  de  Valois  en  Italie,  l'avait  reçu  cà  son  château  de 
Staggia  et  avait  été  son  agent  principal  dans  la  fâcheuse  campagne 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  les  intrigues  de  ce  même  pape,  qu'il  s'agissait  maintenant  de 
briser,  avaient  engagé  le  frère  du  roi  de  France  et  l'avaient  si  tris- 
tement compromis. 

Les  lettres  patentes  qui  conféraient  à  Nogaret,  Mouschet,  Hiri- 
con,  Gesserin  la  mission  inouie  d'aller  arrêter  le  pape  au  milieu  de 
ses  états  pour  le  faire  compai-aître  devant  le  tribunal  qui  devait  le 
juger  sont  datées  du  7  mars  1303.  Les  pouvoirs  qu'on  leur  attribue 
sont  à  dessein  exprimés  en  termes  vagues.  Le  roi  déclare  qu'il  les 
envoie  ad  cerlas  paries,  pro  quibusdam  jiostris  ncgotiiSy  il  leur 
donne  «  à  tous  et  à  chacun  le  droit  de  traiter  en  son  nom  avec  toute 
personne  noble,  ecclésiastique  ou  mondaine,  pour  toute  ligue  ou 
pacte  de  secours  mutuel  en  hommes  ou  en  argent  qu'ils  jugeront  à 
propos.  »  Il  n'est  pas  douteux  que  le  roi  ne  fût  dès  lors  dans  le  se- 
cret et  ne  sût  parfaitement  ce  qu'ils  allaient  faire  et  les  moyens 
qu'ils  se  proposaient  d'employer. 

Le  plan  de  campagne  ainsi  conçu  et  les  commissaires  étant  nom- 
més, on  procéda  aux  formes  légales.  Une  assemblée  se  tint  au  Louvre 
le  12  mars  1303.  Cinq  prélats  y  assistaient;  Philippe  était  présent 
ainsi  que  Charles  de  Yalois  et  Louis  d'Evreux,  frères  di:  roi,  Robert, 
duc  de  Bourgogne,  et  d'autres  princes.  Quand  l'assemblée  fut  con- 
stituée, Nogaret,  qualifié  miles,  legiim  professa?^  venerabilis,  s'a- 
vança et  lut  une  requête  dont  il  déposa  copie  entre  les  mains  du 
roi.  La  pièce  débutait  comme  un  sermon  par  un  texte  de  l'Écriture; 
Nogaret  emprunta  exprès  son  texte  à  une  des  épîtres  attribuées  à 
saint  Pierre  :  Fuerunt  pseudoprophetœ  in  populo,  sicut  et  in  vobis 
erunt  magistri  mendaces.  Boniface  est  un  vrai  Balaam;  un  âne  va 
le  remettre  dans  le  droit  chemin.  —  Puis  venait  un  acte  d'accusa- 
tion en  quatre  articles  :  1°  Boniface  n'est  point  pape,  il  occupe  in- 
justement le  saint-siége,  il  y  est  entré  par  de  mauvaises  voies,  en 
trompant  Célestin,  et  il  ne  sert  de  rien  de  dire  que  l'élection  qui  a 
suivi  l'a  légitimé;  son  introduction,  ayant  été  vicieuse,  n'a  pu  être 
rectifiée;  2°  il  est  hérétique  manifeste;  3"  il  est  simoniaque  hor- 
rible, jusqu'à  ce  point  d'avoir  dit  publiquement  qu'il  ne  pouvait 
commettre  de  simonie;  h"  enfin  il  est  chargé  d'une  infinité  de 
crimes  énormes,  où  il  se  montre  tellement  endurci  qu'il  est  incor- 
rigible et  ne  peut  plus  être  toléré  sans  le  renversement  de  l'église. 
C'est  pourquoi  Nogaret  supplie  le  roi  et  les  prélats,  docteurs  et  au- 
tres assistans,  qu'ils  excitent  les  princes  et  les  prélats,  principale- 
ment les  cardinaux,  à  convoquer  un  concile  général ,  où,  après  la 
condamnation  de  ce  malheureux,  les  cardinaux  pourvoiront  l'église 
d'un  pasteur.  Nogaret  offre  de  poursuivre  son  accusation  devant  le 
concile.  Cependant,  comme  celui  qu'il  s'agit  de  poursuivre  n'a  pas 
de  supérieur  pour  le  déclarer  suspens,  et  comme  il  ne  manquera  pas 
de  faire  son  possible  pour  traverser  les  bons  desseins  des  amis  de 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  337 

l'église,  il  faut  avant  tout  qu'il  soit  mis  en  prison,  et  que  le  roi  avec 
les  cardinaux  établisse  un  vicaire  de  l'église  romaine  pour  ôter 
toute  occasion  de  schisme  jusqu'à  ce  qu'il  y  ait  un  pape.  Le  roi  y 
est  tenu  pour  le  maintien  de  la  foi,  et  de  plus  comme  roi,  dont  le 
devoir  est  d'exterminer  tous  les  pestiférés  en  vertu  du  serment  qu'il 
a  fait  de  protéger  les  églises  de  son  royaume,  que  ce  liqms  rapax  est 
en  train  de  dévaster;  il  y  est  tenu  aussi  par  l'exemple  de  ses  ancê- 
tres, qui  ont  toujours  délivré  d'oppression  l'église  romaine. 

L'accusation  fut  reçue.  Un  roi  que  saint  Louis  avait  tenu  enfant 
sur  ses  genoux,  et  qui  était  lui-même  un  homme  de  la  plus  haute 
piété,  crut  sincèrement  ne  faire  que  suivre  les  principes  de  ses  an- 
cêtres en  s'éri géant  en  juge  du  chef  de  la  catholicité  et  en  se  por- 
tant contre  lui  défenseur  de  l'église  de  Dieu. 

Nogaret  et  ses  trois  compagnons  partirent  sans  doute  de  Paris 
peu  de  temps  après  l'assemblée  du  12  mars.  Un  acte  de  ce  même 
mois,  daté  de  Paris,  montre  que  ses  services  lui  furent  en  quelque 
sorte  payés  d'avance.  Cet  acte  accorde  à  Guillaume  et  à  ses  héri- 
tiers un  revenu  de  300  livres  tournois  payable  sur  le  trésor  du  roi  à 
Paris,  en  attendant  que  ce  revenu  lui  soit  assigné  en  terres.  Les 
quatre  envoyés  étaient  sûrement  partis  le  13  juin,  puisqu'à  cette 
date  nous  trouvons  une  nouvelle  assemblée  du  Louvre,  où  figure 
non  plus  Nogaret,  mais  Guillaume  de  Plaisian,  lequel  répète  à  peu 
près  l'acte  d'accusation  du  12  mars,  et  déclare  expressément  qu'il 
s'en  réfère  à  ce  qu'a  dit  antérieurement  Nogaret.  Le  roi  consent  à 
la  réunion  du  concile  en  invoquant  pour  motif  ce  que  lui  avait  au- 
paravant représenté  Nogaret;  il  renouvelle  en  même  temps  son 
adhésion  à  l'acte  d'accusation  du  12  mars  (1). 
•  Nous  ne  savons  rien  de  l'itinéraire  des  quatre  légistes  jusqu'à 
Florence.  Us  s'arrêtèrent  quelque  temps  dans  cette  ville,  où  ils 
avaient  une  lettre  de  crédit  pour  les  «  Perruches  »  ou  Petrucci, 
banquiers  du  roi.  On  s'était  arrangé  pour  que  les  Petrucci  igno- 
rassent l'usage  qu'on  voulait  faire  de  l'argent.  L'opération  eut  de  la 
sorte  un  caractère  de  guet-apens  assez  messéant  à  la  dignité  du  roi, 
et  qui  d'ailleurs  recelait  un  défaut  profond;  il  était  clair  en  effet  que 
la  surprise  devait  réussir,  mais  que  le  premier  moment  d'étonne- 
ment  une  fois  passé  serait  suivi  d'un  retour  dangereux.  Si  l'enlè- 
vement du  pape  était  bien  organisé,  les  moyens  pour  le  garder  et 
l'amener  en  France  n'étaient  pas  suffisamment  concertés.  On  sent 
en  tout  cela  un  plan  italien,  une  conjuration  hardie,  mais  sans 
longue  portée.  Comme  il  arriva  plus  tard  dans  les  grandes  expédi- 

(1)  ((  Non  recedcndo  ab  appcllatione  per  dictum  G.  de  Nogareto  interposita,  cui  ex 
tune  adhœsimus  ac  ctiam  adheeremus.  » 

ïOME  xcviH.  —  1872.  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions  françaises  en  Italie,  personne  ne  pensa  au  retour.  Ardens  foyers 
de  divisions  intestines,  les  villes  de  la  péninsule  offraient  toujours 
un  accueil  empressé  à  l'étranger  riche  ou  puissant  qui  venait  servir 
les  haines  de  l'an  des  partis;  mais  bientôt  la  réaction  se  produisait; 
tous  les  partis  étaient  ligués  contre  l'intrus,  qui  ne  réussissait  pas 
sans  peine  à  sortir  du  nid  d'intrigues  où  il  avait  imprudemment  mis 
le  pied. 

De  Florence,  les  envoyés  de  Philippe  se  rendirent  à  Staggia,  près 
de  Poggibonzi,  sur  le  territoire  de  Florence,  près  des  frontières  de 
Sienne.  Mouchet  possédait  là  un  château,  où  il  avait  hébergé  Charles 
de  Yalois  en  1301.  INogaret  et  sa  bande  y  firent  un  assez  long  séjour, 
durant  lequel  ils  organisèrent  lcur|  expédition.  Peut-être  à  Florence 
avaient-ils  déjcà  recueilli  des  partisans  parmi  les  gibelins,  irrités 
contre  Boniface.  De  Staggia,  ils  envoyèrent  en  Toscane  et  dans  la 
campagne  de  Rome  des  agens  [munis  de  lettres  et  chargés  de  faire 
des  offres  d'argent  à  tous  ceux  qu'on  jugeait  capables  d'entrer  dans 
la  ligue  du  roi.  INogaret  et  ses  amis  dissimulaient  complètement  leur 
dessein.  Ils  disaient  qu'ils  étaient  venus  traiter  d'un  accord  entre  le 
pape  et  le  roi.  Quelques  seigneurs  puissans  du  pays,  tous  ou  pres- 
que tous  du  parti  gibelin,  se  mirent  avec  eux.  G'éiait  d'abord  Ja- 
copo  Colonna,  surnommé  lo  Sciarra,  homme  violent  qui  portait  aux 
derniers  excès  les  haines  de  sa  famille,  et  qui  d'ailleurs  avait  de 
grandes  obligations  à  Philippe;  les  enfans  de  Jean  de  Ceccano,  dont 
le  pape  retenait  le  père  prisonnier  depuis  longtemps;  les  enfans  de 
Maffeo  d'Anagni,  quelques  autres  barons  de  la  campagne  de  Rome. 
Sciarra  forma  ainsi  une  troupe  de  300  chevaux,  que  suivait  un 
nombre  assez  considérable  de  gens  de  pied.  Environ  200  chevaux, 
reste  de  l'armée  de  Charles  de  Valois,  se  joignirent  à  la  bande  de* 
Sciarra;  cela  faisait  en  tout  environ  800  hommes  armés.  Tout  ce 
monde  était  payé  par  le  roi,  portait  l'étendard  des  lis,  criait  vive  le 
roi! 

Boniface  avait  par  ses  fautes  miné  en  quelque  sorte  le  sol  sous 
lui.  Roi  profane  beaucoup  plus  que  père  des  fidèles,  il  faisait  servir 
ses  pouvoirs  spirituels  à  ses  ambitions  laïques  ;  par  une  suprême 
inconséquence,  il  opposait  ensuite  le  bouclier  du  respect  religieux 
aux  coups  qu'il  s'était  légitimement  attirés  par  ses  intrigues  poli- 
tiques. La  nature  semblait  l'avoir  formé  pour  mener  aux  abîmes 
à  force  d'excès  l'altière  conception  de  la  papauté  créée  par  la 
grande  âme  de  Grégoire  VII. 

La  conjuration  grossissait  chaque  jour.  Nogaret  tenta  vainement 
d'y  engager  le  roi  de  Naples,  Charles  II  d'Anjou.  Il  s'adressa  aux 
Romains  sans  plus  de  succès;  mais  il  réussit  pleinement  auprès  de 
Rinaldo  ou  Rainaldo  da  Supino,  originaire  d'Anagni  et  capitaine  de 
la  ville  de  Ferentino.  Boniface  s'était  fait  un  ennemi  mortel  de  cet 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  339 

homme  dangereux  en  le  dépouillant  du  château  de  Trevi,  qu'il 
tenait  en  fief.  Un  tel  personnage  était  bien  ce  qu'il  fallait  à  Nogaret. 
Vassaux  du  saint-siége,  Rainaldo  et  ses  amis  pouvaient  être  pré- 
sentés comme  obligés  d'obéir  à  une  réquisition  faite  pour  l'intérêt 
du  saint-siége  (1).  Ils  avaient  caractère  pour  agir  en  l'affaire,  ce 
que  n'avait  pas  Sciarra.  Rainaldo  et  les  siens  furent  bientôt  gagnés; 
cependant  ils  ne  voulurent  pas  s'engager  sans  avoir  obtenu  la  pro- 
messe d'être  mis  à  l'abri  par  le  roi  des  suites  spirituelles  et  tem- 
porelles de  l'entreprise.  Nogaret  les  rassura,  ainsi  que  la  com- 
mune de  Fcrentino,  en  leur  livrant  une  copie  authentique  des 
pleins  pouvoirs  que  Philippe  lui  avait  donnés;  il  leva  les  derniers 
scrupules  en  stipulant  que  tous  ceux  qui  obéiraient  à  la  réquisition 
du  roi  en  cette  pieuse  entreprise  seraient  largement  payés  de  leur 
peine.  Rainaldo  tremblait  bien  encore  par  momens.  En  vain  Nogaret 
disait-il  agir  en  bon  catholique  et  ne  travailler  que  pour  le  bonheur 
de  l'église;  les  Italiens  se  montraient  justement  inquiets  de  ce  qui 
arriverait  après  le  départ  des  envoyés  de  Philippe.  Ils  exigèrent 
que  Nogaret  promît  de  marcher  le  premier  avec  l'étendard  du  roi  de 
France.  Nogaret  n'accepta  cette  condition  qu'avec  regret;  il  aurait 
voulu  ne  paraître  en  tout  ceci  que  le  chef  élu  des  barons  de  la  cam- 
pagne de  Rome  (2).  Il  crut  tout  arranger  en  déployant  à  la  fois  la 
bannière  fleurdelisée  et  le  gonfanon  de  saint  Pierre.  A  partir  de  ce 
moment,  Rainaldo  devint  l'homme  du  roi  de  France  (3),  lié  à  lui 
«  pour  la  vie  et  la  mort  du  pape.  »  Toute  sa  famille,  son  frère 
Thomas  de  Meroli,  et  beaucoup  de  gens  de  Ferentino  s'engagèrent 
avec  lui.  La  ville  de  Ferentino  fournit  un  corps  de  troupes  auxiliaires 
qui  grossit  le  parti,  et  surtout  lui  donna  un  air  de  légalité  qui  lui 
avait  si  complètement  fait  défaut  jusque-là. 

Sciarra  commençait  cependant  à  rô'ler  avec  sa  bande  autour  d'A- 
nagni.  Nogaret  prétend  clans  ses  apologies  qu'il  fit  à  cette  époque  ce 
qu'il  put  pour  ramener  Boniface  à  de  meilleurs  sentimens,  et  qu'il 
essaya  de  le  Voir;  mais  c'est  là  sûrement  un  artifice  auquel  le  rusé 
procureur  eut  tardivement  recours  pour  colorer  sa  conduite  du  zèle 
de  la  foi  et  de  la  discipline  ecclésiastique.  Pendant  tout  l'été  de  1303, 
Boniface  iguora  ce  qui  se  tramait  contre  lui.  S'il  quitta  Rome  (avant 
le  15  août)  pour  aller  demeurer  à  Anagni,  dont  il  était  originaire  et 
où  étaient  les  fiefs  de  sa  famille,  ce  fut  moins  par  suite  d'une  appré- 
hension déterminée  que  par  ce  motif  général  que  le  séjour  de  la 
turbiilente  ville  de  Rome  était  devenu  presque  impossible  pour  lui. 

(I)  «  Piequisivisse  ex  parte  régis  ut  devotos  et  filios  Ecclesise  romanaî,  cujus  agcbatur 
negotium  in  hac  parte.  » 

{2j  «  Accersitis  baronil^us  aliisqae  nobilibus  Campanise,  qui  me  ad  hoc  pro  defen- 
sionc  Ecclesiaî  capitaiieum  elegerunt  et  ducem.  » 

(3)  «  Miles  illustrissimi  principis  domiiii  régis  Franciœ.  » 


340  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

D'Anagni,  nous  le  voyons  sans  cesse  lancer  contre  le  roi  ces  bulles 
d'un  grand  et  beau  style  sonore,  dont  aucun  pontife  du  moyen  âge 
n'eut  aussi  bien  que  lui  le  secret.  Ses  cardinaux  l'accompagnaient; 
mais  ils  étaient  loin  d'approuver  ses  exagérations.  Sans  parler  des 
Colonnes,  expulsés  du  sacré-collège,  beaucoup  de  cardinaux  gémis- 
saient des  violences  où  ils  voyaient  leur  fougueux  chef  se  laisser 
emporter. 

L'or  de  Nogaret  avait  déjà  pénétré  dans  Anagni,  et  Boniface  n'avait 
aucune  défiance.  Il  était  tout  entier  occupé  à  la  composition  d'une 
nouvelle  bulle,  plus  ardente  encore  que  les  autres,  qui  devait  pa- 
raître le  jour  de  la  Nativité  de  la  Vierge,  le  8  septembre.  Cette  bulle 
renouvelait  l'excommunication  contre  le  roi,  déliait  ses  sujets  du 
serment  de  fidélité,  déclarait  nuls  tous  les  traités  qu'il  pouvait  avoir 
faits  avec  d'autres  princes.  Boniface,  dans  cette  bulle,  parle  des 
Colonnes;  mais  il  n'y  dit  pas  un  mot  de  Nogaret  ni  de  ses  associés. 
Évidemment,  il  ne  se  doutait  pas  du  péril  qui  le  menaçait.  Au  con- 
traire Nogaret  était  averti  de  la  nouvelle  bulle  préparée  par  le 
pape.  L'excommunication  portée  contre  le  roi  en  des  termes  si  re- 
doutables eût  été  un  coup  très  grave;  il  résolut  de  la  prévenir.  Le 
samedi  7  septembre  au  matin,  Nogaret,  Sciarra,  les  seigneurs  gi- 
belins et  la  troupe  qu'ils  avaient  formée  se  disposèrent  à  faire  leur 
entrée  dans  Anagni.  Hiricon,  Gesserin,  Mouchet,  n'étaient  plus  avec 
Nogaret,  car  celui-ci  déclare  qu'il  n'eut  avec  lui  à  Anagni  que  «  deux 
damoiseaux  de  sa  nation;  »  d'ailleurs  ces  personnages  ne  figurent 
jamais  dans  les  procès  auxquels  donna  lieu  la  capture  du  pape;  ils 
étaient  restés  sans  doute  à  Staggia.  Quant  à  Nogaret,  évitant  tout 
rôle  militaire,  il  affectait  de  n'être  que  l'huissier  qui  portait  au  pon- 
tife romain  l'assignation  fatale  de  son  juge  souverain. 

La  ville  d' Anagni  trompa  complètement  la  confiance  que  Boniface 
avait  mise  en  elle.  L'or  de  Philippe  avait  opéré  son  effet.  Les  portes 
furent  trouvées  ouvertes,  et  quand  les  lis  entrèrent,  ce  fut  au  cri 
de  Miioia  papa  Bonîfazio  !  Viva  il  re  di  Francia  !  A  côté  de  l'é- 
tendard du  roi,  Nogaret  faisait  porter  le  gonfanon  de  l'église,  pour 
bien  établir  que  c'était  l'intérêt  de  l'églisa  qui  le  guidait  dans  son 
exploit.  La  noblesse  d' Anagni  et  quelques  cardinaux  du  parti  gibe- 
lin, entre  autres  BIchard  de  Sienne  et  Napoléon  des  Crsins,  se  dé- 
clarèrent pour  les  Français.  D'autres  s'enfuirent  déguisés  en  laïques 
ou  se  cachèrent;  beaucoup  de  domestiques  du  pape  firent  de  même. 

Les  conjurés  voulaient  d'abord  marcher  droit  sur  le  palais  du 
pape;  mais  il  fallait  passer  devant  les  maisons  du  marquis  Pierre 
Gaetani,  neveu  de  Boniface,  et  de  son  fils,  le  seigneur  de  Conticelli. 
Ceux-ci,  assistés  de  leur  famille,  résistèrent,  firent  des  barricades. 
Les  maisons  sont  forcées;  Gaetani  est  pris  avec  tous  ses  gens.  Les 
palais  de  trois  cardinaux  amis  du  pape  sont  de  même  enlevés,  et 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  341 

les  cardinaux  faits  prisonniers.  Nogaret  arriva  ainsi  jusque  sur  la 
place  publique  d'Anagni.  Là,  il  fit  sonner  la  cloche  de  la  commune, 
assembla  les  principaux  de  la  ville,  en  particulier  le  podestat  et  le 
capitaine,  leur  dit  son  dessein,  qui  était  pour  le  bien  de  l'église,  les 
conjura  de  le  vouloir  assister.  Les  Anagniotes  acquiescèrent.  Leur 
capitaine  était  Arnolfo,  un  des  seigneurs  de  la  campagne,  gibelin 
et  ennemi  capital  du  pape;  Arnolfo  décida  de  la  trahison,  les  Ana- 
gniotes se  joignirent  à  la  bande  des  envahisseurs.  Comme  ces  der- 
niers, ils  portaient  en  tète  de  leur  troupe  l'étendard  de  l'église  ro- 
maine. La  faiblesse  radicale  de  l'ambition  des  papes  se  voyait  ainsi 
dans  tout  son  jour.  Ne  possédant  pas  de  force  armée  sérieuse,  jetés 
au  milieu  des  passions  féodales  et  municipales,  ils  devaient  périr 
par  un  coup  de  main.  Plus  tard,  privée  de  la  papauté,  qu'elle  re- 
gardait comme  son  bien,  l'Italie  se  repentit  de  ne  pas  lui  avoir  fait 
une  vie  plus  tenable;  on  peut  même  dire  qu'elle  s'amenda;  à  partir 
du  XY"  siècle,  les  différens  pouvoirs  de  l'Italie  connivèrent  à  la  con- 
servation de  la  papauté;  mais  au  moment  où  nous  sommes,  les 
mille  petits  pouvoirs  qui  se  partageaient  l'Italie  rendaient  impos- 
sible un  rôle  comme  celui  qu'avait  rêvé  Boniface.  Il  était  trop  facile 
au  souverain  mécontent  de  trouver  autour  du  pontife,  dans  sa  mai- 
son même,  des  alliés  et  des  complices. 

Le  pape  surpris  chercha,  dit-on,  à  obtenir  une  trêve  de  Sciarra. 
On  lui  accorda  en  effet  neuf  heures  de  réflexion,  depuis  six  heures 
du  matin  jusqu'à  trois  heures  du  soir.  Après  quelques  efforts  pour 
gagner  les  Anagniotes,  efforts  déjoués  par  Arnolfo,  Boniface  fit  de- 
mander ce  qu'on  voulait  de  lui.  «  Qu'il  se  fasse  fra/e,  lui  fut-il  ré- 
pondu, qu'il  renonce  au  pontificat,  comme  l'a  fait  Célestin.  »  Bo- 
niface répondit  par  un  énergique  «  jamais.  »  Il  protesta  qu'il  était 
pape,  et  jura  qu'il  mourrait  pape. 

La  maison  qu'habitait  le  pontife  était  un  château  fortifié,  atte- 
nant à  la  cathédrale  et  communiquant  avec  elle.  Les  portes  du  châ- 
teau étaient  fermées;  ce  fut  par  l'église  que  les  conjurés  résolurent 
d'y  pénétrer.  Ils  mirent  donc  le  feu  aux  portes  de  la  cathédrale. 
Les  fleurs  de  lis  du  petit-fils  de  saint  Louis  entrèrent  par  effrac- 
tion dans  le  parvis  sacré;  l'église  fut  pillée,  les  clercs  chassés  et 
dépouillés  s'enfuirent,  le  pavé  fut  souillé  de  sang,  en  particulier 
de  celui  de  l'archevêque  élu  de  Strigonie.  Les  gens  du  pape  tentè- 
rent quelque  résistance  à  l'entrée  du  passage  barricadé  qui  menait 
de  l'église  au  château;  ils  durent  bientôt  se  rendre  aux  gens  de 
Sciarra  et  d' Arnolfo.  Les  agresseurs  alors  se  précipitèrent  de  l'église 
profanée  et  éclairée  par  les  flammes  dans  le  manoir  papal. 

La  nuit  approchait.  Quand  le  vieux  pontife  entendit  briser  les 
portes,  les  fenêtres,  et  qu'il  vit  y  mettre  le  feu,  quelques  larmes 
coulèrent  sur  ses  joues.  «Puisque  je  suis  trahi  comme  Jésus-Christ, 


3â2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dit-il  à  deux  clercs  qui  étaient  à  côté  de  lui,  je  veux  au  moins  mou- 
rir en  pape.  »  Il  se  fit  revêtir  alors  de  la  chape  de  saint  Pierre,  mit 
sur  sa  tête  le  trircgno,  prit  dans  ses  mains  les  clés  et  la  croix,  et 
s'assit  sur  la  chaire  pontificale,  ayant  à  côté  de  lui  deux  cardinaux 
qui  lui  étaient  restés  fidèles,  Nicolas  Boccasini,  évêque  d'Ostie  (de- 
puis Benoit  XI),  et  Pierre  d'Espagne,  évêque  de  Sabine.  A  ce  mo- 
ment, la  porte  céda.  Sciarra  entra  le  premier,  s'élança  d'un  air  mena- 
çant, et  adressa  au  pontife  vaincu  des  paroles  injurieuses.  Nogaret, 
qui  s'était  un  moment  écarté,  le  suivit  de  près.  Le  dessein  de  Nogaret 
était  d'intimider  le  pape,  de  l'amener  à  se  démettre,  ou  à  convoquer 
lui-même  le  concile  qui  l'eût  déposé.  Fidèle  à  son  rôle  de  procu- 
reur, il  expliqua  au  pape,  «  en  présence  de  plusieurs  personnes  de 
probité,  »  la  procédure  faite  contre  lui  en  France,  les  accusations 
dont  on  le  chargeait  (accusations  sur  lesquelles,  ne  s'étant  point 
défendu,  il  était,  d'après  le  droit  inquisitorial,  réputé  convaincu), 
et  l'assignation  qui  lui  était  faite  de  comparaître  au  concile  de  Lyon 
pour  y  être  déposé,  vu  sa  culpabilité  notoire  comme  hérétique  et 
simoniaque.  «  Toutefois,  ajouta  l'envoyé  du  roi,  parce  qu'il  con- 
vient que  vous  soyez  déclaré  tel  par  le  jugement  de  l'église,  je  veux 
vous  conserver  la  vie  contre  la  violence  de  vos  ennemis,  et  vous 
représenter  au  concile  général,  que  je  vous  requiers  de  convoquer; 
si  vous  refusez  de  subir  son  jugement,  il  le  rendra  malgré  vous, 
vu  principal  ment  qu'il  s'agit  d'hérésie.  Je  prétends  aussi  empê- 
cher que  vous  n'excitiez  du  scandale  dansi'église,  surtout  contre 
le  roi  et  le  royaume  de  France,  et  c'est  à  ces  motifs  que  je  vous 
donne  des  gardes  pour  la  défense  de  la  foi  et  l'intérêt  de  l'église, 
non  pour  vous  faire  insulte  ni  à  aucun  autre.  »  Boniface  ne  répon- 
dit pas.  Il  paraît  qu'aux  gestes  furieux  de  Sciarra  il  n'opposa  que 
ces  mots  :  Eccoti  il  ciqjo,  eccotî  il  collo.  Chaque  fois  qu'on  lui  pro- 
posa de  renoncer  à  la  papauté,  il  déclara  .obstinément  qu'il  aimait 
mieux  perdre  la  vie.  Sciarra  voulait  le  tuer,  Nogaret  l'en  empêcha; 
seulement,  pour  intimider  le  vieillard,  il  parlait  de  temps  en  temps 
de  le  faire  amener  garrotté  à  Lyon.  Boniface  dit  qu'il  était  heureux 
d'être  condamné  et  déposé  par  les  patarins.  Il  faisait  sans  doute  par 
ce  mot  allusion  au  grand-père  de  Nogaret.  Peut-être  cependant  dé- 
signait-il par  là  l'église  de  France;  Boniface,  en  effet,  avait  coutume 
de  dire  que  l'église  gallicane  n'était  composée  que  de  patarins. 

Pendant  que  cette  scène  étrange  se  passait,  le  manoir  papal, 
ainsi  que  les  maisons  de  Pierre  Gaetani  et  des  cardinaux  amis  du 
pape,  étaient  livrés  au  pillage.  Le  trésor  pontifical,  qui  était  très 
considérable  surtout  depuis  le  jubilé  de  l'an  1300,  les  reliquaires, 
tou5  les  objets  précieux,  furent  la  proie  iles  Colonnes  et  de  leurs  par- 
tisans; les  cartulaires  et  registres  de  la  chancellerie  apostolique  fu- 
rent dispersés,  les  vins  du  cellier  bus  ou  enlevés.  Tout  cela  se  pas- 


UN    5IINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  3^3 

sait  sous  les  yeux  du  pape  et  malgré  les  efforts  de  Nogaret.  Celui-ci 
jouait  très  habilement  son  rôle  d'homme  de  loi  impassible.  Il  voyait 
avec  inquiétude  le  tour  que  prenait  l'affaire.  Le  pillage  du  palais  et 
du  trésor  pontifical  avait  été  le  principal  mobile  des  condottiers  ita- 
liens; ce  pillage  accompli,  il  était  bien  à  craindre  que  pour  eux 
l'expédition  ne  fût  tei'minée.  Nogaret  inclinait  dans  le  sens  d'une 
modération  relative.  Grâce  à  lui,  François  Gaetani,  neveu  du  pape 
et  l'un  des  plus  compromis  dans  les  actes  du  gouvernement  de  Bo- 
niface,  put  sortir  d'Ânagni  et  gagner  une  place  voisine,  où  Nogaret 
défendit  de  le  forcer.  Ceux  des  cardinaux  qui  voulurent  demeurer 
neutres  dans  le  conflit  furent  libres  de  se  rçtirer  à  Pérouse. 

Jamais,  sans  contredit,  la  majesté  papale  ne  souffrit  une  plus 
cruelle  atteinte.  Quoi  qu'on  en  ait  écrit  cependant,  il  n'y  eut  pas 
de  la  part  de  Nogaret  d'injures  proprement  dites;  de  la  part  de 
Sciarra,  il  n'y  eut  pas  de  voies  de  fait.  Villani  parle  d'outrages 
adressés  au  pape  par  Nogaret  (/o  scheivn).  La  situation  était  outra- 
geuse  au  premier  chef;  mais  il  n'est  nullement  conforme  à  la  froide 
attitude  judiciaire  que  Nogaret,  Plaisian,  Du  Bois,  gardèrent  envers 
la  papauté,  de  supposer  que  l'envoyé  du  roi  se  soit  laissé  aller  à 
des  p;u'oles  qui  eussent  affaibli  sa  position  d'huissier  portant  un 
exploit  ou  de  commissaire  remplissant  un  mandat  d'arrestation.  Une 
tradition  fort  acceptée  veut  que  Sciarra  ait  frappé  Boniface  de  son 
gantelet.  Un  tel  acte  n'est  pas  en  dehors  du  caractère  d'un  bandit 
comme  Sciarra  ;  toutefois  cette  circonstance  manque  dans  les  ré- 
cits les  plus  autorisés,  en  particulier  dans  celui  de  Villani,  qui,  par 
ses  relations  avec  les  Petrucci,  put  être  si  bien  informé.  Dans  ses 
apologies,  Nogaret  se  fait  à  diverses  reprises  un  mérite  d'avoir,  non 
sans  peine,  sauvé  la  vie  à  Boniface  et  de  l'avoir  gardé  des  mauvais 
traitemens.  Nous  ne  nions  pas  que  la  brutalité  de  Sciarra  n'ait  été 
capable  des  derniers  excès  et  ne  les  ait  tentés;  nous  disons  seule- 
ment que  rien  n'indique  qu'aucun  sévice  ait  eu  lieu  en  réalité.  Le 
moine  de  Saint-Denis  paraît  assez  près  de  la  vérité,  et  en  tout  cas 
il  s'écarte  peu  de  la  relation  de  Nogaret,  quand  il  veut  que  ce  der- 
nier ait  défendu  le  pape  contre  les  violences  de  Sciarra.  Cette  ver- 
sion fut  généralement  accréditée  et  devint  presque  officielle  en 
France.  Il  faut  sûrement  ranger  parmi  les  fabL-^s  les  ouvrages  qu'on 
aurait  fait  subir  au  pape  dans  les  rues  d'Anagni.  Dante  paraît  avoir 
été  plus  poète  qu'historien  quand,  pailant  des  dérisions,  du  vi- 
naigre et  du  fiel  dont  fut  abreuvé  le  pontife,  il  compare  Nogaret  à 
Pilate  : 


Veggio  in  Alagna  entrar  lo  flordaliso, 
E  nel  vicario  suo  Cristo  esser  catto. 


^hh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Veggiolo  un'altra  volta  esser  deriso; 
Veggio  rinnovellar  l'aceto  e'I  felle, 
E  tra  vivi  ladroni  esser  anciso. 

Veggio  '  1  nuovo  Pilato  si  crudele 
Clie  ciô  nol  sazia,  ma  senza  decreto 
Porta  sul  tempio  le  cupide  vêle. 


III. 

Autant  la  suite  des  faits  qui  s'accomplirent  dans  la  journée  du 
samedi  7  septembre  1303  est  claire  et  satisfaisante,  autant  ce  qui 
se  passa  les  jours  suivans  est  obscur  et  inexpliqué.  Le  dimanche 
8  septembre,  les  envahisseurs  du  château  de  Boniface  paraissent 
être  restés  oisifs.  Pourquoi  ce  moment  de  repos?  pourquoi  Mogaret, 
dont  le  plan  s'est  développé  jusqu'ici  avec  une  sorte  de  rigueur  ju- 
ridique, s'arrête-t-il  tout  à  coup?  Sans  doute  Nogaret  ne  trouva  pas 
chez  ses  associés  la  ferme  suite  d'idées  qu'il  portait  lui-même  en 
son  dessein.  On  ne  peut  le  disculper  cependant  d'un  peu  d'impré- 
voyance. Son  projet  d'un  coup  de  force  à  exécuter  au  cœur  de 
l'Italie  sans  un  seul  homme  d'armes  français,  avec  l'unique  secours 
des  discordes  italiennes,  eût  été  bien  conçu,  si,  le  coup  une  fois 
frappé,  il  n'eût  eu  qu'à  se  dérober;  mais  sa  retraite  avec  un  pape 
prisonnier  jusqu'à  Lyon,  au  milieu  de  populations  qui,  une  fois 
l'orgueil  de  Boniface  humilié,  n'avaient  plus  d'intérêt  à  seconder 
son  vainqueur,  et  que  d'ailleurs  leur  patriotisme  italien  et  leurs 
instincts  catholiques  devaient  indisposer  contre  un  étranger  sacri- 
lège, une  telle  conception,  dis-je,  était  entachée  de  toute  sorte 
d'impossibilités.  Si  l'on  avait  pu  appuyer  cette  hardie  tentative  sur 
l'expédition  qu'avait  faite  Charles  de  Valois  en  Italie  deux  ans  au- 
paravant, à  la  bonne  heure;  mais  cette  expédition  avait  été  dans  un 
sens  contraire,  elle  avait  été  en  faveur  du  pape  et  des  guelfes  contre 
les  gibelins  :  Charles  de  Valois  resta  toujours  au  fond  un  secret 
partisan  de  la  papauté  et  combattit  énergiquement  l'influence  que 
les  légistes  gallicans  exerçaient  sur  l'esprit  de  son  frère.  De  la 
sorte,  les  tentatives  d'intervention  française  en  Italie  dans  les  pre- 
mières années  du  xiv''  siècle  furent,  comme  toutes  celles  qui  de- 
vaient se  produire  plus  tard  et  jusqu'à  nos  jours,  pleines  de  décousu 
et  de  contradictions.  Nogaret  échoua  par  suite  de  la  légèreté,  sinon 
de  la  perfidie,  de  ses  alliés.  Toutes  ces  étourderies  italiennes,  ces 
vengeances  sans  autre  but  que  la  satisfaction  d'une  haine  person- 
nelle, ces  débordemens  de  passion  sans  règle  supérieure,  firent  avor- 
ter son  plan.  Sa  petite  bande,  toute  composée  d'Italiens  et  dont  il 
n'était  pas  bien  maître,  fondit  entre  ses  mains. 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  3^5 

Pendant  la  journée  du  dimanche,  Nogaret  ne  bougea  pas  du  châ- 
teau pontifical.  Il  assure  qu'il  fut  occupé  tout  ce  temps  avec  Rai- 
naldo  da  Supino  à  garder  le  pape  ainsi  que  les  Gaetani,  ses  ne- 
veux, et  à  les  préserver  des  mauvais  traitemens,  tâche  difficile  à 
laquelle  il  ne  put  réussir  qu'en  y  engageant  quelques  Anagniotes 
et  des  étrangers.  Il  voulait  aussi,  dit- il,  sauver  ce  qui  restait  du 
trésor  de  l'église.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  vit  le  pape  ce 
jour-là.  S'il  fallait  l'en  croire,  Boniface  aurait  reconnu  avec  une 
sorte  de  gratitude  les  efforts  qu'il  avait  faits  pour  arrêter  le  pillage 
des  meubles  et  du  trésor.  Nogaret  s'attribue  aussi  le  mérite  d'avoir 
relâché  Pierre  Gaetani  et  son  fils  Conticelli,  qu'on  avait  faits  prison- 
niers dans  le  premier  moment.  Assurément,  les  apologies  de  Noga- 
ret portent  à  chaque  ligne  la  trace  d'une  attention  systématique  à 
créer  autour  du  fait  principal  et  indéniable  des  circonstances  atté- 
nuantes; nous  croyons  néanmoins  qu'il  montra  en  effet  dans  le  ma- 
noir une  certaine  circonspection.  Peut-être  l'impossibilité  de  faire 
quelque  chose  de  suivi  avec  un  fou  comme  Sciarra  le  frappa-t-elle, 
et  dès  le  dimanche  chercha-t-il  à  sortir  le  moins  mal  possible  de 
l'entreprise  téméraire  où  il  s'était  engagé. 

On  assure  que  le  pape  ne  prit  durant  tout  ce  te:ups  aucune  nour- 
riture; si  cela  est  vrai,  ce  ne  fut  pas  sans  doute  par  suite  d'un  refus 
de  ses  gardiens,  ce  fut  par  sa  propre  volonté,  soit  qu'il  craignît 
d'être  empoisonné,  soit  que  la  rage  le  dévorât,  Nogaret  prétend 
qu'il  lui  fit  servir  ses  repas,  en  prenant  toutes  les  précautions  pos- 
sibles contre  un  empoisonnement. 

Le  lundi  9  septembre,  ce  qui  s'est  passé  mille  fois  dans  l'histoire 
des  révolutions  italiennes  arriva.  Il  y  eut  un  revirement  subit.  Les 
habitans  d'Anagni,  après  s'être  donné  le  plaisir  de  trahir  Boniface, 
se  donnèrent  le  plaisir  de  trahir  ceux  qu'ils  avaient  d'abord  accueil- 
lis contre  Boniface.  A  la  voix  du  cardinal  dei  Fieschi  di  Lavagna, 
ils  sont  pris  d'un  soudain  repentir.  Dès  le  matin,  renforcés  par  les 
habitans  des  villages  voisins,  ils  s'arment  en  masse  aux  cris  de 
Vive  le  ijapel  Meurent  les  traîtres!  Ils  se  portent  en  même  temps, 
au  nombre  de  dix  mille,  vers  le  château  pour  réclamer  le  pontife.  On 
parlementa  quelque  temps.  Les  conjurés  soutenaient  qu'ils  étaient 
chargés  par  l'église  universelle  de  garder  Boniface.  Les  Anagniotes 
répondaient  qu'on  n'avait  plus  besoin  d'eux  pour  cela  :  «  Nous  sau- 
rons bien  tout  seuls,  disaient-ils,  protéger  la  personne  du  pape; 
cela  nous  regarde.  »  La  lutte  s'engagea  et  fut  assez  vive.  La  bande 
de  Sciarra  et  de  Rainai  do  perdit  beaucoup  d'hommes;  accablée  par 
le  nombre,  elle  fut  obligée  de  sortir  du  château  et  de  la  ville.  Une 
partie  du  trésor  papal  fut  reprise;  la  bannière  des  lis,  qui  avait  été 
arborée  sur  le  palais  pontifical,  fut  traînée  dans  la  boue.  Nogaret 


3/i6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

abandonna  précipitamment  la  place.  Il  était  temps;  au  moment  où 
il  franchissait  la  porte,  des  forces  nouvelles  arrivaient  au  pape  et 
allaient  rendre  irrévocable  la  défaite  du  parti  français. 

Un  des  vices  essentiels  du  complot  de  Nogaret  et  de  Sciarra  était 
qu'on  n'avait  pas  pu  y  engager  les  Romains.  Les  gibelins  de  Rome, 
à  qui  l'on  en  fit  la  confidence  au  mois  de  juillet  et  d'août,  ne  crurent 
pas  au  succès  ou  craignirent  la  prépondérance  qui  en  résulterait 
pour  les  Français.  Quand  on  apprit  à  Rome  (sans  doute  dans  la  ma- 
tinée du  dimanche)  l'attentat  commis  à  Anagni,  l'émotion  fut 
grande.  Les  divisions  de  partis  furent  un  moment  oubliées;  la  haine 
contre  les  Français  se  réveilla.  On  expédia  au  pape  quatre  cents 
cavaliers  romains,  conduits  par  Matthieu  (cardinal)  et  par  Jacques 
des  Ursins.  Cette  troupe  arriva  au  moment  où  Nogaret  sortait 
d' Anagni.  Elle  fit  mine  de  l'attaquer;  Nogaret  alla  se  réfugier  avec 
son  ami  Rainaldo  derrière  les  murs  de  Ferentino,  qui  n'est  qu'à 
une  heure  d'Anagni. 

Dès  que  les  gens  du  parti  français  eurent  pris  la  fuite,  le  pape 
sortit  du  palais  et  vint  sur  la  place  publique.  Là  il  se  laissa, 
dit -on,  aller  à  un  mouvement  d'effu'^ion  populaire  qui  n'était 
guère  dans  sa  nature.  La  foule  s'approcha,  il  causa  avec  elle,  de- 
manda à  manger,  donna  des  bénédictions  et,  à  ce  que  l'on  assura 
plus  tard,  des  absolutions.  Boniface  était  délivré,  mais  à  demi 
mort.  L'orgueil  était  si  bien  le  fond  de  son  âme,  que,  cet  orgueil 
une  fois  abattu,  l'altier  Gaetani  n'avait  plus  de  raison  de  vivre.  Il 
ne  convenait  pas  à  un  tel  caractère  d'être  victime  ou  martyr.  On 
prétend  qu'un  moment  il  admit  la  possibilité  de  se  réconcilier  avec 
le  roi,  et  qu'il  offrit  de  s'en  rapporter  au  jugement  du  cardinal 
Matthieu  Rossi  touchant  le  différend  qui  déchirait  la  chrétienté. 
Gela  est  bien  peu  vraisemblable;  ce  qui  l'est  moins  encore,  c'est  le 
récit  inventé  plus  tard  pour  la  défense  de  ceux  qui  s'étaient  com- 
promis, et  selon  lequel  il  aurait  pardonné  à  ses  ennemis,  aux  car- 
dinaux Richard  de  Sienne  et  Napoléon  des  Ursins,  ainsi  qu'à  Noga- 
ret et  à  Rainaldo  da  Supino,  à  tous  ceux  enfin  qui  avaient  volé  le 
trésor  de  l'église.  S'il  le  fit,  ce  fut  sûrement  par  dégoût  de  la  vie 
plutôt  que  par  mansuétude  évangélicjue.  Le  ressort  de  l'âme  était 
brisé  chez  lui;  il  n'était  pas  capable  de  survivre  à  l'affront  qu'il 
avait  reçu  à  la  face  de  l'univers. 

Les  Anagniotes  auraient  voulu  garder  chez  eux  Boniface;  mais, 
après  la  trahison  dont  ils  s'étaient  rendus  coupables,  le  pape  ne 
pouvait  plus  avoir  en  eux  aucune  confiance.  Malgré  leurs  supplica- 
tions, il  partit  pour  Rome,  escorté  par  les  cavaliers  romains,  qui 
étaient  venus  achever  sa  délivrance.  Le  sacré-collége  se  reformait; 
plusieurs  des  cardinaux  traîtres  ou  fugitifs  étaient  venus  le  re- 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  3/i7 

joindre;  Napoléon  des  Ursins,  en  particulier,  ne  le  quittait  pas.  Il 
vint  de  la  sorte  à  Saint-Pierre,  où  il  prétendait,  dit-on,  assembler 
un  concile  pour  se  venger  du  roi  de  France.  En  réalité,  il  n'avait 
fait  que  changer  de  prison.  Les  Orsini  le  tenaient  en  charte  privée; 
ils  essayaient  en  vain  de  le  réconcilier  avec  les  Colonnes;  Napoléon 
des  Ursins  interceptait  les  lettres  qu'il  écrivait  à  Charles  II,  roi  de 
Naples.  L'amas  d'intrigues  que  le  vieux  pontife  avait  entassé  autour 
de  lui  l'étouffait.  La  rage  était  d'ailleurs  trop  forte  dans  cette  âme 
passionnée;  elle  le  tua.  Ses  domestiques  le  trouvaient  toujours 
sombre;  il  avait  des  momens  d'aliénation  mentale,  où  il  ne  parlait 
que  de  malédictions  et  d'anathèmes  conire  Philippe  et  ses  minis- 
tres. On  le  voyait  seul  dans  sa  chambre  se  ronger  les  mains,  se 
frapper  la  tète.  Comme  son  âme  était  cependant  grande  et  forte,  il 
retrouva,  ce  semble,  le  calme  à  ses  derniers  momens.  Il  mourut  le 
11  octobre,  à  l'âge  de  quatre-vingt-six  ans,  et  avec  lui  finit  la 
grande  tentative,  qui  avait  à  moitié  réussi  au  xti''  et  au  xiii*  siècle, 
de  faire  de  la  papauté  le  centre  politique  de  l'Europe.  La  papauté 
va  maintenant  expier  par  un  abaissement  de  plus  d'un  siècle  l'exor- 
bitante ambition  qu'elle  avait  conçue  et  en  partie  réalisée,  grâce  à 
une  incomparable  tradition  de  volonté  et  de  génie. 

Nogaret  passa  l'intervalle  depuis  le  9  septembre,  jour  de  son 
expulsion  d'Anagni,  jusqu'au  11  octobre,  jour  de  la  mort  de  Boni- 
face,  à  Ferentino,  auprès  de  Piainaldo.  Le  projet  avait  échoué,  et 
certainement  la  situation  des  conjurés  eût  été  fort  critique,  si  la  vie 
de  Boniface  se  fût  prolongée.  Ce  n'est  pas  impunément  que  Noga- 
ret fût  resté  chargé  de  la  responsabilité  d'avoir,  sans  ordre  bien 
précis,  compromis  la  couronne  de  France  dans  un  complot  de  mal- 
faiteurs. La  mort  du  pape  vint  changer  sa  défaite  en  victoire.  Ce 
qu'il  y  a  d'extraordinaire  en  effet  dans  l'épisode  d'Anagni,  ce  n'est 
nullement  que  le  pape  ait  été  surpris  par  Rainaido  et  Nogaret,  c'est 
que  cette  surprise  ait  amené  des  résultats  durables;  c'est  que  la 
papauté,  loin  de  prendre  sa  revanche,  ait  été  abattue  sous  ce  coup, 
c'est  qu'au  prix  de  satisfactions  illusoires  obtenues  sur  des  subal- 
ternes, elle  ait  fait  amende  honorable  au  roi  sacrilège,  et  reconnu 
qu'en  emprisonnant  le  pape  et  en  amenant  sa  mort,  ledit  roi  avait 
eu  d'excellentes  intentions  et  agi  pour  le  plus  grand  bien  de  l'église. 
Gela  ne  s'est  vu  qu'une  seule  fois,  et  c'est  par  là  que  la  victoire  de 
Philippe  le  Bel  sur  la  papauté  a  été  dans  l'histoire  un  fait  absolu- 
ment isolé. 

Pendant  le  court  intervalle  qui  s'écoula  entre  la  mort  de  Boni- 
face  (11  octobre)  et  l'élection  de  son  successeur  (22  octobre),  No- 
garet reste  à  Ferentino.  Son  attitude  n'était  nullement  celle  d'un 
vaincu.  Le  17  octobre,  nous  le  trouvons  logé  chez  Piainaldo,  traité 


3/i8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  ami,  bien  reçu  par  la  commune  (1).  Ce  jour-là,  il  donne  à  Rai- 
naldo  un  acte  notarié  pour  le  rassurer  sur  les  suites  de  l'échauffou- 
rée.  Il  lui  promet  au  nom  du  roi  tous  les  secours  d'hommes  et  d'ar- 
gent nécessaires  pour  le  venger  deshabitans  d'Anagni  et  des  parens 
de  Boniface,  ainsi  que  le  dédommagement  entier  de  ce  qu'il  a 
souffert  et  de  ce  qu'il  souffrira  dans  la  suite  pour  la  même  cause. 
Nogaret  est  qualifié  dans  cet  acte  excellentissimi  régis  Franciœ 
miles  et  nuntius  sperialis;  tout  ce  qu'il  a  fait,  il  l'a  fait  «  en  faveur 
de  la  foi  orthodoxe;  o  la  conduite  des  Anagniotes  dans  la  journée 
du  lundi  9  septembre  est  qualifiée  de  trahison  ;  ils  seront  punis  : 
après  avoir  commencé  par  promettre  aide  et  conseil  à  Guillaume  et 
tenu  un  moment  leur  parole,  n'ont-ils  pas  essayé  de  lui  faire  subir 
une  mort  cruelle?  n'ont-ils  pas  traîné  dans  les  rues  d'Anagni  le  dra- 
peau et  les  armes  du  roi  de  France? 

L'élection  du  pieux  et  doux  Boccasini  (Benoît  XI),  qui  eut  lieu  le 
22  octobre  à  Pérouse,  sembla  donner  une  entière  satisfaction  à  No- 
garet. A  l'altier  Gaetani  succédait  l'humble  fils  d'un  notaire  de 
Trévise,  préparé  par  sa  piété,  ses  habitudes  monacales  et  la  mo- 
destie de  son  origine  à  toutes  les  concessions,  à  toutes  les  amnisties, 
à  ces  pieux  malentendus  dont  se  compose  l'histoire  de  l'église,  et 
dont  tout  l'artifice  consiste  à  donner  raison  au  plus  fort  «  pour 
éviter  le  scandale.  »  C'est  alors  qu'on  vit  la  grandeur  de  la  victoire 
remportée  par  Philippe.  Il  avait  par  le  prestige  de  sa  force  telle- 
ment dompté  la  papauté  que  la  complaisance  dont  on  pouvait  être 
capable  envers  lui  devenait  le  titre  principal  pour  être  élu  pape. 
Boccasini  avait  été  témoin  oculaire  de  la  scène  d'Anagni,  et  pour- 
tant il  ne  perd  pas  un  jour  pour  traiter  avec  Philippe.  Un  nou- 
vel envoyé  royal,  Pierre  de  Péred,  prieur  de  Chiesa,  était  arrivé  en 
Italie  la  veille  de  la  mort  de  Boniface,  ayant  pour  mission  de  sou- 
lever les  Italiens  contre  ce  pape.  Benoît  XI,  k  peine  nommé,  le 
reçut.  Péred  ne  recula  pas  sur  un  seul  point;  il  s'étendit  en  lamen- 
tations sur  les  plaies  faites  à  l'église  par  Boniface,  il  insista  sur  la 
nécessité  de  convoquer  un  concile  à  Lyon  ou  en  tout  autre  lieu  non 
suspect  ni  incommode  aux  Français,  afin  de  réparer  les  maux  cau- 
sés par  le  défunt  antipape.  Benoît  XI  était  si  frappé  de  terreur  qu'il 
promit  tout  ce  qu'on  voulut.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  extraordinaire, 
c'est  que  ce  bon  pape  put  triompher  de  ses  légitimes  répugnances 
jusqu'à  entrer  en  relation,  non-seulement  avec  Péred,  mais  avec 
l'insolent  envahisseur  du  palais  d'Anagni,  avec  celui  qu'il  avait  vu 
de  ses  yeux  quelques  jours  auparavant  accomplir  sur  la  personne 
de  son  prédécesseur  un  attentat  inoui  jusque-là. 

(1)  «  Post  ejus  exitum  de  Anagnia,  ipsum  apud  Ferentiaum,  cum  commuui  civitatis 
ipsius,  recepimus  et  eum  fovimus.  » 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  349 

Loin  de  mollir  en  effet,  la  conduite  de  Nogaret  continuait  d'être 
le  comble  de  l'audace.  Il  déclarait  hautement  de  Ferentino  que  la 
mort  de  Boniface  n'avait  pas  interrompu  les  poursuites  qu'il  était 
chargé  d'intenter  contre  lui.  Les  crimes  d'hérésie,  de  simonie,  de 
sodomie  pouvaient  se  poursuivre  contre  les  morts  ;  les  fauteurs  de 
Boniface,  ses  héritiers,  étaient  des  coupables  vivans  qui  ne  pou- 
vaient rester  impunis.  Son  zèle  pour  les  intérêts  du  roi  l'obligeait 
d'ailleurs  à  tirer  une  éclatante  vengeance  de  la  trahison  des  habi- 
tans  d'Anagni.  Yoilà  ce  que  Nogaret  répétait  hautement.  Dès  qu'il 
apprit  l'élection  du  nouveau  pape,  il  eut  l'impudence  de  s'appro- 
cher de  Rome  en  avouant  le  dessein  de  venir  continuer  ses  poursuites 
contre  la  mémoire  de  l'hérétique  défunt  et  contre  ses  fauteurs. 

Benoît  XI  n'avait  aucune  force  armée;  n'étant  en  rien  militaire,  il 
sentait  sa  faiblesse  en  ce  siècle  de  fer.  Il  n'osait  venir  à  Rome,  ville 
redoutable,  qui  avait  rendu  la  vie  si  dure  à  plusieurs  de  ses  prédé- 
cesseurs; il  restait  à  Pérouse,  et  ne  songeait  qu'à  éteindre  l'incendie 
allumé  par  Boniface.  L'effronterie  de  Nogaret,  toujours  armé  des 
pouvoirs  du  roi,  le  remplissait  d'inquiétude.  Benoît  le  fit  prier  in- 
stamment par  l'évêque  de  Toulouse  de  ne  pas  passer  outre  sans  nou- 
veau commandement  du  roi.  Il  ajoutait  qu'il  était  décidé  à  faire 
cesser  le  scandale,  à  donner  satisfaction  au  roi  et  à  rétablir  l'union 
entre  l'église  romaine  et  le  royaume.  Il  demandait  à  Nogaret  de  re- 
tourner le  plus  tôt  possible  en  France,  afin  d'engager  le  roi  à  envoyer 
une  ambassade  pour  traiter  de  la  paix  (1).  Ainsi  l'auteur  du  crime  le 
plus  effroyable  qu'on  eût  jamais  commis  envers  la  papauté  devenait 
le  négociateur  choisi  par  la  papauté  elle-même.  Voilà  certes  qui 
dut  troubler  plus  profondément  dans  leur  tombe  les  Grégoire  et  les 
Innocent  que  le  tumulte  d'Anagni  et  le  prétendu  soufflet  de  Sciarra. 

Tout  ceci  se  passait  en  décembre  1303  et  janvier  1304.  Nogaret, 
chargé  d'une  mission  papale,  repartit  en  hâte  pour  la  France,  et 
joignit  le  roi  à  Béziers  vers  le  10  février  de  l'an  1304. 

Ernest  Renan. 

{La  seconde  partie  au  prochain  n".) 

(1)  «  Statim  seu  infra  modicum  tempus,  Bénédicte  ad  summum  pontificatum 
assumpto,  ad  instantiam  ipsius  dicti  Benedicti,  in  partibus  Romanis  existons,  veni 
celcriter  ad  dominum  regem  pro  conservatione  pacis  et  unitatis  Ecclcsise  Romanas  ac 
domini  régis  et  regni,  ad  procurandum  etiam  ut  dominus  rex  Icgatos  seu  nuntios  suos 
mitteret  ad  dictum  dominum  Bencdictum  pro  conservatione  pacis  et  unitatis  prœdictse, 
quod  me  procurante  fecit  dominus  rex  praedictus.  »  —  Autant  le  récit  de  Nogaret  est 
suspect  qnand  il  s'agit  de  faits  sur  lesquels  personne  ne  peut  le  démentir,  autant  il 
mérite  créance  pour  des  allégations  comme  celle-ci,  relative  à  des  faits  Lieu  connus 
du  roi  et  des  personnages  en  vue  desquels  il  écrit  ses  apologies. 


LES 


ORIGINES  DU  GERMANISME 


IV. 

LÀ    GERMANIE    DE    TACITE.    —   l'iIIAGIN  ATION    ROMAINE 
ET    l'aspect    d'un    MONDE    NOUVEAU. 


Pendant  que,  du  côté  des  barbares,  s'accomplissait  le  passage,  que 
nous  avons  décrit  (1),  de  l'état  de  tribus  non  fixées  à  l'état  agricole 
connaissant  les  demeures  fixes  et  la  propriété  foncière  privée,  dans 
le  même  temps  une  transformation  intellectuelle  et  morale  s'opé- 
rait chez  le  monde  romain,  provoquée  en  grande  partie  par  la  so- 
lennelle rencontre  du  génie  classique  et  du  génie  germanique.  S'il 
est  vrai  cpie,  nous  plaçant  à  une  date  aussi  reculée  que  l'est  celle 
d'un  Tacite,  nous  ne  puissions  recueillir  sur  la  civilisation  nouvelle 
apparaissant  à  l'horizon  qu'un  assez  petit  nombre  d'observations 
authentiques  et  directes,  nous  pouvons  du  moins,  dès  le  premier 
contact  entre  ce  monde  nouveau  et  le  monde  romain,  mesurer  quel 
ébranlement  le  génie  classique  en  a  ressenti,  et  augiirer  par  là  da 
futur  rôle  de  ce  génie  barbare,  tant  il  est  vrai  que  le  livre  de  Tacite 
marque  un  grave  moment  non  pas  seulement  dans  l'histoire  poli- 
tique et  sociale,  mais  aussi  dans  l'histoire  morale  et  intellectuelle. 
Nul  peuple  étranger  n'avait  encore  forcé  la  conscience  romaine  à 
cet  aveu,  plusieurs  fois  exprimé  par  l'historien,  qu'il  pourrait  arri- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"'  mars,  les  [nstitulions  et  Vétat  social  des  Germains  selon 
Tacite. 


LES    ORIGINES    DU    GERMANISME.  351 

ver  qu'un  jour  l'empire  tombât  en  subissant  la  défaite.  Pour  la 
première  fois,  Rome  remplace  par  une  virile,  mais  amère  prévision 
ses  habituels  dédains.  Un  changement  moral  s'accomplit.  Il  s'ex- 
prime tout  d'abord  par  l'étonnement  visible,  par  le  sentiment  de 
crainte  incertaine  et  quelquefois  de  terreur  qu'inspire  la  vue  de  cet 
autre  univers  se  révélant  au-delà  du  Rhin.  L'imagination  romaine 
ne  s'était  jamais  montrée  si  attentive  aux  impressions  de  la  na- 
ture :  c'est  qu'à  ces  impressions,  jadis  indifférentes,  se  mêle  désor- 
mais un  grave  soupçon  de  l'avenir.  Essayons  de  nous  rendre  compte 
de  cette  ouverture  des  esprils  qu'une  secrète  angoisse  accompagne. 
Voyons  les  âmes  romaines,  au  seul  aspect  physique  de  ces  vastes 
régions  jusqu'alors  inconnues,  s'ébranler,  devenir  anxieuses,  et 
chercher  dans  le  mystère  d'un  nouveau  climat  et  de  nouveaux  hori- 
zons les  indices  d'obscures  destinées. 

A  un  tel  examen  se  rattache  d'ailleurs  une  autre  recherche  d'un 
intérêt  très  général  et  très  élevé.  On  se  rappelle  quel  grand  objet 
Alexandre  de  Humboldt  s'est  proposé  dans  son  Cosmos.  Il  a  voulu 
suivre  l'esprit  humain  prenant  possession,  feuillet  par  feuillet,  du 
livre  du  monde.  A  mesure  que  la  nature  créée  s'est  laissé  arracher 
quelqu'un  de  ses  secrets,  ou  bien  qu'elle  a  permis  d'entrevoir  quel- 
que rayon  de  sa  beauté,  des  témoins  se  sont  lencontrés  pour  trans- 
mettre à  la  fois  la  peinture  de  cette  vue  nouvelle  et  celle  de  l'im- 
pression par  eux  ressentie.  C'était  le  poète  chantant  la  jeunesse  du 
monde,  le  géographe  retraçant  de  lointains  rivages,  le  voyageur 
décrivant  les  régions  où  il  avait  pénétré  le  premier,  le  naturaliste 
étudiant  des  animaux  ou  des  plantes  inconnus,  l'astronome  décou- 
vrant des  astres  encore  sans  nom.  Humboldt  a  entrepris  de  re- 
cueillir chacun  de  ces  témoignages,  comptant  retrouver  ainsi,  pour 
chaque  grande  scène,  la  fraîcheur  du  premier  aspect  et  la  joie  de 
la  première  découverte,  comptant  jouir  à  la  fois  et  de  la  nature  et 
du  génie  humain  dans  quelques-unes  de  leurs  plus  pures  manifes- 
tations. Ceux-là  mêmes  qui,  faute  de  connaissances  spéciales,  n'ont 
lu  que  son  admirable  second  volume  diront  assez  s'il  n'a  pas  mer- 
veilleusement réussi.  Linné,  dans  le  secret  de  son  cabinet  de  travail, 
penché  sur  une  fleur  qu'il  étudie,  découvre  une  loi  de  la  botanique, 
et,  se  relevant,  s'écrie  :  «  J'ai  vu  passer  Dieu  omnipotent,  omni- 
scient! »  Humboldt,  lui,  en  réunissant  de  tels  hommages  comme 
des  chants  épars,  a  reconstitué  l'hymne  continu  de  l'humanité  re- 
connaissante au  souverain  créateur.  De  cette  histoire  du  curieux  dé- 
veloppement de  l'idée  du  cosm.os  le  livre  de  Tacite,  éclairé  par  les 
témoignages  analogues  de  ses  contemporains,  est  toute  une  page, 
d'un  grand  prix  et  d'un  suprême  intérêt. 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

I. 

Le  monde  oriantal  ou  grec  n'avait  pu  léguer  à  l'imagination  ro- 
maine, qui  n'était  guère  prête  d'ailleurs  à  les  féconder,  qu'un  petit 
nombre  de  données  concernant  la  nature  et  le  climat  du  nord.  Peu 
importait  que  les  Phéniciens  en  eussent  parcouru  les  mers,  peut- 
être  jusque  vers  les  côtes  de  Suède  et  de  Norvège.  Peu  importait 
qu'un  des  navigateurs  envoyés  par  l'antique  Cartilage  au-delà  des 
colonnes  d'Hercule  eût  visité  les  côtes  occidentales  de  la  Gaule,  et 
se  fût  élevé  jusqu'aux  îles  britanniques;  ces  souvenirs  étaient  à  peu 
près  perdus.  Vainement  aussi,  au  temps  d'Alexandre  ou  de  ses  suc- 
cesseurs, Pythéas,  le  fondé  de  pouvoirs  du  commerce  marseillais, 
avait  pénétré  au  fond  de  la  Baltique,  pour  renouer  au  nom  de  ses 
commettans  les  relations  engagées  autrefois  par  les  négocians  de 
Marseille  phénicienne.  Les  Romains  semblent  avoir  appris  seule- 
ment par  l'invasion  gauloise,  puis  par  celle  des  Cimbres,  qu'il  y 
avait  à  l'ouest  et  au  nord  des  Alpes  des  barbares  très  redoutables. 
On  disait  des  Cimbres  qu'ils  avaient  quitté  leur  pays  chassés  par 
un  débordement  de  la  mer,  après  avoir  lutté  contre  les  vagues  leurs 
épées  à  la  main.  Strabon  rejette  comme  une  vaine  fable  ce  récit 
d'une  grande  inondation  maritime  ;  mais  la  science  moderne  est 
plus  attentive  :  le  savant  professeur  de  Kiel,  M.  Forchhammer,  a 
retrouvé  dans  la  partie  occidentale  des  duchés  de  l'Elbe  et  du  Jut- 
land  les  traces  de  ce  qu'il  appelle  le  déluge  cimbrique.  Les  flots 
auraient  déposé  dans  tout  ce  pays  un  grossier  galet  facilement  re- 
connaissable  ;  bien  plus,  des  études  récentes,  dues  aux  disciples 
mêmes  de  M.  Forchhammer,  ont  paru  montrer  les  restes  de  ce 
fléau  s'étendant  par  toute  la  vallée  de  l'Eyder  jusque  dans  la  ville 
de  Kiel,  dont  une  grande  partie  serait  construite  sur  de  tels  atter- 
rissemens.  Pourquoi  d'ailleurs  les  côtes  de  la  Mer  du  Nord  eussent- 
elles  été  exemptes  dans  l'antiquité  des  désastres  qui  les  ont  tant 
de  fois  maltraitées  depuis?  L'histoire  des  tribus  frisonnes,  disper- 
sées encore  aujourd'hui  sur  ces  rivages,  est  celle  d'une  perpétuelle 
lutte  contre  les  invasions  de  la  mer.  Les  annales  du  littoral  hollan- 
dais n'ont  pas  de  trait  plus  saillant,  et  l'imagination  a  peine  à  re- 
construire les  terribles  scènes  à  la  suite  desquelles,  au  xiii''  siècle, 
s'est  égrenée  cette  série  d'îles,  du  Dollart  au  Zuiderzée,  alors  que 
la  mer  rompait  aussi,  par  de  formidables  orages,  la  langue  de  terre 
qui  faisait  jadis  de  ce  dernier  golfe  un  lac  intérieur  :  trente  villages 
en  une  fois  y  furent  engloutis.  Un  semblable  désastre  eut  lieu  en- 
core en  18*25.  Que  l'antique  tradition  attachée  au  souvenir  de  l'é- 
migration des  Cimbres  fût  exacte  de  tout  point  ou  seulement  en 


LES    ORIGINES    DU    GERMANISME.  353 

partie,  elle  n'en  a  pas  moins  été  pour  Rome  la  première  révélation 
de  certains  traits  réels  du  climat  du  nord. 

Ce  fut  César  qui,  en  reculant  la  frontière  jusqu'au  Rhin,  en  con- 
duisant ses  légions  au  sein  de  la  Germanie  et  de  la  Grande-Rre- 
tagne^  ouvrit  hardiment  ce  monde  barbare,  où  pénétrèrent  après 
lui  les  lieutenans  d'Auguste.  Strabon  dans  sa  Géographie  ^  Pline 
l'Ancien  dans  son  Histoire  naturelle,  à  côté  de  laquelle  nous  vou- 
drions pouvoir  placer  sou  ouvrage  en  vingt  livres,  malheureuse- 
ment perdu,  sur  les  expéditions  des  Romains  en  Germanie,  nous  ont 
conservé  le  trésor  des  informations  acquises  à  la  suite  de  ces 
guerres;  le  livre  de  Tacite,  commenté  parla  comparaison  avec  leurs 
témoiguages,  nous  rendra  au  complet  l'impression  profonde  que  ces 
nouveaux  spectacles  avaient  produite  sur  l'esprit  des  Romains. 

Le  haut  nord  était  pour  eux  la  région  vague  et  sans  limites  oi\  se 
plaçait  la  dernière  des  terres,  la  mystérieuse  Thulé.  Il  restera  sans 
doute  toujours  impossible  de  déterminer  précisément  ce  que  les  an- 
ciens entendaient  sous  ce  nom.  Était-ce  l'archipel  des  Féroe,  ou 
bien  seulement  les  îles  du  Danemark,  ou  bien  la  vaste  péninsule 
Scandinave,  qu'ils  croyaient  une  île,  ou  bien  l'Islande?  Il  est  infini- 
ment probable  qu'ils  ont  appliqué  cette  dénomination  tour  à  tour  à 
chacune  de  ces  contrées;  elle  aura  changé  d'objet  suivant  le  pro- 
grès de  leurs  connaissances  vers  le  nord.  De  même  le  nom  d'IIes- 
périe,  qui  s'appliqunit  à  l'Occident,  avait  successivement  désigné, 
selon  l'avancement  des  notions  gf^ographiques,  la  Grèce  par  rapport 
à  l'Asie,  puis  l'Italie  par  rapport  à  la  Grèce,  puis  la  côte  de  Car- 
thage  et  le  versant  septentrional  de  l'Atlas,  avec  les  fameux  jardins 
des  Hespérides,  puis  les  côtes  de  l'Espagne  méridionale  avec  Tar- 
tessus  et  Gadès,  enfin,  au-delà  des  colonnes  d'Hercule,  les  îles  For- 
tunées; les  découvertes  modernes  devaient  encore  ajouter,  par-delà 
la  fabuleuse  Atlantide,  l'impropre  dénomination  des  Indes  occiden- 
tales. 

Quoi  qu'il  faille  penser  de  l'ancienne  Thulé,  il  est  incontestable 
que  les  Romains  du  i*"''  siècle  après  notre  ère  ont  déjà  une  certaine 
connaissance  de  la  nature  septentrionale,  et  qu'ils  ont  été  étonnés 
des  phénomènes  étranges  que  leur  présentaient  ce  ciel,  ces  eaux  et 
ces  rivages.  Tacite  avait  pu  recueillir  sur  tout  cela  des  récits  de 
témoins  oculaires.  11  avait  mis  à  profit  sans  nul  doute  les  souvenirs 
et  au  besoin  les  notes  de  sou  beau-père  Agricola,  dont  les  vaisseaux 
allèrent  conquérir  les  Orcades  et  aperçurent  Thulé  à  travers  les 
neiges.  Il  lui  avait  été  facile  d'interroger  dans  Rome  même  des  sol- 
dats, des  matelots  ou  des  barbares  esclaves,  tels  que  ces  auxiliaires 
germains  qui,  enrôlés  par  Agricola,  avaient  déserté  sur  trois  cha- 
loupes sans  pilotes;  errant  au  gré  des  flots  jusqu'à  l'extrémité  sep- 

TOME  xcviii.  —  1872,  23 


354  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tentrionale  de  la  Calédonie,  ils  avaient  été  réduits  à  manger  quel- 
ques-uns d'entre  eux  ;  les  survivans  échouèrent  sur  les  côtes  du 
pays  des  Suèves  et  des  Frisons,  qui  les  traitèrent  en  pirates.  Deve- 
nus esclaves,  ils  furent  amenés  parmi  nous,  dit  Tacite,  et  acquirent 
une  certaine  célébrité  par  la  singularité  de  leurs  aventures. 

Les  premiers  phénomènes  que  des  habitans  de  la  zone  tempérée 
avaient  dû  remarquer  en  passant,  pendant  la  saison  d'été,  sous  le 
climat  du  nord,  étaient  évidemment  ceux  de  la  lumière.  Il  n'en  est 
pas  qui  parlent  plus  intimement  aux  sens  et  à  l'âme,  ni  qui  exercent 
une  influence  plus  pénétrante  et  plus  irrésistible;  il  n'en  est  pas, 
dans  les  pays  septentrionaux,  de  plus  remarquables  ni  de  plus  ex- 
cessifs. De  l'Italie  aux  contrées  riveraines  de  la  Mer  du  Nord  ou  de  la 
Baltique,  la  différence  n'est  pas  seulement  dans  un  soleil  d'été  ici 
moins  implacable,  dans  un  azur  moins  intense,  dans  une  atmosphère 
plus  subtile,  ce  semble,  et  d'un  rayonnement  plus  doux;  il  y  a  aussi 
des  traits  tout  à  fait  particuliers,  comme  la  fréquence  des  aurores  bo- 
réales et  les  jours  continus,  sans  coucher  de  soleil.  Ce  dernier  phé- 
nomène, pour  n'être  pas  accidentel,  n'en  surprend  pas  moins  l'hôte 
inaccoutumé  par  des  dehors  étranges  et  par  une  apparente  déro- 
gation aux  lois  qui  régissent  les  autres  climats.  Je  rentrais  une  fois 
à  minuit,  au  milieu  de  juin,  du  parc  voisin  de  Stockholm  dans  la 
ville.  Le  soleil  ne  se  monti'ait  pas,  mais  un  clair  crépuscule  égalait, 
peu  s'en  faut,  la  lumière  du  jour;  il  s'en  distinguait  par  un  reflet 
uniforme,  blafard,  voilé,  rappelant  cette  lueur  inquiétante  qui  ac- 
compagne les  éclipses.  Quelques  vapeurs,  condensées  en  traînées 
cotonneuses  et  blanchâtres,  planaient  sur  les  eaux;  la  ville,  silen- 
cieuse, paraissait  obéir  à  un  sommeil  magique  :  c'était  une  entière 
évocation  de  la  nature  romantique  du  nord.  Ce  que  nous  admirons 
aujourd'hui,  croit-on  que  les  anciens  ne  le  remarquaient  pas?  Ta- 
cite n'a  pas  manqué  de  signaler  la  singularité  de  ces  manifestations 
lumineuses;  par  deux  fois,  il  a  noté  le  phénomène  des  longs  jours, 
d'abord  dans  VAgricola,  en  décrivant  le  climat  au  nord  de  la  Calé- 
donie. (c  Les  nuits  mêmes  y  sont  claires,  dit-il  ;  aux  extrémités  de 
ce  pays,  elles  sont  si  courtes  qu'un  crépuscule  sépare  seul  le  jour 
qui  s'achève  du  jour  suivant  qui  commence.  Si  les  nuages  n'inter- 
ceptaient la  vue,  les  habitans  disent  qu'on  apercevrait  l'rclat  du 
soleil,  qui  ne  se  lève  ni  ne  se  couche,  mais  ne  fait  que  raser  la 
ligne  d'horizon.  »  Ces  derniers  mots  donnent  une  description  re- 
marquablement exacte  et  fidèle  de  ce  qu'on  peut  observer  le  24  juin 
vers  la  latitude  où  se  trouve,  au  sommet  de  la  Baltique,  la  ville  de 
Tornéo.  L'explication  que  Tacite  en  propose  est  moins  heureuse  : 
c'est,  à  l'entendre,  que  ces  extrémités  de  la  terre  sont  très  plates; 
il  en  résulte  que  l'ombre  n'y  peut  grandir,  et  que  la  nuit  ne  saurait 


LES    ORIGINES    DU    GERMANISME.  355 

s'y  former  jusqu'à  atteindre  le  ciel  et  les  astres.  Il  n'est  pas  facile 
assurément  d'interpréter  cette  réponse,  et  nous  devrons  attendre  du 
grand  écrivain  des  notions  morales,  d'éloquentes  et  vives  peintures, 
plutôt  que  des  enseignemens  météorologiques.  Tacite  revient  dans 
sa  Germanie  à  ce  même  trait  du  climat  septentrional,  observé  non 
plus  à  l'extrémité  de  la  Grande-Bretagne,  mais  sur  les  côtes  loin- 
taines de  la  Baltique,  et  cette  fois  il  ajoute  à  son  récit  quelque  men- 
tion des  légendes  que  la  réalité  mal  comprise  avait  enfantées  dans 
l'imagination  populaire,  a  Au-delà  des  Suiones,  dit-il,  est  une 
mer  qu'on  croit  la  limite  et  la  ceinture  du  monde,  parce  que  les 
dernières  clartés  du  soleil  couchant  y  durent  jusqu'au  lever  de  cet 
astre,  et  jettent  assez  de  lumière  pour  effacer  les  étoiles.  La  crédu- 
lité ajoute  qu'on  entend  même  le  bruit  qu'il  fait  en  sortant  de 
l'onde,  qu'on  aperçoit  la  forme  de  ses  chevaux  et  les  rayons  de  sa 
tête.  »  Virgile  disait  déjà,  usant  d'une  métaphore  qu'expliquaient 
de  vieilles  croyances  superstitieuses,  qu'on  voyait  sur  les  rivages 
de  la  Scythie  le  soleil  laver  son  char  dans  l'Océan  rougi  de  ses 
feux, 

Prîecipitem  Oceaiii  rubro  lavit  a^iuore  curi'uni. 

Le  génie  romain,  peu  inventif,  ne  savait  que  faire  appel  à  tout 
l'antique  appareil  de  la  mythologie  classique  en  présence  de  ma- 
nifestations incomprises.  Déjà  cependant,  devant  une  nature  diffé- 
rente, ses  comparaisons  prenaient  d'autres  tours  et  admettaient 
d'autres  élémens  :  de  nouvelles  sources  s'ouvraient  pour  l'imagi- 
nation romaine.  Ce  serait  à  nous  à  deviner  si,  en  divers  cas,  elle 
n'a  pas  voulu  rendre  des  impressions  dues  au  seul  aspect  du  ciel 
germanique.  N'y  aurait-il  pas  déjà  quelque  allusion  par  exemple, 
dans  ce  dernier  passage  de  Tacite,  au  spectacle  merveilleux  des 
aurores  boréales? 

Personne  n'ignore  combien  de  formes  singulières  affectent  ces  ap- 
paritions magnétiques,  beaucoup  plus  fiéquentes  et  complètes  dans 
le  nord  que  partout  ailleurs.  Tantôt  ce  sont  des  flammes  répandues 
par  tout  le  ciel  et  qui  convergent  vers  un  centre  constant,  dégagé  de 
lueurs,  tantôt  au  contraire  un  foyer  de  lumière  intense  darde  d'écla- 
tans  rayons;  ou  bien  un  vaste  mur  incandescent  se  replie  en  formant 
des  sinuosités  aux  vives  arêtes,  ou  des  séries  de  colonnes  aux  cou- 
leurs changeantes  se  dressent  pour  se  dissoudre  bientôt  dans  un 
océan  de  feu.  Est-il  vrai,  comme  on  le  dit,  que  les  aurores  boréales 
soient  accompagnées  d'un  bruit  semblable  à  la  crépitation  des  étin- 
celles électriques?  M.  Siliestrôm,  un  des  membres  de  la  mission  di- 
rigée par  M.  Gaimard  de  1838  à  18A0,  s'abstient  de  rien  affirmer  à 
ce  sujet;  il  est  disposé  toutefois  à  se  Jéfier  d'une  confusion  entre  le 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sens  de  l'oaïe  et  le  sens  de  la  vue,  facilement  explicable.  En  voyant 
ce  ciel  couvert  de  flammes,  dit-il,  ces  lueurs  aux  transformations 
rapides,  ou  bien  ces  rayons  formés  en  un  instant,  qui  traversent  le 
ciel  comme  des  fusées  avec  une  vitesse  effrayante  et  qui  étincellent 
d'une  très  vive  lumière,  il  est  naturel  qu'on  rapporte  par  erreur  au 
sens  de  l'ouïe  les  seules  perceptions  du  sens  de  la  vue,  et  qu'on 
s'imagine  entendre  un  pétillement.  On  s'expliquerait  d'ailleurs  sans 
tron  de  difficulté  un  tel  bruit  là  où  l'électricité  joue  évidemment  un 
si  grand  rôle.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  nombre  est  considé- 
rable, au  moyen  âge  et  dans  l'antiquité,  de  récits  superstitieux  ou 
légendaires  qui  s'interpréteraient  par  l'aspect  mal  compris  des  au- 
rores boréales.  Telles  seraient  certaines  circonstances  de  la  tradi- 
tion, si  populaire  chez  les  peuples  germaniques,  sur  le  chasseur 
invisible,  Odin,  le  Freischûtz,  ou  Bobin  Hood.  Dans  la  région  qu'il 
traverse,  les  nuages  s'illuminent  de  sinistres  clartés,  et  l'on  entend 
au  loin  les  aboiemens  des  chiens  et  le  siillement  des  traits  au  mi- 
lieu des  airs.  Grégoire  di  Tours  raconte  qu'un  jour  une  lumière 
fulgurante  enflamma  tout  à  coup  l'atmosphère,  et  qu'il  y  eut,  tant 
qu'elle  dura,  comme  le  bruissement  intense  d'un  arbre  au  vaste 
feuillage  tombant  au  travers  d'une  forêt.  Un  chroniqueur  parle 
d'une  colonne  bleue  qui  apparut  au  ciel,  et  de  laquelle  semblait 
sortir  un  bruit  de  flèches  dardées  à  l'entour.  Faudrait -il  expliquer 
par  l'aurore  boréale  et  ces  curieux  récits  et  tant  de  singulières 
expressions  des  écrivains  de  l'antiquité,  les  cœli  hiatus  et  les  cœ- 
lestia  jJrœlia  de  Pline,  les  arma  crejJÎtaniia  rœlo  de  Tibuîle  et 
d'Ovide,  les  souvenirs  analogues  consignés  par  Virgile  et  Taciue? 
S'il  en  était  ainsi,  nous  aurions  un  nouveau  et  précieux  témoignage 
des  impressions  que  la  vue  du  ciel  septentrional  avait  produites 
sur  l'imagination  des  Romains. 

De  cette  lumière  du  nord,  quelques  anciens  croyaient  voir  des 
cristallisations  délicates  et  charmantes  dans  la  curieuse  matière  de 
l'ambre,  qui  se  recueille  en  si  grande  quantité  sur  les  côtes  de  la 
Baltique,  et  dont  Tacite  nous  rappelle  que  les  Romains,  comme 
toute  l'antiquité,  étaient  avides.  L'ambre  peut  être  considéré 
comme  ayant  joué  un  grand  rôle  dans  l'histoire  antique  du  com- 
merce, et  par  conséquent  de  la  civilisation.  Les  plus  anciennes  sé- 
pultures, égyptiennes,  orientales,  étrusques,  nous  montrent  com- 
bien il  était  précieux  au  luxe  des  premiers  peuples.  Les  Phéniciens 
le  recherchaient  avec  avidité  pour  le  transmettre  aux  Grecs,  qui 
aimaient  à  s'en  parer  dès  le  temps  d'Homère.  Par  quelles  voies  et 
dans  quels  lieux  les  navires  de  Ryblos  ou  de  Tyr  venaient-ils  char- 
ger leurs  cargaisons?  Tacite,  en  mentionnant  la  tradition  de  nou- 
velles colonnes  d'Hercule  sur  la  côte  nord-ouest  de  la  Germanie, 


LES    OMGINES    DU    GERMANISME.  357 

permet  de  croire  que  le  commerce  phénicien  exploitait  là  Mer  du 
Nord.  Bien  plus,  s'il  est  vrai  que  Pythéas,  à  en  croire  un  fragment 
de  sa  relation  dans  Pline,  ait  vu  le  Frische-Haff  et  les  rives  orien- 
tales de  la  Baltique,  comme  il  semble  n'avoir  fait  que  visiter  les  an- 
ciens comptoirs  des  Phéniciens  pour  renouer  au  nom  de  Marseille 
leurs  traditions  de  commerce,  on  peut  penser  qu'ils  ont,  eux  aussi, 
pénétré  à  la  recherche  de  l'ambre  dans  cette  seconde  mer.  Ils  du- 
rent toutefois  se  contenter  souvent  de  venir  le  recevoir  dans  leurs 
comptoirs  du  nord  de  l'Adriatique,  où  il  arrivait  en  traversant,  de 
tribu  en  tribu,  toute  l'antique  Germanie.  Ainsi  s'expliquerait  la  tra- 
dition qui  rattachait  à  la  région  de  l'Éiidan  la  production  de  cette 
précieuse  substance.  Là  était  tombé  Phaéton,  disait-elle,  et  ses 
sœurs,  désolées  de  sa  mort,  avaient  été  changées  en  peupliers  sur 
les  bords  du  fieuve;  mais  elles  n'avaient  pas  cessé  de  répandre  des 
larmes,  et  ces  larmes,  que  chaque  tronc  d'arbre  distillait,  c'était 
l'ambre.  A  la  suite  des  Phéniciens,  les  Grecs  étaient  venus  par 
terre  chercher  l'ambre  aux  lieux  de  son  exploitation  principale.  Ou 
a  trouvé  dans  le  pays^e  Posen  de  très  anciennes  monnaies  d'Athènes 
qui  paraissent  l'attester.  Ce  qui  abonde  dans  le  sol  des  provinces 
baltiques,  ce  sont  les  monnaies  romaines,  puis  les  monnaies  orien- 
tales. Le  commerce  antique  avait  été  ainsi,  comme  par  un  dessein 
providentiel,  sollicité  sans  cesse  à  la  découverte  du  nord,  et,  si  le 
souvenir  des  entreprises  phéniciennes  s'était  effacé  et  perdu,  voici 
que  les  Romains,  à  la  suite  des  campagnes  qui  leur  ouvraient  la 
Germanie  septentrionale,  se  rendaient  au  même  appel.  L'ambre 
avait  été  toujours  fort  recherché  par  le  luxe  de  Rome,  mais  il 
semble  que  la  mode  ait  eu  à  ce  sujet  un  mouvement  prononcé  de 
recrudescence  au  temps  de  Pline  l'Ancien  et  de  Tacite.  Pline  nous 
apprend  que  telle  statuette  d'ambre,  artistement  travaillée,  coûtait 
plus  cher  qu'un  esclave  sain  et  fort.  Sous  le  règne  de  i\éron,  un 
chevalier  romain,  envoyé  vers  les  marchés  des  embouchures  de  la 
Vistule,  en  avait  rapporté  une  assez  grande  quantité  pour  qu'au 
prochain  combat  de  gladiateurs  on  pût  en  orner  leurs  armures  et 
les  diverses  parties  du  cirque.  Les  itinéraires  que  donne  la  Géogra- 
phie de  Ptolémée  offrent  deux  routes  qui,  de  Carnuntum,  près  de 
Vienne,  sur  le  Danube,  à  travers  la  Silésie,  la  Pologne  et  la  Pomé- 
ranie,  se  dirigeaient  vers  les  bouches  de  l'Oder  :  c'étaient  sans  nul 
doute  de  très  anciennes  voies  de  commerce  que  Rome  avait  dû  re- 
prendre aisément. 

Quelles  idées  l'imagination  romaine  attachait-elle  à  cette  matière 
de  l'ambre  pour  la  tenir  en  aussi  grande  estime  que  les  perles, 
les  murrhins  et  le  cristal?  On  en  connaissait  à  peine  la  nature  et 
l'origine;  les  interprétations  les  plus  étranges,  comme  on  peut  le 


358  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

voir  dans  Pline,  avaient  été  proposées.  A  vrai  dire,  la  série  des 
conjectures  modernes  n'a  pas  été  moins  bizarre,  jusqu'à  ce  que  la 
science  eût  nettement  reconnu  que  l'ambre  est  une  résine  d'arbres 
fossiles,  d'une  espèce  disparue  de  conifères,  qui,  pendant  les  pre- 
mières époques  du  continent  européen,  couvrait  les  rivages  de  la 
Baltique  et  de  la  Mer  du  Nord.  Lorsque,  par  la  tempête,  les  flots 
sont  violemment  agités,  ils  arrachent  du  sol  ces  fragmens,  qu'ils 
roulent  et  dont  ils  se  jouent,  mais  qui,  grâce  à  une  densité  presque 
égale  à  celle  de  l'eau  de  mer,  montent  à  la  surface  pour  aller  s'é- 
chouer sur  la  plage.  Cette  origine  de  l'ambre,  Pline  et  Tacite  la 
connaissaient  en  partie,  puisqu'ils  préfèrent,  entre  autres  dénomi- 
nations, le  mot  de  siiccin,  de  nature  à  marquer  qu'il  s'agit  du  suc 
d'un  arbre  ou  d'une  résine.  La  curiosité  de  leurs  contemporains 
admirait  ici  deux  choses  :  d'abord  la  propriété  électrique,  éveillée 
par  le  frottement,  et  puis  cette  intéressante  particularité,  la  fré- 
quente présence  d'insectes  ou  de  fragmens  végétaux  dans  l'inté- 
rieur même  de  la  matière  translucide.  Martial  a,  de  son  style  le 
mieux  aiguisé,  adressé  de  jolies  épigrammes  à  l'abeille,  à  la 
fourmi,  au  vermisseau  emprisonnés  de  la  sorte  : 

«  Enfermée  dans  une  larme  des  Héliades,  voyez  briller  cette  abeille; 
elle  apparaît  captive  dans  son  propre  nectar.  C'est  ainsi  qu'elle  recueille 
le  prix  de  ses  merveilleux  travaux.  Elle-même  sans  doute  aura  choisi 
cette  tombe. 

«  Pendant  qu'il  rampait  sur  les  branches  que  mouillent  les  larmes  des 
Héliades,  ce  vermisseau  s'est  vu  pris  dans  la  liqueur  visqueuse.  Gesse, 
Cléopâtre,  de  vanter  ton  royal  sépulcre;  un  vermisseau  repose  dans  un 
cercueil  plus  précieux  que  le  tien.  » 

Les  petits  vers  de  Martial  n'avaient  pour  but  que  de  plaire  aux 
belles  dames  de  Rome  et  à  la  cour  de  l'empereur;  il  est  donc  évi- 
dent qu'il  avait  pris  pour  sujet  non  pas  une  particularité  obscure, 
mais  ce  qu'on  remarquait  autour  de  lui  avec  surprise.  Cette  sur- 
prise, en  excitant  l'imagination  des  Romains,  aurait  pu  les  mettre 
sur  la  voie  de  l'étude  et  les  avancer  vers  la  science.  Une  attention 
prolongée,  une  curiosité  sérieuse  leur  aurait  préparé  d'autres  mo- 
tifs d'admiration,  lis  ne  se  seraient  pas  seulement  convaincus  que 
cette  délicate  substance  avait  été  une  des  premières  occasions  de 
communications  et  d'échanges  entre  les  peuples,  ils  eusstiut  pu  re- 
marquer encore  que  la  faune  et  la  flore  révélées  par  l'ambre  n'é- 
taient pas  celles  de  leur  temps,  mais  qu'ils  avaient  sous  les  yeux 
les  authentiques  témoignages  d'un  nord  primitif,  digne  objet  des 
scrupuleuses  recherches  de  la  science  moderne. 


LES    ORIGINES   DU   GERMANISME.  359 

N'eût  été  ce  rare  présent  dd  l'ambre,  les  océans  du  nord  n'eus- 
sent offert  aux  anciens  Romains  que  de  sinistres  sujets  d'étonne- 
ment  et  de  crainte.  Les  Romains,  à  la  vérité,  semblent  n'avoir  ja- 
mais été  marins  très  hardis.  Nous  savons  combien  il  leur  en  coûta, 
lors  de  la  première  guerre  contre  Carthage,  d'oser  passer  de  Sicile 
en  Afrique;  les  matelots  prétendaient  que  la  côte  méridionale  de 
l'île,  étant  oblique,  devait  enfanter  de  terribles  orages.  Les  soldats, 
bientôt  après,  marchant  sur  Carthage,  assiégeaient  le  serpent  du 
Bagradas  avec  leurs  machines  de  guerre,  nous  dit  Tite-Live,  comme 
ils  eussent  fait  une  forteresse  :  leur  courage  hésitait  devant  les  mys- 
térieuses menaces  d'une  nature  inconnue.  Les  Grecs  aussi  s'étaient 
laissé  longtemps  arrêter  par  le  formidable  cap  Maîee.  Ils  prirent  leur 
revanche  en  s' avançant  partout  à  la  suite  des  Phéniciens,  et  en  tra- 
versant avec  une  admirable  ardeur,  sous  la  conduite  d'un  Alexandre, 
toute  l'ancienne  Asie.  Toutefois,  quand  ils  atteignirent  la  mer  des 
Indes,  ils  se  virent  accueillis  par  le  phénomène,  pour  eux  nouveau, 
des  marées.  Quinte -Curce  nous  a  dépeint  leur  frayeur  dans  une  de 
ses  meilleures  pages.  Or  ce  qui  était  arrivé  aux  soldats  d'Alexandre 
dans  la  presqu'île  de  Pattalène,  aux  embouchures  de  l'Inclus,  les  sol- 
dats de  César  l'éprouvèrent  sur  le  rivage  de  l'Atlantique.  Sans  doute 
la  flotte  romaine  dut  se  familiariser  promptement  avec  le  périodique 
retour  du  flux  et  du  reflux;  toutefois  Drusus  et  Germanicus,  un 
demi- siècle  après,  semblent  encore  mal  préparés  à  braver  ce  péril. 
Pline  l'Ancien  continue  à  s'étonner  de  ce  débordement  de  la  mer, 
comme  il  l'appelle,  qui  laisse  incertaine  l'éternelle  question  posée 
par  la  nature,  à  savoir  si  les  côtes  appartiennent  aux  continens  ou 
bien  à  la  région  des  eaux. 

S'il  faut  en  croire  Tacite,  les  océans  du  nord,  après  ce  premier  et 
fâcheux  accueil,  réservaient  aux  Romains  beaucoup  d'autres  dan- 
gers. Ce  n'est  qu'avec  une  sorie  de  répugnance  que  l'auteur  de  la 
Vie  dAgricola  parle  de  la  mer  qui  s'étend  après  la  Calédonie  : 
«  mer  paresseuse  et  qui  résiste  aux  efforts  des  rameurs,  mare  pi- 
grum  et  grave  rcmiga)dibus.  Les  vents  mêmes  peuvent  à  peine 
en  soulever  les  flots,  sans  doute  parce  qu'elle  baigne  peu  de  terres 
et  de  montagnes,  et  que  ce  sont  les  côtes  qui  enfantent  les  vents, 
ou  bien  aussi  parce  que  cette  mer  sans  fond  comme  sans  bornes 
est  plus  lente  à  s'ébranler.  »  Tacite  achève  cette  explication  peu 
lucide  par  quelques  traits  d'une  précision  rare  :  «  On  voit  cette 
mer,  dit-il,  çà  et  là  se  divisar  en  fleuves,  pénétrer  au  milieu  des 
terres,  les  environner,  circuler  même  dans  les  rochers  et  les  mon- 
tagnes comme  dans  son  propre  lit.  »  Qu'on  prenne,  à  défaut  de 
souvenirs  personnels,  une  carte  géographique,  et  l'on  reconnaîtra 
à  cette  parfaite  description,  les  fiords  qui,  découpant  la  côte  nor- 
végienne, introduisent  entre  de  hauts  murs  de  rochers   la  mer 


360  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  presque  jusqu'au  pied  des  Dofrines.  Ce  que  Tacite  avait 
dit  de  l'Océan  calédonien,  il  le  répète  de  celui  qui  baigne  la  Ger- 
manie :  «  mer  paresseuse  et  presque  immobile,  mare  pigrum  ac 
prope  immotum.  »  Il  ajoute  cette  fois  :  «  Océan  immense,  et  dont 
les  navires  venus  de  nos  contrées  n'abordent  que  rarement  le  cou- 
rant contraire,  imynensus  uUra  nique  sic  dixerim  adversus  ocea- 
mis.  »  Il  n'est  pas  facile  de  saisir  nettement  ce  que  Tacite  veut  ex- 
primer par  ce  mot  :  advenus  occauusi  il  paraît  avoir  pensé  que  la 
masse  des  eaux  venant  du  nord  afflue  sur  les  côtes  de  la  Germanie 
par  un  courant  semblable  à  celui  des  fleuves,  et  pénible  à  remonter 
pour  un  vaisseau  venant  du  sud;  mais  il  est  très  loin,  bien  entendu, 
de  soupçonner  les  vrais  courans,  particulièrement  ceux  du  gulf- 
stream.  En  tout  cas,  nul  de  ces  traits  ne  serait  à  négliger  pour  qui 
voudrait  recons'ituer  l'histoire  des  sciences  naturelles  chez  les  an- 
ciens. 

Une  fois  agitées,  ces  mers  passent  pour  avoir  de  terribles  tem- 
pêtes. Il  faut  certainement  compter  au  nombre  des  plus  belles 
pages  de  Tacite  celle  où  il  a  décrit  l'orage  qui  assaillit  la  flotte  de 
Germanicus  au  sortir  de  l'Ems  :  Humboldt  nous  dit  qu'il  ne  la  reli- 
sait jamais  sans  un  certain  ravissement;  elle  mérite  cet  hommage 
parce  qu'elle  est  une  admirable  peinture  à  la  fois  pittoresque  et 
morale.  C'était  vers  l'automne  de  l'année  16  après  Jésus-Christ. 
Germanicus  venait  d'achever  la  brillante  campagne  qui,  dans  les 
champs  d'Idlsiavisus,  sur  la  rive  droite  du  Wéser,  avait  vengé  le 
désastre  subi  naguère  par  Varus.  Une  partie  des  légions  s'étaient 
acheminées  par  le  continent  vers  leurs  quartiers  d'hiver;  le  reste 
avait  dû  s'embarquer  avec  le  général,  et  gagner  la  Mer  du  Nord  par 
l'Ems  et  le  golfe  du  Dollart,  pour  rentrer  dans  la  province  de  Ger- 
manie inférieure  par  les  canaux  de  Drusus,  le  lac  Flcvo  et  le  Rhin. 

«  D'abord  la  mer  fut  tranquille,  dit  Tacite;  on  n'entendait  que  le 
bruit  des  rames  et  le  frémissement  des  voiles  qui  faisaient  mouvoir  ces 
mille  vaisseaux.  Tout  à  coup  d'épais  nuages,  amoncelés,  se  fondent  en 
grêle;  les  vents  soufflent  de  toutes  parts  et  tourmentent  la  vague,  on  n'y 
voit  pi  ;s  autour  de  soi;  les  pilotes  ne  peuvent  plus  gouverner;.,,  le  vent 
du  sud,  le  terrible  Auster,  est  seul  maître  du  ciel  et  des  eaux.  Il  saisit  les 
navires,  et  les  disperse  en  pleine  mer  ou  vers  des  îles  qu'environnent 
des  rocs  escarpés  ou  des  bas-fonds  dangereux.  On  avait  d'abord  évité 
ces  périls,  non  sans  peine;  mais,  quand  le  changement  de  la  marée 
conspira  avec  la  direction  du  vent,  il  ne  fut  plus  possible  de  jeter  les 
ancres,  et  il  n'y  eut  plus  assez  de  bras  pour  épuiser  l'eau  qui  entrait  de 
toutes  parts.  Il  fallut  livrer  à  l'abîme  chevaux,  bêtes  de  somme,  même  les 
armes,  afin  de  soulager  les  bcàtimens  qui  menaçaient  de  s'entr'ouvri.'  et 
de  s'affaisser  sous  le  poids  des  vagues.  Autant  l'Océan  dépasse  en  vio- 


LES    ORIGINES    DU    GERilANISME.  361 

lence  toute  autre  mer,  et  le  climat  de  la  Germanie  en  rigueur  tout 
autre  climat,  autant  cette  tempête  différa  de  toutes  les  autres  par  ce 
qu'elle  eut  d'extraordinaire  et  d'horrible.  On  n'avait  autour  de  soi  que 
des  rivages  ennemis,  ou  une  mer  si  vaste  et  si  profonde  qu'on  ne  sup- 
posait pas  de  terres  au-delà.  Une  partie  des  vaisseaux  furent  engloutis; 
plusieurs  furent  jetés  vers  des  îles  éloignées.  Sur  ces  rivages  déserts 
nos  soldats  périrent  de  faim,  excepté  ceux  à  qui  la  tempête  jta  quel- 
ques cadavres  de  chevaux...  Pendant  tout  ce  temps,  Germanicus  allait 
errant,  nuit  et  jour,  de  rocher  en  rocher,  s'écriant  avec  désespoir  qu'il 
était  la  cause  d'un  si  grand  désastre;  ses  amis  l'empêchèrent  à  grand'- 
peine  de  se  précipiter  dans  l'abîme.  Enfin  la  marée  nouvelle,  avec  un 
vent  meilleur,  ramena  nos  malheureux  vaisseaux.  On  les  lépara  en 
grande  hâte  pour  aller  recueillir  les  naufragés...  Chacun  d'eux,  ou  re- 
tour de  ces  terres  lointaines,  faisait  de  merveilleux  récits  de  tourbillons 
violons,  d'oiseaux  inconnus,  de  monstres  marins,  moitié  bêtes  moitié 
hommes,  visions  réelles  ou  imaginées  par  l'épouvante...  » 

Il  y  a  au  musée  de  Dresde  un  paysage  célèbre  de  Rembrandt  qui 
est  d'un  sombre  et  terrible  effet;  il  représente  le  moment  qui  pré- 
cède l'orage  :  le  vent  du  sud  semble  avoir  pris  possession  de  toute 
la  nature,  et  une  lumière  blafarde  s'écliappe  d'un  immense  enrou- 
lement de  nuages  obliques.  Ajoutez  à  ce  souvenir  une  mer  fwieuse 
de  Baklmysen,  un  ciel  orageux  de  Kuysdael,  et  vous  aurez  une  série 
de  pages  pittoresques  à  côté  desquelles  se  place  naturellement  le 
poétique  tableau  que  nous  devons  à  Tacite.  Son  récit  a  encore  un 
autre  intérêt,  disions-nous;  à  côté  du  peintre  il  y  a  l'historien  mo- 
raliste. Cette  terreur  dont  la  narration  de  Tacite  se  trouve  em- 
preinte, ce  n'est  pas  une  invention  du  narrateur;  loin  de  là,  il  tra- 
duit des  émotions  communes  à  ses  contemporains,  et  qui  ont  été 
vraiment  ressenties.  Nous  en  avons  l'intéressante  preuve  dans  un 
fragment  en  vers  de  la  même  époque  qui,  par  bonheur,  nous  est 
resté.  Un  certain  Pedo  Albinovanus,  le  môme  peut-être  c|ue  Tacite 
a  mentionné  comme  chef  de  cavalerie  dans  ses  Annales,  se  trouvait 
précisément  à  bord  du  bâtiment  qui  portait  Germanicus.  Il  avait 
écrit  en  vers  le  récit  de  cette  journée,  et  Sénècjue  nous  a  transmis 
ce  morceau  dans  son  curieux  recueil  de  thèses  de  rhétorique. 

«  Depuis  longtemps  déjà,  nous  avons  laissé  derrière  nous  la  lumière 
du  jour.  Nous  sommes  emportés  vers  les  limites  du  monde  connu;  nous 
naviguons  dans  la  nuit  par  un  sentier  sacrilège,  audacieusement  résolus 
à  atteindre  le  point  extrême  où  tout  finit.  Voyez  !  la  surface  de  la  mer 
s'enlle  lourdement  et  se  hérisse,  et  les  monstres,  géans  avides  de  sang, 
se  dressent  autour  de  nous;  déjà  ils  saisissent  de  leurs  griffes  redouta- 
bles les  flancs  du  navire.  Et  ces  mois  qu'on  entend  murmurer  augmen- 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tent  la  crainte  :  «  Le  navire  n'avance  plus!  un  souffle  de  vent  ne  viendra 
plus  animer  notre  voile!  11  faut  obscurément  périr  ici  tous,  sans  dé- 
fense, proie  malheureuse  des  monstres  de  la  mer!  »  Et  du  bord  élevé 
le  pilote  essaie  de  plonger  son  regard  dans  l'espace,  de  percer  les  om- 
bres de  la  nuit,  mais  sa  vue  ne  peut  rien  découvrir.  Alors  de  sa  poitrine 
oppressée  s'échappent  ces  paroles  entrecoupées  par  l'épouvante  : 

«  Où  voulons-nous  aller,  mes  amis?  Le  jour  a  disparu,  la  déesse  Na- 
ture nous  ferme  par  des  ténèbres  éternelles  le  chemin  qui  conduit  aux 
extrémités  de  Tanivers.  Cherchons-nous  encore  des  hommes,  avec  un 
nouveau  ciel  sur  leurs  têtes?  Cherchons-nous  un  autre  monde  duquel 
nul  récit  ne  nous  a  affirmé  l'existence?  La  divinité  nous  ordonne  de  re- 
tourner en  arrière  :  nul  œil  mortel  ne  doit  contempler  les  limites  du 
monde.  Que  l'audacieux  aviron  n'irrite  plus  le  flot  sacré;  cessons  de 
profaner  par  notre  approche  la  demeure  silencieuse  et  paisible  des 
dieux!  » 

Que  le  rhéteur  se  fasse  ici  quelquefois  entendre,  nous  n'en  dis- 
convenons pas;  mais  un  sentiment  réel  d'étonnement  et  de  crainte 
domine  cependant  cette  rhétorique,  et,  rapprochés  l'un  de  l'autre, 
les  daux  écrivains,  Tacite  et  Pedo  Albinovanus,  sont  les  interprètes 
directs  de  ceux  qui  les  entourent  :  nous  avons  dans  leurs  témoi- 
gnages les  fidèles  échos  de  la  profonde  impression  que  les  Romains 
avaient  éprouvée  au  premier  aspect  des  océans  du  nord.  Des  terres 
enfin  qu'on  pouvait  rencontrer  au  milieu  de  ces  mers,  Tacite  ne  sait 
rien  non  plus  que  de  mornes  et  repoussantes  traditions.  Ou  bien 
ce  sont  des  îles  immenses,  însularum  immensa  spalùi,  qui,  parmi 
un  mondd  étrange,  réservent  aux  naufragés  un  hideux  esclavage,  ou 
bien  les  cô^es  mêmes  de  la  Baltique  orientale  offrent  des  monstres  à 
tète  humaine,  au  corps  et  aux  membres  de  bêtes  sauvages.  Tacite 
voudrait  ne  pas  croire  à  tant  de  rapports  effrayans;  il  se  contente 
de  permettre  le  doute.  Pline  l'Ancien,  lui,  enregistre  sans  scrupule, 
à  propos  de  ces  îles  septentrionales,  les  plus  bizarres  légendes.  Il 
en  connaît  où  les  ho.nnies  naissent  avec  des  pieds  de  cheval;  il 
mentionne  des  tribus  qui  se  nourrissent  exclusivement  d'œufs  d'oi- 
seaux et  d'avoine,  et  des  indigènes  qui  vivent  nus,  mais  avec  de  si 
vastes  oreilles  qu'ils  peuvent  s'en  couvrir  tout  le  corps.  Pline  égale 
ici  les  rapports  du  Grec  Ctésias  sur  les  merveilles  de  l'Inde,  sur  ces 
hommes  à  qui  leur  jambe  dressée  en  l'air  servait  de  parasol,  sur 
les  fourmis  chercheuses  d'or,  etc.  Bien  que  toute  l'antiquité  ait  ri 
de  Ctésias,  la  science  moderne  explique  certaines  de  ses  informa- 
tions, mais  il  n'y  a  pas  apparence  qu'il  doive  en  arriver  ainsi  pour 
les  légendes  de  Pline  sur  ces  îles  de  la  Baltique.  Trop  souvent  dé- 
pourvu de  critique,  il  admet  sans  examen  les  récits  les  moins  auto- 
risés. Il  n'en  est  pour  nous  qu'un  rapporteur  plus  fidèle  de  ce  qu'on 


LES   ORIGINES    DU    GERMANISME.  363 

pense  autour  de  lui,  et  plus  utile  à  comparer  avec  les  relations  moins 
suspectes  de  Tacite. 

II. 

Voilcà  ce  que  les  Romains  du  i"  siècle  savaient  ou  imaginaient 
sur  le  ciel,  les  mers  et  les  terres  de  l'extrême  Germanie  ou  du  nord. 
Leurs  terreurs  croissaient  en  proportion  de  leur  ignorance;  elles  se 
résumaient  en  une  seule  idée  et  un  seul  mot  :  ces  contrées  étaient 
la  fin  du  monde;  en  voulant  y  pénétrer,  on  insultait  à  la  nature  et 
aux  dieux,  on  attirait  sur  soi  la  Némésis  divine.  Faire  violence  à  la 
déesse  Nature,  chez  les  Grecs  aussi  c'était  l'argument  redoutable 
qu'on  avait  opposé  aux  promoteurs  de  certaines  grandes  entre- 
prises, à  ceux  qui  voulurent  couper  la  Chersonèse  de  Thrace  ou 
bien  l'isthme  de  Corinthe.  — Il  y  avait  du  moins  une  partie  de  la  Ger- 
manie, l'ouest  et  le  centre,  que  les  généraux  et  les  soldats  romains 
avaient  parcourue,  et  de  laquelle  ils  rapportaient  d'innombrables 
témoignages.  Comment  cette  région  plus  voisine  leur  apparaissait- 
elle?  Gomment  accueillaient-ils,  alors  qu'ils  n'en  étaient  plus  ré- 
duits à  d'incomplètes  visions  ou  à  de  vagues  souvenirs,  les  plus 
habituelles  manifestations  d'une  nature,  d'un  sol,  d'un  climat,  qui 
hier  encore  leur  étaient  nouveaux?  César,  lui,  composait  un  traité 
sur  V Analogie  en  traversant  les  Alpes,  au  lieu  d'accorder  quelque 
admiration  aux  grandioses  beautés  des  montagnes  ;  Tacite  et  les 
écrivains  du  i"  siècle  nous  attesteront-ils  une  pareille  froideur  de 
la  part  de  leurs  contemporains  en  présence  de  la  Germanie?  La  ré- 
ponse à  de  telhs  questions  ne  laisse  pas  que  d'être  complexe  :  l'im- 
pression produite  sur  l'esprit  romain  n'a  pas  été  ici,  comme  pour 
l'extrême  nord,  d'étonnement  presque  superstitieux  d'abord,  puis 
de  crainte  et  d'horreur.  Au  contraire,  à  l'égard  de  la  Germanie 
proprement  dite,  Rome  a  commencé  par  le  mépris  hostile,  pour  en 
venir  ensuite  à  des  impressions  qui  n'excluaient  pas  un  certain  res- 
pect. La  progression  est  visible,  et  c'est  ici  encore  un  curieux  cha- 
pitre à  écrire  d'histoire  à  la  fois  pittoresque  et  morale. 

Quintilien  nous  rapporte  que  les  soldats  de  César,  avant  de  pas- 
ser le  Rhin,  ne  manquaient  pas  de  faire  leur  testament.  Toutefois 
la  contrée  nord-ouest,  comprenant  les  rivages  de  la  Mer  du  Nord, 
depuis  ce  fleuve  jusqu'au  Wéser,  était  devenue  presque  familière 
aux  Romains  avant  toute  autre  portion  de  la  Germanie,  parce  que, 
dans  leur  tentative  de  conquête,  leurs  chefs  voulaient  s'appuyer  sur 
les  flottes  qui,  par  l'estuaire  de  l'Ems,  apportaient  du  lac  Flévo  et 
du  Rhjn  des  approvisionnemens  et  des  secours.  Pline  l'Ancien  visita 
ces  parages,  et  il  faut  voir  quels  sentimens  lui  inspirent  les  pauvres 
tribus  qui  les  habitent.  Une  page  de  son  Histoire  naturelle,  proba- 


364  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

blement  empruntée  à  son  ouvrage  sur  les  guerres  contre  les  Ger- 
mains, donne  une  curieuse  peinture  de  ce  qu'il  a  vu  chez  les  Ghau- 
ques,  peuple  situé  sur  les  côtes  du  Hanovre  actuel.  «  Envahis  deux 
fois  dans  les  vingt-quatre  heures,  dit-il,  par  les  flots  débordés  de 
l'Océan,  ces  peuples  bâtissent  de  misérables  huttes  sur  des  monti- 
cules qu'ils  élèvent  au-dessus  du  niveau  des  plus  hautes  marées. 
Semblables  à  des  gens  qui  naviguent  quand  les  eaux  couvrent  tout 
à  l'entour,  mais  à  des  naufragés  quand  elles  ont  fait  retraite,  on  les 
voit  poursuivre  autour  de  leurs  chaumières  le  poisson  qui  fuit  avec 
les  vagues.  De  leurs  mains,  ils  façonnent  la  boue,  qu'ils  font  sécher 
au  vent  de  mer  bien  plutôt  qu'au  soleil,  et  c'est  là  tout  leur  com- 
bustible pour  cuire  leurs  alimcns  et  réchauffer  leurs  entrailles  gla- 
cées par  le  soufïle  du  nord.  »  Quel  curieux  contraste  qu'une  telle 
page  écrite  par  le  futur  observateur  des  fléaux  du  Vésuve  !  Et  quel 
profond  mépris  sous  la  plume  de  cet  homme  du  midi  quand  il 
achève  par  ces  mo's  :  «  Voilà  des  peuples  qui,  le  jour  où  ils  seront 
vaincus  par  nos  armes,  crieront  qu'on  leur  ravit  la  liberté.  A  leur 
aise  !  souvent  la  fortune  fait  semblant  d'épargner  ceux  qu'elle  veut 
le  plus  durement  punir.  » 

Tacite  a  de  semblables  exprc-ssions  de  dédain.  Lui  aussi,  il  prend 
en  pitié  ce  ciel  bas,  rœlum  demissum,  ce  climat  venteux,  ce  sol 
humide,  et  un  de  ses  argumens  pour  croire  que  les  Germains  sont 
un  peuple  autochthone  est  d'affirmer  que  nul  émigrant  n'aurait  cer- 
tainement quitté  d'autres  pays  pour  une  telle  contrée.  Leur  genre 
de  vie  est,  suivant  lui,  aussi  triste  que  leur  climat  :  ils  font  bouillir 
et  mangent  l'avoine,  qu'à  Rome  on  considère  comme  une  mauvaise 
herbe  ;  il  paraît  croire  qu'ils  ne  connaissent  pas  l'automne,  c'est-à- 
dire,  aux  yeux  des  Romains,  la  charmante  saison  des  réunions 
champêtres,  des  fêtes  populaires,  des  dialogues  enjoués.  Tout  au 
moins  n'ont-ils  pas  la  vraie  fête  des  vendanges,  cette  joie  de  l'Ita- 
lie, car  a  leur  boisson  est  une  certaine  liqueur  faite  d'orge  ou  de 
froment,  à  laquelle  la  fermentation  donne  une  sorte  de  ressem- 
blance avec  le  vin.  »  On  connaît  la  caustique  apostrophe  de  Julien 
contre  le  Bacchus  bâtard  des  peuples  du  nord,  qui  sent  le  bouc  au 
lieu  d'exhaler  l'ambroisie.  La  pensée  est  la  même  sous  la  plume  de 
l'historien  et  sous  celle  du  philosophe  ;  il  y  a  loin  de  ces  expres- 
sions dénigrantes  à  l'exaltation  Scandinave  et  germanique  de  la 
bière  dans  les  Eddas  ou  les  Nibelangen,  et  à  la  coupe  écumante  du 
poétique  roi  de  Thulé. 

Tacite  ne  s'est  pas  contenté  du  dédain.  Son  patriotisme  jaloux 
y  ajoute  une  perfidie  peu  digne  de  lui  quand  il  laisse  échapper  ce 
conseil  :  «  Envoyons  des  vins  chez  ces  peuples.  Favorisons  leur  goût 
d'ivressa;  nous  triompherons  d'eux  ainsi  plus  facilement  que  par  les 
armes.  »  C'est  que,  avec  le  souvenir  présent  de  honteuses  détaites, 


LES    ORIGINES    DU    GERMANISME.  365 

tout  lui  est  odieux  de  la  Germanie.  Ne  lui  faut-il  pas,  dès  le  début 
des  Annules,  mentionnar  et  expliquer  le  triste  renom  des  marécages 
situés  entre  les  bras  du  Rhin  ou  sur  les  deux  rives  du  bas  Eyder? 
Au  travers  de  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  le  marais  de  Burtange, 
sur  la  frontière  nord-est  de  la  Hollande  actuelle,  les  premiers  Ro- 
mains entrés  en  Germanie  avalent  dû  jeter  une  de  ces  constructions 
comme  on  en  retrouve  encore  dans  la  Westphalie  et  en  France  même, 
partout  oïl  les  soldats  de  Rome  ont  eu  basoin  de  traverser  des  régions 
noyées.  Joignant  aux  expéditions  militaires  les  grands  travaux  néces- 
saires aux  communications,  i!s  ont  établi  dans  ces  marais  des  chaus- 
sées composées  de  rondelles  de  bois  assez  peu  pesantes  pour  ne  pas 
s'enfoncer  à  l'excès  dans  la  vase.  Les  débris  de  ces  constructions  sont 
désignés  de  nos  jours  sous  le  nom  ordinaire  de  Ponts  longs.  Ceux 
de  Bartange  n'avaient  pas  longtemps  résisté,  et  Tacite  nous  décrit 
la  désastreuse  retraite  que  Cécina  dut  opérer  en  de  tels  lieux. 
L'étroite  chaussée,  rompue  çà  et  là,  était  jetée  sur  un  terrain  boueux 
que  d'innombrables  ruisseaux  empêchaient  de  se  fixer  ;  des  deux 
côtés,  à  peu  de  distance,  s'élevaient  des  collines  occupées  par  des 
bois.  L'habile  Arminius,  chef  des  Germains,  avait  pris  possession 
de  ces  fourrés,  d'où  il  pouvait  aisément  assaillir  ou  inquiéter  son 
ennemi.  Eu  vain  celui-ci  essayait-il  d'élever  quelques  digues  pour 
détourner  les  eaux  du  marécage  .  Arminius,  des  hauteurs,  dirigeait 
vers  le  vallon  de  nouvelles  eaux  qui  ruinaient  toute  protection  et 
toute  défense.  ïl  faut  lire  dans  Tacite  le  tableau  de  la  nuit  qu'on 
passa  en  présence.  Du  côté  des  barbares,  certains  du  triomphe, 
des  chants  d'allégresse  ou  de  terribles  menaces  que  les  échos  des 
montagnes  rendaient  plus  sinistres  en  les  répercutant  ;  «  chez  les 
Romains  au  contraire,  des  bivouacs  aux  feux  languissans,  des  pa- 
roles entrecoupées,  les  soldats  étendus  çà  et  là  le  long  des  palis- 
sades ou  errans  le  long  des  tentes,  veillant  par  pure  insomnie  bien 
plutôt  que  par  consigne  ou  de  leur  propre  volonté.  »  Leur  chef,  le 
vieux  Cécina,  en  était  à  sa  qiiarantième  campagne.  Accoutumé  aux 
disgrâces  de  la  guerre,  il  ne  s'étonnait  de  rien.  Il  eut  toutefois 
pendant  cette  nuit  un  songe  affreux.  Il  crut  voir  ce  mê;ne  Yarus 
dont  le  désastre,  quelques  années  aiipa/avant,  avait  tant  humilié 
Rome,  se  lever  tout  sanglant  du  fond  de  ces  marais,  l'appeler  et 
lui  faire  signe  de  le  suivre.  Arminitis,  quant  à  lai,  comptait  renou- 
veler sa  victoire;  on  l'entendit,  quand  il  fit  sonner  la  charge,  crier 
à  ses  soldats,  en  leur  désignant  le  chef  romain  :  a  Celui-ci  encore 
est  Varus  !  Voici  ces  mômes  légions  que  les  destins  nous  livrent 
encore  une  fois  !  »  Tacite  écrivait  ce  chapitre  des  Annales  environ 
un  siècle  après  la  date  de  ces  grands  événemens.  On  peut  juger, 
aux  vives  couleurs  de  ses  récits,  non  pas  seulement  de  son  tahint 
littéraire,  —  ce  serait  trop  peu,  —  mais  aussi  de  l'émotion  patrio- 


366  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tique  que  réveillaient  chez  lui  ces  noms  d'hommes  et  de  lieux  d'une 
célébrité  désormais  sinistre. 

Toutefois  le  principal  épouvantail  qu'offrait  la  Germanie  aux  Ro- 
mains, c'étaient  ses  forêts  épaisses.  On  se  rappelle  quelle  barrière 
longtemps  infranchissable  la  forêt  ciminienne  avait  élevée  entre  la 
Rome  primitive  et  l'Étrurie  encore  puissante  et  redoutée.  Tite-Live, 
en  racontant  sous  le  règne  d'Auguste  l'histoire  de  ces  premiers  siè- 
cles, ne  croit  pas  pouvoir  mieux  décrire  ce  que  jadis  cet  obstacle 
inspirait  de  frayeur  qu'en  le  comparant  à  ce  qu'avait  été,  de  son 
propre  temps,  l'immense  forêt  hercynienne.  César  paraît  comprendre 
sous  ce  nom  le  Schwarzwakl  ou  Forêt-Noire,  le  Rauhe  Alp,  et  peut- 
être  même  le  Jura  de  Franconie,  puisque,  faisant  commencer  la 
chaîne  boisée  sur  les  confins  de  l'Helvétie,  il  la  voit  se  continuer  le 
long  du  Danube.  Elle  a,  suivant  lui,  une  largeur  de  neuf  journées  de 
marche,  et  soixante  journées  ne  suffn'aient  pas  pour  la  parcourir 
dans  toute  sa  longueur.  Comme  dit  le  proverbe  allemand,  l'écureuil, 
sautant  d'arbre  eu  arbre,  y  pouvait  courir  sept  milles  sans  toucher 
terre. 

Pline  l'Ancien  a  sur  elle  d'étranges  expressions,  toutes  poétiques. 
Il  admire  ses  chênes  énormes  u  contemporains  du  monde,  »  dont 
les  branches,  s'inclinant  jusqu'à  terre,  enfantent  de  nouvelles 
pousses  qui  forment  à  leur  tour  d'immenses  arcades  ou  s'entre- 
croisc-nt  en  murailles  inextricables.  Il  connaît  d'autres  forêts  encore 
qui  couronnent  des  falaises  sur  les  côtes  de  l'Océan.  Souvent  les 
arbres  de  l'extrême  bord  se  détachent,  avec  la  motte  de  terre  végé- 
tale qu'ont  enserrée  leurs  racines,  et  glissent  vers  la  mer;  on  les 
voit,  debout  sur  cette  sorte  d'île,  flotter  à  la  surface  des  eaux,  et 
les  vaisseaux  romains,  que  leur  choc  menace,  sont  tout  étonnés 
d'avoir  à  livrer  des  batailles  navales  contre  des  troncs  et  des  feuil- 
lages. Des  animaux  jusqu'alors  inconnus  errent  dans  ces  bois.  César 
y  cite  un  bœuf  unicorne  qui  ne  serait,  au  dire  de  Guvier,  qu'un 
renne  mal  décrit,  et  ce  bœuf  wnis,  gros  comme  un  éléphant,  dont 
les  cornes,  montées  en  argent,  servaient  dans  les  festins  barbares 
pour  boire  l'hydromel  :  c'est  sans  doute  l'aurochs  actuel  de  Lithua- 
nie.  César  y  désigne  aussi  des  élans  aux  jambes  sans  articulations 
ni  jointures,  à  ce  qu'il  croit;  ces  animaux  ne  se  couchent  pas  pour 
dormir,  et,  si  quelque  accident  les  fait  tomber,  ils  ne  peuvent  ni  se 
soulever  ni  se  redresser.  Pline  répète  quelques-unes  de  ces  fables  et 
les  augmente,  par  exemple  lorsqu'il  mentionne  dans  la  forêt  hercy- 
nienne un  grand  nombre  d'oiseaux  extraordinaires,  dont  les  plumes 
brillent  comme  du  feu  dans  les  ténèbres.  Est-ce  le  ver  luisant  qui 
a  donné  lieu  à  ce  conte,  ou  bien  le  regard  étincelant  d'oiseaux  de 
nuit?  Une  autre  explication  a  été  proposée  :  au  moyen  âge,  les  voya- 
geurs avaient  la  coutume,  dans  le  nord,  de  marquer  leur  route  au 


LES    ORIGINES    DU    GERMANISME.  367 

travers  des  bois  par  des  souches  dressées  de  distance  en  distance, 
et  pourvues  sans  doute  de  certains  signes.  Ces  troncs,  en  pourris- 
sant, se  couvraient  d'une  végétation  parasite  connue  des  botanistes 
pour  devenir  facilement  lumineuse  dans  la  nuit. 

Comme  César  et  Pline,  Tacite  redoute  les  forêts  gf^rmaniques. 
Quand  il  nous  raconte  que  le  sol  y  était  sillonné  de  nombreux  sou- 
terrains recouverts  de  broussailles,  où  les  barbares  se  réfugiaient 
contre  le  froid  ou  bien  cachaient  leurs  grains,  il  est  clair  qu'il  en- 
tend aussi  que  ces  cavernes  deviendront  de  secrets  et  dangereux 
asiles  pour  leurs  soldats,  et  concourront  à  leur  système  de  défense 
nationale.  Il  a  en  mémoire  les  désastres  que  les  armées  romaines  y 
ont  déjà  subis.  Qu'on  relise  dans  les  Annales  l'incomparable  scène 
de  Germanicus  rendant  les  derniers  honneurs  aux  restes  mortels  de 
Varus  et  de  ses  trois  légions,  dans  les  mêmes  lieux  où,  cinq  ans 
auparavant,  ils  avaient  succombé.  Incediint  mœstos  locos,  visuque 
ac  mcmoria  deforynes...  Quelle  intraduisible  expression  d'un  senti- 
ment de  terreur  toujours  subsistante!  Peu  de  temps  encore  avant 
l'époque  où  Tacite  écrivait,  n'était-ce  pas  dans  une  forêt  de  Ger- 
manie que  le  Batave  Civilis,  instigateur  et  chef  d'une  vaste  coalition 
entre  Germains  et  Celtes,  avait  réuni  en  un  repas  funèbre  ceux  qui 
consentaient  à  le  suivre,  et  leur  avait  fait  prêter  le  serment  d'une 
haine  mortelle  contre  Rome,  absolument  comme  jadis  le  chef  des 
redoutables  Samnites  avait  aussi  formé  dans  les  profondes  retraites 
apennines,  au  prix  de  terribles  sermens,  sa  fameuse  Légion  de  lin? 
Au  fond  de  leurs  bois,  les  Germains  adoraient  ces  divinités  dont 
Rome  elle-même  commençait  à  croire  l'intervention  puissante.  Là 
se  célébraient  les  sarglans  sacrifices,  là  étaient  déposés  ces  sym- 
boles guerriers,  ces  simulacres  de  monstres  qui  servaient  aux  bar- 
bares de  signes  de  ralliement  pendant  les  batailles.  De  plusieurs 
d'entre  ces  forêts  on  racontait  des  choses  mystérieuses.  II  y  en  avait 
une  dans  laquelle,  par  une  prescription  religieuse,  on  ne  di'vait  en- 
trer qu'avec  les  mains  liées;  si  l'on  tombait  à  terre,  il  n'était  pas 
permis  de  se  relever.  Dans  une  autre,  la  divinité  vennit  ■'  une  cer- 
taine époque  visiter  ses  adorateurs;  les  chevaux  blancs  attelés  à  son 
char  et  les  témoins  de  ce  qui  se  passait  au  fond  du  sanctuaire 
payaient  ensuite  cet  honneur  de  la  vie  :  on  les  noyait  dans  un  lac 
consacré.  L'Allemagne  du  moyen  âge  et  celle  de  nos  jours  ont  gardé 
de  curieuses  traces  du  culte  même  qui  était  réservé  aux  arbres.  On 
remarque  aujourd'hui,  sur  les  places  de  beaucoup  de  villes  alle- 
mandes, surtout  dans  le  nord,  des  statues  dites  de  Roland.  Elles 
représentent  en  effet  le  neveu  de  Charlemagne  tenant  en  main  sa 
bonne  épée.  Par  quelles  voies  le  souvenir  du  paladin  a-t-il  dominé 
de  la  sorte  dans  une  contrée  si  éloignée  de  la  scène  de  ses  exploits? 
On  a  pensé  que  la  légende  de  Roland  n'avait  eu  d'autre  raison  de 


36S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paraître  ici  qu'une  singulière  confusion  de  noms.  Les  seigneurs 
féodaux,  dès  le  commencement  du  moyen  âge,  avaient  suspendu 
aux  troncs  de  certains  arbres  le  bouclier  et  l'épée,  signes  de  haute 
justice.  C'était  Là  qu'ils  faisaie  it  exécuter  leurs  sentences,  de  ma- 
niera que  le  sol,  tout  à  l'entour,  avait  pris  le  nom  de  terre  rouge, 
c'est-à-dire  arrosée  de  sang,  rolhes-land-,  la  ressemblance  de  ce  der- 
nier nom  avec  celui  de  Roland  expliquerait  toute  l'énigme.  Quant 
aux  arbres  de  justice,  ils  avaient  eux-mêmes  remplacé  des  arbres 
que  consacrait  une  antique  tradition  religieuse. 

Rien  d'étonnant  si,  du  milieu  de  cette  Germanie  hostile,  de  ter- 
ribles visions  s'étaient  dressées  au-devant  des  Romains  envahis- 
seurs. Ils  avaient  franchi  les  premiers  obstacles  à  la  voix  de  leurs 
chefs,  et  s'étaient  courageusement  avancés  au  travers  du  pays  in- 
connu; mais,  quand  ils  parvinrent  aux  rives  de  l'Elbe  et  qu'ils  s'ap- 
prêtèrent à  le  franchir,  le  jeune  et  ardent  Drusus,  frère  de  Tibère, 
qui  les  commandait,  vit  apparaître  en  avant  du  fleuve  nne  femme 
d'une  taille  plus  qu'humaine;  elle  lui  dit  en  langue  latine,  suivant 
l'expresse  remarque  de  Suétone,  que  son  insatiable  ambition  devait 
avoir  un  terme,  qu'il  était  parvenu  à  la  fm  de  sa  course  et  à  la  fin 
de  sa  vie.  Quelques  jours  après,  Drusus,  qui  s'était  immédiatement 
résigné  au  retour,  tomba  de  cheval,  se  blessa  et  mourut.  Nul  ne 
douta  dans  l'armée  que  la  Germanie  ne  lui  eût  apparu  elle-même 
pour  défendre  l'accès  de  ses  solitudes  et  revendiquer  son  indépen- 
dance. Après  avoir  parcouru  le  vaste  pays  du  Rhin  à  l'Elbe,  après 
avoir  construit  quelques  places  et  une  ligne  fortifiée  d'Augsbourg, 
sur  le  Danube,  à  Cologne,  sur  le  Rhin,  les  légions  se  retirèrent.  On 
se  contenta  de  découper  dans  la  circonscription  même  de  la  Gaule 
belgique,  sur  la  rive  occidentale  du  Rhin,  deux  étroits  territoires 
qu'on  décora  des  noms  de  Germanies  supérieure  et  inférieure  :  on 
avait  ainsi,  au  lieu  de  l'imjmense  contrée  qu'on  avait  cru  conquérir, 
deux  soi-disant  provinces  nouvelles,  prises  tout  entières  en  réalité 
sur  le  précédent  domaine  de  l'empire,  sauf  quelques  points  de  la 
rive  orientale  du  fleuve.  Rome  comptait-elle  faire  illusion  de  la  sorte 
aux  autres  et  à  elle-même,  ou  bien  n'était-ce  pas  l'indice  d'un 
changement  de  conduite  traduisant  une  transformation  de  son 
propre  génie? 

Les  Romains  avaient  toujours  été  un  peuple  d'esprit  pratique.  Le 
pays  barbare  qu'ils  n'avaient  pu  dompter  par  les  armes,  ils  s'appli- 
quèrent à  l'exploiter  au  profit  de  leur  commerce.  La  volupté  ro- 
maine fut  très  ingénieuse  à  profiter  des  ressources  inattendues  que 
lui  offrait  la  région  rhénane.  Les  matrones  achetèrent  avidement 
les  chevelures  dorées  des  femmes  germaines,  ou,  pour  teindre  leurs 
propres  cheveux,  les  pommades  fa'  riquées  dans  le  pays  des  Mat- 
tiaques  ou  de  Wiesbaden.  Les  légions  se  familiarisèrent  avec  le  voi- 


LES    ORIGINES    DU   GERMANISME.  369 

sinage  de  leur  ancien  ennemi  :  Pline  rapporte  que  sur  les  bords  du 
Rhin  les  officiers  avaient  grand'peine  à  empêcher  leurs  soldats  de 
poursuivre  une  espèce  de  canards  dont  la  plume  faisait  d'excellens 
oreillers  et  le  foie  d'excellens  pâtés.  On  ouvrit  les  mines  et  les  car- 
rières du  Siebengebirge  et  de  l'Abnoba.  Nul  n'ignore  enfin  avec  quel 
empressement  les  Romains  voulurent  jouir  des  abondantes  eaux  mi- 
nérales qu'ils  rencontraient  dans  le  Ta  anus.  La  contrée  se  couvrit 
de  villes  florissantes,  dont  les  ruines  ou  de  précieux  débris  nous  rap- 
pellent aujourd'hui  l'ancienne  richesse.  Leurs  inscriptions,  qui  sub- 
sistent en  assez  grand  nombre,  nous  montrent  particulièrement  non 
pas  un  mélange  des  deux  civilisations  germanique  et  romaine,  en- 
core si  inégales  et  si  distinctes,  mais  déjà  cependant  l'admission 
de  quelques  divinités  barbares  en  même  temps  que  des  divinités 
orientales  et  celtiques.  L'Hercule  Saxanus  par  exemple,  qui  n'est 
autre  que  le  Sachsnôt,  c'est-à-dire  Tyr  ou  Zio,  mentionné  par  une 
célèbre  formule  d'abjuration  à  côté  de  Thor  et  d'Odin,  figure  sur 
les  tombeaux  romains  de  la  région  rhénane  aussi  bien  que  Taranus 
et  Mithra. 

C'était  le  présage  de  concessions  presque  involontaires  et  incon- 
scientes marquant  un  changement  dans  les  idées  romahîes.  Deux 
siècles  avant  Jésus-Christ,  Ératosthène  l'Alexandrin  professait  déjà 
qu'on  devait,  non  pas  diviser  les  hommes  en  Grecs  et  barbares 
mais  distinguer  ceux  qui  font  le  bien  de  ceux  qui  commettent  le 
mal.  L'esprit  grec,  sur  ce  point  comme  sur  tant  d'autres,  devançait 
les  temps  et  marquait  les  cimes  lointaines  à  atteindre.  La  Rome 
impériale  n'en  était  pas  là;  toutefois  son  orgueil  s'abaissait.  Moins 
exclusive,  moins  égoïste  qu'au  temps  de  ses  éclatantes  victoires 
elle  ressentait  des  scrupules,  elle  en  venait  à  admettre  qu'il  y  eût 
place  pour  l'indépendance  de  ces  peuples  étrangers,  puisqu'ils  ne 
se  laissaient  pas  vaincre.  Avec  l'horizon  visuel,  comme  il  arrive 
d'ordinaire,  l'horizon  intellectuel  et  moral  s'était  agrandi.  L'ima- 
gination romaine  n'avait  jamais  été  active  ni  féconde  :  on  se  rap- 
pelle ce  proconsul  dont  parle  Gicéron,  qui,  ennuyé  des  discus- 
sions philosophiques  des  Grecs  et  de  leurs  incessantes  définitions 
du  souverain  bien ,  leur  proposa  de  prendre  jour  pour  un  con- 
grès où  l'on  arrêterait  une  solution  définitive.  L'imagination  ro- 
maine avait  toujours  vu  se  placer  entre  elle  et  l'aspect  direct  de  la 
nature  le  vieux  panthéisme  oriental  qui,  créant  à  sa  manière  tout 
un  monde,  cachait  la  réalité  vivante.  La  mer  agitée,  c'était  Nep- 
tune en  courroux;  dans  certains  tableaux  de  Pompéi,  les  rivages 
et  les  montagnes  sont  représentés  par  des  personnages  symbo- 
liques. L'ouverture  du  monde  germanique,  avec  ses  motifs  d'éton- 
nement  et  de  terreur,  rendit  ce  service  aux  esprits  romains  de  les 

TOME  xcviii.  —  1872.  24 


370  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ramener  en  face  de  la  nature.  Les  dieux  du  vieil  Olympe  n'exer- 
çaient plus  là  leur  empire,  et,  quant  aux  divinités  barbares,  leur  ac- 
tion, comme  leur  essence  même,  était  par  trop  obscure.  Nous  avons 
assisté,  grâce  à  des  témoignages  directs,  c'est-à-dire  en  relisant 
les  pages  émues  des  écrivains  de  l'antiquité,  aux  vives  impressions 
que  l'aspect  d'un  monde  nouveau  avait  fait  naître;  nous  avons  vu 
combien  de  spectacles  merveilleux  ou  terribles,  jusque-là  non 
soupçonnés,  avaient  dû  remuer  jusqu'en  leurs  profondeurs  la  con- 
science et  l'intelligence  des  peuples  classiques,  déplacer  pour  ainsi 
dire  l'axe  de  l'esprit  humain,  et  lui  montrer  des  chemins  encore  non 
frayés. 

C'est  d'ailleurs  le  temps  où  le  commerce  pénètre  de  la  Méditer- 
ranée jusqu'en  Chine  et  aux  Indes;  Strabon  a  recueilli  des  infor- 
mations jusque  sur  l'Afrique  équatoriale,  Pline  l'Ancien  et  lui  ont 
repris  celles  de  Pythéas  sur  la  Baltique  et  peut-être  sur  le  haut 
nord.  Mille  échos  arrivent  des  pays  et  des  temps  les  plus  divers  : 
avec  Lucien  et  Apulée  commencent  les  récits  romanesques;  avec 
Pline  et  Sénèque  se  montre  une  insatiable  curiosité  interrogeant  la 
nature.  C'est  le  temps  où  l'esprit  antique,  qu'avait  honoré  déjà,  il 
est  vrai,  dans  cette  voie  un  Aristote,  s'ouvre  clairement  à  la  doc- 
trine de  la  science.  «  Il  reste  beaucoup  à  faire,  s'écrie  Sénèque, 
et,  cela  accompli,  il  restera  beaucoup  à  faire,  et,  après  le  travail 
de  mille  siècles,  ceux  qui  viendront  pourront  ajouter  encore.  » 
C'est  le  temps  où  le  stoïcisme,  aidé  de  la  paix  romaine,  a  pro- 
clamé les  grandes  idées  de  patrie,  d'humanité,  de  liberté  morale 
et  de  communs  devoirs.  C'est  le  temps  enfin  où,  avec  les  esprits, 
les  âmes  vont  s'ouvrir  à  la  vraie  lumière  du  christianisme.  Il  n'a 
pas  pu  être  d'un  inutile  concours  à  ce  principal  moment  de  l'his- 
toire que  la  barbarie  germanique  se  révélât  alors,  et  que  fût  sou- 
levé en  ce  temps  même  un  coin  du  voile  qui  couvrait  le  cosmos. 

Ainsi  se  rapprochaient  à  leur  insu,  mais  non  jusqu'à  se  confondre 
jamais,  deux  génies  profondément  distincts.  Le  génie  classique,  ré- 
sumant la  civilisation  de  l'Orient  et  de  la  Grèce,  s'est  nourri  de 
presque  toute  la  sève  indo-européenne.  Il  a  eu  pour  privilèges  la 
conception  et  la  diffusion  des  idées  générales.  Ces  idées,  il  les  a 
traduites  en  philosophie  et  en  morale  par  des  systèmes  élevés 
ayant  pour  base  une  vue  spiritualiste  de  la  nature  et  une  intelli- 
gence théorique  de  la  communauté  des  droits  et  des  devoirs,  —  en 
politique  par  des  ébauches  savantes  d'administration  centralisée, 
qui  n'ont  toutefois  jamais  atteint  la  pratique  ni  la  doctrine  du  gou- 
vernement représentatif,  tel  que  l'a  compris  l'esprit  moderne.  Elles 
l'ont  conduit  à  une  claire  perception  et  à  une  expression  parfaite 
du  beau  dans  les  arts  plastiques,  parce  qu'elles  lui  révélaient  un 


LES    ORIGINES    DU    GERMANISME.  371 

type  idéal.  Elles  lui  ont  inspiré  en  même  temps  l'élégance  et  la 
précision  littéraires  :  l'enseignement  rhétorique,  phénomène  très 
considérable  et  d'une  grande  portée  dans  l'histoire  de  la  pensée 
grecque  ou  romaine,  n'a  été  que  la  prédication  constante,  jamais 
interrompue,  de  ces  idées  générales,  faites  pour  une  propagande 
au  service  de  laquelle  nul  peuple  n'a  montré  plus  d'esprit  que  les 
Grecs,  et  nul  plus  de  ferme  raison  que  les  Romains,  créateurs  du 
droit  écrit.  Par  elles,  le  génie  classique  a  dominé  tout  l'ancien  monde 
et  règne  en  partie  sur  le  monde  moderne,  domination  légitime,  qui 
doit  cependant  tenir  compte  de  certains  élémens  nouveaux. 

Le  génie  germanique  se  montre  à  nous  déjà  dans  Tacite  par  quel- 
ques-uns de  ses  traits  particuliers.  Le  plus  saillant  est  sa  tendance 
à  l'individualisme  :  il  n'est  pas  besoin  de  rappeler  à  nouveau  les 
textes,  qui  sont  bien  connus,  et  que  nous  avons  d'ailleurs  inter- 
prétés en  parlant  des  institutions  barbares.  Tacite  a  marqué  ce 
premier  trait  d'une  manière  charmante  en  disant  la  répugnance 
des  Germains  pour  les  villes,  leur  goût  pour  les  habitations  éparses, 
selon  que  les  invite  la  lisière  d'une  forêt,  ou  le  bord  d'un  lac,  ou  le 
voisinage  d'une  source  agréable.  Ce  n'est  plus  ici  l'unique  besoin 
d'isolement  qui  se  manifeste,  c'est  un  sens  de  la  nature  peut-être 
plus  direct,  et  l'habitude  d'un  commerce  plus  intime  avec  elle.  Il 
faut  saisir  dans  toute  sa  portée  l'indication  précieuse  de  l'histoiien 
romain,  sa  vue  à  la  fois  ingénieuse  et  profonde.  Le  monde  classique 
reposait  sur  la  cité,  que  constituaient  dès  le  premier  jour,  en  Grèce 
et  à  Rome,  les  mêmes  élémens,  c'est-à-dire  le  temple,  la  forteresse 
et  le  groupe  des  chefs  de  godes  réunis  sur  un  haut-lieu.  Acropole, 
Palatin  ou  Capitole.  De  son  bâton  recourbé,  l'augure  étrusque  a 
tracé  et  découpé  dans  les  cieux  une  figure  à  quatre  angles  droits 
que,  par  la  vertu  de  son  art,  il  abaisse  sur  la  terre,  et  qui  vient  y 
inscrire  au  nom  des  dieux  les  limites  sacrées  de  la  ville  future.  Le 
fondateur  ou  premier  roi  vient  ensuite,  qui,  du  soc  de  la  charrue, 
creuse  le  fossé  de  la  Roma  quadrata,  d'où  sortiront  Vagger  et  le 
mur;  le  mur  s'étendra  ensuite,  par  une  fiction  légale  et  religieuse, 
quand  les  frontières  de  l'état  se  reculeront  par  la  conquête.  L'état, 
dès  l'origine,  est  là  tout  formé  :  il  enveloppe,  réunit  et  condense 
toutes  les  forces.  Combien  est  différente,  dès  sa  première  ébauche, 
la  société  germanique,  mieux  faite  pour  la  fédération  que  pour 
une  centralisation  sociale  et  politique!  Le  seul  groupe  naturel  de 
la  famille  y  sert  de  base  fondamentale  :  encore  les  liens  en  sont-ils 
peu  étroitement  serrés.  Le  besoin  de  la  défense  commune  ou  de 
la  commune  attaque,  avec  le  dévoûment  de  l'homme  à  l'homme  et 
la  solidarité  de  péril,  telles  sont  les  causes  de  rapprochement  entre 
les  pères  de  famille  pendant  la  guerre;  la  délibération  sur  les  in- 


372  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

térêts  de  tous  les  réunit  pendant  la  paix,  avec  une  entière  égalité 
de  droits.  De  l'assemblée  générale  ils  retournent  à  leurs  habitations 
séparées,  à  leur  vie  solitaire,  moins  fréquemment  en  commerce  avec 
les  hommes  qu'avec  la  nature.  Lorsque,  au  xviii*'  siècle,  les  philo- 
sophes, disciples  de  Rousseau,  et  la  mode  à  leur  suite,  soutiendront 
contre  les  jardins  français  le  parti  des  jardins  anglais,  jaloux  d'imi- 
ter les  prairies  et  les  bois  et  de  se  confondre  avec  tout  le  paysage 
d'alentour,  ce  sera  le  curieux  témoignage  d'une  diversité  de  génies 
survivant  chez  un  peuple  de  double  formation,  comme  est  la  France, 
et  reparaissant  après  des  siècles  jusque  dans  les  appréciations  du 
goût,  jusque  dans  les  délicatesses  et  les  caprices  d'une  civihsation 
raffinée. 

Un  second  trait  principal  auquel  se  peut  reconnaître  le  primitif 
génie  germanique,  trait  cette  fois  encore  admirablement  traduit 
par  Tacite,  c'est  ce  sentiment  religieux  qui,  sans  le  secours  impor- 
tun des  formes  matérielles,  dans  le  silence  et  dans  l'ombre  des 
grands  bois,  se  recueille  et  adore  :  lucos  ac  nemora  consecrant, 
deorumque  nominibus  api)ellant  secretutn  illiid,  quod  sola  reve- 
rentia  vident.  On  a  dit,  —  Jacques  Grimm  lui-même,  —  qu'il  fallait 
voir  dans  ces  expressions  de  Tacite  un  clair  pressentiment  de  la  ré- 
forme protestante.  Soit,  si  l'on  parle  de  l'étonnement  douloureux 
que  ressentit  Luther  en  face  des  scandales  religieux  de  son  temps, 
ou  bien  de  sa  répugnance  contre  la  profusion  des  images  et  le  culte 
des  saints;  mais  mie  telle  interprétation  cesse,  à  notre  avis,  d'être 
juste,  si  l'on  songe  que  le  mysticisme,  l'ardeur  de  l'adoration  soli- 
taire et  contemplative,  élémens  religieux  qu'on  devine,  ce  semble, 
derrière  les  expressions  de  Tacite,  ne  sont  pas  ceux  qu'a  exaltés  la 
réforme.  Le  mysticisme,  avec  un  profond  sentiment  de  l'indéfini, 
on  le  retrouve  en  certaine  mesure,  il  est  vrai,  dans  la  poésie  ger- 
manique, dans  la  peinture  allemande  avant  le  xvi^  siècle','  dans  la 
musique  allemande  de  notre  temps.  Quant  aux  sublimes  essors  de 
l'élévation  religieuse,  ils  ne  sauraient  prendre  naissance  que  dans 
la  sphère  de  la  grande  imagination,  où  les  peuples  héritiers  du  gé- 
nie classique  sont,  tout  compte  fait,  restés  les  maîtres.  Avec  Ho- 
mère, Eschyle,  Platon,  Aristote,  Phidias,  Virgile,  Dante,  la  pensée 
humaine  avait  atteint  les  plus  hautes  cimes.  Qu'au  nom  d'un  Shak- 
speare  et  d'un  Luther,  organes  d'une  différente  conception  de  l'idée 
religieuse  et  de  la  poésie,  au  nom  d'un  Goethe,  symbole  d'une 
fusion  cosmopolite,  on  réserve  l'avenir,  cela  doit  être  permis  à  qui 
veut  espérer;  mais  qu'ils  sont  lents  à  paraître,  qu'ils  sont  prompts 
à  s'efiacer  quand  on  croit  les  saisir,  les  signes  d'une  conciliation 
véritable  qui  serait  la  vraie  force  du  génie  moderne  ! 

A.  Geffroy. 


DES    FONCTIONS 

DU    CERVEAU 


Le  premier  soin  de  la  physiologie  a  été  de  localiser  les  fonctions 
de  la  vie  dans  les  différens  organes  du  corps  qui  leur  servent  d'in- 
strument. C'est  ainsi  qu'on  a  rattaché  la  digestion  à  l'estomac,  la 
circulation  au  cœur,  la  respiration  au  poumon;  c'est  encore  de 
même  qu'on  a  placé  le  siège  de  l'intelligence  et  de  la  pensée  dans 
le  ceiTeau.  Toutefois,  relativement  à  ce  dernier  organe,  on  a  cru 
devoir  faire  des  réserves  et  ne  pas  admettre  que  l'expression  mé- 
taphysique des  facultés  intellectuelles  et  morales  fût  la  manifesta- 
tion pure  et  simple  de  la  fonction  cérébrale.  Descartes,  qu'il  faut 
mettre  au  nombre  des  promoteurs  de  la  physiologie  moderne  parce 
qu'il  a  très  bien  compris  que  les  explications  des  phénomènes  de 
la  vie  ne  peuvent  relever  que  des  lois  de  la  physique  et  de  la  mé- 
canique générales,  s'est  clairement  exprimé  à  cet  égard.  Adoptant 
les  idées  de  Galien  sur  la  formation  des  esprits  animaux  dans  le 
cerveau,  il  leur  donne  pour  mission  de  se  répandre  au  moyen  des 
nerfs  dans  toute  la  machine  animée,  afin  de  porter  à  chacune 
des  parties  l'impulsion  nécessaire  à  son  activité  spéciale.  Cepen- 
dant, au-dessus  et  distincte  de  cette  fonction  physiologique  du 
cerveau,  Descartes  admet  l'âme,  qui  donne  à  l'homme  la  faculté 
de  penser;  elle  aurait  son  siège  dans  la  glande  pinéale,  et  dirigerait 
les  esprits  animaux  qui  en  émanent  et  lui  sont  subordonnés. 

Les  opinions  de  Descartes  touchant  les  fonctions  du  cerveau  ne 
pourraient  aujourd'hui  supporter  le  moindre  examen  physiologique; 
ses  explications,  fondées  sur  des  connaissances  anatomiques  insuf- 


37/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fisantes,  n'ont  pu  enfanter  que  des  hypothèses  empremtes  d'un 
grossier  mécanisme.  Néanmoins  elles  ont  pour  nous  une  valeur  his- 
torique, elles  nous  montrent  que  ce  grand  philosophe  reconnais- 
sait dans  le  cerveau  deux  choses  :  d'abord  un  mécanisme  physio- 
logique, puis,  au-dessus  et  en  dehors  de  lui,  la  faculté  pensante 
de  l'âme.  Ces  idées  sont  à  peu  près  celles  qui  ont  régné  ensuite 
parmi  beaucoup  de'  philosophes  et  parmi  certains  naturalistes  ;  le 
cerveau,  où  s'accomplissent  les  fonctions  les  plus  importantes  du 
système  nerveux,  serait  non  pas  l'organe  réel  de  la  pensée,  mais 
seulement  le  siibstratum  de  l'intelligence.  Bien  souvent  en  effet  on 
entend  faire  cette  objection,  que  le  cerveau  forme  une  exception 
physiologique  à  tous  les  autres  organes  du  corps,  en  ce  qu'il  est 
le  siège  de  manifestations  métaphysiques  qui  ne  sont  pas  du  ressort 
du  physiologiste.  On  conçoit  que  l'on  puisse  ramener  la  digestion, 
la  respiration,  la  locomotion,  etc.,  à  des  phénomènes  de  mécanique, 
de  physique  et  de  chimie;  mais  on  n'admet  pas  que  la  pensée,  l'in- 
telligence, la  volonté  se  soumettent  à  de  semblables  exphcations.  Il 
y  a  là,  dit-on,  un  abîme  entre  l'organe  et  la  fonction,  parce  qu'il  s'a- 
git de  phénomènes  métaphysiques  et  non  plus  de  mécanismes  phy- 
sico-chimiques. De  Blainville  dans  ses  cours  de  zoologie  insistait 
beaucoup  sur  la  définition  de  \ organe  et  du  suhstratum.  «  Dans  l'or- 
gane, disait- il,  il  y  a  un  rapport  visible  et  nécessaire  entre  la  struc- 
ture anatomique  et  la  fonction;  dans  le  cœur,  organe  de  la  circula- 
tion, la  confor;nation  et  la  disposition  des  orifices  et  de  leurs  valvules 
rend  parfaitement  compte  de  la  circulation  du  sang.  Dans  le  suh- 
stratum ,  rien  de  pareil  ne  s'observe  :  le  cerveau  est  le  substratum 
de  la  pensée;  elle  a  son  siège  en  lui,  mais  la  pensée  ne  saurait  se 
déduire  de  l'anatomie  cérébrale.  »  C'est  en  se  fondant  sur  de  pa- 
reilles considérations  qu'on  s'est  cru  autorisé  à  prétendre  que  la 
raison  pouvait  être,  chez  les  aliénés,  troublée  d'une  manière  dite 
essentielle,  c'est-à-dire  sans  qu'il  existât  aucune  lésion  matérielle 
du  cerveau.  La  réciproque  a  été  de  même  soutenue,  et  on  trouve 
cités  dans  des  traités  de  physiologie  des  cas  où  l'intelligence  se  se- 
rait manifestée  intègre  chez  des  individus  dont  le  cerveau  était  ra- 
molli ou  pétrifié.  Aujourd'hui  les  progrès  de  la  science  ont  ruiné 
toutes  ces  doctrines  ;  cependant  il  faut  reconnaître  que  les  physio- 
logistes qui  se  sont  autorisés  des  recherches  modernes  les  plus  dé- 
licates sur  la  structure  du  cerveau  pour  localiser  la  pensée  dans 
une  substance  particulière  ou  dans  des  cellules  nerveuses  d'une 
forme  et  d'un  ordre  déterminés  n'ont  pas  davantage  résolu  la  ques- 
tion, car  ils  n'ont  fait  en  réalité  qu'opposer  des  hypothèses  maté- 
rialistes à  d'autres  hypothèses  spiritualistes. 
De  tout  ce  qui  précède,  je  tirerai  la  seule  conclusion  légitime 


DES  FONCTIONS  DU  CERVEAU.  375 

qui  en  découle  :  c'est  que  le  mécanisme  de  la  pensée  nous  est  in- 
connu, et  je  crois  que  tout  le  monde  sera  d'accord  sur  ce  point.  La 
question  fondamentale  que  nous  avons  posée  n'en  subsiste  pas 
moins,  car  ce  qui  nous  importe,  c'est  de  savoir  si  l'ignorance  où 
nous  sommes  à  ce  sujet  est  une  ignorance  relative  qui  disparaîtra 
avec  les  progrès  de  la  science,  ou  bien  si  c'est  une  ignorance  ab- 
solue en  ce  sens  qu'il  s'agirait  là  d'un  problème  vital  qui  doit  à 
jamais  rester  en  dehors  de  la  physiologie.  Je  repousse,  quant  à 
moi,  cette  dernière  opinion,  parce  que  je  n'admets  pas  que  la  vérité 
scientifique  puisse  ainsi  se  fractionner.  Comment  comprendre  en 
effet  qu'il  soit  donné  au  physiologiste  de  pouvoir  expliquer  les  phé- 
nomènes qui  s'accomplissent  dans  tous  les  organes  du  corps,  ex- 
cepté une  partie  de  ceux  qui  se  passent  dans  le  cerveau?  De  sem- 
blables distinctions  ne  peuvent  exister  dans  les  phénomènes  de  la 
vie.  Ces  phénomènes  présentent  sans  doute  des  degrés  de  com- 
plexité très  différens,  mais  ils  sont  tous  au  même  titre  accessibles 
ou  inaccessibles  à  nos  investigations,  et  le  cerveau,  quelque  mer- 
veilleuses que  nous  paraissent  les  manifestations  métaphysiques 
dont  il  est  le  siège,  ne  saurait  constituer  une  exception  parmi  les 
autres  organes  du  corps. 


II. 


Les  phénomènes  métaphysiques  de  la  pensée,  de  la  conscience 
et  de  l'intelligence,  qui  servent  aux  manifestations  diverses  de  l'âme 
humaine,  considérés  au  point  de  vue  physiologique,  ne  sont  que 
des  phénomènes  ordinaires  de  la  vie,  et  ne  peuvent  être  que  le  ré- 
sultat de  la  fonction  de  l'organe  qui  les  exprime.  Nous  allons  mon- 
trer en  effet  que  la  physiologie  du  cerveau  se  déduit,  comme  celle 
de  tous  les  autres  organes  du  corps,  des  observations  anatomiques, 
de  l'expérimentation  physiologique  et  des  connaissances  de  l'ana- 
tomie  pathologique. 

Dans  son  développement  anatomique,  le  cerveau  suit  la  loi  com- 
mune, c'est-à-dire  qu'il  devient  plus  volumineux  quand  les  fonc- 
tions auxquelles  il  préside  augmentent  de  puissance.  A  mesure  que 
l'intelligence  se  manifeste  davantage,  nous  voyons  dans  la  série 
des  animaux  le  cerveau  acquérir  un  plus  grand  développement, 
et  c'est  chez  l'homme,  où  les  phénomènes  intellectuels  sont  arrivés 
à  leur  expression  la  plus  élevée,  que  l'organe  cérébral  présente  le 
volume  le  plus  considérable.  D'après  la  forme  du  cerveau,  d'après 
le  nombre  des  plis  ou  circonvolutions  qui  en  étendent  la  surface,  on 
peut  déjà  préjuger  l'intelligence  des  divers  animaux;  mais  ce  n'est 


376  REVtJE   DES   DEUX   MONDES. 

pas  seulement  l'aspect  extérieur  du  cerveau  qui  changé  quand  ses 
fonctions  se  modifient,  il  offre  en  même  temps  dans  sa  structure 
intime  une  complexité  qui  s'accroît  avec  la  variété  et  l'intensité  des 
manifestations  intellectuelles.  Relativement  à  la  texture  du  cerveau, 
nous  n'en  sommes  plus  au  temps  de  Bufîbn,  qui  considérait  la  cer- 
velle, ainsi  qu'il  l'appelait  avec  dédain,  comme  une  substance  mu- 
queuse sans  importance.  Les  progrès  de  l'anatomie  générale  et  de 
l'histologie  nous  ont  appris  que  l'organe  cérébral  possède  la  texture 
à  la  fois  la  plus  délicate  et  la  plus  complexe  de  tous  les  appareils 
nerveux.  Les  élémens  anatomiques  qui  le  composent  sont  des  élé- 
mens  nerveux  sous  la  forme  de  tubes  et  de  cellules  combinés  et 
unis  entre  eux.  Ces  élémens  sont  semblables  dans  tous  les  animaux 
par  leurs  propriétés  physiologiques  et  par  leurs  caractères  histo- 
logiques;  ils  diffèrent  par  le  nombre,  les  réseaux,  les  connexions, 
YarrangemeiU  en  un  mot,  qui  présente  une  disposition  particulière 
dans  le  cerveau  de  chaque  espèce.  En  cela,  le  cerveau  suit  encore  la 
loi  générale,  car  dans  tous  les  organes  l'élément  anatomique  garde 
des  caractères  fixes  qui  le  font  reconnaître;  le  perfectionnement  or- 
ganique consiste  surtout  dans  l'arrangement  de  ces  élémens,  qui, 
dans  chaque  espèce  animale,  offre  une  forme  spécifique.  Chaque 
organe  serait  donc  en  réalité  un  appareil  dont  les  élémens  constitu- 
tifs restent  identiques,  mais  dont  le  groupement  devient  de  plus  en 
plus  compliqué  à  mesure  que  la  fonction  elle-même  se  montre  plus 
variée  et  plus  complexe. 

Si  nous  considérons  maintenant  les  conditions  organiques  et  phy- 
sico-chimiques nécessaires  à  l'entretien  de  la  vie  et  à  l'exercice  des 
fonctions,  nous  verrons  qu'elles  sont  les  mêmes  dans  le  cerveau 
que  dans  tous  les  autres  organes.  Le  sang  agit  sur  les  élémens  ana- 
tomiques de  tous  les  tissus  en  leur  apportant  les  conditions  de  nu- 
trition, de  température,  d'humidité,  qui  leur  sont  indispensables. 
Lorsque  le  sang  afflue  en  moindre  quantité  dans  un  organe  quel- 
conque, l'activité  fonctionnelle  se  modère,  et  l'organe  entre  au 
repos;  mais,  si  le  fluide  sanguin  est  supprimé,  les  propriétés  élé- 
mentaires du  tissu  s'altèrent  peu  à  peu,  en  même  temps  que  les 
fonctions  sont  anéanties.  Il  en  est  absolument  de  même  pour  les 
élémens  anatomiques  du  cerveau.  Dès  que  le  sang  cesse  d'y  par- 
venir, les  propriétés  nerveuses  sont  atteintes,  ainsi  que  les  fonc- 
tions cérébrales,  qui  finissent  par  disparaître ,  si  l'anémie  devient 
complète.  Une  simple  modification  dans  la  température  du  sang, 
dans  sa  pression,  suffit  pour  produire  des  troubles  profonds  dans 
la  sensibilité,  le  mouvement  ou  la  volonté. 

Tous  les  organes  du  corps  nous  offrent  alternativement  un  état 
de  repos  et  un  état  de  fonction  dans  lesquels  les  phénomènes  cir- 


DES  FONCTIONS  DU  CERVEAU.  377 

culatoires  sont  essentiellement  différens.  Des  obseiTations  nom- 
breuses, prises  clans  les  appareils  les  plus  divers,  ont  mis  ces  faits 
hors  de  doute.  Lorsque  par  exemple  on  examine  le  canal  alimen- 
taire d'un  animal  à  jeun,  on  trouve  la  membrane  muqueuse  qui  re- 
vêt la  face  interne  de  l'estomac  et  des  intestins  pâle  et  peu  vascula- 
risée;  pendant  la  digestion  au  contraire,  on  constate  que  la  même 
membrane  est  très  colorée  et  gonflée  par  le  sang,  qui  y  afflue  avec 
force.  Ces  deux  phases  circulatoires,  à  l'état  de  repos  et  à  l'état  de 
fonctions,  ont  pu  être  vérifiées  directement  dans  l'estomac  chez 
l'homme  vivant.  Tous  les  physiologistes  connaissent  l'histoire  d'un 
jeune  Canadien  blessé  accidentellement  d'un  coup  de  mousquet 
chargé  à  plomb  qui  l'atteignit  presque  à  bout  portant  dans  le  flanc 
gauche.  La  cavité  abdominale  avait  été  ouverte  par  une  énorme 
plaie  contuse,  et  l'estomac,  largement  perforé,  laissait  échapper 
les  alimens  du  dernier  repas.  Le  malade  fut  soigné  par  le  docteur 
Beaumont,  chirurgien  à  l'armée  des  États-Unis;  il  guérit,  mais  en 
conservant  une  plaie  fistuleuse  de  35  à  hO  millimètres  de  circonfé- 
rence, à  travers  laquelle  on  pouvait  introduire  différens  corps  et 
inspecter  facilement  ce  qui  se  passait  dans  l'estomac.  Le  docteur 
Beaumont,  voulant  étudier  ce  cas  remarquable,  s'attacha  en  qua- 
lité de  domestique  ce  jeune  homme,  dont  la  santé  et  les  facultés 
digestives  en  particulier  s'étaient  complètement  rétablies.  Il  put  le 
garder  à  son  service  pendant  sept  années,  durant  lesquelles  il  fit 
un  très  grand  nombre  d'observations  du  plus  haut  intérêt  pour  la 
physiologie.  A  jeun,  en  regardant  dans  l'intérieur  de  l'estomac,  on 
en  apercevait  distinclement  la  membrane  interne;  elle  formait  des 
replis  irrégulîers,  la  surface,  d'un  rose  pâle,  n'était  animée  d'aucun 
mouvement,  et  n'était  absolument  lubréfiée  que  par  du  mucus.  Aus- 
sitôt que  les  matières  alimentaires  descendaient  dans  l'estomac  et 
touchaient  la  membrane  muqueuse,  la  circulation  s'y  accélérait,  la 
couleur  s'avivait,  et  des  mouvemens  péristaltiques  s'y  manifes- 
taient. Les  papilles  muqueuses  versaient  alors  le  suc  gastrique, 
fluide  clair  et  transparent  destiné  à  dissoudre  les  alimens.  Lorsqu'on 
essuyait  avec  une  éponge  ou  un  linge  fin  le  mucus  qui  recouvrait 
la  membrane  villeuse,  on  voyait  bientôt  le  suc  gastrique  reparaître 
et  s'assembler  en  gouttelettes  qui  ruisselaient  le  long  des  parois  de 
l'estomac  comme  la  sueur  sur  le  visage.  Ce  que  nous  venons  de 
voir  sur  la  membrane  muqueuse  gastrique  s'observe  de  même  pour 
tout  l'intestin  et  pour  tous  les  organes  glandulaires  annexés  à  l'ap- 
pareil digestif.  Les  glandes  salivaires,  le  pancréas,  pendant  l'inter- 
valle des  digestions,  présentent  un  tissu  pâle  et  exsangue  dont  les 
sécrétions  sont  entièrement  suspendues.  Pendant  la  période  diges- 
tive  au  contraire,  ces  mêmes  glandes  sont  gorgées  de  sang,  ruti- 


378  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lantes,  comme  érectiles,  et  leurs  conduits  laissent  écouler  les  li- 
quides sécrétés  en  abondance. 

Il  faut  donc  reconnaître  dans  les  organes  deux  ordres  de  cir- 
culations :  d'un  côté  la  circulation  générale,  connue  depuis  Har- 
vey,  et  de  l'autre  les  circulations  locales,  découvertes  et  étudiées 
seulement  dans  ces  derniers  temps.  Dans  les  phénomènes  de  cir- 
culation générale,  le  sang  ne  fait  en  quelque  sorte  que  traverser 
les  parties  pour  passer  des  artères  dans  les  veines;  dans  les  phé- 
nomènes de  la  circulation  locale,  qui  est  la  vraie  circulation  fonc- 
tionnelle, le  fluide  sanguin  pénètre  dans  tous  les  replis  de  l'organe, 
et  s'accumule  autour  des  élémens  anatomiques  pour  réveiller  et 
exciter  leur  mode  d'activité  spéciale.  Le  système  nerveux,  sensitif 
et  vaso-moteur,  préside  à  tous  les  phénomènes  de  circulations  lo- 
cales qui  accompagnent  les  fonctions  organiques;  c'est  ainsi  que  la 
salive  s'écoule  abondamment  lorqu'un  corps  sapide  vient  impres- 
sionner les  nerfs  de  la  membrane  muqueuse  buccale,  et  que  le  suc 
gastrique  se  forme  sous  l'influence  du  contact  des  alimens  et  de  la 
surface  sensible  de  l'estomac.  Toutefois  cette  excitation  mécanique 
sur  les  nerfs  sensitifs  périphériques,  venant  retentir  sur  l'organe 
par  action  réflexe,  peut  être  remplacée  par  une  excitation  pure- 
ment psychique  ou  cérébrale.  Une  expérience  simple  vient  en  don- 
ner la  démonstration.  Prenant  un  cheval  cà  jeun,  on  découvre  sur 
le  côté  de  la  mâchoire  le  canal  excréteur  de  la  glande  parotide,  on 
divise  ce  conduit,  et  rien  n'en  sort;  la  glande  est  au  repos.  Si  alors 
on  fait  voir  au  cheval  de  l'avoine,  ou  mieux,  si,  sans  rien  lui  mon- 
trer, on  exécute  un  mouvement  qui  indique  à  l'animal  qu'on  va  lui 
donner  son  repas,  aussitôt  un  jet  continu  de  salive  s'écoule  du 
conduit  parotidien,  en  même  temps  que  le  tissu  de  la  glande  s'in- 
jecte et  devient  le  siège  d'une  circulation  plus  active.  Le  docteur 
Beaumont  a  observé  sur  son  Canadien  des  phénomènes  analogues. 
L'idée  d'un  mets  succulent  déterminait  non-seulement  un  appel  de 
sécrétion  dans  les  glandes  salivaires,  mais  provoquait  encore  un 
afllux  sanguin  immédiat  sur  la  membrane  muqueuse  stomacale. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  sur  les  circulations  locales  ou  fonc- 
tionnelles ne  s'applique  pas  seulement  aux  organes  sécréteurs  où 
s'opère  la  séparation  d'un  liquide  à  la  formation  duquel  le  sang 
doit  plus  ou  moins  concourir;  il  s'agit  là  d'un  phénomène  géné- 
ral qui  s'observe  dans  tous  les  organes,  quelle  que  soit  la  nature 
de  leur  fonction.  Le  système  musculaire,  qui  ne  produit  qu'un  tra- 
vail mécanique,  est  dans  le  même  cas  que  les  glandes,  qui  agissent 
chimiquement.  Au  moment  de  la  fonction  du  muscle,  le  sang  cir- 
cule avec  une  plus  grande  activité,  qui  se  modère  quand  l'organe 
entre  en  repos.  Le  système  nerveux  périphérique,  la  moelle  épi- 


DES  FONCTIONS  DU  CERVEAU.  379 

nière  et  le  cerveau,  qui  servent  à  la  manifestation  des  phénomènes 
de  l'innervation  et  de  l'intelligence,  n'échappent  pas  non  plus  à 
cette  loi,  ainsi  que  nous  allons  le  voir. 

Les  relations  qui  existent  entre  les  phénomènes  circulatoires  du 
cerveau  et  l'activité  fonctionnelle  de  cet  organe  ont  été  longtemps 
obscurcies  par  des  opinions  erronées  sur  les  conditions  du  som- 
meil, considéré  à  juste  titre  comme  l'état  de  repos  de  l'organe  cé- 
rébral. Les  anciens  croyaient  que  l'état  de  sommeil  était  la  consé- 
quence d'une  compression  opérée  sur  le  cerveau  par  le  sang  lorsque 
sa  circulation  se  ralentit.  Ils  supposaient  que  cette  pression  s'exer- 
çait surtout  à  la  partie  postérieure  de  la  tête,  au  point  où  les  sinus 
veineux  de  la  dure-mère  viennent  aboutir  dans  un  confluent  com- 
mun qu'on  appelle  encore  torciilar  ou  pressoir  cV Héropldle ,  du 
nom  de  l'anatomiste  qui  en  donna  la  première  description.  Ces 
explications  hypothétiques  se  sont  transmises  jusqu'à  nous;  ce 
n'est  que  dans  ces  dernières  années  que  l'expérimentation  est  ve- 
nue en  démontrer  la  fausseté.  On  a  prouvé  en  effet  par  des  expé- 
riences directes  que  pendant  le  sommeil  le  cerveau,  au  lieu  d'être 
congestionné,  est  au  contraire  pâle  et  exsangue,  tandis  que  pendant 
la  veille  la  circulation,  devenue  plus  active,  provoque  un  afllux  de 
sang  qui  est  en  raison  de  l'intensité  des  fonctions  cérébrales.  Sous 
ce  rapport,  le  sommeil  naturel  et  le  sommeil  anesthésique  du  chlo- 
roforme se  ressemblent;  dans  les  deux  cas,  le  cerveau,  plongé  dans 
le  repos  ou  l'inaction,  présente  la  même  pâleur  et  la  même  anémie 
relative. 

Voici  comment  se  fait  l'expérience.  Sur  un  animal,  on  enlève 
avec  soin  une  partie  de  la  paroi  osseuse  du  crâne,  et  on  met  à  nu  le 
cerveau  de  manière  à  observer  la  circulation  à  la  surface  de  cet  or- 
gane. C'est  alors  qu'on  fait  respirer  du  chloroforme  pour  opérer 
l'anesthésie.  Dans  la  première  période  excitante  de  l'action  chloro- 
formique,  on  voit  le  cerveau  se  congestionner  et  faire  hernie  au  de- 
hors; mais,  dès  que  la  période  du  sommeil  anesthésique  arrive,  la 
substance  cérébrale  s'affaisse,  pâlit,  en  présentant  un  affaiblisse- 
ment de  la  circulation  capillaire  qui  persiste  autant  que  dure  l'état 
de  sommeil  ou  de  repos  cérébral.  Pour  observer  le  cerveau  pen- 
dant le  sommeil  naturel,  on  a  pratiqué  sur  des  chiens  des  couronnes 
de  trépan  en  remplaçant  la  pièce  osseuse  enlevée  par  un  verre  de 
montre  exactement  appliqué,  afin  d'empêcher  l'action  irritante  de 
l'air  extérieur.  Les  animaux  survivent  parfai-tement  à  cette  opéra- 
tion; en  observant  leur  cerveau  par  cette  sorte  de  fenêtre  pendant  la 
veille  et  pendant  le  sommeil,  on  constate  que,  lorsque  le  chien  dort, 
le  cerveau  est  toujours  plus  pâle,  et  qu'un  nouvel  afflux  sanguin  se 
manifeste  constamment  au  réveil,  lorsque  les  fonctions  cérébrales 


380  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reprennent  leur  activité.  Des  faits  analogues  à  ceux  observés  chez 
les  animaux  ont  été  vus  directement  sur  le  cerveau  de  l'homme.  Sur 
un  individu  victime  d'un  épouvantable  accident  de  chemin  de  fer, 
on  eut  l'occasion  d'observer  une  perte  de  substance  considérable.  Le 
cerveau  apparaissait  dans  une  étendue  de  3  pouces  de  long  sur  6  de 
large.  Le  blessé  présentait  de  fréquentes  et  graves  attaques  d'épi- 
lepsie  et  de  coma,  pendant  lesquelles  le  cerveau  s'élevait  invaria- 
blement. Après  ces  attaques,  le  sommeil  survenait,  et  la  hernie  cé- 
rébrale s'affaissait  graduellement.  Lorsque  le  malade  était  réveillé, 
le  cerveau  faisait  de  nouveau  saillie,  et  se  mettait  de  niveau  avec 
la  surface  de  la  table  externe  de  l'os.  A  la  .suite  d'une  fracture  du 
crâne,  on  observa  chez  un  autre  blessé  la  circulation  cérébrale 
pendant  l'administration  des  anesthésiques.  Au  début  de  l'inhala- 
tion, la  surface  cérébrale  devenait  arborescente  et  injectée;  l'hé- 
morrhagie  et  les  mouvemens  du  cerveau  augmentaient,  puis,  au 
moment  du  sommeil,  la  surface  du  cerveau  s'affaissait  peu  à  peu 
au-dessous  de  l'ouverture,  en  môme  temps  qu'elle  devenait  relati- 
vement pâle  et  anémiée. 

En  résumé,  le  cerveau  est  soumis  à  la  loi  commune  qui  régit  la 
circulation  du  sang  dans  tous  les  organes.  En  vertu  de  cette  loi, 
quand  les  organes  sommeillent  et  que  les  fonctions  en  sont  suspen- 
dues, la  circulation  y  devient  moins  active;  elle  augmente  au  con- 
traire dès  que  la  fonction  vient  à  se  manifester.  Le  cerveau,  je  le  ré- 
pète, ne  fait  pas  exception  à  cette  loi  générale,  comme  on  l'avait 
cru,  car  il  est  prouvé  aujourd'hui  que  l'état  de  sommeil  coïncide 
non  pas  avec  la  congestion,  mais  au  contraire  avec  l'anémie  du  cer- 
veau. 

Si  maintenant  nous  cherchons  à  comprendre  les  relations  qui  peu- 
vent exister  entre  la  suractivité  circulatoire  du  sang  et  l'état  fonc- 
tionnel des  organes,  nous  verrons  facilement  que  cet  afllux  plus  con- 
sidérable du  liquide  sanguin  est  en  rapport  avec  une  plus  grande 
intensité  dans  les  métamorphoses  chimiques  qui  s'opèrent  au  sein 
des  tissus,  ainsi  qu'avec  un  accroissement  dans  les  phénomènes  calo- 
riques qui  en  sont  la  conséquence  nécessaire  et  immédiate.  La  pro- 
duction de  la  chaleur  dans  les  êtres  vivans  est  un  fait  constaté  dès 
la  plus  haute  antiquité  ;  mais  les  anciens  eurent  des  idées  fausses 
sur  l'origine  de  la  chaleur  :  ils  l'attribuèrent  à  une  puissance  orga- 
nique innée  ayant  son  siège  dans  le  cœur,  foyer  où  bouillonnent  le 
sang  et  les  passions.  Plus  tard,  le  poumon  fut  considéré  comme  une 
sorte  de  calorifère  dans  lequel  la  masse  du  sang  venait  tour  à  tour 
puiser  la  chaleur  que  la  circulation  était  chargée  de  distribuer  à 
tout  le  corps.  Les  progrès  de  la  piiysiologie  moderne  ont  prouvé 
que  toutes  ces  localisations  absolues  des  conditions  de  la  vie  sont 


DES  FONCTIONS  DU  CERVEAU.  381 

des  chimères.  Les  sources  de  la  chaleur  animale  sont  partout  et 
nulle  part  d'une  manière  exclusive.  Ce  n'est  que  par  l'harmonisa- 
tion fonctionnelle  des  divers  organes  que  la  température  se  main- 
tient à  peu  près  fixe  chez  l'homme  et  les  animaux  à  sang  chaud.  Il 
y  a  en  vérité  autant  de  foyers  calorifiques  qu'il  y  a  d'organes  et  de 
tissus  particuliers,  et  nous  devons  partout  relier  la  production  de 
chaleur  avec  le  travail  fonctionnel  des  organes.  Quand  un  muscle  se 
contracte,  quand  une  surface  muqueuse,  une  glande  sécrètent,  il  y 
a  invariablement  production  de  chaleur  en  même  temps  qu'il  se  pro- 
duit une  suractivité  dans  les  phénomènes  circulatoires  locaux. 

En  est-il  de  môme  pour  le  système  nerveux  et  pour  le  cerveau? 
Des  expériences  modernes  ne  permettent  pas  d'en  douter.  Chaque 
fois  que  la  moelle  épinière  et  les  nerfs  manifestent  la  sensibilité  ou 
le  mouvement,  chaque  fois  qu'un  travail  intellectuel  s'opère  dans  le 
cerveau,  une  quantité  de  chaleur  correspondante  s'y  produit.  Nous 
devons  donc  considérer  la  chaleur  dans  l'économie  animale  comme 
une  résultante  du  travail  organique  de  toutes  les  parties  du  corps; 
mais  en  même  temps  elle  devient  aussi  le  principe  de  l'activité  de 
chacune  de  ces  parties.  Cette  corrélation  est  surtout  indispensable 
pour  le  cerveau  et  le  système  nerveux,  qui  tiennent  sous  leur  dé- 
pendance toutes  les  autres  actions  vitales.  Les  expériences  ont  mon- 
tré que  le  tissu  du  cerveau  présente  la  température  la  plus  élevée 
de  tous  les  organes  du  coi'ps.  Chez  l'homme  et  les  animaux  à  sang 
chaud,  le  cerveau  produit  lui-même  la  chaleur  qui  est  nécessaire  à  la 
manifestation  de  ses  propriétés  de  tissu.  S'il  n'en  était  pas  ainsi,  il  se 
refroidirait  infailliblement,  et  on  verrait  aussitôt  toutes  les  fonctions 
cérébrales  s'engourdir,  l'intelligence  et  la  volonté  disparaître.  C'est 
ce  qui  arrive  chez  les  animaux  à  sang  froid,  chez  lesquels  la  fonc- 
tion de  calorification  n'est  pas  suffisante  pour  permettre  à  l'orga- 
nisme de  résister  aux  causes  de  refroidissement  extérieures. 


III. 


Sous  le  rapport  des  conditions  organiques  ou  physico-chimiques 
de  ses  fonctions,  le  cerveau  ne  nous  présente  donc  rien  d'excep- 
tionnel. Si  maintenant  nous  passons  à  l'expérimentation  physiolo- 
gique, nous  verrons  qu'elle  parvient  à  analyser  les  phénomènes 
cérébraux  de  la  même  manière  que  ceux  de  tous  les  autres  organes. 
Le  procédé  expérimental  le  plus  généralement  mis  en  pratique  pour 
déterminer  les  fonctions  des  organes  consiste  à  les  enlever  ou  à  les 
détruire  d'une  façon  lente  ou  brusque,  afin  de  juger  des  usages 
de  l'organe  d'après  les  troubles  spéciaux  apportés  dans  les  phéno- 


382  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mènes  de  la  vie.  Ce  procédé  de  destruction  ou  d'ablation  organique, 
qui  constitue  une  méthode  brutale  de  vivisection,  a  été  appliqué 
sur  une  grande  échelle  à  l'étude  de  tout  le  système  nerveux.  Ainsi, 
quand  on  a  coupé  un  nerf  et  que  les  paities  auxquelles  il  se  distri- 
bue perdent  leur  sensibilité,  nous  en  concluons  que  c'est  là  un  nerf 
de  sensibilité;  si  c'est  le  mouvement  qui  disparaît,  nous  en  inférons 
qu'il  s'agit  d'un  nerf  de  mouvement.  On  a  employé  la  même  mé- 
thode pour  connaître  les  fonctions  des  diverses  parties  de  l'organe 
encéphalique,  et,  bien  qu'on  ait  rencontré  ici  de  nouvelles  difficul- 
tés d'exécution  à  cause  de  la  complexité  des  parties,  cette  méthode 
a  fourni  des  résultats  généraux  incontestables.  Tout  le  monde  sa- 
vait déjà  que  l'intelligence  n'est  pas  possible  sans  cerveau,  mais 
l'expérimentation  a  précisé  le  rôle  qui  revient  à  chacune  des  por- 
tions de  l'encéphale.  Elle  nous  apprend  que  c'est  dans  les  lobes 
cérébraux  que  réside  la  conscience  ou  l'intelligence  proprement  dite, 
tandis  que  les  parties  inférieures  de  l'encéphale  recèlent  des  cen- 
tres nerveux  affectés  à  des  fonctions  organiques  d'ordre  inférieur. 
Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  décrire  le  rôle  particulier  de  ces  diffé- 
rentes espèces  de  centres  nerveux  qui  se  superposent  et  s'échelon- 
nent en  quelque  sorte  jusque  dans  la  moelle  épinière,  il  suffit  de 
constater  que  nous  en  devons  la  connaissance  à  la  méthode  de  vi- 
visection par  ablation  organique  qui  s'applique  d'une  manière  gé- 
nérale à  toutes  les  investigations  physiologiques.  Ici  le  cerveau  se 
comporte  encore  de  même  que  tous  les  autres  organes  du  corps, 
en  ce  sens  que  chaque  lésion  de  sa  substance  amène  dans  ses  fonc- 
tions des  troubles  caractéristiques  et  correspondant  toujours  à  la 
mutilation  qui  a  été  produite. 

Au  moyen  des  lésions  cérébrales  qu'il  produit,  le  physiologiste 
ne  se  borne  pas  à  provoquer  des  paralysies  locales  qui  suppriment 
l'action  de  la  volonté  sur  certains  appareils  organiques;  il  peut 
aussi,  en  rompant  seulement  l'équilibre  des  fonctions  cérébrales, 
amener  la  suppression  de  la  liberté  dans  les  mouvemens  volon- 
taires. C'est  ainsi  qu'en  blessant  les  pédoncules  cérébelleux  et  divers 
points  de  l'encéphale,  l'expérimentateur  peut  à  son  gré  faire  mar- 
cher un  animal  à  droite,  à  gauche,  en  avant,  en  arrière,  ou  le  faire 
tourner,  tantôt  par  un  mouvement  de  manège,  tantôt  par  un  mou- 
vement de  rotation  sur  l'axe  de  son  corps.  La  volonté  de  l'animal 
persiste,  mais  il  n'est  plus  libre  de  diriger  ses  mouvem.ens.  Malgré 
ses  efforts  de  volonté,  il  va  fatalement  dans  le  sens  que  la  lésion 
organique  a  déterminé.  Les  pathologistes  ont  signalé  chez  l'homme 
des  faits  analogues  en  grand  nombre.  Les  lésions  des  pédoncules 
cérébelleux  déterminent  chez  l'homme  comme  chez  les  animaux  les 
mouvemens  de  rotation.  D'autres  malades  ne  pouvaient  marcher 


DES    FONCTIONS    DU    CERVEAU.  383 

que  droit  devant  eux.  Par  une  cruelle  ironie,  un  brave  et  vieux  gé- 
néral ne  pouvait  marcher  qu'en  reculant.  La  volonté  qui  part  du 
cerveau  ne  s'exerce  donc  pas  sur  nos  organes  locomoteurs  eux- 
mêmes;  elle  s'exerce  sur  des  centres  nerveux  secondaires  qui  doi- 
vent être  pondérés  par  un  équilibre  physiologique  parfait. 

Il  est  une  autre  méthode  expérimentale  plus  délicate,  qui  con- 
siste à  introduire  dans  le  sang  des  substances  toxiques  diverses 
destinées  à  porter  leur  action  sur  les  élémens  anatomiques  des  or- 
ganes laissés  en  place  et  conservés  dans  leur  intégrité.  A  l'aide  de 
cette  méthode,  on  peut  éteindre  isolément  les  propriétés  de  certains 
élémens  nerveux  et  cérébraux  de  la  même  manière  qu'on  isole  aussi 
les  autres  élémens  organiques  musculaires  ou  sanguins.  Les  anes- 
thésiques,  par  exemple,  font  disparaître  la  conscience  et  engourdis- 
sent la  sensibilité  en  laissant  la  motricité  intacte.  Le  curare  au  con- 
traire détruit  la  motricité,  et  laisse  dans  leur  intégrité  la  sensii  ilité 
et  la  volonté;  les  poisons  du  cœur  abolissent  la  contractilité  muscu- 
laire, l'oxyde  de  carbone  détruit  la  propriété  oxydante  du  globule 
sanguin  sans  modifier  en  rien  les  propriétés  des  élémens  nerveux. 
Comme  on  le  voit,  par  cette  méthode  d'investigation  ou  d'analyse 
élémentaire  des  propriétés  organiques,  le  cerveau  et  les  phéno- 
mènes dont  il  est  le  siège  peuvent  encore  être  atteints  de  la  même 
manière  que  tous  les  autres  appareils  fonctionnels  du  corps. 

Enfin  il  est  une  troisième  méthode  d'expérimentation,  qu'on  pour- 
rait appeler  celle  des  expériences  par  rédintégration.  CetLe  méthode 
réunit  en  quelque  sorte  l'analyse  et  la  synthèse  physiologiques, 
elle  nous  permet  d'établir  par  preuve  et  par  contre-épreuve  les  re- 
lations qui  relient  la  fonction  à  son  organe  dans  les  manifestations 
cérébrales.  Lorsqu'on  enlève  le  cerveau  chez  les  animaux  inférieurs, 
la  fonction  de  l'organe  est  nécessairement  supprimée;  mais  la  per- 
sistance de  la  vie  chez  ces  êtres  permet  au  cerveau  de  se  reformer, 
et,  à  mesure  que  l'organe  se  régénère,  on  voit  ses  fonctions  repa- 
raître. Cette  même  expérience  peut  également  réussir  chez  des  ani- 
maux supérieurs  tels  que  des  oiseaux,  chez  lesquels  l'intelligence 
est  beaucoup  plus  développée.  Les  lobes  cérébraux  ayant  été  en- 
levés chez  un  pigeon  par  exemple,  l'animal  perd  immédiatement 
l'usage  de  ses  sens  et  la  faculté  de  chercher  sa  nourriture.  Toute- 
fois, si  l'on  ingurgite  la  nourriture  à  l'animal,  il  peut  survivre, 
parce  que  les  fonctions  nutritives  sont  restées  intactes  tant  que 
leurs  centres  nerveux  spéciaux  ont  été  respectés.  Peu  à  peu,  le  cer- 
veau se  régénère  avec  ses  élémens  anatomiques  spéciaux,  et,  h  me- 
sure que  cette  régénération  s'opère,  on  voit  les  usnges  des  stns,  les 
instincts  et  l'intelligence  de  l'animal  revenir.  Ici,  je  me  plais  à  le 
répéter,  l'expérience  a  été  complète;  il  y  a  eu  en  quelque  sorte 


384  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

analyse  et  synthèse  de  la  fonction  vitale,  puisque  la  destruction 
successive  des  diverses  parties  du  cerveau  a  supprimé  successive- 
ment ses  diverses  manifestations  fonctionnelles,  et  que  la  repro- 
duction successive  de  ces  mêmes  parties  a  fait  reparaître  ces  mêmes 
manifestations.  Il  est  inutile  d'ajouter  que  la  même  chose  arrive 
pour  toutes  les  autres  parties  du  corps  susceptibles  de  rédiuté- 
gration. 

Les  maladies,  qui  ne  sont  au  fond  que  des  perturbations  vitales 
apportées  par  la  nature  au  lieu  d'être  provoquées  par  la  main  du 
physiologiste,  affectent  le  cerveau  suivant  les  lois  ordinaires  de  la 
pathologie,  c'est-à-dire  en  donnant  naissance  à  des  troubles  fonc- 
tionnels qui  sont  toujours  en  rapport  avec  la  nature  et  le  siège  de 
la  lésion.  En  un  mot,  le  cerveau  a  son  anatomie  pathologique  au 
même  titre  que  tous  les  organes  de  l'économie,  et  la  pathologie  cé- 
rébrale a  sa  syraptomatologie  spéciale  comme  celle  des  autres  or- 
ganes. Dans  l'aliénation  mentale,  nous  voyons  les  troubles  les  plus 
extraordinaires  de  la  raison ,  dont  l'étude  est  une  raine  féconde  où 
peuvent  puiser  le  physiologiste  et  le  philosophe;  mais  les  diverses 
formes  de  la  folie  ou  du  délire  ne  sont  que  des  dérangemens  de  la 
fonction  normale  du  cerveau,  et  ces  altérations  de  fonctions  sont, 
dans  l'organe  cérébral  comme  dans  les  autres,  liées  à  des  altéra- 
tions anatomiques  constantes.  Si,  dans  beaucoup  de  circonstances, 
elles  ne  sont  point  encore  connues,  il  faut  en  accuser  l'imperfection 
seule  de  nos  moyens  d'investigation.  D'ailleurs  ne  voyons-nous 
pas  certains  poisons  tels  que  l'opium,  le  curare,  paralyser  les  nerfs 
et  le  cerveau  sans  qu'on  puisse  découvrir  dans  la  substance  ner- 
veuse aucune  altération  visible?  Cependant  nous  sommes  certains 
que  ces  altérations  existent,  car  admettre  le  contraire  serait  ad- 
mettre un  eifet  sans  cause.  Quand  le  poison  a  cessé  d'agir,  nous 
voyons  les  troubles  intellectuels  disparaître  et  l'état  normal  reve- 
nir. Il  en  est  de  même  quand  les  lésions  pathologiques  guéris- 
sent, les  troubles  de  l'intelligence  cessent  et  la  raison  revient.  La 
pathologie  nous  fournit  donc  encore  ici  une  sorte  d'analyse  et  de 
synthèse  fonctionnelle,  comme  cela  se  voit  dans  les  expériences  de 
rédintégration.  La  maladie  en  effet  supprime  plus  ou  moins  com- 
plètement la  fonction  en  altérant  plus  ou  moins  complètement  la 
texture  de  l'organe,  et  la  guérison  restitue  la  fonction  en  rétablis- 
sant l'état  organique  normal. 

Si  les  manifestations  fonctionnelles  du  cerveau  ont  été  les  pre- 
mières qui  ont  attiré  l'attention  des  philosophes,  elles  seront  cer- 
tainement les  dernières  qu'expliquera  le  physiologiste.  Nous  pensons 
que  les  progrès  de  la  science  moderne  permettent  aujourd'hui  d'a- 
border la  physiologie  du  cerveau;  mais  avant  d'entrer  dans  l'étude 


DES  FONCTIONS  DU  CERVEAU.  385 

des  fonctions  cérébrales,  il  faut  bien  s'entendre  sur  le  point  de  dé- 
part. Ici  nous  avons  voulu  seulement  poser  un  terme  du  problème, 
et  montrer  qu'il  faut  renoncer  à  l'opinion  que  le  cerveau  forme  une 
exception  dans  l'organisme,  qu'il  est  le  siihstratum  de  l'intelligence 
et  non  son  organe.  Cette  idée  est  non-seulement  une  conception  su- 
rannée, mais  c'est  une  conception  antiscientifique,  nuisible  aux  pro- 
grès de  la  physiologie  et  de  la  psychologie.  Comment  comprendre 
en  effet  qu'un  appareil  quelconque  du  domaine  de  la  nature  brute 
ou  vivante  puisse  être  le  siège  d'un  phénomène  sans  en  être  l'in- 
strument? On  est  évidemment  inlluencé  par  des  idces  préconçues 
dans  la  question  des  fonctions  du  cerveau,  et  on  en  combat  la  solu- 
tion par  des  argumens  de  tendance.  Les  uns  ne  veulent  pas  ad- 
mettre que  le  cerveau  soit  l'organe  de  l'intelligence,  parce  qu'ils 
craignent  d'être  engagés  par  cette  concession  dans  des  doctrines 
matérialistes,  les  autres  au  contraire  se  hâtent  de  placer  arbitraire- 
ment l'intelligence  dans  une  cellule  nerveuse  ronde  ou  fusiforme 
pour  qu'on  ne  les  taxe  pas  de  spiritualisme.  Quant  à  nous,  nous  ne 
nous  préoccuperons  pas  de  ces  craintes.  La  physiologie  nous  montre 
que,  sauf  la  différence  et  la  complexité  plus  grande  des  phénomènes, 
le  cerveau  est  l'organe  de  l'intelligence  au  même  titre  que  le  cœur 
est  l'organe  de  la  circulation,  que  le  larynx  est  l'organe  de  la  voix. 
Nous  découvrons  partout  une  liaison  nécessaire  entre  les  organes  et 
leurs  fonctions;  c'est  là  un  principe  général  auquel  aucun  organe  du 
corps  ne  saurait  se  soustraire.  La  physiologie  doit  donc,  à  l'exemple 
des  sciences  plus  avancées,  se  dégager  des  entraves  philosophiques 
qui  gêneraient  sa  marche;  sa  mission  est  de  rechercher  la  vérité 
avec  calme  et  confiance,  son  but  de  l'établir  d'une  manière  impé- 
rissable sans  avoir  jamais  à  redouter  la  forme  sous  laquelle  elle 
peut  lui  apparaître. 

Claude  Bernard. 


TOME  xcviii.  —  1872.  25 


L'ARISTOCRATIE  ANGLAISE 


SON  ORIGINE  ET  SON  CARACTERE 


Le  gouvernement  d'une  aristocratie  territoriale  assurée  de  la  pos- 
session du  sol,  armée  du  pouvoir  législatif  et  ayant  réduit  l'exécutif 
à  n'être  que  le  docile  représentant  de  ses  volontés,  ayant  enfin 
réussi  à  grouper  autour  d'elle,  sans  aucune  violence,  par  une  attrac- 
tion continue  et  invincible,  tous  les  instincts  d'une  race  énergique  et 
patiente,  a  été  comme  un  moment  unique  dans  l'histoire  du  monde. 
La  force  de  l'Angleterre  est  comparable  à  celle  d'un  arc  toujours 
tendu;  point  de  chocs  ni  de  heurts,  nulle  tyrannie,  mais  une  ten- 
sion terrible  qui  plie  tout,  la  politique  et  les  mœurs,  la  religion  et 
les  lois  :  une  sorte  de  volonté  diffuse,  à  qui  tous  les  instrumens  sont 
bons,  qui  se  transmet  de  génération  en  génération,  sans  distrac- 
tion, sans  remords  et  sans  faiblesse. 

Il  n'est  pas  possible  de  nier  que  la  grandeur  de  l'Angleterre  n'ait 
été  l'œuvre  d'une  oligarchie  assez  patricienne  pour  que  l'hérédité  y 
maintînt  les  habitudes  du  commandement,  rajeunie  assez  souvent 
par  les  croisemens  et  les  additions  pour  ne  point  s'abâtardir.  Quels 
sont  les  caractères  particuliers  de  cette  oligarchie,  qui  a  su  se  faire 
respecter  et  redouter  de  toute  l'Europe?  On  peut,  ce  semble,  les 
résumer  ainsi  :  1°  elle  a  voulu  être  une  aristocratie,  non  une  no- 
blesse; 2"  elle  a  été  moins  militaire  que  politique;  3"  elle  a  créé  et 
modelé  l'idéal  de  la  nation,  et  conservé  de  tout  temps  la  primauté 
intellectuelle  et  morale,  ce  qui  fait  que  son  prestige  social  est  en- 
core plus  grand  que  son  pouvoir,  et  qu'à  la  rigueur  il  pourrait  sur- 
vivre à  toutes  les  lois  qui  détruiraient  ce  dernier. 

I. 

La  création  d'une  semblable  aristocratie  n'a  pas  été  le  résultat 
d'un  dessein;  pour  en  chercher  les  causes  secrètes,  il  faut  remonter 


l'aristocratie  anglaise.  387 

à  la  nature  elle-même.  La  mer  n'a  jamais  empêché  l'Angleterre  de 
se  mêler  aux  affaires  du  continent,  mais,  depuis  la  conquête  nor- 
mande, la  Grande-Bretagne  n'a  pas  été  envahie  :  elle  a  porté  la 
guerre  au  dehors;  elle  a  frappé  l'Europe,  cherché  le  défaut  de  la 
cuirasse  tantôt  chez  la  France,  tantôt  chez  l'Espagne,  tantôt  chez  la 
Hollande.  Ses  coups  irréguliers,  inattendus,  ont  plus  d'une  fois  fait 
pencher  la  balance.  Ses  grands  hommes  de  guerre,  Marlborough, 
Clive,  Wellington,  sont  toujours,  pour  ainsi  dire,  venus  à  point.  L'An- 
gleterre est  comme  un  témoin  attentif  qui  sait  se  faire  combattant  à 
propos;  toutefois  sa  noblesse  et  son  peuple  n'ont  pas  été  condamnés 
à  la  guerre  perpétuelle.  Elle  tire  une  sorte  de  gloire  à  être  toujours 
prise  au  dépourvu  et  à  tout  obtenir,  après  le  premier  péril,  de  sa 
ténacité  farouche  et  de  sa  froide  audace.  Elle  n'a  pas  conquis,  lam- 
beau par  lambeau,  toutes  ses  provinces.  Son  unité  nationale  a  été 
de  tout  temps  assurée  ;  elle  n'a  jamais  eu  besoin  de  se  chercher  elle- 
même  :  combien  d'autres  nations  ont  dû  au  contraire  lutter  pendant 
des  siècles  non  pas  même  pour  vivre,  mais  seulement  pour  naître  et 
pour  obtenir  un  nom  !  Aussi  le  métier  des  armes  n'a  jamais  été  con- 
sidéré en  Angleterre  comme  le  seul  qui  pût  convenir  k  un  gentil- 
homme. L'armée  n'a  été  longtemps  qu'une  sorte  de  garde  royale, 
aujourd'hui  encore  elle  est  l'armée  du  roi;  le  souverain,  quand  il  lui 
plaît,  peut  déposer  un  officier-général.  Cependant  la  jalousie  des  par- 
lemens  a  empêché  l'armée  de  devenir  un  instrument  de  servitude.  Le 
corps  d'officiers,  principalement  formé  de  cadets  de  famille,  est  tout 
imbu  de  l'esprit  des  classes  gouvernantes.  L'aristocratie  a  rempli 
l'armée  de  son  esprit;  elle  en  est  restée  maîtresse,  loin  que  celle-ci 
pût  l'asservir.  La  marine  est  bien  la  marine  de  la  nation,  elle  s'ap- 
pelle la  «  marine  britannique;  »  c'est  la  vraie  défense  d'une  terre 
isolée,  l'instrument  le  plus  hardi,  le  plus  terrible  de  sa  puissance. 
Mais  quelle  a  toujours  été  la  plus  haute  récompense  des  marins 
comme  des  hommes  de  guerre  ?  C'a  été  d'être  admis  dans  les  rangs 
des  législateurs  héréditaires. 

Le  génie  des  derniers  conquérans  explique  bien  pourquoi  l'An- 
gleterre est  toujours  restée  belliqueuse,  sans  être  vraiment  mili- 
taire; si  les  Normands  aimaient  la  bataille,  ils  aimaient  aussi  le 
butin.  En  Normandie,  en  Italie,  en  Sicile,  en  Angleterre,  on  les  voit 
toujours  les  mêmes,  jaloux  de  «  gaigner,  »  amoureux  de  la  terre. 
Pendant  les  croisades,  ils  oublient  volontiers  la  terre-sainte  et  le 
tombeau  du  Christ;  la  folie  celtique  et  latine  n'emporte  point  ces 
froides  raisons  aux  pays  des  chimères  et  de  l'imagination.  Cette 
race  du  nord,  trempée  dans  le  froid,  matérielle,  avide,  de  fibre  un 
peu  grossière,  ne  lâche  pas  volontiers  la  proie  pour  l'ombre.  Les 
conquérans  chrétiens  de  la  Sicile  n'ont  point  de  fanatisme,  ils  ne 


388  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

persécutent  point  les  musulmans,  ils  trouvent  bons  les  harems  des 
émirs,  ils  mêlent  l'architecture  arabe  à  l'architecture  gothique  à 
Monreale,  dans  la  chapelle  Palatine.  Jamais  l'Angleterre  n'eut  besoin 
d'un  Cervantes  :  dès  le  xv^  siècle,  la  chevalerie  y  tombait  sous  le 
ridicule.  Les  guerres  féodales  ne  se  faisaient  pas  pour  des  idées, 
c'étaient  des  guerres  agraires.  La  mort  ne  punissait  pas  assez  la 
révolte,  on  y  ajoutait  la  confiscation  des  biens.  A  qui  donnait-on 
sa  foi?  A  celui-là  seulement  qui  vous  avait  donné  ou  laissé  une  part 
du  sol.  On  ne  se  battait  point  pour  des  intérêts  lointains,  des  sym- 
boles, des  mots;  on  se  battait  pour  des  choses  concrètes,  des  champs, 
des  bois,  pour  la  dépouille  des  vaincus. 

Les  compagnons  normands,  aventuriers  heureux,  amoureux  de 
grand  air  et  de  chasse,  eurent  l'Angleterre  entière  pour  parc.  Les 
liens  féodaux  rattachèrent  longtemps  les  conquérans  à  la  France  : 
il  y  avait  là  toujours  ouvert  un  domaine  admirable  et  presque  sans 
bornes;  l'Angleterre  ne  fut  pendant  quelque  temps  qu'une  province. 
Quand  la  France  se  leva  contre  ceux  qu'elle  appela  des  étrangers, 
quand  elle  sentit  s'éveiller  en  elle  la  conscience  obscure  d'une  na- 
tion, il  fallut  renoncer  à  cet  héritage.  C'est  alors  que  la  bataille 
en  Angleterre  devint  plus  terrible.  La  guerre  des  deux  roses  vint 
après  la  guerre  de  cent  ans.  Ce  fut  en  réalité  une  longue  lutte  pour 
la  possession  du  sol  anglais;  conquérans  et  vaincus  mêlèrent  leurs 
rangs,  se  confondirent  dans  les  luttes  civiles.  Ces  âpres  querelles 
attachèrent  l'aristocratie  normande,  et  la  fixèrent  définitivement  à 
cette  île,  qui  restait  sa  seule  dépouille  et  sa  richesse.  Saxons  et  Nor- 
mands n'eurent  plus  qu'un  même  destin,  que  des  ambitions  com- 
munes. Si  l'Angleterre  fit  encore  la  guerre  en  Europe,  ce  fut  moins 
pour  faire  des  conquêtes  que  pour  assurer  son  indépendance.  Elle 
chercha  longtemps  encore  à  garder  des  positions,  quelques  têtes  de 
pont  en  quelque  sorte,  sur  le  continent;  mais,  désormais  isolée, 
rivée  à  son  île,  l'aristocratie  des  conquérans  devient  de  plus  en 
plus  étrangère  à  l'Europe,  et  dans  cette  terre  lointaine  le  système 
féodal,  mieux  soustrait  aux  influences  de  l'empire,  de  l'Jtalie,  du 
droit  écrit,  s'épanouit,  se  développe,  se  transforme  en  toute  liberté, 
sous  les  seules  influences  du  temps  et  des  sourds  instincts  qui  com- 
posent ce  qu'on  appelle  la  volonté  chez  les  nations. 

La  souveraineté  véritable  appartient  en  tout  pays  à  ceux  qui 
possèdent  la  richesse,  le  capital ,  et  aux  temps  barbares  il  n'y  a 
guère  d'autre  capital  que  la  terre.  La  conquête  de  Guillaume  fut 
la  dépossession  de  tout  un  peuple.  Tant  qu'il  n'y  eut  en  Angleterre 
d'autre  source  de  richesse  que  la  terre,  l'aristocratie  territoriale  fut 
la  seule  souveraine  du  pays.  L'esprit  barbare  ne  se  contente  point 
d'un  empire  d'imagination,  d'une  royauté  idéale  et  nuageuse;  il 


l'aristocratie  anglaise.  389 

aime  les  signes  et  les  fruits  de  la  puissance.  Et  quelle  souveraiueté 
terrestre  peut  être  plus  pleine  que  celle  qui  consiste  dans  la  posses- 
sion môme  du  sol?  Reconnaissez  partout  aux  maîtres  de  la  terre  les 
maîtres  d'un  pays.  Dans  les  temps  modernes,  le  commerce,  l'indus- 
trie, la  mécanique,  ont  créé  des  richesses  nouvelles.  L'immense  ca- 
pital ainsi  accumulé,  servi  par  les  intelligences  les  plus  subtiles,  les 
plus  ardentes,  par  tout  un  peuple  d'ouvriers  vivans  et  d'esclaves  de 
fer,  a  demandé  sa  part  légitime  dans  le  gouvernement;  mais  la  ri- 
chesse territoriale  reste  toujours  la  richesse  par  excellence.  Le  gen- 
tilhomme libre  qui  vit  sur  ses  champs  héréditaires,  entouré  de 
cliens,  de  serviteurs  dociles,  est  le  véritable  roi;  il  est  juge,  il  est 
arbitre,  il  est  maître.  Tout  lui  appartient,  les  bêtes  de  la  forêt,  les 
oiseaux,  l'air,  l'eau,  les  vents,  les  pluies;  c'est  pour  lui  que  la  sève 
monte  au  printemps.  Il  sort  du  passé,  de  l'histoire.  Il  ne  promène 
pas  de  tous  côtés  une  vie  inquiète.  Le  lent  mouvement  des  choses 
sans  commencement  ni  fin  l'emporte.  11  vit  lentement,  sans  fatigue, 
sans  crainte.  Il  est  moins  un  individu  que  le  représentant  d'une 
race;  on  salue  en  lui  une  royauté  plutôt  qu'un  roi.  Cn  ne  se  figure 
pas  une  possession  plus  pleine,  plus  complète,  garantie  telle  qu'elle 
est  par  les  lois,  par  le  respect,  par  le  consentement  universel.  Peut- 
on  imaginer,  quand  on  ne  les  a  point  éprouvées,  les  jouissances 
d'une  telle  possession  qui  n'a  rien  de  précaire,  cet  état  particulier 
d'une  âme  qui  se  sent  à  l'unisson  avec  les  lois  éternelles  de  la  na- 
ture? Pour  l'homme,  trois  générations  qui  se  suivent  ne  sont-elles 
pas  presque  l'infini  même  du  temps?  Ici,  les  trois  âges  peuvent  se 
toucher  au  même  point.  Les  berceaux  sont  voisins  des  tombeaux. 
Le  rêve  de  la  vie  s'écoule  sur  la  même  scène,  les  acteurs  entrent 
et  sortent,  jouant  tous  le  même  rôle. 

Pourquoi  fuirait-on  ce  rêve,  le  plus  réel  de  tous  les  rêves  hu- 
mains? Qu'y  a-t-il  de  préférable?  Y  a-t-il  quelque  part  une  richesse 
qui  puisse  mieux  parler  aux  yeux?  Celle-ci  entre  dans  l'âme  elle- 
même  par  la  muette  beauté  des  arbres,  des  fleurs,  par  les  lignes 
familières  des  horizons,  des  ondulations  dont  tous  les  plis  sont  con- 
nus et  éveillent  un  souvenir.  L'homme  possède-t-il  véritablement 
quelque  chose,  s'il  n'a  quelques  pieds  de  terre  qu'il  puisse  appeler 
siens?  Cette  terre  privilégiée,  devenue  comme  l'épouse  d'une  fa- 
mille, on  lui  donne  tout;  on  la  peigne,  on  l'orne  de  mille  façons,  on 
la  draine,  on  ne  se  lasse  pas  de  l'embellir,  de  la  rendre  plus  fé- 
conde. Toute  richesse  en  sort  et  toute  richesse  y  retourne.  Avec  les 
moissons  y  germe  aussi  l'indépendance,  ce  bien  le  plus  cher  aux 
âmes  fières,  une  indépendance  robuste  et  paisible,  qui  ignore  le 
doute  et  la  crainte.  Sous  ce  ciel  doux,  devant  ces  horizons  toujours 
couverts  d'une  gaze  légère,  l'esprit  endormi  ne  cherche  point  de 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sensations  ardentes;  il  n'a  pas  besoin  des  élancemens  de  l'ambition, 
il  dédaigne  les  élégances  serviles  et  honteuses  des  cours,  il  conserve 
une  sorte  de  virginité  farouche.  La  chasse,  les  pesantes  vapeurs 
des  repas  copieux  et  d'une  demi-ivresse  pleine  de  rêves  vagues, 
des  amours  presque  animales,  les  soins  de  l'administration  à  moi- 
tié patriarcale,  les  devoirs  d'une  hospitalité  à  la  fois  simple  et  fas- 
tueuse, suffisent  à  remplir  des  vies  qui  se  resserrent  et  s'enferment 
volontiers  dans  un  horizon  borné. 

La  terre  manquait  à  Venise;  son  aristocratie  a  été  marchande, 
elle  a  dépensé  sa  richesse  en  fêtes,  en  palais,  en  tableaux,  en  sta- 
tues. Les  marchands  anglais,  plus  riches  mille  fois  que  les  Véni- 
tiens, n'ont  jamais  tenté  d'opposer  une  aristocratie  nouvelle  à 
l'aristocratie  territoriale.  La  richesse  bourgeoise,  emprisonnée  dans 
des  maisons  de  pierre,  s'ingénie  en  vain  à  créer  des  enchantemens 
nouveaux.  Elle  orne  ses  demeures,  rend  la  vie  commode,  facile, 
trop  facile  peut-être  et  trop  unie.  Les  tapis  étouffent  le  bruit  des 
pas,  mille  riens,  superflus  d'abord,  deviennent  nécessaires;  mais 
rarement  le  grand  art  jette  son  rayon  dans  ces  vies  artificielles,  sur 
cette  pompe  intérieure,  ce  luxe  banal  et  cette  ostentation  tim.ide 
qui  sont  comme  l'atmosphère  de  la  richesse  citadine.  Aussi  toute 
grande  fortune  fuit  les  villes  et  ne  se  croit  bien  assurée  que  si  elle 
se  consolide  en  un  vaste  domaine.  La  richesse  mobilière  se  sent 
toujours  pauvre  à  côté  de  la  richesse  immobilière  :  elle  regarde 
avec  jalousie  les  vieux  châteaux  gardés  par  les  siècles  et  par  les 
lois,  les  donjons  que  parent  des  lierres  centenaires.  Toute  l'histoire 
d'Angleterre  peut  s'y  lire.  Pevensey,  qui  fut  occupé  par  Guillaume 
après  le  débarquement  de  son  armée,  est  encore  debout  et  appar- 
tient aux  Cavendish.  Les  compagnons  de  Guillaume  couvrirent  le 
pays  de  châteaux-forts;  un  siècle  après  l'invasion,  il  y  en  avait  plus 
de  mille.  Monumens  de  servitude,  ils  sont  devenus  depuis  des  asiles 
de  liberté.  L'aristocratie  anglaise  a  donc  ce  caractère  de  n'être  pas 
une  noblesse  militaire  ou  marchande;  elle  est  territoriale.  Elle  a 
administré  le  pays  comme  on  administre  une  grande  propriété.  Les 
rois,  les  ministres,  et  je  parle  des  plus  grands,  ont  été  ses  agens, 
les  fonctionnaires  ses  métayers,  les  armées  ses  chiens  de  garde  et 
ses  bergers. 

Il  faut  montrer  cependant  comment  elle  a  réussi  à  conserver  la 
puissance  territoriale  et  à  la  préserver  de  toutes  les  atteintes.  La 
terre  anglaise  appartient  à  l'Angleterre,  à  une  sorte  d'être  moral 
immortel,  dont  le  roi  est  le  représentant  vivant  et  changeant.  Ce- 
lui-ci est  nominalement  le  lord  suprême,  ce  qui  veut  dire  que  la 
nation  anglaise  n'a  jamais  renoncé  à  une  sorte  de  droit  à  la  pro- 
priété absolue,  à  la  souveraineté  indivise  du  territoire  de  la  Grande- 


l'aristocratie  anglaise.  391 

Bretagne.  L'étranger  peut  jouir  des  libertés  anglaises,  la  terre  an- 
glaise lui  est  refusée  (1);  mais  l'Anglais  lai-même  ne  connaît  guère 
ce  droit  de  propriété  personnelle,  indivise,  absolue,  tel  que  le  dé- 
finissait le  droit  romain.  La  vieille  loi  saxonne,  coutumière  et  bar- 
bare, lutta  toujours  contre  le  droit  de  l'Italie,  apporté  par  les  abbés 
normands  à  Oxford.  Les  clercs,  instrumens  de  Rome,  tenaient  pour 
le  droit  romain;  les  propriétaires  saxons  épargnés  par  la  conquête, 
les  nobles  normands,  maîtres  du  sol,  pour  la  vieille  coutume,  qui 
attachait  les  terres  à. une  race  et  ne  reconnaissait  point  la  propriété 
individuelle. 

Pour  comprendre  la  législation  anglaise,  il  faut  se  débarrasser 
l'esprit  de  toutes  les  notions  latines;  la  conception  d'une  chose 
qu'on  possède  seul,  en  plehi,  dont  on  puisse  user,  abuser,  ne  s'ap- 
plique point  à  la  terre  anglaise.  Aucun  homme  n'a  sur  la  terre  une 
puissance  absolue.  La  terre  la  plus  libre  est  un  fief  du  souverain  ; 
tous  les  chaînons  féodaux  sont  détruits,  mais  le  dernier  anneau,  le 
roi,  est  resté.  Cette  servitude  générale  du  sol,  toute  nominale  il  est 
vrai,  exprime  pourtant  que  l'individualisme  doit  toujours  quelque 
chose  à  la  communauté,  le  citoyen  à  la  patrie,  que  la  terre  n'ap- 
partient pas  tout  entière  à  ceux  qui  en  font  sortir  les  moissons,  et 
que  la  i:ommunauté  garde  sur  elle  une  sorte  de  droit  indéfinis- 
sable et  inaliénable.  Ce  que  l'on  appellerait  aujourd'hui  l'état  pos- 
sède une  façon  de  souveraineté  non  pas  seulement  idéale,  mais 
matérielle  et  tangible;  les  bois,  les  champs,  les  blés,  lui  rendent 
hommage. 

Si  la  terre  n'est  pas  absolument  libre,  on  peut  en  dire  autant 
de  la  possession.  Quand  on  essaie  d'analyser  la  loi,  on  reconnaît 
qu'il  y  a  non -seulement  des  qualités  diverses  inhérentes  à  la 
terre,  mais  des  manières  particulières  de  la  posséder,  et  comme 
des  degrés  différens  de  propriété.  Il  faut  distinguer  :  1°  les  états 
de  la  terre,  2"  les  états  de  la  possession,  qui  sont  des  formes  plus 
ou  moins  limitées  de  la  propriété  absolue.  Pour  comprendre  le  pre- 
mier point,  il  est  impossible  de  ne  pas  remonter  jusqu'à  la  conquête 
même.  Le  conquérant  avait  récompensé  ses  compagnons  en  leur 
cédant  des  parties  de  son  immense  domaine  royal.  Il  créa  des  sortes 
de  bénéfices  militaires,  qui  peu  à  peu  devinrent  héréditaires.  Les 
grands  vassaux  imitèrent  le  souverain  et  subinféodèrent  des  parties 
de  leurs  vastes  territoires.  Les  propriétaires  allodiaux,  c'est-cà-dire 
les  Saxons  qui  n'avaient  pas  été  dépouillés,  cherchèrent  des  suze- 
rains pour  être  mieux  protégés.  Le  système  féodal  asservit  donc 
bientôt  toute  l'Angleterre.  Il  s'établit  quatre  tenures  différentes,  et 

(1)  Elle  l'a  été  du  moins  jusqu'à  l'année  dernière. 


392  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  terres  se  classèrent  ainsi  en  quatre  catégories,  suivant  la  nature 
des  services  rendus  par  l'occupant  à  celui  dont  il  dépendait  :  1°  si 
ce  service  était  noble,  militaire  [servitium  militare),  le  fief  équiva- 
lait à  notre  fief  d'haubert;  2°  il  y  eut  les  terres  de  franc-socage,  où 
l'occupant  était  encore  libre,  mais  devait  des  services  non  militaires; 
au-dessous  étaient  les  deux  degrés  de  vUlem/ge,  3°  le  villenage  pur 
et  h°  le  villenage  privilégié.  Ces  quatre  tennres  se  réduisirent  peu 
à  peu  à  trois  :  1°  la  tenure  militaire  ou  de  chevalerie;  T  le  franc- 
socage;  3°  le  villenage  se  transforma  dans  la  tenm^e  qui  a  pris  le 
nom  de  copyhold. 

Jusqu'à  la  fin  du  x^ii"  siècle,  la  plus  grande  partie  des  terres 
anglaises  fut  occupée  par  des  tenanciers  de  la  première  espèce.  Au 
début,  le  possesseur  du  fief  devait  au  moins  quarante  jours  de  guerre 
par  an;  sa  terre  n'était  point  libre,  elle  passait  de  droit  à  l'héritier, 
qui  était  le  fils  ahié,  s'il  y  avait  plusieurs  enfans.  Pendant  la  mino- 
rité, le  lord  suzerain  était  le  tuteur  légal,  il  gardait  la  terre  et 
disposait  des  revenus  sans  avoir  à  rendre  de  compte,  il  pouvait 
marier  le  vassal  ou  se  faire  payer  le  consentement  à  son  mariage; 
il  percevait  le  droit  de  rançon,  s'il  était  prisonnier,  un  droit  pour 
la  prise  d'éperons  de  son  aîné,  un  autre  pour  le  mariage  de  sa  fille 
aînée,  les  aides,  les  reliefs,  des  droits  de  mutation,  de  succession, 
d'entrée  eu  possession,  etc.  Arrivé  à  sa  majorité,  le  tenancier  pou- 
vait aliéner  la  terre,  mais  le  lord  conservait  tous  ses  privilèges 
vis-à-vis  du  nouveau  possesseur.  Les  services  militaires  se  chan- 
gèrent peu  à  peu  en  impôts;  dès  Henry  II,  on  commençait  à  s'abon- 
ner, à  payer  Vescuage.  Quand  le  roi  faisait  la  guerre,  il  levait  l'im- 
pôt de  guerre  sur  tous  les  propriétaires.  Le  roi  Jean  s'engagea 
pourtant  dans  la  grande  charte  à  ne  pas  demander  d'escuage  sans 
le  consentement  du  parlement.  Tous  les  droits  féodaux,  si  oppres- 
sifs, si  nombreux,  qui  s'étaient  attachés  comme  une  lèpre  à  la 
tenure  chevaleresque,  ne  furent  définitivement  abolis  qu'à  la  res- 
tauration ,  quand  Charles  II  chercha  une  récompense  pour  les  ca- 
valiers restés  fidèles  à  la  cause  royale.  L'acte  qui  détruisit  la  tenure 
militaire  et  ses  conséquences  mérite  certes  une  place  aussi  impor- 
tante que  la  grande  charte  dans  l'histoire  d'Angleterre. 

Il  ne  resta  donc  plus  que  le  franc-socage  et  le  villenage.  La  terre 
de  franc-socage  est  devenue  aujourd'hui  le  freehold  (terre  tenue 
librement).  Les  services  de  la  tenure  militaire  étaient,  par  la  na- 
ture même  du  contrat  chevaleresque,  indéterminés;  la  tenure  de 
franc-socage,  moins  noble,  fut  en  réalité  la  plus  heureuse,  la  plus 
rapprochée  de  la  vraie  propriété  :  elle  n'était  grevée  que  de  servi- 
tudes déterminées,  jours  de  labour  dus  au  seigneur,  rente  en  nature 
ou  en  argent,  etc.  Pendant  les  minorités,  la  tutelle  appartenait  non 


l'aristocratie  anglaise.  893 

pas  au  lord,  mais  aux  parens;  les  mariages  étaient  aussi  plus  af- 
franchis. Aujourd'hui  presque  toute  la  terre  anglaise  est  tenue  en 
freehold^  les  servitudes  du  temps  passé  sont  abolies.  La  terre  dite 
libre  conserve  encore  un  lien  idéal  avec  le  suzerain  par  excellence, 
le  souverain;  cependant  elle  n'est  plus  soumise  cjxi'à  l'impôt,  elle 
ne  doit  plus  rien  à  aucun  suzerain  intermédiaire. 

A  côté  des  terres  tenues  librement  {frechold),  il  y  a  les  terres  de 
villenage  [cojyyhold).  Pour  bien  comprendre  cette  tenure,  il  faut 
se  représenter  ce  qu'on  nommait  un  manoir  [manorium).  Un  grand 
baron,  lord  de  manoir,  gardait  pour  lui-même  des  terres  domini- 
cales, une  sorte  de  domaine  privé,  et  distribuait  le  reste  à  des  vas- 
saux, tenanciers  libres;  mais  le  domaine  privé  était  trop  grand  pour 
que  le  lord  fît  valoir  lui-même  :  il  n'en  gardait  qu'une  partie,  li- 
vrait une  deuxième  partie  à  des  vilains,  enfin  une  troisième  part, 
non  cultivée,  servait  aux  routes,  aux  pâturages  du  lord  et  des  te- 
nanciers. Les  vilains,  habitans  des  villages,  tenaient  leurs  terres  de 
la  volonté,  du  bon  plaisir  du  lord.  On  pouvait  au  début  les  dépos- 
séder; ils  rendaient  les  plus  bas  services,  ils  appartenaient  à  la 
terre,  et  la  terre  ne  leur  appartenait  pas.  Leur  tenure  peu  à  peu 
se  consolida,  dépendit  moins  du  caprice;  la  prescription  lui  donna 
une  sorte  de  fixité.  Chaque  baron  ou  lord  de  manoir  avait  sa  cour; 
la  coutume  de  cette  cour  fut  la  sauvegarde  des  vilains,  ils  devin- 
rent tenanciers  en  vertu  du  rôle  de  la  cour  (par  copie  du  rôle,  d'où 
vient  ropyholders).  Le  villenage  dura  jusqu'au  règne  du  roi  Jac- 
ques I".  Les  personnes  devinrent  libres,  mais  le  statut  de  Charles  II 
qui  délivra  les  propriétaires  libres  des  servitudes  féodales  réserva 
l'existence  de  la  tenure  de  copyholdj  les  descendans  des  vilains, 
quoique  devenus  propriétaires  de  fait,  n'occupèrent  les  anciennes 
terres  du  maître  qu'en  restant  soumis  à  la  coutume  particulière  du 
manoir. 

Aujourd'hui  les  obligations  de  cette  basse  tenure  son',  réduites  à 
assez  peu  de  chose;  cependant  il  en  reste  encore  quelques-unes.  Le 
plus  souvent  les  règles  de  transmission  sont  les  mêmes  que  pour  les 
terres  libres,  mais  il  y  a  çà  et  là  des  exceptions.  Le  lord  du  manoir 
conserve  toujours  un  droit  de  propriété  S'jpérieur  et  antérieur.  Ce 
droit  par  exemple  s'étend  aux  mines,  au  sous-sol,  aux  arbres  mêmes 
plantés  par  le  tenancier.  Celui-ci  ne  peut  faire  des  baux  que  d'un 
an  sans  la  permission  du  lord.  Le  tenancier  n'a  en  réalité  qu'un 
droit  d'occupation  fondé  sur  !a  coutume.  Chaque  nouveau  tenan- 
cier, héritier  ou  acheteur,  paie  au  lord  un  droit  de  mutation  ou  de 
succession.  Chaque  manoir  a  sa  coutume  en  ce  qui  concerne  les 
rentes,  les  reliefs,  etc.  Il  y  a  des  manoirs  où  le  lord,  à  la  mort  du 
tenancier,  a  le  droit  de  saisir  son  meilleur  animal  {heriot). 


39/i  REVUE    DES    DEUX    MOxNDES. 

Le  parlement  a  permis  de  nos  jours  et  rendu  aussi  facile  que 
possible  l'afFranchissement  complet  des  anciennes  terres  de  ville- 
nage.  Les  droits  du  lord  peuvent  être  rachetés  à  la  volonté  soit  du 
lord,  soit  du  tenancier.  La  proportion  des  copyholds  par  rapport 
aux  terres  libres  ne  peut  donc  qu'aller  constamment  en  diminuant, 
car  on  ne  saurait  en  faire  de  nouveaux,  attendu  que  l'essence  même 
de  cette  tenure  est  la  coutume,  et  qu'elle  n'est  qu'un  des  restes  de 
l'antique  servitude.  On  peut  donc  prévoir  le  moment  où  toutes  les 
terres  anglaises  auront  la  même  qualité  légale,  si  l'on  peut  s'expri- 
mer ainsi.  Toutefois,  après  les  divers  états  de  la  terre,  il  faut  parler 
de  ceux  de  la  possession,  car  il  n'y  a  pas  seulement  aujourd'hui  des 
terres  de  deux  classes,  il  y  a  diverses  façons  de  posséder  une  même 
terre. 

La  propriété  féodale  n'était  en  réalité  qu'un  usufruit,  elle  ne  con- 
férait qu'un  droit  d'usage;  la  noblesse  ne  se  contenta  pourtant  pas 
longtemps  d'une  tenure  aussi  précaire,  qui  grandissait  trop  le  su- 
zerain aux  dépens  du  père  de  famille.  Ses  elForts  instinctifs  tendi- 
rent à  constituer  la  propriété  héréditaire,  à  remplacer  le  lien  féodal 
par  les  liens  de  la  famille.  Le  fie f  taillé  {fcudum  talliatum)  fut  fondé 
dans  cette  intention,  il  créa  une  sorte  de  propriété  qui  appartint  à  la 
race;  des  possesseurs  successifs,  fermiers  d'un  grand  nom,  la  con- 
servèrent comme  un  dépôt,  et  la  loi,  qui  l'entoura  de  sauvegardes 
et  de  chaînes,  la  protégea  contre  le  caprice  et  la  fantaisie  indivi- 
duelle. La  volonté  de  chaque  génération  se  trouva  comme  empri- 
sonnée entre  les  volontés  des  générations  antérieures  et  les  droits 
des  générations  à  venir.  De  semblables  domaines  furent  plrxés  sous 
la  garde  et  la  tutelle  des  morts.  Uact  fameux  qui  porte  le  nom  de 
donis  conditionalibus,  rendu  sous  le  règne  d'Edouard  I",  fut  un 
triomphe  de  l'aristocratie  sur  la  royauté;  il  consolida  la  tenure 
des  grandes  familles  en  donnant  une  autorité  prédominante  à  la  vo- 
lonté et  aux  intentions  des  donateurs  qui  constituaient  un  domaine. 
Cette  volonté  dut  être  obéie  secundum  formam  in  carta  doni  ex- 
pressam^  en  dépit  de  toute  aliénation,  les  biens  immeubles  devaient 
retourner  de  droit  aux  héritiers  de  celui  qui  avait  reçu  le  don,  ou, 
à  défaut  d'héritiers  de  son  eorps  ou  directs,  à  ceux  du  donateur. 
Le  droit  de  succession  des  héritiers,  les  droits  de  réversion  des  hé- 
ritiers du  donateur,  étaient  absolus,  indépendans  de  toute  aliéna- 
tion, de  tout  bail,  de  tout  arrangement  conclu  par  le  possesseur  de 
fief.  Cette  loi  assit  la  famille,  la  lia  à  la  terre,  ancra  l'aristocratie 
au  sol.  Les  inconvéniens  ne  tardèrent  pas  toutefois  à  se  manifester  : 
les  fermiers  furent  renvoyés  de  leurs  fermes  parce  que  les  baux 
faits  avec  les  tenanciers  in  tail  ne  furent  pas  considérés  comme  va- 
lides au-delà  de  la  vie  du  bailleur;  s'il  en  eût  été  autrement,  on 


l'aristocratie  anglaise.  395 

aurait  pu,  au  moyen  de  longs  baux,  frustrer  les  héritiers.  Les 
créanciers  n'eurent  plus  de  gage  pour  le  recouvrement  des  dettes. 
Le  statut  de  donis  rendit  la  rébellion  plus  facile,  car  le  fief  taillé 
ne  put  être  confisqué,  et  fut  seulement  mis  sous  séquestre  pendant 
la  vie  du  propriétaire  condamné  pour  haute  trahison. 

Un  roi  politique  éluda  une  loi  qui  avait  donné  à  la  noblesse  ter- 
ritoriale un  pouvoir  exorbitant.  Il  permit  d'instituer  des  procédures 
factices  entre  des  représentans  du  donataire  et  les  propriétaires,  au 
moyen  desquelles  on  put  convertir  un  fief  taillé  en  fief  libre.  Cette 
opération  se  nomme  barrer  la  taille  {to  har  ilie  entaîl),  elle  met  à 
néant  toutes  les  servitudes,  tous  les  droits  de  succession  ou  de  ré- 
version. L'immunité  des  fîe(s  taillés  contre  la  confiscation  prit  fin 
aussi  sous  le  roi  Edouard  IV;  il  l'enleva  à  la  noblesse,  et  rendit 
ainsi  les  révoltes  moins  faciles.  Sous  le  règne  d'Henry  YIII,  on  in- 
venta un  deuxième  mode  de  procédure  factice  qui  facilita  encore 
l'aliénation  des  propriétés  en  permettant  dans  certains  cas  au  pos- 
sesseur de  dépouiller  ses  successeurs  ou  les  héritiers  du  donateur 
des  privilèges  que  leur  accordait  le  statut  de  donis.  Plus  tard,  la 
couronne  pu;t  mettre  la  main  sur  l-es  fiefs  entaillés  pour  le  recouvre- 
ment de  ses  propres  créances;  enfin  aujourd'hui  la  loi  permet  à 
tous  les  créanciers  de  mettre  en  vente  les  biens  d'un  banqueroutier. 
Les  anciennes  procédures  fictives  ne  sont  plus  employées  pour 
affranchir  les  fiefs  taillés;  le  tenancier  peut  rentrer  dans  la  pleine 
propriété,  s'affranchir  entièrement  par  un  simple  acte  enregistré  en 
bonne  forme.  Cette  faculté  est  rarement  absolue,  et  voici  de  quelle 
façon  la  famille  se  protège  contre  l'individu.  L'enrichi  qui  veut  fixer 
son  nom  à  une  terre,  ou  le  père  qui  marie  son  fils,  ne  laisse  d'or- 
dinaire la  propriété  dont  il  dispose  qu'en  usufruit  :  on  fait  ce  qu'on 
nomme  un  settlementj  par  cet  acte,  la  terre  est  laissée  au  fils  en 
usufruit,  au  petit-fils  à  l'état  de  propriété  non  point  absolue,  mais 
entaillée.  Le  fils  jouit  de  l'usufruit;  quand  le  petit-fils  arrive  à  la 
majorité,  il  peut,  avec  le  consentement  de  son  père  (ou  de  toute 
personne  que  le  premier  donateur  a  constituée  j^rotecteur  de  la  terre) 
rompre  la  chaîne,  et  entrer  dans  la  pleine  possession  avec  tous  les 
droits  qui  s'y  attachent.  Ordinairement  on  n'use  de  cette  liberté 
que  pour  faire  un  nouveau  settlcment  :  le  propriétaire  libre  rede- 
vient donateur,  laisse  à  son  fils  un  usufruit,  à  son  petit -fils  une 
propriété  entaillée  qu'il  peut  affranchir  à  son  tour  avec  le  consen- 
tement du  protecteur.  Il  y  a  ainsi  comme  une  succession  périodique 
d'états  dans  la  possession.  La  chaîue  qui  noue  les  générations  n'est 
pas  absolument  rigide,  mais  elle  les  lie  cependant  assez  fortement 
pour  que  la  terre  ne  puisse  sortir  trop  vite  ni  trop  aisément  d'une 
seule  main. 


396  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

J'ai  décrit  la  coutume;  elle  sort  d'anciens  droits.  L'union  de  la  fa- 
mille et  de  la  terre  est  encore  si  intime  qu'aussitôt  affranchie,  la 
terre  volontairement  cherche  de  nouvelles  servitudes.  L'affranchis- 
sement périodique  ne  se  ferait  peut-être  même  pas,  si  la  terre  ne 
portait  de  très  lourdes  charges,  les  pensions  des  veuves,  les  sommes 
à  payer  aux  cadats,  aux  filles  ;  une  aliénation  partielle  devient  de 
temps  à  autre  nécessaire,  mais  elle  ne  peut  se  faire  que  quand  !a 
terre  est  redevenue  un  moment  tout  à  fait  libre.  On  estime  même 
que  les  charges  de  toute  nature  dévorent  entièrement  une  propriété 
en  trois  générations,  lorsqu'elle  ne  fait  aucune  recette  extraordi- 
naire, c'est-à-dire  quand  les  mariages,  les  places,  les  profits  du 
commerce,  de  la  spéculation,  ne  ramènent  point  des  capitaux  à  la 
famille. 

La  loi  est  aujourd'hui  moins  conservatrice  que  ne  le  sont  les 
mœurs  :  elle  favorise  les  aliénations  de  la  terre;  il  n'y  a  aucun  moyen 
légal  de  fixer,  de  consolider  une  propriété  pour  un  temps  qui  embras- 
serait au-delà  de  l'existence  d'une  personne  actuellement  vivante  et 
d'un  laps  supplémentaire  de  vingt  et  un  ans.  On  ne  peut  rien  donner 
aux  enfans  d'un  être  qui  n'est  pas  né;  on  ne  peut  donner  qu'à  des  vi- 
vans  et  aux  enfans  des  vivans.  Nulle  générosité,  nulle  prévoyance  ne 
peut  traverser  deux  générations  qui  n'ont  pas  encore  vie.  La  liberté 
de  tester  est  complète  dès  qu'on  possède  une  propriété  affranchie 
de  l'entaille.  Toutefois  nous  avons  vu  comment  la  coutume  ne  rend  la 
liberté  absolue  à  la  terre  que  })0ur  la  lui  reprendre  sans  cesse;  si  une 
volonté  unique  ne  lie  plus  toutes  les  générationsà  travers  les  siècles, 
cette  volonté  descend  pour  ainsi  dire  de  génération  en  génération, 
se  renouvelle,  se  rajeunit  et  lie  les  générations  successives.  Le  droit 
d'aînesse,  que  les  Normands  firent  entrer  en  Angleterre,  est  entré 
si  profondément  dans  les  mœurs  que  la  liberté  de  tester  le  contre- 
dit rarement.  La  loi,  quand  un  propriétaire  meurt  intestat,  laisse  la 
terre  tout  entière  à  l'aîné,  mais  ce  cas  est  très  rare  ;  l'habitude  des 
testamens  est  universelle  :  c'est  la  volonté  paternelle,  bien  plus  que 
la  loi,  qui  consacre  le  privilège  des  aînés.  La  propriété  territoriale 
est  le  signe  visible  de  la  puissance,  la  richesse  la  plus  stable,  la  plus 
enviée,  la  plus  enveloppée  de  respects,  de  souvenirs,  de  prestige. 
La  famille  s'y  attache  comme  le  lierre  à  un  mur;  les  cadets,  lésés 
dans  leurs  intérêts  matériels,  trouvent  des  plaisirs  d'imagination 
dans  la  grandeur  croissante  de  leur  nom  et  dans  le  sacrifice  qu'ils 
font  à  leur  race.  On  ne  les  entend  jamais  se  plaindre;  jeunes,  ils 
sont  trop  généreux,  et  vieux  trop  fiers.  Une  sorte  d'égalité  avec  ce 
qu'il  y  a  de  plus  grand  les  console  de  l'inégalité  des  fortunes.  La 
nation  voit  aussi  dans  le  droit  d'aînesse  la  force  qui  aiTache  les 
jeunes  gens  aux  loisirs  trop  faciles,  les  chasse  du  pays,  les  envoie 


L  ARISTOCRATIE    ANGLAISE.  ^97 

aux  colonies  lointaines,  les  oblige  à  l'action.  Le  travail  reste  ainsi 
chose  noble  :  il  n'est  pas  tout  à  fait  nécessaire,  comme  en  d'autres 
pays,  pour  être  un  homme  du  monde,  de  n'être  rien.  C'est  une  des 
surprises  de  l'étranger,  que  le  droit  d'aînesse,  qui  autrefois  a  eu  des 
ennemis  en  Angleterre,  n'en  ait  plus,  au  moins  d'avoués.  Sous 
l'empire  des  lois  et  des  mœurs,  la  propriété  foncière  a  conquis  en 
Angleterre  une  solidité  qu'elle  n'a  peut-être  en  aucime  autre  par- 
tie du  monde  civilisé.  Loin  de  se  diviser,  elle  se  concentre  dans  un 
nombre  de  mains  qui  décroît  toujours. 

Les  lois  d'Henry  VIII  s'élevaient  contre  ceux  qui  inventaient  de 
diminuer  la  part  du  peuple;  elles  défendaient  le  pauvre.  Elles  limi- 
taient jusqu'au  nombre  des  moutons  sur  certaines  terres,  pour  ne 
point  laisser  multiplier  les  pâturages;  elles  luttaient  contre  l'esprit 
mercantile  qui  voulait  traiter  la  terre  anglaise  comme  une  proie  or- 
dinaire et  en  tirer  les  plus  gros  revenus.  Le  parlement,  voyant  se 
dépeupler  l'île  de  Wight,  si  exposée  aux  attaques  de  la  France,  y 
défendit  les  grandes  fermes  (sous  Henry  VII)  ;  il  étendit  plus  tard 
cette  défense  à  toute  l'Angleterre.  «  Personne  ne  peut  prendre  plus 
d'une  ferme  quand  le  revenu  dépasse  dix  marcs,  »  On  rebâtit  les  pe- 
tites fermes,  on  remit  la  charrue  dans  les  terres  livrées  aux  troupeaux. 
«  Les  moutons,  écrivait  sir  Thomas  More  dans  son  ViopiCy  dévorent 
les  hommes  et  dépeuplent  non-seulement  les  villages,  mais  encore 
les  villes ,  car  partout  où  on  trouve  que  les  moutons  donnent  une 
laine  plus  douce  et  plus  riche  que  d'habitude,  les  nobles  et  les 
gentilshommes,  et  même  ces  saints  personnages,  les  abbés,  ne  se 
contentent  plus  des  anciens  revenus  que  leur  donnaient  leurs  fermes, 
et,  ne  songeant  pas  assez  que,  vivant  eux-mêmes  à  l'aise,  ils  ne 
font  aucun  bien  au  public,  ils  arrêtent  la  marche  de  Tagriculture.  » 
L'Angleterre  n'était  pas  encore  la  terre  de  l'économie  politique, 
et  la  division  du  travail  n'était  pas  comprise.  Aujourd'hui  le  yeo- 
man,  l'homme  hbre,  cultivant  sa  propre  terre,  a  presque  disparu. 
Ce  sont  pourtant  ces  francs -tenanciers  qui  ont  été  les  soldats  de  la 
révolution  anglaise.  Vironsides,   le  régiment  de  Cromwell,   était 
composé  de  gens  de  campagne,  petits  propriétaires,  montés  sur 
leurs  propres  chevaux.  La  pétition  en  faveur  de  Hampden  fut  por- 
tée au  parlement  par  une  troupe  de  cavaliers  gentilshommes  et 
francs -tenanciers  du  comté  de  Buckinghamshire ,  au  nombre  de 
2,000  suivant  les  uns,  de  (5,000  suivant  les  autres.  Au  xv!!*"  siècle, 
l'Angleterre  avait  encore  une  foule  de  petits  propriétaires  vivant  sur 
leurs  terres,  gens  libres,  prêts  à  défendre  leur  liberté  les  armes  à  la 
main.  Ces  laboureurs  étaient  les  muscles  et  les  nerfs  de  l'école  libé- 
rale et  protestante.  Aujourd'hui  les  grands  propriétaires  les  ont  dé- 
possédés :  rien  ne  gêne  cette  continuelle  absorption.  Les  grandes 


398  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fortunes  de  la  banque,  du  négoce,  se  consolident  toujours  dans  le 
sol.  Est-ce  demander  à  la  terre  un  trop  petit  intérêt  que  de  se  con- 
tenter de  2  1/2,  de  2  pour  100?  la  terre  n'est  point  si  avare,  elle 
ajoute  à  cela  des  biens  inestimables,  la  considération,  la  parité  avec 
ce  qu'il  y  a  de  plus  respecté,  l'autorité,  l'influence  locale,  des  fonc- 
tions judiciaires,  la  puissance  politique.  Les  noirs  comptoirs  de  la 
Cité,  les  mines  creusées  aux  profondeurs  des  montagnes,  les  docks 
où  s'accumulent  les  produits  du  monde  entier,  les  fumantes  usines, 
ces  milliers  de  navires  qui  sillonnent  les  mers,  tout  paie  tribut  au 
vieux  sol  anglais.  Quels  prodiges  d'activité  n'a-t-il  point  fallu  pour 
achever  tant  de  nobles  demeures  où,  dans  le  calme  des  grands  parcs, 
toute  activité  semble  éteinte!  Ces  oasis  de  paix,  ces  épais  gazons 
qui  amortissent  le  bruit  des  pas  de  l'homme,  ces  arbres  solennels  qui 
ne  craignent  rien  que  du  temps,  sont  la  dernière  métamorphose 
des  énergies  humaines.  Dans  le  silence  de  Blenheim,  j'entends  les 
cris  d'un  champ  de  bataille;  l'immobile  et  mélancolique  douceur  de 
tant  de  beaux  lieux  est  un  voile  à  travers  lequel  la  pensée  peut  re- 
chercher les  fantômes  remuans  du  passé,  les  luttes  de  l'éloquence, 
les  angoisses  de  la  spéculation,  les  efforts  du  travail,  les  souffrances 
de  générations  entières. 

Le  prix  de  la  terre  va  toujours  en  grandissant,  et  la  demande  est 
toujours  supérieure  à  l'offre  en  dépit  d'une  continuelle  émigration 
dans  le  monde  entier.  La  richesse  essaie  toujours  d'arrondir  ses 
domaines,  et  l'agriculture  intensive,  devenus  une  pure  industrie, 
tend  à  étendre  les  fermes  pour  diminuer  les  frais  généraux.  11  en 
résulte  que  le  nombre  des  fermiers  diminue  aussi  bien  que  celui 
des  propriétaires. 

La  population  rurale  se  divise  en  trois  classes  :  propriétaires, 
fermiers,  ouvriers  agricoles  vivant  de  salaires.  En  aucun  pays,  cette 
division  d'attributions  ne  se  trouve  aussi  complète,  aussi  exclu- 
sive; bon  ou  mauvais,  le  système  a  droit  au  nom  d'anglais.  A  pre- 
mière vue,  il  frappe  par  quelque  chose  d'artificiel;  il  sépare  trois 
choses,  la  terre,  les  instrumens  du  labour,  les  bras,  qui  se  lient 
cependant  et  se  complètent.  Le  système  sert  pourtant  d'idéal  aux 
économistes,  et  ils  l'offrent  sans  hésitation  comme  modèle;  ils  le 
croient  plus  favorable  qu'aucun  autre  à  une  production  abondante  : 
il  met  l'agriculture  au  niveau  de  la  grande  industrie. 

Les  charges  de  la  terre  sont  légères;  la  loi,  faite  jusqu'ici  par 
des  propriétaires,  l'a  toujours  ménagée.  Jusque  dans  les  temps  mo- 
dernes, elle  avait  des  préférences  marquées  pour  la  grande  pro- 
priété. Au-delà  d'une  valeur  de  100,000  livres  sterling,  le  droit  de 
mutation  était  fixe  et  non  proportionnel  à  la  valeur.  Depuis  1850, 
il  est  devenu  proportionnel;  le  parlement  l'a  fixé  à  10  shillings 


l'aristocratie  anglaise.  399 

pour  100  livres  ou  1/2  pour  100;  la  propriété  ne  perd  donc  presque 
rien  à  changer  de  mains.  Les  droits  de  succession  sont  les  sui- 
vans  : 

Pour  le  fils,  la  fille  ou  le  successeur  en  droite  ligne..  .  1  pour  100  sur  la  valeur. 

Pour  le  frère,  la  sœur  ou  leurs  descendans 3  pour  100  — 

Pour  frère  ou  sœur  de  père  ou  de  mère  et  leurs  des- 
cendans   5  pour  100  — 

Pour  frère  ou  sœur  de  grand-père  et  grand'mèrc.  ...  6  pour  100  — 

Aux  autres  degrés  ou  pour  les  étrangers 10  pour  100  — 


II. 

L'aristocratie  anglaise  a  son  fon-dement  sur  la  richesse;  sa  puis- 
sance n'est  pas  seulement,  comme  celle  des  noblesses  proprement 
dites,  une  puissance  d'imagination.  Ce  qui  donne  le  pouvoir,  c'est 
la  propriété,  et  de  toutes  les  propriétés  la  plus  robuste,  la  plus  iné- 
branlable, —  ce  ne  sont  pas  des  noms  vains,  des  fictions,  des  sym- 
boles; sous  les  apparences  idéales,  il  y  a  une  trame  ferme  et  résis- 
tante. L'esprit  barbare  a  toujours  respecté  la  force,  la  possession, 
le  succès;  il  a  vu  dans  la  propriété  la  vraie  garantie  de  la  liberté. 
Est-on  libre  quand  il  faut  tendre  la  main?  D'où  vient  que  l'église 
anglicane  se  sent  indépendante  des  particuliers,  des  administra- 
tions locales,  des  représentans  de  l'état?  C'est  qu'elle  est  proprié- 
taire. Ses  biens  sont  sous  la  sauvegarde  de  l'état  (l'on  peut  même 
ajouter  à  sa  discrétion),  mais  elle  ne  reçoit  pas,  à  proprement  par- 
ler, de  salaire.  Pourquoi  les  églises  dissidentes  sont-elles  indépen- 
dantes? C'est  parce  qu'elles  possèdent  des  maisons,  des  églises,  des 
revenus.  On  peut  en  dire  autant  des  universités,  des  écoles,  des  cor- 
porations, des  sociétés  de  tout  genre.  La  chambre  des  pairs  peut 
être  considérée  comme  propriétaire,  car  l'ensemble  des  domaines 
attachés  aux  pairies  est  comme  un  trésor  qui  lui  appartient.  Sans 
le  droit  de  propriété,  il  n'y  a  pas  d'indépendance  durable. 

Le  protestantisme  a  encore  concouru  à  rattacher  la  race  anglaise 
à  la  possession  des  biens  terrestres.  Avant  toute  autre  nation  d'Eu- 
rope, l'Angleterre  a  connu  le  pouvoir  de  l'argent  :  la  première,  elle 
a  eu  de  bonnes  finances.  L'économie  politique,  la  science  des  ri- 
chesses, a  trouvé  là  sa  terre  bénie.  Le  catholicisme  avait  fait  de  la 
pauvreté  une  vertu  et  montrait  dans  le  ciel  la  seule  conquête  digne 
de  l'ambition  humaine;  il  livrait  la  terre  aux  ordres  religieux,  qui 
la  laissaient  stérile.  La  misère  aux  pays  latins  est  encore  presque 
un  signe  de  sainteté,  une  grâce  terrestre.  La  route  étroite  du  ciel 
ne  doit  avoir  que  des  ronces,  des  pierres  et  des  épines.  Que  sont 


ZiOO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  joies  si  courtes  de  la  vie,  ses  triomphes  si  éphémères,  auprès 
des  bonheurs  infinis,  des  consolations  sans  bornes  de  la  foi  qui 
s'oublie  dans  l'obéissance,  et  se  laisse  choir  en  quelque  sorte  dans 
les  abîmes  de  l'espérance,  du  pardon,  des  richesses  célestes?  La 
foi  écrase,  brise  les  ressorts  de  l'ambition  vulgaire,  efface  les 
pointes  de  l'envie,  refroidit  les  instincts  de  l'animal  humain.  Quand 
un  pays  catholique  adore  la  richesse,  c'est  le  signe  qu'il  approche 
de  la  décadence. 

Tout  autre  fut  l'esprit  de  la  réforme  :  le  protestantisme  est  la 
religion  de  l'essor,  et  qui  est  capable  de  l'essor  de  la  pensée  le  de- 
vient aisément  de  tous  les  efforts  matériels.  En  rendant  à  la  con- 
science toute  liberté,  le  protestantisme  lui  donna  le  goût  de  la  lutte; 
il  dit  à  l'homme  :  Pense,  agis.  Ennemi  de  la  mollesse,  de  la  paresse, 
de  l'effacement  volontaire,  il  pousse  l'homme  dans  la  vie,  non  comme 
une  victime,  mais  comme  un  combattant.  Le  royaume  du  Christ 
doit  être  fondé  ici-bas;  c'est  tout  de  suite  qu'une  doctrine  doit 
porter  ses  fruits.  Les  meilleurs,  ceux  qui  possèdent  la  vérité,  les 
saints,  doivent  être  aussi  les  plus  forts,  les  plus  habiles,  les  plus 
heureux,  disons  cmment  le  mot,  les  plus  riches.  La  pauvreté  n'est 
que  le  signe  de  l'incurie.  La  conquête  de  la  richesse  indique  un  ef- 
fort, une  victoire  de  l'homme  sur  ses  passions;  elle  suit  l'économie, 
l'ordre,  la  règle.  Les  sociétés  religieuses  qui  sont  nées  de  la  hberté 
ont  une  soif  d'ordre  qui  va  jusqu'à  la  tyrannie,  et  qui  épouvante 
l'insouciance  latine.  Cette  contradiction,  qui  n'est  qu'apparente ,  a 
éclaté  à  Genève,  en  Ecosse,  en  Angleterre,  dans  l'Allemagne  du 
nord,  aux  États-Unis.  Sitôt  que  l'homme  construit  lui-même  sa 
foi,  il  devient  plus  âpre  en  toutes  ses  entreprises;  la  volonté  suit 
toujours  la  puissance,  et  la  puissance  la  volonté. 

De  bonne  heure,  on  cessa  donc  en  Angleterre  de  mépriser  la 
richesse,  on  y  vit  non  pas  un  danger,  mais  une  protection;  on  se 
persuada  que  la  liberté  ne  peut  aller  sans  la  richesse.  Ce  n'est  poin.t 
par  un  profond  calcul  politique  que  l'aristocratie  anglaise  s'assimile 
toutes  les  grandes  richesses  et  "s'attire  toutes  les  supériorités.  Elle 
ne  fait  que  suivre  l'instinct  barbare,  toujours  vierge  et  ingénu;  en 
face  d'une  force  nouvelle,  elle  songe  moins  à  la  détruire  qu'à  s'en 
emparer.  Elle  aime  naïvement  ie  succès.  L'esprit  anglo-saxon  est 
un  aimant  qui  tourne  toujours  son  pôle  attractif  vers  la  puissance, 
la  fortune,  le  bonheur,  le  hasard  même.  Il  élève  tout  ce  qui  s'élève, 
il  fortifie  tout  ce  qui  est  fort;  il  ne  donne  pas  au  destin  d'inutiles 
démentis.  Il  entoure  ses  favoris  d'admirations  sans  réserve,  déifie  ses 
héros,  ne  voit  jamais  de  taches  dans  son  soleil.  Il  a  moins  d'envie 
à  la  fois  et  moins  de  générosité  que  l'esprit  latin;  celui-ci  console 
la  faiblesse  par  la  pitié  et  meurtrit  la  grandeur  par  l'ironie.  Sa  va- 


l'aristocratie  anglaise.  /iOl 

nité  clément  les  faits,  les  annule,  les  insulte;  une  certaine  finesse 
perverse  l'éloigné  des  causes  trop  victorieuses  et  des  triomphes 
trop  pleins.  Une  certaine  noblesse  l'attache  aux  grandeurs  d'illu- 
sion, d'imagination,  aux  chimères  dont  le  temps  inflexible  em- 
porte les  lambeaux.  L'Angleterre  n'aime  point  à  renverser  ses 
idoles,  elle  les  hisse  devant  l'humanité  et  cherche  à  les  faire  pa- 
raître plus  grandes;  elle  prend  tout  au  sérieux  et  n'a  pas  besoin  du 
moindre  effort  pour  admirer  tout  ce  qui  est  heureux,  tout  ce  qui 
est  fort.  En  France,  on  ne  courtise  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  puissant; 
en  Angleterre,  on  courtise  tout  ce  qui  est  puissant.  Tout  ce  qui  sur- 
git des  classes  moyennes  est  immédiatement  absorbé  par  Taristo- 
cratie.  Celle-ci  se  rajeunit  ainsi  sans  cesse  :  un  peu  de  sang  saxon 
vient  constamment  se  mêler  au  vieux  sang  normand.  L'aristocratie 
est  comme  une  forêt  dont  les  troncs  laissent  tomber  les  branches 
mortes  et  portent  chaque  année  de  nouveaux  rameaux.  Les  filles 
nobles  ne  dérogent  pas  en  épousant  des  hommes  sans  titre.  Dans 
la  même  famille,  les  uns  ont  un  titre  qui  confère  un  privilège  poli- 
tique, les  autres  des  titres  de  simple  courtoisie,  les  autres  n'ont  au- 
cun titre,  aucune  particule.  Des  hommes  nouveaux  portent  des  titres 
anciens;  des  familles  très  anciennes  n'ont  aucun  titre.  Le  rang  est 
recherché,  mais  la  fortune  l'est  encore  plus;  on  ne  comprend  pas 
la  noblesse  dans  la  gueuserie.  Les  jouissances  d'imagination  ont 
peu  de  prix,  séparées  des  plaisirs  et  des  avantages  que  donne  la 
richesse.  Il  y  a  des  patriciens,  il  n'y  a  point  de  race  patricienne.  Le 
grand  seigneur  anglais  ne  ressemble  pas  plus  au  grand  d'Espagne, 
dans  les  veines  duquel  ne  coule  plus  qu'un  mince  filet  de  «  sang 
bleu,  »  qu'aux  valets  anoblis  des  gouvernemens  absolus,  généraux 
d'antichambre,  favoris  de  boudoir,  gent  sordide,  mendiante  et  vé- 
nale. 

Tout  le  monde  ne  peut  pas  devenir  noble  en  Angleterre  :  cela 
n'est  vrai  que  des  riches,  mais  tout  le  monde  peut  espérer  de  de- 
venir riche.  Si  la  richesse  ne  mène  pas  toujours  aux  honneurs,  elle 
en  est  le  chemin  le  plus  sûr.  La  possession  d'un  certain  nombre 
d'hectares  francs  d'hypothèques  semble  à  tout  Anglais  le  titre  le 
plus  naturel  à  la  pairie.  Les  pairs  nommés  par  lord  Palmerston, 
lord  Derby  ou  M.  Gladstone  sont,  comme  ceux  de  M.  Pitt,  de  grands 
propriétaires.  Le  mariage  entre  l'aristocratie  et  la  richesse  est  de- 
venu même  plus  intime  de  nos  jours.  Si  noble  qu'on  soit,  il  faut  être 
riche.  Les  chemins  de  fer,  le  grand  commerce,  l'industrie,  font  trop 
de  parvenus  heureux  :  il  faut  lutter  avec  eux.  Aurait-on  vu,  il  y  a 
cinquante  ans,  dans  un  journal  le  paragraphe  que  je  relève  :  «  Le 
comte  de  L...,  ayant  été  nommé  pair  représentatif  d'Ecosse,  se 
retire  de  la  banque  de  M.  M...;  il  est  remplacé  par  son  fils,  lord  K... 

TOME  xcvm.  —  1872.  26 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1866).  »  Aujourd'hui  des  fils  de  duc  se  font  banquiers,  ingénieurs, 
négocians. 

L'aristocratie  ne  se  trouve  plus  assez  riche  :  le  népotisme  n'est 
plus  aussi  éhonté,  aussi  scandaleux  que  par  le  passé,  bien  que  la 
naissance  soit  encore  le  meilleur  titre  pour  l'armée,  pour  la  marine, 
pour  l'église,  pour  toutes  les  fonctions  dont  dispose  le  gouverne- 
ment. La  richesse  est  la  seule  voie  qui  conduise  à  la  puissance.  Le 
commerçant  enrichi  va  de  son  comptoir  au  parlement.  Quand  sa  for- 
tune est  faite,  il  peut  ambitionner  l'honneur  de  représenter  son  pays. 
Il  va  aux  agens  parlementaires.  —  Qu'êtes-vous  prêt  à  payer?  —  lui 
dit-on  tout  de  suite.  La  majn  ouverte,  il  arrive  dans  quelque  bourg 
ou  comté  où  il  sème  l'argent.  De  mille  façons  on  le  lui  extorque, 
souscriptions,  charités,  répaj,'ations  d'églises,  etc.  11  y  a  des  députés 
qui  dépensent  plusieurs  milliers  de  livres  à  se  faire  élire,  et  conti- 
nuent à  payer  une  sorte  d'impôt  annuel  de  1,000,  2,000  livres. 
Est-ce  trop,  s'ils  arrivent  à  se  hisser  dans  la  pénombre  aristocra- 
tique, à  se  mêler  avec  leur  famille  aux  vieilles  familles  des  comtés 
et  au  tourbillon  mondain  de  la  capitale? 

Il  ne  faut  pas  longtemps  pour  découvrir  que  le  manteau  de  la 
vieille  aristocratie  couvre  aujourd'hui  une  ploutocratie.  Sans  for- 
tune, on  ne  peut  prétendre  à  rien,  ni  à  la  considération  sociale,  ni 
aux  honneurs.  On  refuse  de  croire  au  mérite  qui  ne  sait  rien  obtenir 
pour  lui-même.  Sans  fortune,  Robert  Peel,  Gladstone,  Disraeli, 
Bright,  auraient  toute  leur  vie  erré  autour  du  parlement.  Autrefois 
les  bourgs-pourris  étaient  comme  des  canonicats  politiques  qu'un 
grand  seigneur  pouvait  donner  à  un  parent  pauvre,  qu'un  riche 
achetait.  La  réforme  les  a  supprimés.  Robert  Peel  était  fils  d'un 
filateur  qui  mourut  en  1860,  laissant  60  millions  de  fortune.  Cette 
fortune  le  mit  de  pair  avec  l'aristocratie.  A  vingt  et  un  ans,  en  1809, 
il  acheta  un  bourg-pourri  qui  avait  douze  électeurs.  La  société  an- 
glaise est  hermétiquement  fermée  à  la  pauvreté.  Est-il  étonnant 
que  la  poursuite  de  la  richesse  soit  si  ardente,  que  la  vie  soit,  pour 
presque  tous,  comme  une  l,utte  et  une  bataille?  On  sent  partout 
l'effort,  la  tension.  Étrange  spectacle  pour  un  témoin  désintéressé  ! 
Tant  d'efforts  pour  arriver  souvent  à  de  si  petites  fins,  le  sentiment 
du  devoir  transporté  dans  des  choses  artificielles  et  qui  semblent 
superflues,  des  vies  qui  s'usent  à  soutenir  de  simples  dehors,  la 
vertu,  le  talent,  le  génie  même,  asservis  à  une  inexorable  tyrannie 
sociale!  Mais,  d'une  autre  part,  une  activité  que  rien  ne  lasse  ni 
n'arrête  et  qui  remue  incessamment  les  choses  matérielles  comme 
les  idées,  une  force  qui  cherche  plutôt  qu'elle  n'évite  les  obstacles, 
tous  ces  beaux  ouvrages  enfin  dont  la  grandeur  fait  oublier  les  mi- 
sçres  et  les  souffrances  de  l'oiiy.rier  ! 


l'aristocratie  anglaise.  403 

Plus  s'effacent  les  frontières  vagues  qui  séparent  l'aristocratie  de 
la  bourgeoisie  opulente,  plus  la  convoitise  sociale  devient  ardente. 
L'être  et  le  paraître  se  cherchent,  se  rapprochent,  s'épousent.  Dans 
un  pays  de  privilèges,  ce  qui  étonne,  ce  n'est  point  l'admiration  que 
les  enrichis  éprouvent  pour  l'aristocratie,  c'est  plutôt  le  respect 
naïf  que  l'aristocratie  ressent  pour  la  richesse,  et  qu'elle  ne  cherche 
nullement  à  dissimuler.  Ce  sentiment  vient  du  grossier  bon  sens 
de  la  race;  elle  respecte  l'argent,  elle  sait  que  l'argent  est  utie 
force,  une  réalité.  Qui  osera  dire  qu'un  million  soit  une  chimère, 
une  valeur  de  caprice,  une  chose  méprisable?  L'imagination  voit  du 
ptemier  coup  ce  qu'il  y  a  dans  ce  mot,  des  maisons,  des  champs, 
le  luxe,  l'autorité,  la  pairie  peut-être,  c'est-à-dire  le  droit  hérédi- 
taire à  gouverner  les  hommes. 

'Le  capital,  qui  sert  de  lien  entre  l'aristocratie  et  la  bourgeoisie, 
grossit  chaque  jour  avec  une  surprenante  rapidité.  En  1842,  le  re- 
venu qui  payait  l'impôt  à  l'état  (provenant  de  terres,  maisons, 
chemins  de  fer,  mines,  commerce,  actions  industrielles,  profes- 
sions, corporations  et  établissemens  privés)  était  de  3  milliards 
900  millions.  En  1862,  l'impôt  du  revenu  était  payé  par  un  revenu 
de  5  milliards  1/2  provenant  des  mêmes  sources^  De  18/i2  à  1852, 
en  dix  ans,  le  revenu  taxé  augmentait  de  6  pour  100;  de  1852  à 
1861,  dans  les  dix  années  suivantes,  il  augmente  de  20  pour  100, 
du  quart.  En  1868,  le  revenu  imposé  dépasse  10  milliards.  Quelle 
èipàtlsîëh  ïïtt  Càpimi!  La  Classe  qui -efi  est  dépositaire  devient 
chaque  jour  plus  iiombreuse,  plus  ambitieuse.  Tout  remue,  enfle, 
se  transforme.  La  marée  des  classes  moyennes  monte  toujours. 
Oter  à  ces  âmes  tendues  vers  la  richesse  la  vue  de  grandeurs  tan- 
gibles, éclatantes,  serait  leur  ôtér  leur  idéal. 

L'Angleterre,  la  première,  a  connu  la  puissance  des  capitaux; 
elle  a  pu  dès  1750  réduire  l'intérêt  à  3  pour  100.  Elle  n'a  point  tenu 
le  capital  d'une  main  avare  enfoui  daïis  les  choses  immobiles,  elle 
lui  a  donné  des  ailes,  cherché  les  aventures,  les  hasards;  ses  cal- 
culs ont  rêvé  la  conquête  de  l'univers.  A  côté  de  l'aristocratie  rayon- 
nante, visible,  maîtresse  du  sol,  de  la  popularité,  une  autre  s'est 
élevée  lentement,  d'abord  humble  et  ignorée,  cachée  dans  les 
comptoirs,  derrière  les  gtos  livres  au  large  dos  de  cuir,  les  murs 
de  briques  des  usines.  Dans  l'horizon  triste  et  fermé  de  la  vie  bour- 
geoise, pendant  les  journées  sombres  et  taciturnes ,  les  âmes  sont 
illuminées  par  les  visions  de  la  noblesse,  du  luxe,  de  la  puissance. 
La  bourgeoisie  tient  les  yeux  fixés  sur  l'aristocratie,  l'aristocratie 
cherche  la  richesse.  Elle  lui  sert  de  patron,  d'appui;  elle  la  protège. 
{(  D'autres  nations  ont  fait  céder  des  intérêts  de  commerce  à  des 
intérêts  politiques,  celle-ci  a  toujours  fait  céder  ses  intérêts  politi- 


^Oll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ques  aux  intérêts  de  son  commerce  (1).  »  Comme  une  ventouse,  il 
faut  que  le  commerce  tire  au  cœur  anglais  le  sang  du  monde  entier. 

Au  xvii''  siècle,  on  était  extrêmement  riche  avec  20,000  liv.  st. 
par  an.  C'était  le  revenu  des  trois  ducs  les  plus  opulens,  Ormond, 
Buckingham,  Albemarle.  Le  chiffre  moyen  du  revenu  pour  un  pair 
était  de  3,000  livres,  pour  un  membre  des  communes  de  800  livres. 
Les  ministres  ne  reculaient  devant  aucun  moyen  pour  enfler  leurs 
appointemens.  La  corruption  parlementaire  était  sans  vergogne.  Les 
chanceliers,  les  lords  de  la  trésorerie,  les  lords  lieutenans  d'Irlande 
faisaient  des  fortunes  rapides.  Titres,  places,  commissions,  tout  se 
vendait.  Sous  Jacques  II,  Sunderland,  le  président  du  conseil,  re- 
cevait de  Louis  XIV  une  pension  de  8,000  livres;  d'Irlande,  Tyrcon- 
nel  lui  envoyait  des  sommes  énormes,  le  roi  l'accablait  de  ses  dons. 
Aujourd'hui  il  y  a  des  bourgeois  presque  inconnus,  dont  le  nom 
n'est  jamais  prononcé  hors  de  la  Cité,  des  grands  ports,  des  districts 
manufacturiers,  qui  sont  aussi  riches,  plus  riches  que  les  descen- 
dans  des  vieilles  familles.  Cependant  il  n'y  a  aucune  hostilité  entre 
la  richesse  héréditaire  et  la  richesse  des  parvenus.  La  classe  nobi- 
liaire s'étend  à  mesure  que  grandit  la  fortune  publique.  Pitt  à  lui 
seul  fit  lliO  pairs;  il  dédaignait  trop  les  honneurs  pour  n'en  être 
pas  prodigue.  La  pairie,  à  son  avis,  convenait  naturellement  à  la 
grande  fortune  :  c'était  une  vanité  ajoutée  à  d'autres  vanités.  Il  n'y 
a  pas  aujourd'hui  moins  de  h62  pairs  qui  ont  droit  de  siéger  à  la 
chambre  des  lords;  il  n'y  a  pas  de  limite  constitutionnelle  à  ce  chiffre. 
Par  les  mariages,  les  alliances,  l'aristocratie  résorbe  continuelle- 
ment la  richesse  produite  par  le  travail.  Le  tiers-état,  qui  ne  se 
sent  pas  séparé  de  la  noblesse  par  une  insurmontable  barrière, 
n'éprouve  pour  elle  aucune  haine  :  il  y  a  une  noblesse  non  qualifiée 
qui  est  toujours  mêlée  au  tiers.  Le  parlement  dès  longtemps  a  été 
l'assemblée  d'un  ordre  mixte  formé  de  nobles  et  de  marchands.  Les 
gens  de  finance,  de  loi,  de  commerce,  s'y  trouvaient  mêlés  aux 
porteurs  des  noms  les  plus  antiques.  Le  tiers  ne  devint  point, 
comme  en  France,  ennemi  de  l'aristocratie,  car,  celle-ci  étant  plus 
démocratique  que  dans  notre  pays,  la  démocratie  y  est  devenue  plus 
aristocratique. 

Il  n'y  a  pas  encore  en  Angleterre  de  lutte  ouverte  entre  l'aristo- 
cratie et  la  démocratie;  l'histoire  du  pays  est  remplie  des  luttes 
entre  l'aristocratie  et  la  royauté.  Le  triomphe  de  l'aristocratie  n'a 
été  si  durable  et  si  glorieux  que  parce  qu'il  était  une  victoire  contre 
la  tyrannie.  Sous  les  deux  premiers  George,  les  whigs  défendent  les 
droits  de  la  maison  de  Hanovre;  ces  défenseurs  sont  en  réalité  des 

(1)  Montesquieu,  Esjfrit  c/es  LoiSj  liv.  XX,  cliap.  vu. 


l'aristocratie  anglaise.  405 

maîtres.  Sous  George  III,  les  tories  reprennent  quelque  influence, 
mais  ce  n'est  qu'au  prix  de  l'abanden  de  leur  fidélité  à  une  cause 
détestée  par  le  peuple.  Le  souvenir  des  grandes  luttes  contre  le  des- 
potisme religieux  et  politique  sert  d'auréole  à  la  classe  aristocrati- 
que, et  la  nation  assiste  comme  de  loin  à  ce  duel  des  partis  qui  se 
disputent  le  pouvoir,  les  places,  les  dignités,  le  patronage.  Il  lui 
suffit  de  voir  la  royauté  séparée  de  Rome  et  docile  aux  parlemens. 
Peu  lui  importe  que  les  uns  réclament  tous  ces  biens  comme  un 
droit,  que  les  autres  les  achètent  par  un  peu  plus  de  complaisance 
envers  la  royauté.  Cette  complaisance  n'est  déjà  plus  que  de  la 
courtoisie.  Les  grandes  familles  whigs,  nées  dans  la  pourpre,  se 
transmettent  la  puissance  politique  comme  un  héritage.  Elles  impo- 
sent au  roi  des  ministres  qu'il  déteste. 

Il  y  a  déjà  un  peuple  anglais,  mais  ce  peuple  n'a  que  des  passions 
simples,  élémentaires,  la  haine  du  pouvoir  absolu,  l'horreur  de 
Rome,  un  patriotisme  jaloux.  Tant  que  ces  passions  sont  satis- 
faites, il  ne  demande  rien  de  plus.  Il  ne  se  mêle  point  au  drame 
politique.  Les  whigs  deviennent  les  ennemis  de  la  royauté  roidie 
contre  leurs  prétentions,  ils  sont  les  champions  de  la  suprématie 
parlementaire;  cependant  leurs  ministères  sont,  comme  ceux  des  to- 
ries, des  ministères  de  patriciens.  Dans  celui  de  lordNorth  (de  1770 
à  1782  ),  il  n'y  a  que  des  pairs  et  des  fils  aînés  de  pairs;  North,  fils 
aîné  d'un  comte,  reste  presque  seul  aux  communes.  M.  Pitt,  qui 
succéda  au  ministère  de  coalition,  fut  seul  aussi  dans  la  chambre 
basse;  tous  ses  collègues  étaient  des  pairs.  Le  ministère  d'Adding- 
ton,  qui  le  remplace,  renferme  cinq  pairs  et  quatre  aînés.  Dans 
le  deuxième  ministère  de  Pitt  (1804),  il  n'y  a  avec  lui  à  la  chambre 
des  coiiimunes  que  Gastlereagh.  La  puissance  politique  était  un 
monopole,  un  patrimoine.  Elle  ajoutait  quelques  émotions  de  plus 
aux  plaisirs  et  aux  enivremens  de  la  jeunesse.  A  vingt-neuf  ans, 
lord  Shelburne  est  secrétaire  d'état,  Pitt  à  vingt-cinq  ans  premier 
ministre.  Chesterfield  n'avait  pas  atteint  sa  majorité  quand  il  en- 
trait à  la  chambre  des  communes,  ni  Fox,  ni  lord  Liverpool  :  ce- 
lui-ci, à  trente  ans,  négociait,  comme  ministre  des  aiïaires  étran- 
gères, la  paix  d'Amiens. 

La  guerre  avec  la  révolution  française  et  avec  l'empire  servit  les 
intérêts  de  l'aristocratie.  Elle  la  grandit  outre  mesure;  elle  hissa 
Liverpool,  Gastlereagh,  des  hommes  médiocres,  à  la  hauteur  de  la 
gloire  impériale,  et,  quand  Napoléon  tomba  de  ce  sommet  où  l'avait 
porté  son  funeste  génie,  ils  y  demeurèrent  dans  les  rayons  de  Tra- 
falgar,  de  Waterloo,  admirés,  redoutés,  pareils  à  des  dieux.  Si 
l'Europe  vit  avec  un  é.tonnement  et  un  respect  nouveaux  les  re- 
présentans  d'une  politique  si  heureuse,  si  ses  souverains  mêmes  se 


Il06  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

firent  les  courtisans  des  hommes  d'état  de  la  Grande-Bretagne,  le 
peuple  anglais  pouvait -il  rester  insensible  à  ces  triomphes?  La 
royauté  n'y  avait  eu  aucune  part  :  l'Angleterre  avait  été  sauvée  par 
son  parlement  aristocratique,  et  non-seulement  sauvée,  mais  portée 
à  travers  mille  hasards  et  mille  périls,  par  une  volonté  tenace  et 
romaine,  à  un  degré  de  puissance  qui  confond  l'imagination  et  qui 
étonnera  l'histoire,  quand  elle  ne  regardera  qu'à  l'étendue  et  à  la 
population  des  îles  britanniques. 

Si  la  politique  extérieure  de  l'aristocratie  anglaise  fut  aussi  heu- 
reuse que  hardie,  sa  politique  intérieure  sut  éviter  les  fautes  qui 
ont  ruiné  la  plupart  des  aristocraties.  Elle  ne  contraignit  jamais  la 
nation  à  la  regarder  comme  une  ennemie;  elle  ne  sépara  jamais 
ouvertement,  insolemment,  ses  intérêts  des  intérêts  du  peuple,  son 
honneur  de  l'honneur  anglais.  Elle  sut  toujours  plier  pour  ne  jamais 
rompre.  On  ne  la  vit  jamais  se  porter  tout  entière  du  même  côté 
dans  les  grandes  luttes  de  l'opinion  :  elle  sut  donner  des  soldats 
et  des  chefs  à  toutes  les  causes;  on  trouve  quelque  grand  nom  aris- 
tocratique mêlé  à  tous  les  mouvemens,  à  toutes  les  réformes,  à 
toutes  les  luttes  politiques,  religieuses  et  sociales.  Elle 'ne  cherche 
jamais  la  gloire  de  se  perdre,  les  plaisirs  féminins  de  la  vanité  qui 
défie  la  nécessité,  les  joies  amères  de  la  défaite.  Elle  a  des  instincts 
plutôt  que  des  principes,  des  préférences  plutôt  que  des  doctrines; 
elle  obéit  à  des  traditions  plutôt  qu'à  des  règles  immuables. 

Après  la  révolution,  les  deux  partis  dont  l'un  avait  vaincu  la 
royauté,! dont  l'autre  avait  été  vaincu  avec  elle,  se  transformèrent 
graduellement.  Les  jacobites  devinrent  les  tories  :  l'attachement  ar- 
dent, personnel,  chevaleresque,  pour  la  royauté  se  transforma  en 
fidélité  raisonnée  et  attiédie  pour  des  principes  et  des  théories  de 
gouvernement;  quant  aux  whigs,  défenseurs  naturels  de  la  dynastie 
étrangère,  ils  avaient  eux-mêmes  alTaibli  et  comme  neutralisé  la 
royauté,  ils  lui  accordaient  une  fidélité  despotique,  elle  était  leur 
ouvrage  et  leur  créature  pour  ainsi  dire.  Entre  ces  triomphateurs 
jaloux,  hautains  et  une  royauté  douteuse,  de  fraîche  date,  que 
pouvaient  faire  les  tories?  Ils  résistèrent  à  la  centralisation,  défen- 
dirent les  petits  propriétaires,  les  paysans,  contre  les  grandes  fa- 
milles opulentes  et  avides.  L'insolence,  le  népotisme  des  vainqueurs, 
la  corruption  qui  suit  toujours  les  grandes  révolutions  politiques 
et  qui  atteignit  moins  les  vaincus,  les  froideurs  de  la  royauté,  tout 
contribuait  à  rapprocher  du  peuple  le  parti  dont  les  principes  étaient 
pourtant  le  moins  populaires.  Ainsi  se  perpétua  dans  tous  les  rangs 
de  l'aristocratie  un  sentiment  de  solidarité  avec  la  nation,  ici  en- 
tretenu par  les  souvenirs  de  la  révolution,  ailleurs  par  une  néces- 
sité politique  en  même  temps  que  par  une  plus  grande  rusticité, 


l'aristocratie  anglaise.  /i07 

partout  par  la  diffusion  continuelle  des  idées  et  des  intérêts.  U  i 
esprit  commun  pénétrait  ces  factions  qui  se  disputaient  le  pouvoir  : 
ne  jamais  changer  que  ce  qu'il  était  impossible  de  conserver,  con- 
server tout  ce  qui  ne  menaçait  pas  immédiatement  ruine,  réparer 
plutôt  que  renverser,  céder  toujours  assez  vite  pour  ne  jamais  pa- 
raître contraint,  — opposer  au  spectacle  des  libertés  anglaises  les 
stériles  agitations  et  les  chutes  lamentables  des  nations  tourmen- 
tées du  rêve  de  l'égalité,  —  maintenir  enfm  et  exalter  par  tous  les 
moyens  le  patriotisme  de  la  nation,  et  lui  faire  voir  dans  son  antir- 
que  constitution  la  sauvegarde  de  sa  grandeur  et  l'instrument  de 
son.  ambition. 

Ces  sentimens,  que  personne  ne  discute,  qui  sont  devenus  comme 
des  formes  congénitales  de  la  pensée,  trop  profondes  pour  être  des 
calculs,  ont  acquis  la  puissance  des  instincts.  Ils  font  de  l'aristi^- 
cratie  anglaise  la  plus  souple  à  la  fois  et  la  plus  tenace,  la  plus  fière 
et  la  moins  entêtée,  la  plus  solide  et  la  moins  immobile.  Une  double 
clientèle  attache  de  toutes  parts  l'aristocratie  à  la  nation,  celle  de 
la  vanité  et  celle  du  besoin.  Tous  les  fleuves  de  la  richesse  descend- 
dent  vers  la  mer  aristocratique,  et  les  patriciens  n'ont  pas  besoin, 
comme  les  sénateurs  de  Rome,  de  se  faire  un  cortège  de  parasites. 
D'un  autre  côté,  le  droit  d'aînesse  tient  autour  des  chefs  de  maison 
les  cadets  et  leurs  familles  comme  autant  de  satellites  qui  gravitent 
autour  d'une  pesante  planète.  Ces  cercles  concentriques  de  la  ri- 
chesse et  de  la  pauvreté  noble  se  mêlent,  se  traversent  en  tout 
sens  comme  des  ondes,  et  vont  expirer  bien  loin  du  centre.  Aussi 
l'aristocratie  se  laisse  toujours  pénétrer  à  la  longue  par  les  idées 
nouvelles,  elle  n'oppose  jamais  au  progrès  ces  barrières  d'imagi- 
nation que  nul  raisonnement,  nul  traité  ne  peut  faire  céder.  En 
livrant,  en  détachant  une  à  une  les  pièces  de  son  armure  féodale, 
elle  n'a  rien  perdu  de  sa  puissance  morale;  elle  a  toujours  fait  plus 
de  cas  de  son  autorité  politique  que  de  son  prestige  social  :  sa  grande 
affaire  a  moius  été  le  gouvernement  que  la  jouissance  de  la  terre 
anglaise.  Le  vieil  esprit  normand  l'emporte  encore  sur  l'ambition 
romaine.  Jamais  possession  ne  fut  plus  pleine,  moins  précaire, 
moins  contrariée  parles  caprices  et  les  hauteurs  de  ce  qu'ailleurs  on 
nomme  l'état.  On  cherche  partout  l'état  dans  les  provinces  anglaises, 
on  ne  le  trouve  nulle  part.  Police  locale^  justice,  routes,  prisons, 
asiles,  écoles,  tout  relève  des  propriétaires.  On  ne  croit  pas  aux 
autorités  déléguées  et  de  seconde  main.  Ce  n'est  point  parce  qu'un 
grand  seigneur  est  lord  lieutenant  d'un  comté  qu'on  le  respecte  :  il 
est  lieutenant  du  comté  parce  qu'il  est  un  grand  seigneur,  parce 
qu'il  a  de  grands  domaines,  un  grand  nom. 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III. 


Les  parlemens  ont  été  les  serviteurs  de  cette  puissance,  appuyée 
au  sol  et  seule  visible  pour  le  peuple;  les  splendeurs  d'une  cour 
comme  celle  de  Versailles  n'en  ont  jamais  détourné  les  yeux.  Qse 
de  châteaux  plus  beaux  que  les  palais  royaux,  environnés  de  plus 
de  majesté  et  d'autant  de  souvenirs!  Les  ministres  restent  de  simples 
citoyens,  ils  vont  à  leur  ministère  comme  à  un  bureau  :  ce  sont  des 
intendans,  des  hommes  d'affaires;  le  pouvoir  ne  met  pas  en  un 
jour  tout  à  leurs  pieds,  rang,  fortune,  talent,  beauté.  Ils  n'ont  pas 
les  enivremens  d'un  pouvoir  qui  reste  absolu,  quoiqu'il  s'exerce  au 
nom  d'un  maître.  Pitt  a  eu  des  visées  personnelles,  il  était  consumé 
par  une  volonté  solitaire,  et  sans  confidens  :  seul ,  il  a  fait  par 
exemple  l'union  de  l'Irlande  et  de  l'Angleterre;  mais  la  plupart  des 
ministres,  et  je  parle  des  plus  illustres,  se  sont  moins  regardés 
comme  les  maîtres  que  comme  les  serviteurs  d'un  parti,  d'une 
classe.  Walpole,  Liverpool,  Palmerston,  n'ont  jamais  rien  inventé. 
Walpole  demeura  vingt  ans  au  pouvoir  sans  rien  perdre  de  la  ru- 
desse joviale  du  gentilhomme  campagnard,  d'humeur  facile,  infa- 
tigable, toujours  prêt;  esprit  délié  d'ailleurs  et  plein  de  ressource?» 
quoique  sans  nulle  hauteur,  il  voulait  surtout  rester  en  place,  et  fit 
l'Angleterre  plus  grande,  presque  sans  le  savoir,  presque  sans  le 
vouloir.  Dans  tous  les  cabinets,  il  y  a  les  orateurs,  les  hommes  d'af- 
faires hissés  au  pouvoir  et  à  côté  d'eux  des  hommes  que  leur  simple 
nom  y  porte  naturellement,  plus  oisifs  et  aussi  indispensables,  d'am- 
bition plus  muette  et  cependant  aussi  impérieuse.  Les  batailles  po- 
litiques de  l'Angleterre  font  penser  aux  combats  d'Homère,  où  il  y 
a  toujours  deux  sortes  de  combattans,  les  hommes  et  les  dieux.  Les 
passions  sont  presque  les  mêmes,  les  dieux  sont  quelquefois  vulné- 
rables; mais  Troyens  et  Grecs  se  donnent  des  coups  mortels,  et 
quand  leurs  favoris  ont  mordu  la  poussière,  les  dieux  remontent  à 
l'Olympe.  Dans  les  ministères  de  ce  siècle,  les  Atrides  ont  été  Fox, 
Perceval,  Ganning,  Peel,  Disraeli,  Gladstone.  On  a  vu  des  ministres 
assez  hardis  pour  faire  à  leur  parti  une  sorte  de  violence  :  avant 
les  deux  réformes  parlementaires,  il  s'en  est  trouvé  qui  ont  songé 
à  ce  grand  peuple  sans  voix  et  véritablement  sans  représentans. 
Tout  en  servant  leur  parti,  les  meilleurs  ont  cherché  à  servir  la 
nation;  mais  ils  n'ont  jamais  prétendu  le  faire  autrement  qu'en  con- 
vertissant leur  propre  parti  à  leurs  idées,  ils  n'ont  jamais  montré 
au  peuple  un  ennemi  dans  le  parlement  ni  dans  l'aristocratie. 

((  Vous  autres,  écrivait  Burke  au  duc  de  Richmond  en  1772,  gens 
de  grande  maison  et  de  grande  fortune  héréditaire,  vous  ne  res- 


l'aristocratie  anglaise.  409 

semblez  pas  à  des  hommes  nouveaux  comme  moi.  Quelque  forts  que 
nous  puissions  devenir,  quelles  que  soient  la  dimension  et  l'exquise 
saveur  de  nos  fruits,  nous  n'en  sommes  pas  moins  des  plantes  an- 
nuelles, nous  naissons  et  nous  mourons  dans  la  même  saison  ;  mais 
en  vous,  si  vous  êtes  ce  que  vous  devez  être,  mon  regard  se  plaît  à 
reconnaître  ces  grands  chênes  qui  ombragent  toute  une  contrée  et 
qui  perpétuent  ces  ombrages  de  génération  en  génération.  »  C'est 
ce  même  Buike  qui  appelait  l'aristocratie  «  le  chapiteau  corinthien 
de  la  société  anglaise.  »  Si,  pour  juger  un  pays,  on  examine  l'idéal 
social  qu'il  s'est  donné,  et  c'est  le  seul  moyen  de  le  bien  juger,  il 
faut  voir  ce  qu'a  produit  dans  l'ordre  moral  la  primauté  incontestée 
et  séculaire  de  l'aristocratie.  L'idéal  social  de,  l'Angleterre  se  ré- 
sume dans  le  type  du  gentleman,  figure  unique  et  presque  indéfi- 
nissable, qui  est  comme  le  dernier  fruit  du  système  aristocratique  : 
que  de  temps,  de  luttes  et  d'efforts,  que  de  sang,  de  combats,  n'a- 
t-il  point  fallu  pour  composer  cet  exemplaire  idéal  de  la  virilité  an- 
glaise! Comme  un  métal  en  fusion  suinte  à  travers  des  monceaux 
de  scories,  ce  type  s'est  lentement  dégagé  de  la  grossièreté,  de 
l'avarice,  de  l'orgueil  vulgaire  des  temps  passés. 

Paley  ne  pourrait  plus  définir  aujourd'hui  le  point  d'honneur 
((  un  système  de  règles  établies  par  les  gens  du  monde  pour  faci- 
liter leurs  rapports  mutuels  et  non  pour  un  autre  objet;  »  il 
n'affirmerait  plus  que  ce  code  n'est  point  blessé  par  «  la  cruauté 
envers  les  domestiques,  la  rigueur  envers  les  dépendans,  les  fer- 
miers, par  le  manque  de  charité  vis-à-vis  des  pauvres,  par  les 
injustices  que  fait  aux  marchands  l'insolvabilité  ou  le  refus  de 
paiement.  »  Ces  paroles  étaient  peu  injustes,  adressées  à  la  géné- 
ration qui  demandait  la  mode  aux  fils  dissolus  de  George  III,  mais 
le  triomphe  des  idées  libérales  a  été  aussi  le  triomphe  des  idées 
morales.  Le  mot  de  gentleman  est  pourtant  bien  ancien;  il  paraît 
déjà  sous  le  règne  d'Henry  VI,  seulement  il  s'applique  moins  pen- 
dant les  siècles  suivans  à  un  caractère  qu'à  une  condition  sociale,  il 
n'a  encore  qu'une  partie  de  son  sens  moderne,  et  désigne  ceux  qui, 
sans  avoir  de  titre,  ne  sont  pas  des  plébéiens.  Au  xvii"  et  au 
xviii*=  siècle,  les  mœurs  des  gentilshommes  campagnards  étaient 
encore  très  grossières.  Ils  étaient  élevés  par  des  valets,  des  gardes- 
chasse,  des  chapelains  réduits  au  rang  de  domestiques.  Ils  voya- 
geaient peu,  sortaient  rarement  de  leur  terre.  La  chasse  et  ses  ha- 
sards, la  guerre  d'occasion,  l'esprit  de  famille  et  de  race,  l'autorité 
du  magistrat  et  la  vanité  du  commandement  militaire,  entretenaient 
l'esprit  d'indépendance.  La  hauteur  patricienne  se  couvrait  d'une 
rude  étoffe  plébéienne,  les  idées  nouvelles  avaient  peine  à  pénétrer 
ces  intelligences  alourdies,  ces  vies  matérielles,  ces  fidélités  héré- 


lliO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ditaires  et  presque  canines  aux  dogmes  politiques  et  religieux  les 
plus  étroits;  mais  le  temps,  la  culture,  l'impérieuse  histoire,  ont 
graduellement  transformé  ce  caractère,  en  gardant  ses  vertus  et  sa 
vigueur  native,  il  s'est  dépouillé  de  son  âpreté.  Le  gentleman  an- 
glais n'est  point  le  gentilhomme  français  :  il  a  des  qualités  plus 
froide.s,  plus  sérieuses.  Son  courage  n'est  pas  bouillant,  téméraire 
et  chevaleresque;  il  est  toujours  calme,  et  il  ne  cherche  et  n'aime 
les  extrémités  du  péril  que  pour  faire  briller  son  indifférence.  Ce 
n'est  pas  non  plus  l'honnête  homme  du  temps  de  Louis  XIV;  il  est 
moins  courtisan,  moins  poli,  moins  facile.  Il  ne  s'efface  jamais  com- 
plètement, se  respecte  trop  lui-même  pour  prendre  les  airs  de 
néant  ou  les  aimer  chez  les  autres.  Ce  qui  chez  le  baron  féodal  était 
l'indomptable  fierté  barbare  est  devenu,  en  traversant  les  siècles, 
une  assurance  tranquille;  par  un  retour  naturel,  l'égotisme,  ce  sen- 
tim;jnt  qui  fait  que  chacun  ose  être  soi,  s'accompagne  d'un  respect 
scrupuleux  du  droit  d' autrui,  d'une  réserve  délicate  qui  va  parfois 
jusqu'à  la  timidité. 

Mais  il  n'y  a  pas  dans  ce  caractère  de  plus  beau  trait  que  le  viril 
amour  de  la  vérité;  l'âme  s'y  est  attachée  d'une  force  si  invincible 
qu'elle  s'en  est  pénétrée,  et  que  tout  mensonge  y  devient  impos- 
sible. L'aristocratie  anglaise  est  la  plus  authentique,  la  plus  vraie 
qu'il  y  ait  au  monde.  Un  gentleman  rougirait  de  changer  de  nom, 
d'usurper  un  titre.  Il  ne  trouverait  pas  de  dupes  volontaires  d'une 
si  basse  supercherie.  Nulle  part  on  n'a  mieux  calculé  ni  pesé  ce  que 
vaut  la  parole  humaine.  Il  faut  venir  étudier  dans  les  tribunaux 
anglais  l'art  de  témoigner,  de  comprendre,  d'interpréter  les  témoi- 
gnages. Le  mensonge  anglo-saxon  n'est  point  le  mensonge  naïf  et 
fanfaron  des  peuples  du  iiiidi,  qui  n'a  pas  de  but  et  s'enivre  de  lui- 
même;  il  paraît,  même  à  ceux  qui  s'en  rendent  coupables,  une  hor- 
rible extrémité.  L'œil  ne  perd  jamais  la  faculté  de  séparer  l'ombre 
et  la  lumière,  de  distinguer  le  vrai  du  faux.  L'âme  va  au  vrai  comme 
un  trait  bien  lancé  et  ne  s'en  détourne  qu'avec  un  grand  effort.  Tant 
de  conventions,  de  préjugés,  de  fictions,  sont  comme  des  voiles  dont 
l'esprit  s'enveloppe  pour  ne  pas  trop  apercevoir  le  vrai.  Si  l'on  pro- 
cède avec  tant  de  lenteur,  c'est  qu'on  n'aime  point  à  se  démentir. 
«  Si  un  enfant,  dit  Johnson,  déclare  qu'il  a  regardé  par  cette  fenêtre, 
et  qu'il  ait  regardé  par  la  fenêtre  d'à  côté,  fouettez-le.  »  L'air  de  la 
liberté  est  mortel  à  la  fraude  :  dire  d'un  homme  qu'il  est  siir  [safe) 
est  lie  plus  bel  éloge  qu'on  en  puisse  faire.  Le  gentleman  anglais  n'a 
aucune  peine  à  porter  un  secret  :  il  est  le  secret  vivant.  Sa  vie 
est  tissée  de  prudence,  de  réserves;  il  a  peu  de  confidens,  n'aime 
point  à  faire  voir  à  des  yeux  étrangers  les  faiblesses,  les  contradic- 
tions, îes  incohérences  de  la  vie  cachée.  Il  ne  s'abandonne  point 


l'aristocratie  anglaise.  41  i 

aux  plaintes  vaines,  aux  indiscrètes  imprécations  des  euples  du 
midi.  On  sent,  on  devine  en  tout  homme  une  vie  cachée;  les  cœurs 
ne  sont  point  des  portes  dont  les  gonds  sont  usés.  Les  amours,,  les 
haines  sont  silencieuses.  La  conscienca,  enfermée  sous  des  enve- 
loppes plus  épaisses,  est  plus  délicate,  plus  tendre,  plus  morbide. 
Les  mots  sont  mesurés,  parce  que  les  mots  sont  des  actes.  L'An- 
glais remplit  les  devoirs  de  l'amitié  avec  un  soin  scrj.puleux  qui 
fait  trop  penser  au  devoir,  pas  assez  au  plaisir.  Il  en  est  ainsi 
pour  son  hospitalité;  il  se  doit  à  lui-même  de  bien  traiter  son 
hôte  :  il  lui  montre  fleurs,  tableaux,  chevaux,  tout  ce  qu'il  pos- 
sède, —  de  lui-même,  peu  de  chose.  Dans  un  pays  d'aristocratie, 
le  type  du  gentleman  représente  le  principe  d'égalité;  la  moindre 
nuance  de  servilité,  de  flatterie,  l'émotion  instinctive  devant  le 
titre  ou  la  richesse,  l'imitation,  l'affectation,  sont  des  dissonances. 
Toute  imitation  est  vulgaire,  toute  affectation  blesse  la  sincérité. 
Tout  au  plus  peut-on  admettre  un  certain  genre  de  gaucherie  qui 
ressemble  à  de  la  pudeur;  mais  l'idéal  est  dans  le  parfait  équilibre 
entre  l'être  et  le  paraître,  entre  la  pensée  et  l'action,  dans  une  sé- 
curité paisible  qui  ignore  plus  encore  qu'elle  ne  dédaigna  tous  L'S 
faux-semblans,  les  hommages  injurieux,  le  luxe  inutile  des  vanités. 
C'est  ainsi  que  la  vertu,  l'honneur,  la  culture  de  l'esprit,  ont  fait 
naître  une  certaine  égahté  au  sein  même  des  privilèges.  De  même 
que  dans  l'ancienne  noblesse  militaire  française  tout  gentilhomme 
valait  un  gentilhomme,  dans  la  société  anglaise  un  gentleman  vaut 
un  gentleman. 

Vous  trouverez  le  gentleman  aux  États-Unis  comme  en  Angle- 
terre ;  toutefois  il  reste  à  la  civilisation  anglaise  la  gloire  d'avoir 
produit  l'idéal  moral  d'où  ce  type  devait  sortir.  Il  n'est  pas  vrai  que 
l'aristocratie  anglaise  soit  ouverte  à  tous  :  elle  n'est  ouverte  qu'à  la 
richesse.  Il  y  a  un  certain  degré  de  pauvreté,  —  qui  ailleurs  ne  s'ap- 
pellerait pas  la  pauvreté,  —  qui  déclasse,  qui  rejette  l'homme  dans 
une  espèce  de  gouffre  où  il  s'enfonce,  inconnu,  no  i  pas  méprisé, 
mais  oublié,  pareil  à  une  chose  sans  nom,  épave  humaine  qui  flotte 
quelque  temps  sur  la  misère;  au-dessus,  malgré  la  diversité  des  con- 
ditions, une  sorte  d'égalité  peut  naître,  fondée  sur  quelque  chose  de 
presque  indéfinissable,  sur  la  culture  de  l'esprit,  sur  le  raffinement 
des  sentimens,  sur  une  certaine  vision  morale  qui  se  mêle  aux  vi- 
sions grossières  des  sens.  Je  ne  sais  pas  si  l'on  ne  trouverait  point 
dans  la  haute  bourgeoisie  anglaise  les  représentans  les  plus  parfaits 
de  l'idéal,  bien  qu'il  ait  été  créé  au  sein  de  la  société  aristocratique. 
Comme  une  tache  d'huile  qui  s'étend,  l'idéal  a  depuis  longtemps 
débordé  l'aristocratie,  il  a  gagné  la  bourgeoisie  riche,  puis  la  petite 
bourgeoisie  elle-même.  Les  classes  moyennes  ont  cherché  à  rache- 


A 12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ter  ce  qui  leur  manquait  par  des  vertus  plus  achevées,  par  une 
culture  plus  intensive,  si  je  puis  me  servir  de  ce  mot;  elles  ont 
perdu  à  cet  effort  un  peu  de  grâce,  elles  y  ont  gagné  plus  de  finesse. 
Le  type  au  reste  est  aujourd'hui  indépendant;  il  ne  tire  plus  rien 
de  son  origine,  semblable  à  ces  oliviers  aux  larges  rameaux  dont  le 
tronc  est  réduit  à  une  mince  écorce. 

Le  propre  d'un  idéal,  c'est  de  dominer  la  réalité,  de  servir  aux 
faits  de  contraste  en  même  temps  que  de  modèle.  Si  l'on  doit  ac- 
corder à  l'aristocratie  anglaise  le  mérite  de  s'être  tenue  aux  phis 
hauts  étages  et  d'avoir  en  tout  temps  offert  au  pays  des  modèles 
dignes  d'être  suivis,  il  est  juste  aussi  de  la  rendre  responsable  des 
maux  qui  sont  toujours  attachés  aux  privilèges.  Si  ces  maux  ne  sont 
pas  plus  apparens,  c'est  qu'ils  ne  frappent  directement  que  la  par- 
tie la  plus  intelligente  et  la  plus  cultivée  de  la  nation;  encore  celle-ci 
en  a-t-elle  à  peine  conscience.  L'idée  pure  du  droit  et  de  l'égalité 
ne  peut  traverser  les  mailles  serrées  des  notions  artificielles;  elle 
est  sans  cesse  voilée  par  le  respect,  la  fiction,  par  un  certain  genre 
de  patriotisme  superstitieux.  On  est  tout  surpris  en  A^ngleterre  de 
n'entendre  jamais  attaquer  le  droit  d'aînesse,  qui  chasse  chaque 
année  hors  de  leur  pays  tant  d'hommes  obligés  de  chercher  fortune. 
Celui  que  le  hasard  de  la  naissance  n'a  point  favorisé,  le  bâtard  de 
la  foitune,  va  sans  se  plaindre  au-devant  des  combats  et  des  aven- 
tures de  la  vie.  L'effort  perpétuel  cesse  d'être  pour  beaucoup  une 
douleur  et  devient  presque  un  besoin.  Le  marchand,  le  négociant, 
ne  s'arrêtent  pas  volontiers  sur  le  chemin  de  la  richesse,  ils  veulent 
toujours  monter  plus  haut;  ils  ne  savent  pas,  ne  veulent  pas  se  repo- 
ser. A  vingt  ans,  on  est  trop  confiant  et  trop  généreux  pour  accuser 
le  droit  d'aînesse  ;  à  cinquante  ans ,  on  n'attaque  pas  ce  qu'on  a 
toute  sa  vie,  de  la  bouche  au  moins,  défendu.  Le  plaisir  qu'on 
éprouve  à  défendre  le  droit  est  plus  difficile  à  goûter  que  le  plaisir 
de  se  sentir  supérieur  à  l'injustice,  joie  négative,  muette  et  hau- 
taine, qui  convient  bien  à  des  natures  discrètes.  Ainsi  toutes  les 
passions  humaines,  les  meilleures  comme  les  plus  mauvaises,  sont 
liguées  pour  soutenir  le  privilège,  —  la  fierté,  la  générosité,  l'esprit 
de  famille  et  de  caste,  le  besoin  d'agrandir  sans  cesse  cette  Angle- 
terre du  dehors  qui  sert  à  la  gloire  et  à  la  richesse  de  la  vieille  An- 
gleterre, l'ardeur  au  travail,  le  besoin  de  se  repaître  au  moins  par 
la  vue,  si  on  ne  peut  le  faire  par  la  possession,  de  splendeurs  ma- 
térielles éclatantes  et  de  richesses  qui  nulle  part  n'ont  d'égales. 

Au-dessous  du  souverain,  les  lords  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé 
dans  la  nation.  Pour  la  multitude,  pour  le  paysan,  pour  le  boutiquier, 
pour  le  radical  même,  le  lord  n'est  pas  un  homme  comme  un  autre. 
On  n'a  pas  d'autre  nom  k  donner  à  Dieu.  Le  respect  que  les  barons 


l'aristocratie  anglaise.  a  13 

imposaient  jadis  par  la  force  leur  est  offert  aujourd'hui  comme  un 
tribut  volontaire.  Il  n'y  a  pas  d'égalité,  même  dans  l'enfance.  A  Ox- 
ford, les  étudians  nobles  se  reconnaissent  à  un  détail  de  costume.  A 
Eton,  quand  un  écolier  va  faire  ses  adieux  au  maître,  il  trouve  dans 
l'antichambre  un  plat  couvert  de  billets  de  banque.  Il  y  dépose  de 
10  à  15  livres  sterling,  s'il  est  roturier;  s'il  est  titré,  il  vajusquà  50. 
Les  nobles  paient  tous  les  ans  12  guinées  au  hcad-master,  le  double 
de  la  rétribution  ordinaire  (1),  traduction  un  peu  plate  du  fameux 
adage  «  noblesse  oblige.  »  Ces  respects  d'exception  qui  déforment 
la  droiture  naturelle  de  l'enfance,  tant  de  détails  vulgaires  de  pré- 
séance, de  pantomime  servile,  sont  devenus  naturels.  Les  âmes 
sontpliées  à  l'admiration  volontaire  et  à  l'adoration  naïve.  Le  spec- 
tacle de  tant  de  vies  qui  sont  des  combats  et  ne  se  hissent  au  pou- 
voir et  à  la  fortune  qu'à  travers  les  souffrances,  les  hasards,  a 
moins  de  charme  pour  des  imaginations  naturellement  sombres  que 
celui  d'existences  pleines,  faciles,  heureuses,  sans  doutes  et  sans 
craintes.  Les  yeux  se  tournent  volontiers  vers  les  lampes  dont  la 
flamme  égale  ne  vacille  jamais. 

On  trouve  le  même  sentiment  mêlé  aux  instincts  les  plus  bas 
dans  cette  partie  très  nombreuse  de  la  petite  bourgeoi-sie  qui  se 
plaît  aux  courses,  aux  paris,  aux  jeux  de  toute  sorte.  Elle  voit,  elle 
cherche  dans  le  lord  non  pas  l'homme  politique ,  le  législateur, 
mais  l'homme  déplaisir;  elle  l'aime  prodigue,  dissipé,  beau  joueur, 
un  peu  vicieux,  d'allure  insolemment  familière.  Les  nouveaux  ri- 
ches envoient  leurs  enfans  dans  les  grandes  écoles,  à  Oxford,  cher- 
cher la  familiarité  des  enfans  de  l'aristocratie;  ils  encouragent  bien 
plus  qu'ils  ne  blâment  toutes  les  extravagances  que  se  permettent 
leurs  aînés  en  bonne  compagnie.  Que  leurs  fils  obtiennent  des  hon- 
neurs universitaires,  ce  n'est  pas  ce  qui  les  touche  le  plus;  ce  qu'on 
leur  demande,  c'est  de  rapporter  dans  le  cercle  bourgeois  des  noms, 
des  souvenirs.  Les  fils  des  nouveaux  riches  remplissent  les  univer- 
sités :  ils  y  donnent  le  ton  autant  qu'ils  le  reçoivent;  c'est  là  qu'on 
peut  étudier  à  sa  source  le  principe  fondamental  de  la  société  an- 
glaise, qui  est  le  mariage  de  l'aristocratie  et  de  la  richesse. 

Et  pourtant,  si  la  noblesse  a  quelques  ennemis,  c'est  dans  la 
bourgeoisie  qu'il  faut  les  chercher;  mais  ce  n'est  pas  dans  la  bour- 
geoisie à  peine  parvenue,  c'est  plutôt  dans  celle  qui  a  elle-même 
déjà  une  sorte  d'assiette  et  de  tradition,  dans  les  rangs  de  ceux  qui 
reçoivent  en  plein  visage  les  rayons  du  soleil  aristocratique,  qui 
connaissent  le  mieux  la  noblesse,  ses  défauts,  qui  sont  le  plus  sou- 
vent contrariés  par  ses  priviW'ges.  Deux  hommes  ont  été  élevés  en- 

(I)  Paper  s  on  'public  school  éducation  in  England  in  1860,  by  M.  J.  Higgins. 


lilli  REVUE    DES    DEUX   MiONDES. 

semble,  à  la  même  école,  à,  la  même  université;  pour  l'un  des  deux, 
un  titre,  un  mot  remplace  trente  années  de  luttes,  de  tourmens. 
Que  de  labeurs,  d'humiliations,  de  dégoûts,  avant  d'obtenir  unç 
baronnie  ecclésiastique  ou  temporelle!  Et,  pour  un  heureux  qui 
monte  à  l'Olympe,  combien  d'autres  restent  parmi  les  dii  inferiores 
de  la  finance,  de  la  chicane,  de  l'administration!  Les  affaires,  la, 
politique,  les  laborieux  plaisirs  de  Londres,  confondent  souvent  les 
pairs,  les  gens  de  loi,  les  gens  de  finance.  A  la  longue,  l'homme 
actif,  tenace,  intelligent,  honnête,  est  sûr  de  conquérir  ce  qu'ctti 
pourrait  nommer  la  pairie  morale;  toutefois  la  patience  a  de  sourdes 
colères,  la  générosité  se  lasse,  et  par  momens  glisse  dans  l'en- 
vie. Tous  ces  sentimens  confus,  qui  peuvent  naître  de  la  lutte  de 
l'ambition  et  de  la  faiblesse,  qui  se  redressent  contre  des  fortunes 
doucement  insolentes  et  naïvement  cruelles,  sont  des  forces  invi- 
sibles et  muettes.  On  n'y  saurait  voir  un  danger  réel  pour  l'insU- 
tution  aristocratique;  la  bourgeoisie,  qui  cache  sous  ses  admira- 
tions et  ses  hommages  des  instincts  vaguement  hostiles,  ne  cherche 
point  à  lutter  contre  elle,  ne  l'attaque  pas.  Le  peuple  au  contraire, 
qui  ne  la  hait  point,  la  détruira  peut-être  quelque  jour.  Il  l'aper- 
çoit de  loin,  ses  admirations  contiennent  moins  d'envie  et  plus  de 
tolérance;  il  a  moins  de  souci  du  prestige  social  de  la  noblesse 
que  de  sa  puissance  politique:  aussi  ce  prestige  pourra- 1- il  sur- 
vivre longtemps  à  la  perte  de  tous  les  privilèges.  L'aristocratie  gar- 
dera bien  longtemps  les  immenses  avantages  que  lui  confèrent  sa 
richesse  territoriale:,  sa  haute  culture,  ses  traditions.  Les  puissances 
d'imagination  sont  les  plus  tenaces,  les  seules  invincibles  ;  mais 
l'autorité  politique  de  l'aristocratie  est  sans  doute  destinée  en  re- 
vanche à  s'affaiblir  de  jour  en  jour.  Les  pairs  ne  jouent  déjà  plus  ce 
rôle  idéal  qui  dans  la  théorie  constitutionnelle  est  assigné  à  une 
chambre  haute.  Le  vice  de  leur  situation  tient  à  ce  qu'ils  semblent 
toujours  moins  défendre  la  justice  et  la  vérité  que  leur  propre  pri- 
vilège, les  traditions  d'une  caste,  des  biens  trop  personnels.  Leur 
impartialité  est  ainsi  suspecte,  et  leur  autorité  politique  est  amoin- 
drie par  cela  même  qui  établit  leur  autorité  sociale.  Quand  le  parti 
radical  dénoncera  la  chambre  haute  comme  hostile  aux  intérêts  de 
la  nation,  la  chambre  haute  sera  en  grand  péril.  On  ne  supporte 
plus  de  sa  part,  même  aujourd'hui,  une  hostilité  prolongée  à  la  vo- 
lonté des  communes;  on  la  représente  comme  un  frein  à  la  violence 
du  nombre,  des  majorités  populaires.  Le  frein  serait  brisé  le  jour 
où  on  le  trouverait  trop  résistant. 

Depuis  bien  longtemps,  la  chambre  des  lords  ne  tient  que  la  se- 
conde place  dans  le  gouvernement  du  pays.  La  réalité  a  été  plus 
forte  que  la  fiction.  Le  talent  parvenu  battra  toujours  le  talent  hé- 


l'aristogratie  anglaise.  415 

rédilaire.  Parmi  les  pairs  mêriies,  ce  sont  des  parvenus  qui  font  la 
loi.  Les  ducs,  les  comtes  ne  pourraient  se  passer  de  pairs  juristes, 
sans  apanage,  sans  naissance.  Jusqu'au  bill  de  réforme  de  1832, 
les  deux  chambres,  ayant  une  origine  presque  commune,  n'en  fai- 
saient vraiment  qu'une.  Les  pairs  gouvernaient  indirectement  et 
par  procuration  dans  la  chambre  des  communes,  y  faisaient  entrer 
leurs  frères  cadets,  leurs  fils,  leurs  cousins,  leurs  neveux,  leurs 
créatures.  Depuis  cette  époque,  la  chambra  des  lords  a  senti  la 
puissance  politique  lui  échapper  par  degrés.  Tacitement  elle  s'est 
promis  de  savoir  toujours  céder  à  temps  aux  volontés  des  com- 
munes. Sa  complaisance  garantit  sa  durée;  «  céder  pour  exister  » 
semble  être  devenu  sa  devise. 

Les  lords  sont  plutôt  des  correcteurs  de  législation  que  des  légis- 
lateurs. M.  Bright  les  a  nommés  un  jour  «  des  rétameurs  de  lois;  » 
mais  la  critique  des  lois  est  peut-être  ce  qui  exige  les  capacités  les 
plus  variées,  et  l'esprit  de  la  haute  chambre  est  un  peu  trop  uni- 
forme pour  cette  tâche.  Tout  est  jugé,  compris,  examiné,  interprété 
à  un  point  de  vue  trop  exclusif.  Dans  les  questions  de  politique 
extérieure,  la  critique  de  la  chambré  haute  a  plus  de  portée  : 
l'histoire,  la  diplomatie,  sont  des  besognes  qui  conviennent  bieïi  à 
ceux  qui  portent  un  grand  nom  historique;  dans  ces  questions 
mêmes,  la  pompeuse  fierté  des  discours,  l'évocation  des  grands 
souvenirs,  couvrent  mal  une  autorité  qui  décline  et  des  traditions 
qui  s'effacent.  L'âme  des  lords  est  plus  chatouilleuse  et  plus  guer- 
rière que  celle  des  communes  :  il  semble  que  les  premiers  redou- 
tent sans  cesse  de  voir  évanouir  ce  rêve  de  puissance,  de  force  et 
de  grandeur  terrestre  qui  a  pris  corps  en  eux  et  avec  eux;  mais 
notre  temps,  qui  change  tout,  méprise  les  longs  calculs.  La  menace 
ne  sied  d'ailleurs  pas  longtemps  à  ceux  qui  ne  tiennent  pas  l'épée. 
La  chambre  des  communes,  avare  du  sang  et  des  trésors  du  pays, 
décide  seule  aujourd'hui  de  la  paix  et  de  la  guerre,  et  n'obéit  qu'aux 
volontés  spontanées  et  directes  de  la  nation. 

Il  est  fort  douteux  que  la  chambre  des  lords  puisse  conserver 
longtemps  encore  un  caractère  judiciaire.  En  ce  moment,  elle  est  la 
plus  haute  cour  d'appel  du  royaume  :  elle  domine  la  hiérarchie  des 
cours  de  comté  et  des  cours  supérieures;  c'est  le  hicus,  le  bois 
sacré  où  l'on  arrive  après  avoir  traversé  toutes  les  forêts  de  la 
jurisprudence.  La  logique  moderne,  habituée  à  la  distinction  des 
pouvoirs  exécutif,  législatif  et  judiciaire,  les  trouve  sans  cesse  con- 
fondus dans  la  constitution  anglaise.  Le  pair  est  un  législateur,  héré- 
ditaire. Cette  idée  étonne  moins  que  celle  du  juge  héréditaire  : 
c'est  qu'il  est  plus  facile  de  faire  la  loi  que  de  l'interpréter.  La  loi 
arrive  devant  le  législateur  héréditaire,  écrite  par  les  communes, 


416  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

portée  par  l'opinion  publique.  Il  là  repousse  ou  la  sanctionne;  certes 
le  privilège  est  grand,  mais,  pour  le  bien  exercer,  il  ne  faut  guère 
que  de  l'honnêteté,  une  intelligence  générale  des  besoins  du  pays, 
quelquefois  du  désintéressement.  L'administration  même  de  la  jus- 
tice demande  de  tout  autres  qualités,  une  intelligence  bien  plus  ai- 
guë, des  habitudes  et  des  aptitudes  spéciales  que  le  premier  venu 
ne  saurait  posséder.  Aussi  en  fait,  quand  la  chambre  des  lords  de- 
vient cour  d'appel,  d\e  ne  se  compose  plus  que  du  chancelier,  des 
jurisconsultes  de  la  chambre  (les  pairs  légistes),  disons  le  mot,  des 
parvenus.  Les  autres  paiis  ont  cependant  le  droit  de  siéger,  et  par- 
fois ils  en  usent  :  '  ela  est  arrivé  dans  le  procès  de  O'Connell;  deux 
pairs  ordinaires  entraînèrent  par  leurs  voix  sa  condamnation.  A  une 
époque  troublée  et  dans  une  affaire  qui  passionnerait  la  multitude, 
les  lords  ordinaires  ne  pourraient  plus  sans  doute  revendiquer  leurs 
privilèges  judiciaires  sans  soulever  des  colères  qui  pourraient  de- 
venir fatales  à  tous  leurs  privilèges.  Bornée  aux  pairs  légistes,  la 
chambre  des  lords  est  cependant  une  mauvaise  cour  d'appel.  Elle 
siège  si  rarement  en  cette  capacité,  à  des  intervalles  si  irrégulier^, 
qu'on  ne  peut  jamais  prévoir  le  jour  ou  même  l'année  où  elle  pro- 
noncera ses  jugpmens,  et  le  mot  de  jugement  ne  s'applique  à  ses 
décisions  que  par  un  abus  de  langage,  car  il  n'y  a  point  déjuge  qui 
prononce  un  arrêt  :  chaque  pair  se  contente  d'exprimer  ses  vues 
dans  un  discours  adressé  à  la  chambre  dans  les  formes  ordinaires. 
Lesjugemens  de  la  cour  suprême  d'appel  perdent  ainsi  leu,  force 
principale  :  ce  ne  sont  que  les  opinions  d'une  majorité  balancée 
souvent  par  une  minorité  presque  égale. 

Enfin  la  juridiction  de  la  chambre  des  lords  a  pour  inconvénien 
de  scinder  l'exercice  du  droit  d'appel.  Certaines  affaires  vont  aux 
lords,  d'autres,  en  plus  grand  nombre,  au  conseil  privé.  Expliquez, 
par  exemple,  pourquoi  les  appels  des  cours  ecclésiastiques  anglaises 
sont  du  ressort  du  conseil  privé,  ceux  des  cours  ecclésiastiques  ir- 
landaises du  ressort  de  la  chambre  des  lords,  pourquoi  la  Grande- 
Bretagne  n'a  pas  la  même  cour  suprême  que  les  colonies!  Dans 
cette  confusion,  des  conflits  peuvent  naître  aisément.  Si  l'un  des 
deux  tribunaux  doit  être  quelque  jour  sacrifié,  ce  sera  plutôt  la 
chambre  des  lords.  Ce  qui  la  protège  encore,  c'est  la  jalousie  natu- 
relle des  partis,  car  le  chancelier  en  fonction  choisit  les  juges  au 
sein  du  conseil  privé,  et  dans  les  questions  politiques  il  désigne 
de  préférence  ses  partisans,  tandis  que  le  comité  judiciaire  de  la 
chambre  haute  est  permanent  et  semble  promettre  plus  d'impartia- 
lité. En  cessant  d'être  une  cour  d'appel  ordinaire,  la  chambre  des 
lords  restera  sans  doute  toujours  la  haute  cour  de  justice  politique. 
On  n'en  saurait  imaginer  de  plus  solennelle,  de  plus  procédurière 


l'aristocratie  anglaise.  417 

et  de  plus  lente,  —  grand  avantage  quand  les  passions  sont  soule- 
vées; qu'on  se  souvienne  du  fameux  procès  de  Warren  Hastings! 

Il  est  admis  en  principe  que  les  lords  abandonnent  aux  communes 
tout  ce  qui  concerne  les  finances.  La  loi  du  budget  n'est  pas  en 
réalité  une  loi  ordinaire.  L'impôt  est  un  don  volontaire  que  la  na- 
tion se  fait  à  elle-même;  elle  le  livre  au  pouvoir  exécutif  et  en 
règle  l'emploi  par  l'organe  de  la  chambre  élective.  C'est  pour  cela 
que  les  lords  ne  peuvent  amender  !a  loi  du  budget  ;  si  on  la  leur 
envoie,  si  cette  loi  reçoit  également  l'assentiment  de  la  couronne, 
c'est  qu'on  n'a  pas  voulu  lui  donner  dans  la  forme  un  caractère  ex- 
ceptionnel. Au  fond,  les  mandataires  élus  de  la  nation  ont  seuls 
droit  de  disposer  des  trésors  de  la  nation.  Les  lords  toutefois,  s'ils 
ne  peuvent  amender  les  lois  de  finance,  peuvent  les  rejeter,  de 
même  que  le  souverain  peut  opposer  son  veto  à  une  loi  quelconque. 

Les  pairs  ne  peuvent  être  traduits  que  devant  la  chambre  des 
lords  pour  crime  de  trahison  et  de  félonie  ;  pour  les  simples  délits 
et  les  contraventions,  ih  sont  passibles  des  tribunaux  ordinaires. 
On  ne  peut  pas  dire  qu'ils  aient  tel  ou  tel  privilège;  ils  n'en  ont  en 
réalité  qu'un,  qui  est  la  pairie;  mais  peut-on  imaginer  un  privilège 
plus  grand  que  le  droit  héréditaire  à  gouverner  les  hommes? 

Tout  se  transforme  en  Angleterre  ;  comment  la  chambre  des  lords 
pourrait-elle  se  transformer?  A  plusieurs  reprises,  on  a  songé  à  la 
création  de  pairs  à  vie.  Cette  innovation  n'a  jamais  trouvé  grande 
faveur.  Une  chambre  qui  renfermerait  deux  catégories  de  pairs  se- 
rait trop  divisée  si  la  lutte  s'établissait  entre  elles,  trop  dépendante 
de  la  couronne  si  les  pairs  à  vie  l'emportaient;  si  ces  derniers  tom- 
baient sous  la  dépendance  des  pairs  héréditaires,  elle  ne  gagnerait 
rien  à  ce  triomphe  de  la  naissance  sur  le  talent,  sur  l'éloquence, 
sur  les  grands  services  rendus  au  pays.  Les  esprits  les  plus  radi- 
caux ne  vont  pas  encore  bien  loin  sur  le  chemin  des  réformes;  ils 
voudraient  qu'il  y  eût  des  pairs  représentatifs  d'Angleterre,  comme 
il  y  a  déjà  des  pairs  représentatifs  d'Ecosse  et  d'Irlande.  Dans  cha- 
que comté  anglais  par  exemple,  on  élirait,  parmi  tous  les  pairs  hé- 
réditaires du  comté,  celui  ou  ceux  qui  rempliraient  les  fonctions 
législatives  pendant  un  temps  donné.  On  espère  pouvoir  rendre 
ainsi  à  la  chambre  des  lords  l'activité,  la  vie  qui  lui  échappe.  Ce 
problème  de  la  chambre  haute,  qui  est  une  des  difficultés  capitales 
du  gouvernement  parlementaire,  ne  se  posera  toutefois  clairement 
devant  le  pays  que  quand  la  réforme  électorale  aura  porté  tous  ses 
fruits.  En  ce  moment,  il  n'y  a  pas  encore  de  divorce  véritable  entre 
les  communes  et  les  lords. 

A.  Laugel. 

TOME  xcviii.  —  1872.  27 


UN    ESSAI 


DE 


SYLLOGISME  ÉCONOMIQUE 


LE  CAPITAL,  LE  SALAIRE,  LE  REVENU 


Lorsqu'on  veut  pousser  jusqu'au  fond  l'étude  de  certaines  ques- 
tions économiques,  rien  n'est  difficile  comme  la  réfutation  des 
erreurs  socialistes,  propagées  aussi  bien  par  les  impostures  froi- 
dement calculées  de  faux  prophètes  avides  que  par  les  illusions 
d'esprits  égarés  ou  de  cœurs  généreux.  Contre  les  erreurs  volon- 
taires des  cupidités  intéressées,  le  seul  argument  est  la  force,  à  la- 
quelle d'ailleurs  les  sectaires  ne  manquent  jamais  d'avoir  recours, 
lorsqu'ils  en  ont  les  moyens,  afin  d'imposer  leurs  doctrines.  Ce- 
pendant il  se  rencontre  parmi  nous  un  grand  nombre  de  gens 
persuadés  qu'il  suffit  de  renverser  ce  qui  est  mal  en  partie  pour 
trouver  sous  les  ruines  le  bien  et  le  mieux.  La  logique  et  la  passion 
les  entraînent  à  la  fois,  et  bientôt  ils  mettent  sans  réserve  la  pre- 
mière au  service  de  la  seconde.  Avec  ces  derniers,  il  y  a  encore  lieu 
de  discuter  pour  tenter  de  mettre  d'accord  la  logique  et  le  bon 
sens. 

La  tâche  est  malaisée  parce  qu'en  face  de  soufli'ances  réelles  dans 
notre  société,  de  réclamations  parfois  justes,  on  ne  peut  invoquer 
le  plus  souvent  que  la  dure  nécessité  des  lois  naturelles  et  inévi- 
tables, au  lieu  d'approuver  des  combinaisons  et  des  espérances  chi- 
mériques. Il  serait  urgent  néanmoins  de  déjouer  les  sophismes  de 


UN    ESSAI  DE    SYLLOGISME   ÉCONOMIQUE.  Al 9 

ceux  qui  prêchent  une  nouvelle  répartition  de  la  richesse  et  ce  qu'on 
appelle  la  liquidation  sociale,  aussi  bien  que  de  remettre  en  lumière 
certains  faits  et  certaines  propositions  économiques  dont  la  vérité, 
négligée  jusqu'ici  ou  seulement  pressentie  d'instinct,  demande  à 
être  plus  nettement  dégagée.  Malheureusement  la  science  jusqu'à  ce 
jour  ne  fournit  pas  de  chiffres  et  de  données  statistiques  suffisam- 
ment incontestables  pour  les  prendre  comme  point  de  départ  ou  les 
invoquer  à  titre  de  preuves.  On  est  donc  réduit  à  s'en  tenir  aux  dé- 
ductions spéculatives,  aux  raisonnemens,  auxquels  on  peut  toujours 
opposer  d'autres  raisonnemens,  parfois  même  de  séduisans  para- 
doxes qu'il  est  souvent  impossible  de  combattre  sans  un  appareil 
compliqué  d'interminables  discussions.  A  défaut  d'axiomes  ou  de 
chiffres  incontestés  pour  asseoir  la  base  solide  que  nous  cherchons, 
nous  aurons  recours  à  des  vérités  dont  la  démonstration  pourra, 
croyons-nous,  être  clairement  établie. 

Dans  une  nouvelle  et  radicale  répartition  des  richesses,  on  pré- 
tend trouver  le.  remède  à  tous  les  maux  de  l'humanité;  s'il  est  prouvé 
que  cette  répartition  est  chimérique,  qu'elle  appauvrit  la  commu- 
nauté et  les  particuliers,,  loin  d'améliorer  leur  sort,  —  à  quoi  bon  la 
demander?  Certaines  écoles  réclament  impérieusement  l'augmenta- 
tioji  générale  et  simultanée  des  salaires  et  se  flattent  de  pouvoir  l'o- 
pérer; s'il  est  démontré  que,  les  salaires  sont  sensiblement  égaux  aux 
produits  et  aux  revenus  réels,  où  prendra-t-on  la  matière  de  l'aug- 
mentation désirée?  On  sera  donc  autorisé  à  conclure  que  le  champ 
des  confiscations  ou  même  des  répartitions  plus  ou  moins  illégales 
en  matière  de  richesse  accessible  est  très  borné,  et  que,  s'il  est  per- 
mis à  des  spoliateurs  révolutionnaires  de  ruiner  une  société  qui  se 
mettrait  à  leua*  merci,  il  leur  est  interdit  par  la  force  des  choses  de 
s'enrichir  eux-mêmes.  Restera  toutefois  à  démontrer  la  sagesse  des 
combinaisons  dues  à  la  civilisation  moderne,  l'utilité  du  capital  et 
du  capitaliste,  également  indispensables  pour  assurer  le  bénéfice  de 
la  main-d'œuvre  en  consommant  l'excès  de  la  production  du  travail- 
leur sur  sa  propre  consommation. 

Tel  est  le  double  aspect  des  questions  multiples  que  nous  avons 
cherché  à  grouper  en  un  corps  de  raisonnemens,  et  qui  se  tiennent 
toutes  par  un  enchaînement  qu'on  ne  saurait  rompre.  Quoique  les 
nombres  fournis  par  la  statistique  n'oifrent  qu'une  certitude  très 
discutable,  et  que  les  moyens  de  contrôle  fassent  souvent  défaut, 
nous  présenterons  sous  toutes  réserves  quelques  chiffres  choisis 
dans  les  travaux  les  plus  autorisés,  afin  de  satisfaire  les  esprits  qui 
n'aiment  pas  à  se  renfermer  dans  le  domaine  des  pures  abstrac- 
tions. 


/120  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


I. 


Le  fond  de  toutes  les  revendications  socialistes,  comme  le  pré- 
texte, sinon  la  cause,  de  tous  les  bouleversemens  contemporains, 
est  le  désir  ardent  du  partage  des  biens  et  la  foi  invincible  dans  la 
possibilité  de  ce  partage. 

Tout  d'abord  la  proie  qui  s'offre  aux  convoitises  est  le  revenu,  si 
inégalement  distribué  à  chacun;  il  paraît  facile  d'en  faire  une  plus 
équitable  répartition.  Toutefois  on  ne  peut  partager  avec  fruit  que 
ce  qui  est  saisissable,  ce  qui  offre  une  utilité  palpable  et  positive.  11 
convient  donc  de  faire  deux  parts  dans  le  revenu  :  la  part  des  reve- 
nus réels  créés  par  le  travail,  et  la  part  afférente  à  la  circulation. 
Quelle  est  la  part  des  revenus  réels?  Elle  est  égale  aux  produits  ma- 
tériels, aux  objets  de  consommation  et  d'échange;  tout  le  surplus  est 
dû  à  la  circulation.  Suivant  que  les  produits  ou  la  valeur  des  pro- 
duits passent  en  un  plus  grand  nombre  de  mains,  la  richesse  double 
ou  triple;  si  les  produits  valent  1,  grâce  à  la  circulation  ils  vafent  2 
ou  3.  Supprimez  les  effets  de  la  circulation,  il  reste  purement  et 
simplement  le  produit.  C'est  ce  qui  arriverait  en  cas  de  partage 
général.  Si  l'on  réclame  la  liquidation  de  la  richesse,  on  ne  pourra 
partager  que  les  produits;  les  effets  de  la  circulation  deviennent 
indivisibles  et  insaisissables  comme  une  abstraction.  Peut-on  ima- 
giner la  répartition  des  résultats  arithmétiques  de  l'immense  circu- 
lation qui  fait  passer  en  tant  de  mains  dans  l'année  une  même 
somme  d'argent  ou  de  valeurs  toujours  identique  à  elle-même, 
quel  que  soit  le  nombre  des  évolutions  accomplies?  Ainsi  la  cir- 
culation augmente  la  richesse  générale  de  tout  ce  qui  dépasse  la 
somme  du  produit  réel;  mais,  les  effets  de  la  circulation  ne  pouvant 
être  répartis,  étant  au  contraire  supprimés  ou  diminués  à  la  moindre 
crise,  on  a  le  droit  d'affirmer  qu'en  cas  de  partage  il  ne  reste  du 
revenu  que  ce  qui  en  est  la  substance,  c'est-à-dire  7  milliards 
environ  de  produits  annuels,  chiffre  que  nous  nous  réservons  de 
justifier  plus  loin. 

Ce  ne  sont  pas  seulement,  il  est  vrai,  les  revenus  qu'on  veut 
partager,  c'est  aussi  et  surtout  le  capital,  objet  tour  à  tour  des 
malédictions  et  des  adorations  que  l'on  sait,  le  capital  qui  fait  la 
force  du  riche  et  lui  donne,  dit-on,  le  moyen  d'exploiter  les  tra- 
vailleurs. Ici  encore  on  vient  se  heurter  à  une  impossibilité  maté- 
rielle. Il  ne  suffit  pas  de  dresser  des  inventaires  fictifs  et  de  faire 
pleuvoir  les  milliards,  afin  de  réjouir  les  convoitises  de  ceux  qui  ré- 
clament la  liquidation  sociale;  encore  faudrait-il  prouver  que  toutes 
ces  richesses  sont  une  proie  facile  à  saisir,  et  que  la  plus  grande 


UN    ESSAI   DE    SYLLOGISME    ÉCONOMIQUE.  421. 

partie  n'en  sera  pas  perdue  pour  ceux-là  mêmes  qui  voudraient 
porter  une  main  téméraire  sur  ce  magnifique  butin.  Bastiat  ne 
l'a-t-il  pas  dit  déjcà  dans  ses  Harmonies  économiques?  «  C'est  une 
grande  illusion  de  croire  que  le  capital  soit  une  chose  existant  par 
elle-même.  Un  sac  de  blé  est  un  sac  de  blé,  encore  que,  selon  les 
points  de  vue,  l'un  le  vende  comme  revenu  et  l'autre  l'achète  comme 
capital.  »  D'ailleurs  il  ne  faut  pas  confondre  le  capital  proprement 
dit,  ou  les  utilités  et  la  valeur  des  biens  possédés,  avec  les  capitaux 
disponibles  et  d'exploitation,  expression  concrète  indiquant  cette 
richesse  circulante,  échangeable  et  mobile  qui  se  compose  de  re- 
venus et  d'épargne.  Cette  distinction  est  toutefois  difficile  à  main- 
tenir clans  le  détail,  car  le  capital  et  le  revenu  sont  alternativement 
le  père  l'un  de  l'autre,  et  cette  paternité  mutuelle  est  souvent  déli- 
cate à  discerner. 

Considérons  d'abord  la  richesse  mobilière  et  commerciale.  Pas  de 
système  qui  puisse  la  partager;  ni  Internationale,  ni  républiqu.^ 
radicale  n'y  parviendront  jamais,  parce  que  de  sa  nature  cette  ri- 
chesse est  insaisissable  pour  quelque  cupidité  que  ce  soit  :  elle 
n'existera  plus  du  jour  où  l'on  voudra  s'en  emparer  par  la  violence. 
Prosélytes  naïfs,  dupes  éternelles  des  criminels  rhéteurs  qui  veu- 
lent à  vos  dépens  devenir  ministres,  généraux,  préfets,  dictateurs 
et  le  reste,  touchez  à  ces  milliards  d'actions,  de  rentes,  d'obliga- 
tions, de  titres  de  tout  genre,  et  vous  n'aurez  plus  entre  les  mains 
que  des  chiffons  de  papier  sans  valeur.  Supposons  la  commune  vic- 
torieuse à  Paris,  et,  comme  conséquence,  rinternationale  installée 
au  pouvoir.  Un  décret  décide  que  tontes  les  propriétés,  biens  meu- 
bles et  immeubles,  seront  distribuées  gratis  et  également  à  tous  les 
citoyens,  o;i  bien  confisquées  et  mises  en  vente  au  profit  de  l'é- 
tat ou  encore  réservées  à  la  collectivité.  En  quelques  mains  que 
passe  la  totalité  des  biens,  quel  qu3  soit  le  mode  employé  pour 
faire  fructifier  et  mettre  en  activité  la  richesse,  on  conçoit  facile- 
ment que,  les  7  milliards  de  produits  demeurant  seuls  cà  partager, 
la  part  hypothétique  de  chacun  ne  serait  jamais  que  le  trente- 
huit-millionième  des  produits  annuels,  basa  réelle  de  la  fortune 
publique.  Par  le  fait  même  du  décret  spoliateur,  il  ne  resterait  de 
richesses  positives,  ta  part  les  propriétés  bâties  et  les  instrumens, 
que  les  produits  annuels  de  la  France,  sans  compter  qu'une  telle 
dise  paralyserait  en  grande  partie  la  production. 

La  répartition  des  terres  elles-mêmes  n'amènerait  aucun  profit 
pour  personne,  parce  que  le  revenu  utile  en  est  compris  dans  l'es- 
timation des  produits  généraux,  dont  la  partie  agricole  n'augmen- 
terait certes  pas  de  valeur  par  le  système  des  confiscations  proposées, 
loin  de  là,  à  moins  que  l'on  n'espère  voir  une  fée  venir  doubler 


i52*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'un  coup  de  baguette  les  forces  productives  du  sol.  Il  faut  remar- 
quer en  outre  que  les  propriétaires  actuels  possédant  au-delà  d'un 
hectare  environ' seraient  obligés  de  rapporter  le  surplus  à  lai  muasse, 
parce  qu'il  n'existe  tout  au  plus  que  ÂO  millions  d'hectares  cultiva- 
bles en  France.  Quant  à  la  propriété  foncière  collective  et  à  la  cul- 
ture par  délégation  gouvernementale  j  c'est  une  question  jugée^  et 
rangée  déjà  au  nombre  des  pures  utopies.  Ainsi  on  pourrait  dé- 
pouiller les  propriétaires,  mais  non  sans  un  immense  et  irréméi- 
diable  désastre  frappant  le  pays  tout  entier,  les  pauvres  comme  les 
riches,  et  cela  pendant  de  longues  années,  car  un  siècle,  plus  peut- 
être,  ne  suffirait  pas  pour  nous  faire  retrouver  nos  richesses. 

En  réalité,  les  combinaisons  économiques  d'aujourd'hui  ne  s'écar- 
tent pas  autant  qu'on  le  pense  de  la  formule  socialiste  ou  commu- 
niste qui  veut  que  toute  propriété  privée  revienne  à  la  collectivité. 
Bien  que  la  propriété  privée  soit  acquise  ou  possédée  en  vertu  de 
l'achat  ou  de  l'héritage,  elle  appartient  pourtant  en  un  certain  sens 
à  la  collectivité,  dont  elle  reste  le  domaine  utile  et  éternel,  puisque, 
sous  forme  d'impôt,  chaque  génération  paie  à  la  collectivité  la  va- 
leur totale  du  capital  représentant  la  pleine  évaluation  de  la  pro- 
priété mobilière  et  immobilière,  en  quelque  sorte  revendue  par 
l'état  et  rachetée  par  les  particuliers  à  perpétuité.  Avant  l'augmen- 
tation des  impôts,  due  aux  désastres  de  la  guerre,  la  collectivité 
prélevait  en  quatre-vingt-dix  ans  la  valeur  totale  des  biens  possé- 
dés. Aujourd'hui  que  notre  budget  se  monte  à  2  milliards  750  mil- 
lions, en  défalquant  la  part  des  impôts  de  consommation  suppor- 
tés par  les  ouvriers,  on  trouve  que  la  fortune  et  la  propriété  paient 
la  totalité  de  leur  valeur  en  soixante-treize  ans  et  nauf  mois,  avant 
que  les  vieillards  de  chaque  génération  aient  atteint  la  plénitude  de 
leurs  jours  (1).  Si  l'on  prend  la  propriété  foncière  à  part,  c'est  en 
trente  ans  que  l'état  en  prélève  par  l'impôt  la  valeur  totale.  On 
pourrait  donc  avancer  qu'à  chaque  génération  ce  n'est  pas  la  ri- 
chesse qui  paie  la  dîme  de  ses  biens  à  la  collectivité,  mais  au  con- 
traire que  c'est  la  collectivité  qui  ne  laisse  à  la  richesse  que  la  dîme 
de  la  propriété  et  des  fortunes. 

A  supposer  même  que  les  doctrines  communistes  fussent  appli- 


(1)  Le  budget  actuel  de  la  France,  soit  2  milliards  730  millions,  multiplié  par  soixante- 
treize  ans  et  neuf  mois,  donne  un  total  de  203  milliards;  en  défalquant  un  tiers  de 
cette  somme ,  soit  08  milliards  pour  les  impôts  de  consommation  payés  par  les  classes 
laborieuses  comme  par  les  autres,  il  reste  135  milliards,  qui  sont  pa3'és  à.  l'état  par  la 
fortune  et  la  propriété.  L'inventaire  de  la  Fraace  étant  porté  généralement  à  145  ou 
150  milliards,  la  collectivité  absoi'be  donc  à  chaque  génération  la  totalité  de  la  valeur 
des  biens  possédés,  sauf  une  somme  bien  moindre  d'un  dixième  laissée  comme  béné- 
fice aux  détenteurs  de  la  fortune  publique  et  privée. 


IN    ESSAI   DE    SYLLOGISME    ÉCONOMIQUE.  423 

cables,  il  n'y  aurait  donc  pour  la  collectivité  aucun  bénéfice.  Seule- 
ment la  grande  supériorité  de  notre  système  économique  consiste 
en  ce  que,  tout  en  laissant  la  communauté  toucher  périodiquement 
et  intégralement  la  valeur  totale  de  toutes  choses,  la  répartition  des 
biens  échappe  à  l'arbitraire  et  à  l'instabilité  d'un  partage  fait  par 
l'état.  Cette  répartition  s'opère  naturellement,  et  par  une  sorte 
d'enchère  publique  du  travail,  de  l'intelligence  et  de  l'épargne,  sans 
aucune  intervention  des  pouvoirs  humains,  toujours  plus  redou- 
tables, plus  nuisibles,  plus  injustes  dans  leurs  résultats  généraux 
que  ne  le  sont  les  écarts  fréquens  et  les  injustices  apparentes  ou 
réelles  des  décrets  de  la  naissance  et  du  hasard.  Aussi  le  refus  ab- 
solu de  laisser  l'état  ou  quelque  pouvoir  humain  que  ce  soit  dis- 
poser de  la  distribution  du  travail  et  de  la  richesse  est-il  le  point 
stratégique  où  l'on  ne  doit  rien  concéder,  et  où  il  faut  résister  à 
outrance. 

De  passagères  exagérations  d'impôts,  des  spoliations  violentes, 
sont  des  maux  qui  peuvent  se  réparer;  mais  admettre  l'intervention 
de  l'état  dans  la  répartition  des  biens,  c'est  la  ruine  absolue,  le 
suicide  et  la  mort  sociale.  On  alléguera  que  les  collectivistis  et  les 
novateurs  les  plus  subtils  ne  parlent  ni  de  confiscation  ni  de  spo- 
liation directe;  ils  proposent  la  gratuité  du  crédit,  la  solidarité  et 
la  mutualité  universelles,  ou  bien  la  collectivité  seule  propriétaire, 
transformant  en  usufruitiers  les  possesseurs  actuels  à  des  conditions 
nouvelles  et  inconnues;  tout  cela  revient  au  même.,  Ces  systèmes 
et  d'autres  encore  ne  sont  que  la  spoliation  déguisée  plus  ou  moins 
habilement.  Dès  qu'on  touche  à  nos  savantes  et  utiles  combinai- 
sons économiques  résultant  de  l'expérience  comme  de  la  nature  des 
choses,  et  que  la  force  brutale  y  porte  la  main,  tout  l'échafaudage 
compliqué  de  notre  richesse  disparaît,  et  nous  restons  en  face  du 
seul  produit  positif  du  sol  et  de  l'industrie. 

Lorsqu'on  fait  défiler  devant  les  masses,  fatiguées  de  travail  ou 
dénuées  de  ressources,  des  comptes  de  centaines  de  milliards,  on 
ne  doit  pas  s'étonner  que  la  tête  leur  tourne,  que  la  colère  et  la 
cupidité  s'allument  dans  leurs  cœurs.  Il  est  malaisé  de  leur  faire 
comprendre  que  cet  énorme  capital,  dont  nous  vivons  tous  pour- 
tant, est  une  richesse  souvent  indivisible,  en  partie  fictive  et  con- 
ventionnelle, en  tout  cas  insaisissable,  fluide,  et  qui  s'évanouit  dès 
qu'on  veut  la  violenter  et  en  faire  le  partage,  non  sans  entraîner 
dans  sa  ruine  la  plus  grande  partie  des  produits  dont  elle  est  la 
source.  La  France,  privée  de  son  commerce  de  luxe  et  de  tout  ce 
qui  surexcite  la  production,  serait  réduite  à  cet  état  misérable  de 
ne  chercher  qu'à  produire  de  quoi  empêcher  à  peine  ses  habitans 
de  mourir  de  faim.  Toute  possibilité  de  bénéfice  étant  désormais 


ll^ll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

supprimée,  la  production  n'équivaudrait  même  plus  aux  exigences 
de  la  consommation.  Loin  de  pouvoir  atteindre  le  capital,  les  visées 
et  les  convoitises  des  socialistes  ne  peuvent  donc  s'exercer  que  sur 
les  produits,  encore  sensiblement  diminués  :  ces  produits  ne  s'élè- 
vent en  réalité  qu'à  7  milliards,  et,  comprenant  les  revenus  et  les 
capitaux  en  circulation,  constituent  toute  la  richesse  active  et  réelle 
du  pays. 

Sans  pousser  le  radicalisme  jusqu'au  partage  intégral  des  biens, 
certaines  écoles  réclament  impérieusement  l'augmentation  générale 
des  salaires  et  une  plus  forte  rémunération  de  la  main-d'œuvre.  Le 
grand  cheval  de  bataille  des  sectes  socialistes  est  de  prétendre  que 
la  part  des  pi  ofits  est  trop  forte  pour  le  capital  et  trop  faible  pour 
le  travail.  A  ne  consulter  que  les  apparences,  on  serait  tenté  de 
croire  en  effet  que  le  capital  abuse  étrangement  de  ses  avantages, 
et  que  la  part  du  salaire  pourrait  être  facilement  augmentée.  En 
voyant  tel  grand  manufacturier  se  lancer  dans  les  affaires  avec  quel- 
ques centaines  de  mille  francs,  puis,  vingt  ans  après,  posséder  10 
ou  15  millions,  ne  se  dit-on  pas  que,  si  cet  heureux  industriel 
avait  h  ou  5  millions  de  moins,  et  que  les  salaires  de  ses  ouvriers 
eussent_^été  augmentés  d'autant,  son  aisance  fût  restée  suffisante,  et 
que  tout  eût  été  pour  le  mieux?  Les  grandes  fortunes  territoriales 
peuvent  inspirer  des  réflexions  analogues. 

Avant  tout,  c'est  à  tort  que  l'on  discute  pour  savoir  s'il  y  a  par- 
tage équitable  ou  non  entre  le  capital  et  le  salaire;  en  réalité,  le 
partage  n'existe  pas.  11  n'y  a  qu'une  oscillation  régulière,  successive 
et  forcée,  qui  porte  la  totalité  des  revenus  et  des  capitaux  d'exploi- 
tation disponibles  tour  à  tour  dans  la  main  des  travailleurs  et  dans 
celle  des  capitalistes.  La  somme  est  toujours  la  même,  de  quelque 
côté  qu'elle  se  trouve.  Selon  la  prospérité  ou  la  rigueur  des  temps, 
elle  augmente  ou  diminue,  pour  les  uns  comme  pour  les  autres.  Ce 
qui  cause  l'inégalité  douloureuse  des  conditions,  c'est  que  d'une 
part  les  travailleurs  copartageans  se  comptent  par  de  nombreux 
millions,  tandis  que  de  l'autre  les  capitalistes  ne  sont  que  quel- 
ques centaines  de  mille  appelés  à  diviser  entre  eux  cette  masse  de 
richesse  identique  dans  la  somme,  mais  profondément  différente 
comme  répartition  ix  chaque  oscillation  du  balancier  économique. 
Cette  inégalité  de  répartition  pourrait-elle  être  corrigée  par  une 
combinaison  quelconque? 

Il  n'en  peut  malheureusement  pas  être  ainsi.  Pas  plus  que  la  pau- 
vreté, la  richesse  ne  se  règle  par  des  décrets.  Les  réalités  de  l'éco- 
nomie politique  ne  sont  pas  si  débonnaires;  les  lois  en  sont  dures, 
inflexibles,  au-dessus  de  toute  volonté  humaine.  Celui-ci  pourrait 
être  riche  et  non  celui-là;  seulement  il  faut  que  quelqu'un  le  soit, 


UN    ESSAI    DE    SYLLOGISME   ÉCONOMIQUE.  425 

ce  qui  n'entraîne  nullement  d'ailleurs  la  fatalité  de  la  misère.  Pour 
que  la  richesse  du  pays  existe,  pour  que  20  millions  de  salaires 
soient  attribués  au  travail,  il  faut  qu'un  nombre  restreint  d'indi- 
vidus favorisés  soient  possesseurs  ou  détenteurs  de  20  millions; 
avant  de  passer  à  la  main-d'œuvre,  le  capital  doit  appartenir  au 
capitaliste  et  ne  saurait  être  impersonnel.  C'est  là  le  point  délicat. 
La  conviction  contraire  constitue  la  grande  erreur  universellement 
répandue  que  nous  voudrions  essayer  de  redresser. 

Le  salaire  et  le  capital  sont  regardés  comme  deux  choses  diffé- 
rentes, comme  deux  antagonistes  irréconciliables,  dont  le  premier, 
le  salaire,  est  dévoré  par  le  second.  Que  diraient  donc  les  préjugés 
vulgaires,  s'il  leur  était  prouvé  que  la  richesse,  le  revenu,  les  ca- 
pitaux disponibles  et  le  salaire  ne  sont  point  ennemis,  parce  qu'ils 
sont  une  seule  et  même  chose?  Dans  ses  Harmonies ,  Bastiat  écri- 
vait :  «  Comme  les  capitaux  ne  sont  autre  chose  que  des  services 
humains,  on  peut  dire  que  capital  et  travail  sont  deux  mots  qui, 
au  fond,  expriment  une  idée  commune;  par  conséquent  il  en  est 
de  même  des  mots  intérêt  et  salaire.  Là  donc  où  la  fausse  science 
ne  manque  jamais  de  trouver  des  oppositions,  la  vraie  sience  arrive 
toujours  à  l'identité  (1).  »  Stuart  Mill,  parlant  des  salaires,  dit 
«  qu'ils  dépendent  de  la  proportion  qui  existe  entre  la  population 
et  le  capital  circulant  (2).  »  Il  est  vrai  qu'il  entend  désigner  non  pas 
le  capital  circulant  tout  entier,  mais  bien  la  jjartie  de  ce  capital 
consacrée  au  paiement  de  la  main-d'œuvre.  Nous  croyons  qu'il  est 
permis  d'aller  plus  loin  et  d'avancer  que  le  revenu  général  réel  ou 
les  produits,  qui  sont  la  forme  positive  et  seule  utile  de  la  richesse, 
doivent  être,  à  peu  de  chose  près,  égaux  à  la  masse  des  salaires. 

Il  faut  bien  s'entendre  sur  les  significations  variées  du  mot  capi- 
tal. S'il  veut  dire  argent  placé  à  intérêts  et  résultant  des  revenus 
et  profits  agglomérés,  on  peut  affiimer  que  cet  argent  est  trans- 
formé en  salaires.  Si  le  terme  capital  est  employé  dans  le  sens  de 
biens  immobiliers  et  d'instrumens  de  production ,  il  rentre  dans  la 
catégorie  des  utilités,  et  le  revenu  seul  qu'il  rapporte  passe  en  ré- 
munération de  main-d'œuvre.  Néanmoins  les  sommes  qui  ont  servi 
à  l'achat  d'immeubles  se  trouvent  lancées  dans  la  circulation,  y  rem- 
plissent les  différens  rôles  des  capitaux  circulans,  et  se  confondent 
en  quelque  façon  avec  le  revenu  annuel.  Les  capitaux  mobiliers  tout 
entiers  passent  en  salaires,  parce  que,  s'ils  ne  se  transformaient 
pas  incessamment  en  travail  et  par  conséquent  en  salaires,  ils  ne 
rapporteraient  rien  et  seraient  nuls.  Pour  être  productifs,  ils  doi- 

(1)  Basiiat,  Harmonies  économiques,  p.  432. 

(2)  Stuart  Mill,  Principes  de  Véconomie  politiquej  traduction  de  Courcello-Seneuil, 
t.  1",  p.  383,  384. 


â26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vent  passer  chaque  année  dans  la  main  de  l'ouYrier  en  rémunéra- 
tion d'un  travail  ou  d'un  objet  produit,  en  un  mot,  pour  rapporter 
50,000  livres  de  rente,  chaque  million  doit  être  transformé  en  un 
million  de  salaires  et  de  produits,  sauf  amordssemens,  escomptes 
ou  assurances. 

Si  les  produits  annuels  de  la  France  sont  de  7  milliards,  les  reve- 
nus et  les  capitaux  disponibles,  comme  les  salaires,  ne  peuven:,  être 
que  de  7  milliards,  et  la  richesse  du  pays  n'est  que  cette  somme  ini- 
tiale multipliée  par  la  circulation.  Les  opérations  de  l'exercice  étant 
terminées,  de  7  milliards  de  salaires  payés  ou  reçus,  que  reste-t-il? 
Il  reste  7  milliards  de  produits,  dont  nous  vivons,  tandis  que,  si  l'on 
dresse  le  bilan  des  revenus  dus  à  la  circulation,  toutes  les  recettas 
et  les  dépenses  compensées,  il  reste  le  numéraire,  les  valeurs  de 
poriefeuille  et  les  instrumens  de  production,  en  face  desquels  on 
périrait  d'inanition  et  de  misère  sans  les  produits  de  consommation 
déjà  indiqués. 

Tout  vient,  dit-on,  de  la  main-d'œuvre  des  travailleurs.  En  re- 
vanche, tout  y  retourne.  Par  une  fihère  certaine,  tout  arrive  à  se 
résumer  en  un  travail  manuel  et  en  un  salaire  correspondant.  Ce 
qui  comporte  utilité,  service  ou  agrément,  depuis  le  dernier  brin 
d'herbe  jusqu'aux  plus  grands  comme  aux  plus  petits  travaux  d'art 
ou  d'exploitation,  a  été  touché  par  la  main  de  l'ouvrier,  et  lui  a 
rapporté  un  salaire.  Quel  que  soit  le  nombre  des  intermédiaires,  il 
faut  nécessairement  que  chaque  dépense  de  culture,  de  bâtiment, 
d'industrie,  de  nourriture ,  de  vêtement,  d'art  ou  de  luxe,  de  paix 
ou  de  guerre,  productive  ou  non,  se  résolve  dans  un  salaire.  Quelle 
est  la  part  qui  revient  à  la  main-d'œuvre  dans  la  distribution  du 
revenu  général  et  des  capitaux  circulans,  et  qui  ne  peuvent  pas  ne 
pas  circuler,  s'ils  produisent?  Eh  bien  !  c'est  tout. 

D'ailleurs,  s'il  est  vrai  que  toute  richessa,  tout  produit  sorte  de 
la  main  de  l'ouvrier,  la  contre-partie  n'est  pas  moins  exacte  :  le  sa- 
laire, la  rémunération  d'un  travail  quelconque  vient  du  capital  et 
du  revenu.  Parmi  les  conséquences  affligeantes  et  inévitables  des 
réalités  économiques,  au  moins  faut-il  reconnaître  ce  fait  consolant, 
que  les  capitaux  disponibles  et  les  revenus  se  trouvent  dans  l'im- 
possibilité absolue  de  dérober  une  part  sensible  d'eux-mêmes  au 
salaire,  et  qu'il  est  également  impossible  au  salaii'e,  ou  plutôt  à  la 
main-d'œuvre,  de  ne  pas  mettre  en  valeur  et  de  ne  pas  faire  fructi- 
fier le  capital  entier.  Ni  l'infâme  capital,  ni  le  capitaliste  ne  sont 
responsables  plus  que  d'autres  des  misères  et  des  souffrances  subies 
par  les  travailleurs.  Les  seuls  et  vrais  coupables  sont,  outre  les 
fléaux  naturels,  l'imprévoyante  immoralité  et  les  ambitions  per- 
verses. Malgré  ce  que  peuvent  dire  les  imposteurs  qui  cherchent  à 


UN    ESSAI   DE.  SYLLOGISME    ÉCONOMIQUE.  kll 

tromper  et  à  soulever  les  peuples  à  leur  profit,  il  est  donc  impos- 
sible au  socialisme,  même  vainqueur,  de  mettre  le  pied  sur  la  gorge 
du  capital  et  de  lui  faire  rendre  plus  qu'il  ne  donne  aujourd'hui, 
puisque  chaque  année  tous  ses  revenus  réels  passent  au  salaire.  Les 
réclamations  intéressées  des  sectaires  tombent  du  même  coup,  il 
n'y  a  plus  antagonisme  nécessaire  et  de  principe  entre  le  capital  et 
le  travail.  Les  capitaux  actifs  et  le  sa]aire  sont  égaux,  solidaires  et 
ne  font  qu'un;  ils  constituent  une  seule  personne  économique  en 
deux  natures,  que  l'on  peut  nommer  également  recette  ou  dépense, 
production  ou  consommation.  C'est  là  de  la  solidarité  universelle, 
de  la  bonne,  et  le  terrain  véritable  de  la  réconciliation  sociale. 

Si  l'affirmation  de  l'égalité  entre  les  salaires,  les  produits  et  les 
capitaux  disponibles  est  acceptée,  il  en  ressort  clairement  que  la 
somme  générale  des  salaires  ne  dépend  de  qui  que  ce  soit,  et  n'est 
susceptible  d'être  augmentée  ou  diminuée  par  aucune  combinaison 
spéciale  en  dehors  des  fluctuations  qui  accroissent  ou  diminuent  la 
prospérité  universelle  du  pays.  Le  capital  mobilier  tout  entier  étant 
obligé  de  circuler  pour  produire  et  ne  pouvant  produire  que  par  la 
main-d'œuvre,  qui  ne  saurait  elle-même  se  passer  de  salaire,  ce- 
lui-ci ne  s'élèvera  point  ."^ans  que  les  capitaux  et  les  revenus  s'é- 
lèvent dans  une  proportion  égale,  et  réciproquement.  Le  capital 
disponible  fait  tout  l'effort  dont  il  est  capable,  on  n'a  rien  à  lui  de- 
mander de  plus.  Ce  qu'un  ouvrier  gagnera  au-dessus  de  la  moyenne 
devra  diminuer  d'autant  le  salaire  d'un  autre  ouvrier.  La  rémuné- 
ration de  la  main-d'œuvre,  variable  dans  la  répartition  indivi- 
duelle, ne  saurait  être  arbitrairement  accrue  dans  la  somme  géné- 
rale; les  violences  plus  ou  moins  légales  et  les  spoliations  ofiicielles 
n'y  feront  rien. 

La  révolution  a  le  pouvoir  de  tout  faire,  croit-on  d'une  foi  ar- 
dente et  abusée.  Sans  contredit,  il  lui  est  facile  de  tout  renverser, 
de  tout  détruire,  ce  qui  n'est  pas  la  même  chose  ;  mais  elle  aussi  a 
des  limites,  et  n'empêchera  jamais  les  revenus  de  la  richesse  d'être 
approximativement  égaux  au  salaire,  et  réciproquement.  Aujour- 
d'hui la  révolution  a  tout  vaincu,  excepté  la  réalité.  Arrivée  au 
bout  de  son  élan,  n'ayant  plus  rien  à  réclamer,  et  ne  trouvant 
plus  d'autre  programme  que  le  socialisme  sans  raison,  la  révolu- 
tion est  vaincue  par  la  réalité,  contre  laquelle  elle  vient  se  briser 
malgré  les  avertissemens  des  sages.  En  effet,  les  spoliations  et  les 
partages  seraient  sans  cesse  à  recommencer.  Toujours  un  clou 
chasse  l'autre  entre  révolutionnaires,  et  le  difficile  est  de  ne  faire 
qu'une  révolution;  les  Anglais  d'Europe  et  d'Amérique  y  ont  seuls 
réussi.  Chez  nous,  trop  de  gens  pensent  qu'il  n'y  a  jamais  assez  de 
bouleversemens;  le  plus  grand  nombre  est  d'un  avis  contraire,  mais 


Zi28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'habitude  les  majorités  conservatrices  subissent  bien  plus  qu'elles 
ne  dirigent  les  événemens. 

Dès  qu'on  ne  peut  ni  augmenter  ni  diminuer  la  somme  générale 
des  salaires,  la  question  se  résume  à  chercher  le  moyen  d'en  assu- 
rer la  distribution  équitable  entre  ouvriers,  puisa  ne  pas  s'écarter  de 
certaines  lois  invincibles,  tout  en  s'efforçant  d'équilibrer  avec  impar- 
tialité, mais  individuellement,  les  bénéfices  entre  les  travailleurs  et 
les  patrons.  Ici  s'élève  encore  une  difficulté  presque  insurmontable. 
Gomment  déterminer  la  rémunération  du  travail  autrement  que  d'a- 
près le  prix  établi  sur  les  marchés  par  l'inflexible  loi  de  l'olTre  et  de 
la  demande?  Malheureusement  le  salaire  se  règle  d'après  la  valeur 
vénale  du  produit  et  non  d'après  les  besoins  ou  les  efforts  du  pro- 
ducteur. Toutes  les  associations,  toutes  les  sociétés  coopératives 
du  monde  ne  changeront  rien  à  cette  nécessité  douloureuse.  Le  vé- 
ritable bienfait  des  associations  est  d'exciter  les  vertus  dont  la  pra- 
tique suffirait  presque  toujours  d'ailleurs  à  empêcher  les  souffrances 
et  les  misères  extrêmes,  à  faire  prospérer  isolément  les  groupes  e1 
les  familles  d'ouvriers. 

Personne  ne  peut  songer  à  fixer  par  une  loi  de  maximum  et  de 
minimum  le  taux  des  salaires  ou  des  fortunes,  prétention  qui  con- 
stitue précisément  l'erreur  des  diverses  sectes  socialistes.  Dans  le 
règlement  du  prix  de  la  main-d'œuvre,  la  seule  loi  qui  triomphera 
quand  même  est  la  loi  de  l'offre  et  de  la  demande.  On  objectera  que 
des  injustices  flagrantes  se  révèlent  dans  le  détail  de  la  répartition 
des  salaires.  Pourquoi  l'ouvrier  du  manufacturier  heureux  ne  gagne- 
t-il  pas  plus  et  n'a-t-il  point  dans  les  gros  bénéficts,  créés  par  ses 
mains,  une  plus  large  part  correspondante  et  une  plus  forte  rému- 
nération que  l'ouvrier  dont  le  travail  est  moins  productif?  Qu'im- 
porte au  salarié  que  la  richesse,  fruit  de  ses  labeurs,  aille  grossir 
la  masse  des  capitaux  transformés,  il  est  vrai,  en  salaires,  mais  sans 
profit  direct  et  personnel  pour  lui?  Ne  se  chargerait-il  pas,  tout  aussi 
bien  que  le  patron,  de  dépenser  et  de  rendre  à  la  circulation  l'ar- 
gent de  sa  rémunération  augmentée?  II  faudrait  alors  que  dans  la 
manufacture  d'en  face  les  ouvriers  voulussent  consentir  à  laisser  di- 
minuer ou  supprimer  leur  rétribution  en  cas  de  perte  ou  de  faillite, 
sans  quoi  l'équivalence  nécessaire  entre  les  salaires,  les  revenus, 
les  capitaux  circulans  et  les  produits  serait  détruite,  et  les  sommes 
destinées  à  rémunérer  le  travail  se  trouveraient  réduites  d'autant, 
ainsi  que  la  puissance  de  consommation.  Aujourd'hui  les  pertes 
n'affectent  point  le  salaire,  qui  a  été  payé  d'avance;  elles  ne  consti- 
tuent que  le  désastre  privé  d'un  capital  qui  s'échappe  des  mains  du 
commerçant  ou  de  l'entrepreneur  malheureux,  mais  qui,  loin  d'être 
perdu  pour  tout  le  monde,  rentre  dans  la  circulation  générale.  Sur 


UN    ESSAI    DE    SYLLOGISME    ÉCONOMIQUE.  429 

dix  commerçans,  dit-on,  3  font  fortune,  3  se  soutiennent  à  peu 
près,  et  h  succombent,  végètent,  ou  se  ruinent.  «  Prenez  la  cote  de 
la  Bourse,  les  actions  au-dessous  du  pair  y  sont  peut-être  en  majo- 
rité (I).  »  Et  pourtant,  par  la  combinaison  du  salariat,  les  ouvriers 
gagnent  même  dans  les  mauvaises  affaires  autant  que  dans  les 
bonnes. 

De  quelque  façon  qu'on  retourne  ou  qu'on-  déguise  la  question, 
il  est  impossible  de  se  dérober  aux  rigueurs  des  lois  économiques, 
qui  règlent  les  rapports  de  la  richesse,  du  revenu,  de  l'épargne  et 
du  capital  comme  ceux  du  travail,  du  salaire  et  du  produit.  On  ne 
peut  ni  confondre,  ni  violer  les  unes  ou  les  autres  sans  aboutir  à 
l'appauvrissement  ou  à  la  ruine  de  la  communauté  entière.  Les 
efforts  de  certaines  écoles,  à  les  supposer  sincères,  sont  en  pure 
perte;  de  longtemps,  on  ne  trouvera  pas  plus  le  salaire  capitalisa- 
teur  que  le  loyer  acquéreur  ou  l'impôt-assurance,  si  ce  n'est  par 
des  travestissemens  de  mots  ou  des  subterfuges  de  calcul  appliquant 
des  formes  nouvelles  aux  faits  ou  aux  procédés  anciens.  La  for- 
midable machine  de  guerre  sociale,  la  grève  universelle  elle-même, 
n'amènerait,  après  bien  des  désastres,  aucune  solution  utile  et  pra- 
tique. «  Un  ensemble  de  grèves  qui  augmenterait  dans  chaque 
métier  la  rémunération  nominale  de  l'ouvrier  sans  accroître  la  pro- 
duction et  sans  multiplier  les  capitaux  ne  conduirait  qu'à  d'iné- 
vitables déceptions  (2).  »  La  liberté  du  travail  et  du  capital  peut 
seule  concourir  à  l'élévation  des  salaires,  ainsi  qu'au  progrès  de  la 
richesse  générale,  toujours  inséparable  de  la  liberté  et  de  l'ordre. 

IL 

Pour  donner  un  corps  à  ces  raisonnemens  spéculatifs,  il  faut  pas- 
ser sur  le  terrain  des  chiffres.  Malheureusement  ce  terrain  n'est  pas 
aussi  solide  qu'on  le  pourrait  souhaiter.  Les  données  de  la  statis- 
tique ont  une  valeur  très  inégale  à  cause  de  l'étendue  et  de  la 
diversité  des  matières  soumises  à  l'examen  et  à  l'analyse.  Toute- 
fois, si  les  assertions  posées  ne  sont  point  rigoureusement  exactes, 
encore  moins  sont-elles  le  contraire  de  la  vérité.  Il  n'est  pas  inutile 
d'ailleurs  de  suivre  sur  leur  propre  terrain  les  novateurs  audacieux 
et  chimériques  afm  de  montrer  que  leurs  projets  merveilleux,  fus- 
sent-ils réalisables,  n'amèneraient  aucun  profit  pour  personne. 

Voyons  donc  ce  que  cache  ce  grand  mot  de  liquidation  sociale. 
Formulons  une  liquidation  théorique  aussi  régulièrement  et  aussi 

^1)  Cernuschi,  Illusions  des  sociétés  coopératives,  p.  49. 
(2)  M.  Lei-oy-Beaulieu,  dans  la  Rtvue  du  l^*"  décembre  1871. 


430  REVUE    DES   DEUX   MONDÉS, 

sérieusement  que  possible.  C'est  l'inventaire  tout  entier  de  la  France 
qu'il  s'agit  de  relever  pour  élucider  cette  grosse  question.  Nous 
avons  choisi  à  dessein  la  plus  élevée  que  nous  ayons  rencontrée 
parmi  les  évaluations  du  capital  de  la  France.  D'après  MM.  Passy 
et  Houssard,  on  peut  estimer  à  70  milliards  le  capital  mobilier  non 
engagé  dans  les  entreprises  commerciales  et  industrielles;  d'autre 
part,  la  propriété  foncière  est  évaluée  à  100  milliards,  rapportant 
3  milliards  1/2  environ.  Le  capital  engagé  dans  les  entreprises 
commerciales  est  de  25  milliards,  rapportant  2  milliards  1/2,  à 
10  pour  100  :  total  général  195  milliards,  dont  il  semble  qu'on 
doive  retrancher,  pour  les  dettes  hypothécaires,  chirographaires  et 
nationales,  hh  milliards,  ce  qui  réduit  l'inventaire  de  notre  capital 
général  à  150  milliards  environ,  chiffre  généralement  adopté.  Ge 
serait  une  belle  proie;  mais  vit-on  du  capital?  On  vit  des  produits 
qu'il  donne.  La  répartition  même  des  5  milliards  de  numéraire  exis- 
tant en  France  ne  changerait  rien  à  la  situation  de  chacun.  Le  ca- 
pital une  fois  partagé,  il  ne  resterait  jamais,  comme  utilité  réelle, 
que  les  produits  à  consommer. 

Là  superstition  populaire  s'imagine  volontiers  que  le  capital  est 
un  gros  amas  d'or  soigneusement  enfermé  et  caché  dans  les  ar- 
moires et  les  caisses  des  banquiers  ou  des  propriétaires,  qui,  selon 
leur  fantaisie,  en  distribuent  à  l'ouvrier  une  part  tout  juste  suffi- 
sante pour  l'empêcher  de  mourir  de  faim.  Le  peuple  est  encouragé 
à  croire  que  le  capital  est  une  poule  énorme  qui  pond  indëfîriiîft^îït 
des  œufs  d'or  dont  les  riches  dissimulent  et  accaparent  le  plus 
grand  nombre.  Les  chefs  socialistes  promettent  chaque  jour  à  leurs 
adeptes,  en  vue  d'un  lendemain  qui  n'arrive  jamais,  de  leur  faire 
voir  et  de  leur  donner  la  poule,  ne  fût-ce  que  pour  la  mettre  au 
pot,  comme  le  disait  déjà  Henri  IV,  ce  roi  habile  jusqu'au  génie, 
qui  resta  Gascon  en  se  montrant  quelque  peu  socialiste  pour  son 
époque.  Aux  beaux  temps  de  la  commune  de  Paris,  le  peuple  crut 
bien  avoir  attrapé  la  poule;  c'est  lui  qui  fut  trompé  une  fois  de  plus. 
Comment  pourrait- il  en  être  autrement?  Le  capital,  en  fin  de  compté, 
ne  vaut  que  par  les  produits. 

Quel  est  annuellement  le  revenu  réel,  ou  plutôt  quelle  est  la  somifte 
des  produits  échangeables  de  la  France?  Le  pays  donne,  dit-on,  éïi'^ 
viron  3  milliards  1/2  de  produits  agricoles,  et  3  milliards  passés  de 
produits  industriels,  en  tout  7  milliards.  Ce  serait  le  chiffre  le  plus 
important  à  justifier  dans  cette  étude,  puisque  les  7  milliards  de 
produits  formeraient  seuls  la  matière  utile  du  partage  au  cas  où 
une  telle  opération  deviendrait  praticable.  Les  statistiques  indus- 
trielles et  agricoles  ne  sont  pas  ici  nos  seules  autorités,  ce  chiffre 
s'appuie  sur  des  concordances  trop  frappantes  pour  ne  pas  offrir 


UN   ESSAI   DE    SYLLOGISME   ÉCONOMIQUE.  hZi 

une  suffisante  probabilité.  Ainsi  M.  Thiers,  réponclant  à  M.  Des- 
seilligny  le  13  janvier  dernier,  affirmait  l'existence  de  7  milliards 
d'effets  de  commerce.  Lorsqu'on  s'occupe  de  l'impôt  du  revenu, 
tout  le  monde  semble  d'accord  pour  reconnaître  que  la  somme  des 
revenus  nets  des  Français  s'élève  à  7  ou  8  milliards,  ce  qui  serait 
à  5  pour  100  l'intérêt  des  1A5  ou  des  150  milliards  du  capital  de 
la  France.  Seule  de  toutes  les  estimations  des  revenus  et  des  pro- 
duits réels,  cette  somme  de  7  milliards  présente  des  apparences 
de  certitude.  Dès  qu'on  veut  pousser  l'investigation  économique 
plus  loin,  on  est  exposé  à  s'égarer,  car,  si  l'on  porte  à  l'actif  de  la 
France  7  milliards  de  salaires  et  7  milliards  de  produits,  puis  au- 
tant pour  les  revenus  privés  et  pour  les  effets  de  commerce,  c'est 
non  plus  15  ou  18  milliards  qu'on  obtient,  mais  bien  21.  Sans  rien 
préciser  sur  ce  point,  il  y  a  lieu  d'avancer  que  l'ensemble  des  for- 
tunes et  des  revenus  privés  est  toujours  un  multiple  des  7  milliards 
fondamentaux  de  produits  réels,  multiple  plus  ou  moins  exact  et 
élevé  selon  le  nombre  des  évolutions  économiques  constatées.  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  chiffre  des  7  milliards  de  produits  paraît  pouvoir 
être  admis,  sauf  contrôle,  comme  point  de  départ. 

Dans  une  liquidation  sociale,  quelque  radicale  qu'elle  soit,  cha- 
cun n'aura  donc  que  son  trente-huit-millionième  des  7  milliards, 
c'est-à-dire  184  francs  pour  l'année  entière,  ou  environ  50  centimes 
par  jour.  Il  y  a  loin,  on  le  voit,  de  cette  maigre  ration  quotidienne, 
qui  ne  pourrait  même  pas  être  obtenue  sans  travail,  aux  30  sous  par 
jour  que  la  commune  de  Paris  donnait  à  ses  fidèles  et  semblait  ga- 
rantir à  tous  les  citoyens.  Provoquer  une  révolution  sociale  et  un 
bouleversement  universel  pour  50  centimes  par  tête  et  par  jour,  ou 
même  un  peu  plus,  cela  demande  quelque  réflexion.  Quel  est  l'ou- 
vrier dont  le  salaire  moyen  n'est  pas  actuellement  de  beaucoup  su- 
périeur à  cette  somme  dérisoire?  C'est  donc  à  perdre  le  surplus 
qu'il  U'availle,  puisque  les  produits,  dont  la  main-d'œuvre  se  par- 
tage seule  aujourd'hui  la  valeur  entière,  devraient  être  répartis 
entre  tous  les  Français.  Comment  se  fait-il  que  presque  tous  aujour- 
d'hui nous  touchions  en  salaires,  revenus  et  profits  plus  que  notre 
part  moyenne  théorique?  C'est  que  cette  part  moyenne  ne  pourrait 
s'établir  que  sur  la  richesse  positive  et  limitée  des  produits  réels, 
tandis  que,  dans  l'état  de  liberté  économique»  les  salaires,  revenus 
et  profits  se  prélèvent  en  grande  partie  sur  la  richesse  relative  de 
circulation,  richesse  changeante,  aléatoire  et  fluide,  qu'il  est  im- 
possible de  régler,  de  saisir  ou  de  diviser. 

M.  Thiers,  dans  son  discours  du  mois  de  juin  dernier,  porte  à 
15,  16  ou  17  milliards  le  produit  annuel  de  la  France,  d'autres  vont 
même  jusqu'à  18  milliards;  c'est  qu'ils  n'avaient  pas  à  distinguer 


ii32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  richesse  résultant  des  produits  réels  et  celle  qui  n'est  due  qu'à 
la  circulation.  Quand  on  essaie  de  répondre  aux  théories  socialistes 
qui  réclament  le  partage  universel,  les  10  ou  11  milliards  de  cir- 
culation en  sus  des  7  milliards  de  produits  doivent  être  soigneuse- 
ment écartés  de  la  répartition  fictive,  dont  nous  venons  de  donner 
les  résultats  absolument  nuls  et  négatifs. 

Pour  être  claire,  scientifique  et  rationnelle,  la  comptabilité  so- 
ciale devrait  être  tenue  en  partie  double  et  constater  que  20  francs 
cinq  fois  touchés,  transmis  et  dépensés,  font  bien  100  francs  à  l'in- 
ventaire des  particuliers,  mais  ne  font  que  20  francs  à  l'inventaire 
général  de  la  collectivité  nationale,  et  sont  seuls  susceptibles  d'être 
soumis  à  un  partage.  En  ce  genre,  on  commet  d'ordinaire  certaines 
inexactitudes;  quelques  évaluations  de  la  statistique,  parfois  même 
officielle,  donnent  lieu  à  de  singulières  confusions.  Tel  fermier  vend 
pour  10,000  francs  de  blé  à  la  halle  de  Paris,  on  inscrit  10,000  fr. 
au  compte  des  affaires  de  Paris;  il  paie  10,000  francs  de  feraiage, 
on  inscrit  à  l'actif  du  revenu  agricole  de  Sein-e-et-Oise  10,000  fr. 
Cela  ne  fait  pas  20,000  francs  pour  le  produit  général  et  réel  de  la 
France,  cela  n'en  fait  que  10,000  dans  l'année.  Un  ménage  jouit 
de  30,000  francs  de  rente;  dira-t-on  que  cela  fait  30,000  francs  de 
revenu  pour  le  mari  et  30,000  francs  pour  la  femme? 

De  même  le  capital  et  le  salaire  sont  en  quelque  sorte  mariés; 
ils  jouissent  de  la  même  fortune,  et  pour  eux  le  divorce  ou  la  sé- 
paration de  biens  est  impossible,  quoiqu'ils  fassent  parfois  mauvais 
ménage.  Aussi,  lorsque  les  statistiques  nous  disent  que  la  France 
rend  annuellement  15  ou  18  milliards  de  produits,  il  faut  bien  con-; 
venir,  avant  d'accepter  ce  chiffre,  de  ce  qu'on  entend  par  produit; 
doit-on  y  comprendre  les  revenus,  les  salaires,  les  intérêts  et  les 
bénéfices?  Tout  produit  est  vendu  deux  fois  au  moins  dans  le 
même  exercice,  une  première  fois  par  le  travailleur  au  fabricant  ou 
au  commerçant,  qui  le  paie  en  salaires  par  avance,  et  une  seconde 
fois  au  consommateur,  qui  le  paie  au  commerçant  après  livraison. 
Lors  même  que  les  intermédiaires  seraient  supprimés,  que  la  vente 
serait  directe  de  l'ouvrier  au  consommateur,  les  faits  demeureraient 
les  mêmes,  et  l'on  ne  pourrait  pas  moins  inscrire  7  milliards  à 
l'article  vente  ou  production,  et  7  milliards  à  l'article  achat  ou 
consommation  ;  dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  ce  sont  toujours 
les  mêmes  7  milliards  deux  fois  comptés. 

La  recette  et  la  dépense  d'un  particulier  ne  sont  pas  du  tout  la 
même  chose,  et  restent  très  faciles  à  distinguer.  Un  rentier  touche 
dans  l'année  en  revenu  et  en  remboursement  9,000  francs,  il  dé- 
pense 9,000  francs,  la  balance  est  égale  ;  9,000  francs  sont  entrés 
dans  sa  caisse,  autant  en  est  sorti,  reste  zéro.  Qui  aurait  jamais 


UN   ESSAI   DE    SYLLOGISME    ÉCOxNOMIQUE.  /î[33 

l'idée  de  résumer  son  compte  ainsi  :  recettes  9,000  francs,  dé- 
penses 9,000  francs,  total  18,000  francs?  Dr.ns  la  comptabilité  gé- 
nérale des  nations,  la  situation  est  tout  autre,  et  la  difficulté  devient 
plus  grande;  comme  rien  ne  sort  de  la  collectivité,  toute  re- 
cette est  une  dépense  et  toute  dépense  est  une  recette  pour  quel- 
qu'un. Il  faudrait  donc  inscrire  les  mouvemens  de  caisse  de  la 
collectivité  sous  les  titres  suivans  :  receUes-déijenses  et  dépenses- 
recettesy  afin  de  rester  dans  la  vérité  mathématique.  En  effet,  la 
société  a  deux  poches,  et,  quel  que  soit  le  roulement  financier,  ce- 
lui-ci ne  consiste  jamais  qu'à  faire  passer  l'argent  d'une  poche  dans 
l'autre;  l'argent  sera  toujours  et  tour  à  tour  dans  l'une  des  deux, 
mais  ne  sortira  jamais  de  la  possession  de  la  communauté  sociale. 
De  là  surgit  cette  anomalie  de  comptabilité  qui  fait  dire  :  En  France, 
les  ouvriers  touchent  7  milliards  de  salaires,  les  propriétaires  et 
les  commerçans,  par  la  vente  de  leurs  denrées  ou  marchandises, 
touchent  7  milliards;  cela  donne,  en  y  ajoutant  h  milliards  pour 
les  bénéfices  et  opérations  du  commerce,  un  produit  total  de  18  mil- 
liards. Il  n'existe  pourtant,  comme  produit  réel,  que  7  milliards 
employés  deux  fois  et  demie,  passant  deux  fois  et  demie  d'une  poche 
à  l'autre.  Si  l'on  retourne  l'argument  et  qu'on  écrive  :  7  nùlliards 
dépensés  d'une  part,  7  milliards  dépensés  de  l'autre,  dépense  to- 
tale \h  milliards,  plus  les  transactions  commerciales,  la  même  er- 
reur reparait  encore.  C'est  comme  si  l'on  disait  par  exemple  :  Un 
député  va  de  Paris  à  Versailles  dans  un  cabriolet  dont  l'unique 
choval  fait  h  lieues;  il  en  revient  dans  une  calèche  à  deux  chevaux, 
dont  chaque  cheval  fait  aussi  h  lieues,  total  S,  c''e  sorte  que  pour 
le  député  il  y  aurait  h  lieues  en  cabriolet  de  Paris  à  Versailles,  et 
8  en  calèche  de  Versailles  à  Paris.  On  comprend  comment  s'ex- 
plique et  se  justifie  l'écart  entre  le  revenu  général  de  18  milliards 
souvent  énoncé  et  les  7  milliards  de  produits.  L'excédant  est  le 
résultat  naturel  d'une  circulation  utile  et  féconde,  mais  dont  on  ne 
voit  pas  comment  l'on  parviendrait  à  saisir  et  à  distribuer  les  effets. 
Par  quels  moyens  les  classes  laborieuses  pourraient-elles  parti- 
ciper dans  une  plus  large  proportion  qu'elles  ne  le  font  aujourd'hui 
aux  bienfaits  de  la  richesse  de  circulation?  Ce  n'est  pas  moins 
difficile  à  concevoir  que  désirable  à  trouver;  mais  jusqu'ici  rien  de 
sérieux  ni  de  vraiment  pratique  n'a  été  expérimenté  ni  même  pro- 
posé malgré  tout  ce  qui  a  été  dit  et  écrit  sur  le  sujet.  Veut  -  on 
cependant,  pour  épuiser  la  chimère,  supposer  un  instant  l'im- 
possible, et  partager  théoriquement  les  18  milliards  tout  entiers, 
que  reviendrait-il  à  chacun?  /i73  francs  par  tête  et  par  an.  C'est 
l'hypothèse  poussée  jusqu'à  l'absurde,  les  chiffres  ne  présentent 
plus  même  aucune  signification  précise  à  l'esprit.  Qui  peut  calculer 

TOME  XCVHI.  —  1872.  28 


i34  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  effet  jusqu'à  quel  point  se  trouveraient  bouleversés  les  rapports 
entre  toutes  les  valeurs  dans  un  changement  aussi  radical? 

Quant  à  la  prétention  de  ceux  qui  se  flattent  d'obtenir  une  meil- 
leure répartition  de  la  richesse  par  l'augmentation  universelle  des 
salaires,  il  est  aisé  d'en  faire  justice  en  montrant  le  néant  de  leurs 
proaiesses  intéressées  et  captieuses.  Essayons  de  porter  le  salaire 
général  des  ouvriers  adultes  au  taux  seulement  du  salaire  moyen  de- 
Paris,  qui  est  environ  de  h  fr.  50  cent,  par  jour  pour  les  hommes 
et  de  2  francs  pour  les  femmes.  Nous  comptons  en  France  6  millions 
d'hommes  et  6  millions  de  femmes  occupés  aux  travaux  de  l'agricul- 
ture, environ  2  millions  d'hommes  et  2  millions  de  femmes  vivant 
du  travail  industriel,  plus  1  million  de  salariés  attaclrs  aux  services, 
transports  et  soins  matériels  divers;  en  tout  17  millions  d'ouvriers 
et  ouvrières,  ou  8  millions  1/2  de  couples  de  travailleurs  manuels. 
Chaque  couple  gagnant  6  francs  50  centimes,  ce  qui  donne  un  total 
de  55,250,000  francs  par  jour,  on  arrive  à  la  somme  de  13  milliards 
812  millions  pour  250  journées  de  travail  par  an.  Que  resterait-il 
aux  21  autres  millions  de  la  population  française?  4  milliards,  ou 
environ  hb  centimes  par  tête  et  par  jour,  de  sorte  que  pour  les  vieil- 
lards et  les  enfans  et  pour  quiconque  ne  ferait  pas  partie  des  caté- 
gories autrefois  désignées  sous  le  nom  de  gens  de  métier,  travail- 
lant de  leurs  mains,  c'est-à-dire  pour  les  lettrés,  les  avocats,  les 
rentiers,  les  propriétaires,  les  savans  et  les  artistes,  le  revenu  quo- 
tidien se  réduirait  à  hb  centimes,  insuffisans  même  pour  la  littérature 
démocratique  la  plus  modeste.  La  république  des  lettres  ne  pour- 
rait-elle donc  fleurir  que  sous  les  monarchies?  Ain^^i  tout  novateur 
alTirmant  qu'une  combinaison  quelconque  permettrait  d'élever  la 
moyenne  générale  des  salaires  au  taux  du  salaire  moyen  de  Paris 
est  un  imposteur,  et  mérite  d'être  puni  autrement  que  par  le  mé- 
pris public,  pénalité  commode  qui  n'a  jamais  arrêté  les  amateurs 
de  pêche  en  eau  trouble. 

Abordons  les  faits  et  les  chiffres  tels  qu'ils  sont  présentés  par  la 
statistique.  Les  18  millions  d'ouvriers  agriccfles,  hommes,  femmes 
et  enfans  compris,  gagnent  ensemble  une  somme  annuelle  de  3  mil- 
liards liOO  millions  environ.  D'autre  part,  les  ouvriers  industriels, 
s'élevant  au  chiffre  de  5  millions  ou  5  millions  1/2,  y  compris  les 
serviteurs  et  salariés  de  toute  espèce,  ont  réalisé  au  bout  de  l'an- 
née un  salaire  dont  la  somme  constatée  paraît  pouvoir  être  estimée 
à  2  milliards  800  millions.  Les  produits  agricoles  étant  évalués 
à  3  milliards  1/2,  et  les  produits  industriels  à  une  somme  à  peu 
près  égale,  on  voit  qu'il  y  a  presque  équivalence  entre  les  produits 
et  les  salaires.  11  convient  en  outre  de  remarquer  que  le  salaire  in- 
dustriel est  estimé  trop  bas,  parce  qu'une  certaine  quantité  d'où- 


UN    ESSAI   DE    SYLLOGISME   ÉCONOMIQUE.  A35 

vriers  établis  vendent  directement  leurs  produits  au  consommateur 
et  ne  sont  point  comptés  dans  la  catégorie  des  salariés,  quoiqu'ils 
touchent  pourtant  ]a  rémunération  de  leurs  travaux  manuels.  On 
doit  tenir  compte  aussi  du  mouvement  des  exportations  et  des  im- 
portations, ainsi  que  du  temps  d'arrêt  indispensable,  si  court  qu'il 
soit,  dans  la  circulation  de  la  richesse,  pour  la  formation  de  l'épargne 
ou  des  capitaux  nouveaux. 

De  quelque  façon  qu'on  propose  une  répartition  socialiste  et  fac- 
tice, en  introduisant  la  question  des  salaires,  celle  du  colleclivisme, 
du  mutuelUsme  ou  toute  autre,  il  n'y  aura  jamais  annuellement  à 
partager  que  les  produits  réels,  se  réduisant  toujours  à  ces  mêmes 
7  milliards  que  nous  avons  déjà  rencontrés  dans  la  supputation  des 
revenus,  d'où  résulte  l'égalité  entre  le  salaire,  le  revenu  et  les  ca- 
pitaux disponibles  de  la  France.  Ni  la  liquidation  sociale,  ni  le  par- 
tage communiste  des  biens  ne  produiraient  aucmi  avantage  pour 
les  individus  ou  pour  la  généralité,  parce  que  la  seule  richesse  di- 
visible et  saisissable,  répartie  également  entre  tous,  n'attribuerait 
évidemment  à  chacun  qu'une  quote-part  inférieure  au  salaire  moyen 
et  aux  ressources  actuelles  des  classes  laborieuses. 

III. 

On  a  vu  contre  quelles  impossibilités  viendrait  échouer  l'appli- 
cation des  doctrines  de  nos  réformateurs  contemporains;  il  faut 
arriver  en  outre  à  montrer  l'utilité  féconde,  la  légitimité  des  com- 
binaisons de  la  civilisation  moderne,  bien  qu'elle  soit  imparfaite 
sur  beaucoup  de  points  et  onéreuse  pour  un  trop  grand  nombre 
d'individus.  Chacun  s'empressera  de  reconnaître  qu'il  reste  de  nom- 
breux progrès,  de  notables  réformes  à  opérer;  mais  ce  que  l'on  doit 
rejeter  comme  pernicieux  et  irrémédiable,  c'est  le  dessein  arrêté  de 
bouleverser  notre  organisation  sociale  au  point  de  la  détruire.  La 
question  des  salaires,  malgré  l'extrême  importance  qu'elle  présente, 
n'est  en  effet  qu'un  des  élémens  du  problème  social,  dont  les  termes, 
selon  nous,  sont  presque  toujours  mal  posés.  On  ne  va  pas  assez 
au  fond  des  choses.  La  grande  difficulté  économique  tient  moins  au 
manque  de  salaire  qu'à  l'insuffisance  des  consommateurs  et  à  l'excès 
de  la  production. 

Que  voyons-nous  avec  certitude  autour  de  nous?  C'est  d'abord 
que  le  travailleur  civilisé  produit  plus  qu'il  ne  consomme.  Gomme 
contre-partie,  le  consommateur  qui  ne  produit  pas  devient  uéces- 
saire,  afin  qu'il  y  ait  bénéfice  et  rémunération  pour  la  main-d'œuvre, 
ainsi  qu'accroissement  du  bien-être  individuel  et  de  'a  richesse  pu- 
blique. Bastiat  nous  dit  et  nous  répète  que  «  dans  l'isolement  nos 


Zl3()  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

besoins  surpassent  nos  facultés,  et  que  dans  l'état  social  nos  facultés 
surpassent  nos  besoins.  »  Ea  d'autres  termes,  dans  l'état  primitif  et 
sauvage,  l'homme  consomme  plus  qu'il  ne  produit;  alors  il  ne  peut 
exister  que  des  pauvres,  les  riches  y  sont  au«si  impossibles  qu'inu- 
tiles, parce  qu'il  n'y  a  pas  de  surplus  de  production.  Malthus  pré- 
tend que  l'accroissement  de  la  population  est  géométrique,  tandis 
que  celui  de  la  production  est  arithmétique;  néanmoins  le  travail- 
leur civilisé  produit  évidemment  plus  qu'il  ne  consomme  (à  l'excep- 
tion des  matières  combustibles).  Certains  agronomes  avancent  que 
les  familles  ou  groupes  agricoles  produisent  l'équivalent  de  deux 
fois  et  demie  leur  consommation. 

C'est  ainsi  que  l'existence  du  riche  et  du  lettré  non  producteurs 
devient  possible  et  même  indispensable  pour  arriver  à  consommer 
le  surplus  de  la  production  et  pour  constituer,  en  payant  ce  sur- 
plus, le  seul  bénéfice  rationnel  du  producteur.  «  La  supériorité  des 
facultés  sur  les  besoins,  créant  à  chaque  génération  un  excédant 
de  richesse,  lui  permet  d'élever  une  génération  plus  nombreuse; 
admirable  harmonie  (1)  !  »  Oui,  sans  doute,  mais  à  la  condition 
de  trouver  celui  qui  pourra  consommer  les  résultats  de  la  supério- 
rité des  facultés  sur  les  besoins.  L'ouvrier  doit  forcément  produire 
plus  qu'il  ne  consomme  pour  deux  motifs.  D'abord  il  est  généra- 
lement obligé  de  vendre  son  travail  ou  ses  produits  au  prix  de  fa- 
brique, et  de  racheter  tout  ce  dont  il  a  besoin  au  prix  de  détail, 
d'où  résulte  un  écart  défavorable  que  les  sociétés  de  consommation 
cherchent  à  atténuer.  Ensuite  l'ouvrier,  afin  de  réaliser  des  béné- 
fices chaque  année,  doit  toujours  produire  pins  qu'il  ne  consomme 
en  valeur  comme  en  quantité;  autrement  l'échange  commercial,  qui 
profite  au  moins  à  l'un  des  deux  contractans,  serait  remplacé  par 
le  troc  simple  et  circulaire,  ou  troc  pour  troc,  sans  gain  ni  bénéfices. 
La  limite  de  la  production  de  chaque  métier  serait  exacten^ient  la 
consommation  du  métier  voisin  et  r>Jciproquement,  d'où  résulterait 
le  salaire  consommateur  parfaitement  égal  au  salaire  producteur, 
c'est-à-(]ire  une  complète  absence  de  progrès  et  une  véritable  sta- 
gnation économique  dans  un  cercle  d'opératicns  stériles  qui  ne 
pourrait  jamais  s'agrandir.  Quand  même  tout  l'or  du  monde  serait 
entre  les  mains  de  l'ouvrier,  les  valeurs  nominales  changeraient; 
mais  où  trouver  le  bénéfice?  Il  y  a  plus  de  profit  à  échanger  com- 
mercialement Il  francs  contre  5  qu'à  troquer  simplement  1,000  francs 
contre  1,000  autres.  Le  capital  et  le  capitaliste  peuvent  seuls  rendre 
cet  inestimable  service  de  transformer  le  troc  simple  circulaire  et 
stérile  en  échange  commercial  et  lucratif. 

(1)  Bastiat,  Hafmonies  économiques,  p.  533. 


UN    ESSAI    DE    SYLLOGISME    ÉCONOMIQUE.  Ù37 

On  ne  saurait  contester  que  dans  le  mouvement  social,  malgré 
de  nombreuses  pertes  particulières,  il  y  ait  bénéfice.  Celui  du  ca- 
pital est  évident;  la  France  fait  pour  une  somme  énorme  d'affaires 
et  pour  1  milliard  1/2  d'économies  annuelles.  Quels  peuvent  être  les 
bénéfices  des  travailleurs?  Devant  la  fciiblesse  du  salaire  moyen, 
à  peine  ose-t-on  parler  des  profits  de  la  main-d'œuvre,  et  Ton  est 
tout  près  de  s'associer  à  la  pensée  de  ceux  qui  s'expriment  avec 
amertume  et  pitié  sur  le  sort  de  cette  adiiiirable  classe  ouvrière 
de  France,  chez  qui  «  la  misère  la  plus  poignante  n'étouffe  le  germe 
d'aucune  vertu  (1).  »  Sans  doute  les  travailleurs  endurent  de  péni- 
bles souffrances;  dès  qu'un  homme  souffre  un  peu,  c'est  trop,  et,  s'il 
est  possible  de  le  soulager,  on  n'y  doit  pas  manquer.  Cependant  ne 
se  trouverait-il  pas  quelque  exagération  aussi  bien  dans  la  misère 
poignante  que  dans  les  vertus  de  la  classe  ouvrière?  Nous  n'avons 
garde  de  décider  si  les  travailleurs  ont  le  nécessaire,  c'est  chose 
fort  délicate  de  s'ériger  en  appréciateur  des  besoins  d'autrui,  la  ré- 
signation devient  trop  facile;  mais  ne  semble-t-il  pas  que  les  tra- 
vailleurs aient  du  siiperllu? 

La  Bourse  indique  la  situation  de  la  fortune  du  pays,  le  cabaret  in- 
diquera celle  de  l'ouvrier.  Des  renseignenijns  puisés  aux  meilleures 
sources  et  pourvus  de  tous  les  caracières  d'authenticité,  il  ressort 
qu'en  France  on  compte  400,000  cabarets  et  débits  de  boissons,  où 
se  fait  une  consommation  de  liquides  s'élevant  à  2  milliards  1/2  de 
francs  par  an.  Suivant  les  appréciations  les  plus  modérées,  la  part 
de  la  co:isommation  des  classes  laborieuses  aux  cabarets  et  débits 
de  boissons  est  annuellement  de  1  milliard  800  millions,  le  tiers  au 
moins  du  produit  agricole  et  la  sixième  partie  environ  du  salaire 
et  du  produit  gf^néral. 

Nous  reconnaissons  volontiers  qu'il  faut  à  chacun  quelques  délas- 
semens  et  une  certaine  part  de  superflu,  chose  si  nécessaire  que 
plusieurs  y  sacrifient  l'indispensable;  mais  enfin  le  capital  est  le 
résultat  de  l'économie  prélevée  sur  les  fruits  du  travail  antérieur 
par  la  privation  et  l'abstinence.  L'ouvrier  n'a  pas  de  privilège  pour 
la  création  du  capital,  et  ne  pourra  le  former  plus  ou  uioins  qu'en 
sachant  s'abstenir.  A  la  vérité,  il  s'abstient  déjà  et  se  prive  lui- 
même  et  sa  famille  du  nécessaire  afin  de  subvenir  aux  dépenses  du 
cabaret.  Supposons  néanmoins  que  les  buveurs  français  veuillent 
réduire  d'un  tiers  ou  d'un  quart  seulement  leur  consommation, 
c'est-à-dire  sacrifier  un  petit  verre  ou  une  bouteille  sur  trois  ou 
quatre,  et  diminuer  de  moitié,  au  grand  profit  de  la  santé  et  de 
la  morale,  ces  excès  dont  le  déplorable  spectacle  s'étale  trop  sou- 

(1)  Banfield,  traduction  d'Emile  Thomas,  p.  192. 


438  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vent  à  nos  yeux;  ce  serait  environ  1/2  milliard  épargné  par  an.  En 
vingt  ou  vingt-cinq  années,  chaque  génération  d'ouvriers  travail- 
lant de  vingt  à  quarante-cinq  ans  trouverait  le  moyen  d'amasser  au 
moins  10  ou  15  milliards  placés  en  propriétés,  en  actions  et  en 
valeurs  de  toute  sorte. 

Loin  de  nous  la  pensée  de  nous  refuser  à  reconnaître  de  trop 
réelles  douleurs,  ou  de  répudier  les  devoirs  de  la  saine  mutualité 
humaine  sons  le  prétexte,  commode  pour  la  richesse,  que  chacun 
est  responsable  de  ses  actes.  Cependant  nous  ne  pouvons  laisser 
condamner  la  société  et  ses  lois  générales,  sans  oublier  toutefois 
qu'une  certaine  part  de  responsabilité  dans  les  vices  et  dans  les 
crimes  des  pervers  incombe  toujours  à  la  mollesse,  à  l'impéritie  et 
à  la  corruption  même  des  défenseurs  naturels  du  droit  et  du  bon 
ordre  n.oral. 

Si  les  produits  n'ont  servi  qu'à  payer  les  salaires,  et  les  salaires 
qu'à  créer  des  produits  équivalens,  quelle  est  la  source  des  profits 
que  réalisent  l'industrie  et  le  travail?  En  d'autres  termes,  puisque  la 
production  est  supérieure  à  la  consommation,  où  s'écoulera  l'excé- 
dant de  manière  à  constituer  les  bénéfices  dont  l'ouvrier  a  aussi 
une  large  part,  comme  le  constatent  les  dépenses  du  cabaret?  Bas- 
tiat,  qui  revient  souvent  sur  cette  idée,  que  dans  l'état  de  civilisation 
l'homme  produit  plus  qu'il  ne  consomme,  ne  paraît  nullement  re- 
douter le  trop-plein  industriel  et  commercial  que  les  Anglais  ap- 
pellent glut,  engorgement;  il  s'en  remet  pour  la  consommation  du 
surcroît  de  la  production  à  «  l'élasticité  des  besoins  indéfiniment 
expansibles,  parce  qu'ils  naissent  d'une  source  intarissable,  le  dé- 
sir. »  Adam  Smith  nous  dit  bien  que  les  produits  se  paient  en  pro- 
duits, et  que  les  services  se  paient  en  services;  tout  cela  ne  suffit 
point  à  donner  la  clé  du  problème  des  bénéfices. 

La  solution  ne  se  trouve  pas  davantage,  comme  on  pourrait  le 
croire,  dans  l'utilité  gratuite  du  sol,  procurant  au  propriétaire  une 
rente  qui,  n'ayant  rien  coûté  et  rapportant  beaucoup,  fournirait  de 
quoi  solder  la  différence  nécessaire  pour  constituer  les  profits  des 
producteurs  et  des  vendeurs,  ainsi  que  les  revenus  des  consomma- 
teurs, circulairement  solidaires  les  uns  des  autres,  Bastiat,  qui  mal- 
heureusement n'a  pas  eu  le  temps  de  terminer  son  œuvre,  démontre 
que  tout  ce  qui  est  vraiment  gratuit  à  l'origine  reste  perpétuelle- 
ment gratuit  dans  le  mouvement  des  transactions  humaines;  il  ajoute 
avec  raison  que  le  travail,  présent  ou  antérieur,  qui  transforme, 
transporte  ou  modifie  la  matière,  se  paie  seul,  et  que  rien  au-delà 
de  ce  service  n'est  rémunéré.  «  Par  un  mécanisme  merveilleux,  dit-il, 
le  jeu  des  concurrences,  en  apparence  antagonistes ,  aboutit  à  ce 
résultat  singulier  et  consolant  qu'il  y  a  balance  favorable  pour  tout 


UN    ESSAI    DE    SYLLOGISME    ÉCONOMIQUE.  539 

le  monde  à  la  fois  à  cause  de  l'utilité  gratuite,  agrandissant  sans 
cesse  le  cercle  de  la  production  et  tombant  sans  cesse  dans  le  do- 
maine de  la  communauté.  Or  ce  qui  devient  commun  profite  à  tous 
sans  nuire  à  personne,  on  peut  même  ajouter,  et  cela  est  mathéma- 
tique, profite  à  chacun  selon  sa  misère  antérieure.  Encore  que  la 
terre  soit  nominalement  appropriée,  son  action  productive  ne  peut 
l'être,  elle  reste  gratuite  à  travers  toutes  les  transactions  hu- 
maines. »  La  gratuité  toujours  persistante  ne  saurait  donner  de 
bénéfices  à  personne.  Les  sauvages  précisément  consomment  sans 
produire  la  rente  du  sol  et  tous  ces  biens  fournis  gratuitement  par 
la  nature,  et  n'en  sont  certes  pas  plus  riches. 

Le  travailleur  civilisé  produit  évidemment  plus  qu'il  ne  peut 
consommer,  parce  que  ses  facultés  dépassent  ses  besoins;  d'un  autre 
côté,  la  possibilité  de  consommer  est  strictement  limitée  par  un  fait 
brutal,  elle  ne  peut  s'obtenir  que  par  argent  ou  par  concession  d'une 
utilité  ou  valeur  quelconque.  Pour  acquérir  cette  valeur  ou  cette 
utilité,  il  faut  échanger  avec  bénéfice  cet  excédant  de  production, 
c'est-à-dire  le  vendre;  mais  à  qui?  Au  riche,  au  lettré,  en  un  mol 
à  ces  classes  de  consommateurs  qui  vivent  sans  travail  manuel  et 
sans  fournir  aucun  de  ces  produits  matériels  et  positifs  émanant 
de  la  seule  main-d'œuvre. 

La  société  a  enfanté  le  capitaliste  et  le  propriétaire,  la  civilisation 
a  inventé  l'exportation  et  le  commerce  international.  La  question  du 
salaire  n'est  donc  pas  tout  pour  les  travailleurs.  «  Si  vous  voulez 
leur  faire  le  maximum  de  bien,  a  dit  M.  Gladstone,  vous  devez  plu- 
tôt opérer  sur  les  articles  qui  leur  assurent  le  maximum  d'emploi,  d 
Que  veut  dire  l'emploi,  si  ce  n'est  l'assurance  des  débouchés  et  d'une 
consommation  rémunérée?  Aussi,  découvrir  des  consommateurs  est 
toute  la  préoccupation  de  la  politique  commerciale  des  Anglais,  qui 
s'y  connaissent,  et  qui,  ayant  réussi  à  en  trouver,  sont  les  pre- 
miers par  la  richesse.  Au  contraire  les  Espagnols  de  Charles-Quint, 
croyant  à  la  valeur  spécifique  de  l'or,  dont  ils  étaient  inondés  par 
le  Nouveau-Monde,  furent  réduits  à  la  pauvreté  et  tombèrent  en 
décadence  pour  avoir  négligé  de  produire  plus  qu'ils  ne  consom- 
maient. Tout  en  ayant  beaucoup  d'or,  ils  ne  possédaient  presque 
pas  de  capitaux,  car  le  capital  effectif  et  réel  n'est  guère,  commer- 
cialement parlant,  que  la  somme  des  produits  placés,  consommés  et 
payés,  ajoutés  aux  instrumens  de  production. 

On  se  préoccupe  trop  parmi  nous  de  la  répartition  et  pas  assez  de 
la  création  des  richesses.  Pourtant  cette  question  du  consommateur 
est  tellement  dans  la  nature  des  choses  qu'elle  se  dissimule  même 
sous  les  formules  hypocrites  et  confuses  inventées  pour  embarrasser 
les  esprits  et  troubler  les  consciences.  Le  droit  au  travail,  qu'est-il 


A/iO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  fond,  sinon  le  droit  présumé  au  consommateur?  Personne  n'a 
contesté  le  droit  au  travail,  mais  aux  risques  et  périls  du  travail- 
leur. Ga  que  l'on  ne  saurait  accepter,  et  ce  que  cache  le  droit  au 
travail,  c'est  la  prétention  de  forcer  un  consommateur  quelconque 
à  payer  le  prix  d'une  pro'luction  dont  il  n'a  que  faire,  en  un  mot 
c'est  la  consommation  obligatoire» 

Ainsi,  malgré  tous  les  effoits  de  l'esprit,  on  est  toujours  ramené 
à  la  nécessité  de  trouver  un  certain  nombre  de  consommateurs  non 
producteurs.  Pourquoi  ne  pas  l'avouer?  Pourquoi  surtout  maintenir 
un  antagonisme  plus  apparent  que  réel  entre  deux  classes  égale- 
ment indispensables  l'une  à  l'autre,  rivales,  mais  non  ennemies,  et 
qui  dans  la  pratique  se  mélangent  et  se  confondent  plus  souvent 
qu'on  ne  le  croirait  d'abord?  D'un  côté  se  rangent  les  agens  de  la 
production  matérielle,  comprenant  les  ouvriers  et  la  main-d'œuvre 
en  tout  genre;  de  l'autre,  les  agens  de  la  partie  intellectuelle  du 
service  social,  dont  un  grand  nombre  concourt  par  le  travail  de 
l'esprit  à  la  production  matérielle.  Cette  seconde  catégorie  de  con- 
sommateurs non  producteurs  directs,  parmi  lesquels  figurent  les 
rentiers  complètement  oisifs,  beaucoup  moins  nombreux  qu'on  ne 
pense,  consomme  et  paie  les  produits  et  le  travail  de  la  première 
catégorie,  qui  se  trouverait  fort  au  dépourvu,  si  ces  précieux  con- 
sommateurs disparaissaient,  ainsi  que  le  capitaliste,  oisif  ou  non, 
le  lettré,  le  militaire,  l'ingénieur,  le  savant  et  l'artiste.  L'ouvrier 
manuel  leur  doit  beaucoup.  Que  serait  !e  travail  industriel,  agricole 
et  autre,  privé  de  la  direction  et  des  fruits  du  labeur  intellectuel, 
souvent  pénible  aussi  et  mal  rémunéré?  11  y  a  là  échange  de  ser- 
vices, ainsi  que  rétribution  mutuelle,  dans  une  réciprocité  naturelle 
et  logique,  malgré  de  fâcheuses  et  inévitables  inégalités.  Loin  que 
les  intérêts  de  ces  deux  catégories  soient  contraires  ou  hostiles 
comme  ceux  des  joueurs,  pour  lesquels  la  perte  de  l'un  peut  seule 
créer  le  gain  de  l'autre,  la  plus  étroite  solidarité  se  révèle,  puisque 
tout  l'avoir  disponible  des  plus  favorisés  doit  passer  aux  mains  de 
ceux  qui  le  sont  moins.  Le  riche  est  un  caissier  donné  par  la  nature 
à  l'ouvrier.  Supprimez  le  caissier,  vous  supprimez  la  caisse;  il  ne 
reste  personne  pour  payer  les  différences  et  acheter  le  surplus  du 
travail;  les  gains  et  les  bénéfices  ne  sont  plus  possibles,  sans  conjp- 
ter  que  la  science  et  l'étude  ont  besoin  de  loisirs  et  de  certaines 
immunités. 

Si  l'on  ne  sait  pas  se  résigner  à  reconnaître  une  vérité  impopu- 
laire et  pourtant  fondamentale,  qu'on  démontre  clairement  et  par 
des  chiffres  une  vérité  différente.  Toutes  nos  erreurs  tiennent  à  ce 
que  nous  nous  acharnons  au  culte  exclusif  d'une  divinité  négative, 
aussi  stérile  qu'impuissante  en  économie  politique,  l'égalité  fondée 


EN   ESSAI   DE    SYLLOGISME   ÉCONOMIQUE.  Mil 

sur  l'oppression  mutuelle  et  collective.  Les  Américains,  les  Anglais, 
jusqu'à  présent  du  moins,  ont  offert  leur  encens  à  une  divinité  po- 
sitive et  féconde,  quoique  non  infaillible,  la  liberté  appuyée  sur  la 
responsabilité  personnelle  et  entraînant  l'inégalité  des  conditions. 
Un  des  motifs  qui  ont  toujours  empêché  de  réussir  les  essais  d'ap- 
plication des  divers  systèmes  socialistes,  c'est  que  les  novateurs, 
emportés  par  le  fanatisme  de  l'égalité,  négligeaient  à  dessein  dans 
la  distribution  des  fonctions  sociales  d'instituer  des  fonctionnaires 
de  richesse  ou  de  consommation  chargés  de  consommer  sans  pro- 
duire, et  ainsi  de  créer  sans  rien  faire  un  bénéfice  au  travail.  C'était 
prétendre  réaliser  une  sorte  de  mouvement  perpétuel;  aussi  aucune 
tentative  de  ce  genre  n'a-t-elle  abouti  même  temporairement. 

On  ne  saurait  longtemps  sans  périr  s'écarter  de  la  logique  et  du 
bon  sens  :  force  est  bien  de  reconnaître  le  rôle  nécessaire  et  inévi- 
table du  consommateur  dans  l'économie  sociale.  Le?  peuples  civili- 
sés, riches  et  industrieux,  dit  M.  Baudrillart,  «  recommencent  tous 
les  ans,  et  dans  bien  des  cas  plus  d'une  fois  par  an,  la  consomma- 
tion de  leurs  capitaux  productifs,  qui  renaissent  perpétuellement,  et 
ils  consomment  improductivement  la  majeure  partie  de  leurs  reve- 
nus (1).  »  N'est-ce  pas  là  une  confirmation  de  cette  théorie,  que  la 
dépense  du  riche  et  du  lettré,  consommant  sans  produire,  est  la 
véritable  source  des  profits  définitifs? 

Pourquoi  donc  faire  du  capital  un  ogre  ou  un  Saturne  qui  dé- 
vore ses  enfans?  Le  contraire  serait  plutôt  vrai.  En  effet,  les  capi- 
taux disponibles,  comme  les  revenus,  sont  incessamment  et  inévi- 
tablement désagrégés,  changés  en  salaire,  puis  immédiatement 
reconstitués  pour  être  de  nouveau  lancés  dans  la  cire  dation  parles 
bénéfices  du  travail,  de  la  spéculation  ou  du  commerce.  Le  capi- 
taliste n'immobilise  pas  plus  les  capitaux  ou  les  revenus  que  le 
meunier  et  sa  famille  n'absorbent,  ne  boivent  et  ne  retiennent  la 
rivière  qui  fait  tourner  la  roue  du  moulin.  Si  l'eau  y  va  toujours, 
du  moins,  quels  que  soient  les  progrès  de  la  science  mécanique,  il 
faut  que  cette  eau  en  ressorte  immédiatement,  sans  quoi  il  n'y 
aurait  plus  ni  mouvement  ni  produit;  les  forces  motrices  qu'elle 
fournit  aux  autres  usines  n'en  sont  nullement  diminuées.  Toutefois, 
lorsqu'une  rivière  débitant  1,000  mètres  cubes  fait  tourner  dix  mou- 
lins, il  faut  se  garder,  pour  en  apprécier  la  force  réelle,  de  mul- 
tiplier les  1,000  mètres  cubes  par  les  dix  chutes,  mais  spécifier 
que  ce  sont  toujours  les  mêmes  1,000  mètres  cubes  d'eau  dix  fois 
utilisés  successivement.  C'est  pourtant  d'après  ce  procédé  erroné 
qu'est  supputée  d'ordinaire  la  richesse  des  nations.  La  statistique 

(1)  Manuel  d'économie  politique,  p.  440, 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  dira  :  en  quatre  années  successives  ont  été  bâties  une  maison 
coûtant  100,000  francs,  une  ferme,  une  forge,  une  filature,  de 
100,000  francs  chacune;  capitaux  immobilisés  :  400,000  francs, 
somme  égale  à  la  valeur  totale.  Ce  calcul  est  peu  rigoureux  en  soi. 
Les  Zi00,000  francs  de  capitaux  mobiliers  ne  se  trouvent  nullement 
immobilisés,  quoiqu'une  valeur  estimée  à  ce  prix  soit  créée,  ni  en- 
castrés dans  le  sol  ou  les  murailles;  ils  sont  au  contraire  jetés  dans 
la  circulation  sous  forme  de  salaires  comme  d'acquisitions  de  tout 
genre,  et  ont  à  jamais  disparu  des  mains  du  capitaliste-propriétaire 
jusqu'au  jour  où  celui-ci  aura  revendu  son  immeuble  à  un  autre. 
Les  8  milliards  auxquels  on  porte  la  valeur  de  nos  chemins  de  fer 
représentent-ils  autre  chose  qu'un  1/2  milliard  peut-être  seize  fois 
employé  ? 

Que  l'on  ne  s'attende  pas  à  trouver  ici  une  définition  du  capital, 
de  ce  Protée  aux  mille  formes,  qui  naît  de  tout  ce  qui  s'épargne, 
qui  renaît  de  tout  ce  qui  se  dépense,  qui  paie  et  reçoit  le  prix  de 
toutes  choses,  qui  ne  peut  profiter  à  un  seul  sans  profiter  en  même 
temps  à  d'autres,  qui  sans  s'accroître  en  quantité  peut  indéfiniment 
se  multiplier  par  les  résultats  utiles,  qui,  tour  à  tour  principal,  in- 
térêt, salaire,  profit  et  revenu,  à  la  fois  cause  et  effet,  est  à  la  dis- 
position de  qui  sait  le  prendre  sous  certaines  conditions,  mais  s'é- 
vanouit aussitôt  à  la  moindre  menace  de  violence.  Sans  prétendre 
pénétrer  les  mystères  de  la  demi-obscurité  douce  et  quelque  peu 
imposante  qui  règne  dans  le  temple  de  l'économie  politique  et  in- 
spire une  timidité  respectueuse  aux  adeptes  récemment  introduits, 
ce  que  nous  voulons  seulement  retenir,  c'est  que  le  capital,  appelé 
quelquefois  «  la  somme  des  utilités  d'une  nation,  »  est  indispen- 
sable, et  que  l'on  ne  saurait  s'en  passer.  Comme  la  vapeur,  le  ca- 
pital matériel  et  scientifique  décuple  les  forces  productives  de  l'hu- 
manité. Sans  capital,  l'hectare  produit  15  hectolitres  de  blé;  avec 
un  capital  bien  employé,  il  en  produit  30.  Sans  capitalistes  point  de 
capital,  sans  lettrés  point  de  science,  grâce  auxquels  le  travail  de 
l'ouvrier  vaut  10  ou  15  sans  surcroît  de  peine,  tandis  qu'il  ne  vaut 
plus  que  5,  si  les  capitaux  ainsi  que  la  direction  et  le  secours  intel- 
lectuels viennent  à  manquer. 

Il  faut  en  effet  non-seulement  un  capital  impersonnel  qui  paie, 
mais  encore  un  capitaliste  personnel  et  vivant  qui  détruise  et  con- 
somme le  surplus  de  la  production.  Si  les  orateurs  de  clubs  con- 
sentent parfois  à  reconnaître  la  nécessité  du  capital,  ils  ne  man- 
quent jamais  d'accabler  de  leurs  invectives  le  capitaliste,  oisif  ou 
non,  comme  un  parasite  inutile,  indigne  du  pain  quotidien  et  de  la 
lumière  du  jour.  Ils  se  font  l'illusion  de  croire  que  l'abolition  du  ca- 
pital ou  le  partage  entre  les  producteurs  pourrait  s'opérer  sans  dé- 


UN    ESSAI    DE    SYLLOGISME    ÉCONOMIQUE.  445 

truire  du  même  coup  les  agens  de  la  consommation  et  de  la  rému- 
nération du  travail;  ils  ne  voient  pas  que  sans  les  capitalistes  les 
classes  laborieuses  se  trouveraient  dans  l'impossibilité  de  réaliser 
aucun  bénéfice. 

Le  capitaliste  rend  des  services.  C'est  un  indispensable  rouage 
de  transmission  des  forces,  à  défaut  duquel  tout  s'arrête.  C'est  une 
utilité  qui  participe  aux  transactions  des  utilités.  Il  doit  donc  être 
payé  à  son  tour,  car  «  l'échange  s'opère  sur  ce  principe  invariable  : 
valeur  pour  valeur,  service  pour  service  (i).  »  Comment  sont  payés 
le  capitaliste  et  le  lettré?  Par  le  revenu  ;  seulement,  tandis  que  ceux 
qui  travaillent  de  leurs  mains  reçoivent  100,  ceux  qui  consomment 
sans  produire  reçoivent  5.  Chaque  année,  la  production  ou  la  main- 
d'œuvre  touche  100  francs,  qui,  bien  que  multipliés  par  la  circula- 
tion, ne  rapportent  que  5  francs  par  an  et  100  francs  de  rembour- 
sement au  capital  doublé  au  bout  de  vingt  ans.  Pendant  tout  ce 
temps,  les  100  francs  empruntés  au  capitaliste  ont  servi  à  entre- 
tenir le  mouvement  des  affaires,  puis  l'opération  recommence  avec 
le  même  prêteur  ou  avec  un  autre. 

Pour  bien  comprendre  le  mécanisme  de  la  richesse  sociale  et  des 
bénéfices  de  tous,  il  faudrait  se  figurer  un  vaste  cercle  ayant  le 
capital  pour  centre.  Chaque  million  partant  de  ce  centre  sous  forme 
de  capitaux  d'exploitation  est  lancé  dans  la  circulation  des  salaires, 
de  la  production,  du  commerce  et  des  bénéfices;  il  tourne  à  perpé- 
tuité dans  le  tourbillon  des  transactions,  et  ne  renvoie  annuelle- 
ment au  centre,  c'est-à-dire  au  capitaliste,  q  le  la  vingtième  partie 
de  lui-même  sous  forme  de  revenu,  et  ce  revenu  retourne  en  tota- 
lité dans  la  circulation,  soit  sous  forme  de  dépense,  soit  sous  forme 
de  nouveau  capital  disponible  et  productif.  Ainsi  l'on  peut  dire  que 
le  capitaliste  livre  des  pièces  de  20  francs  à  la  circulation,  qui  lui 
rend  annuellement  autant  de  pièces  de  20  sous,  en  attendant  le 
remboursement,  qui  dans  bien  des  cas  n'arrive  jamais,  surtout  pour 
la  propriété  foncière.  Lorsqu'il  est  remboursé,  le  capital  ne  revient 
donc  au  centre  que  pendant  un  instant  rapide  et  fugitif;  il  faut,  à 
moins  d'être  caché  dans  un  trou  et  de  ne  rien  rapporter,  qu'il  re- 
prenne au  plus  vite  sa  place  dans  la  circulation.  Tout  ce  qui  diminue 
la  circulation  et  la  quantité  du  capital  sur  un  point  de  la  circonfé- 
rence la  diminue  sur  tous  les  autres. 

Il  ne  faut  pas  se  préoccuper  des  craintes  chimériques  conçues  par 
beaucoup  d'esprits  au  sujet  de  l'épargne  généralisée.  Qu'arrive- 
rait-il, se  dit-on ,  si  tout  le  monde  épargnait?  Cette  appréhension 
tient  toujours  à  la  croyance  qu'il  est  possible  de  mettre  les  capitaux 

(1)  Bastiat,  Harmonies  économiques,  p.  233. 


REVUE    DES    DEUX    AÏONDES. 


actifs  en  dehors  de  la  circulation  et  de  les  incorporer  dans  les  ob- 
jets de  la  propriété.  Économiquement,  sous  le  rapport  de  la  cir- 
culation, l'épargne  et  la  dépense,  quoique  différentes  en  plusieurs 
points  importans,  sont  presque  la  même  chose.  Un  million  épargné 
et  un  million  dépensé  entrent  également  dans  la  circulation,  il  faut 
toujours  qu'ils  soient  transformés  en  main-d'œuvre  et  en  produits. 
«  Un  théorème  fondamental  relatif  au  capital,  dit  M.  Stuart  Mill, 
c'est  que,  bien  qu'épargné  et  le  résultat  fondamental  de  l'épargne, 
le  capital  est  cependant  consommé.  Le  mot  épargne  ne  signifie  pas 
que  ce  qui  est  épargné  n'est  point  consommé,  ni  même  que  la 
consommation  est  différée;  il  implique  seulement  que,  s'il  est  con- 
sommé immédiatement ,  il  ne  l'est  point  par  celui  qui  l'a  épargné. 
Si  l'épargne  est  employée  comme  capital,  elle  est  au  contraire  toute 
consommée,  seulement  ce  n'est  pas  par  le  capitaliste;  une  partie 
est  payée  aux  travailleurs  productifs,  qui  la  consomment  pour  leurs 
besoins  quotidiens,  et  si  à  leur  tour  ils  en  épargnent  une  certaine 
quantité,  on  ne  saurait  dire  qu'elle  soit  entassée,  elle  est  employée 
de  nouveau  comme  capital.  »  Ainsi  l'accumulation  du  capital  et  de 
l'épargne,  qui  en  est  la  source,  n'est  pas  à  redouter  tant  qu'il  se 
trouvera  des  consommateurs,  car  ils  sont  l'un  comme  l'autre  consom- 
més, détruits  et  reformés  à  perpétuité  pour  le  service  privé  et  plus 
encore  pour  le  service  de  la  communauté  entière;  la  difficulté  ré- 
side toujours  dans  les  limites  de  la  consommation. 

Tout  ce  que  le  travail  antérieur  du  sol  a  créé  de  capital,  de  va- 
leurs, d'utilités,  de  crédit  et  d'instrumens  de  production,  estimé 
à  ilib  milliards  environ  pour  la  France,  donne  à  5  pour  cent  7  mil- 
liards de  salaires  et  de  produits  qui,  multipliés  par  le  commerce 
et  activés  par  le  crédit,  suffisent  à  une  masse  de  transactions  lu- 
cratives. Celles-ci  fournissent  un  bénéfice  définitif  dont  la  source 
principale  réside  dans  la  faculté  qu'ont  les  capitalistes  de  pouvoir 
être  payés  au  vingtième  des  fonds  ou  des  instrumens  qu'ils  four- 
nissent. Produit,  travail,  richesse  et  salaire  seraient  donc  quatre 
termes  forcément  liés,  solidaires  et  égaux  entre  eux  sans  écart  pos- 
sible. On  se  trouve  ainsi  conduit  à  l'idée  d'une  équivalence  théo- 
rique au  moins  entre  les  forces  économiques  ou  sociales  et  les  dif- 
férentes séries  de  la  richesse  dans  un  cercle  logique  où  tout  se 
trouve  compensé,  d'où  rien  ne  peut  sortir  et  où  rien  ne  peut  se 
perdre.  En  physique,  la  science  n'a-t-elle  pas  établi  l'équivalence 
permanente  des  forces  naturelles?  D'ailleurs  tout  ce  qui  est  un 
vrai  contre-sens  tend  à  disparaître;  nous  voyons  au  contraire  le  ca- 
pitaliste grandir  et  se  multiplier  de  nos  jours,  parce  qu'il  vit  des 
services  qu'il  rend  et  non  des  peines  d' autrui  qu'il  atténue.  Si  le 
capitaliste,  au  lieu  d'être  un  secours  utile  et  nécessaire  dans  le 


UN    ESSAI   DE    SYLLOGISME   ECONOMIQUE.  Mih 

mouvement  universel,  pesait  sur  la  société  d'un  poids  onéreux  et 
nuisible,  il  aurait  succombé  depuis  longtemps  sous  les  attaques 
dont  il  est  l'objet.  Le  nombre,  la  force  et  l'insouciance  téméraire 
sont  du  même  côté,  c'est-à-dire  du  côté  des  classes  populaires.  La 
puissance  qui  reste  victorieuse  quand  même  du  prolétariat  si  me- 
naçant, ainsi  que  de  ses  passions  et  de  ses  préjugés,  éternels 
comme  ses  fatigues  et  ses  justes  doléances,  ne  tient  point  aux  com- 
binaisons de  pouvoir  des  minorités  supérieures,  c'est  l'instinct  gé- 
néral de  la  réalité,  et  surtout  la  nature  même  des  choses,  plus  forte 
que  toutes  les  majorités. 

La  philosophie  profonde  du  langage  vulgaire  ne  se  trompe  pas 
quand  elle  désigne  la  richesse  sous  le  nom  de  fortune,  ce  qui  im- 
plique l'idée  juste  qu'aux  seuls  coups  d'un  sort  aléatoire  on  doit 
d'ordinaire  la  richesse  ou  le  bonheur.  Le  droit  cà  l'un  ou  à  l'autre, 
et  l'égalité  qui  en  serait  la  conséquence  impossible,  sont  des  ex- 
pressions vides  de  sens  pratique.  Il  est  aussi  chimérique  de  vouloir 
soumettre  à  des  règles  les  hasards  de  la  vie  que  ceux  de  la  nais- 
sance; autant  vaudrait  réclamer  contre  les  personnes  dont  l'exis- 
tence se  prolonge  au-delà  de  vingt-huit  ans,  moyenne  ordinaire  de 
la  vie  humaine.  Que  l'on  cesse  donc  de  répéter  que  les  ouvriers 
sont  dupes  de  la  société,  ou  exploités  par  les  lois  économiques  du 
pays;  il  n'y  a  point  envers  eux  de  spoliation  ni  d'injustices  systéma- 
tiques et  sociales.  Aussi  ne  faut- il  plus  tolérer  parmi  nous,  sans  les 
relever,  les  déclamations  mensongères  de  ces  hommes  que  M.  Gui- 
zot  appelle  les  malfaiteurs  de  la  pensée,  et  qui,  depuis  Rousseau, 
accusent,  raisonnent  et  promettent  à  contre-sens.  Ils  font  tout  ce 
qu'il  y  a  de  pire  dans  l'ordre  moral,  ils  tuent  l'esprit  et  détruisent 
le  jugement.  D'après  La  Bruyère,  «  ce  qu'il  y  a  de  plus  rare  eii  ce 
monde,  c'est  l'esprit  de  discernement;  »  que  dirait-il  donc  aujour- 
d'hui? 

Quand  un  peuple  garde  de  fausses  notions  économiques  et  his- 
toriques, et  que,  par  passion  politique  ou  sociale,  il  refuse  d'aban- 
donner ses  préjugés  et  ses  erreurs,  lorsqu'il  se  montre  également 
incapable  de  dire  ou  d'entendre  la  vérité,  ce  peuple  est  en  graud 
danger.  Nos  détracteurs  prétendent  que  nous  nous  tiouvons  pré- 
cisément dans  ce  cas  fâcheux.  Aussi  notre  éducation  est  toute  à 
refaire;  Dieu  sait  ce  que  nos  erreurs  nous  ont  coûté.  Il  nous  iatit 
pousser  les  esprits  dans  une  direction  nouvelle.  L'économie  poli- 
tique, sans  pouvoir  nous  apprendre  toujours  ce  qu'il  faudrait  faire, 
est  arrivée  du  moins  à  un  degré  suffisant  de  précision  scientifique 
pour  nous  montrer  avec  certitude  ce  qu'il  ne  faut  pas  faire.  Si  dures 
et  si  peu  consolantes  que  soient  les  vérités  qu'elle  nous  démonae, 
pourquoi  lutter  contre  l'évidenc  ',  et  reconnnencer  sans  C'sse  à  nous 


hhQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

casser  la  tête  contre  un  mur?  Quant  à  nous,  gens  du  monde  et 
d'aftaires,  nous  avons  le  besoin  et  le  droit  de  réclamer  que  les  éco- 
nomistes, sans  nous  jeter  dans  les  spéculations  théoriques  de  la 
science,  dont  nous  n'avons  ni  l'aptitude,  ni  le  loisir  d'étudier  et  de 
pénétrer  les  profondeurs,  nous  fournissent  des  résumés  pratiques, 
des  chiffres  et  des  faits  à  opposer  aux  divagations  des  soi-disant  ré- 
formateurs contemporains,  souvent  difficiles  à  réfuter  de  prime 
abord.  En  dehors  de  la  discussion  des  systèmes,  les  savans  ont  le  de- 
Toir  de  préparer,  pour  le  vulgaire  ignorant  ou  superficiellement  in- 
formé, un  arsenal  d'armes  défensives  contre  des  attaques  qu'il  faut 
se  garder  de  mépriser  sous  prétexte  de  l'absurdité  des  allégations 
audacieusement  émises.  Que  la  science  compétente  et  autorisée  se 
hâte  d-î  redresser  les  erreurs  intéressées  ou  involontaires,  et  de  se 
mettre  à  la  tête  de  la  défense  intellectuelle  et  morale  du  pays,  qui 
se  débat  dans  les  plus  cruelles  angoisses  et  scus  le  coup  des  plus 
redoutables  épreuves. 

Nous  n'avons  pas  assurément  la  prétention  de  répondre  à  toutes 
les  objections  que  soulèvent  les  difficultés  de  la  compétition  inévi- 
table entre  le  capital  et  le  travail ,  entre  la  fortune  et  la  pauvreté. 
11  nous  suffirait  d'avoir  établi  que  l'actif  des  nations  se  divise  en 
richesse  positive  comme  les  produits,  et  relative  comme  la  circula- 
tion, c'est-à-dire  que  les  produits  réels  forment  la  partie  substan- 
tielle et  seule  divisible  de  la  richesse  utile,  dont  la  circulation  ne  fait 
que  multiplier  les  effets  sans  pouvoir  être  ni  saisie  ni  partagée.  La 
recette  et  la  dépense,  le  salaire,  les  produits,  les  revenus  et  les  ca- 
pitaux disponibles,  ne  pouvant  être  qu'égaux  entre  eux,  l'homme 
produisant  plus  qu'il  ne  consomme,  et  !a  source  du  bénéfice  du  tra- 
vail ne  pouvant  consister  que  dans  l'e.xisLence  et  dans  la  fortune 
d'une  classe  restreinte  de  consommateurs  non  producteurs,  les  sys- 
tèmes socialistes  perdent  beaucoup  de  la  force  comme  du  prestige 
de  leurs  argumens.  Comment  rêver  un  état  de  société  civilisée  sen- 
siblement différent  du  nôtre,  sauf  les  réformes  de  détail  et  le  pro- 
grès général,  qui  seuls  permettront  de  relever  le  niveau  du  bien- 
être  universel  dans  une  solidarité  fondée  sur  la  liberté  comme  sur 
l'inrgale  et  légitime  rémunération  des  aptitudes,  des  vertus,  des 
travaux  et  des  mérites  individuels  forcément  inégaux  entre  eux?  Il 
est  donc  inutile,  extravagant  ou  criminel  de  faire  entrevoir  aux 
masses  un  but  et  des  félicités  impossibles  à  atteinrh-e,  mais  grosses 
de  déceptions,  sources  inévitables  de  vengeances  et  de  ruines. 

Que  les  heureux  du  jour  n'oublient  pas  toutefois  ceux  qui  sont 
à  la  peine  pendaut  qu'ils  sont  au  plaisir;  le  souvenir  pourrait  leur 
en  être  violemment  rappelé.  Toujours  se  posera  cette  question  : 
pourquoi  faut-il  que  des  travailleurs  aillent  s'épuiser  aux  durs  la- 


UN   ESSAI    DE    SYLLOGISME   ÉCONOMIQUE.  447 

beiirs  des  champs  et  des  ateliers,  ou  risquer  parfois  leur  vie  au  fond 
des  mines  ou  au  milieu  des  tempêtes  de  l'océan,  en  échange  d'un 
salaire  moindre  que  celui  de  l'artisan  plus  heureux  qui  fait  un  futile 
bijou  de  femme  ou  un  inutile  jouet  d'enfant,  tandis  que  le  consom- 
mateur fortuné  attend  le  produit  accepté  ou  refusé  dédaigneuse- 
ment sans  penser  aux  peines  qu'il  a  coûtées?  On  dira  bien  que,  plus 
le  capital  augmentera,  plus  il  sera  facile  d'en  conquérir  une  part, 
que  la  richesse  engendre  la  richesse,  comme  un  flambeau  s'allume 
sans  dommage  à  un  autre  flambeau,  que  le  riche  est  nécessaire,  et 
qu'enfin,  comme  il  n'y  a  pas  de  degré  dans  l'indispensable,  on  ne 
pourra  plus  maudire  Vin  fume  caintal  et  condamner  le  capitaliste, 
non  moins  utile  que  le  commerçant,  l'ingénieur  ou  l'ouvrier;  mais 
affirmer  et  prouver  ses  droits  ne  suffit  pas.  Il  reste  aux  privilégiés 
du  sort  de  stricts  devoirs  personnels  à  remplir,  dont  le  premier  est 
la  recherche  des  souffrances  qu'on  peut  soulager  et  des  progrès 
qui  peuvent  être  réalisés,  mission  de  confiance  et  de  responsabi- 
lité qu'il  serait  de  bon  goût  d'accomplir  sans  bruit  et  sans  décla- 
mations, car,  a-t-on  dit,  le  bruit  ne  fait  pas  de  bien  et  le  bien  ne 
fait  pas  de  bruit.  Que  les  capitalistes  se  tiennent  pour  avertis  par 
de  récens  événemens;  s'il  est  doux  de  se  sentir  indispensable,  en- 
core n'en  faut-il  pas  abuser.  Quant  aux  travailleurs  de  toute  ca- 
tégorie, on  ne  saurait  trop  leur  répéter  cette  leçon  de  haute  mo- 
ralité adressée  par  Cobden  aux  ouvriers  anglais.  «  Le  monde  a 
toujours  été  partagé  en  deux  classes  d'hommes,  ceux  qui  épar- 
gnent et  ceux  qui  dissipent,  les  économes  et  les  prodigues,  tous 
les  grands  ouvrages  qui  ont  contribué  au  bien-être  et  à  la  civilisa- 
tion sont  l'œuvre  de  ceux  qui  savent  économiser,  et  ils  ont  tou- 
jours eu  sous  leur  dépendance  ceux  qui  ne  savent  que  dissiper 
follement  leurs  ressources.  Les  lois  de  la  nature  et  de  la  Provi- 
dence veulent  qu'il  en  soit  ainsi,  et  je  serais  un  imposteur,  si  je 
faisais  espérer  aux  membres  d'une  classe  quelconque  qu'ils  pour- 
ront améliorer  leur  sort  en  restant  imprévoyans,  insoucians  et  pa- 
resseux. »  N'est-ce  pas  un  des  fondateurs  de  la  république  des 
Etats-Unis,  le  vertueux  Franklin,  qui  répétait  souvent  ;  «  Si  quel- 
qu'un vous  dit  que  vous  pouvez  vous  enrichir  autrement  que  par 
le  travail  et  l'économie,  ne  l'écoutez  point;  c'est  un  empoison- 
neur. )) 

No  AILLES,    duc   D'A  YEN. 


IMPRESSIONS 

DE  VOYAGE   Eï   D'ART 


II. 

SOUVENIRS    DE    LOURGOGNE   (1). 


1.  —  TONNERnE.  —  LA  MVISON  DU  CBEVALIBF,  D'ÉON. 

Tonnerre  est,  comme  Joigny,  une  petite  ville  escarpée  et  mon- 
tueuse,  mais  c'est  à  ce  caractère  général  que  se  borne  la  ressem- 
blance. Il  y  a  dans  l'aspect  de  Joigny  plus  d'énergie  et  de  roideur; 
il  y  a  dans  celai  de  Tonnerre  plus  de  vivacité  et  de  brusquerie.  Il 
lui  faut  grimper  comme  Joigny  pour  atteindre  à  son  sommet,  qui 
est  la  terrasse  de  l'église  de  Saint-Pierre,  bâtie  sur  un  rocher;  mais 
il  y  grimpe  sans  efforts,  d'une  allure  leste,  avec  une  pétulance 
hardie  et  une  pointe  de  crânerie  bourguignonne  très  marquée.  Il  y 
manque  la  paisible  rivière  de  l'Yonne  pour  tempérer  d'une  nuance 
de  repos  cette  pétulance  :  ici  l'Yonne  est  remplacée  par  l'Armançon, 
petit  cours  d'eau  qui  enlace  la  ville  avec  taquinerie ,  comme  s'il 
voulait  la  garrotter.  Lié  aux  pieds  par  l'Armançon,  sa  tête  qui  se 
dresse  fière  et  mutine  n'est  cependant  pas  libre  de  voir  ni  très  loin  ni 
très  haut.  De  toutes  parts,  des  collines  et  des  monticules  d'une  ver- 
dure sombre  et  d'un  aspect  agréablement  farouche  lui  font  une  sorte 
de  prison  naturelle.  Ainsi  doublement  enserrée  et  par  les  plis  hu- 
mides de  son  Armançon  et  par  la  ceinture  de  ses  collines,  la  vive 
petite  ville  ressemble  à  un  jeune  homme  remuant,  gêné  dans  la  li- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  mars. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  hll9 

berté  de  ses  mouvemens  par  la  tyrannie  de  ses  précepteurs  et  la 
surveillance  de  ses  amis,  et  l'on  aurait  envie,  si  les  prosateurs  jouis- 
saient des  privilèges  des  poètes,  d'attribuer  au  dépit  qu'elle  ressent 
de  cette  gêne  la  bi'usquerie  presque  voisine  d'une  certaine  violence 
qui  se  remarque  dans  l'ensemble  de  sa  physionomie. 

En  contemplant  le  panorama  de  cette  petite  ville  à  la  hardiesse 
charmante,  à  la  fois  libre  et  prisonnière,  brusque  et  domptée,  je  ne 
pus  m'empêcher  de  songer  un  peu  tristement  qu'elle  était  comme 
une  sorte  de  miroir  naturel  où  se  lisaient  assez  nettement  les  desti- 
nées qui  furent  faites  au  plus  excentrique  et  au  plus  équivoque  de 
ses  enfans.  Tonnerre  fut  la  patrie  du  fameux  chevalier  d'Éon,  si 
célèbre  au  dernier  siècle  par  le  scandale  de  ses  aventures,  si  re- 
commandable,  tout  compte  fait,  par  la  réalité  de  ses  services  et 
l'énergie  de  sa  conduite,  auprès  de  tous  ceux  qui  ne  se  paient  pas 
de  préjugés  populaires,  ou  dont  le  jugement  n'est  pas  effarouché 
par  les  quolibets  des  pamphléta'rcs.  La  maison  où  il  naquit,  où 
il  vécut  heureux  pendant  les  années  de  l'éducation  et  de  l'adoles- 
cence, se  dresse  encore  entièrement  intacte  à  l'entrée  de  la  ville, 
tout  contre  le  pont  de  l'Armancon,  C'est  une  bonne  petite  maison 
du  dernier  siècle,  sans  aucune  apparence  extérieure  de  richesse  et 
de  faste;  trois  marches  de  pierre,  hautes  à  elles  trois  d'un  pied  et 
demi  environ,  forment  l'entrée;  une  petite  cour  qui  ne  fut  jamais 
faite  pour  remiser  de  nombreux  carrosses  la  précède.  Une  telle  de- 
meure, bien  loin  de  parler  d'aventures  excentriques  et  d'existence 
équivoque,  annonce  au  contraire  chez  ses  habitans  simplicité  de  vie 
et  modestie  d'habitudes.  Et  cependant,  de  même  que  les  femmes 
de  certaines  classes  savent  rehausser  par  un  ruban  ou  un  nœud  de 
tulle  une  toilette  presque  pauvre,  cette  maisonnette  a  dans  son  air 
un  je  ne  sais  quoi  qui  la  tire  du  commun  des  habitations  ordinaires. 
C'est  bien  la  demeure  d'un  petit  noble  de  province  sous  l'ancien 
régime,  ou,  pour  parler  avic  plus  de  piécision  encore,  d'un  membre 
de  cette  sorte  de  gentry  française  si  nombreuse  autrefois,  bourgeoi- 
sie titrée  et  noblesse  bourgeoise,  un  peu  hésitante  sur  les  frontières 
de  deux  conditions,  La  mai^^on  est  donc  d'aspect  fort  honnête,  mais, 
grands  dieux,  qu'elle  est  étroite!  Il  semble  que  les  habitans  de- 
vaient s'y  sentir  singulièrement  gênés  par  momens,  et  l'on  conçoit 
aisément  que,  s'il  y  est  né  quelque  oiseau  naturellement  emplumé 
pour  voler,  il  a  dû  plus  d'une  fois  la  prendre  pour  une  cage  et  res- 
sentir le  besoin  de  s'en  échapper.  C'est  par  ce  caractère  d'étroi- 
tesse,  pas  autrement,  que  la  petite  maison  de  Tonnerre  fait  penser 
aux  bizarres  destinées  du  chevalier  d'Éon. 

Montaigne  parle  dans  un  de  ses  essais  d'un  garçon  de  sa  seigneurie 
qu'il  avait  connu  fille  jusqu'à  l'âge  de  vingt  ans  passés,  et  que  la  na- 

TOME  xcviii.  —  !872.  29 


A50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ture  créa  soudainement  du  sexe  mâle  un  jour  qu'elle  voulut  faire  acte 
d'adresse  virile.  Telle  fut  à  peu  près  l'histoire  du  chevalier  d'Éon. 
Homme  pendant  la  plus  grande  partie  de  sa  vie,  il  devint  femme 
subitement  à  l'âge  de  près  de  cinquante  ans,  et  le  resta  jusqu'à  sa 
mort.  Colonel  de  dragons  et  chevalière  à  la  fois,  il  passa  longtemps 
pour  avoir  été  l'amant  de  l'impératrice  Elisabeth  de  Russie,  et  eut 
le  singulier  honneur  d'être  demandé  en  mariage  par  Figaro-Beau- 
marchais. Ne  cherchez  cependant  l'explication  de  ce  mystère  dans 
aucune  de  ces  métamorphoses  qui  ont  rendu  célèbres  les  noms  de 
Salmacis  et  de  Narcisse,  et  qui  furent  chantées  par  Ovide.  Une  mas- 
carade diplomatique  jeta  la  semence  de  cette  destinée  baroque  que 
les  nécessités  d'un  secret  royal  développèrent  et  firent  éclore  vingt 
ans  après. 

Ce  fut  à  la  suite  d'un  bal  masqué  où  d'Éon  avait  consenti  avec 
une  étourderie  coupable  à  jouer  le  personnage  principal  dans  une 
mystification  qui  pouvait  le  conduire  à  la  Bastille  pour  le  reste  de 
ses  jours  que  le  roi  Louis  XY  eut  de  son  côté  l'idée  passablement 
audacieuse  de  le  dépêcher  sous  un  costume  de  femme  à  l'impéra- 
trice Elisabeth,  afin  de  renouer  sous  main  les  relations  diplomatiques 
rompues  depuis  les  affaires  de  La  Chétardie  et  de  Lestocq,  et  de 
décider  la  souveraine  à  se  joindre  aux  cours  de  Vienne  et  de  Ver- 
sailles contre  Frédéric  II.  Certainement  il  faut  renoncer  à  juger  le 
xvjii^  siècle  selon  les  règles  de  la  morale  ordinaire,  car  on  ne  sait 
dans  cette  première  aventure  ce  que  l'on  doit  le  plus  admirer  de 
l'étourderie  du  sujet  ou  de  la  légèreté  du  monarque.  La  mystifi- 
cation dans  laquelle  d'Éon  avait  consenti  à  jouer  un  rôle  consistait  à 
le  faire  prendre  pour  une  femme  par  le  roi  ;  elle  échoue  heureuse- 
ment, et  Louis  XV,  qui  n'en  sait  rien,  s'avise  subitement  de  jouer 
à  une  souveraine  la  même  plaisanterie  pour  laquelle  il  eût  envoyé 
dix  minutes  auparavant  le  mystificateur  en  exil  ou  en  prison,  s'il 
l'eût  découverte  ou  mal  prise.  D'Éon  consentit  à  cette  nouvelle 
mascarade,  plus  dangereuse  encore  que  la  première,  et,  à  peine 
échappé  à  la  perspective  de  la  Bastille,  le  voilà  qui  affronte  la  per- 
spective des  mines  et  de  la  Sibérie  avec  cette  audace  sanguine  qui 
caractérisa  tous  les  actes  de  sa  vie,  et  le  fit  se  charger  de  toutes  les 
entreprises  les  plus  téméraires,  courage  tout  de  tempérament,  fait 
de  chaleur  physique  et  de  confiance  instincLive  en  sa  force,  qui  le 
sacre  vrai  fils  de  la  Bourgogne. 

Ce  qu'il  y  a  de  fort  singulier  dans  cette  première  aventure,  c'est 
que,  lorsqu'il  y  consentit,  d'Éon  n'était  déjà  plus  dans  cet  âge  oii 
l'on  peut  jouer  de  tels  rôles  sans  péril,  car  il  avait  près  de  trente 
ans;  mais  sa  beauté  d'une  gentillesse  féminine  et  son  visage,  qu'il 
semble  avoir  conservé  vierge  de  toute  pilosité  pendant  toute  sa  vie, 


impressio?n8  de  \'oyage  et  d'art.  451 

gardèrent  gracieusement  son  secret,  et  partout  où  il  passa  il  fut  ac- 
cepté sans  soupçon  comme  M"''  de  Beaumont,  jeune  Française  noble, 
se  rendant  pour  affaires  en  Russie  sous  la  conduite  d'un  Écossais, 
le  chevalier  Douglas.  Adroitement  informée  du  travestissement  de 
d'Éon  et  du  projet  qu'il  recouvrait,  Elisabeth,  qui,  malgré  la  longue 
rupture  des  relaiions  diplomatiques  avec  la  France,  avait  conservé 
une  tendre  admiration  pour  le  joli  visage  de  Louis  XV,  consentit  à 
prendre  en  riant  cette  plaisanterie  royale,  et  installa  le  chevalier 
dans  ses  appartemeus  les  plus  intimes  en  qualité  de  lectrice  :  péril- 
leux honneur,  si  l'on  songe  aux  mœurs  terribles  de  la  souveraine 
que  Frédéric  qualifiait  si  durement  dans  ses  accès  de  colère ,  et  au 
scandale  toujours  possible  d'une  révélation.  Par  quels  moyens  in- 
génieux et  quels  subtils  manèges  d'Éon  parvînt-il  à  surmonter  ces 
périls?  Ce  fut  son  secret,  et  nous  tenons  peu  à  le  connaître;  ce  qui 
nous  importe  davantage,  c'est  que  sa  mission  clandestine  réussit 
absolument,  et  qu'au  bout  de  quelques  mois  il  revenait  à  Versailles 
en  rapporter  les  résultats,  à  savoir  la  reprise  des  relations  diploma- 
tiques officielles  entre  les  deux  cours  et  la  promesse  de  participa- 
tion de  la  Russie  à  la  guerre  de  sept  ans,  qui  commençait  alors. 
Nous  sommes  encore  redevables  à  cet  aventureux  voyage  de  d'Éon 
d'un  troisième  service  plus  important  peut-être  que  les  deux  pre- 
miers, dont  les  événemens  se  chargèrent  trop  vite  de  réduire  la  va- 
leur. Ce  fameux  testament  de  Pierre  le  Grand,  dont  il  a  été  si  sou- 
vent parlé  depuis  un  siècle,  et  dont  les  journaux  français  et 
étrangers  donnèrent  tant  d'analyses  et  de  copies  il  y  a  quelque 
vingt  ans,  lors  de  la  guerre  de  Crimée,  c'est  par  d'Éon,  qui  profita 
pour  le  transcrire  des  facilités  de  son  séjour  dans  les  appartemens 
impériaux,  qu'il  a  été  révélé  à  l'origine.  Certes  ce  n'est  pas  un  mé- 
diocre service  que  la  révélation  d'un  document  d'un  si  durable  in- 
térêt, et  il  doit  nous  apprendre  bien  décidément  qu'il  ne  faut  en  ce 
monde  jamais  trop  mépriser  personne,  pas  même  un  équivoque 
chevalier  d'Éon.  Les  ruses  de  la  Providence  pour  amener  le  triomphe 
de  la  vérité  sont  aussi  singulières  qu'insondables;  laissons  donc  les 
pharisiens  s'étonner  de  la  bizarrerie  de  ses  choix,  et,  quand  il  nous 
semblera  trop  difficile  de  les  comprendre,  pensons  à  cette  sainte 
devise  gravée  sur  une  tasse  d'argent  qui  avait  appartenu  à  un  tsar 
et  qui  figurait  dans  l'exposition  russe  de  1867  :  «  ne  cherche  ja- 
mais la  sagesse,  mais  cherche  l'humilité,  car  c'est  l'humilité  qui  est 
la  voie  du  salut.  » 

Le  malheureux  roi  Louis  XV  a  été  jusqu'à  nos  jours  impitoyable- 
ment sacrifié  par  la  Némésis  de  l'histoire;  il  serait  temps,  ce  nous 
semble,  de  mettre  un  peu  de  mesure  dans  ces  jugemens  k  outrance, 
et  de  jeter  quelques  gouttes  d'eau  froide  sur  ces  effervescences  d'in- 


Zi52  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

digiiation  qui,  dans  beaucoup  de  cas,  sont  fort  mal  inspirées.  L'his- 
toire du  xviii''  siècle  nous  est  encore  imparfaitement  connue,  et 
certaines  de  ses  parties  sont  comme  scellées  d'un  cachet  occulte 
qui  ne  sera  jamais  bien  levé.  Nous  en  avons  cité  un  exemple  à 
propos  du  monument  du  dauphin  à  Sens,  en  voici  un  second  non 
moins  singulier.  Que  n'a-t-on  pas  dit  et  écrit  sur  la  coupable  in- 
différence de  Louis  XV,  sur  son  oubli  complet  de  ses  devoirs  de 
roi,  sa  légèreté  égoïste,  etc.!  Quoi  cependant,  si  l'on  prenait  sou- 
vent pour  de  l'indifférence  le  calme  désespoir  d'un  souverain  qui, 
se  sentant  sombrer,  s'arrange  pour  mourir  sans  prononcer  un  seul 
mot?  Quoi,  si  cette  légèreté  égoïste  n'était  autre  chose  que  l'a- 
veu amer  ds  l'itnpuissance  et  de  l'isolement?  Ses  bons  mots  sont 
cités  d'ordinaire  comme  des  exemples  de  frivolité  cynique  et  d'a- 
pathie; pour  nous,  nous  y  avons  toujours  vu  percer  le  découra- 
gement le  plus  profond  et  le  dégoût  le  plus  complet.  Dirai -je 
toute  ma  pensée?  Louis  XV  me  paraît  à  son  époque  le  type  le  plus 
parfait  du  misanthrope;  personne  ne  le  fut  à  ce  degré  au  dernier 
siècle,  pas  même  Jean-Jacques  Rousseau;  seulement,  au  lieu  d'être 
misanthrope  avec  des  bru-queries  plébéiennes,  il  le  fut  avac  des 
formes  de  gentilhomme  et  de  roi  qui,  donnant  le  change  sur  le  mal 
dont  il  était  atteint,  firent  nommer  ce  mal  d'un  nom  qui  n'était  pas 
le  sien.  Tous  les  caractères  de  la  misanthropie  la  plus  accentuée 
sont  là  :  la  taciturnité  morose,  l'hébétement  hypochondriaque,  l'a- 
bandon de  soi,  les  lubies  sépulcrales  et  les  manies  lugubres,  indice 
certain  que  la  tristesse  est  logée  à  demeure  fixe  au  fond  de  l'âme, 
l'incurable  défiance  et  la  préférence  pour  les  voies  secrètes.  Toute 
sa  vie,  Louis  XV  agit  comme  s'il  se  sentait  enveloppé  par  des  en- 
nemis invisibles,  et  qu'il  fût  obligé  de  se  défendre  contre  eux  avec 
des  armes  invisibles  aussi,  à  la  manière  de  ces  Touaregs  d'Afrique 
qui  combattent  voilés.  Il  n'était  pas  aussi  indifférent  qu'on  l'a  dit  à 
ses  devoirs  de  roi,  mais  il  se  cachait  pour  les  remplir,  comme  s'il 
eût  été  persuadé  qu'il  en  serait  empêché,  s'il  s'avisait  de  s'en  ac- 
quitter ouvertement,  a  Soyons  roi  sans  qu'on  en  sache  rien,  »  telle 
fut  la  devise  de  sa  vie  à  partir  de  la  mort  de  son  ancien  précepteur, 
le  cardinal  Fleury,  le  seul  de  ses  ministres  qui  ait  possédé  sacon- 
fiance  authentiquement  et  devant  les  yeux  du  public.  Nous  connais- 
sons aujourd'hui  la  nature  et  la  composition  de  ce  ministère  occulte, 
présidé  par  le  roi  et  inconnu  du  cabinet  officiel  de  Versailles,  qui 
voyait  souvent  échouer  ses  combinaisons  les  mieux  ourdies  sans 
qu'il  pût  soupçonner  où  était  caché  le  banc  de  sable  qui  faisait 
sombrer  sa  politique.  Y  avait-il  donc  un  danger  pour  que  le  roi  crût 
nécessaire  de  se  cacher  ainsi?  et,  s'il  y  avait  un  danger,  quelle  en 
était  la  nature?  Nous  ne  nous  chargeons  pas  de  le  deviner,  mais 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  â53 

en  tout  cas  il  ressort  de  l'existence  de  ce  ministère  occulte  ce  fait 
d'une  importance  capitale,  c'est  qu'en  pleine  monarchie  absolue, 
il  y  eut  un  moment  où  le  chef  de  cette  monarchie  ne  se  crut  pas 
suffisamment  libre  pour  jouer  ouvertement  son  rôle  de  souverain  ab- 
solu, et  la  constatation  de  cette  singularité  nous  dispense  de  cher- 
cher davantage. 

D'Éon  fut  affilié  par  le  roi  Louis  XV  à  ce  ministère  occulte  dont 
faisaient  partie  le  prince  de  Gonti,  le  comte  et  le  maréchal  de  Bio- 
glie,  d'autr  s  personnages  encore.  Il  répondit  dignement  à  cette 
marque  de  désagréable  confiance  dont  se  serait  passé  volontiers 
tout  homme  d'une  conscience  scrupuleuse,  car,  pour  nommer  les 
choses  par  leur  nom,  si  d'Éon  fit  partie  de  ce  ministère  occulte, 
ce  fut  non  comme  conseil,  mais  comme  agent  diplomatique  secret, 
rôle  équivoque,  hybride,  qui,  sai^s  être  l'espionnage,  y  confine  ce- 
pendant par  quelques  points.  Espionnage  ou  non,  c'est  à  ces  fonc- 
tions que  d'Éon  dut  la  page  la  plus  honorable  de  sa  vie,  la  seule 
vraiment  honorable.  La  guerre  de  sept  ans  avait  pris  fin,  et  Louis  XV, 
trop  légitimement  mécontent  de  la  paix  de  1763,  qui  donnait  à  l'An- 
gleterre nos  possessions  du  Canada  et  de  l'Acadie,  méditant  déjà 
sur  les  conditions  possibles  d'une  revanche,  conçut  le  projet  d'atta- 
quer l'Angleterre  dans  son  île  même.  On  ne  s'attendrait  guère  à 
voir  les  projets  de  Napoléon,  qui  ont  été  jugés  comme  les  plus  té- 
méraires, devancés  par  le  roi  Louis  XV;  cependant  il  en  fut  ainsi. 
Louis  XV  chargea  d'Éon  d'aller  étudier  en  Angleterre  les  moyens 
les  plus  efficaces  d'opi'rer  une  descente  dans  l'île,  et,  pour  qu'il  fût 
couvert  contre  tout  soupçon,  on  arrêta  qu'il  ferait  partie,  comme 
secrétaire,  de  l'ambassade  du  duc  de  Nivernais.  Tout  alla  bien  pen- 
dant le  temps  que  dura  l'ambassade  de  cet  aimable  seigneur,  qui, 
lassé  pour  un  rien,  se  reposait  volontiers  des  fatigues  de  son  minis- 
tère sur  d'Éon,  qu'il  aimait  d'ailleurs  beaucoup.  Les  choses  chan- 
gèrent singulièrement  avec  son  successeur,  le  comte  de  Guerchy, 
qui,  n'ayant  ni  la  haute  position,  ni  l'indépendance  de  caractère 
du  duc  de  Nivernais,  était  tout  autrement  soumis  aux  volontés  du 
cabinet  de  Versailles.  Le  comte  de  Guerchy  ne  tarda  pas  à  s'aper- 
cevoir que  son  secrétaire,  qui  avait  un  moment  exercé  V intérim 
d'ambassadeur,  poursuivait  quelque  but  secret  et  remplissait  d'au- 
tres fonctions  que  celles  de  son  titre  officiel.  Les  deux  diplomaties, 
marchant  côte  à  côte  dans  l'ombre,  se  rencontrèrent,  et  une  explo- 
sion s'ensuivit.  Il  serait  fastidieux  de  compter  tous  les  fils  de  cette 
ténébreuse  intrigue,  dont  l'origine,  selon  quelques-uns,  doit  être 
cherchée  dans  la  haine  de  M""^  de  Pompadour  pour  le  comte  de 
Broglie  et  dans  le  refus  de  d'Éon  de  trahir  au  profit  de  la  favorite 
la  confiance  du  roi;  mais,  bien  qu'aucun  fait  authentique  n'appuie 


454  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  hypothèse,  ne  serait-il  pas  possible  que  la  police  diploma- 
tique de  Londres,  ayant  eu  soupçon  de  l'ambassade  en  partie  double 
de  d'Éon,  et  ennuyée  d'ailleurs  de  ses  relations  passablement  téné- 
breuses avec  la  princesse  Sophie-Charlotte,  l'épouse  de  George  III, 
ait  profité  de  l'ignorance  du  comte  de  Guerchy  pour  soulever  sous 
main  cette  affaire?  Quoi  qu'il  en  soit,  Guerchy  adressa  au  cabinet 
de  Versailles  la  prière  de  rappeler  d'Éon,  et  en  même  temps  somma 
ce  dernier  de  rendre  ses  papiers.  Grand  fat  l'embarras  de  Louis  XV 
lorsqu' arriva  la  demande  de  Guerchy.  S'il  ne  cédait  pas,  il  lui  fal- 
lait avouer  le  plan  secret  dont  d'Éon  était  chargé  et  révéler  à  son 
ministère  l'existence  du  fameux  cabinet  occulte;  s'il  cédait,  il  lui 
fallait  sacrifier  un  serviteur  dévoué  qui  n'avait  agi  que  par  ses 
ordres.  11  crut  se  tirer  d'embarras  en  ne  choisissant  pas  entre  ces 
deux  partis,  mais  en  les  acceptant  tous  les  deux,  à  la  fois.  De.  la 
même  plume  dont  il  signait  au  conseil  le  rappel  de  d'Éon,  il  lui 
écrivait  :  Je  suis  content  de  vos  services,  restez  à  Londres,  met- 
tez les  papiers  en  sûreté,  et  ne  rendez  rien.  Fort  de  cet  appui, 
d'Éon,  bravant  les  foudres  de  Versailles  et  les  injonctions  de  l'am- 
bassadeur, refusa  de  céder  aux  ordres  qui  lui  étaient  donnés.  Alors 
commença  entre  Guerchy  et  d'Éon  une  lutte  atroce,  implacable, 
sanguinaire  même,  où  fut  épuisé  tout  ce  que  la  haine  a  de  noires 
ressources  pour  le  mal,  et  cette  lutte  dura  des  années.  Du  côté  de 
d'Eon,  la  résistance  fut  véritablement  héroïque;  rien  ne  put  l'ébran- 
ler, ni  lui  faire  lâcher  son  poste,  ni  la  calomnie  et  les  outrages  je- 
tés à  pleines  mains,  ni  le  besoin  d'argent,  ni  les  espionnages  mul- 
tiphés,  ni  les  menaces  d'assassinat.  Il  sut  éventer  toutes  les  ruses 
et  déjouer  toutes  les  machinations.  Ne  pouvant  réussir  à  le  faire  par- 
tir pour  la  France,  Guerchy  semble  avoir  voulu  l'y  faire  transporter 
de  force;  telle  nous  paraît  du  moins  l'explication  naturelle  d'une 
certaine  histoire  de  vin  de  Tonnerre  à  l'opium  que  d'Éon  traita  net- 
tement de  tentative  d'empoisonnement,  et  qui  ne  fut  probablement 
qu'un  stratagème  pour  l'enlever  pendant  son  sommeil  et  confis- 
quer ses  papiers.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  d'Éon  fit  partager 
son  opinion  à  la  magistrature  anglaise,  car  il  fit  condamner  comme 
coupable  de  tentative  d'homicide  Guerchy,  qui  ne  dut  qu'à  son 
immunité  d'ambassadeur  d'échapper  aux  suites  de  la  sentence  pro- 
noncée contre  lui.  Il  mourut  peu  de  temps  après,  et  il  est  per- 
mis de  croire  que  le  dépit  et  la  douleur  hâtèrent  sa  fin.  D'Éon  triom- 
pha donc,  mais  dans  quel  état  le  laissait  ce  triomphe!  Meurtri  de  la, 
lutte,  souillé  de  la  boue  qu'il  avait  reçue  et  de  celle  qu'il  avait; 
lancée,  il  avait  acheté  sa  victoire  à  un  prix  qui  rend  presque  tou- 
jours inévitable  une  future  défaite,  si  les  circonstances  de  la  vie  veu- 
lent que  la  guerre  recommence  sur  un  autre  terrain. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'ART.  A55 

La  défaite  arriva,  lamentable,  navrante,  hideuse.  Bien  qu'on 
n'aperçoive  aucun  rapport  direct  entre  cette  longue  lutte  avec 
Guerchy  et  l'ordre  bizarrement  cruel  qu'il  reçut  plus  tard  du  ca- 
binet de  Versailles  de  reconnaître  qu'il  appartenait  au  sexe  féminin 
et  de  revêtir  des  habits  de  femme,  il  n'est  cependant  pas  impos- 
sible que  certains  fils  secrets  unissent  ces  deux  afliiires.  Voici  com- 
ment la  légende  raconte  cette  aventure,  la  plus  triste  que  je  con- 
naisse dans  la  collection  de  douleurs  infiniment  variées  que  nous 
présente  le  répertoire  historique  de  la  comédie  que  l'humanité  se 
joue  à  elle-même  depuis  six  mille  ans.  Lorsque  naguère  il  avait  tra- 
versé l'Allemagne  sous  des  habits  de  femme  pour  se  rendre  en 
Russie,  il  avait  inspiré  à  une  jeune  duchesse  de  Mecklembourg- 
Strélitz  ,une  amitié  féminine  des  plus  vives.  Quelques  mois  après, 
elle  le  revit  sous  le  costume  de  son  véritable  sexe,  mais  son  er- 
reur en  s' évanouissant  n'emporta  rien  des  sentimens  de  son  cœur. 
Or  il  advint  que  les  nécessités  de  la  politique  appelèrent  cette  jeune 
duchesse,  qui  se  nommait  Sophie-Charlotte,  à  l'honneur  de  porter 
le  titre  de  princesse  de  Galles,  comme  femme  du  futur  George  111, 
et  à  ce  même  moment  le  hasard  voulut  que  d'Eon  fût  envoyé  en 
Angleterre  avec  la  mission  dont  nous  avons  parlé.  La  légende  dit 
que  la  grandeur  souveraine  ne  changea  rien  à  la  tendre  amitié 
de  la  princesse,  et  que  d'Éon  trouva  conseil,  appui  et  protection 
dans  cette  amitié  pendant  ses  longues  luttes  avec  Guerchy.  Un  jour, 
il  aurait  été  surpris  par  George  III  chez  la  reine  auprès  du  lit  où 
reposait  le  jeune  prince  de  Galles  (le  futur  George  IV),  et  se  serait 
excusé  avec  des  prétextes  de  remèdes  secrets  et  de  pilules  souve- 
raines dont  il  avait  la  recette,  et  dont  Madame  Victoire,  une  des 
filles  de  Louis  XV,  aurait  éprouvé  l'efficacité.  Le  roi  crut  ou  feignit 
de  croire;  mais  le  serviteur  de  la  reine  qui  avait  introduit  d'Eon, 
craignant  les  suites  de  cette  aventure  et  cherchant  le  moyen  de  les 
prévenir,  alla  se  rappeler  la  vieille  histoire  de  l'ambassade  de  Rus- 
sie, et  souilla  adroitement  à  l'oreille  de  George  111  que  le  chevalier 
d'Lon  était  une  femme.  George  saisit  avec  empressement  cette  fable 
absm^de,  et  bientôt  le  malheureux  d'Éon  se  vit  empêtré  dans  une 
sorte  de  marnière  gluante  dont  il  ne  put  sortir.  Le  bruit  se  répand 
en  Angleterre  que  d'Éon  est  une  femme;  des  paris  s'engagent  sur 
son  sexe  dans  Londres,  on  demande  des  renseignemens  à  Versailles, 
et  Versailles  n'ose  démentir  la  version  fabuleuse.  —  Mais  alors,  s'il 
est  femme,  pourquoi  ne  porte-t-il  pas  les  habits  de  son  SL'xe?  de- 
mande George.  —  C'est  juste, —  répond  Versailles,  et  ordre  est  ex- 
pédié à  M"*'  d'Éon  d'avoir  à  prendre  des  habits  de  femme,  avec 
permission  d'y  joindre  la  croix  de  Saint-Louis,  comme  récompense 
de  ses  services  en  qualité  de  colonel  de  dragons.  D'Éon  lutta  vaine- 


/l56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment;  il  lui  fallut  accepter  cette  décision  bizarrement- cruelle.  Un 
instant  après  la  mort  de  Louis  XV,  il  eut  l'espoir  que  le  change- 
ment de  règne  ferait  cesser  cette  destinée  ridicule;  Louis  XVI  con- 
firma les  ordres  de  son  grand- père,  et  tint  à  ce  qu'ils  fussent  exé- 
cutés avec  la  plus  impitoyable  sévérité.  Toute  la  dernière  partie  de 
la  vie  de  d'Éon  ne  fut  qu'une  longue  série  de  déboires  où  la  tristesse 
se  mêle  à  l'indécence,  et  qui  atteignirent  plus  d'une  fois  les  dernières 
limites  de  l'humiliation.  Nous  ne  nous  amuserons  pas  à  remuer  ce 
chaos  d'anecdotes,  un  des  marais  les  plus  impurs  du  xviii«  siècle 
expirant,  et  nous  aimons  mieux  terminer  cette  esquisse  rapide  de 
la  vie  du  pauvre  papillon,  —  un  papillon  d'une  espèce  singulière- 
ment robuste,  quelque  chose  comme  le  sphinx  à  tête  de  mort  ou  le 
fulgore  porte-lanterne,  —  par  un  fait  qui  l'honore  singulièrement. 
Il  lutta  longtemps,  avons-nous  dit,  pour  obtenir  qu'on  lui  laissât 
porter  ses  habits  d'homme;  quand  il  eut  pris  l'engagement  de  por- 
ter le  costume  féminin,  il  l'exécuta  avec  une  loyauté  admirable.  La 
révolution,  qui  emportait  tant  d'autres  vœux  d'un  caractère  plus 
sacré,  emportait  à  plus  forte  raison  les  vœux  féminins  faits  par  d'Éon 
sous  l'ancienne  société.  Il  se  trouvait  naturellement  délivré;  cepen- 
dant il  ne  profita  jamais  des  facilités  que  lui  donnait  l'écroulement 
de  l'ancien  ordre  de  choses,  et,  respectant  jusqu'à  la  fin  l'engage- 
ment qu'il  avait  pris  et  le  secret  qui  l'y  avait  contraint,  il  mourut 
sous  ses  habits  de  femme  en  plein  régna  de  Napoléon. 

De  la  vie  de  d'Éon,  il  ressort  avec  la  plus  extrême  évidence  que 
toute  chose  occulte  est  mauvaise  en  soi,  et  ne  peut  mener  qu'à  des 
résultats  lamentables.  Rien  n'est  innocent  de  ce  qui  est  clandestin, 
même  lorsqu'on  poursuit  un  but  honnête  ;  comme  l'abîme  appelle 
l'abîme,  ainsi  les  ténèbres  appellent  les  ténèbres,  et  celui  qui  entre 
dans  cette  voie  marche  fatalement  soit  au  malheur,  soit  au  crime. 
Sa  main  frappera  sans  reconnaître  ce  qu'il  frappe,  ou  bien  lui-même 
tombera  frappé  par  une  main  invisible  qu'il  ne  pourra  saisir,  heu- 
reux encore  s'il  ne  lui  arrive  pas  quelque  aventure  pareille  à  celle 
de  ce  capitaine  anglais  qui,  se  trouvant  engagé  au  milieu  d'une 
armée  de  crabes,  fut  dévoré  vif.  Toute  la  lamentable  destinée  de 
d'Éon  est  contenue  dans  le  fait  de  cette  première  mascarade  di- 
plomatique de  Russie.  Pour  avoir  porté  un  certain  jour  un  certain 
travestissement,  il  fut  obligé  de  le  porter  toute  sa  vie;  ce  costume 
de  bal  masqué  se  colle  à  sa  chair  comme  une  autre  tunique  de  Dé- 
janire  et  fait  désormais  partie  de  son  être.  Plus  d'un  jeune  lecteur 
peut  tirer  de  cette  étrange  histoire  un  double  avertissement  qu'on 
peut  formuler  en  ces  termes  :  ne  jouez  jamais  avec  les  frivolités 
sous  prétexte  que  ce  ne  sont  que  des  frivolités,  car  les  choses  sé- 
rieuses dépendent  des  choses  légères;  ne  jouez  pas  davantage  avec 


IMPRESSIONS    D]L    VOYAGE    ET    d'aRT.  ^57 

les  absurdités  en  donnant  pour  excuse  qu'elles  sont  des  absurdités, 
car  les  choses  absurdes  sont  précisément  les  seules  contre  les- 
quelles vous  vous  trouverez  désarmés  et  sans  défense. 

Tonnerre  a  trois  églises,  qui  se  réduisent  en  réalité  à  une  seule. 
L'église  de  Saint-Pierre,  perchée  au  sommet  de  la  ville  sur  la  pointe 
d'un  rocher  escarpé,  n'a  rien  de  particulièrement  intéressant,  en  de- 
hors de  sa  situation  pittoresque  et  de  sa  terrasse,  d'où  l'on  domine 
le  paysage  de  la  campagne  environnante.  Il  m'a  paru  qu'elle  était 
laissée  dans  une  demi- solitude,  au  moins  pour  la  plus  grande 
partie  des  offices,  que  les  fidèles  de  Tonnerre  entendent  plus  vo- 
lontiers dans  l'église  de  l'hôpital.  Quant  à  la  seconde  église,  celle 
de  Notre-Dame,  il  ne  s'y  célèbre  d'office  d'aucune  espèce,  par  la 
raison  qu'elle  est  fermée  depuis  de  nombreuses  années,  attendant 
soit  des  réparations,  qui  ont  maintenant  trop  tardé,  soit  une  dé- 
molition, qui  serait  le  parti  le  plus  sage  à  prendre,  si  l'on  ne  veut 
pas  que  les  voisins  soient  écrasés  quelque  jour  sous  une  avalanche 
de  pierres,  car  un  effondrement  est  singulièrement  à  craindre.  11 
est  regrettable  cependant  qu'on  ne  puisse  la  réparer  en  considéra- 
tion de  son  clocher,  énorme  tour  carrée  d'un  effet  très  original.  En 
contemplant  cette  tour,  qui  pourrait  servir  de  forteresse  aussi  bien 
que  de  clocher,  on  pense  à  ces  évêques  du  moyen  âge  marchant  au 
combat  sous  leurs  armures  d'acier,  ou  à  ces  géaiis  barbares  de 
l'invasion  geimanique  saisis  tout  vifs  par  le  christianisme,  recevant 
le  baptême  framée  en  main  et  sans  quitter  leur  harnais  de  guerre. 
Je  n'ai  rien  vu  qui  m'ait  présenté  un  symbole  plus  parlant  et  plus 
précis  de  la  double  vie  batailleuse  et  chrétienne  du  moyen  âge  que 
cette  tour  carrée,  qui  exprime  si  bien  la  domination,  et  par  sa  masse 
redoutable,  et  par  sa  robuste  architecture,  et  par  son  aspect  pe- 
samment impérieux. 

Reste  enfin  l'église  attenante  à  l'hôpital,  lequel,  pour  le  dire  par 
parenthèse,  ne  peut  être  bien  caractérisé  que  par  l'épithète  de 
cossu,  qui  s'applique  rarement  à  ces  demeures  de  la  misère  et  de  la 
maladie,  et  qui  donne  plutôt  l'impression  d'une  préfecture  ou  d'une 
riche  maison  d'éducation  religieuse  que  d'une  maison  des  pauvres. 
L'architecture  de  cette  église  de  l'hôpital  ne  se  recommande  à  l'ex- 
térieur par  rien  de  remarquable;  mais  entrez,  et  vous  ne  pourrez 
manquer  de  ressentir  une  émotion  que  j'os;Tai  qualifier  de  sublime 
^Jous  connaissons  mal  toutes  les  merveilles  que  nous  possédons  en 
France,  et  cette  église  de  Tonnerre,  dont  la  réputation  est  loin 
d'égaler  la  beauté,  en  est  une  véritable.  Peu  de  choses  donnent 
à  ce  point  le  sentiment  de  la  grandeur,  et  l'on  est  comme  glacé 
de  saisissement  lorsque,  pénétrant  à  l'improviste  dans  l'intérieur 
de  l'édifice,  on  se  voit  perdu  dans  l'énorme  vaisseau  de  ce  long 


hbS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

carré.  Certes  il  y  a  bien  d'autres  temples  remarquables  par  l'im- 
pression de  grandeur  qu'ils  laissent;  mais  cette  grandeur,  ils  la 
doivent  à  telle  ou  telle  disposition  architecturale  :  ici  l'impression 
de  grandeur  résulte  simplement  des  dimensions  géométriques  de 
l'édifice.  Pas  de  piliers  massifs  et  colossaux,  ou  de  colonnettes  au 
vol  rapide,  pas  de  voûte  hardie  ou  robuste ,  pas  de  chœur  exhaussé 
au-dessus  du  parvis,  pas  de  chapelles  latérales;  une  surface  égale- 
ment plane  et  quatre  murailles  nues,  voilà  tout.  J'y  pénètre  à  l'heure 
de  la  célébration  des  vêpres  ;  les  officians  et  les  fidèles  qui  sont  à 
l'extrémité  me  font  penser  à  ces  épis  restés  debout  dans  les  sillons 
lorsque  la  moisson  a  passé  sur  un  champ,  tant  ils  me  paraissent 
clair-semés  et  comme  égarés  dans  cet  espace,  qui  pourrait  con- 
tenir toute  la  population  de  Tonnerre,  y  compris  celle  de  quel- 
ques communes  voisines.  Ce  temple  répond  bien  à  sa  destinât' on,  et 
porte  bien  le  cachet  de  son  origine;  nu  et  imposant  à  la  fois,  c'est  un 
temple  des  pauvres  élevé  par  la  main  de  la  grandeur.  C'est  le  temple 
des  pauvres,  c'en  pourrait  être  aussi  le  palais,  car  on  ne  peut  con- 
cevoir aucun  lieu  mieux  approprié  pour  quelques-unes  de  ces  fêtes 
populaires  familières  à  l'ancienne  église  du  moyen  âge.  Quelle  belle 
salle  par  exemple  pour  un  de  ces  festins  de  pauvres  qui  se  célé- 
braient autrefois  !  On  pourrait  y  réunir  aisément  tous  les  indigens 
du  département  de  l'Yonne,  et  y  inviter  une  partie  de  ceux  de  la 
Côte-d'Or  par-dessus  le  marché.  On  n'a  pas  essayé  d'orner  cette 
église;  qu'on  ne  l'essaie  jamais,  sa  nudité  lui  va  bien,  et  toute  ri- 
chesse trop  apparente  la  déparerait.  Je  n'en  veux  d'autre  preuve 
que  cette  statue  de  Marguerite  de  Bourgogne,  sa  noble  fondatrice, 
qu'on  a  eu  l'idée  de  placer  à  l'entrée  du  chœur,  et  qui  y  est  comme 
égarée  et  dépaysée.  Elle  est  vraiment  de  trop  en  ce  lieu,  et  aurait 
du  être  réservée  pour  quelque  autre  place,  pour  quelqu'une  de 
ces  belles  pelouses  vertes  par  exemple  qui  s'étendent  autour  de 
l'hôpital;  ici  il  suffisait  du  tombeau  de  cette  princesse,  qui,  placé 
à  peu  de  distance  contre  une  des  murailles,  rappelle  son  souvenir 
d'une  manière  bien  plus  chrétienne  et  plus  conforme  à  la  sainteté 
du  lieu.  Une  leçon  d'humilité  sort  du  tombeau  de  cette  princesse, 
ensevelie  parmi  les  pauvres,  qu'elle  dota  et  nourrit;  une  impres- 
sion de  faste  et  d'orgueil  humain  s'échappe  au  contraire  de  l'effigie 
de  sa  personne  vivante.  Tout  contre  la  muraille  qui  fait  face  au 
tombeau  de  Marguerite  s'élève  un  autre  monument,  celui  de  Lou- 
vois,  qui  porta  le  titre  de  seigneur  de  Tonnerre  pendant  les  huit 
dernières  années  de  sa  vie.  Ce  tombeau ,  qui  au  point  de  vue  de 
l'art  n'a  rien  d'ailleurs  de  bien  remarquable,  produit  encore  ici  une 
impression  des  plus  désagréables,  et  on  le  souhaiterait  volontiers 
en  tout  autre  lieu.  Qu'a  donc  à  faire  dans  la  demeure  des  pauvres, 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'ART.  liÔQ 

des  faibles,  des  infirmes,  la  dépouille  mortelle  de  ce  grand  servi- 
teur de  la  France,  dont  l'âme,  qui  fut  la  dureté  même,  n'entendit 
jamais  une  plainte,  et  ne  laissa  jamais  échapper  un  accent  d'huma- 
nité? On  ne  serait  point  choqué  de  rencontrer  en  tel  lieu  le  monu- 
ment d'un  Vauban,  d'un  Catinat,  ou  de  tout  autre  héros  de  guerre 
ayant  tempéré  son  énergie  d'un  peu  de  bonté;  mais  on  y  est  mal 
à  l'aise  au  contraire  pour  repasser  en  mémoire  les  services  de  Lou- 
vois,  et  l'on  y  songe  trop  aux  méthodes  par  lesquelles  il  les  rendit. 
Il  n'y  a  qu'un  hôpital  où  Louvois  pouvait  être  convenablement  et 
dignement  enterré;  c'est  cet  hôtel  des  Invalides  qu'il  fonda,  et  qui 
résume  d'une  manière  grandiose  tout  ce  qu'il  eut  jamais  de  pen- 
sées d'humanité.  Grand  homme  cependant  en  dépit  de  ses  vices 
d'âme,  celui  dont  la  sépulture  appelle  légitimement  une  telle 
place  (1)  ! 

Tonnerre  possède  encore  un  souvenir  d'un  autre  grand  homme 
de  guerre,  un  portrait  de  Davout,  prince  d'Eckmûhl,  qui  fait  l'uni- 
que curiosité  du  petit  hôtel  de  ville.  Je  n'ai  point  été  surpris  de 
rencontrer  à  Tonnerre  le  portrait  du  prince  d'Eckmûhl,  puisqu'il 
était  Bourguignon,  et,  qui  plus  est,  du  département  de  l'Yonne;  mais 
je  n'ai  pu  trouver  pei'sonne  qui  ait  pu  me  dire  d'où  venait  ce  por- 
trait, qui  l'avait  donné  à  l'hôtel  de  ville  de  Tonnerre,  quel  en  était 
l'auteur,  et  à  quelle  période  de  la  vie  militaire  du  maréchal  il  se 
rapportait.  La  peinture,  sans  être  bonne,  offre  cependant  un  réel 
intérêt.  Le  maréchal  est  debout,  présenté  de  face,  la  tête  nue;  der- 
rière lui  s'étend  une  longue  plaine  grise  comme  une  des  steppes  de 
cette  Pologne  dont  il  faillit  être  roi.  Quoique  ce  portrait  soit  sensi- 
blement différent  de  tous  ceux  que  j'ai  vus,  il  a  dû  être  fort  ressem- 
blant à  une  certaine  heure.  Il  a  été  peint  visiblement  non  dans  une 
période  de  repos,  mais  au  milieu  même  d'une  campagne,  car  les 
veilles,  les  fatigues,  les  soucis,  ont  amaigri  et  pâli  les  joues,  étiré 
les  traits,  creusé  les  yeux  de  ce  visage  que  le  génie  de  la  guerre 
a  marqué  d'une  empreinte  de  mâle  stoïcisme,  de  résolution  calme 
et,  nuance  que  je  n'ai  remarqué  que  dans  ce  portrait,  un  peu  triste. 

(1)  Cette  église  de  Tonnerre  possède  aussi  un  sa'.nt-sépulcre  du  xv*  siècle,  qui  est 
fermé  sous  clé  dans  une  sorte  de  cellule.  Malheureusement  je  l'ai  vu  sans  le  voir.  11 
m'a  été  montré  par  un  sourd-muet  de  l'hôpital,  qui,  après  m'avoir  traîné  dans  cette 
cellule  avec  une  violence  nerveuse  extraordiuaii'e,  n'a  cessé  ensuite  de  me  distraire 
par  ses  signes  désordonnés  et  de  m'assourdir  de  ses  glapissemens  rauques.  Je  n'ai 
donc  pu  conserver  assez  de  liberté  d'imagination  pour  contempler  à  mon  aise  cette 
sculpture. 


460  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


II.     —    MONTBARD.    —     BUFFON. 


A  Montbard,  j'ai  pu  constater  une  fois  de  plus  combien  nous 
sommes  inférieurs  à  l'ancienne  société  dans  l'art  d'honorer  nos 
grands  hommes.  Rien  de  moins  ingénieux  et  de  plus  monotone  que 
le  culte  que  nous  leur  rendons.  Pour  tous  également,  qu'ils  aient 
sauvé  ]a  patrie,  écrit  des  romans,  rédigé  des  lois  ou  interrogé  la 
nature,  nous  n'avons  qu'un  même  mode  de  reconnaissance  uni- 
forme comme  la  taxe  des  lettres;  c'est  le  triomphe  le  plus  complet 
du  niveau  égalitaire.  De  même  que  la  décoration  de  la  Légion 
d'honneur  récompense  indifféremment  tous  les  genres  de  mérite 
pour  les  vivans,  ainsi  la  statue  monumentale  récompense  égale- 
ment tous  les  genres  de  gloire  pour  les  morts.  De  là  cette  abon- 
dance de  bronzes  ennuyeux  et  la  plupart  du  temps  sans  carac- 
tère qui  s'est  abattue  sur  les  places ,  les  promenades,  les  marchés 
de  nos  villes,  et  qui,  gagnant  comme  une  épidémie,  atteint  jus- 
qu'à nos  villages,  dont  elle  dépare  la  physionomie  rustique  et  of- 
fense presque  la  simplicité.  Rien  de  plus  sec,  de  plus  aride  que 
l'éternel  produit  de  cette  contagion  de  la  mode,  ce  lourd  bon- 
homme de  bronze  toujours  perché  sur  son  socle  de  pierre  dans  la 
même  invariable  attitude,  et  qui  d'ordinaire  ne  s'harmonise  en  rien 
avec  le  cadre  d'édifices  ou  de  constructions  qui  l'entoure.  Si  cette 
mode  se  bornait  à  être  la  stérilité  même,  le  mal  serait  encore  sup- 
portable; mais,  non  contente  de  laisser  l'art  infécond,  elle  le  déna- 
ture encore  très  souvent,  et  sans  mauvaises  intentions  d'ailleurs 
commet  les  contre-sens  les  plus  variés  contre  les  règles  les  plus 
élémentaires  du  goût.  Je  prends  un  exemple.  Le  bon  sens  de  l'ima- 
gination, car  l'imagination  a  son  bon  sens  qui  lui  est  propre,  indique 
tout  de  suite  que  tous  ces  morts  illustres  ne  devraient  pas  être  ho- 
norés delà  même  manière,  non-seulement  à  cause  de  la  diversité 
de  leurs  mérites  et  de  leurs  services,  mais  à  cause  même  des  diffé- 
rences de  leurs  personnes  physiques.  Il  se  peut  très  bien  faire  en 
effet  que  la  personne  physique  du  grand  homme  dont  il  s'agit  de 
reproduire  l'image  ne  réponde  en  rien  aux  conditions  de  la  sculp- 
ture monumentale;  or,  dans  ces  cas-là,  n'est- il  pas  à  craindre  que 
la  récompense  tourne  involontairement  à  l'épigramme?  La  ville 
d'Étampes  a  élevé  une  statue  à  Geoffroy  Saint-Hilaire,  le  célèbre 
rival  de  Cuvier,  et  certes  il  faut  convenir  que,  si  la  statue  monu- 
mentale doit  être  uniformément  la  récompense  de  tous  les  genres 
de  gloire,  peu  d'hommes  méritaient  mieux  un  tel  honneur.  Cepen- 
dant, si  l'on  eût  interrogé  auparavant  la  personne  physique  de 
Geoffroy  Saint-Hilaire,  peut-être  se  serait-on  abstenu.  Le  sculp- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  461 

teur,  M.  Elias  Robert,  s'est  tiré  de  son  sujet  en  homme  d'esprit, 
et  a  réussi  à  faire  sortir  une  sculpture  originale  et  qui  plaît  de  son 
bizarre  modèle;  mais  c'est  un  tour  de  force  qu'il  a  accompli  là, 
car  il  avait  dix  raisons  d'échouer  contre  une  de  réussir.  On  ne 
saurait  imaginer  une  personne  qui  se  prête  moins  que  Geoffroy 
Saint-Hilaire  aux  conditions  de  la  sculpture;  la  taille  est  courte,  la 
stature  petite,  les  traits  sans  beauté,  le  visage  sans  harmonie;  seul 
le  crâne,  d'une  dimension  à  réjouir  un  phrénologne  et  à  donner 
raison  aux  opinions  que  professa  dans  ses  dernières  années  David 
d'Angers,  marque  une  vie  intellectuelle  d'une  intensité  extraor- 
dinaire. Il  est  évident  qu'une  telle  personne  physique  appellerait 
tout  autre  mode  de  représentation  de  préférence  à  la  sculpture  mo- 
numentale. Encore  une  fois,  pourquoi  donc  cette  invariable  statue 
en  pied,  qui  ne  convient  d'ailleurs  bien  réellement  qu'aux  mili- 
taires et  aux  hommes  ayant  exercé  un  commandement,  parce  que 
leur  gloire  répond  à  quelque  chose  de  clair  et  de  précis  dans  l'opi- 
nion populaire,  et  ne  se  présente  pas  devant  les  foules  à  l'état  d'é- 
nigme obscure?  Est-ce  que  selon  la  nature  des  services,  de  la  pro- 
fession, de  la  célébrité,  nos  grands  hommes  ne  seraient  pas  mieux 
honorés,  tantôt  par  un  simple  buste  placé  dans  un  foyer  de  th-'âtre 
ou  une  salle  d'hôtel  de  ville,  tantôt  par  un  portrait  suspendu  dans 
une  salle  d'université,  tantôt  par  un  médaillon  gravé  sur  la  mu- 
raille d'une  calhédraU;?  Nos  pères  faisaient  ainsi,  et  en  cela  ils 
montraient  plus  d'intelligence  de  la  célébrité,  plus  de  délicatesse 
de  respect,  plus  de  bon  goût  reconnaissant  que  nous  n'en  montrons 
et  n'en  montrerons  jamais  avec  cet  éternel  bronze  par  lequel  nous 
nous  débarrassons  de  tous  nos  tributs  d'admiration  et  de  gratitude. 
La  statue  de  Baffon,  œuvre  estimable  de  M.  Dumont,  s'élève  en 
haut  de  Montbard  sur  une  petite  })lace  formant  terrasse  à  côté  de 
l'église  et  en  face  du  parc  du  grand  naturaliste.  Appliquant  à  Buffon 
une  partie  des  observations  qui  précèdent,  je  demande  si  cette  sta- 
tue monumentale,  qui  se  dresse  solitaire  sur  cette  terrasse  où  les 
habitans  de  Montbard  ne  la  voient  jamais  que  les  dimanches  et 
jours  de  fête,  était  bien  la  meilleure  manière  d'honorer  cette  il- 
lustre mémoire.  Certes  on  ne  peut  pas  adresser  à  la  personne  phy- 
sique de  Buffon  les  mêmes  critiques  que  nous  adressions  tout  à 
l'heure  à  la  personne  physique  de  Geoffroy  Saint-Hilaire.  Haute 
stature,  force  du  corps,  mâle  beauté  du  visage,  élégance  des  habi- 
tudes, Buffon  eut  to^t  cela  en  partage;  sa  personne  se  prête  donc 
parfaitement  aux  conditions  de  la  sculpture.  Et  pourtant  que  me  dit 
cet  homme  de  bronze  et  en  quoi  me  parle-t-il  de  l'auteur  de  la 
Théorie  de  la  terre  et  des  Sejjt  époques  de  la  nature?  Cet  homme  de 
bronze  est  un  naturaliste,  il  pourrait  tout  aussi  bien  être  un  orateur, 


A62  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

un  intendant  de  province,  un  politique.  Où  y  a-t-il  dans  cette  image 
un  signe,  une  marque  qui  indique  la  nature  des  occupations  intel- 
lectuelles, des  services  rendus,  de  la  gloire  acquise?  Le  véritable 
monument  qui  convient  à  un  grand  homme  est  celui  qui  peut  le  mieux 
rappeler  le  caractère  de  son  génie  à  ceux  qui  savent  et  le  faire  com- 
prendre à  ceux  qui  ignorent.  Ce  principe  posé,  il  n'y  avait  qu'un  seul 
monument  qui  convenait  à  la  gloire  de  BufTon,  une  fontaine  colos- 
sale. Une  fontaine  monumentale  présente  en  effet  tous  les  moyens  de 
multiplier  les  figures  capables  d'exprimer  son  génie  et  de  repré- 
senter ses  conceptions.  Tout  au  bas  du  monument,  les  eaux  qui 
se  seraient  échappées  de  cette  fontaine  auraient  été  recueillies  dans 
un  immense  l)assin  de  pierre  où  l'on  aurait  abreuvé  les  grands 
bœufs  blancs  aux  formes  pleines  et  majestueuses  que  je  vois  rentrer 
le  soir  à  Montbard.  Au-dessus  de  ce  bassin  se  serait  élevé  le  pre- 
mier étage  de  la  fontaine,  un  carré  robuste  soutenu  par  quatre 
grandes  figures  d'animaux,  et  orné  sur  chacun  des  côtés  de  quatre 
bas-reliefs  représentant  quelques-unes  des  grandes  scènes  de  la 
nature  judicieusement  choisies  parmi  celles  des  découvertes  et  des 
descriptions  de  Buffon  qui  se  prêtent  le  mieux  à  la  représentation 
par  les  arts  plastiques.  Au-dessus  de  cet  étage,  un  second  plus  étroit 
aurait  été  flanqué  soit  de  deux,  soit  de  quatre  figures  allégoriques 
représentant  la  Science  et  la  Nature,  la  Vie  et  la  Mort,  ou  d'autres 
emblèmes  correspondant  aux  caractères  du  génie  de  Buflbn.  Enfin 
tout  en  haut,  sous  un  dais  de  pierre,  se  serait  élevée  la  statue  du 
naturaliste.  Yoilà  le  monument  véritable  qui  aurait  parlé  à  l'ima- 
gination du  dernier  paysan,  qui  lui  aurait  pour  ainsi  dire  imposé 
l'intelligence  de  cette  gloire  qui  pour  lai  est  lettre  close,  et  le  res- 
pect de  cette  grandeur  qui  pour  lui  est  chimère  vague;  mais  que 
peut  lui  rappeler  la  figure  aride  de  cette  statue  solitaire,  puis- 
qu'elle ne  dit  déjà  rien  au  lettré? 

A  l'époque  où  je  me  suis  arrêté  à  Montbard,  c'est-à-dire  durant 
'automne  dernier,  un  sentiment  de  récente  reconnaissance  augmen- 
tait encore  le  plaisir  que  j'aurais  éprouvé  en  tout  temps  à  visiter 
la  retraite  studieuse  et  élégamment  austère  où  ce  grand  homme  a 
vécu  et  pensé  loin  des  pauvres  agitations  de  la  stérile  politique  du 
xvni''  siècle.  Et  à  moi  aussi,  grâce  à  son  œuvre  immortelle,  il  m'a 
été  donné  d'échapper  aux  affreuses  préoccupations  de  la  plus  misé- 
rable période  de  notre  récente  histoire.  J'ai  passé  les  longs  mois  de 
la  mortelle  commune  plongé  dans  la  lecture  de  V Histoire  naturelle, 
et  jamais  temps  plus  douloureux  n'a  passé  aussi  vite.  Ce  beau  livre, 
le  plus  complètement  beau  qui  ait  été  écrit  au  dernier  siècle,  m'a 
donc  conféré  le  privilège  de  ne  rien  apprendre  des  exploits  qui  ren- 
daient alors  célèbres  les  noms  de  tant  d'hommes  obscurs.  Il  m'enle- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    D'aRT.  468 

vait  si  loin  de  la  conception  politique  du  Paris  ville  libre  de  Vallès 
te  proudhonien  et  de  la  religion  du  fusionisme  du  mystique  Babick! 
Une  seule  fois  cette  lecture  m'a  reporté  vers  la  pensée  des  tristes 
événemens  qui  se  déroulaient  alors  à  l'indignation  et  à  la  stupeur 
générales.  Lorsque  j'arrivai  au  long  chapitre  qui  traite  des  ron- 
geurs et  de  leurs  innombrables  variétés,  je  ne  pus  point  ne  pas  re- 
marquer qu'il  y  avait  une  ressemblance  plus  que  frappante  entre 
les  mœurs  de  ces  bestioles  et  les  passions  qui  s'agitaient  alors  dans 
la  capitale  de  la  France.  Jusqu'alors  j'avais  pensé  que  l'animal  le 
plus  féroce  de  la  création  était  le  tigre;  Buffon  et  l'anarchie  pa- 
risienne m'apprenaient  au  même  moment  que  c'était  le  rat.  Quel 
tableau  eflrayant  le  grand  naturaliste  a  tracé  de  leurs  passions 
belliqueuses,  de  leurs  rivalités,  de  leurs  luttes,  de  leurs  convoi- 
tises !  Si  l'on  suppose  les  rats  atteignant  à  la  dimension  du  chat,  ils 
dépeupleraient  le  monde.  Heureusement  c'est  contre  eux-mêmes 
qu'ils  tournent  leur  propre  férocité;  lorsqu'ils  entrent  en  guerre  ou 
qu'ils  sont  poussés  par  la  faim,  ils  se  précipitent  sur  leurs  frères 
rats,  coupent  leurs  tètes  et  les  mangent;  quand  leur  faim  est  satis- 
faite, leur  férocité  mise  en  mouvement  ne  se  ralentit  pas  toujours 
pour  cela,  et  ils  continuent  à  scalper  leurs  ennemis  à  la  façon  des 
Peaux-Rouges.  iNon-seulement  ils  dépeupleraient  le  monde,  si  leur 
force  égalait  leur  férocité,  mais  ils  l'affameraient.  Rien  n'égale  leur 
énergie  de  rapine;  il  y  a  telle  espèce,  le  hamsler  par  exemple,  qui 
se  creuse  des  logemens  presque  impossibles  à  découvrir  à  plusieurs 
pieds  sous  terre,  et  qui  entasse  dans  ses  vastes  magasins  jusqu'à 
cent  livres  de  blé  par  individu.  Mais  le  fait  le  plus  nouveau  pour 
moi  dans  cette  série  de  monographies  des  rongeurs,  c'est  que  l'é- 
norme rat  parisien  de  nos  égouts  et  de  nos  caves,  que  je  croyais  une 
race  autochthone,  appartenait  au  contraire  à  un  peuple  d'envahis- 
seurs dont  l'apparition  est  de  date  toute  récente.  C'est  au  xviii"  siècle 
même  et  une  vingtaine  d'années  seulement  avant  la  publication  des 
premiers  volumes  de  V Histoire  naturelle  que  ces  hordes  de  Huns  et 
de  Tartares  rongeurs  se  présentèrent  dans  Paris  et  ses  environs,  où 
jamais  on  ne  les  avait  vus  auparavant.  De  quelle  contrée  prochaine 
ou  lointaine  sortaient-ils,  on  ne  l'a  jamais  su,  au  dire  de  Bulïon,  et 
comme  ils  n'avaient  pas  de  nom,  le  grand  naturaliste  leur  donna 
celui  de  surmulots  qu'ils  ont  conservé,  parce  qu'il  avait  remarqué 
qu'ils  présentaient  une  assez  grande  ressemblance  avec  la  race  de 
rats  rustiques  connus  sous  le  nom  de  mulots.  Au  moment  même  où 
je  lisais  ce  fait  singulier,  Paris  aussi  était  envahi  par  des  légions 
de  rats  humains  d'une  espèce  jusqu'alors  inconnue  malgré  les  nom- 
breuses ressemblances  qu'elle  présente  avec  l'ancienne  race  des 
anarchistes  parisiens.  Cette  partie  de  l'histoire  naturelle  est  la  seule, 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dis-je,  qui  m'ait  replacé  par  analogie  dans  le  milieu  des  événemens 
contemporains;  mais  dans  toutes  les  autres  parties  quel  trésor  de 
paix  profonde,  de  calme  enthousiasme,  de  rêveries  sérieuses,  m'ou- 
vrait ce  beau  livre  !  Quels  trésors  aussi  d'indifférence  morale  et 
de  désintéressement  dédaigneux  !  car  que  sont  toutes  nos  pauvres 
révolutions  du  temps  et  du  lieu  à  côté  de  ces  révolutions  de  l'éter- 
nité et  de  l'infini  dont  le  philosophe  déroulait  le  tableau  devant 
mon  esprit? 

Les  dispositions  générales  de  l'habitation  de  Montbard  n'ont  pas 
changé  depuis  Buffon.  Le  modeste  parterre  qui  l'accompagne  est 
encore  à  peu  près  tel  qu'il  existait  au  xviii-  siècle.  Rien  non  plus  n'a 
été  changé  dans  le  parc,  cadeau  de  Louis  XV,  qui  fait  suite  à  ce 
parterre.  Vu  de  la  grille  extérieure ,  ce  parc  paraît  immense,  et  ce- 
pendant il  est  vraiment  petit;  il  a  cela  de  particulier  qu'on  peut  s'y 
égarer  et  s'y  perdre  en  tournant  pour  ainsi  dire  sur  place,  tant  l'es- 
pace a  été  bien  ménagé,  et  les  allées  disposées  avec  intelligence.  Sans 
s'éloigner  de  plus  de  dix  pas  de  son  cabinet  de  travail,  Buffon  pouvait 
s'y  créer  une  promenade  aussi  solitaire  que  s'il  était  allé  la  cher- 
cher à  un  kilomètre.  Ceux  qui  m'ont  précédé  à  Montbard  et  qui 
prétendent  avoir  trouvé  le  cabinet  de  travail  dans  l'état  où  il  était 
du  temps  de  Buffon  ont  été  plus  favorisés  que  moi;  je  n'y  ai  trouvé 
que  les  quatre  murs  nus.  Ce  cabinet  est  placé  dans  le  parc  même, 
et  domine  une  campagne  d'une  assez  imposante  étendue.  Des  peu- 
pliers plantés  au-dessous,  dans  une  propriété  limitrophe,  élèvent 
jusqu'à  la  hauteur  de  la  fenêtre  leur  cime  d'un  vert  tendre;  mais 
ces  peupliers  ne  gênaient  pas  la  vue  du  philosophe  et  ne  troublaient 
pas  de  leur  frémissement  le  cours  de  ses  méditations,  car  ils  ne 
furent  plantés  que  dans  les  dernières  années  de  sa  vie.  A  l'extrémité 
du  parc  s'élève  encore  la  tour,  débris  du  château  de  Montbard  acheté 
par  Buffon  et  démoli  pour  l'agrandissement  de  son  parc;  cette  tour 
fut  conservée  par  lui  comme  une  manière  d'observatoire  et  de  bel- 
védère. En  contemplant  de  son  sommet  le  paysage  agréablement 
austère  qu'elle  domine,  je  me  suis  pris  à  penser  qu'il  y  avait  une 
analogie  vraiment  étroite  entre  le  caracLère  général  du  paysage 
bourguignon  et  le  caractère  du  génie  descriptif  de  Buffon.  Il  n'est 
pas  impossible  que  la  contemplation  assidue  de  la  nature  bour- 
guignonne ait  fini  par  lui  donner  les  deux  qualités  dominantes  de 
sa  forme,  la  constante  élévation  et  l'ampleur.  Il  y  a  en  effet  dans  le 
spectacle  de  la  campagne  onduleuse  et  régulièrement  accidentée 
de  la  Bourgogne  une  sorte  de  vertu  d'exhaussement  qui  porte  l'âme 
jusqu'à  une  noble  moyenne  d'élévation  dont  elle  ne  la  force  jamais 
à  descendre  par  des  brusqueries,  des  défaillances,  ou  de  soudains 
cha!igemens  à  vue.   Connue  ces  collines  sont  sans  caprice,  l'é- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'arT.  A65 

lévation  qu'elles  créent  dans  l'âme  est  calme  et  sereine  plutôt 
qu'enthousiaste.  En  même  temps  que  l'âme  s'exhausse  par  la  vue 
prolongée  de  ces  collines,  elle  se  dilate  par  le  spectacle  des  plaines 
larges  plutôt  que  vastes  qui  s'étendent  cà  leurs  pieds,  et  se  déve- 
loppe pour  ainsi  dire  en  ampleur  dans  la  même  mesure  qu'elle 
se  développe  en  hauteur;  le  résultat  de  cette  ampleur  et  de  cette 
élévation  constantes  réunies  est  cette  majesté  aisée  qui  dislingue 
non-seulement  le  style,  mais  la  forme  du  génie  même  de  Buffon. 
En  écrivant  ces  mots  d'ampleur,  d'élévation,  de  majesté,  com- 
ment ne  pas  penser  à  cet  autre  illustre  enfant  de  la  Bourgogne, 
à  cet  incomparable  maître  de  la  parole,  Bossuet?  Toutes  ces  qua- 
lités sout  aussi  les  siennes,  et  elles  sont  chez  lui  souveraines;  mais  le 
génie  de  Bossuet  n'a  pour  ainsi  dire  que  son  point  de  départ  en 
Bourgogne  :  l'envergure  et  le  vol  de  son  âme  ont  une  tout  autre 
ampleur  et  une  tout  autre  sublimité  que  celles  que  nous  venons 
de  décrire.  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  Buflbn,  qui  ne  s'élève  jamais  plus 
haut  que  nous  ne  l'avons  dit,  et  qui  n'atteint  jamais  le  sublime  de 
l'expression,  même  lorsqu'il  raconte  ou  explique  des  choses  qui 
l'appelleraient  naturellement.  Aussi  peut-il  être  présenté  comme  le 
miroir  même  de  la  nature  de  Bourgogne  et  comme  le  modèle  accom- 
pli du  génie  propre  à  cette  riche  province. 

Une  autre  réflexion  me  frappe  encore  du  haut  de  cette  tour  de 
Montbard  qui  domine  tout  le  paysage  des  environs  :  c'est  que  c'est  à 
la  configuration  des  collines  et  mamelons  de  Bourgogne  que  Bufibn 
a  dû  celte  observation  pénétrante  sur  la  correspondance  des  angles 
des  montagnes  qui  joue  un  si  grand  rôle  dans  la  Théorie  de  la  terre 
et  dans  les  magnifiques  tableaux  des  Epoques  de  la  nature.  Nulle 
observation  n'a  eu  pour  son  génie  des  résultats  plus  féconds,  et  on 
peut  dire  qu'elle  est  le  point  de  départ  de  toutes  les  inductions 
qui  composent  son  système  géologique.  Il  remarqua  que  d'ordi- 
naire les  angles  des  montagnes  se  correspondaient,  c'est-à-dire  que, 
si  l'une  des  montagnes  présentait  un  angle  saillant,  celle  qui  lui 
était  opposée  présentait  invariablement  un  angle  rentrant,  absolu- 
ment comme  il  arrive  aux  bords  d'un  fleuve  lorsque  ses  eaux  ne  cou- 
lent pas  en  ligne  droite.  11  n'est  personne  en  effet  qui  n'ait  constaté 
que,  lorsque  l'eau  d'un  fleuve  ronge  à  un  certain  endroit  une  de 
ses  rives  en  forme  de  golfe,  invariablement  le  point  correspondant 
de  la  rive  opposée  s'avance  en  saillie.  De  la  ressemblance  de  ces 
deux  faits,  Buffon  tira  la  conclusion  qu'ils  avaient  évidemment  la 
même  cause,  l'action  des  eaux.  Cette  observation,  jointe  à  l'analyse 
des  substances,  à  l'examen  des  coquillages  et  empreintes  pétrifiées 
qui  se  rencontrent  à  l'intérieur  et  au  sommet  des  élévations  ter- 
restres, lui  fit  rapporter  à  deux  causes  et  à  deux  époques  diamétra- 

TOME  xcviii.  —  1872.  30 


A66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lement  différentes  l'origine  des  montagnes,  qu'il  divisa  en  deux 
classes  :  les  unes,  qui,  produit  du  feu,  furent  l'effet  du  premier  re- 
froidissement de  la  surface  terrestre  après  la  période  d'incandes- 
cence, absolument  comme  nous  voyons  des  boursouflures  et  des 
tumeurs  se  former  à  la  surface  du  verre  en  fusion  lorsqu'il  se  re- 
froidit; les  autres,  qui  ne  sont  que  les  amas  des  dépouilles  des 
légions  de  mollusques  et  de  poissons  engendrés  dans  les  eaux, 
mêlées  aux  cendres  putréfiées  et  aux  scories  dénaturées  de  la  ma- 
tière vitreuse  primitive  roulés  ensemble  par  l'action  des  eaux. 
Ces  montagnes  de  seconde  formation  avaient  donc  été  non  pas  le 
produit  d'un  soulèvement  subit  et  d'une  révolution  de  la  nature, 
mais  le  résultat  d'une  cause  agissant  avec  lenteur  pendant  une 
longue  période  de  temps;  elles  avaient  été  formées  non-seule- 
ment des  substances  fournies  par  les  eaux,  mais  sous  les  eaux 
mêmes,  à  une  époque  où  nos  continens  n'étaient  que  le  lit  d'une 
ancienne  mer.  Puis,  lorsque  ces  eaux  s'étaient  retirées,  mettant 
peu  à  peu  à  découvert  ces  amas  informes,  leurs  courans  avaient 
mordu  leurs  crêtes  et  leurs  flancs,  ou  s'étaient  ouvert  un  pas- 
sage à  travers  leur  épaisseur,  et  leur  avaient  donné  la  forme  que 
nous  leur  voyons.  Or  ce  phénomène  de  la  correspondance  des  an- 
gles des  montagnes  est  très  frappant  dans  toutes  les  chaînes  des 
mamelons  de  Bourgogne,  et  très  particulièrement  entre  Montbard 
et  Tonnerre.  Ainsi  Buffbn  doit  à  sa  province  natale  non-seulement 
la  forme,  mais  la  substance  même  de  ses  pensées.  De  même  que  les 
hommes  des  anciens  temps  furent  instruits  des  secrets  des  choses 
non  par  les  divinités  olympiennes  elles-mêmes,  mais  par  les  dieux 
inférieurs  des  campagnes,  ainsi  c'est  par  le  génie  d'une  divinité 
d'ordre  secondaire,  et  dans  le  sanctuaire  tout  rustique  du  temple 
de  la  Bourgogne,  que  Buffon  a  reçu  la  révélation  des  secrets  de  la 
cause  universelle  des  choses. 

Buffon  est  peu  lu  aujourd'hui,  sauf  dans  la  partie  du  public 
éclairé  qui  s'occupe  d'études  scientifiques;  ce  qu'en  connaissent  la 
plupart  des  lettrés,  ce  sont  quelques  grands  morceaux  descriptifs 
célèbres  comme  modèles  de  pompe  et  de  rhétorique  noble,  quel- 
ques monographies  d'animaux,  telles  que  celles  du  cheval,  de  l'âne, 
du  cerf,  quelques  fragmens  des  oiseaux;  joignez-y  pour  un  petit 
nombre  ces  admirables  tableaux  des  Epoques  de  la  nature ,  où  Buf- 
fon a  résumé  avec  tant  d'éloquence  sa  Théorie  de  la  terre,  et  c'est 
tout.  Il  est  rare  que  le  lecteur  moderne  pousse  plus  loin  la  fréquen- 
tation de  ce  livre,  qui  eut  au  siècle  dernier  un  si  prodigieux  succès; 
c'est  un  tort,  car  je  n'en  connais  pas  qui  récompense  plus  pleine- 
ment les  peines  de  son  lecteur  et  dont  l'étude  soit  plus  féconde.  Nul 
livre  n'est  aussi  rempli  que  celui-là  de  faits  curieux,  d'observations 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'arT.  A67 

ingénieuses,  de  vues  fécondes,  d'iiypothèses  de  tout  genre;  c'est  une 
véritable  forêt  vierge  d'idées  et  de  conjectures  aussi  variées  que 
hardies;  seulement  j'ai  remarqué  que,  faute  de  l'attention  et  de  la 
patience  suffisantes,  la  plupart  des  lecteurs  ne  savaient  pas  s'o- 
rienter dans  cette  forêt  vierge  de  manière  à  rencontrer  les  districts 
les  plus  intéressans  sans  s'égarer  trop  longuement.  Pour  lire  BufTon 
avec  plaisir,  il  faut  préalablement  apprendre  à  le  lire,  et  pour  cela 
une  première  lecture  rapide  est  au  moins  nécessaire.  Ce  n'est  pas 
précisément  aux  monographies  d'animaux  qu'il  faut  s'adresser  pour 
se  faire  une  idée  exacte  du  génie  de  Buffon  :  celles  des  animaux  qu'il 
avait  vus  plus  particulièrement  sont  admirables  ;  mais  en  somme 
il  n'en  avait  étudié  directement  et  minutieusement  qu'un  très  petit 
nombre,  et  il  en  est  une  foule  dont  les*  descriptions  sont  fondées 
sur  des  documens  incertains,  incomplets  ou  insuffisans;  très  sou- 
vent il  s'est  contenté  d'une  peau  empaillée,  quelquefois  d'un  sque- 
lette, quelquefois  d'un  simple  dessin  représentant  la  figure  de  l'ani- 
mal, ou  même  tout  simplement  de  la  comparaison  des  diverses 
descriptions  données  par  les  différens  voyageurs.  Buffon  n'avait  pas 
fait  de  très  longs  voyages,  et  il  n'avait  guère  interrogé  directement 
la  nature  qu'à  ses  côtés;  ce  qu'il  savait,  il  l'avait  appris,  pour  ainsi 
dire,  sans  presque  sortir  de  Montbard  et  du  Jardin  du  Roi.  Aussi  les 
plus  intéressantes  et  les  seules  vraiment  complètes  de  ces  mono- 
graphies sont-elles  celles  des  animaux  qu'il  connaissait,  comme 
nous  tous,  depuis  l'enfance,  les  animaux  domestiques,  le  bœuf,  le 
mouton,  l'âne,  le  cochon,  le  cheval,  le  chien,  ou  des  bêtes  fauves 
familières  à  nos  forêts,  à  nos  parcs  et  à  nos  campagnes,  le  cerf,  le 
chevreuil,  le  daim,  le  loup.  Deux  de  ces  monographies,  celle  du 
cheval  et  celle  du  cerf,  ont  été  écrites  visiblement  avec  une  prédi- 
lection particulière,  où  le  gentilhomme  avec  ses  goûts  pour  les  no- 
bles exercices  de  l'équitation  et  de  la  chasse  perce  sous  le  savant 
naturaliste,  caractère  qui  donne  à  ces  monographies  une  valeur 
presque  morale,  singulièrement  intéressante  pour  le  simple  lit- 
térateur. A  part  ces  exceptions,  du  reste  fort  considérables,   ce 
n'est  pas  aux  descriptions  mômes  des  animaux  qu'il  faut  s'adresser, 
dis-je,  pour  prendre  une  idée  exacte  du  génie  de  Buffon,  c'est  aux 
petites  dissertations  qui  les  précèdent  et  aux  observations  qui  les 
accompagnent.  Ouvrez  par  exemple  la  dissertation  sur  les  animaux 
carnassiers,  et  vous  allez  vous  heurter  contre  cette  idée  qui  ne 
pourra  manquer  d'intéresser  votre  réflexion,  quel  que  soit  le  juge- 
ment que  vous  finissiez  par  porter  sur  elle.  Réfutant  comme  une 
erreur  l'opinion  cartésienne,  qui  essayait  de  locahser  l'âme,  Buffon 
émet  le  doute  que  le  cerveau  soit  plus  que  toute  autre  partie  du 
corps  le  siège  de  la  substance  pensante.  Quel  est  en  ce  cas  le  rôle 


2^68  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  cerveau?  Le  savant  décrit  alors  le  système  nerveux,  et  le  montre 
comme  un  arbre  renversé  dont  les  racines  seraient  en  haut,  et  ce 
qui  prouve  qu'il  y  a  là  plus  qu'une  comparaison,  fait-il  remarquer, 
c'est  que  la  substance  des  nerfs  devient  plus  délicate,  plus  molle  et 
sensible  dans  les  parties  qui  se  relient  au  cerveau;  ce  sont  donc  de 
vraies  racines,  et  le  cerveau  n'est  autre  chose  que  leur  humus,  la 
terre  où  elles  plongent  pour  y  puiser  avec  la  nourriture  la  sève  vi- 
tale qu'elles  renvoient  à  toutes  les  parties  du  corps.  Qu'en  pensez- 
vous?  Que  l'hypothèse  vous  paraisse  ou  non  entachée  de  matéria- 
lisme, avouez  qu'elle  est  singulièrement  ingénieuse  et  faite  pour 
arrêter  la  pensée.  Ouvrez  encore  la  petite  dissertation  qui  précède 
la  description  des  singes,  Buffon  vous  y  montrera  qu'on  donne  le 
nom  général  de  singe  à  des  animaux  qui,  loin  d'être  semblables, 
n'ont  réellement  aucun  rapport  ensemble.  Les  uns  sont  de  vrais 
bimanes,  les  autres  sont  quadrumanes;  ceux-ci  ont  une  queue, 
ceux-là  n'en  ont  pas;  chez  les  uns,  cette  queue  est  un  appendice 
inutile;  chez  les  autres,  c'est  un  véritable  instrument  d'appréhen- 
sion. Ce  sont  donc  des  animaux  très  clifférens,  dit  Buiïon,  et  alors  il 
pose  ce  piincipe  qui  fait  une  des  bases  de  l'histoire  des  animaux,  et 
dont  la  portée  n'a  pas  été  peut-être  assez  comprise  :  c'est  pour  les 
besoins  de  la  nomenclature  que  nous  établissons  des  groupes  et  sé- 
ries d'animaux  que  nous  nommons  genres  et  familles,  rien  de  pareil 
n'existe  dans  la  réalité.  Nous  prêtons  à  la  nature  des  plans  d'acadé- 
micien et  ds  savant  qu'elle  n'eut  jam:iis;  la  nature  n'a  pas  de  plan, 
elle  n'a  qu'un  but  qui  est  de  créer,  et  elle  crée  non  des  espèces  et 
des  genres,  mais  des  individus,  et  rien  que  des  individus.  Je  laisse 
aux  savans  à  juger  la  valeur  de  ce  principe;  pour  moi  qui  ne  suis 
pas  savant,  il  me  parait  la  vérité  même,  vrai  ailleurs  encore  que 
dans  son  application  à  la  nature  animale.  Mais  passons  vite  :  incedo 
per  ignés. 

On  le  sait,  il  y  a  une  imagination  scientifique  particulière  qui  fait 
les  grands  philosophes  de  la  nature,  et  cette  imagination  n'est  pas 
moins  variée  que  celle  qui  fait  les  poètes.  Pour  prendre  les  deux 
grands  exemples  modernes,  Buffon  lui-même  et  Guvier  ont  tous 
deux  l'imagination  scientifique;  mais  quelle  différence!  L'imagina- 
tion de  Guvier  procède  surtout  par  l'analogie,  celle  de  Buffon  par 
l'hypothèse.  Personne  parmi  les  savans  n'a  eu  la  poésie  des  hypo- 
thèses au  même  degré  que  Buffon;  il  les  multiplie,  il  les  entasse,  il 
les  porte  dans  tous  les  ordres  de  la  nature,  il  en  a  de  toutes  les 
sortes,  de  gigantesques  et  de  puissantes,  d'infiniment  délicates  et 
gracieuses.  11  ne  saurait  y  avoir  d'hypothèse  plus  grandiose  que 
celle  par  laquelle  il  explique  la  formation  de  notre  planète;  quelle 
imagination,  si  lourde  qu'on  la  suppose,  n'en  serait  frappée?  Une 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  469 

comète  clans  sa  course  rencontre  le  soleil,  frappe  sur  cette  masse 
enflammée  un  coup  oblique  et  renvoie  dans  l'espace  une  partie  de  la 
matière  qui  le  compose.  Cette  matière  s'arrête  et  s'échelonne  selon 
les  divers  degrés  de  pesanteur  et  de  densité  des  parties  qui  la  com- 
posent; les  plus  fines  et  les  plus  légères  sont  celles  qui  sont  pous- 
sées le  plus  loin,  les  plus  pesantes,  en  vertu  de  la  toute-puissance 
de  l'attraction,  sont  retenues  plus  près  du  soleil;  de  là  le  système 
planétaire  auquel  nous  appartenons  et  la  place  que  nous  occupons 
dans  cette  hiérarchie  d'astres.  Voulez-vous  un  exemple  d'hypothèse 
qui  vous  fasse  remonter  au-delà  des  âges  historiques,  jusqu'à  cette 
époque  où  les  animaux  étaient  les  seuls  maîtres  de  l'univers,  et  qui 
s'accorde  avec  les  récits  légendaires  des  antiques  poèmes  de  l'Inde, 
—  les  combats  de  Rama  contre  le  roi  des  singes,  et  les  exploits  di- 
vins ou  mal  faisans  des  animaux,  vaches  célestes,  tigres  géans,  oi- 
seaux prophétiques,  —  prenez  l'hypothèse  qu'il  a  développée  dans 
son  chapitre  du  cerf,  dans  son  chapitre  du  castor,  dans  d'autres  en- 
core. Nous  ne  savons  pas  et  nous  ne  saurons  jamais  plus  quel  degré 
de  sociabilité  la  nature  a  donné  aux  animaux,  et  jusqu'à  quel  point 
ils  ne  sont  pas  capables  de  former  des  sociétés  véritabl  s.  Nous  ne 
le  saurons  jamais  parce  que  notre  présence  les  a  rendus  sauvages, 
et  que  leur  instinct,  une  fois  dénaturé  par  la  crainte  et  en  quelque 
sorte  oblit'ré  par  le  prolongement  du  danger,  a  fini  par  changer 
entièrement  leur  nature.  Nous  voyons  que  les  sociétés  d'animaux 
ont  subsisté  pour  quelques  espèces  jusqu'à  nos  jours  dans  tous 
les  lieux  où  ils  n'ont  pas  été  troublés  par  le  voisinage  de  l'homme; 
l'exemple  des  castors  prouve  jusqu'à  l'évidence  que  notre  présence, 
après  avoir  d'abord  gêné  leur  instinct,  finit  par  le  détruire.  Ils  ne 
vivent  plus  en  société  que  dans  quelques  districts  du  Canada;  dans 
tout  le  nord  de  l'Europe,  où  ils  étaient  si  nombreux  jadis,  et  où 
ils  étonnaient  par  leur  habileté  d'architectes,  ils  ont  délaissé  les 
lacs  qui  leur  étaient  chers,  ont  oublié  leurs  arts ,  et  vivent  dans 
des  terriers  où  ils  rampent  tristement  comme  des  brutes  qu'ils  sont 
devenus.  Nous  avons  compté  dans  l'état  actuel  du  monde  un  petit 
nombre  d'espèces  susceptibles  de  se  former  en  sociétés;  mais 
sommes-nous  bien  sûrs  que  ce  compte  soit  aussi  restreint,  sommes- 
nous  aujourd'hui  fondés  à  déclarer  que  la  nature  n'avait  créé  que 
celles-là  susceptibles  de  sociabilité?  Voilà  une  idée  à  ravir  M.  Mi- 
chelet,  et  en  réalité  il  s'en  est  rappelé  dans  plus  d'un  chapitre  de 
ses  jolies  fantaisies  d'histoire  naturelle.  Et  cette  hypothèse  si  in- 
génieuse sur  l'origine  du  bois  du  cerf  et  de  la  queue  écailleuse  du 
castor!  Le  bois  du  cerf  est  un  bois  véritable  dont  la  cause  doit  être 
cherchée  dans  la  nourriture  ligneuse  du  ceif,  qui  se  repaît  de  jeunes 
pousses  d'arbres,  de  mousses,  de  lichens;  c'est  un  bois  composé  de 


Il70  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

parties  ligneuses  transformées  par  le  séjour  dans  le  corps  de  l'ani- 
mal. De  même  le  castor,  se  nourrissant  de  poisson  et  passant  la 
plus  p^rande  partie  de  sa  vie  dans  l'eau,  absorbe,  par  la  nutrition  et 
par  le  bain,  les  molécules  organiques  vivantes  propres  à  l'élément 
de  l'eau,  en  quantité  suffisante  pour  prendre  quelque  chose  du 
poisson.  La  plus  remarquable  de  ces  hypothèses  est  peut-être  celle 
par  laquelle  il  explique  comment  la  nature,  après  avoir  créé  avec 
une  fécondité  si  prodigieuse,  s'est  arrêtée,  et  ne  donne  plus  nais- 
sance à  de  nouvelles  espèces.  Il  y  a  deux  matières  dans  la  nature, 
une  matière  brute  et  une  matière  vivante.  La  masse  entière  de  la 
matière  a  été  brute  à  l'origine;  mais  peu  à  peu,  sous  l'action  de 
diverses  causes,  une  multitude  infinie  d'atomes,  de  molécules,  ont 
été  pénétrés  de  vie.  Ces  molécules  se  sont  rapprochées  et  réunies 
selon  leur  degré  d'alTiuité,  se  sont  créé  des  moules  par  le  moyen 
des  molécules  inertes,  des  moules  que,  par  une  vertu  qui  leur  est 
propre,  elles  ont  pénétrés  dans  toute  leur  étendue,  se  sont  dévelop- 
pées en  êtres  vivans  et  organisées  avec  une  variété  infinie.  Quand  un 
certain  nombre  d'êtres  a  été  suffisamment  multiplié,  cette  fécondité 
de  la  création  s'est  arrêtée,  parce  qu'une  partie  des  molécules  vi- 
vantes s'est  trouvée  employée  à  la  nourriture  des  espèces  existantes 
sous  forme  de  végétaux;  mais,  si  toutes  les  races  d'animaux  dis- 
paraissaient et  que  les  molécules  primitives  fussent  rendues  à  leur 
liberté  ancienne,  il  n'est  point  douteux  qu'au  bout  d'une  longue 
série  de  siècles  elles  produiraient  de  nouvelles  espèces  d'animaux, 
peut-être  semblables  à  celles  qui  auraient  vécu,  plus  probablement 
déformes  et  de  forces  nouvelles.  La  preuve  en  est  dans  l'Amérique, 
terre  plus  jeune  que  nos  anciens  continens,  et  dont  les  races  d'ani- 
maux sont  absolument  différentes  des  nôtres,  beaucoup  moins  nom- 
breuses et  remarquablement  plus  faibles,  peut-être  parce  que  le 
temps  a  manqué  à  la  nature,  peut-être  aussi  parce  que  sa  force  de 
fécondité  va  s' affaiblissant.  Je  ne  prends  pas  parti  pour  les  hypo- 
thèses de  Buffon,  elles  vont  loin;  je  tâche  seulement  d'en  faire  res- 
sortir l'ingéniosité  et  la  grandeur,  et  de  faire  comprendre  par  cet 
exposé  la  forme  d'imagination  qui  lui  est  propre. 

Ce  qui  étonne  chez  Buffon,  c'est  qu'avec  cette  force  d'imagina- 
tion qui  lui  fait  enfanter  des  hypothèses  si  variées,  il  n'a  jamais 
une  émotion,  de  quelque  nature  qu'elle  soit.  Il  émet  des  conjectures 
merveilleuses,  mais  ces  merveilles  ne  l'éblouissent  ni  ne  le  transpor- 
tent en  aucune  façon,  et  il  raconte  que  la  terre  est  descendue  du 
soleil,  et  que  les  mers  sont  tombées  un  beau  jour  sur  la  terre  des 
hauteurs  de  l'espace  où  elles  étaient  retenues,  sans  plus  d'émotion, 
de  tressaillement  et  d'admiration,  que  s'il  s'agissait  d'un  ancien  in- 
cendie d'une  tourbière  éteinte  depuis  longtemps  ou  d'un  vieux  dé- 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE    ET   d'arT.  A?! 

bordement  de  fleuves.  Sainte-Beuve,  qui,  malgré  les  velléités  de 
matérialisme  de  ses  dernières  années,  laissait  souvent  l'homme  de  la 
sensation  et  du  sentiment  étouffer  chez  lui  l'homme  de  la  logique, 
—  et  cela  à  son  honneur  de  lettré,  —  a  été  presque  choqué  lui- 
même  de  cette  impassibilité  absolue  de  Buffon,  et  a  écrit  à  ce  sujet 
qu'on  ne  racontait  des  choses  semblables  à  celles  qu'il  exposait  qu'à 
la  condition  de  tomber  à  genoux  aussitôt  et  de  se  fondre  en  prières. 
Rien  n'est  mieux  pensé.  Il  est  certain  que  Buffon  est  dépourvu  abso- 
lument de  toute  piété,  et  qu'on  ne  trouve  rien  chez  lui  du  sentiment 
de  ce  qu'il  y  a  de  sacré  dans  le  mystère  des  choses;  mais,  cela  dit, 
il  ne  faudrait  pas  lui  reprocher  trop  durement  cette  impassibilité 
et  la  transformer  trop  résolument  en  irréligion.  Il  n'y  a  pas  que 
de  la  sécheresse  philosophique  dans  cette  froideur,  et  beaucoup 
d'autres  élémens  moins  condamnables  y  entrent,  à  mon  avis.  Il  y  a 
d'abord  un  peu  de  la  hauteur  propre  à  un  gentiihomm.e  qui  s'étonne 
peu  par  habitude  et  par  principe;  il  y  a  ensuite  le  remarquable  équi- 
libre du  tempérament  bourguignon,  lequel,  étant  d'ordinaire  plus 
musculeux  que  nerveux,  est  peu  porté  à  ces  mouvemens  qui  mettent 
l'âme  hors  de  son  assiette  et  lui  font  perdre  son  aplomb.  C'est  aux 
génies  nerveux  qu'il  appartient  d'avoir  des  transes,  des  extases,  des 
effusions  lyriques;  Buffon,  bien  d'aplomb  sur  lui-même,  ne  connaît 
rien  de  pareil.  Buffon  n'a  jamais  un  mouvement  de  piété  religieuse, 
par  la  même  raison  qui  fait  que  Bossuet,  autre  Bourguignon,  n'a  ja- 
mais eu  un  mouvement  de  doute,  si  léger  fût-il,  une  hésitation  de 
foi,  une  inquiétude  d'intelligence;  c'est  que  l'un  et  l'autre,  quelle 
que  soit  la  distance  de  leurs  doctrines,  ont  également  l'âme  bien 
équilibrée.  Enfin  il  entre  dans  cette  impassibilité  beaucoup  de  la 
nature  générale  propre  au  Français,  surtout  au  Français  d'autrefois. 
L'imagination  de  Buffon,  quelque  riche,  quelque  brilîaute,  quelque 
féconde  qu'elle  soit,  est  la  mieux  ordonnée  et  la  plus  régulière  que 
je  connaisse.  C'est  une  imagination  classique,  dont  les  visions  et  les 
conjectures  se  développent  avec  la  même  méthode,  la  même  clarté, 
la  même  symétrie,  le  même  enchaînement  rationnel  qu'une  tragédie 
de  Corneille  ou  de  Racine,  ou  une  exposition  dogmatique  de  Bos- 
suet. C'est  sur  cette  explication,  qui  est  en  même  temps  une  demi- 
excuse  et  justification  de  cette  impassibilité  trop  vivemant  repro- 
chée à  Buffon,  que  je  veux  prendre  congé  de  sa  grande  mémoire. 

Emile  Montégut. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  mars  1872, 

L'autre  jour,  à  Versailles,  comme,  à  l'occasion  de  la  loi  sur  l'Interna- 
tionale, on  se  laissait  aller  de  part  et  d'autie  à  proposer  l'éternel  remède, 
la  souveraine  panacée  de  la  monarchie  ou  de  la  république,  un  inter- 
rupteur jeiait  dans  le  bruit  ces  simples  mots  :  «  nous  voulons  avant 
tout  que  la  France  vive!  »  Il  n'est  pas  rare  que  de  semblables  paroles 
retentissent  dans  l'assemblée,  que  dans  ces  tumultes  trop  souvent  re- 
nouvelés, au  milieu  des  combats  que  se  livrent  les  passions  des  partis, 
on  s'écrie  avec  une  sorte  de  remords,  avec  un  accent  de  reproche  mu- 
tuel :  «  Et  les  Prussiens!  et  les  départemens  envahis!  et  les  3  milliards 
à  payer!  et  le  pays  qui  souffre  et  qui  attend  !  »  On  ne  peut  certes  mieux 
dire,  c'est  le  cri  du  patriotisme  qui  s'exhale  de  temps  à  autre  dans  la 
confusion  des  débats  publics  comme  le  chœur  dans  les  tragédies  anti- 
ques, et  ce  qui  éclate  sous  la  forme  d'une  interruption,  tout  le  monde 
le  pense,  tout  le  monde  le  sent,  cela  n'est  point  douteux.  Qu'on  écoute 
les  membres  de  l'assemblée  les  plus  renommés  et  les  plus  obscurs, 
ceux  qui  comptent  et  ceux  qui  ne  comptent  pas  devant  l'opinion,  il  n'en 
est  pas  un  seul  qui  ne  convienne  de  tout,  qui  ne  comprenne  le  danger  de 
provoquer  des  divisions  fatales,  de  soulever  des  discussions  prématu- 
rées, désastreuses  ou  stériles,  qui  ne  reconnaisse  la  nécessité  de  se  rat- 
tacher à  la  seule  politique  possible  et  salutaire,  la  politique  du  patrio- 
tisme et  du  bon  sens.  Oui,  on  l'avoue,  on  le  comprend,  et  on  n'en  fait 
ni  plus  ni  moins.  Malheureusement  ce  qu'on  dit  dans  une  conversation 
ou  dans  une  interruption,  on  ne  peut  parvenir  à  le  transformer  en  règle 
de  conduite;  on  fait  la  provision  la  plus  ample  de  résolutions  géné- 
reuses, et  aussitôt  qu'on  rentre  dans  la  mêlée,  dès  qu'on  se  remet  à 
l'œuvre,  on  retombe  sous  la  tyrannie  des  considérations  les  plus  secon- 
daires, on  revient  aux  excitations,  aux  défiances,  aux  antipathies  de  per- 
sonnes ou  d'opinions,  à  tout  ce  que  l'esprit  de  parti  peut  imaginer  de 
plus  meurtrier  ou  de  plus  futile.  On  passe  le  temps  à  s'observer,  à  se 
combattre  mutuellement  avec  des  réticences  et  des  arrière-pensées;  on 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  UlZ 

s'occupe  surtout  d'empêcher  ses  adversaires  de  gagner  du  terrain,  dût- 
on  n'en  pas  gagner  soi-même.  La  droite  accuse  la  gauche,  la  gauche  ac- 
cuse la  droite,  les  centres  gémissent,  le  gouvernement  regarde,  et  tout 
va  un  peu  à  la  diable. 

Disons  le  mot  :  on  sent  bien  à  coup  sûr  l'amertume  de  nos  désastres, 
on  n'ignore  pas  que  nous  sommes  dans  une  des  situations  les  plus  ex- 
traordinaires et  les  plus  affreuses  oij  la  mauvaise  fortune  ait  jamais  jeté 
un  peuple,  et,  pour  faire  face  à  cette  situation,  on  se  figure  trop  qu'il 
suffit  de  recourir  aux  moyens  ordinaires,  de  revenir  aux  habitudes  an- 
ciennes, aux  tactiques  des  partis,  aux  petites  combinaisons  parlemen- 
taires. Non,  malheureusement  cela  ne  suffit  pas.  C'était  bon  ou  accep- 
table autrefois,  lorsqu'on  vivait  dans  des  conditions  plus  ou  moins 
agitées,  plus  ou  moins  précaires,  mais  encore  intactes,  —  lorsque  la 
France  n'avait  pas  souffert  du  mal  de  l'invasion  et  de  cette  dissolution 
morale  qui  a  fait  sa  faiblesse  devant  l'étranger.  Aujourd'hui  le  mal  a 
éclaté  dans  toute  sa  force,  il  se  manifeste  sous  les  formes  les  plus  sai- 
sissantes; il  ne  s'agit  plus  pour  y  remédier  de  tactiques  plus  ou  moins 
habiles,  de  combinaisons  plus  ou  moins  adroites  pour  éluder  les  difficul- 
tés :  il  n'y  a  plus  d'autre  ressource  que  de  chercher  dans  les  circonstances 
mêmes  le  secret  d'une  politique  qui,  par  ses  inspirations  et  par  ses  pro- 
cédés, s'élève  à  la  hauteur  d'une  situation  si  cruellement  aggravée.  11 
faut  que  la  France  vive,  on  l'a  dit  avec  une  poignante  vérité,  il  faut  que 
la  France  se  délivre,  se  réorganise,  se  reconstitue;  il  faut  que  toutes  les 
prétentions,  toutes  les  impatiences,  toutes  les  arrière-pensées  plient  de- 
vant cette  suprême  et  impérieuse  nécessité.  Tout  est  là,  et  c'est  parce 
qu'il  en  est  ainsi  que  le  provisoire,  ce  malheureux  provisoire  où  nous 
avons  été  jetés  par  une  tempête,  avait  sa  raison  d'être,  puisque  par  sa 
nature  il  pouvait  mieux  que  tout  autre  concentrer  toutes  les  forces  dans 
l'œuvre  commune  de  réparation  nationale,  puisqu'il  ne  demandait  aux 
partis  que  leur  patriotisme  sans  leur  imposer  le  désaveu  de  leurs  prin- 
cipes ou  l'abdication  de  leurs  espérances,  puisque  seul  il  pouvait  tenter 
avec  quelque  chance  de  succès  cette  gi'ande  conciliation  momentanée 
qu'aucun  autre  régime  n'aurait  pu  réaliser. 

Ce  provisoire,  il  n'a  point  cessé  d'avoir  sa  raison  d'être,  et  c'est  ce 
qui  le  soutient  encore  au  milieu  des  singuliers  assauts  qu'on  dirige 
contre  lui;  mais  il  est  bien  clair  que,  si  l'on  veut  qu'il  garde  une  certaine 
efficacité,  et  nous  pourrions  même  dire  sa  moralité,  il  faut  le  pratiquer 
avec  le  sentiment  supérieur  des  grandes  nécessités  publiques  qui  l'ont 
produit,  non  avec  des  passions  de  partis  ou  des  réminiscences  d'un  autre 
temps.  11  faut,  en  un  mot,  l'accepter  simplement  et  franchement  pour  ce 
qu'il  est,  comme  un  système  transitoire,  anonyme  et  collectif  de  réor- 
ganisation nationale  qui  appelle  toutes  les  coopérations.  Si  l'on  veut  por- 
ter dans  la  pratique  de  ce  régime  toutes  les  excitations,  les  raffmcmens, 
les  subtiliiés,  les  rancunes,  les  jalousies  de  l'esprit  de  parti,  il  en  ré- 


h7ll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

suite  ce  que  nous  voyons  depuis  quelques  semaines.  C'est  une  mêlée 
indescriptible,  où  l'on  finit  par  ne  plus  se  reconnaître.  Faute  d'une  di- 
rection supérieure  et  d'une  idée  nette  des  situations,  on  tombe  dans 
une  confusion  agitée  et  stérile.  On  n'a  plus  même  le  sentiment  de  la 
proportion  exacte  des  choses.  On  se  détourne  des  questions  les  plus 
graves,  et  on  grossit  des  incidens  qui  n'ont  aucune  importance.  On  con- 
fond tout,  on  brouille  tout,  on  court  après  les  interpellations,  on  se  jette 
sur  un  change-ment  de  ministre  comme  sur  une  bonne  fortune,  on  voit 
des  crises  partout,  dans  la  moindre  divergence  qui  peut  s'élever  entre 
l'assemblée  et  le  gouvernement.  Devant  Je  pays  qui  attend,  qui  travaille, 
qui  ne  demande  que  le  calme,  on  offre  le  spectacle  d'une  vie  publique 
artificielle  et  fiévreuse  où  depuis  quelques  jours  particulièrement  se 
succèdent  les  scènes  tumultueuses,  comme  ce  vacarme  que  M.  Saint- 
Marc  Girardin  a  eu  dernièrement  à  maîtriser  par  son  sang-froid  et  sa 
fermeté.  Et  sait-on  quelle  est  la  conséquence?  Tout  récemment  on  s'est 
mis  à  la  recherche  d'un  régime  définitif,  oa  ne  l'a  point  trouvé,  on  ne 
s'est  pas  senti  la  force  de  résoudre  ce  problème  en  effet  fort  redoutable; 
aujourd'hui  on  s'occupe  à  ruiner  ce  régime  provisoire  qui  est  notre  der- 
nière ressource,  de  telle  sorte  que,  si  l'on  n'y  prend  garde,  avant  qu'il 
soit  longtemps  on  finira  par  se  trouver  entre  un  définitif  insaisissable  et 
un  provisoire  progressivement  déconsidéré,  livré  à  toutes  les  suspicions, 
devenu  chaque  jour  plus  diflicile  à  pratiquer.  Que  restera-t-il  après 
cela?  que  veut-on  faire  de  nous?  On  ne  peut  pas  ou  l'on  ne  sait  pas 
édifier  la  maison  dans  laquelle  on  a  la  prétention  de  nous  loger,  et  on 
ébranle  la  tente  qui  nous  abrite  contre  les  derniers  souffles  d'une  tem- 
pête qui  pourrait  renaître  à  l'improviste. 

11  faut  cependant  arriver  à  savoir  ce  qu'on  veut,  il  faut  choisir.  Si  par 
une  illusion  suprême  et  obstinée  on  croit  encore  à  la  possibilité  de  fixer 
dès  ce  moment  le  présent  et  l'avenir  de  la  France  dans  un  régime  d'in- 
stitutions définies,  il  n'y  a  point  à  hésiter,  il  faut  poser  la  question  et 
mettre  aussitôt  la  main  à  l'œuvre  pour  la  trancher.  Si,  comme  cela  n'est 
que  trop  évident,  on  croit  cette  tentative  impossible  aujourd'hui  ou 
tellement  difficile,  tellement  périlleuse  qu'elle  ne  résoudrait  rien,  et 
qu'elle  pourrait  tout  compromettre,  il  faut  savoir  se  décider,  et  le  mieux 
encore  est  de  ne  pas  se  donner  l'air  de  céder  et  de  résister  à  la  force  des 
choses,  de  faire  de  la  politique  de  mauvaise  humeur.  Ce  qu'il  y  a  de 
plus  sage,  c'est  de  s'arranger  résolument,  de  façon  à  tirer  le  meilleur 
parti  possible  d'un  régime  qu'on  appellera  provisoire,  si  l'on  veut,  et 
qui  en  fin  de  compte  est  la  souveraineté  nationale  dans  ce  qu'elle  a  de 
plus  simple,  de  plus  élémentaire.  Voilà  la  vérité  sans  équivoque  et  sans 
subterfuge. 

Sans  doute  ce  régime  n'est  point  dénué  d'inconvéniens,  il  exige  de  la 
part  de  ceux  qui  sont  chargés  de  le  mettre  en  œuvre  des  ménagemens 
infinis,  une  patiente  vigilance,  un  infatigable  esprit  de  conciliation,  une 


REVUE. 


CHRONIOUE.  à7b 


volonté  absolue  de  subordonner  toutes  les  questions  secondaires  à  l'in- 
térêt supérieur  du  pays,  d'éviter  les  conflits  inutiles.  Hélas!  toutes  ces 
conditions  nécessaires,  impérieuses,  ce  n'est  pas  le  régime  provisoire  qui 
nous  les  impose,  c'est  la  fatalité  même  de  notre  situation  qui  nous  les 
inflige.  Non,  nous  ne  sommes  pas  libres  de  nous  abandonner  à  toutes  nos 
fantaisies,  nous  ne  sommes  pas  libres  de  jouer  le  sort  du  pays  pour  faire 
triompher  nos  idées  de  prédilection,  nous  ne  sommes  pas  libres  de  per- 
dre le  temps  en  indignes  tumultes  parlementaires  à  propos  de  l'applica- 
tion d'un  article  du  règlement  intérieur  de  l'assemblée,  lorsque  les  mois 
s'écoulent,  lorsque  chaque  jour  nous  rapproche  de  l'époque  où  nous 
aurons  3  milliards  à  payer  pour  reconquérir  la  liberté  de  nos  départe- 
mens  laissés  en  gage.  Est-ce  qu'un  régime  définitif  quelconque  nous 
exonérerait  de  ces  conditions  douloureuses,  et  aurait  la  vertu  magique 
de  nous  dispenser  de  bon  sens,  de  patriotisme?  Est-ce  la  faute  de  ce 
provisoire  où  les  circonstances  nous  ont  placés  si  nous  ne  savons  pas 
nous  en  servir,  si  à  côté  des  inconvéniens  inévitables  qu'il  entraîne  nous 
ne  savons  pas  découvrir  les  moyens  qu'il  nous  offre  pour  délivrer  le 
pays,  pour  le  mettre  à  l'abri  des  coups  de  main  et  des  aventures,  pour 
lui  assurer  la  libre  possession  de  lui-même  dans  la  paix  intérieure?  C'est 
le  pays,  répète-t-on  sans  cesse,  qui  réclame  la  fin  de  ce  fatigant  provi- 
soire, qui  se  lasse  et  s'inquiète  de  cette  situation  sans  nom  et  sans  len- 
demain. D'abord  le  pays  n'est  pour  rien  dans  ces  excitations  d'opinions 
contraires  où  on  lui  donne  si  bénévolement  un  rôle,  le  pays  est  tran- 
quille, les  partis  seuls  sont  à  s'agiter  autour  d'un  héritage  qu'ils  se  dis- 
putent avant  qu'il  soit  ouvert;  mais  en  outre  ce  qu'on  dit  sur  la  nécessité 
de  fixer  les  destinées  du  pays  pourrait  être  vrai,  si  la  monarchie,  le  jour 
où  elle  serait  proclamée,  ne  devait  pas  avoir  contre  elle  les  républicains, 
les  bonapartistes,  les  socialistes,  prêts  à  lui  disputer  sa  victoire,  —  si  la 
république  de  son  côté  n'était  pas  exposée  à  rencontrer  toutes  les  dé- 
fiances, toutes  les  craintes,  tous  les  effaremens,  si  en  un  mot  dans  tout 
cela  il  n'y  avait  pas,  au  lieu  du  définitif  qu'on  poursuit,  la  guerre  civile, 
qui  livrerait  plus  que  jamais  la  France  à  l'étranger. 

Qu'on  y  réfléchisse  bien  :  la  difficulté  n'est  point  dans  la  nature  d'un 
régime  qui  par  lui-même  se  prête  à  tout,  qui  est  naturellement  ce  qu'on 
le  fait;  elle  est  en  nous  tous,  dans  les  passions  qui  s'agitent,  chez  ceux 
qui  sont  chargés  de  nous  représenter,  de  nous  gouverner,  et  dont  l'atti- 
tude n'est  malheureusement  pas  étrangère  aux  incohérences  d'une  situa- 
tion qu'on  laisse  s'amoindrir  et  s'énerver.  Le  mal  vient  de  ce  qu'on  n'a 
peut-être  pas  fait  tout  ce  qu'il  fallait  dès  le  premier  moment  pour  pré- 
ciser les  conditions  de  cet  ordre  provisoire,  pour  définir  les  rapports 
de  l'assemblée  et  du  gouvernement,  pour  dégager  avec  netteté  les  points 
fixes  de  la  politique,  ceux  qu'un  sentiment  commun  de  patriotique  pru- 
dence devait  mettre  en  dehors  de  toute  discussion.  Aujourd'hui  c'est 
une  situation  à  redresser,  à  relever  à  la  hauteur  où  elle  aurait  dû  rester 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toujours,  et  cela  ne  se  peut  évidemment  que  par  un  effort  énergique  de 
l'assemblée  sur  elle-uiême  pour  se  préserver  des  confusions  qui  l'affai- 
blissent, par  la  fermeté  du  gouvernement  dans  la  direction  des  affaires, 
par  la  bonne  volonté  de  tous.  M.  de  Guiraud,  en  interpellant  l'autre 
jour  le  gouvernement  sur  la  retraite  de  M.  Pouyer-Quertier,  a  fait  avec 
une  discrétion  incisive  la  critique  de  tout  ce  qui  se  passe  en  ce  moment, 
et  rien  en  véiité  n'était  plus  facile.  11  n'a  pas  vu  seulement  qu'il  faisait 
la  critique  de  l'assemblée  elle-même  en  accusant  M.  Thiers  de  gouver- 
ner avec  tous  les  partis,  de  ne  pas  aller  planter  son  drapeau  dans  le 
camp  de  la  majorité!  D'abord  comment  veut-on  que  M.  Thiers  gouverne 
autrement  avec  un  régime  dont  l'essence  est  justement  de  n'être  le 
triomphe  d'aucun  parti,  de  n'avoir  d'autre  objet  qu'une  œuvre  de  réor- 
ganisation nationale?  Mais  de  plus  où  est  donc  cette  majorité  dont  on 
parle?  Sans  doute  il  y  a  une  majorité  des  grands  jours  qui  se  retrouve 
dans  les  momens  difficiles  où  tout  doit  plier  devant  une  nécessité  impé- 
rieuse. Ce  qui  manque,  c'est  une  majorité  permanente,  accoutumée  à 
une  action  commune,  ralliée  autour  de  ce  programme  tout  simple,  tout 
tracé  par  les  circonstances,  qui  pourrait  se  résumer  en  un  seul  point,  la 
résolution  inflexib'e  de  maintenir  ce  qui  existe,  d'écarter  toutes  les 
questions  irritantes  et  périlleuses  de  constitution  définitive  tant  qu'un 
fragment  du  territoire  reste  au  pouvoir  de  Tennemi. 

Que  l'assemblée,  avertie  par  le  danger  des  divisions  qui  la  travail- 
lent, forme  en  elle-même  cette  majorité,  que  le  gouvernement,  appuyé 
sur  ce  faisceau  plus  national  que  politique,  se  fortifie,  se  complète  au 
besoin,  donne  une  impulsion  nouvelle  à  la  marche  des  affaires,  c'est  là 
précisément  ce  qu'on  ne  cesse  de  demander.  Il  est  bien  certain  que,  si 
une  majorité  décidée  de  l'assemblée  et  le  gouvernement  's'entendaient 
sur  les  deux  ou  trois  points  essentiels  de  la  politique,  tout  serait  sin- 
gulièrement simplifié.  La  situation  serait  pour  le  moment  assurée,  et 
resterait  à  l'abri  de  ces  oscillations  qui  réveillent  perpétuellement  une 
impression  de  doute  et  d'incertitude.  Les  incidens  qui  pourraient  sur- 
gir à  l'improviste  ne  seraient  que  des  incidens,  et  n'auraient  qu'une  mé- 
diocre importance.  M.  Victor  Lefi^anc  serait  libre  de  présenter  sa  loi  sur 
la  presse,  la  commission  parlementaire  serait  libre  de  modifier  cette 
loi,  personne  n'aurait  l'idée  qu'une  crise  sérieuse  pût  sortir  d'une  di- 
vergence dans  une  semblable  question.  M.  Pouyer-Queriirr  pourrait 
quitter  le  ministère  des  finances,  il  serait  mêvsie  suivi  par  quelques 
autres  de  ses  collègues,  dont  la  retraite  n'affaiblirait  certes  pas  le  gou- 
vernement; ce  ne  serait  pas  une  grosse  affaire.  En  un  mot,  tout  se  ré- 
gulariserait autant  que  possible,  ce  serait  la  subordination  de  tous  les 
intérêts  secondaires  à  l'intérêt  supérieur,  et  M.  Thiers  pourrait  tranquil- 
lement s'occuper  du  grand  objet  de  toutes  les  pensées,  de  cette  libéra- 
tion du  territoire  à  laquelle  nul  ne  songe  plus  que  M.  le  président  de  la 
république.  M.  Victor  Lefranc  a  prononcé  récemment  quelques  mots  qui 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  /|77 

prouvent  qu'en  dehors  de  cette  malheureuse  souscription  nationale, 
qu'on  a  un  peu  durement  découragée,  il  doit  se  préparer  quelque 
combinaison.  La  meilleure  serait  évidemment  celle  qui  associerait  les 
capitaux  étrangers  à  Taffranchissement  de  la  France,  et  qui  hâterait 
notre  libération  en  présentant  des  garanties  que  l'Allemagne  serait  dis- 
posée à  recevoir  dès  ce  moment.  C'est  là  le  problème  à  résoudre  avant 
tout  pour  que  «  la  France  vive,  »  comme  on  le  disait;  on  ne  désespère 
point,  à  ce  qu'il  paraît,  d'y  arriver  d'ici  à  quelques  mois.  Il  faut  conve- 
nir que  devant  ceite  question  toutes  les  autres  questions  s'effacent, 
même  celle  du  procès  d'un  ancien  préfet  et  de  la  retraite  de  M.  Pouyer- 
Quertier  à  la  suite  de  la  déposition  que  l'ancien  ministre  des  finances 
est  allé  faire  devant  la  cour  d'assises  de  Rouen. 

Elle  n'était  pas  cependant  sans  une  certaine  importance,  cette  singu- 
lière affaire  qui  vient  de  se  dérouler  devant  le  jury  normand,  elle  n'était 
pas  sans  une  certaine  signification  dans  l'ordre  des  faits  contemporains. 
L'ancien  préfet  de  l'Eure  sous  l'empire  était  accusé,  on  le  sait,  d'avoir 
détourné  des  fonds  du  département  qu'il  était  chargé  d'administrer, 
d'avoir  prodigué  les  viremens  fantastiques,  les  mémoires  fictifs,  pour  dis- 
simuler certaines  dépenses.  M.  Pouyer-Quertier,  appelé  couime  témoin, 
a  dit  ce  qu'il  a  cru  devoir  dire;  il  a  seulement  un  peu  trop  oublié  peut- 
être  qu'il  était  ministre  des  finances  en  laissant  voir  quelque  complai- 
sance pour  un  système  qui  pouvait  conduire  à  des  procédés  administratifs 
au  moins  étrangns,  à  des  irrégularités  par  trop  choquantes;  il  y  a  eu 
même  un  instant  où  il  a  donné  une  sorte  d'éclat  à  un  dissentiment  entre 
lui  et  ses  collègues  du  cabinet  au  sujet  de  ce  procès.  L'accusé  a  été  ac- 
quitté, le  témoin  a  payé  de  son  portefeuille  non  pas  sa  déposition,  mais 
l'attitude  quelque  peu  hasardée  qu'il  avait  prise  dans  cette  affaire.  Que 
M.  Pouyer-Quertier,  dans  les  explications  qu'il  a  données  devant  l'as- 
semblée, ait  plus  ou  moins  persisté  dans  des  théories  financières  qui 
ont  été  d'ailleurs  supérieurement  réfutées  par  M.  Casimir  Perler,  là  n'est 
point  la  question.  Que  l'ancien  préfet  de  l'Eure,  de  son  côté,  ait  été  ac- 
quitté ou  condamné,  ce  n'est  point  là  encore  le  point  principal.  Le  jury 
était  libre  dans  son  jugement,  il  a  renvoyé  absous  l'accusé  qu'il  avait 
devant  lui,  tout  est  dit  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  grave  et  de  curieux,  c'est 
cette  histoire  d'une  administration  préfectorale  sous  l'empire  qui  s'est 
déroulée  pendant  quelques  jours  devant  la  cour  d'assises  de  Rouen. 

Ainsi  voilà  un  aéronaute  à  qui  on  demande  un  mémoire  de  terrassier 
pour  des  travaux  qu'il  n'a  pas  faits  naturellement;  voilà  une  somme  af- 
fectée à  un  asile  d'aliénés  qui  passe  à  l'ameublement  d'une  chambre  à 
coucher;  voilà  un  argent  destiné  à  un  établissement  quelconque,  et  dont 
on  se  sert  pour  les  jardins  de  la  préfecture.  Les  choses  vont  de  cette  fa- 
çon, 11  n'y  a  point  de  crime,  dit-on,  ce  n'est  qu'une  irrégularité  qui  se 
commet  partout,  dont  le  conseil-général  avait  le  secret.  Il  n'est  pas 
moins  vrai  que  l'irrégularité  qui  ne  cache  aujourd'hui  aucune  action 


ii78  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

malhonnête  peut  demain  dissimuler  quelque  détournement  frauduleux, 
quelque  honteux  gaspillage.  Où  est  la  garantie?  où  est  la  possibilité 
d'un  contrôle  efficace?  Lorsque  l'arbitraire  s'est  établi  au  sommet,  il 
descend  jusqu'aux  moindres  degrés  de  l'admniistration.  Ces  viremens 
qu'on  invoque  sont  le  commode  passeport  de  toutes  les  fantaisies.  Et  si 
ces  faits  sont  à  noter,  c'est  qu'ils  jettent  un  jour  singulier  sur  l'admi- 
nistration ou  du  moins  sur  les  procédés  de  certains  administrateurs  de 
l'empire,  c'est  qu'ils  ont  un  sens  politique,  c'est  qu'ils  ne  sont  point 
malheureusement  étrangers  à  tous  nos  désastres.  S'il  y  avait  eu  un 
contrôle  véritable,  sérieux,  il  n'y  aurait  pas  eu  ces  insaisissables  dépla- 
cemens  de  dépenses  qui  ont  appauvri  nos  forteresses,  nos  armemens, 
nos  approvisionnemens,  pour  alimenter  la  ruineuse  et  meurtrière  expé- 
dition du  Mexique.  Voilà  la  triste  moralité  de  cette  affaire. 

Oui,  l'histoire  récente  de  la  France  commence  là,  dans  cette  obscurité 
de  l'arbitraire,  pour  se  dérouler  bientôt  à  travers  les  péripéties  san- 
glantes et  aller  se  perdre  dans  cette  insurrection  du  18  mars,  sur  la- 
quelle une  commission  de  l'assemblée  a  fait  une  enquête  dont  les  résultats 
offrent  le  plus  saisissant  intérêt.  L'histoire  de  l'infortune  française  est 
là  tout  entière,  douloureusement,  tragiquement  écrite  dans  tous  ces 
faits,  dans  toutes  ces  dates  qui  se  succèdent,  dans  tous  ces  détails  et  ces 
témoignages  scrupuleusement  recueillis;  on  peut  la  saisir  dans  ses  ori- 
gines, dans  ses  suites  néfastes.  Assurément  rien  n'est  plus  instructif  que 
cette  enquête  qui  vient  d'être  publiée,  qui  éclaire  la  marche  des  événe- 
mens,  qui  jette  une  lumière  si  étrange  sur  les  choses  et  même  sur  cer- 
tains hommes  qui  n'ont  pas  précisément  un  rôle  des  plus  brillans.  C'est 
tout  un  ensemble  anarchique,  confus,  sinistre,  où  toutes  les  passions 
de  sédition  fermentent  pendant  cinq  mois  de  siège  pour  faire  explosion 
au  dernier  jour  en  présence  de  la  patrie  abattue  et  de  l'ennemi  campé 
autour  des  murs  de  Paris!  Et  qu'on  ne  se  figure  pas  que  les  tristes  hé- 
ros de  cette  fatale  et  lugubre  aventure  ignoraient  ce  qu'ils  faisaient  et 
où  ils  allaient;  ils  le  savaient  très  bien,  témoin  la  curieuse  déposition 
où  l'on  peut  lire  ces  mots  proférés  par  un  de  ces  malheureux  :  a  Si 
nous  sommes  vaincus,  nous  brûlerons  Paris,  et  nous  ferons  de  la  France 
une  seconde  Pologne!  »  Voilà  comment  ils  entendaient  sauver  et  régé- 
nérer la  France  !  Or  dans  tous  ces  événemens  quel  est  le  rôle  de  l'in- 
lernationale?  C'est  une  question  qui  n'est  pas  seulement  étudiée  dans 
l'enquête,  qui  est  en  ce  moment  même  discutée  devant  l'assemblée,  où 
le  gouvernement  a  porté  une  loi  qui  frappe  d'interdiction  et  de  peines 
sévères  l'association  internationale.  On  peut  dire  aujourd'hui,  et  on  l'a 
dit  dans  la  discussion,  que  cette  triste  et  malfaisante  société  a  perdu 
sa  puissance,  qu'elle  n'est  plus  dangereuse,  que  la  frapper  d'une  loi  spé- 
ciale c'est  lui  donner  le  relief  de  la  persécution;  qu'on  dise  ce  qu'on 
voudra,  on  ne  peut  pas  laisser  vivre  une  affiliation  dont  l'existence  est 
un  attentat  permanent,  par  cela  même  qu'elle  menace  la  société  fran- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  479 

çaise  dans  son  unité  morale,  le  pays  dans  son  indépendance  nationale. 
D'autres  et  notamment  le  rapporteur  de  la  commission  de  rassemblée, 
M.  Sacaze,  avaient  commencé  avec  talent  l'instruction  de  ce  procès,  le 
garde  des  sceaux,  M.  Dufaure,  vient  de  l'achever  avec  une  verve  singu- 
lière d'éloquence  et  de  bon  sens.  Ce  n'est  pas  la  loi  qui  interdit  l'eau  et 
le  feu  à  l'Internationale,  c'est  l'Internationale  qui  s'est  placée  d'elle- 
même  hors  de  la  loi  française.  Il  n'y  a  plus  en  vérité  qu'à  constater 
cette  situation.  L'unique  question  est  de  savoir  quel  est  le  meilleur 
moyen  d'assurer  à  la  société  française  une  défense,  aux  ouvriers  eux- 
mêmes  une  sauvegarde  contre  ceux  qui  exploitent  leur  misère  ou  leur 
crédulité  pour  chercher  jusque  dans  le  sang  et  les  ruines  la  satisfaction 
d'une  malsaine  ambition. 

C'est  le  malheur  de  la  France  de  s'être  trouvée  d'un  seul  coup  réduite 
à  toutes  les  extrémités,  atteinte  dans  sa  force  militaire,  dans  sa  sécurité 
intérieure,  dans  son  prestige  et  son  ascendant  de  puissance  européenne. 
Elle  a  eu  tout  à  refaire  à  la  fois,  une  armée,  un  gouvernement,  des 
finances,  une  administration,  une  diplomatie.  Est-il  surprenant  que  de 
si  grands  désastres  ne  se  réparent  pas  en  un  jour,  qu'une  nation  si 
éprouvée,  cette  nation  fùt-elle  la  France,  ne  se  relève  point  instantané- 
ment, qu'elle  se  sente  embarrassée,  enchaînée  dans  son  action?  Non,  ce 
n'est  pas  là  ce  qui  doit  surprendre,  et  il  est  trop  clair  qu'il  y  a  une 
sorte  de  contradiction  douloureuse  entre  le  souvenir  de  ce  qu'on  pou- 
vait autrefois  et  le  sentiment  de  ce  qu'on  peut  aujourd'hui.  L'essentiel 
est  qu'on  se  fasse  des  idées  et  un  système  de  conduite  en  rapport  avec 
les  circonstances,  de  telle  façon  que  notre  pays  puisse  ressaisir  par  de- 
grés le  fil  de  ses  destinées,  retrouver  cette  prospérité  dont  il  a  en  lui- 
même  tous  les  élémens  et  le  rang  qui  lui  est  dû  en  Europe.  C'est  sur- 
tout dans  la  politique  extérieure  l'affaire  de  notre  diplomatie. 

La  grande  et  unique  préoccupation  de  notre  diplomatie  doit  être  évi- 
demment aujourd'hui  de  reprendre  partout,  si  l'on  nous  passe  le  terme, 
une  bonne  position,  de  ne  rien  compromettre,  de  savoir  où  sont  nos 
amis,  01^1  sont  nos  ennemis,  et  surtout  de  renouer  patiemment  tous  ces 
liens  de  traditions,  d'intérêts,  de  civilisation  commune,  qui  unissent  la 
France  aux  nations  qui  l'entourent,  que  les  événemens  ont  pu  mettre  à 
l'épreuve  sans  les  rompre.  Pense-t-on  qu'il  fût  très  opportun  d'engager 
l'action  de  la  France  dans  certaines  questions  avec  l'unique  chance  de 
créer  des  susceptibilités  et  des  froissemens  là  où  il  n'y  aurait,  si  on 
le  voulait,  qu'une  amitié  et  des  affinités  naturelles?  Nous  parlons  ici 
plus  particulièrement  de  l'Italie  et  de  nos  relations  avec  le  cabinet  de 
Rome.  Le  gouvernement,  qui  a  dans  les  mains  tous  les  fils  de  la  poli- 
tique extérieure,  a  sagement  compris  l'intérêt  supérieur  de  la  France; 
il  n'a  pas  voulu  laisser  planer  plus  longtemps  un  nuage  ou  une  équi- 
voque sur  ses  rapports  avec  le  gouvernement  italien,  et  M.  Fournier 
est  décidément  officiellement  ûommé  ministre  de  France  à  Rome.  Ce 


Zi80  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

n'était  plus  une  question,  si  l'on  veut.  Il  n'y  avait,  à  proprement  par- 
ler, aucune  difficulté,  puisque  le  gouvernement  s'était  déjà  prononcé 
en  désignant  M.  de  Goulard  comme  représentant  de  la  France  à  Rome; 
mais  enfin  on  avait  si  bien  fait,  les  commentateurs  de  toute  sorte  s'é- 
taient si  bien  ingéniés  à  tout  embrouiller,  à  tout  obscurcir,  sous  pré- 
texte de  tout  expliquer,  qu'on  ne  savait  plus  à  quoi  s'en  tenir,  qu'il 
finissait  par  en  résulter  une  situation  aussi  embarrassante  pour  le  gou- 
vernement italien  que  pour  le  gouvernement  français.  Aujourd'hui  tout 
cela  est  éclairci,  l'affaire  est  réglée,  et  M.  Fournier  va  définitivement 
partir  pour  Rome.  L'affaire  est-elle  bien  réglée  en  effet  comme  on  pour- 
rait le  croi  e?  Oui  certainement  elle  doit  l'être;  seulement,  comme  tout 
doit  être  singulier  dans  cette  question,  il  se  trouve  qu'au  moment  même 
où  le  gouvernement  envoie  son  représentant  auprès  du  roi  Victor-Em- 
manuel au  Quirinal,  une  commission  de  l'assemblée  croit  devoir  insister 
pour  provoquer  un  débat  parlementaire  sur  des  pétitions  qui  ne  ten- 
draient à  rien  moins  qu'à  réclamer  une  intervention  de  la  France  en  fa- 
veur de  la  souveraineté  temporelle  du  saint-siége.  Ces  pétitions,  on  les 
croyait  ajournées  indéfiniment;  pas  du  tout,  elles  tiennent  au  cœur  de 
M.  Chesnelong  et  de  M.  de  Belcastel,  La  discussion  s'ouvrira  un  de  ces 
jours,  on  redira  ce  qu'on  a  déjà  dit  au  mois  de  juillet  dernier,  on  renou- 
vellera des  protestations  aussi  dangereuses  qu'inutiles.  Il  y  a  de  grands 
politiques  à  Ver.-ailles  qui  trouvent  que  la  France  a  trop  d'amis  dans  le 
monde,  qu'elle  n'a  pas  assez  de  difficultés  sur  les  bras,  et  qui  sont  très 
passionnément,  très  obstinément  occupés  à  préparer  une  manifestation 
dont  l'effet  ne  peut  être  assurément  de  rendre  au  pape  la  puissance  tem- 
porelle qu'il  a  perdue,  mais  qui  pourrait  en  certains  cas  devenir  une 
étrange  manière  de  faciliter  la  mission  de  M.  Fournier  à  Rome. 

Qa'on  recommence,  si  l'on  veut,  une  discussion  qu'on  croyait  avoir 
épuisée  il  y  a  huit  mois;  la  politique  de  la  France  s'attestera  sans  nul 
doute  dans  un  simple  ordre  du  jour  qui  écartera  toutes  les  considérations 
blessantes  pour  l'Italie;  le  gouvernement  y  aidera  de  tous  ses  efforts,  de 
toute  sa  sagesse,  l'assemblée  elle-même  refusera  de  sanctionner  ces  ma- 
nifestations périlleuses  auxquelles  on  voudrait  la  provoquer,  et  il  y  a 
une  raison  souveraine  pour  qu'on  ne  fasse  rien  :  c'est  qu'on  ne  peut  et 
qu'on  ne  doit  rien  faire,  c'est  que  ceux-là  mêmes  qui  défendent  le  plus 
vivement  les  pétitions  n'oseraient  pas  aller  jusqu'au  bout  de  leur  pen- 
sée. Ce  sont  des  esprits  chimériques  qui,  dans  l'illusion  de  leur  fana- 
tisme ou  de  leur  foi ,  ne  se  rendent  même  pas  compte  des  conséquences 
de  ce  qu'ils  proposent.  Que  des  évêques,  que  des  prêtres  se  croient  te- 
nus de  témoigner  en  faveur  du  saint-père,  qu'ils  regrettent  pour  le 
pipe  la  souveraineté  temporelle  perdue,  ils  sont  dans  leur  rôle,  ils 
considèrent  la  question  au  point  de  vue  religieux  et  rien  qu'au  point  de 
vue  religieux.  On  sait  du  moins  qu'ils  sont  liés  par  ce  qu'ils  regardent 
comme  un  devoir  sacerdotal,  et  naturellement  leur  opinion  n'a  pas  un 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  /|81 

poids  décisif  dans  une  grande  question  internationale;  mais  y  a-t-il  un 
politique  assez  aveugle  ou  assez  léger  pour  proposer  à  la  France  un 
système  qui  ne  pourrait  la  conduire  qu'à  une  guerre  inévitable  avec 
l'Italie  ou  à  une  démonstration  puérile?  Avant  de  songer  à  la  souverai- 
neté temporelle  du  pape,  il  nous  est  permis  sans  doute  de  songer  à  la 
France.  —  Mais  non,  disent  ces  grands  politiques,  ce  n'est  pas  la  guerre 
qu'on  demande,  on  se  borne  à  solliciter  une  intervention  diplomatique 
auprès  des  puissances  de  l'Europe. —  Et  sur  quoi  se  fonderait  cette  in- 
tervention? auprès  de  qui  interviendrait-on?  Est-ce  sérieusement  qu'on 
parle  de  s'adresser  à  la  Russie,  à  l'Autriche,  qui  s'est  désintéressée  de 
tout  ce  qui  se  passe  en  Italie,  à  l'Espagne,  qui  a  demandé  un  roi  à  la 
maison  de  Savoie?  Eh  bien!  soit,  qu'on  n'intervienne  pas,  ajoute-t-on, 
qu'on  s'abstienne  du  moins  de  sanctionner  les  événemens  qui  ont  mis 
Rome  au  pouvoir  de  l'Italie  par  l'envoi  d'un  ministre  de  France.  Ignore- 
t-on  qu'entre  des  puissances  qui  se  respectent  c'est  là  unc>  rupture  di- 
plomatique, qu'une  rupture  diplomatique  conduit  bientôt  à  une  rupture 
niorale,  nationale,  et  à  tout  ce  qui  peut  s'ensuivre?  N'y  eût-il  même  que 
cette  discussion  qu'on  veut  provoquer,  et  que  les  députés  catholiques 
qui  s'en  font  les  promoteurs  devraient  avoir  la  prévoyance  d'ajourner 
ou  plutôt  d'abréger,  n'y  eût-il  que  cela,  il  ne  faut  pas  croire  que  ce  soit 
absolument  sans  danger,  car  enfin  on  dira  tout  ce  qu'on  voudra  à  Ver- 
sailles, on  parlera  durement  de  l'Italie,  du  roi  Victor-Emmanuel.  Or  il 
y  a  un  parlement  à  Rome,  on  pourra  répondre  à  ce  qui  aura  été  dit  à 
Versailles,  et  quel  que  soit  le  vote,  fût-il  le  plus  favorable,  il  peut  rester 
des  traces  de  ces  animosités  parlementaires.  On  créera  des  difiicultés 
aux  deux  gouvernemens;  on  entretiendra  autour  d'eux  des  susceptibi- 
lités, lorsqu'on  devrait  comprendre  au  contraire  qu'entre  la  France  et 
l'Italie  il  ne  peut  y  avoir  que  des  raisons  d'amitié  et  d'alliance,  lorsque 
la  meilleure  politique  est  de  multiplier  et  de  fortifier  les  rapports  d'in- 
timité entre  les  deux  pays.  Eh  non!  on  ne  fera  pas  la  guerre  à  l'Italie 
pour  rétablir  le  pape,  c'est  bien  évident;  soit  :  on  n'aura  pas  du  moins 
perdu  son  temps,  on  aura  donné  libre  cours  à  sa  mauvaise  humeur,  et 
on  aura  fait  ce  qu'on  aura  pu  pour  susciter  des  ombrages,  pour  laisser 
croire  que  la  France  garde  toujours  quelque  arrière-pensée  dans  ses 
rapports  avec  la  nation  italienne,  tandis  que  c'est  assurément  le  moin- 
dre des  soucis  de  la  masse  du  peuple  français. 

C'est  une  étrange  manière  de  servir  notre  malheureux  pays.  Et  sait-on 
à  qui  profitent  ces  démonstrations  sans  prévoyance,  sans  portée  réelle, 
mais  non  sans  danger?  A  M.  de  Bismarck,  qui  est  assez  habile  pour  ti- 
rer parti  de  tout,  et  qui  ces  jours  derniers,  dans  la  chambre  des  sei- 
gneurs de  Berlin,  n'a  pas  manqué  de  faire  grand  bruit  de  la  petite  effer- 
vescence catholique  de  Versailles,  en  lui  donnant  une  étendue  et  une 
signification  qui  étonneraient,  si  une  hardiesse  quelconque  pouvait  sur- 
XOME  xcvui.  —  1872,  31 


/i82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prendre  de  la  part  du  prince-chancelier  de  l'empire  allemand.  Sans 
doute  M.  de  Bismarck  avait  son  objectif  personnel  et  direct  dans  cette 
affaire;  il  avait  à  enhver  le  succès  de  sa  loi  sur  l'inspection  des  écoles, 
qui  rencontrait  dans  la  chambre  des  seigneurs  une  assez  vive  opposi- 
tion. 11  avait  convoqué  le  ban  et  l'arrière-ban  de  ses  partisans.  Cela  ne 
suflisait  pas  encore,  à  ce  qu'il  paraît.  Au  moment  voulu,  à  la  dernière 
heure,  il  a  tiré  du  fourreau  une  arme  infaillible.  Il  s'est  trouvé  par  ha- 
sard avoir  découvert  dans  son  courrier  du  matin  un  rapport  qui  venait 
justement  de  lui  être  adressé  par  un  des  diplomates  «  les  plus  expéri- 
mentés et  les  plus  considérés.  »  Et  que  disait  ce  mystérieux  rapport  si 
opportunément  arrivé  à  Berlin  dans  la  valise  de  M.  d'Arnim?  11  assurait 
que  la  France,  à  n'en  pas  douter,  méditait  une  revanche,  qu'elle  atten- 
dait l'effet  des  agitations  religieuses  fomentées  en  Allemagne  sur  un 
mot  d'ordre  venu  de  Rome,  de  Paris,  de  Bruxelles,  de  Genève,  —  qu'elle 
comptait  sur  ces  agitations  pour  <(  paralyser  la  force  et  l'unité  alle- 
mandes, »  prête  à  saisir  l'occasion  propice  et  à  se  lever  au  signal  du 
clergé,  qui  a  inscrit  sur  son  drapeau  :  «  vengeance  contre  l'Allemagne  et 
rétablissement  de  l'hégémonie  française.  »  Cette  révélation,  qui  fait 
honneur  à  la  sagacité  du  diplomate  auteur  du  rapport,  n'a  pas  manqué 
son  effet,  on  le  comprend  :  la  loi  sur  l'inspection  des  écoles  a  été  votée 
à  une  assez  grande  majorité;  mais  M.  de  Bismarck  ne  se  contente  pas 
de  si  peu,  il  est  homme  à  poursuivre  plusieurs  objectifs  à  la  fois,  et, 
puisqu'il  était  en  veine  de  divulgations  intéressantes,  il  a  continué  la 
lecture  du  fameux  rapport,  où  il  est  dit  qu'il  ne  faut  pas  se  faire  illusion, 
qu'avec  la  revanche  contre  l'Allemagne  nous  préparons  «  un  coup  contre 
l'Italie,  »  que  nous  ne  nous  arrêterons  pas  tant  que  nous  n'aurons  pas 
ramené  notre  drapeau  au-delà  des  Alpes  et  rétabli  dans  le  pays  «  la 
domination  papale,  c'est-à-dire  la  domination  française  représentée  par 
le  pape.  »  C'est  notre  dernier  mot!  Allons,  l'armée  que  réorganise 
M.  Thiers  a  de  la  besogne  devant  elle,  la  France  médite  de  l'envoyer  à 
Berlin  et  à  Rome!  Heureusement  M.  de  Bismarck  est  là,  et  il  a  chargé 
sans  doute  le  prince  Frédéric-Charles,  qui  par  hasard,  lui  aussi,  se 
trouvait  à  Rome  en  ce  moment-là,  de  rassurer  le  gouvernement  italien. 
Qu'a  pu  dire  le  prince  Frédéric-Charles  au  roi  Victor-Emmanuel?  Nous 
ne  le  savons  certainement  pas;  ce  qu'il  y  a  de  curieux  tout  au  moins, 
c'est  ce  rapprochement  entre  le  langage  tenu  par  M.  de  Bismarck  à  Ber- 
lin et  le  voyage  du  prince  prussien  à  Rome.  Le  chancelier  de  l'empire 
allemand  a  pensé  que  les  manifestations  intempestives  qui  se  sont  pro- 
duites depuis  quelque  temps  à  Versailles  étaient  pour  lui  la  meilleure 
occasion  d'offrir  son  alliance  à  l'Italie,  de  déployer  ce  spectacle  de  l'in- 
timité des  deux  nations  qui  ont  marché  ensemble  au  combat  en  1866. 
Les  Italiens,  qui  sont  de  fins  et  clairvoyans  pohtiques,  ont  dû  savoir 
beaucoup  de  gré  à  leur  ancien  allié,  mais  assurément  ils  ne  se  sont 
pas  sentis  assez  menacés  pour  accepter  ses  offres.  Quoi  qu'on  en  dise, 


REVUE.    CIinONIQUE.  liSZ 

ce  n'est  pas  le  penchant  des  vrais  patriotes,  des  vrais  libéraux  italiens, 
de  ceux  qui  ont  fondé  et  affermi  l'indépendance,  de  se  tourner  vers  l'Al- 
lemagne. Ils  sentent  au  contraire  toute  la  force  des  liens  qui  unissent 
leur  pays  à  la  France,  et  l'homme  à  l'esprit  élevé  qui  dirige  la  politique 
extérieure  de  l'Italie,  M.  Visconti-Venosta,  ne  se  prêterait  certainement 
pas,  sans  les  plus  graves  motifs,  à  des  combinaisons  dont  nous  pour- 
rions nous  plaindre.  Qui  pourrait  dire  cependant  que  le  travail  obstiné- 
ment poursuivi  par  la  Prusse  au-delà  des  Alpes  ne  finirait  pas  par  avoir 
quelque  succès,  si  on  persistait  à  troubler  nos  relations  avec  l'Italie  par 
un  système  permanent  d'hostilités  et  de  récriminations? 

Voilà  le  service  que  des  esprits  étroits  rendent  à  notre  pays.  Ils  don- 
nent des  armes  à  M.  de  Bismarck,  ils  font  ce  qu'ils  peuvent  pour  déta- 
cher de  nous  une  alliée  naturelle,  pour  décourager  des  hommes  dont  les 
sympathies  ont  touiours  été  et  sont  encore  pour  la  France.  Le  mal  qu'ils 
s'exposent  à  faire  à  notre  pays  n'est  égalé  que  par  cet  autre  mal  que 
font  certaines  polémiques  de  la  presse;  si  depuis  un  an  la  guerre  n'a 
point  éclaté  entre  la  France  et  l'Italie,  ce  n'est  point  la  faute  de  certains 
journaux.  Jamais  il  n'y  eut  un  tel  acharnement  de  faux  bruits  et  d'ex- 
citations. Tantôt  c'est  le  gouvernement  français  qui  réclame  le  rappel 
de  M.  Nigra,  ministre  d'Italie  à  Paris,  tantôt  c'est  le  gouvernement  ita- 
lien qui  va  nous  envoyer  M.  Minghetti  pour  nous  notifier  ses  alliances 
avec  la  Prusse  ou  pour  remplir  on  ne  sait  quelle  mission  mystérieuse.  Un 
autre  jour,  c'est  M.  d'Harcourt  qui  donne  sa  démission  d'ambassadeur  de 
France  auprès  du  saint-siége  en  apprenant  i'envoi  de  M.  Fournier  auprès 
du  roi  Victor-Emmanuel,  Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  tout  cela?  Absolument 
rien.  M.  Nigra  n'a  eu  aucun  démêlé  avec  le  gouvernement  français. 
M,  Minghetti  ne  doit  pas  venir  à  Versailles,  et  il  n'est  nullement,  comme 
on  le  dit,  le  partisan  d'une  alliance  de  son  pays  avec  l'Allemagne. 
M.  d'Harcourt  donnât- il  sa  démission,  et  il  ne  la  donne  pas,  cela  ne 
changerait  rien  à  la  palitique  française  au-delà  des  Alpes.  Le  seul  fait 
vrai  et  permanent,  c'est  la  nécessité  de  la  bonne  intelligence  entre  les 
deux  nations. 

Il  faut  en  prendre  son  parti,  l'Italie  est  désormais  une  puissance  ré- 
gulière, elle  est  sortie  de  la  période  des  épreuves,  et  tandis  qu'elle  se 
développe  paisiblement,  voilà  le  dernier,  le  plus  terrible  de  ses  agita- 
teurs, qui  vient  de  disparaître,  comme  si  son  heure  était  passée,  Maz- 
zini  est  mort  à  Pise,  H  s'était  fait  une  telle  habitude  du  mystère  qu'on 
s'est  demandé  si  ce  n'était  pas  encore  un  moyen  de  dérouter  l'opinion; 
mais  non,  il  est  bien  mort,  puisqu'on  a  fait  son  oraison  funèbre  dans  le 
parlement  italien,  après  l'avoir  très  ré.solûment  condaainé  quand  il  était 
de  ce  monde.  Mazzini  n'était  point  certes  un  homme  vulgaire;  son  mal- 
heur est  d'avoir  été  depuis  quarante  ans  le  plus  acharné,  le  plus  impla- 
cable des  conspirateurs  et  des  sectaires.  Il  a  passé  sa  vie  à  organiser  des 
complots,  et  il  meurt  dans  l'obscurité.  Il  n'avait  plus  rien  à  faire  dans  ce 


hSh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

monde,  il  n'était  même  plus  dangereux  pour  l'Italie.  Il  disparaît,  lais- 
sant le  souvenir  de  l'existence  la  plus  mystérieuse,  la  plus  tourmentée, 
et  un  nom  qui  restera  le  symbole  de  toutes  les  machinations  ténébreuses. 

CH.    DE  MAZADE, 


LE   MEXIQUE  EN   1872, 

Depuis  soixante  ans,  les  républiques  hispano-américaines  offrent  le 
désolant  spectacle  d'une  perpétuelle  et  irrémédiable  anarchie.  Maîtresses 
d'un  vaste  et  riche  territoire,  à  cheval  sur  deux  océans,  elles  n'ont  pas 
su  profiter  de  leurs  ressources  naturelles  pour  arriver  à  un  développe- 
ment normal  et  paisible;  on  dirait  que  le  mélange  du  sang  indien  et  du 
sang  espagnol  a  produit  une  race  indomptable,  rebelle  à  ia  civilisation. 
La  fédération  mexicaine,  par  les  crises  incessantes  qui  l'agitent,  découvre 
périodiquement  à  tous  les  yeux  la  dissolution  progressive  de  cette  so- 
ciété hybride.  Après  le  court  intermède  de  l'intervention  française  et  du 
règne  de  Maximilien,  imposé  comme  une  mesure  coercitive,  on  est  re- 
tombé dans  le  chaos  des  compétitions  présidentielles,  des  guerres  in- 
testines, du  haut  brigandage  et  du  désarroi  financier.  A  l'heure  qu'il 
est,  la  lutte  sévit  plus  furieuse  que  jamais,  et  les  batailles  se  succèdent, 
toujours  l'une  moins  décisive  que  l'autre. 

Au  milieu  de  ces  péripéties,  l'Indien  Benito  Juarez,  le  représentant  du 
parti  démocratique  ou  «  constitutionaliste,  »  n'a  pas  cessé  depuis  1858 
de  porter  le  titre  de  président  de  la  république.  On  se  rappelle  que  la 
constitution  radicale  de  1857  avait  rétabli  au  Mexique  le  régime  fédé- 
ral. Le  président  Comonfort,  homme  modéré,  mais  sans  énergie,  avait 
alors  à  côté  de  lui  Juarez  comme  vice-président;  quand,  après  avoir  vu 
avorter  son  coup  d'état,  il  dut  quitter  le  Mex'que  au  commencement  de 
1858,  Juarez  adressa  au  pays  une  proclamation  par  laquelle  il  déclara 
que,  conformément  à  la  constitution,  il  prenait  en  main  le  pouvoir  exé- 
cutif, tombé  en  déshérence.  Ce  ne  fut  cependant  qu'au  mois  de  janvier 
1861  qu'il  put  entrer  à  Mexico  après  la  défaite  de  son  rival  Miramon,  le 
chef  du  parti  conservateur.  L'intervention  française  ne  fit  que  le  rendre 
plus  populaire  en  le  posant  comme  le  champion  de  l'indépendance  na- 
tionale; pendant  le  règne  de  l'empereur  Maximilien  (de  1864  à  1867),  il 
n'abdiqua  jamais,  et  les  États-Unis  continuèrent  de  le  reconnaître  pour 
le  chef  légitime  de  la  nation.  En  1867,  il  fut  enfin  réélu  pour  quatre 
ans,  malgré  l'opposition  du  général  Gonzalès  Ortega,  président  de  la 
cour  suprême  et  en  cette  qualité  vice-président  de  la  république,  qui 
prétendait  succéder  de  droit  à  Juarez,  comme  ce  dernier  avait  succédé 
à  Comonfort  en  1858.  Il  se  débarrassa  d'Ortega  en  le  faisant  arrêter. 
Kelâché  au  bout  d'un  an,  Ortega  se  contenta  de  publier  un  manifeste, 
oia,  tout  en  réservant  ses  droits,  il  répudiait  les  offres  que  lui  faisait  le 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  485 

parti  révolutionnaire.  Au  printemps  de  1871,  quand  M.  Juarez,  après 
l'expiration  de  ses  pouvoirs,  s'est  présenté  de  nouveau  à  ses  électeurs, 
il  a  eu  pour  compétiteurs  le  général  Porfirio  Diaz  et  don  Sébastien  Lerdo 
de  Tejada,  président  de  la  cour  suprême.  On  se  rappelle  sans  doute  que 
Porfirio  Diaz  était  le  chef  qui  commandait  les  troupes  mexicaines  de- 
vant Puebla.  Depuis  la  chute  de  l'empire,  il  vivait  retiré  dans  ses  terres, 
situées  dans  l'état  d'Oajaca,  mais  il  jouissait  d'une  grande  popularité, 
et  son  frère  Félix,  gouverneur  d'Oajaca,  travaillait  sous  main  à  lui  pré- 
parer les  voies.  Lerdo  avait  été  pendant  huit  ans  le  bras  droit  de  Juarez 
comme  chef  du  ministère.  On  s'attendait  bien  aussi  à  voir  sortir  M,  Or- 
tega  de  sa  retraite;  au  lieu  de  cela,  il  a  publié  un  appel  patriotique  aux 
électeurs  où  il  les  conjurait  de  porter  leurs  votes  sur  M.  Juarez. 

Dans  le  congrès,  les  «  porfiristes  »  et  les  «  lerdistes  »  s'efforcèrent  de- 
puis lors  d'entraver  en  toute  occasion  l'action  du  président,  qui  ne  né- 
gligeait rien  pour  assurer  sa  réélection.  Ils  ne  purent  tout  fois  empêcher 
l'adoption  de  plusieurs  modifications  importantes  de  la  loi  électorale, 
parmi  lesquelles  il  suffît  de  citer  la  suivante  :  à  l'avenir,  le  congrès  ne 
doit  plus  intervenir  par  son  vote  dans  l'élection  présidentielle  que  si  au- 
cun des  candidats  n'a  pu  réunir  la  majorité  absolue  des  suffrages.  En 
attendant,  les  agens  de  Diaz  et  de  Lerdo  battaient  le  pays  pour  tra- 
vailler les  esprits.  Sur  ces  entrefaites,  le  congrès  sanctionna  les  élec- 
tions entachées  de  fraude  par  lesquelles  venait  d'être  constituée  la 
municipalité  de  Mexico;  Juarez  n'hésita  pas  à  la  dissoudre,  et  le  gou- 
verneur Bustamante  rétablit  alors  V ayuntamiento  de  1870.  Le  congrès, 
qui  s'était  ajourné  le  30  mai,  avait  laissé  en  sa  place  la  commission  per- 
manente, laquelle  s'empressa  de  protester  contre  la  dissolution  du  corps 
municipal.  Le  25  juin  eurent  lieu  les  élections  au  premier  degré,  puis  le 
11  juilletles  élections  définitives  des  nouveaux  députés  et  du  président. 
Sur  227  membres  du  congrès,  67  seulement  ont  été  réélus.  Juarez  a  eu 
5,837  voix,  Lerdo  2,874  et  Diaz  3,555.  Aucun  candidat  n'ayant  réuni  la 
majorité  absolue  des  votes,  le  congrès  devait  décider  de  l'élection.  Un 
moment,  les  lerdistes  avaient  espéré  rompre  le  dé  de  la  manière  sui- 
vante. Par  une  abstention  en  masse,  ils  auraient  empêché  le  congrès  de 
se  constituer  et  de  voter  sur  l'élection  présidentielle;  puis  le  terme  légal 
de  la  proclamation  du  président  une  fois  dépassé,  l'élection  était  annu- 
lée de  fait  et  don  Sébastien  succédait  alors  à  M.  Juarez  en  sa  qualité 
de  vice- président  élu  en  1867.  Cette  manœuvre  un  peu  naïve  fut  dé- 
jouée sans  trop  de  peine.  Dès  lors,  les  porfiiristes  se  flattaient  d'obtenir 
la  résignation  des  lerdistes  en  faveur  du  généial  Diaz.  Toutefois,  pré- 
voyant la  possibilité  d'un  échec  et  peu  disposés  à  le  subir,  ils  s'ap- 
prêtaient à  lever  l'étendard  de  la  révolte.  Diaz  avait  sous  la  main 
5,000  hommes  recrutés  par  son  frère  Félix.  Le  généraLQuiroga,  un  an- 
cien impérialiste,  réunissait  des  troupes  à  Laredo  et  se  tenait  prêt  à 
envahir  Nuevo-Leon;  Martinez,  Toledo,  Marquez,  Negrete,  un  aventu- 


h86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rier  de  la  pire  espèce,  qui  depuis  quatre  ans  n'a  fait  qu'ourdir  dos  con- 
spirations, le  vieux  Lozada,  gouverneur  de  Tepic,  un  ancien  chef  de  bri- 
gands que  M.  Juarez  croyait  avoir  gagné  à  sa  cause  en  le  confirmant  dans 
ses  pouvoirs  usurpés,  tous  ces  flibustiers  ne  demandaient  pas  mieux  que 
de  faire  cause  commune  avec  les  rebelles  et  de  pêcher  en  eau  trouble. 
Au  Mexique,  la  guerre  civile  n'est  le  plus  souvent  qu'un  prétexte  pour 
piller  les  caisses  publiques,  arrêter  les  diligences,  fusiller  les  gens  qu'on 
n'aime  pas,  enfin  pour  assouvir  toutes  les  passions  qui  ne  trouvent  pas 
leur  compte  dans  un  ordre  de  choses  régulier. 

Le  congrès  devait  s'ouvrir  au  mois  de  septembre.  Les  trois  candidats 
réunissaient  des  sommes  considérables  pour  acheter  les  votes.  M.  Jua- 
rez protestait  contre  les  votes  de  plusieurs  états  dont  les  gouverneurs 
lui  étaient  notoirement  hostiles  et  avaient  pe<^é  sur  les  élections;  de  son 
côté,  la  commission  permanente,  composée  en  majorité  de  lerdistes, 
protestait  contre  les  irrégularités  commises  dans  le  district  fédéral  de 
Mexico  et  dans  d'autres  états,  accusant  le  président  d'avoir  intimidé  le 
suffrage  et  d'avoir  employé  l'argpnt  du  trésor  à  «  chauffer  »  son  élection. 

Vers  la  fin  de  septembre,  le  congrès,  après  avoir  dûment  vérifié  les 
votes,  confirma  les  pouvoirs  de  M.  Juarez,  Ce  fut  le  signal  de  la  révolu- 
tion. Tout  d'abord  le  général  Parras  se  leva  dans  Sinaloa;  il  s'était  trop 
hâté,  et  l'émeute  fut  facilement  écrasée  par  le  gouverneur.  Ensuite 
vint  le  tour  de  la  garnison  d'Ayolla,  place  située  à  25  kilomètres  de 
Mexico,  dont  la  tentative  n'eut  pas  plus  de  succès.  Le  l'^'"  octobre,  dans 
l'après-midi,  la  révolte  éclatait  à  Mexico  même.  Les  400  gendarmes  qui 
gardaient  la  prison  de  la  ville  (acordada)  se  mutinèrent  sous  la  conduite 
du  major  Almendarès,  s'emparèrent  de  la  citadelle  et  s'y  barricadèrent 
avec  l'assistance  de  800  prisonniers  qu'ils  avaient  mis  en  liberté.  C'était 
un  dimanche;  le  ministre  de  la  guerre,  M.  Mejia,  se  trouvait  à  la  campagne, 
et  M.  Juarez  fut  obligé  de  donner  lui-même  les  ordres  nécessaires.  Le 
gouverneur  Castro  ne  tarda  pas  à  reprendre  \' acordada  ;  cependant  on 
vint  l'avertir  que  le  général  Rivero  était  aux  portes  de  la  ville  avec  un 
corps  d'insurgés  :  il  se  porta  immédiatement  à  sa  rencontre  et  réussit  à 
le  repousser,  mais  il  fut  tué  dans  l'action.  Vers  minuit,  le  général  Ro- 
cha  avait  réuni  assez  de  troupes  pour  monter  à  l'assaut  de  la  citadelle, 
qui  fut  reprise  après  un  combat  sanglant;  il  y  perdit  500  hommes,  et 
avant  dix  heures  du  matin  on  avait  passé  par  les  armes  plus  de  250  in- 
surgés, notamment  tous  les  officiers  et  sergens.  Les  chefs  de  l'insurrec- 
tion, les  généraux  Negrete,  Toledo,  Echevarria,  avaient  pu  s'échapper. 
Le  gros  des  troupes  présentes  à  • 'exico  n'avait  pas  bronché;  autrement 
les  prisonniers  délivrés  auraient  pu  faire  beaucoup  de  mal  aux  habitans. 

Tandis  que  la  révolution  était  ainsi  réprimée  à  Mexico,  elle  triomphait 
dans  les  états  du  nuord.  Pedro  Martinez  avait  rassemblé  sur  les  frontières 
de  San-Luis  une  bande  de  socialistes  du  cru,  lesquels  lançaient  des  pro- 
clamations incendiaires  modelées  sur  celles  de  la  commune  de  Paris.  Un 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  llS7 

article  de  leur  programme  concerne  le  mariage;  ils  demandent  qu'à 
l'avenir  les  femmes  soient  libres  de  quitter  leurs  maris,  si  cela  leur 
convient.  Les  rebelles  coupaient  les  télégraphes,  attaquaient  les  convois, 
brûlaient  des  villages,  faisaient  main  basse  sur  les  caisses  publiques  qui, 
par  hasard,  renfermaient  de  l'argent,  et  rançonnaient  sans  distinction 
leurs  nationaux  comme  les  étrangers.  A  Monterey,  le  général  Trevino  fit 
arrêter  les  fonctionnaires  fédéraux  et  leva  une  contribution  de  50,000  pe- 
sos. Le  consul  américain,  qui  était  inscrit  sur  la  liste  pour  1,500  pesos 
(7,500  francs),  refusa  d'abord  d'obéir  et  arbora  le  drapeau  étoile  de 
l'Union;  mais  on  lui  donna  dix  jours  pour  payer  ou  pour  aller  en  prison, 
et  il  s'exécuta.  Après  avoir  équipé  à  Monterey  un  petit  corps  d'un  millier 
d'hommes,  le  gouverneur  de  Nuevo-Leon  se  mit  en  marche  pour  atta- 
quer Saltillo,  que  défendait  le  gouverneur  juariste  Cepeda,  pendant  que 
Martinez  y  arrivait  par  une  autre  route.  La  défection  de  Trevino  don- 
nait au  mouvement  insurrectionnel  un  caractère  de  gravité,  car  ce  gé- 
néral jouit  d'une  grande  considération;  il  avait  soutenu  plus  d'une  fois 
la  cause  de  Juarez,  qui  le  comptait  au  nombre  de  ses  amis;  encore  en 
1870 ,  il  s'était  battu  contre  le  même  Martinez  avec  lequel  il  faisait 
maintenant  cause  commune.  Pour  expliquer  sa  détermination  subite,  on 
supposait  qu'il  avait  dû  conclure  avec  Diaz  un  traité  secret  où  il  s'était 
réservé  une  position  au  moins  équivalente  à  celle  qu'il  occupait  jusqu'à 
présent.  En  se  prononçant  pour  Diaz,  il  se  séparait  d'ailleurs  de  la  légis- 
lature de  Nuevo-Leon,  qui  restait  fidèle  à  M.  Juarez. 

Après  quelques  escarmouches  heureuses  contre  des  troupes  fédérales 
envoyées  au  secours  de  Saltillo,  Trevino,  Quiroga  et  Martinez  réussirent 
à  bloquer  complètement  la  place.  Le  28  novembre,  les  assiégeans  péné- 
trèrent dans  la  ville,  que  les  fédéraux  leur  disputèrent  pied  à  pied  :  le 
5  décembre  au  soir,  la  citadelle  capitulait  à  son  tour;  la  garnison,  de 
1,600  hommes,  obtint  de  se  retirer  apr^s  avoir  déposé  les  armes.  De 
Saltillo,  Trevino  se  dirigeait  sur  San-Luis  Potosi ,  lorsqu'il  apprit  que 
San-Luis  et  Guanajato,  qui  jusque-là  semblaient  dévoués  à  la  cause  de 
Porfirio  Diaz,  venaient  de  se  prononcer  pour  Lerdo.  En  revanche,  le  parti 
porfiriste  gagnait  du  terrain  dans  les  états  du  sud.  Diaz  lui-même,  qui 
d'abord  s'était  tenu  sur  la  réserve  en  déclarant  qu'il  se  soumettrait  au 
vote  du  congrès,  avait  pris  les  armes.  11  arborait  le  drapeau  de  la  con- 
stitution de  1857,  mais  en  apportant  à  la  loi  électorale  des  modifications 
qui  trahissaient  des  tendances  réactionnaires,  et  que  la  presse  juariste 
exploitait  habilement  contre  lui. 

M.  Juarez  ne  pouvait  se  faire  illusion  sur  la  gravité  du  mouvement 
insurrectionnel.  Il  s'était  empressé  de  mettre  en  campagne  toutes  les 
troupes  disponibles,  environ  14,000  hommes,  sous  les  généraux  Alatorre, 
Rocha,  Escobedo,  Cortina;  mais  les  caisses  de  l'état  étaient  vides  comme  à 
l'ordinaire,  et  les  opérations  sont  difficiles, dans  un  pays  aussi  vaste  et  aussi 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peu  habité.  Néanmoins  on  ne  doutait  pas  un  seul  instant  à  Mexico  du 
triomphe  des  armes  fédérales.  La  destruction  des  fils  télégraphiques 
et  l'insécurité  des  routes  empêchèrent  la  capitale  de  connaître  au  jour 
le  jour  la  marche  des  événemens;  les  bruits  les  plus  contradictoires  cir- 
culaient à  chaque  moment  sur  les  progrès  de  l'insurrection.  Les  uns 
disaient  que  l'armée  d'Alatorre  fondait  à  vue  d'oeil  par  suite  des  nom- 
breuses désertions,  les  autres  soutenaient  que  Diaz  avait  été  abandonné 
de  ses  partisans  et  qu'il  ne  tarderait  pas  à  être  pris.  En  attendant, 
Aguas-Calientes,  Durango,  Zacatecas,  Coahuila,  Puebla,  Vera-Cruz,  pas- 
saient dans  le  camp  porfiriste.  La  garnison  de  Mazatlan  (Sinaloa)  avait 
fait  son  ■pronunciamienio  le  17  novembre,  en  proclamant  comme  gou- 
verneur provisoire  un  négociant  de  la  ville,  auquel  succédèrent  trois 
autres  gouverneurs  jusqu'à  l'arrivée  du  général  Marquez,  qui  prit  défini- 
tivement possession  du  pouvoir.  A  Guaymas,  le  colonel  Jésus  Leyva  s'é- 
tait emparé  de  la  place,  avait  vidé  les  caisses  publiques  et  levé  de  fortes 
contributions,  après  quoi  il  était  parti  avec  une  bande  de  300  hommes 
pour  mettre  la  main  sur  les  mines  d'Alamos,  dont  la  garnison,  forte 
de  400  hommes,  s'enfuit  à  l'approche  des  insurgés.  Ceppndant  le  gou- 
verneur de  Sonora  eut  vent  de  cette  expédition;  il  se  porta  à  la  ren- 
contre de  Lejva,  le  battit,  et  le  fit  fusiller  avec  dix-huit  officiers. 

Une  autre  complication  surgissait  dans  la  Basse-Californie.  Du  temps 
de  Maximilien,  M.  Romero,  l'agent  du  Mexique  à  Washington,  avait  vendu 
à  une  compagnie  américaine,  moyennant  1,500,000  francs,  tous  les  ter- 
rains de  la  péninsule  qui  appartenaient  à  l'état.  La  compagnie  s'était 
empressée  d'y  envoyer  quelques  centaines  de  colons,  qui  avaient  fondé 
une  ville  dans  la  baie  de  la  Madeleine,  avaient  foré  des  puits  artésiens 
pour  amener  de  l'eau  dans  ces  déserts  de  sable,  avaient  découvert  des 
mines  de  cuivre,  et  s'étaient  créé  un  article  d'exportation  par  la  ré- 
colte de  l'orseille,  que  l'on  trouve  ici  sur  les  roches  nues  en  plus  grande 
abondance  que  nulle  part  ailleurs.  Les  steamers  de  la  malle  du  Pacifique 
transportent  les  récoltes  à  Panama,  d'où  elles  sont  expédiées  à  New- 
York.  Malgré  ces  ressources  variées,  la  colonie  ne  prospérait  pas.  Le  sa- 
laire des  ouvriers  était  peu  élevé,  et  les  160  acres  que  la  compagnie 
offrait  à  chaque  seltler  nouveau  perdaient  leur  attrait  lorsqu'on  voyait 
qu'elle  n'avait  pas  les  moyens  d'aider  les  colons  à  s'y  établir.  Beaucoup 
de  ces  colons  quittèrent  donc  la  ville  naissante  pour  aller  soit  à  San- 
Francisco,  soit  à  La  Paz,  où  ils  sont  à  la  charge  des  autorités  locales.  La 
compagnie  alors  voulut  rejeter  la  responsabilité  de  s  n  échec  sur  le 
gouvernement  mexicain,  l'accusant  d'avoir  entravé  l'immigration  et  d'a- 
voir excité  les  indigènes  contre  la  colonie.  De  son  côté,  le  gouvernement 
commençiit  à  comprendre  le  danger  qu'il  y  avait  à  laisser  s'éiablir  au 
cœur  de  la  Basse-Californie,  connue  autrefois  au  Texas,  un  nombre  con- 
sidérable d'Américains,  et  il  songeait  à  faire  annuler  le  contrat  de  ces- 


REVUE.    CHRONIQUE.  489 

sion,  en  dédommageant  la  compagnie  par  des  terrains  situés  sur  la  fron- 
tière du  nord.  L'insurrection  est  venue  à  point  pour  trancher  le  différend. 
Le  gouverneur  Davalos,  de  connivence  avec  la  maison  Cobos,  qui  fait  le 
commerce  de  l'orseille,  a  dispersé  les  colons.  Le  consul  américain, 
M.  Dekay,  a  été  forcé  de  s'embarquer,  avec  son  personnel  et  avec  les 
autorités  fédérales,  à  bord  d'un  cabotier  qui  les  a  transportés  à  San- 
Diego.  11  paraît  d'ailleurs  que  la  compagnie  s'était  mise  dans  son  tort 
en  aliénant  sans  autorisation  une  partie  considérable  de  ses  territoires, 
et  en  important  directement  des  produits  qui  auraient  dû  acquitter  des 
droits  de  douane  au  port  de  La  Paz.  On  croyait  que  cet  incident  amè- 
nerait une  intervention  des  États-Unis,  intervention  que  M.  Juarez  au- 
rait lui-même,  dit-on,  sollicitée,  mais  le  gouvernement  de  l'Union 
paraît  peu  disposé  à  se  mêler  des  querelles  de  ménage  de  ses  voisins. 
L'argent  se  faisant  de  plus  en  plus  rare  dans  les  caisses  du  Mexique, 
M.  Juarez  ne  pourrait  offrir,  comme  prix  du  secours  que  lui  acccorderait 
M.  Grant,  qu'une  cession  de  territoire,  et  il  est  peu  probable  qu'un  pareil 
marché  fût  ratifié  par  le  congrès. 

Le  1'"''  janvier,  une  proclamation  du  ministre  de  la  guerre  annonçait 
que  le  général  Rocha  venait  de  battre  Porfirio  Diaz  dans  deux  rencontres 
importantes;  à  Mexico,  les  cloches  sonnaient  à  toute  volée,  la  ville  était 
pavoisée,  la  garnison  défilait  dans  les  rues  musique  en  tète.  Quelques 
jours  après,  Alatorre  s'emparaît  d'Oajaca,  Félix  Diaz  tombait  assassiné, 
comme  on  suppose,  et  le  Journal  officiel  de  Mexico  publiait  un  appel  au 
patriotisme  de  Porfirio  Diaz,  dont  il  reconnaissait  les  mérites  personnels. 
Dans  le  nord,  le  général  juariste  Corlina  tenait  toujours  en  échec  Qui- 
roga,  qui  avait  des  forces  supérieures;  on  se  battait  périodiquement  dans 
les  environs  de  Matamoros  et  de  Camargo.  Vers  le  9  février  au  contraire, 
on  annonçait  que  les  fédéraux  sous  le  général  Neri  venaient  de  perdre 
une  bataille  contre  les  rebelles  commandés  par  Guerra,  entre  Zacatecas' 
et  San-Luis  Potosi;  puis  Marquez  remportait  un  succès  signalé  dans  Si- 
naloa  sur  le  gouverneur  juariste.  Un  moment,  la  cause  de  Juarez  sem- 
blait très  compromise.  Les  rebelles  étaient  au  nombre  de  30,000  hommes. 
On  parlait  d'invoquer  le  protectorat  américain.  Un  fort  parti  proposait 
de  détacher  du  Mexique  les  états  de  Chiapas,  Tabasco,  Oajaca,  Tehuan- 
tepec,  pour  les  réunir  au  Guatemala,  dont  les  frontières  touchent  aux 
frontières  mexicaines,  et  qui,  soit  dit  en  passant,  vient  de  s'affranchir  de 
la  domination  des  jésuites  en  les  expulsant  du  pays  en  même  temps  que 
•'archevêque  de  l'Amérique  centrale,  don  Bernardo  Pinol.  Les  dernières 
nouvelles  que  l'on  a  du  Mexique  affirmaient  cependant  que  Porfirio  Diaz 
était  mort  d'une  dyssenterie,  le  12  février,  dans  les  montagnes  de  Que- 
retaro,  que  ses  partisans  avaient  passé  en  partie  dans  le  camp  lerdiste, 
que  les  généraux  juaristes  Rocha  et  Corella  tenaient  tête  à  Trevifio,  Guerra 
et  Martinez  devant  San-Luis  Potosi,  où  se  concentrait  l'action.  Ces  nou- 
velles concordent  mal  avec  les  bruits  qui  représentent  la  cause  de  Jua- 


Il90  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rez  comme  à  peu  près  perdue,  quoique  une  dépêche  du  28  février  an- 
nonce que  les  rel)elles  ont  emporté  San-Luis. 

On  ne  peut  nier  que  le  gouvernement  libéral  de  Juarez  a  donné  quel' 
ques  bons  résultats.  Malgré  l'impuissance  des  ressources,  il  a  beaucoup 
fait  pour  les  écoles,  il  a  poussé  avec  énergie  les  travaux  publics  :  canaux, 
chemins  de  fer,  télégraphes,  ont  été  construits  à  grands  frais.  Le  télé- 
graphe qui  devait  relier  Mexico  à  la  première  station  des  États-Unis  était 
achevé  à  la  fin  de  l'année  dernière,  et  on  préparait  l'immersion  d'un  câble 
électrique  entre  le  Yucatan  et  l'île  de  Cuba.  La  liberté  religieuse  n'est 
plus  au  Mexique  un  vain  mot  :  les  protestans  sont  admis  à  célébrer  leur 
culte  dans  les  églises  qui  leur  ont  été  concédées  dans  toutes  les  grandes 
villes.  D'an  autre  côté,  on  se  plaignait,  il  est  vrai,  des  allures  despo- 
tiques de  Juarez,  et  on  lui  reprochait  des  dilapidations  par  lesquelles  des 
fonds  publics  allaient  dans  les  poches  de  ses  séides.  Les  hommes  du 
gouvernement  exploitaient  leurs  positions  avec  un  sans-gêne  trop  cava- 
lier. Escobedo  achetait  à  des  taux  fictifs  des  biens  d'impérialistes  con- 
fisqués et  vendus  aux  enchères;  Romero,  comme  ministre  des  finances, 
avait  acquis,  disait-on,  à  vil  prix  des  biens  d'église  sécularisés.  Ces  fa- 
cilités faisaient  envie  à  ceux  qui  n'étaient  pas,admis  au  partage.  «  Ote- 
toi  de  là  que  je  m'y  mette,  »  c'est  le  mot  d'ordre  de  cette  société  perdue 
d'égoïsme  et  habituée  aux  bouleversemens. 

Depuis  la  chute  de  Maximilien,  l'Allemagne  seule  avait  renoué  ses  re- 
lations diplomatiques  avec  la  république  mexicaine;  l'Espagne  l'a  suivie 
dans  cette  voie  tout  récemment.  L'Angleterre  et  la  France  ne  sont  tou- 
jours pas  représentées  à  Mexico.  On  sait  que  Juarez  a  répudié  toutes 
les  dettes  de  l'empire,  les  emprunts,  les  réclamations  françaises,  et  que, 
tout  en  reconnaissant  ce  qui  était  dû  aux  créanciers  anglais,  il  n'a  pres- 
que rien  fait  pour  les  désintéresser.  Néanmoins  le  pays  ruiné  par  la 
guerre  fournissait  à  peine  des  revenus  suffisans  pour  entretenir  les 
rouages  administratifs.  Cette  détresse  persistante  du  trésor  empêche  le 
gouvernement  de  réduire  les  impôts  qui  écrasent  l'industrie,  et  de  ré- 
former le  système  excessivement  vexatoire  des  douanes.  On  est  obligé 
de  faire  flèche  de  tout  bois,  per  fas  et  nefas.  Lorsqu'au  mois  de  juin  der- 
nier le  général  Rocha  était  parvenu  à  dompter  définitivement  la  sédi- 
tion de  Tampico,  le  ministre  des  finances  exigea  des  commerçans  l'ac- 
quittement de  tous  les  droits  que  les  rebelles  avaient  déjà  perçus  une 
première  fois  pendant  qu'ils  étaient  maîtres  de  la  place.  Ces  droits  sont 
pourtant  le  prix  de  la  protection  que  l'état  s'engage  à  fournir  à  tout  ci- 
toyen. Le  premier  soin  des  chefs  d'une  insurrection  est  toujours  de  con- 
fisquer le  numéraire  qui  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  cacher,  de  mettre 
l'embargo  sur  les  navires  dans  les  ports,  de  s'assurer  en  un  mot  le  nerf 
de  la  guerre.  Aussi,  dans  ce  pays,  le  crédit  n'existe  pas. 

On  a  essayé  de  créer  à  Mexico  une  banque  nationale,  qui  eût  pu  faire 
des  avances  à  l'état  et  commanditer  des  entreprises  industrielles;  mais 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  491 

personne  ne  veut  accepter  du  papier  de  la  république.  Les  capitaux 
étrangers  n'osent  pas  se  montrer;  où  trouver  de  la  protection  (1)?  On 
sait  qu'en  cas  de  litige  il  faut  souvent  commencer  par  acheter  les  juges, 
qui  appartiennent  au  plus  offrant.  On  spécule  sur  ces  juges;  à  Mexico, 
il  y  a  des  individus  qui  font  métier  d'acheter  des  procès  désespérés, 
qu'ils  se  chargent  de  gagner,  eux.  Une  caisse  d'épargne,  la  première,  a 
été  fondée  après  bien  des  hésitations;  elle  végète  péniblement,  car,  pour 
un  Mexicain,  confier  son  argent  à  un  établissement  public,  c'est  lui  dire 
adieu;  il  préfère  l'enfouir,  le  perdre  au  jeu,  le  manger.  Il  est  d'ailleurs 
difficile  de  trouver  un  bon  placement  pour  les  sommes  déposées  ;  d'in- 
terminables formalités  et  un  droit  de  timbre  exorbitant  dégoûtent  le 
public  des  hypothèques.  Périodiquement  on  agite  la  question  d'un  em- 
prunt à  négocier  avec  les  États-Unis  pour  ranimer  un  peu  les  affaires  et 
pour  activer  les  travaux  publics  commencés;  mais  les  États-Unis  ne  se 
sépareront  pas  de  leurs  dollars  sans  un  bon  gage  territorial,  et,  si  on 
leur  donne  un  doigt,  ils  pourraient  bien  prendre  la  main.  Qui  sait  d'ail- 
leurs si  les  événemens  qui  s'accomplissent  en  ce  moment  ne  forceront 
pas  le  Mexique  de  se  mettre  à  la  remorque  de  son  puissant  voisin? 


THÉÂTRE-FRANÇAIS. 

L'AUTRE  MOTIF,  comédie  en  un  acte,  en  prose,  de  M.  Éd.  Paillkron. 
Reprise  de  TURC  A  RE  T. 

Pourquoi  dit-on  que,  dans  les  relations  des  deux  sexes,  les  hommes 
prennent  toujours,  et  sans  se  croire  obligés  à  réfléchir,  l'initiative?  Il  y 
a  des  cas  où  ils  font  preuve  d'une  assez  grande  prudence,  et,  bien  que 
nous  n'ayons  pas  de  coutumes  ou  de  tribunaux  qui  leur  imposent  cette 
conduite,  on  les  voit  assez  communément  et  de  fort  bonne  heure  faire 
briller  en  eux  cette  sagesse  britannique.  Il  en  est  qui  la  portent  jusqu'à 
l'excès  de  la  bonne  opinion  sur  eux-mêmes;  ils  craignent  si  fort  de 
compromettre  une  jeune  femme  à  marier,  qui  souvent  ne  pense  pas  à 
eux,  qu'on  est  obhgé  de  voir  dans  cette  pruderie  masculine  une  crainte 
comique  de  hasarder  leur  précieuse  personne.  Que  sera-ce  donc  si  l'on 
ajoute  à  tous  ces  circonspects  ceux  qui,  poussés  par  un  motif  autre  que 
le  bon,  et  engagés  dans  la  voie  d'une  galanterie  où  nul  péril  ne  mena- 
çait jusque-là  leur  aimable  célibat,  apprennent  tout  à  coup  l'apparition 
de  l'ennemi,  et  aperçoivent  le  mariage  en  perspective?  La  crainte  de- 

(1)  Au  plus  fort  de  Tinsurrection,  une  dépêche  datée  du  30  janvier,  que  nous  trou- 
vons dans  les  journaux  de  New-York,  renfermait  les  nouvelles  suivantes  :  «  Le  train 
de  Puebla  vient  d'être  attaqué  par  des  brigands  qui  ont  pillé  les  voyageurs  et  leur  ont 
pris  jusqu'à  leurs  vêtemens;  ils  ont  emmené  six  voyageurs  et  maltraité  les  autres. 
—  On  se  propose  d'ouvrir  à  Mexico  une  exposition  internationale.  » 


Zl92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vient  alors  de  la  terreur  panique;  le  sexe  fort,  représenté  par  eux  mé- 
diocrement à  son  avantage,  abandonne  le  champ  de  bataille  et  demande 
son  salut  à  la  fuite  la  plus  précipitée. 

Telle  est  l'idée  sur  laquelle  repose  la  très  jolie  comédie  de  l'Autre 
Motif,  par  M.  Edouard  Pailleron,  et  ces  réflexions  montrent  qu'il  y  a  une 
étoffe  solide  sous  la  situation  plaisante  où  son  esprit  et  sa  gaîté  natu- 
relle se  jouent  à  leur  aise.  M'""  d'Hailly,  jeune  femme  séparée  de  son 
mari,  reçoit  les  hommages  désintéressés  et  repousse  les  autres;  c'est 
une  vertu  positive  et  bien  avisée  qui  arrête  à  temps  les  entreprises 
quand  elles  cesseraient  d'amuser  sa  coquetterie  sans  calcul  et  sans  mé- 
chanceté, elle  n'apprend  qu'à  la  fin  de  l'acte  son  veuvage.  George  de 
Piennes  l'aime  sincèrement  et  ne  peut  croire  qu'elle  ignore  ce  qu'il  sait 
parfaitement,  la  mort  du  mari.  Claire,  sœur  de  George  et  amie  intime 
de  la  jeune  femme,  est  chargée  d'annoncer  à  celle-ci  sa  liberté;  mais 
son  début  naturellement  embarrassé  trompe  M'""  d'Hailly  sur  la  nature 
de  cette  mission,  sur  la  délicatesse  parfaite  de  son  amie,  et  l'empêche 
d'écouter  jusqu'au  bout.  Au  milieu  de  ces  malentendus,  les  spectateurs 
sont  avertis  qu'il  y  a  quelque  chose  que  Claire  n'a  pas  pu  dire,  mais  ils 
l'oublient  pour  suivre  le  courant  de  la  scène  et  rient  volontiers  de  tout 
ce  qui  fait  rire  celte  honnête  et  spirituelle  M'"^  d'Hailly;  ils  rient  de  ce 
brave  George  de  Piennes,  qui  est  traité  comme  le  commun  des  adora- 
teurs. Voilà  un  fond  oi^i  vient  se  dessiner  le  petit  monde  qui  tourne 
d'ordinaire  et  s'agite  autour  d'une  femme  séparée  de  son  mari,  et  en 
même  temps  un  imbroglio  amusant,  noué  avec  habileté,  ménagé  avec 
finesse,  dénoué  d'une  façon  qui  n'était  pas  trop  prévue. 

Sans  doute  M'"'=  d'Hailly  séparée  de  son  indigne  mari,  un  ivrogne, 
aurait  pu  vivre  dans  une  retraite  absolue;  plus  dévouée  qu'une  veuve 
du  Malabar,  elle  se  serait  sacrifiée  du  vivant  de  son  époux.  Que  les 
femmes  capables  de  s'enterrer  vivantes  lui  jettent  donc  la  première 
pierre!  Elle  demeure  un  modèle  aussi  gracieux  qu'irréprochable  pour 
toutes  celles  qui  restent  dans  le  monde  et  s'y  font  respecter.  Les  vic- 
times de  son  innocente  coquetterie  sont  les  gens  les  moins  à  plaindre, 
des  coureurs  d'aventures  qui  se  réservent  par  profession  pour  soulager 
le  poids  de  ces  chaînes  non  brisées  et  d'autant  plus  commodes  pour 
eux,  des  vaniteux  qui  demandent  à  ces  sortes  de  liaisons  la  preuve  très 
équivoque  d'un  amour  librement  offert.  M'"«  d'Hailly  s'amuse  donc  à  bon 
droit  de  l'égoïsme  des  uns  et  de  la  fatuité  des  autres.  Elle  a  trouvé  une 
méthode  qui  garantit  sa  sûreté,  des  procédés  dont  le  détail  réjouit  for 
le  public.  Elle  divise  en  quatre  périodes  la  cour  assidue  qui  lui  est  faite 
par  ces  amoureux  qui  se  ressemblent  tous.  La  première  se  compose  de 
politesse  exquise,  d'attentions  furtives,  de  mots  brillans  ménagés  avec 
sobriété  par  esprit  d'éi)argne  et  de  prévoyance.  De  la  verve  et  de  l'en- 
train, des  projets  d'amitié,  un  gant  ôté,  une  poignée  de  main,  un 
shake-hands  qui  sent  son  gentleman,  composent  la  seconde.  Avec  la  troi- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  h9Z 

sième  arrivent  l'air  pensif,  les  silences,  l'amitié  qui  ne  suffît  plus,  une 
larme  furtive.  Dans  la  quatrième  entrent  en  jeu  les  nerfs,  les  pâleurs  ou 
les  rougeurs,  les  imprécations,  la  fatalité!  Quatre  périodes  renfermant 
l'art  tout  entier  de  ces  petits-maîtres  nouveaux,  quatre  règles  comme 
dans  la  méthode  de  Descaries.  Quand  la  passion  qu'elle  a  vue  naître  et 
grandir  en  est  venue  là,  M""=  d'Hailly  a  recours  à  l'infaillible  moyen,  une 
grande  robe  noire,  et  ces  mots  prononcés  d'un  air  pénétré  :  «  Je  suis 
veuve  !  »  Après  quoi,  le  compte  de  l'amoureux  est  réglé,  car  les  condi- 
tions sont  changées,  la  convention  tacite  est  dénoncée  :  cette  déclara- 
tion met  en  fuite  tous  ceux  qui  venaient  sur  la  foi  des  traités.  Ils  sont 
«  liquidés,  »  suivant  la  plaisante  expression  de  M.  Pailleron. 

N'allez  pas  vous  récrier  contre  ce  spirituel  scepticisme  de  femme  à 
l'endroit  des  grandes  phrases  d'amour  :  il  est  dans  la  nature.  Croyons- 
nous  de  bonne  foi  qu'une  femme  de  bon  sens  et  pas  trop  aveuglée  par 
son  amour-propre  sera  aisément  dupe  de  notre  éloquence  amoureuse? 
Où  jamais  ce  persiflage  fut-il  mieux  placé  que  dans  la  bouche  (notez-le 
bien)  d'une  personne  aussi  vertueuse  que  spirituelle,  et  quand  il  s'agit 
d'amours  faux  et  de  caprices  très  calculés? 

11  est  vrai  que  l'ironie  intarissable  de  M'"**  d'Hailly  répand  toutes  ses 
moqueries  sur  le  pauvre  George  de  Piennes,  qui  l'aime  sérieusement  et 
qui  n'adressait  pas  ses  vœux  à  la  femme  séparée,  à  la  femme  dont  la 
chaîne  est  relâchée  sans  être  rompue.  C'est  précisément  là  ce  qui  pro- 
duit le  comique  de  la  situation.  George  ne  peut  savoir  que  le  sort  du 
défunt  n'est  pas  connu,  que  la  commission  dont  sa  sœur  était  chargée 
n'est  pas  faite.  De  son  côté,  M'"*  d'Hailly  ne  voit  dans  George  qu'un  ado- 
rateur de  plus,  entrant  dans  la  période  agressive  et  orageuse,  celle  de  la 
passion  qui  ne  songe  plus  à  la  retraite  et  qui  brûle  ses  vaisseaux.  Voici 
que  le  malheureux  George,  qui  s'était  discrètement  tenu  dans  les  termes 
de  l'amitié  respectueuse,  n'est  plus  obligé  à  la  même  réserve;  M'"^  d'Hailly 
est  veuve,  il  se  déclare.  La  quatrième  période  commence  pour  lui  sans 
qu'il  s'en  doute.  Est-ce  sa  faute  si  l'amour  vrai  s'exprime  comme  le  faux, 
qui  toujours  singe  l'autre  ?  11  n'aimerait  pas,  s'il  ne  parlait  comme  il  le 
fait;  mais  M'"*  d'Hailly  ne  sait  pas  ce  dont  George  est  informé,  et  elle 
s'amuse  de  ce  qu'elle  prendrait  fort  au  sérieux  dans  le  cas  où  elle  con- 
naîtrait sa  situation.  Plus  elle  rit,  plus  il  se  livre  à  ses  sarcasmes.  La  vi- 
vacité de  la  passion  ne  fait  que  redoubler  la  verve  de  la  plaisanterie  et 
réciproquement;  c'est  là  une  scène  d'excellente  comédie. 

Cependant  le  malentendu  ne  peut  durer  toujours,  et  le  moyen  infail- 
lible de  M°><'  d'Hailly  en  amène  tout  naturellement  la  fin,  u  Je  suis  veuve, 
monsieur!  —  Je  le  sais  bien,  madame.  »  Quoi  donc!  il  ne  prend  pas  la 
fuite?  D'ordinaire,  ce  mot  magique  faisait  une  révolution  complète,  il 
transposait  les  situations,  le  danger  passait  d'un  côté  à  l'autre  de  la  scène 
et  avec  lui  la  terreur.  Rien  de  semblable  ici  :  George  serait  il  différent 
des  autres?  Que  dis-je?  aurait-il  plus  d'effronterie  que  les  autres?  11 


494  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aura  su  par  un  mot,  par  un  signe  de  sa  sœur,  que  la  robe  noire  et  «  je 
suis  veuve  »  ne  sont  qu'un  stratagème,  et  il  persiste,  et  il  avoue  qu'il 
était  au  fait  de  la  petite  comédie.  Ici  le  quiproquo  atteint  aux  propor- 
tions d'une  folle  gaîté,  jusqu'à  ce  que  l'on  voie  apparaître  Claire  avec 
une  lettre  de  faire-part  qui  rétablit  chacun  en  sa  vraie  situation.  La 
veuve  réelle  est  prise  au  piège  que  lui  a  tendu  sans  le  vouloir  la  veuve 
fictive,  à  la  grande  satisfaction  des  sentimens  vrais  et  honnêtes. 

Nous  ne  voulons  pas  quitter  cette  charmante  pièce  sans  relever  un 
détail  infiniment  petit  que  nous  aurions  supprimé,  quoiqu'il  provoque 
le  rire  du  public.  «  Ça  se  corse  »  est  une  manière  de  dire  qui  peut  sur- 
prendre agréablement  dans  la  bouche  d'une  jolie  femme,  mais  qui 
semble  faire  tache  dans  une  comédie  dont  le  langage  est  excellent. 
«  Les  délicats  sont  malheureux,  »  il  faut  les  écouter  pourtant,  car  ils 
finissent  toujours  par  avoir  raison.  M.  Pailleron  a  rencontré  des  talens 
très  distingués  pour  interpréter  sa  comédie.  La  finesse,  le  mordant, 
l'entrain  aussi  joyeux  que  brillant  de  M'""  Arnould-Plessy  ont  emporté 
tous  les  suffrages,  M.  Febvre  la  seconde  admirablement;  M'"^  Ponsin 
joue  son  rôle  de  sœur  et  d'amie  avec  une  rondeur  qui  prépare  à  mer- 
veille le  malentendu.  Cet  heureux  ensemble  promet  la  durée  à  un  suc- 
cès qui  a  été  franc,  légitime,  et  où  l'on  retrouve  avec  l'esprit  du  temps 
un  peu  du  bon  rire  d'autrefois. 

C'est  comme  une  tradition  reçue  de  répéter  que  le  Turcaret  de  Lesage 
est  moins  bien  accueilli  que  dans  le  principe  :  on  l'a  toujours  dit,  et 
toujours  la  pièce  amuse  les  spectateurs  qui  aiment  à  concilier  l'intérêt 
de  leur  plaisir  avec  les  exigences  de  leur  goût.  Le  rire  n'y  éclate  bruyam- 
ment que  dans  les  deux  derniers  actes,  mais  rien  ne  languit  dans  les 
autres;  c'est  une  intarissable  fécondité  de  traits  plaisans,  de  mots  heu- 
reux, d'expressions  neuves,  que  cette  comédie  jette  à  l'auditoire  sans 
effort.  Jamais  Lesage  n'a  mieux  prouvé  à  quel  point  il  possédait  cet  es- 
prit naturel  que  Voltaire  lui  accordait  avec  dédain,  comme  si  c'était  un 
petit  éloge.  Il  faut  pourtant  qu'il  y  ait  une  raison  à  ces  réserves  de  quel- 
ques-uns qui  n'osent  rire  et  applaudir  qu'à  moitié,  dans  la  crainte  où  ils 
sont  de  rire  contre  les  règles  et  de  s'amuser  sans  la  permission  unanime 
de  la  critique. 

Oa  dit  que  le  personnage  de  Turcaret  n'est  plus  de  notre  temps.  Qu'on 
se  donne  au  moins  la  peine  de  chercher  quels  seraient  les  ridicules,  je 
ne  dis  pas  qui  distinguent,  mais  qui  pourraient  distinguer  un  financier 
de  nos  jours!  Donnons-lui  pour  maîtresse  une  femme  échappée  du  grand 
monde  et  qui  n'eu  est  pas  encore  tout  à  fait  exclue;  il  a  certainement 
assez  d'orgueil  et  d'or  pour  prétendre  à  cela.  Si  par  hasard  il  était  ma- 
rié, et  qu'il  fût  d'ailleurs  amant  titulaire,  il  souffrirait  très  patiemment- 
les  délais  d'un  mariage  qui  couvre  d'un  voile  décent  le  commerce  de 
galanterie  auquel  on  s'en  tient  volontiers  de  part  et  d'autre.  Pas  n'est 
besoin  d'ajouter  que  la  dame  de  condition  vraie  ou  prétendue  a  des  fai- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  495 

blesses  plus  tendres  et  qu'elle  se  laisse  gruger  comme  elle  gruge  elle- 
même  son  Crésus  :  le  tout  est  de  ménager  les  bienséances  théâtrales. 
Le  financier  que  nous  supposons  ferait  des  billets  au  porteur  en  bonne 
prose  et  des  billets  d'amour  en  mauvais  vers  qu'il  n'en  serait  que  plus 
ressemblant  à  nos  receveurs-généraux  traducteurs  d'Horace.  Il  est  si  na- 
turel de  délasser  dans  un  quatrain  une  plume  fatiguée  de  signer  des 
bordereaux!  Il  est  indispensable  qu'il  bâtisse  un  hôtel  dont  la  beauté 
fasse  crever  de  dépit  tous  ses  rivaux;  il  faut  qu'il  soit  connaisseur,  qu'il 
ait  une  galerie,  des  concerts  dont  la  cour  et  la  ville  s'entretiennent.  Eh 
bien!  ce  financier  que  nous  croyons  imaginer,  Lesage  l'a  inventé  bien 
avant  nous,  car  c'est  là  sa  comédie  tout  entière.  INe  disons  pas  que  Tur- 
caret  n'est  point  de  notre  temps. 

Mais  Turcaret  est  d'une  sottise  amère!  Pas  si  sot  qu'on  veut  bien  le 
croire  et  surtout  qu'il  plaît  aux  acteurs  de  le  faire.  D'abord  il  est  à  re- 
gretter, à  notre  avis,  qu'on  se  soit  éloigné  de  l'image  qu'on  s'en  faisait 
autrefois.  Trois  vers  de  Voltaire,  dans  sa  comédie  de  la  Prude,  renfer- 
ment le  portrait  fidèle  du  financier  : 

Gros,  court,  basset,  nez  camard,  large  échine, 
Le  dos  en  voûte,  un  teint  jaune  et  tanné, 
Un  sourcil  gris,  un  œil  de  vrai  damné. 

Affublez  ce  personnage  d'une  grosse  perruque  et  d'un  habit  de  couleur 
sombre,  vous  avez  le  financier  complet.  Ne  lui  donnez  pas  un  habit,  des 
dentelles,  qu'il  ne  sait  pas  porter.  Plus  le  Turcaret  qu'on  nous  présente 
est  doré  jusqu'aux  yeux,  plus  il  semblera  lourd,  et  il  faut  avouer  que 
M.  Barré  a  fait  peu  d'efforts  pour  échapper  à  cet  écueil.  Nous  aurions 
voulu  que  le  contraste  même  du  costume  nous  apprît  combien  Turcaret 
est  désorienté,  hors  de  son  monde  et  de  sa  vraie  place.  En  y  réfléchis- 
sant, on  verra  que  toutes  sei»-sottises  viennent  de  là.  Il  s'égare  dans  un 
monde  d'aventurières  plus  ou  moins  titrées,  de  marquis  dont  l'aisance 
lui  impose  et  dont  Is  persiflage  le  glace,  de  chevaliers  d'industrie  dont 
il  soupçonne  les  artifices,  mais  dont  il  accepte  les  flatteries.  On  n'est  ja- 
mais habile  hors  de  sa  sphère  :  il  y  faut  au  moins  quelque  apprentis- 
sage, et  l'art  de  gagner  malhonnêtement  beaucoup  d'écus  ne  suppose 
pas  une  grande  pénétration  pour  percer  à  jour  des  intrigues  de  femme 
galante.  Voilà  pour  les  tromperies  de  la  marquise. 

Il  y  en  a  d'une  autre  sorte.  Turcaret  est  dupé  par  Frontin,  qui  joue 
d'abord  la  niaiserie,  afin  de  gagner  sa  confiance;  cette  précaution,  dont  les 
valets  de  la  comédie  ne  s'étaient  pas  encore  avisés,  prouve  que  Lesage 
n'a  pas  prétendu  faire  de  Turcaret  un  imbécile.  Le  faux  exploit  par  lequel 
M.  Furet  vient  réclamer  une  grosse  somme  à  la  baronne  en  présence  de 
l'éternel  bailleur  de  fonds  n'est  pas  un  piège  si  grossier,  et  il  est  per- 
mis à  ce  fripon  retors  d'y  tomber.  Lesage  s'y  connaissait ,  il  avait  prati- 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  antres  de  la  chicane.  On  le  voil  dans  sa  pièce.  Il  savait  dans 
quel  filet  on  pouvait  prendre  même  un  Turcaret. 

Après  cela,  il  ne  faut  pas  oublier  que  l'auteur  a  voulu  simplement 
nous  faire  rire  de  son  maltôtier,  comme  Molière  de  ses  médecins  et  de 
son  faux  dévot.  11  y  a  financiers  et  financiers;  celui  de  Lesage  n'est  pas 
un  surintendant,  un  Voysin,  un  Desmarest,  ces  justiciables  ou  ces  vic- 
times de  Saint-Simon.  Il  n'est  pas  non  plus  un  concussionnaire,  un 
vampire  du  peuple,  un  objet  de  haine  et  de  terreur.  Il  est  tout  uniment 
un  membre  d'une  compagnie  de  finances,  un  huitième,  un  dixième  de 
partisan,  un  être  abject,  mais  encore  plus  risible  à  cause  de  son  goût 
pour  les  dépenses  fastueuses.  Voyez  la  scène  avec  M.  Rafle  :  il  est  usu- 
rier plus  encore  que  manieur  d'argent;  il  profite  de  sa  caisse  pour  cau- 
tionner celui-ci,  pour  flibuster  de  compte  à  demi  avec  celui-là,  pour 
mener  à  bout  des  affaires  véreuses,  pour  prêter  à  gros  intérêts,  pour 
vider  les  petites  bourses.  Que  parle-t-on  des  Lucullus  de  la  finance  du 
xviii^  siècle,  des  Paris-Duverney,  des  La  Popelinière,  des  Bourct?  Si  l'on 
vsut  voir  la  satire  de  ceux-ci,  on  ne  la  trouvera  pas  au  théâtre,  ils 
étaient  trop  les  rois  du  siècle  pour  le  souffrir;  elle  est  dans  certains  ro- 
mans du  temps,  tels  que  le  Paysan  parvenu,  et  encore  avec  quelles 
précautions!  Ces  hommes-là  étaient  des  petits-maîtres,  grâce  à  Turcaret, 
dont  la  ridicule  personne  les  avait  corrigés  de  la  vulgarité  du  moins,  car 
ils  se  laissaient  tromper,  piller,  ruiner  par  les  mêmes  moyens. 

Ne  prenons  pas  surtout  la  pièce  de  Lesage  au  tragique.  On  s'éloigne 
de  plus  en  plus  du  vrai  point  de  vue  de  la  comédie  pure,  depuis  qu'on 
s'est  habitué  à  la  voir  mêlée  d'élémens  sérieux.  Pour  peu  qu'un  de  nos 
chefs-d'œuvre  comiques  s'y  prête,  on  le  transforme  en  drame.  Si  nous 
n'y  prenons  garde,  nous  sommes  bientôt  sur  le  point  de  ne  plus  com- 
prendre Tarlufe;  nous  voyons  dans  l'hypocrite  un  caractère  profond,  re- 
doutable, plus  propre  à  faire  trembler  qu'à  donner  envie  de  rire.  Le  Mi- 
sanlhrope  n'est  pas  loin  de  nous  faire  tomber  dans  le  même  contre-sens; 
on  dirait,  à  entendre  parler  certaines  personnes,  que  Molière  a  écrit  le 
rôle  d'Alceste  pour  engendrer  je  ne  sais  quelle  mélancolie  misanthropi- 
que.  Est-ce  que  nous  perdrions  le  sens  de  la  comédie?  Je  ne  le  crois 
pas,  et  même  l'accueil  fait  à  la  pièce  de  Turcaret  prouve  que  l'on  sait 
rire  encore  de  ce  qui  est  risible.  Cependant  il  ne  faut  pas  que  des  modes 
et  des  conventions  nouvelles  effacent  dans  les  esprits  la  notion  du  vrai. 
Toutes  les  combinaisons  sont  permises  au  talent,  pourvu  que  les  grandes 
œuvres  consacrées  par  l'admiration  unanime  ne  laissent  jamais  oublier 
les  conditions  éternelles  de  l'art.  e.  l. 


C.    BULOZ. 


RÉCITS 

DE  L'HISTOIRE   RO^ÎAINE 

AU    CINQUIÈME    SIÈCLE 


LE    CONCILE   DE    CHALCEDOINE. 

GUEr.RE    RELIGIEUSE     EN     ORIENT.    —   L'IMPÉRATRICE     EtDOCIE 
SE     RÉVOLTE    A    JÉRUSALEM    (Ij. 


I. 

La  lettre  du  pape  Léon  était  devenue  au  concile  de  Chalcédoine 
le  sujet  de  tous  les  débats  :  on  eût  dit  qu'elle  absorbait  le  concile 
tout  entier.  L'importance  n'en  était  pas  moins  grande  au  dehors,  et 
l'obligation  de  la  souscrire  ne  se  borna  pas  aux  seuls  évêques.  Par 
une  exagération  de  zèle  destinée  probablement  à  masquer  son  ori- 
gine égyptienne  et  les  circonstances  de  sa  récente  fortune,  l'ancien 
apocrisiaire  d'Alexandrie,  la  créature  de  Dioscore,  élevé  par  lui  sur 
le  trône  de  Constantinople  lorsque  le  cadavre  du  martyr  Flavien 
était  à  peine  refroidi,  Anatolius  en  un  mot,  imagina  de  la  faire  sou- 
scrire aux  monastères  de  la  ville  impériale.  Or  on  a  vu  combien  les 
monastères  en  général  et  ceux  de  Constantinople  en  particu'ier 
étaient  attachés  à  l'erreur  d'Eutychès.  Vainement  ce  sectaire  avait 
été  chassé  de  son  couvent  par  l'autorité  de  l'empereur,  vainement 
l'archevêque  l'avait  remplacé  par  un  archimandrite  catholique;  ses 
moines  lui  restaient  fidèles,  et  son  crédit  ne  s'était  guère  amoindri 
dans  les  autres  couvens.  Lui-même,  banni  à  peu  de  distance  de  la 

(1)  Voyez  la  lîevue  du  1"  mars. 

TOME  XCVIII.  —  le'  AVRIL  1872.  32 


098  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ville,  n'en  était  pas  moins  puissant,  et  bien  des  yeux  restaient  fixés 
sur  lai.  Son  sort  pourtant  ne  laissait  pas  d'intimider  les  archiman- 
drites, jadis  ses  amis;  beaucoup  fléchirent  sous  les  injonctions 
d'Anatolius,  mais  plusieurs  aussi  résistèrent,  —  et  à  leur  tête  trois 
hommes  d'un  caractère  ferme  et  d'une  conviction  ardente,  Garo- 
sius,  Dorothée  et  un  certain  Maxime,  que  l'on  prétendait  avoir  été 
le  maître  ou  du  moins  l'inspirateur  d'Eutychès.  Dans  les  couvens  de 
la  ville,  un  grand  nombre  de  moines,  plus  encore  au  dehors,  parmi 
ces  bandes  arrivées  d'Egypte,  de  Palestine  et  de  Syrie,  leur  prê- 
taient un  appui  tantôt  déclaré,  tantôt  occulte.  Parmi  ces  derniers 
figurait  l'archimandrite  Barsumas  avec  sa  milice  redoutée  de  moines 
assommeurs.  Tous  ces  gens,  amoureux  d'opposition  et  de  troubles, 
incitaient  Carosius  et  ses  compagnons  à  se  séparer  de  l'évêque  et  à 
former  un  schisme,  qui  éclata  effectivement  plus  tard. 

Avant  d'en  arriver  à  cette  extrémité,  les  moines  constantinopo- 
litains  voulurent  faire  une  tentative  auprès  de  l'empereur.  Ils  lui 
représentèrent  dans  une  requête  qu'en  dépit  de  leur  obéissance 
aux  canons  du  concile  de  JNicée  on  cherchait  à  leur  imposer  la  sou- 
scription de  documens  étrangers  d'une  orthodoxie  pour  le  moins 
suspecte,  et  cela  sous  peine  de  se  voir  expulsés  des  couvens  et 
autres  églises,  leurs  résidences.  Aussi  demandaient-ils  à  l'empereur 
protection  contre  la  violence  et  reconnaissance  de  leur  droit  d'oppo- 
sition, proposant  de  venir  discuter  en  sa  présence,  au  palais  même, 
le  différend  soulevé,  et  de  s'en  remettre  à  sa  justice.  Marcien  leur 
fit  répondre  qu'il  avait  convoqué  un  concile  précisément  dans  la 
pensée  de  lui  soumettre  ces  diverses  questions  religieuses;  si  donc 
les  requérans  avaient  de  justes  griefs  à  faire  valoir,  qu'ils  s'adres- 
sassent à  Chalcédoine  et  non  pas  à  lui.  Renvoyés  ainsi  au  concile, 
Carosius  et  les  autres  signataires  de  la  requête  (on  en  comptait 
dix -huit)  s'étaient  pourvus  devant  l'assemblée,  et  celle-ci,  pour  les 
entendre,  avait  fixé  cette  même  séance  du  17  octobre  où  les  Égyp- 
tiens avaient  refusé  de  signer  la  lettre  de  Léon. 

Cependant  les  magistrats  qui  présidaient  la.  séance»  s'attendant 
à  d.es  débats  animés  vu  la  turbulence  bien  connue  des  pétition- 
naires, avaient  convoqué  plusieurs  chefs  des  monastères  de  Con- 
stantinople,  dont  la  catholicité  ne  laissait  aucun  doute.  Ils  dési- 
raient, avant  l'appel  de  cette  grave  affaire,  éclairer  le  concile  sur 
l'identité  et  les  antécédens  des  moines  et  abbés  qui  bientôt  allaient 
comparaître  à  son  mandement.  Les  principaux  archimandrites  et. 
plusieurs  clercs  d'un  rang  élevé  s'étaient  rendus  à  l'invitation  des 
magistrats,  et  on  leur  fit  prendre  place  du  côté  des  évêques,  at- 
tendu leur  dignité  de  prêtres.  On  lut  d'abord  devant  eux,  hors  de 
la  présence  des  requérans,  la  liste  des  signataires  de  la  requête, 


LE    CONCILE    DE    CHALGÉDOINE.  499 

qui  se  qualifiaient  abbés  ou  prêtres,  et  à  chaque  nom  les  magistrats 
les  interrogeaient  sur  la  qualité  et  les  antécédens  de  la  personne 
désignée.  Il  résulta  de  cet  examen  qu'à  part  Carosius,  Dorothée  et 
Maxime,  le  prétendu  maître  d'Eutychès,  tous  trois  archimandrites 
de  monastères  bien  connus,  les  autres  usurpaient  ce  titre,  et  n'é- 
taient pour  la  plupart  que  de  simples  gardiens  d'églises  ou  de  cha- 
pelles de  martyrs,  menant  les  uns  la  vie  solitaire,  les  autres  la  vie 
cénobitique,  avec  quelques  individus  composant  tout  leur  monas- 
tère. Faustus,  archimandrite  très  considéré  dans  la  ville  impériale, 
était  interrogé  de  préférence  par  les  magistrats,  et  fournit  la  plu- 
part des  indications.  Quelques  détails  feront  voir  la  manière  dont 
se  fît  cette  curieuse  enquête. 

Au  nom  d'Elpidius,  qui  se  qualifiait  abbé,.  «  celui-là,  dit  Faus- 
tus, n'est  point  abbé;  il  est  commis  à  la  garde  des  saints  tombeaux 
au  monastère  de  Procope.  —  Photin,  nous  ne  le  connaissons  pas. 
—  Eutychius,  il  n'a  point  de  monastère;  il  est  gardien  de  la  basi- 
lique Gélestine.  —  Théodore,  celui-ci  demeure  dans  les  tombeaux 
(probablement  comme  préposé  à  la  garde  d'un  martyrium  garni 
de  plusieurs  tombeaux).  —  Moyse,  Gérontius,  Théophile,  ces 
gens-lcà  nous  sont  inconnus.  —  Thomas,  c'est  un  nom  que  nous 
ignorons.  —  Némésinus,  ce  nom -là  me  surprend.  —  Léontius,  il 
demeure  près  de  la  ménagerie  aux  ours  (dans  un  martyrium  sui- 
vant toute  apparence).  —  Hypsius,  il  réside  au  cirque  de  bois  avec 
deux  ou  trois  compagnons  qu'il  appelle  ses  moines.  —  Gaudentius 
en  compte  cinq  dans  le  quartier  de,  Philippe.  »  L'interrogatoire 
marcha  de  cette  façon  pendant  l'appel  des  dix-huit  signataires; 
lorsqu'il  fut  achevé,  Faustus  dit  aux  magistrats  :  «  Que  votre  ma- 
gnificence et  le  saint  concile  fassent  vérifier  dans  la  ville  si  ces 
gens  qui  s'intitulent  abbés  ont  des  monastères  ou  s'ils  jouent  ici 
une  comédie.  Quant  à  ceux  qui  se  disent  simples  moines  et  qu'au- 
cun de  nous  ne  connaît,  nous  demandons  qu'on  les  expulse  de  Gon- 
stantinople  comme  des  imposteurs  qui  n'ont  d'autre  but  que  de 
provoquer  du  scandale.  » 

Sans  s'arrêter  à  ces  observations,  les  magistrats  firent  entrer  Ca- 
rosius et  sa  suite,  composée  d'abord  des  signataires,  puis  d'une 
foule  de  moines  et  de  clercs  qui  se  joignaient  à  eux  comme  adhé- 
rens.  L'archevêque  de  Gonstantinople,  ayant  remarqué  au  défilé  de 
cette  foule  le  prêtre  Gérontius  et  un  eunuque  nommé  Galopodius,, 
qui  était  également  prêtre,  se  leva  et  dit  :  «  Ges  gens-là  sont  dé- 
posés, il  ne  leur  est  pas  permis  d'entrer  dans  le  concile.  —  Dépo- 
sés! répondirent-ils  insolemment,  personne  ne  nous  l'a  fait  savoir 
jusqu'à  présent.  »  L'archidiacre  Aétius,  s' approchant  de  Galopo- 
dius, lui  dit  :  «  L'archevêque  vous  répète  par  ma  bouche  que  vous 


500  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

êtes  déposé.  —  Pour  quelle  raison?  répliqua  le  prêtre.  —  Parce  que 
vous  êtes  hérétique,  continua  l'archidiacre,  sortez!  »  Non-seule- 
ment Calopodius  ne  sortit  pas,  mais  il  prit  la  parole,  et,  s'adressant 
aux  magistrats,  «nous  requérons,  dit-il,  qu'il  soit  donné  lecture 
de  notre  plainte.  »  C'était  la  plainte  récemment  adressée  à  l'empe- 
reur et  que  l'empereur  renvoyait  au  concile;  les  postulans  y  récla- 
maient protection  contre  les  sévices  et  les  menaces  d'Anatolius,  qui 
violentait  les  monastères  pour  leur  faire  signer  la  lettre  de  Léon. 

Cette  lecture  finissait  lorsque  Diogéne,  évêque  de  Cyzique,  aperce- 
vant Barsumas,  dont  le  nom  ne  figurait  pas  parmi  les  signataires  de  la 
requête  et  qui  s'était  glissé  dans  la  troupe  des  adhérens,  s'écria  d'une 
voix  véhémente  :  «  Comment  se  fait-il  que  Barsumas  soit  ici?  Bar- 
sumas, l'assassin  du  bienheureux  Flavien,  lui  qui  pressait  le  meurtre 
en  disant  aux  meurtriers  :  Tue,  tue;  il  n'est  pas  compris  parmi  les 
pétitionnaires,  pourquoi  l'a-t-on  laissé  entrer?  »  Au  nom  de  Bar- 
sumas, cet  archimandrite  si  odieux  aux  catholiques  d'Orient,  les 
évêques  ne  poussèrent  qu'une  clameur.  «  Que  nous  veut  Barsu- 
mas? Il  a  ruiné  toute  la  Syrie;  il  arrive  escorté  de  ses  mille  moines, 
qu'il  va  lancer  sur  nous.  »  Le  tumulte  était  au  comble,  les  magis- 
trats firent  tous  leurs  efforts  pour  l'apaiser,  puis  ils  dirent  à  Caro- 
sius  et  à  sa  suite  :  «  Le  très  religieux  empereur  vous  a  fait  introduire 
ici  pour  que  le  concile  entende  vos  explications;  mais  vous  devez 
d'abord  être  instruits  de  ce  qui  a  été  réglé  touchant  la  foi.  —  Avant 
toute  chose,  repartit  Carosius  parlant  au  nom  de  tous  ses  compa- 
gnons, nous  demandons  avec  instance  qu'on  veuille  bien  lire  une 
seconde  requête,  que  nous  adressons  cette  fois  au  saint  concile  ici 
présent.  »  Cette  seconde  requête,  Barsumas  l'avait  signée;  mais  en 
entendant  son  nom  les  évêques  ne  purent  se  contenir,  et  le  tumulte 
recommença.  De  toutes  parts  ces  cris  retentirent  :  «  Hors  d'ici  l'as- 
sassin Barsumas!  l'assassin  à  l'amphithéâtre  pour  être  livré  aux 
bêtes!  Barsumas  en  exil!  anathème  à  Barsumas!  »  Les  magistrats 
laissèrent  les  clameurs  s'éteindre,  et  firent  lire  le  hbelle  par  Con- 
stantin, secrétaire  du  consistoire  impérial. 

Ce  libelle  osait  demander  la  réhabilitation  de  Dioscore  et  l'assis- 
tance au  concile  de  ce  très  saint  archevêque,  comme  il  l'appelait, 
ainsi  que  des  autres  évêques  ses  partisans.  L'impudence  d'une  pa- 
reille réclamation  au  lendemain  de  la  condamnation  du  patriarche 
d'Alexandrie  mit  le  concile  hors  de  lui.  Sans  attendre  la  fin  de  la 
requête,  on  cria  de  toutes  parts  :  «  Anathème  à  Dioscore!  c'est  le 
Christ  qui  l'a  déposé;  hors  d'ici  ces  gens-là!  hors  d'ici  l'injure  faite 
au  synode!  hors  d'ici  la  violence!  enlevez  la  souillure  du  synode!  » 
A  quoi  les  archimandrites  ajoutèrent,  en  se  mêlant  aux  clameurs  : 
«  Enlevez  la  souillure  des  monastères  !  —  jNous  ne  pouvons  entendre 


LE    CONCILE    DE    CHALCÉDOINE.  501 

de  telles  choses,  continuaient  les  évoques,  l'homme  condamné  par 
un  concile  ne  peut  être  qualifié  d'évêque.  On  ose  le  faire  pourtant; 
pourquoi  permettre  qu'on  foule  aux  pieds  les  canons?  —  Sans  rien 
préjuger,  dirent  les  magistrats ,  laissez  achever  le  libelle,  »  et  ils 
firent  signe  à  Constantin  de  poursuivre.  La  requête  contenait  une 
verte  remontrance  à  l'assemblée  pour  avoir  a  déraisonnablement  » 
condamné  le  saint  archevêque.  Si  elle  ne  retirait  pas  sa  sentence, 
les  requérans  déclaraient  qu'ils  secoueraient  sur  elle  la  poussière 
de  leurs  vêtemens  et  se  retireraient  de  sa  communion.  A  ces  mots, 
l'archidiacre  Aétius  saisit  le  livre  des  canons  qu'il  avait  près  de  lui, 
l'ouvrit  et  lut  à  haute  voix  le  cinquième  canon  d'Antioche  ainsi 
conçu  :  ((  Tout  prêtre  ou  diacre  qui  se  sépare  de  la  communion  de 
son  évêque  pour  tenir  à  part  des  assemblées  sera  déposé  et,  s'il 
persiste  dans  son  schisme,  chassé  comme  séditieux  par  la  puis- 
sance séculière.  »  —  «  Ce  canon  est  juste,  dirent  les  évêques;  c'est 
la  loi  des  pères,  qu'elle  soit  appliquée.  -»  Après  un  court  intervalle 
de  temps,  les  magistrats  reprirent  l'interrogatoire,  et  s'adressant  à 
Carosius  et  aux  autres  moines:  «  Déclarez,  leur  dirent-ils,  si  vous 
adhérez  aux  décisions  du  concile.  —  Je  connais,  répondit  Carosius, 
la  foi  de  Nicée  dans  laquelle  j'ai  été  baptisé,  et  je  n'en  connais  point 
d'autre.  Quand  le  bienheureux  Théotime  (c'était  l'apôtre  des  Huns 
dans  la  petite  Scythie)  me  baptisa  à  Tomes,  il  me  défendit  de  croire 
autre  chose.  Quant  à  ceux-ci,  ils  sont  évêques,  —  et  du  doigt  il 
désignait  l'assemblée,  —  ils  peuvent  nous  chasser  et  nous  déposer; 
qu'ils  fassent  ce  qu'ils  voudront.  »  Dorothée  formula  une  profession 
de  foi  semblable.  Barsumas  dit  en  syriaque,  et  ses  paroles  furent 
aussitôt  traduites  en  grec  :  «  Je  crois  comme  les  trois  cent  dix-huit 
de  Nicée;  j''ai  été  baptisé  au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Es- 
prit, comme  le  Seigneur  l'enseigna  aux  apôtres  eux-mêmes.  »  Les 
autres  archimandrites  et  moines  s'exprimèrent  dans  le  même  sens. 
En  ce  moment,  l'archidiacre  Aétius  s'avança  vers  eux  et  leur  dit  : 
«  Le  saint  concile  croit  comme  les  pères  de  Nicée;  mais,  attendu 
qu'il  s'est  présenté  depuis  lors  des  questions  sur  lesquelles  les  saints 
pères  Cyrille,  Gélestin  et  le  bienheureux  Léon  ont  publié  des  lettres 
dans  le  dessein  d'expliquer  le  symbole,  lettres  que  le  concile  œcu- 
ménique reçoit  avec  respect,  obéissez  à  ce  jugement  et  anathématisez 
Nestorius  et  Eutychès.  —  J'ai  mainte  fois  anathématisé  Nestorius, 
fut  la  réponse  de  l'archimandrite.  — Mais  Eutychès,  l'anathémati- 
sez-vous  aussi?  ■ —  Il  est  écrit,  reprit  Carosius,  ne  jugez  pas  pour 
n'être  point  jugé  vous-même,  —  puis,  interpellant  l'archidiacre,  il 
lui  dit  :  Les  évêques  sont  là,  pourquoi  donc  parlez-vous?  —  Ré- 
pondez à  ce  que  le  saint  concile  vous  demande  par  ma  bouche, 
reprit  l'archidiacre  avec  colère;  voulez-vous  obéir  ou  non?  —  Si 


502  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Eutychès  ne  croit  pas  comme  l'église  catholique,  acheva  de  dire 
Carosius,  qu'il  soit  anathème  !  »  On  ne  put  tirer  autre  chose  de  lui. 
Le  concile  revint  à  la  lettre  de  Léon,  qu'on  voulut  leur  faire  si- 
gner; ils  s'y  refusèrent  obstinément.  Dorothée  soutint  qu'Eiitychès 
était  orthodoxe,  et  que,  pour  être  dans  l'orthodoxie,  il  suffisait  de 
confesser  que  «  celui  qui  a  souffert  est  de  la  Trinité.  »  A  chaque 
mot,  des  murmures  et  des  cris  l'interrompaient.  «  Souscrivez-vous 
à  la  lettre,  la  signez-vous  ou  non?  »  disaient  les  évoques.  Dorothée 
répondait  imperturbablement  :  «  Je  crois  au  baptême,  mais  je  ne 
signe  pas  la  lettre.  »  Même  obstination  chez  tous  les  autres  succes- 
sivement interrogés.  Les  magistrats,  fort  perplexes,  prièrent  le  con- 
cile de  leur  accorder  un  délai  de  deux  ou  trois  jours  pour  leur  laisser 
le  temps  de  réfléchir.  «  Il  n'en  est  pas  besoin,  dirent  les  archiman- 
drites, nous  ne  changerons  pas  de  sentiment.  »  Le  concile  cepen- 
dant, cédant  à  l'indulgence  des  magistrats  et  au  désir  manifesté 
par  l'empereur,  leur  accorda  un  délai  de  trente  jours.  Si  leur  sou- 
mission n'était  pas  entière  à  cette  époque,  ils  devaient  être  déchus 
de  leurs  grades  et  dignités  et  même  retranchés  de  la  communion. 
Que  s'ils  cherchaient  à  s'enfuir,  ils  seraient  saisis  par  l'autorité  sé- 
culière et  soumis  aux  peines  des  canons.  Après  cette  décision ,  on 
les  reconduisit  hors  de  l'église;  nous  verrons  plus  tard  ce  qu'ils 
devinrent. 

n. 

Tout  empressé  que  le  gouvernement  impérial  se  fût  montré  vis- 
à-vis  des  légats  dans  l'espoir  de  les  gagner  à  sa  cause,  quelques 
efforts  même  qu'il  eût  faits  auprès  du  concile  pour  l'engager  à  don- 
ner à  la  lettre  du  pape  ce  caractère  de  canonicité  ambitionné  par 
l'église  romaine,  l'empereur  n'en  tenait  pas  moins  fermement  à  son 
dessein  d'obtenir  une  définition.  Une  forte  pression  était  donc  exer- 
cée sur  les  évêques  individuellement  par  les  officiers  publics  et  les 
personnages  importans  de  la  cour;  on  les  engageait  à  se  rendre 
dans  des  conciliabules  où  la  question  était  agitée,  principalement 
chez  le  patriarche  Anatolius.  «  Faites  quelque  chose,  leur  répé- 
tait-on, l'empereur  vous  en  saura  gré.  »  Les  évêques  obéissaient  à 
contre-cœur;  mais,  quand  on  était  en  présence,  rien  n'aboutissait. 
La  fraction  du  côté  droit  ralliée  à  la  gauche,  les  Illyriens,  les  Grecs 
continentaux,  les  Palestins,  qui  conservaient  un  vieux  levain  d'idées 
eutychiennes  ou  semi-eutychiennes,  inclinaient  toujours  vers  des 
formules  qui  effaçaient  la  séparation  des  deux  natures  après  l'union, 
tandis  que  les  Orientaux  et  leurs  alhés  d'Asie,  de  Pont,  de  Cappa- 
doce,  étaient  en  garde  contre  toute  expression  pouvant  indiquer  la 


LE    CONCILE    DE    CIIALCÉDOINE.  503 

confusion  des  natures  et  la  passivité  du  Verbe  dans  la  personne  de 
Jésus-Christ.  On  s'observait,  on  se  prenait  en  méfiance,  et  l'aigreur 
renaissait  entre  les  partis.  Les  légats  laissaient  aller  les  choses,  sa- 
tisfaits en  ce  qui  les  regardait  particulièrement,  et  pensant  que  de 
guerre  lasse  l'empereur  lui-même  arriverait  à  se  contenter  de  la 
lettre  du  pape.  Cependant  le  patriarche  Anatolius,  qui  voulait  être 
bien  en  cour,  se  donna  tant  de  mouvement  qu'il  fit  adopter  par 
des  groupes  nombreux  un  projet  de  définition  dont,  suivant  toute 
apparence,  il  était  l'auteur.  Quand  il  eut  réuni  un  assez  grand 
nombre  d'adhésions  partielles,  il  pensa  pouvoir  aborder  la  discus- 
sion en  assemblée  générale;  mais  là  était  la  grande  difficulté. 

Ce  projet  fut  lu  à  la  séance  du  22  octobre  par  le  diacre  Âsclé- 
piade,  de  l'église  de  Constantinople.  Calqué  en  majeure  partie  sur 
îa  lettre  de  Léon,  il  en  différait  néanmoins  en  certains  points  essen- 
tiels :  ainsi  il  portait  que  Jésus-Christ  était  de  deux  natures  après 
l'union,  au  lieu  de  dire  avec  la  lettre  du  pape  Léon  qu'il  était  en 
deux  natures.  Au  fond,  cela  n'était  pas  fort  différent,  et  dans  des 
circonstances  normales  on  eût  pu  adopter  l'une  ou  l'autre  formule 
comme  équivalentes  ;  mais  dans  la  circonstance  présente  on  y  vit  et 
on  y  devait  voir  une  distinction  calculée.  L'expression  de  deux  na- 
tures semblait  une  concession  faite  à  l'eutychianisme,  qui  professait 
bien  deux  natures  avant  l'incarnation,  mais  une  seule  nature  après, 
du  mélange  et  de  la  confusion  des  deux  autres.  Elle  offrait  aussi  le 
danger  de  paraître  accepter,  puisqu'on  ne  la  réfutait  pas,  l'expres- 
sion de  Cyrille  sur  laquelle  Eutychès  avait  construit  tout  son  écha- 
faudage :  «  une  seule  nature  incarnée  du  Verbe  divin.  »  L'absence 
des  mots  «  après  comme  avant  l'incarnation  »  pouvait  faire  soup- 
çonner à  des  esprits  prévenus  quelque  piège  eutychien.  Au  contraire 
l'expression  en  deux  natures  indiquait  nettement  l'idée  catholique 
de  Jésus-Christ,  Dieu  et  homme  après  l'incarnation,  Dieu  parfait  et 
homme  parfait. 

A  cette  raison  générale  s'en  joignait  une  particulière  :  c'est  que 
Dioscore  admettait  la  première  formule  et  rejetait  la  seconde,  qu'il 
avait  même  fondé  la  condamnation  de  Flavien  sur  ce  que  celui-ci 
avait  professé  deux  natures  en  Jésus-Christ.  La  définition  proposée, 
tout  en  restant  orthodoxe,  était  donc  imparfaite  en  ce  qu'elle  ne 
frappait  point  l'erreur,  et  n'énonçait  rien  que  les  eutychiens  ne 
pussent  recevoir  aussi  bien  que  les  catholiques.  L'admettre,  c'était 
laisser  les  choses  en  état,  et  les  eutychiens  ou  semi-euty chiens 
pouvaient  dire  avec  quelque  apparence  de  droit  que  la  définition 
leur  était  favorable. 

En  effet,  les  dissentimens  éclatèrent  pendant  la  lecture  d'^Asclé- 
piade;  des  murmures  et  des  protestations  se  firent  entendre  dans 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  rangs  des  Orientaux.  «  Que  vous  faut-il  donc?  crièrent  les  par- 
tisans du  projet;  l'esprit  et  les  termes  de  cette  définition  sont  inat- 
taquables; anathème  à  qui  ne  croit  pas  ainsi!  »  Anatolius  de  son 
côté  s'épuisait  en  objurgations.  «  Hier,  disait-il,  ce  projet  plaisait 
à  tout  le  monde,  comment  peut- on  le  condamner  aujourd'hui? 
c'est  faire  et  défaire  perpétuellement  la  même  chose.  »  Les  mur- 
mures continuaient,  et  les  légats  appuyaient  par  leur  attitude  l'op- 
position des  Orientaux.  Jean,  évêque  de  Germanicia  dans  l'Euphra- 
tésienne,  s' étant  approché  des  magistrats  pour  leur  dire  quelques 
mots  en  particulier,  les  partisans  du  projet  s'écrièrent  :  «  Hors  d'ici 
les  nestoriens!  hors  d'ici  les  ennemis  de  Dieu!  »  Ceci  s'adressait  à 
Jean,  lié  d'une  amitié  intime  avec  Théodoret  et  évêque  d'une  ville 
qui  avait  été  la  patrie  de  Nestorius.  Cette  attaque  souleva  une  tempête 
dans  l'assemblée.  Les  partisans  du  projet,  traitant  de  nestoriens 
ceux  qui  le  combattaient,  voulaient  qu'on  les  mît  dehors.  Un  cou- 
rant violent  emportait  évidemment  l'assemblée  vers  la  formule  de 
deux  natures,  opposée  à  celle  du  pape  Léon.  Paschasinus,  se  levant 
alors,  dit  au  concile  :  «  Si  vous  repoussez  ainsi  la  lettre  du  bienheu- 
reux évêque  de  Rome,  nous  demandons  acte  de  votre  opposition 
pour  retourner  chez  nous  et  tenir  le  concile  en  Occident.  »  Cette 
déclaration  effraya  les  magistrats,  qui  virent  menacée  l'existence 
même  du  concile.  Une  si  laborieuse  session,  tant  d'efforts  de  la  part 
du  gouvernement  pour  amener  le  rapprochement  des  esprits,  al- 
laient donc  aboutir  à  un  avortement  honteux.  Us  dépêchèrent  vers 
l'empereur  le  secrétaire  consistorial,  Béronicien,  pour  obtenir  un 
rescrit  du  prince  qui  tranchât  nettement  la  question. 

Béronicien  revint  du  palais  peu  de  temps  après,  porteur  d'un 
ordre  souverain.  L'empereur  enfin  ordonnait.  Il  voulait  que  le  con- 
cile désignât  immédiatement  trois  commissaires  pour  chacun  des 
diocèses  de  Pont,  d'Asie,  de  Thrace  et  de  d'Hlyrie,  et  six  pour  celui 
d'Orient,  et  que  ces  dix-huit  commissaires,  auxquels  s'adjoindraient 
le  patriarche  de  Constantinople,  les  trois  légats  et  le  prêtre  romain 
qui  leur  servait  de  notaire,  procédassent  séance  tenante  à  la  rédac- 
tion d'un  projet  définitif  en  présence  des  magistrats.  «  Si  la  chose  ne 
se  faisait  pas,  ajoutait  Béronicien  au  nom  de  l'empereur,  il  fallait  que 
tous  les  évêques  exposassent  leur  croyance  par  la  bouche  de  leurs 
métropolitains,  et  en  cas  d'opposition  nouvelle  l'empereur  avait  ré- 
solu de  transporter  le  concile  en  Occident.  »  Une  grande  émotion 
suivit  les  paroles  du  secrétaire  consistorial.  L'idée  de  venir  indivi- 
duellement réciter  leur  confession  de  foi,  soit  devant  l'assemblée, 
soit  devant  le  métropolitain,  qui  s'en  porterait  garant,  convenait  mé- 
diocrement aux  évêques;  ils  y  virent  une  source  d'arguties  et  d'atta- 
ques, et  mieux  valait,  pensèrent-ils,  faire  des  concessions  sur  les 


LE    CONCILE    DE    CHALCÉDOINE.  505 

termes  d'un  projet  orthodoxe  au  fond.  Quant  à  la  menace  de  trans- 
porter le  concile  en  Occident,  si  elle  effraya  beaucoup  de  membres, 
elle  en  irrita  plus  encore,  et  bien  des  voix  s'élevèrent  en  faveur  du 
projet  qu'on  voulait  jeter  de  côté.  «  Il  nous  plaît,  disaient-elles;  qu'on 
le  maintienne  !  sinon  nous  partons  :  ceux  qui  le  refusent  sont  des  nes- 
toriens.  Longues  années  à  l'empereur!  Qu'il  nous  laisse  la  définition.» 
Cécropius  demanda  qu'on  en  reprît  la  lecture.  «  Ceux  à  qui  la  défini- 
tion ne  plaît  pas,  et  qui  ne  voudront  pas  la  souscrire,  s'en  iront,  voilà 
tout.  Qu'ils  partent  pour  Rome,  ajoutait-on;  elle  nous  plaît  à  nous, 
nous  la  signerons.  »  Les  magistrats  intervinrent  pour  calmer  l'irrita- 
tion. «  Il  faut  pourtant  s'entendre,  dirent-ils;  Dioscore,  en  condam- 
nant Flavien,  a  dit  :  —  J'admets  que  le  Sauveur  est  de  deux  natures, 
je  n'admets  pas  qu'il  soit  en  deux  natures.  —  Le  très  saint  archevêque 
de  Rome  a  dit  au  contraire  :  —  Deux  natures  unies  sans  confusion, 
sans  mélange,  sans  séparation.  — Lequel  voulez-vous  suivre,  du 
très  saint  pape  Léon  ou  de  Dioscore?  »  Les  Orientaux  répondirent  en 
masse  :  «  Nous  suivons  Léon;  ceux  qui  suivent  Dioscore"  sont  des  eu- 
tychiens.  —  Vous  voyez  bien,  reprirent  les  magistrats,  qu'il  faut  re- 
toucher au  projet,  et  pour  cela  nous  allons  passer  dans  l'oraloire 
de  la  très  glorieuse  martyre  Euphémie.  »  Avant  de  passer  dans  l'o- 
ratoire, les  magistrats  firent  procéder  à  la  nomination  des  commis- 
saires dans  les  limites  fixées  par  le  mandement  impérial.  Une  repré- 
sentation double  de  celle  des  autres  fut  assignée  au  diocèse  d'Orient, 
probablement  à  cause  de  sa  grande  étendue.  Quant  à  l'Egypte,  elle 
ne  fut  pas  représentée  dans  la  commission,  les  évêques  de  cette 
province  s'étant  abstenus  de  paraître  au  concile  depuis  la  mise  en 
cause  de  leur  patriarche.  L'opération  terminée,  les  commissaires  se 
réunirent,  et,  traversant  la  basilique  dans  sa  longueur,  gagnèrent, 
les  magistrats  en  tête,  l'oratoire  circulaire  où  reposait  la  sainte,  qui 
s'appelait  particulièrement  le  Marlyrium. 

Les  actes  ne  racontent  point  ce  qui  se  passa  dans  le  Martyrium  ; 
mais  le  bruit  courut  que  la  discussion  avait  été  fort  vive  :  en  tout 
cas,  si  le  projet  d'Anatolius  ne  fut  pas  complètement  écarté,  on  y 
introduisit  de  profondes  modifications  dues  sans  doute  à  la  double 
représentation  accordée  par  l'empereur  au  diocèse  d'Orient.  Au 
nombre  des  modifications,  on  peut  compter  la  formule  en  deux  na- 
tures substituée  à  celle  de  deux  natures,  proposée  par  le  patriarche 
de  Constantinople  ;  c'était  le  pape  qui  triomphait.  Les  Orientaux 
empêchèrent  en  outre  que,  parmi  les  pièces  annexées  à  la  définition 
comme  pièces  canoniques  ou  quasi  canoniques,  on  ne  glissât  la 
troisième  lettre  de  Cyrille  à  Nestorius,  laquelle  contenait  les  ana- 
thématismes.  La  proposition  venait  d'évêques  eutychiens  ou  semi- 
eutychiens,  mais  la  commission  la  rejeta  sagement;  c'eût  été  rai- 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lumer  les  torches  de  la  guerre  au  milieu  d'un  travail  de  pacification. 
Enfin  on  s'accorda  sur  un  projet  que  nous  donnerons  tout  à  l'heure. 
Quand  tout  fut  convenu,  les  magistrats,  suivis  des  évêques,  allèrent 
reprendre  leurs  places  dans  l'assemblée,  et  la  séance  recommença. 
Ce  n'était  pas  précisément,  comme  l'empereur  avait  paru  le  dé- 
sirer, une  formule  brève  et  concise  définissant  le  mystère  de  l'in- 
carnation, comme  le  symbole  de  Nicée  avait  défini  celui  de  la 
trinité,  c'était  une  exposition  assez  longue  dont  une  portion  pouvait 
servir  à  l'usage  qu'en  voulait  faire  Marcien.  Les  magistrats  s'en 
contentèrent  prudemment,  et  le  projet  fut  présenté  au  concile 
comme  voté  par  l'unanimité  de  la  commission. 

Quand  tout  le  monde  fut  assis ,  le  chef  des  magistrats  prononça 
ces  paroles  :  «  Plaise  au  saint  synode  d'écouter  en  silence  ce  que 
les  très  saints  évêques  réunis  à  l'oratoire  viennent  de  décréter  sur 
la  foi,  nous  présens.  »  L'archidiacre  Aétius,  prenant  alors  la  mi- 
nute de  la  définition  dressée  au  nom  du  concile,  en  donna  lecture 
au  milieu  d'une  profonde  attention.  Elle  commençait  par  une  tran- 
scription du  symbole  de  Nicée  et  de  celui  de  Gonstantinople,  ser- 
vant pour  ainsi  dire  de  préambule,  a  Ces  deux  symboles,  y  disait-on 
ensuite,  avaient  suffi  longtemps  à  la  connaissance  de  la  foi;  mais 
tout  récemment  les  ennemis  de  la  vérité  avaient  inventé  de  nou- 
velles expressions  pour  anéantir  le  dogme  de  l'incarnation,  les  uns 
en  refusant  à  la  vierge  Marie  le  titre  de  mère  de  Dieu  {Lhéotocos), 
les  autres  en  introduisant  dans  la  personne  de  Jésus  une  confusion 
et  un  mélange  des  deux  natures,  et  forgeant  cette  opinion  insensée 
et  monstrueuse,  qu'il  n'y  a  qu'une  nature  de  la  chair  et  de  la  divi- 
nité et  que  la  nature  divine  du  fils  de  Dieu  est  sujette  à  la  souffrance 
comme  sa  nature  humaine.  C'est  pourquoi  le  saint  concile  œcumé- 
nique, voulant  mettre  à  néant  ces  entreprises  sacrilèges  et  montrer 
que  la  doctrine  de  l'église  est  inébranlable,  arrête  la  définition  sui- 
vante : 

«  Que  l'on  doit  confesser  un  seul  et  même  Jésus-Christ  notre  sei- 
gneur, le  même  parfait  dans  la  divinité  et  parfait  dans  l'humanité, 
vi'aiment  Dieu  et  vraiment  homme,  le  même  composé  d'une  âme 
raisonnable  et  d'un  corps, — consubstantiel  au  père  selon  la  divinité 
et  consubstantiel  à  nous  selon  l'humanité,  —  en  tout  semblable  à 
nous,  hormis  le  péché,  — engendré  du  père  avant  les  siècles  selon  la 
divinité,  et  dans  les  derniers  temps  né  de  la  vierge  Marie,  mère  de 
Dieu  selon  l'humanité,  pour  nous  et  pour  notre  salut  ;  un  seul  et 
même.  Jésus-Christ  fils  unique,  seigneur  en  deux  natures,  sans  con- 
fusion, sans  changement,  sans  division,  sans  séparation,  sans  que 
l'union  ôte  la  différence  des  natures  :  au  contraire  la  propriété  de 
chacune  est  conservée,  et  concourt  en  une  seule  personne  et  une 


LE    CONCILE   DE    CHALCÉDOINE.  507 

seule  hypostase,  en  sorte  qu'il  n'est  pas  divisé  ou  séparé  en  deux 
personnes,  mais  que  c'est  un  seul  et  même  fils  unique,  Dieu  Verbe 
notre  seigneur  Jésus-Christ.  Le  concile  défend  k  qui  que  ce  soit 
d'enseigner  ou  penser  autrement,  sous  peine  aux  évoques  et  aux 
.clercs  d'être  déposés,  aux  moines  et  aux  laïques  d'être  anathéma- 
.tisés.  » 

Après  la  lecture  de  cette  exposition  de  foi,  tous  les  évêques 
s'écrièrent  :  «  C'est  la  foi  des  pères;  que  les  métropolitains  sou- 
scrivent à  l'instant  même ,  qu'ils  souscrivent  en  présence  des  ma- 
gistrats :  ce  qui  a  été  bien  défini  n'admet  point  de  délai.  C'est  la 
foi  des  apôtres;  nous  la  suivons  tous.  »  Les  magistrats  dirent  alors: 
«  Ce  que  les  évêques  ont  établi,  et  qui  leur  convient  à  tous,  sera 
communiqué  à  l'empereur.  »  La  cinquième  action  finit  ainsi. 

La  séance  du  Martyrium  resta  célèbre  dans  l'antiquité,  et  la  lé- 
gende s'en  empara  bientôt.  Elle  raconta  que  les  évêques  réunis 
autour  du  tombeau  d'Euphémie,  ne  pouvant  s'accorder  sur  la  ré- 
daction d'un  projet,  convinrent  de  s'en  remettre  au  jugement  de  la 
sainte.  Chaqu3  parti,  hérétiques  d'un  côté,  catholiques  de  l'autre, 
formula  sa  proposition  sur  deux  rouleaux  de  papier  séparés  qui 
vers  le  soir  furent  déposés  à  l'extrémité  du  cercueil,  fermé  ensuite 
à  clé  et  scellé  soigneusement.  Puis  l'assemblée  se  mit  à  supplier  la 
sainte  de  l'éclairer  par  une  révélation,  et  suivant  le  récit  légen- 
daire, la  commune  prière  aurait  duré  toute  la  nuit.  Le  lendemain 
matin,  les  évêques  enlevèrent  les  sceaux  et  ouvrirent  la  châsse,  et 
alors  un  spectacle  étrange  frappa  leurs  regards.  La  sainte  tenait  un 
des  rouleaux  dans  sa  main;  l'autre  était  jeté  sous  ses  pieds  avec  l'ap- 
parence du  mépris  :  celui  qu'elle  tenait  était  naturellement  le  sym- 
bole catholique.  Une  variante  de  la  légende  porte  que,  l'empereur 
et  l'archevêque  de  Constantinople  ayant  étr  appelés  pour  contem- 
pler le  prodige,  Euphémie,  levant  le  bras,  leur  tendit  le  rouleau  qui 
contenait  la  profession  de  foi  orthodoxe.  Cette  fable,  recueillie  dans 
les  temps  postérieurs  par  des  historiens  peu  scrupuleux  sur  la  vrai- 
semblance, devint  telleaient  populaire  qu'on  ne  peignit  plus  la  pa- 
tronne de  Chalcédoine  qu'un  rouleau  de  papier  à  la  main,  comme 
une  sibylle  qui  guidait  les  conciles  œcuméniques  eux-mêmes  dans 
l'interprétation  des  dogmes  sacrés. 

III. 

Marcien  voulut  inaugure-r  lui-même  l'achèvement  de  cette  œuvre 
si  péniblement  enfantée,  et  le  25  octobre,  trois  jours  après  l'accep- 
tation synodique  de  la  définition,  se  tint  la  séance  impériale.  Pen- 
dant toute  la  durée  du  concile,  ce  fut  la  première  et  la  dernière  à 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laquelle  l'empereur  présida  en  personne.  Pulchérie  Augusta  était 
à  ses  côtés,  et  derrière  eux  marchaient,  par  ordre  de  dignité,  les 
plus  hauts  officiers  de  l'empire  et  des  sénateurs  au  nombre  de 
trente-quatre.  Arrivés  en  grande  pompe  à  l'église  de  Sainte-Euphé- 
mie,  l'empereur,  l'impératrice  et  leur  cortège  prirent  place  aux 
sièges  réservés  à  la  présidence,  ayant  à  dos  la  balustrade  du  chœur, 
et  à  droite  et  à  gauche,  dans  les  travées,  les  évêques  rangés  sui- 
vant leur  importance.  L'assemblée  était  plus  nombreuse  qu'on  ne 
l'avait  encore  vue,  et  l'appareil  de  grandeur  dont  les  souverains 
s'étaient  environnés  ajoutait  encore  à  la  majesté  de  la  réunion. 

La  séance  fut  ouverte  par  un  discours  de  l'empereur  prononcé  en 
latin,  idiome  officiel  du  gouvernement  romain,  répété  ensuite  par 
lui-même  en  langue  grecque  avec  certains  développemens.  Marcien 
y  disait  qae,  depuis  le  jour  où  un  jugement  de  Dieu  l'avait  élevé  à  la 
direction  des  affaires,  son  plus  ardent  désir  avait  été  de  remédier 
aux  maux  qui  déchiraient  la  foi.  Faire  cesser  dans  l'église  les  divi- 
sions provoquées  par  les  mauvaises  passions  des  uns,  par  l'avarice 
des  autres  (il  faisait  allusion  à  l'eunuque  Chrysaphius),  était  de- 
venu l'objet  de  ses  préoccupations  constantes.  Aussi,  non  content  de 
convoquer  ce  saint  concile  universel,  il  avait  voulu  y  assister  lui- 
même,  pour  appuyer  les  résolutions  des  évêques  et  non  pour  les  do- 
miner, suivant  en  cela  l'exemple  du  religieux  prince  Constantin. 
Affligé  de  voir  la  vérité  de  la  foi  obscurcie  par  les  erreurs  et  les 
dissensions  d'hommes  corrompus,  il  cherchait  aujourd'hui  à  dis- 
siper ces  obscurités  et  à  replacer  la  foi  dans  son  unité;  c'était  donc 
aux  évêques  à  l'expliquer  sincèrement  et  telle  qu'ils  l'avaient  reçue 
de  la  tradition.  «  De  même  qu'à  jNicée,  ajoutait-il  en  terminant,  la 
foi  a  été  manifestée  par  l'œuvre  des  trois  cent  dix-huit  pères,  ainsi 
par  vos  travaux  des  erreurs  récentes  seront  dissipées,  et  l'ortho- 
doxie fondée  à  tout  jamais.  La  Providence  divine  fera  le  reste,  elle 
rendra  inébranlable  l'ouvrage  que  j'ai  toujours  tant  souhaité  voir 
debout,  et  que  vos  mains  ont  élevé  pour  le  bien  de  la  religion.  » 
Quand  il  eut  fini,  les  évêques  firent  entendre  les  acclamations 
d'usage  :  (c  longues  années  à  l'empereur,  longues  années  à  l'impé- 
ratrice, longues  années  aux  princes  orthodoxes!  »  On  y  joignit 
celles-ci  :  «  à  Marcien,  nouveau  Constantin  ;  à  Pulchérie,  nouvelle 
Hélène!  » 

Aétius  dit  alors  qu'il  avait  entre  les  mains  la  définition  faite  par 
le  concile.  L'empereur  lui  commanda  de  la  lire.  Elle  éta-it  suivie  de 
trois  cent  cinquante-six  souscriptions,  y  compris  celles  des  légats 
dont  les  noms  figuraient  les  premiers.  Diogène,  métropolitain  de 
Gyzique,  avait  souscrit  tant  pour  lui  que  pour  six  évêques,  ses  suf- 
fragans,  absens  :  ainsi  avaient  fait  Théodore  de  Tarse  et  douze  autres 


LE    CONCILE    DE    CUALCÉDOINE.  509 

métropolitains.  La  lecture  finie,  l'empereur  demanda  si  tous  étaient 
d'accord  spr  cette  confession  de  foi;  l'assistance  répondit  d'une 
commune  voix  :  «  Tous  nous  croyons  ainsi,  tous  nous  avons  sou- 
scrit volontairement,  tous  nous  sommes  orthodoxes;  »  puis  les  ac- 
clamations recommencèrent  en  l'honneur  de  Marcien  Auguste  et  de 
Pulchérie  Augusta.  On  leur  donnait  les  noms  de  lumières  de  la  foi 
et  de  flambeaux  de  l'univers.  «  Vous  êtes  la  paix  de  l'empire,  leur 
disait-on  encore,  puisse  votre  foi  vous  conserver  à  jamais  !  » 

Quand  le  bruit  des  acclamations  eut  cessé,  l'empereur  reprit  la 
parole  en  ces  termes  :  ((  La  foi  catholique  ayant  été  déclarée,  nous 
estimons  juste  et  utile  d'ôter  à  l'avenir  tout  prétexte  de  divisions. 
En  conséquence,  quiconque  suscitera  des  troubles  en  public  à  pro- 
pos de  la  foi,  soit  par  des  rassemblemens,  soit  par  des  discours,  sera 
sévèrement  châtié;  si  c'est  un  particulier,  on  le  chassera  de  la  ville 
impériale,  si  c'est  un  oflîcier,  il  sera  cassé,  si  c'est  un  clerc,  il  en- 
courra la  déposition,  nonobstant  d'autres  peines  civiles.  »  Ces  pa- 
roles, qui  étaient  la  sanction  du  décret  du  concile,  furent  accueillies 
avec  enthousiasme.  On  cria  :  «  Anathème  à  Nestorius  ;  anathème  à 
Eutychès;  anathème  à  Dioscore!  C'est  la  Trinité  qui  les  a  condam- 
nés ;  c'est  la  Trinité  qui  les  a  chassés,  »  faisant  allusion  au  nombre 
trois  de  ces  hérétiques,  qui  semblaient  aussi  former  une  trinité  de 
mensonge  et  de  blasphème. 

La  séance  continua  sous  la  présidence  des  Augustes,  u  II  existe, 
dit  l'empereur,  quelques  articles  de  discipline  que  nous  vous  avons 
respectueusement  réservés,  jugeant  convenable  qu'ils  soient  pres- 
crits canoiiiquement  par  le  concile  plutôt  que  commandés  par  nos 
lois ,  »  et  sur  l'ordre  du  prince  le  secrétaire  Béronicien  en  donna 
lecture.  Il  y  eu  avait  trois  ;  le  premier  s'exprimait  ainsi  :  «  Nous 
estimons  dignes  d'honneur  ceux  qui  embrassent  sincèrement  la 
vie  monastique  ;  cependant,  comme  il  en  est  qui,  sous  ce  prétexte, 
troublent  l'église  et  l'état,  nous  avons  ordonné  que  personne  ne  bâ- 
tisse un  monastère  sans  le  consentement  de  l'évêque  de  sa  ville  et 
du  propriétaire  de  la  terre.  Nous  rappelons  encore  aux  moines,  tant 
des  villes  que  de  la  campagne,  qu'ils  doivent  être  soumis  à  leur 
évêque,  et  que  leur  vie  est  avant  tout  une  vie  de  paix,  de  jeûne  et 
de  prière,  entièrement  étrangère  aux  affaires  de  l'état  ou  de  l'é- 
glise. Ils  ne  pourront  en  outre  recevoir  dans  leurs  monastères  des 
esclaves  sans  la  volonté  des  maîtres.  »  Cet  article  était  dirigé  contre 
les  partisans  d'Eutychès,  qui  fourmillaient  dans  les  retraites  mona- 
cales sur  toute  l'étendue  de  l'empire.  —  Le  second  article  défen- 
dait aux  clercs  et  aux  moines  de  prendre  des  terres  à  ferme  ou  de 
se  charger  des  fonctions  d'intendant,  à  moins  que  l'évêque  ne  leur 
confiât  le  soin  des  terres  de  l'église.  —  Le  troisième  enfin  interdi- 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sait  aux  clercs  de  passer  d'une  église  à  l'autre  sans  la  permission 
de  l'évêque  de  qui  ils  dépendaient,  sous  peine  d'excommunication 
contre  le  clerc  et  contre  l'évêque  qui  l'aurait  reçu.  —  Ces  proposi- 
tions, remises  par  le  secrétaire  consistorial  entre  les  mains  du  pa- 
triarche Anatolius,  furent  l'objet  de  quatre  canons  que  le  concile 
vota  plus  tard  en  se  les  appropriant,  mais  dont  l'initiative,  comme 
on  le  voit,  appartenait  à  l'autorité  séculière,  dans  l'intérêt  de  la  po- 
lice et  du  bon  ordre  public. 

Avant  de  lever  la  séance,  l'empereur  déclara  qu'en  l'honneur  de 
la  sainte  martyre  Euphémie  et  en  mémoire  du  concile  tenu  pour  la 
foi  à  Chalcédoine,  il  octroyait  à  cette  ville  les  privilèges  de  métro- 
pole, de  nom  seulement  et  honorifiquement,  sauf  le  droit  et  la  di- 
gnité de  la  cité  de  Nicomédie.  Ces  paroles  furent  suivies  d'acclama- 
tions universelles,  dans  lesquelles  Marcien  fut  qualifié  de  prêtre  et 
de  pontife,  vainqueur  dans  la  guerre,  docteur  dans  la  foi.  «  Chal- 
cédoine, disait-on  encore,  a  mérité  le  titre  de  métropole;  la  décision 
de  l'empereur  est  juste,  elle  est  digne  de  la  sainte  martyre...  Que 
la  sainte  te  garde,  pieux  empereur;  mais  maintenant  renvoie-nous. 
—  Pas  encore,  répondit  Marcien.  Je  sais  que  vous  êtes  fatigués  par 
vos  longs  voyages  et  par  vos  constans  travaux;  pourtant  restez  en- 
core trois  ou  quatre  jours,  et  en  présence  de  nos  magistrats  décidez 
ce  qui  vous  conviendra  pour  le  bien  de  l'église,  et  que  personne  de 
vous  ne  s'éloigne  avant  la  clôture  du  concile.  » 

Une  des  questions  générales  qui  restaient  à  régler,  et  la  plus 
importante  sans  contredit,  était  l'abolition  solennelle  du  second  sy- 
node d'Éphèse,  de  ses  actes  et  même  de  son  nom  :  Eusèbe  de  Do- 
rylée  l'avait  demandée  lors  de  la  troisième  action  au  concile,  qui  en 
avait  renvoyé  l'exarnen  à  un  autre  temps;  les  légats  depuis  lors  en 
avaient  renouvelé  la  proposition  à  l'empereur,  espérant  obtenir  de 
lui  une  loi  expresse.  La  flétrissure  d'une  assemblée  où  l'église  de 
Rome  avait  été  offensée  dans  la  personne  du  pape  et  de  ses  légats 
tenait  fort  au  cœur  des  Occidentaux,  et  faisait  partie  des  instructions 
du  pape  Léon;  mais  l'empereur  répugnait  à  rendre  à  ce  sujet  une 
loi  qui  pouvait  réveiller  les  passions  mal  éteintes  dans  le  concile  et 
très  vivaces  sur  plusieurs  points  de  l'empire.  La  concorde  en  effet 
se  trouvait  rétablie,  non  sans  peine,  entre  les  évêques;  une  défini- 
tion avait  été  unanimement  souscrite  où  l'hérésie  d'Eutychès  était 
condamnée;  le  patriarche  Dioscore,  déposé,  expiait  dans  l'exil  les 
crimes  du  faux  synode  qu'il  avait  présidé,  et  ses  assesseurs  n'avaient 
reçu  leur  pardon  du  présent  concile  qu'en  anathématisant  les  doc- 
trines de  l'archevêque  d'Alexandrie  et  celles  d'Eutychès;  que  pou- 
vait-on faire  de  plus  contre  un  conciliabule  dont  les  conséquences 
étaient  détruites  et  les  chefs  punis  ou  venus  à  résipiscence?  Re- 


LE    CONCILE    DE    CHALCÉDOINE.  511 

prendre  la  discussion  des  doctrines  condamnées  était  un  danger  vé- 
ritable aux  yeux  de  ceux  qui  avaient  observé  l'hésitation  de  beau- 
coup d'évêques  dans  les  débats  de  la  définition.  Anatolius  lui-même 
n'avait-il  pas  prononcé  ces  étranges  paroles  :  «  Dioscore  a  été  dé- 
posé non  point  à  cause  de  ses  doctrines,  mais  pour  avoir  excom- 
munié l'archevêque  de  Rome  et  refusé  de  faire  lire  sa  lettre.  » 
La  prudence  conseillait  donc,  en  face  de  ces  fermens  d'opposition 
mal  éteints,  de  jeter  un  voile  sur  les  attentats  commis  dans  le  passé. 
L'empereur  le  crut,  et  se  contenta  de  rendre  une  loi  qui  réhabilitait 
la  mémoire  du  martyr  Flavien  :  réhabiliter  Flavien,  c'était  flétrir 
l'assemblée  sous  les  violences  de  laquelle  il  avait  perdu  la  vie.  Les 
légats  de  leur  côté  tenaient  à  une  loi  de  l'empereur,  et  non  à  un 
décret  canonique  qui  renouvellerait  la  discussion.  Ils  parurent  donc 
satisfaits  de  cette  abolition  virtuelle  de  l'assemblée  d'Éphèse,  qui 
ressortait  des  actes  et  des  opinions  du  présent  concile,  et  la  décla- 
rèrent suffisante.  On  renonça  de  la  sorte  à  une  loi  expresse  ou  à  un 
canon  exprès  contre  une  assemblée  dont  il  ne  survivait  plus  rien. 

La  conséquence  de  ces  actes  divers  fut  le  rétablissement  dans  leurs 
sièges  des  évêques  de  Cyr  et  de  Dorylée,  Théodoret  et  Eusèbe  :  le  pape 
leur  avait  déjà  rendu  le  rang  d'évêque  justement,  il  est  vrai,  mais 
peu  canoniquement,  comme  l'avaient  fait  remarquer  les  murmures  de 
beaucoup  de  membres  lors  de  la  première  action;  le  concile  leur  ren- 
dit leurs  évêchés.  On  agita  la  question  de  Domnus,  ancien  patriarche 
d'Antioche,  que  Dioscore  avait  fait  déposer  malgré  sa  faiblesse,  ou, 
pour  mieux  dire,  sa  lâcheté  lors  de  la  condamnation  de  Flavien. 
Domnus,  honteux  de  lui-même,  avait  couru  s'enfermer  dans  le  mo- 
nastère d'où  il  était  sorti  pour  monter  au  siège  épiscopal  d'An- 
tioche. Il  voulait  finir  obscurément  ses  jours  dans  la  solitude,  et  ne 
réclamait  point,  comme  Eusèbe  et  Théodoret,  les  grandeurs  dont 
il  avait  été  dépouillé.  Pourtant  Domnus  était  pauvre;  ses  amis  in- 
tercédèrent pour  lui,  et  le  concile,  en  considération  de  sa  pénitence, 
décida  que  son  successeur  lui  paierait  une  pension  sur  les  revenus 
de  l'église  d'Antioche,  et  fixa  lui-même  le  taux  de  cette  pension. 

Les  affaires  particulières  étaient  nombreuses  et  la  plupart  inté- 
ressantes :  elles  concernaient  des  intrusions  d'évêques  dans  des 
sièges  déjà  occupés  ou  des  usurpations  de  juridiction  d'un  ressort 
métropolitain  sur  l'autre.  Nous  en  choisirons  une  qui  nous  paraît 
mériter  l'attention  pour  deux  raisons  :  la  première,  parce  qu'elle 
offre  le  vivant  tableau  des  mœurs  ecclésiastiques  du  temps;  la  se- 
conde, parce  qu'on  y  trouve  un  personnage  qui  a  joué  un  rôle  assez 
important  dans  ces  récits,  Etienne,  évêque  d'Éphèse  et  exarque  ec- 
clésiastique de  la  province  d'Asie. 

A  l'époque  où  l'église  d'Éphèse  gémissait  sous  la  main  de  cet  évê- 


512  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  Memnon  si  fameux  par  ses  intrigues  et  ses  violences  lors  du 
procès  de  Nestorius,  c'est-à-dire  vers  431,  vivait  un  clerc  de  la 
même  église  nommé  Bassianus,  riche  de  patrimoine,  et  qui  depuis 
sa  jeunesse  avait  eu  pour  principal  soin  le  soulagement  des  pau- 
vres. Il  avait  construit  de  ses  deniers  un  vaste  hôpital  où  il  entrete- 
nait soixante-dix  lits  pour  les  indigens,  les  malades  et  les  infirmes. 
Aussi  le  peuple  l'estimait  et  l'aimait.  Cette  charité  néanmoins  était 
suspecte  à  plusieurs,  surtout  dans  le  clergé,  on  l'accusait  de  ser- 
vir de  masque  à  une  ambition  sans  mesure;  Memnon  alla  jusqu'à 
craindre  que  Bassianus  n'essayât  de  le  supplanter  quelque  jour  sur 
le  siège  épiscopal  d'Éphèse.  Pour  prévenir  une  entreprise  de  ce 
genre,  il  résolut  d'éloigner  Bassianus  de  la  ville  en  l'envoyant 
comme  évêque  dans  un  lieu  reculé  de  sa  juridiction.  Il  ourdit  à  ce 
sujet  un  petit  complot  avec  plusieurs  clercs  de  son  entourage.  Un 
matin  donc  qu'il  était  à  l'autel  avec  eux  et  Bassianus,  il  fit  saisir 
celui-ci  par  les  autres,  et  voulut  lui  imposer  les  mains  pour  le  faire 
évêque  d'Évasé,  ville  obscure  de  la  province  d'Asie.  Le  clerc  protesta 
et  se  débattit;  la  lutte,  d'après  sa  déclaration,  dura  depuis  neuf 
heures  jusqu'à  midi ,  et  fut  si  vive  qu'ayant  été  blessé  il  souilla 
de  son  sang  l'autel  et  le  livre  des  Évangiles.  Memnon  cependant 
persista,  et,  quand  sa  victime  fut  épuisée  d'efforts,  il  prononça  sur 
sa  tête  les  paroles  sacramentelles;  Bassianus  était  évêque  d'Évasé. 
Il  protesta  toujours  cependant  qu'il  n'avait  point  consenti  et  ne 
consentait  point,  et  il  ne  parut  jamais  dans  son  église.  Sur  ces  en- 
trefaites, Memnon  mourut;  Basile,  qui  le  remplaça,  releva  Bassianus 
de  son  siège  d'Évasé  en  y  envoyant  un  autre  évêque,  mais  il  ne  le 
releva  pas  de  son  ordination  forcée,  et  lui  conserva  la  dignité  épi- 
scopale.  Bassianus  passa  quelques  années  à  Éphèse,  continuant  à 
faire  comme  évêque  sans  église,  ou  évêque  vacant,  c'était  l'expres- 
sion reçue,  le  bien  qu'il  faisait  auparavant  comme  simple  clerc. 

Une  lutte  d'autorité  existait  alors  entre  le  clergé  d'Éphèse  et  le 
patriarche  de  Constantinople,  celui-ci  se  prétendant  le  droit  d'or- 
donner les  évêques  d'Asie,  et  le  clergé  revendiquant  ce  droit  pour 
lui-même,  soutenu  en  cela  par  les  magistrats  de  la  ville,  les  pos- 
sesseurs de  terres  et  le  peuple,  non  moins  jaloux  que  le  clergé 
des  privilèges  électoriiux  de  la  cité.  Or  Basile  avait  été  ordonné 
par  le  patriai'che  de  Constantinople  Proclus,  et  son  intronisation 
n'avait  pas  eu  lieu  sans  troubles  graves  et  effusion  de  sang.  A  sa 
mort,  arrivée  en  liàli,  le  clergé  voulut  prendre  sa  revanche  et  faire 
ordonner  le  successeur  avant  que  le  patriarche  de  Constantinople 
eût  été  informé  de  la  vacance.  Bassianus,  avec  qui  il  s'était  récon- 
cilié, était  sous  sa  main;  il  le  choisit,  et  plusieurs  évêques  furent 
mandés  en  toute  hâte  de  la  province  pour  procéder  à  une  ordi- 


LE    CONCILE    DE    CHALCÉDOINE.  513 

nation  qui  ne  souffrait  point  de  retard.  Des  évoques  mandés,  iî 
n'en  vint  qa'un,  Olympius  de  Théodosiopolis;  les  autres  s'abstin- 
rent par  crainte  de  se  compromettre  vis-à-vis  du  patriarche  de 
Gonstantinople,  dont  les  empictemens  de  juridiction,  croissant  d'an- 
née en  année,  faisaient  trembler  tous  les  évoques  sur  leurs  sièges. 
Ils  se  rappelaient  en  effet  la  terrible  expédition  de  Jean  Chryso- 
stome  en  Asie ,  à  propos  de  cette  même  ville  d'Éphèse ,  lorsque, 
usurpant  le  rôle  de  grand  justicier  dans  un  diocèse  qui  n'était  pas 
le  sien,  il  avait  expulsé  quinze  évêques  d'un  seul  coup  et  en  avait 
institué  autant  d'autres  à  leur  place.  Olympius,  anivé  donc  à  l'ap- 
pel du  clergé  éphésien,  attendit  vainement  pendant  trois  jours  les 
collègues  qui  devaient  l'assister,  et,  las  d'attendre,  se  disposait  à 
repartir,  lorsqu'un  soir  il  voit  son  logis  cerné  par  une  troupe  con- 
sidérable de  gens,  la  plupart  armés,  et  que  dirigeait,  l'épée  à  la 
main,  un  officier  nommé  Holosericus.  Sur  l'ordre  de  cet  officier,  on 
force  la  maison,  on  s'empare  d'Olympius,  et  à  la  lueur  des  flam- 
beaux on  le  conduit  ou  plutôt  on  l'emporte  jusqu'à  la  basilique,  oc- 
cupée par  une  troupe  non  moins  considérable  et  non  moins  tumul- 
tueuse. Bassianus  s'y  trouvait  installé  déjà  sur  le  trône  de  l'évéque. 
Comment  y  était-il  venu?  Il  alléguait  une  violence  faite  à  sa  volonté 
par  le  clergé  et  le  peuple;  mais  une  enquête  faite  ultérieurement 
ne  justifia  guère  son  assertion.  Placé  à  son  côté  et  sommé  par  la 
foule  de  lui  imposer  les  mains,  Olympius  eut  beau  protester  de  l'ir- 
régularité d'une  telle  ordination;  il  la  fit,  et  Bassianus  fut  institué 
évêque  d'Éphèse  à  la  pointe  de  l'épée.  Telle  est  la  version  la  plus 
vraisemblable  des  faits;  mais  Bassianus  la  niait  :  tout  s'était  passé, 
disait-il,  avec  calme  et  régularité;  il  n'y  avait  eu  de  violences  faites 
qu'à  son  désintéressement. 

Autour  de  lui,  dans  le  clergé  et  parmi  les  notables,  on  propagea 
la  même  version  par  une  entjnte  commune,  afin  d'enlever  à  l'ar- 
chevêque de  Gonstantinople  tout  prétexte  à  intervenir.  Toutefois 
on  n'empêcha  pas  des  bruits  contraires  d'arriver  à  ses  oreilles,  et, 
Bassianus  s'étant  rendu  dans  la  ville  impériale,  le  patriarche  lui 
refusa  sa  communion.  Le  nouvel  exarque  d'Éphèse  était  riche; 
il  était  habile,  il  se  mit  bien  en  cour.  Théodose  lui-même  daigna 
intervenir  pour  rétablir  la  paix  entre  les  deux  évêques,  et  Pro- 
clus,  qui  gouvernait  alors  le  siège  de  Gonstantinople,  inscrivit  Bas- 
sianus sur  ses  diptyques.  Gelui-ci,  rentré  dans  Éphèse,  remplit  les 
fonctions  épiscopales  pendant  quatre  ans  sans  interruption  ni  ob- 
stacle, or«lonna  un  très  grand  nombre  de  prêtres  et  sacra  jusqu'à 
dix  évêques. 

On  ne  vivait  pas  longtemps  en  paix  dans  la  glorieuse  cité  d'É- 
phèse; son  église  non  plus  ne  connaissait  guère  que  des  trêves 

TOME  xcvin.  —  1872.  33 


514  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  milieu  d'un  état  permanent  d'agitation  et  de  complots.  Au  bout 
de  quatre  années  d'administration,  Bassianus  avait  perdu  son  an- 
cienne popularité  dans  le  clergé,  et  des  trames  s'ourdissaient  de 
toutes  parts  pour  l'abattre  et  le  supplanter.  A  la  tête  d'une  des  plus 
puissantes  factions  figurait  le  prêtre  Etienne,  qu'on  pouvait  appeler 
le  doyen  du  clergé  épliésien,  car  il  en  faisait  partie  depuis  cinquante 
ans.  Des  troubles  provoqués  par  elle  éclatèrent  contre  l'évêque  du- 
rant le  carême  de  l'année  hliS  :  c'était  une  déclaration  de  guerre  à 
outrance  entre  le  chef  et  ses  subordonnés;  on  ignore  à  quel  sujet. 
On  écrivit  de  part  et  d'autre  à  l'empereur  et  à  l'impératrice  Pul- 
chérie,  qui  se  déclarèrent  pour  Bassianus.  A  la  réception  des  lettres 
impériales,  le  parti  victorieux  fit  éclater  une  joie  immodérée;  on 
était  au  jeudi  de  Pâques,  et  Bassianus  offrit  solennellement  le  sa- 
crifice en  actions  de  grâces  de  sa  victoire;  mais  ses  ennemis  veil- 
laient, le  cœur  altéré  de  vengeance.  Le  sacrifice  s'achevait  à  peine, 
que  ceux  qui  venaient  de  recevoir  les  saints  mystères  de  la  main 
deJ'évêque  se  jetèrent  sur  lui,  et,  le  dépouillant  de  son  vêtement 
sacerdotal,  le  traînèrent  dans  le  baptistère,  où  ils  l'accablèrent  de 
coups.  Pendant  ce  temps,  sa  demeure  était  livrée  au  pillage,  on  lui 
enlevait  tout  ce  qu'il  possédait  en  argent  et  en  meubles,  et  les  gens 
de  son  service  qui  essayèrent  de  défendre  lui  ou  ses  frères  furent 
tellement  maltraités  que  plusieurs  moururent  sur  la  place.  Empri- 
sonné ensuite  dans  la  geôle  épiscopale,  il  y  subit  entre  autres  tor- 
tures celle  de  la  soif;  on  lui  refusa  jusqu'à  quelques  gouttes  d'eau 
pour  éteindre  la  fièvre  qui  le  brûlait.  Au  plus  fort  de  ces  horreurs, 
le  prêtre  Etienne  montait  au  trône  épiscopal  revêtu  des  ornemens  de 
sa  victime,  et  recevait  l'ordination  de  quelques  évoques  ses  com- 
plices. La  ville  accepta  le  nouvel  exarque,  comme  elle  avait  accepté 
l'ancien;  l'orgueil  municipal  était  sauf,  puisque  le  patriarche  de 
Constantinople  ne  s'était  point  mêlé  de  l'élection;  mais  fempereur, 
informé  de  tout,  envoya  sur  les  lieux  un  agent  du  maître  des  offices, 
le  silenciaire  Eustathius,  pour  ouvrir  une  enquête  et  lui  adresser  le 
rapport  du  fait.  Eustathius  était  un  homme  juste  et  ami  du  bien; 
toutefois  les  passions  déchaînées  firent  tant  pour  lui  voiler  la  vé- 
rité, que  l'enquête,  interrompue  et  reprise,  finit  par  n'aboutir  jamais, 
et  tout  restait  encore  en  suspens  quand  Théodose  mourut. 

Le  changement  de  prince  et  la  convocation  d'un  concile  universel 
rendirent  l'espérance  à  Bassianus.  Cet  homme,  jadis  si  riche  et  si 
généreux,  errait  maintenant  de  lieu  en  lieu,  accompagné  d'un  prêtre 
qui  mendiait  pour  lui,  car  Etienne  avait  mis  la  main  sur  son  patri- 
moine comme  si  c'eût  été  un  bien  de  l'église.  Yenu  à  Constanti- 
nople, l'évêque  dépossédé  se  présenta  au  palais  de  l'empereur  avec 
une  requête  où  il  demandait  réparation  de  ces  injures  :  l'empereur 
le  renvoya  devant  le  concile. 


LE    CONCILE    DE    GHALGÉDOINE.  5iô 

L'affaire  était  grave;  le  concile  fixa  pour  l'entendre  sa  onzième 
action,  qui  se  tint  le  '29  octobre.  Bassianus  fut  introduit,  et  sa  re- 
quête lue  en  sa  présence.  Comme  elle  était  conçue  dans  des  termes 
d'une  réserve  extrême,  et  que  les  persécuteurs  dont  il  dénonçail; 
les  actes  n'y  étaient  point  désignés  par  leurs  noms  :  «  Expliquez- 
vous,  lui  dirent  les  magistrats;  qui  sont  les  gens  dont  vous  vous 
plaignez?  —  Ils  sont  nombreux,  reprit  Bassianus,  et  leur  chef  esi 
i'évêque  Etienne.  C'est  lui  qui  détient  mon  siège  épiscopal  et  mon 
bien.  Je  désire  que  tous  les  faits  que  j'énonce  soient  éclaircis,  et  en 
premier  lieu  ce  qui  regarde  mon  épiscopat.  Nos  saints  pères  du  con- 
cile verront  si  j'ai  péché,  et  décideront  de  moi  comme  il  leur  con- 
viendra. —  Que  le  révérendissime  évêque  Etienne  veuille  bien  ré- 
pondre, dirent  alors  les  magistrats.  —  Il  se  trouve  ici,  dit  Etienne 
en  s' avançant,  des  évêques  du  diocèse  d'Asie;  on  peut  les  faire  ap- 
procher, et  je  m'expliquerai  devant  eux;  je  demande  qu'on  appelle 
Léontius  de  Magnésie,  Maronius  de  Nysse,  Protérius  de  Smyrne,  et 
d'autres  que  j'aperçois  Là-bas.  —  Commencez  par  répondre  vous- 
même,  ))  firent  observer  les  magistrats.  Etienne  alors  s'exprima  ea 
ces  termes  : 

«  Cet  homme -ci,  dit -il  en  montrant  du  doigt  Bassianus,  cet 
homme -ci  n'a  point  été  ordonné  évêque  à  Éphèse;  mais  pendant 
une  vacance  de  cette  sainte  église,  réunissant  une  troupe  de  sédi- 
tieux armés  d'épées  et  de  gladiateurs  de  l'amphithéâtre,  il  a  fait  ir- 
ruption sur  le  trône  épiscopal  et  s'y  est  assis.  Votre  magnificence  ne 
jugera  pas  sans  doute  que  c'est  ainsi  qu'on  devient  évêque;  en  tout 
cas,  il  a  été  chassé  comme  le  voulaient  les  canons,  et  quarante  évê- 
ques d'Asie  m'ont  ordonné  sur  la  désignation  des  nobles,  du  peupla 
et  du  clergé,  en  un  mot  de  la  cité  entière.  Quant  à  moi,  il  y  a  au- 
jourd'hui cinquante  ans  que  je  suis  attaché  au  clergé  d'I^phèse.  — 
Ne  cherchez  point  à  nous  circonvenir  ainsi,  répliqua  Bassianus  avec 
véhémence,  j'ai  été  fait  évêque  canoniquement ,  je  puis  le  prouver; 
et  de  plus,  je  n'ai  été  ni  déposé,  ni  accusé,  ni  mis  en  cause  par  per- 
sonne. Depuis  ma  jeunesse,  j'ai  vécu  pour  les  pauvres;  j'ai  construit 
un  hospice  où  j'ai  placé  soixante-dix  lits;  parce  que  j'étais  aimé  de 
tout  le  monde,  I'évêque  Memnon,  jaloux  de  moi,  voulut  m' éloigner 
de  la  ville.  »  Bassianus  alors  raconta  son  ordination  forcée  àl'évè- 
ché  d'Évasé,  son  refus  persistant,  et  comment,  dans  sa  lutte  violente 
contre  Memnon  et  ses  satellites,  l'autel  et  le  livre  des  saints  Évan- 
giles avaient  été  souillés  de  son  sang.  Suivait  le  récit  de  son  ordi- 
nation au  siège  d'Éphèse  après  la  mort  de  Basile.  Rien  d'après  lui 
n'avait  été  plus  paisible  et  plus  régulier  :  il  voulait  se  dérober  à 
l'honneur  qu'on  lui  destinait;  «  le  peuple,  le  clergé,  plusieurs  évê- 
ques présens,  lui  avaient  fait  violence,  et  il  s'était  assis  malgré  lui  sur 
le  trône  épiscopal.  »  —  u  J'aperçois  d'ici,  ajouta-t-il,  un  des  évêques 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  m'ont  ordonné,  c'est  Olympius  de  Théodosiopolis  :  il  rendra  té- 
moignage en  ma  faveur.  L'empereur  a  confirmé  mon  élection,  et  le 
révérendissime  Proclus  non -seulement  a  communiqué  avec  moi  à 
Constantinople,  mais  il  m'a  envoyé  depuis  lors  ses  lettres  synodi- 
ques.  Quatre  ans  entiers,  j'ai  gouverné  l'église  d'Éphèse,  ordonné 
dix  évêques  et  un  grand  nombre  de  clercs.  Pendant  que  j'étais  là, 
administrant  à  la  satisfaction  de  la  ville,  un  complot  éclata  dans 
mon  église,  et  je  fus  dénoncé.  L'empereur  sur  mes  explications 
m'ayant  donné  gain  de  cause,  mes  ennemis  furieux  m'arrachèrent 
de  l'autel  où  je  venais  d' officier,  me  dépouillèrent  de  mes  vêtemens 
épiscopaux,  me  volèrent  ce  que  je  possédais,  et  prirent  un  d'entre 
eux  pour  le  faire  évêque  :  c'est  Etienne  que  voilà.  » 

Quand  Bassianus  eut  fini  cet  exposé,  tout  à  l'avantage  de  sa 
cause,  ce  fut  le  tour  d'Etienne,  qui  raconta  les  mêmes  faits  d'une 
façon  toute  différente.  Invoquant  aussi  le  témoignage  des  évêques 
^'Asie,  «  Bassianus,  dit-il,  n'a  point  été  conduit  de  force  à  l'église 
d'Éphèse;  il  y  est  venu  de  son  plein  gré,  entouré  de  gladiateurs, 
d'épées  et  de  flambeaux,  et  de  lui-même  il  est  allé  s'asseoir  au 
siège  de  l'évêque.  Cette  raison  a  déterminé  le  très  saint  évêque  de 
Rome,  Léon,  le  bienheureux  Flavien  de  Constantinople,  l'évêque 
d'Alexandrie,  enfin  celui  d'Antioche,  à  le  déclarer  intrus  par  vio- 
lence et  à  le  chasser.  Pour  cette  raison  encore,  l'empereur  Théo- 
dose envoya  Eustathius,  primicier  des  silenciaires,  s'enquérir  des 
faits  et  de  plus  juger  entre  lui  et  les  pauvres  qu'il  opprimait.  »  Le 
reste  du  discours  d'Etienne  était,  comme  son  préambule,  une  in- 
vective pleine  d'amertume,  démentant  un  à  un  les  dires  de  l'ad- 
versaire et  dénaturant  les  circonstances  des  faits;  entre  ces  deux 
versions  contradictoires,  les  magistrats  restaient  en  suspens.  Dans 
le  doute  sur  la  réalité  du  fond,  ils  essayèrent  de  s'attachera  la  forme 
et  de  constater  de  quel  côté  du  moins  avait  été  la  violation  des 
règles  canoniques.  «  Que  Bassianus.  dirent-ils,  nous  montre  s'il  a 
été  établi  évêque  d'Éphèse  par  le  concile  provincial,  ou  qu'il  nous 
dise  quels  sont  ceux  qui  l'ont  ordonné.  —  Olympius,  répondit  ce- 
lui-ci; quant  aux  autres,  je  ne  sais  plus  bien  qui  ils  étaient.  » 
Sommé  par  les  magistrats  de  déposer,  Olympius  raconta  les  faits 
comme  nous  les  avons  donnés  plus  haut  :  il  était  seul  ordonnateur, 
et  une  foule  armée  l'avait  transporté  au  trône  épiscopal,  où  siégeait 
déjà  Bassianus. 

Là-dessus  commença  une  discussion  qui  montrait  combien  l'in- 
certitude était  grande  dans  les  esprits.  «  Je  ne  me  rends  pas  bien 
compte,  dit  un  évêque  d'Asie,  Julien  de  Byza,  comment  une  ordi- 
nation faite  en  violation  des  canons  aurait  été  confirmée  par  l'ar- 
chevêque de  Constantinople,  Proclus,  cet  homme  si  rigide  et  de  si 
sainte  mémoire.  »  Le  nom  de  Proclus  en  effet  pouvait  rassurer  bien 


LE    CONCILE    DE    CIIALCÉDOINE.  517 

des  consciences.  Heureux  eux-mêmes  de  s'appuyer  sur  une  autorité 
pareille,  les  magistrats  voulurent  savoir  si  vraiment  Proclus  avait 
communiqué  avec  Bassianus,  et  interrogèrent  à  ce  sujet  les  clercs 
de  l'église  de  Gonstantinople.  a  Non-seulement,  répondirent  ceux- 
ci,  le  bienheureux  archevêque  le  reçut  dans  sa  communion,  mais 
il  lui  adressa  depuis  lors  ses  lettres  synodiques  comme  à  l'exarque 
d'Éphèse,  et  inscrivit  son  nom  sur  les  diptyques.  »  Ce  témoignage 
fut  accueilli  avec  des  marques  de  satisfaction  par  une  partie  de  l'as- 
semblée. Reprenant  la  suite  des  interrogatoires,  les  magistrats  de- 
mandèrent à  Etienne  dans  quelle  forme  son  adversaire  avait  été 
déposé,  et  si  lui-même  avait  été  ordonné  dans  un  concile.  Etienne, 
interdit,  balbutia.  «  Je  ne  puis,  dit-il,  fournir  de  mon  intronisation 
les  preuves  que  vous  me  demandez.  Ne  m'attendant  guère  à  ce  qu'on 
fît  revivre  ici  une  affaire  que  je  croyais  finie,  je  ne  me  suis  point  muni 
de  pièces  et  ne  puis  qu'affirmer  verbalement.  Quant  à  Bassianus,  je 
répète  qu'il  a  été  déposé  par  l'autorité  de  l'empereur  Théodose,  du 
pape  Léon  et  de  l'archevêque  Flavien.  »  Plusieurs  fois  ce  dernier 
nom  avait  été  invoqué  par  lui  dans  l'intérêt  de  sa  cause,  sur  quoi 
Cécropius  de  Sébastopolis,  indigné,  car  l'évêque  d'Éphèse  était  un 
de  ceux  qui  avaient  condamné  Flavien  au  concile  du  brigandage, 
l'interrompit  en  disant  :  «  Seigneur  Etienne,  que  Flavien  est  puis- 
sant, même  après  sa  mort!  »  Ce  mot  et  le  souvenir  qu'il  réveillait 
produisirent  une  émotion  générale.  Les  évêques  et  les  clercs  de 
Gonstantinople  s'écrièrent  :  «  Éternelle  mémoire  à  Flavien!  Yoiià  la 
vengeance,  voilà  la  vérité  !  Flavien  vit  après  sa  mort;  le  martyr  prie 
pour  nous  !  » 

Etienne  objectait  à  son  adversaire  les  canons  seizième  et  dix- 
septième  d'Antioche,  dont  le  premier  défend  à  un  évêque  vacant  de 
s'ingérer  à  une  autre  église  vacante,  quand  même  il  prétendrait  y 
être  forcé,  et  le  second  frappe  d'excomm.unication  l'évêque  qui  ne 
se  rend  pas  à  l'église  pour  laquelle  il  est  ordonné.  Or  Bassianus, 
de  toute  évidence,  tombait  sous  l'application  de  l'un  ou  de  l'autre 
canon  ;  néanmoins  les  évêques  d'Asie  penchaient  généralement  pour 
lui,  et  leur  prédilection  se  fondait  sur  d'assez  fortes  raisons.  En 
effet,  si  Bassianus  était  un  usurpateur  (et  comment  se  fût-on  per- 
suadé qu'il  ne  l'était  pas?),  il  avait  usurpé  un  siège  vacant.  Etienne 
au  contraire  s'était  intrus  violemment  sur  un  siège  occupé  par  un 
autre.  Or  entre  ces  deux  actes  la  différence  était  grande,  et  plus 
d'un  évêque,  en  songeant  à  lui-même,  pouvait  trouver  le  premier 
crime  un  péché  véniel  comparativement  au  second.  Cependant  l'in- 
terrogatoire se  continuait  au  milieu  des  démentis  mutuels,  et  les 
adversaires  montraient  une  aigreur  croissante.  Le  système  de  Bas- 
sianus consistait  à  représenter  son  élection  comme  ayant  été  par- 
faitement calme  et  son  ordination  comme  fort  régulière.  A  la  déposi- 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tJon  de  l'évêque  Olympius,  son  unique  ordonnateur,  qui  démontrait 
précisément  le  contraire,  il  ne  put  se  contenir  et  s'écria  :  «  Il  ment!  » 
Etienne  n'était  pas  plus  maître  de  lui-même,  et,  quelqu'un  ayant 
dit  que  Bassianus  était  resté  évêque  d'Éphèse  pendant  quatre  ans  : 
«  Dites  tyran  d'Éphèse!  »  interrompit- il  avec  colère.  Au  milieu  du 
désordre,  deux  évoques  d'Asie,  s' avançant  en  face  des  magistrats, 
prononcèrent  ces  paroles  tant  en  leur  nom  qu'en  celui  des  autres 
suffragans  de  la  province  :  «  La  justice  et  les  canons  ont  été  violés 
dans  l'expulsion  de  Bassianus;  c'est  lui  que  nous  reconnaissons 
pour  évêque  d'Éphèse.  »  Leur  déclaration  décida  l'assemblée,  et  de 
toutes  parts  on  entendit  crier:  «  C'est  juste,  les  canons  le  veulent; 
nous  pensons  tous  ainsi.  »  La  cause  de  Bassianus  était  gagnée  da^ns 
le  concile.  Elle  ne  l'était  pas  pour  les  magistrats,  à  qui  cette  déci- 
53ion  parut  mauvaise,  sans  pourtant  qu'ils  s'intéressassent  à  la  cause 
d'Etienne;  mais  les  faits  qui  avaient  accompagné  l'élection  et  l'intro- 
nisation du  premier  leur  paraissaient  tellement  entachés  de  manœu- 
vres coupables  qu'ils  ne  pouvaient  se  décider  à  le  proclamer  évêque 
légitime.  Ils  en  conférèrent  ensemble  avec  vivacité ,  puis  leur  chef 
dit  au  concile  :  «  Notre  avis  à  nous  est  que  ni  Bassianus,  ni  Etienne 
ne  sont  dignes  d'occuper  le  siège  d'Éphèse,  Bassianus  parce  qu'il  s'y 
est  intrus  violemment,  Etienne  parce  qu'il  a  employé  pour  y  par- 
venir l'intrigue  et  l'artifice:  nous  estimons  en  conséquence  qu'il  y  a 
lieu  d'en  instituer  un  troisième;  toutefois  ce  sera  à  vous  de  dé- 
cider. »  Ce  parti,  qui  frappait  à  la  fois  les  deux  coupables  et  tran- 
chait au  vif  toutes  les  difficultés  canoniques,  plut  à  une  majorité 
que  tourmentaient  encore  bien  des  scrupules.  La  proposition  des 
magistrats  fut  donc  accueillie  avec  applaudissemens.  «  Ce  juge- 
ment est  juste,  répétait-on  dans  l'assemblée;  c'est  le  jugement  de 
Dieu,  vous  êtes  les,  gardiens  des  canons,  les  gardiens  des  lois.  » 
Consulté  s'il  voulait  revenir  de  sa  première  décision,  le  concile  ré- 
pondit affirmativement,  et  uri  décret  fut  voté  qui  ordonnait  l'élec- 
tion d'un  troisième  évêque  en  remplacement  des  deux  autres.  L'as- 
semblée, comme  soulagée  d'un  grand  poids,  fit  suivre  le  vote  de 
cette  acclamation  :  «  longues  années  aux  magistrats;  longues  an- 
nées au  concile  !  » 

Si  bonne  qu'elle  parut  à  la  majorité,  la  nouvelle  décision  provo- 
qua un  incident  grave  et  tout  à  fait  inattendu.  On  avait  pu  remar- 
quer pendant  le  vote  un  grand  mouvement  parmi  les  évêques  du 
diocèse  d'Asie,  qui  semblaient  se  concerter.  A  un  signal  donné,  ils 
quittèrent  leurs  places  tous  ensemble,  et,  gagnant  le  milieu  de  la 
nef,  ils  se  prosternèrent  la  face  contre  terre,  les  bras  tendus  vers  le 
concile.  «  Ayez  pitié  de  nous,  disaient-ils;  c'est  notre  mort  que  vous 
décrétez;  on  égorgera  nos  enfans!  Ayez  pitié  de  nos  enfans;  ayez 
pitié  de  nous!  »  Ces  évêques,  h,  ce  qu'il  paraît,  étaient  tous  mariés, 


LE   CONCILE    DE  CUALCÉDOINE.  619 

et  avaient  laissé  leurs  familles  dans  leurs  villes  épiscopales.  Con- 
naissant l'animosité  qui  régnait  non-seulement  dans  la  ville  métro- 
politaine, mais  dans  tout  l'exarchat,  contre  les  prétentions  juridic- 
tionnelles du  siège  de  Constantinople,  ils  n'avaient  pas  vu  sans 
terreur  décréter  la  nomination  d'un  ôvêque  d'Éphèse,  soit  par  l'ar- 
clievêque  de  la  ville  impériale,  soit  par  le  concile  lui-même.  Ils  crai- 
gnirent qu'on  ne  leur  imputât  à  crime,  s'ils  ne  s'y  opposaient  pas, 
d'avoir  livré  les  droits  électoraux  de  leur  province,  et  que  le  peuple 
en  fureur  ne  s'en  vengeât  sur  leurs  enfans.  Ces  malheureux  res- 
taient donc  là  dans  l'attitude  de  la  supplication,  tremblans,  baignés 
de  larmes,  attendant  que  l'assemblée,  touchée  de  leurs  périls,  trou- 
vât quelque  moyen  de  les  protéger.  Cette  scène  en  effet  avait  quel- 
que chose  d'émouvant,  et  les  magistrats  en  parurent  troublés,  car 
ils  connaissaient  les  fureurs  de  la  populace  déchaînée  dans  ces  pe- 
tites républiques  de  l'Asie.  Pour  se  bien  rendre  compte  de  ce  que 
le  danger  avait  de  sérieux  en  réalité,  ils  demandèrent  au  concile 
dans  quel  lieu  l'évêque  d'Éphèse  devait  être  nommé  suivant  la  règle 
des  canons.  Là-dessus  éclata  une  grande  diversité  d'opinions.  «  Il 
doit  être  nommé  dans  la  province,  répondirent  beaucoup  de  voix. 
—  C'est  une  erreur,  interrompit  Diogène  de  Gyzique,  l'usage  veut 
que  l'évêque  d'Éphèse  soit  ordonné  à  Constantinople  ;  si  l'on  avait 
suivi  l'usage,  nous  n'aurions  pas  à  déplorer  les  scandales  qui  s'é- 
tal«nt  en  ce  moment  sous  nos  yeux.  Dans  la  province,  on  ordonne 
des  gens  de  néant,  et  c'est  la  source  de  tous  les  maux.  »  L'opinion 
de  l'évêque  Diogène  trouva  un  contradicteur  dans  Léontius  de  Ma- 
gnésie. «  Depuis  saint  Timothée,  dit-i!,  vingt-sept  évêques  ont  été 
ordonnés  à  Éphèse,  Basile  seul  l'a  été  à  Constantinople,  et  des 
meurtres,  comme  on  sait,  ont  ensanglanté  son  avènement.  »  Phi- 
lippe, prêtre  de  Constantinople,  prit  la  parole  après  lui  pour  le  com- 
battre. «  S'il  en  était  ainsi,  dit-il  avec  chaleur,  comment  donc  le 
saint  archevêque  Jean  Chrysostome,  lorsqu'il  se  rendit  en  Asie,  au- 
rait-il déposé  quinze  évêques  et  en  aurait-il  nommé  quinze  autres 
à  leur  place,  si  ce  n'est  parce  que  son  siège  avait  juridiction  sur 
celui  d'Éphèse?  L'évêque  Memnon  fut  confn-mé  à  Constantinople, 
Héraclides  et  d'autres  furent  ordonnés  du  consentement  de  notre 
patriarche;  enfin  le  bienheureux  Proclus  a  lui-même  ordonné  Ba- 
sile. Voilà  le  droit,  voilà  les  canons.  »  Les  magistrats,  voyant  qu'on 
ne  pouvait  s'entendre,  renvoyèrent  l'affaire  au  lenslemain. 

Le  lendemain  30  octobre,  l'assemblée  reprit  la  question  d'Éphèse; 
les  magistrats,  non  moins  que  les  évêques,  étaient  pjessés  d'en  finir. 
«  Notre  assiduité  au  concile,  dirent-ils  en  ouvrant  la  séance,  porte 
préjudice  aux  affaires  publiques;  nous  vous  prions  donc  de  nous  dire 
s'il  vous  est  venu  quelque  nouvelle  lumière  qui  termine  prompte- 


520  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  ce  débat.  —  Je  suis  d'avis,  dit  Anatolius,  que  ni  Bassianus, 
ni  Etienne,  ne  soient  reconnus  évêques  d'Éphèse,  car  ils  se  sont 
intrus  contre  les  canons  :  on  en  élira  un  troisième,  les  deux  autres 
conserveront  le  titre  d'évêque,  et  seront  nourris  aux  dépens  de  l'é- 
glise. »  Les  légats  opinèrent  de  même.  Les  magistrats  alors  firent 
apporter  l'Evangile,  conjurant  les  membres  du  concile  déjuger  sui- 
vant leur  conscience.  Anatolius  redit  une  seconde  fois  son  avis,  que 
toutes  les  voix  acclamèrent.  La  sentence  fut  ensuite  prononcée  par 
les  magistrats.  Elle  portait  :  1°  que  ni  Etienne  ni  Bassianus  ne  re- 
monteraient sur  le  siège  d'Ephèse,  mais  que  la  dignité  d'évêque 
leur  serait  conservée,  et  qu'ils  recevraient  pour  leur  nourriture  et 
leur  entretien  une  somme  annuelle  de  deux  cents  sous  d'or  prélevés 
sur  les  revenus  ecclésiastiques;  2°  qu'un  troisième  évêque  serait 
nommé  suivant  les  canons  :  le  décret  ne  spécifia  point  où  il  serait 
nommé  et  par  qui;  toutefois  on  l'interpréta  en  ce  sens  que  l'or- 
dination n'aurait  pas  lieu  dans  la  province. 

Ephèse  était  donc  dépouillée  de  ce  droit  patriarcal  dont  elle  avait 
si  étrangement  abusé  et  soumise  au  siège  de  Gonstantinople.  Qu'ad- 
vint-il des  malheureux  évêques  d'Asie?  Ils  protestèrent,  sans  doute 
pour  sauver  leur  existence  et  celle  de  leurs  familles,  contre  la  dé- 
cision synodale  et  contre  l'assemblée  qui  l'avait  rendue.  Trois  ans 
neVétaient  pas  écoulés  qu'un  concile  schismatique,  prenant  la  re- 
vanche de  Chalcédoine,  réintégrait  Éphèse  dans  la  plénitude  de  sa 
vie  électorale. 

IV. 

Le  concile  de  Chalcédoine  n'avait  pas  encore  achevé  sa  session 
que  déjà  des  troubles  religieux  éclataient  dans  plusieurs  parties  de 
l'empire  d'Orient  :  c'était  une  réaction  eutychienne  contre  la  défi- 
nition de  foi  si  laborieusement  construite  et  contre  la  déposition  de 
Dioscore.  Gonstantinople,  Alexandrie  et  Jérusalem  étaient  les  foyers 
de  ce  mouvement  d'opposition,  et  cette  opposition  accusait  le  con- 
cile d'être  nestorien,  la  lettre  du  pape  de  contenir  des  erreurs  nesto- 
riennes,  l'empereur  et  l'impét-atrice,  en  un  mot,  de  vouloir  rétablir 
l'hérésie  de  Nestorius.  L'^s  monastères  servaient  partout  d'officines 
à  ces  calomnies.  Dans  la  ville  impériale,  grâce  aux  mesures  promptes 
et  vigoureuses  de  l'autorité,  l'agitation  fut  réduite  aux  proportions 
d'une  révolte  de  moines;  mais  en  Egypte  et  en  Palestine,  où  le 
peuple  y  prit  part,  ce  fut  la  guerre  civile  avec  tout  son  cortège 
d'assassinats,  de  massacres  et  d'incendies. 

Le  lecteur  se  rappelle  sans  doute  ces  moines  schismatiques  qui, 
sous  la  conduite  de  leurs  abbés,  Garosius,  Dorothée  et  Maxime,  bra- 


LE    CONCILE    DE    CHALCÉDOINE.  551 

vèrent  le  concile  en  face  lors  de  sa  troisième  action,  et  auxquels  l'as- 
semblée fixa  un  délai  de  trente  jours  pour  venir  à  résipiscence  et  se 
soumettre.  Ni  Garosius  ni  ses  adhérens  n'attendirent  l'expiration  du 
délai  pour  proclamer  leur  impénitence  finale  et  leur  séparation  d'un 
concile  qu'ils  qualifiaient  de  nestorien.  On  les  chassa  de  leurs  mo- 
nastères :  ils  tinrent  des  conciliabules  dans  la  ville;  on  dispersa  leurs 
conciliabules  à  coups  d'épée  :  ils  les  reformèrent  dons  la  banlieue 
de  Constantinople,  et  l'on  vit,  comme  au  temps  des  joannites,  des 
prêches  en  plein  vent,  des  baptêmes  dans  les  piscines  publiques, 
des  célébrations  de  mystères  dans  les  cavernes  et  dans  les  bois.  • 
Garosius  et  Dorothée,  poussés  de  proche  en  proche  par  la  persécu- 
tion, furent  obligés  de  s'exiler  :  on  les  traqua  dans  leur  exil,  et,  sui- 
vant l'expression  d'un  des  légats  du  pape,  «  on  les  mit  dans  un  lieu 
où  ils  ne  pouvaient  plus  nuire.  »  Ge  lieu  était  tellement  triste,  et  le 
séjour  tellement  insupportable,  que  Garosius  finit  par  demander 
merci  et  se  soumettre  à  ce  qu'on  voulut  :  ce  ne  fut  pourtant  qu'après 
la  mort  de  Dioscore,  au  bout  de  six  ans  de  captivité;  quant  à  Doro- 
thée, il  ne  fléchit  jamais. 

L'établissement  de  l'eutychianisme  en  Egypte,  d'où  il  ne  sortit 
plus,  fut  accompagné  de  catastrophes  bien  autrement  lamentables. 
Après  la  déposition  de  Dioscore,  le  concile  avait  eu  l'idée  de  lui 
choisir  directement  un  successeur  qu'on  enverrait  tout  ordonné  dans 
sa  métropole;  mais  le  caractère  bien  connu  des  habitans  d'Alexan- 
drie et  la  disposition  des  esprits  dans  cette  ville  turbulente  firent 
renoncer  bientôt  à  ce  projet  :  l'on  préféra  que  le  patriarche  fût 
nommé  sur  les  lieux.  En  conséquence,  les  quatre  évêques  égyptiens 
qui  s'étaient  séparés  de  Dioscore,  lors  de  la  première  séance  du 
concile,  pour  passer  du  côté  des  catholiques,  partirent  avant  la  fin 
de  la  session  avec  une  lettre  de  l'empereur  destinée  au  préfet  d'E- 
gypte. La  lettre  lui  recommandait  de  prêter  assistance  aux  quatre 
évêques  pour  faciliter  l'élection  d'un  archevêque  catholique.  «  Il 
fallait,  disait  l'empereur,  préparer  habilement  les  choses  et  prendre 
à  l'avance  toutes  précautions  pour  que  l'éveil  ne  fût  pas  donné  aux 
fauteurs  de  désordres  ainsi  qu'à  la  populace.  »  La  recommandation 
était  sage,  et  le  préfet  s'y  conforma;  mais,  une  réunion  des  nobles  et 
des  principaux  de  la  cité  ayant  eu  lieu  par  ses  soins,  ceux-ci  déclarè- 
rent qu'ils  ne  pouvaient  considérer  le  trône  épiscopal  comme  vacant 
■tant  que  Dioscore  vivrait,  et  que  par  conséquent  ils  ne  procéderaient 
à  aucune  élection  pour  le  remplacer.  Dioscore  en  efl'et,  malgré  ses 
vices  persoftnels  et  sa  tyrannie,  était  à  leurs  yeux  l'évêque  légitime 
auquel  Alexandrie  et  l'Egypte  restaient  d'autant  plus  dévouées  qu' 
semblait  un  martyr  des  doctrines  traditionnelles  de  son  église.  Gette 
première  tentative  ayant  échoué,  le  préfet  prit  mieux  ses  mesures 


522  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  une  seconde,  décidé  cette  fois  à  respecter  moins  religieusement 
la  coutume  et  les  droits  électoraux  des  habitans.  D'accord  avec  quel- 
ques notables  et  certains  clercs  influens,  il  réunit,  un  jour  donné, 
une  assemblée  électorale  entièrement  à  sa  discrétion;  on  produisit 
devant  elle  un  candidat  qu'elle  nomma,  et  que  les  quatre  évêques 
intronisèrent.  Ce  fut  l'œuvre  d'un  instant.  Le  candidat  était  un 
vieillard  nommé  Protérius,  archiprêtre  de  l'église,  et  qui  en  avait 
géré  les  affaires  pendant  l'absence  de  Dioscore.  Ces  fonctions  lui 
avaient  valu  sinon  l'amour,  du  moins  le  bon  vouloir  des  membres 
du  clergé  avec  lesquels  elles  le  mettaient  personnellement  en  rap- 
port; aussi  ne  s'éleva-t-il  de  leurs  rangs  aucune  protestation  vio- 
lente. Protérius  était  d'ailleurs  un  homme  digne  d'estime  et  un  zélé 
catholique. 

La  surprise  avait  donc  bien  réussi  jusque-là  en  mettant  les  op- 
posans  en  défaut;  mais  à  peine  Protérius  avait-il  reçu  l'imposition 
des  mains  et  coiffé  cette  tiare  adoptée  depuis  Cyrille  par  les  pa- 
triarches d'Alexandrie  à  l'instar  des  évêques  de  Rome,  qu'un  grand 
désordre  vint  troubler  la  cérémonie.  Le  peuple,  informé  de  ce  qui 
se  passait,  se  jeta  en  tumulte  sur  l'église,  puis  sur  la  demeure  des 
magistrats,  qui  recoururent  à  la  force  armée,  mais  la  sédition  s'ac- 
crut d'heure  en  heure.  Les  soldats,  d'abord  victorieux,  bientôt  re- 
poussés, se  retranchèrent  dans  l'ancien  temple  de  Sérapis  devenu 
l'église  de  Saint- Jean-Baptiste,  et  s'y  défendirent.  Les  séditieux  en 
firent  le  siège,  et,  ne  pouvant  forcer  les  portes,  mirent  le  feu  au 
bâtiment  :  les  assiégés  furent  tous  brûlés  vifs.  Le  châtiment  de  cette 
barbarie  ne  se  fit  pas  attendre.  L'empereur,  informé  de  tout,  sup- 
prima au  peuple  d'Alexandrie  les  distributions  gratuites  que  l'état 
lui  faisait  sur  le  produit  de  l'annone;  il  interdit  aussi  les  spectacles, 
ordonna  la  fermeture  des  thermes  paljlics,  et  suspendit  les  privi- 
lèges de  la  cité.  La  sédition  dès  lors  se  changea  en  révolte.  Les 
partisans  de  Dioscore  ayant  menacé  d'arrêter  les  blés  qu'on  diri- 
geait sur  Alexandrie  pour  l'alimentation  de  Constantinople,  Marcien 
prescrivit  qu'on  les  amènerait  dès  lors  à  Peiuse,  ce  qui  mit  la  fa- 
mine dans  Alexandrie.  Pour  l'exécution  de  ses  ordres,  l'empereur 
fut  obligé  d'augmenter  la  garnison  de  la  ville;  on  embarqua  préci- 
pitamment à  Constantinople  2,000  hommes  de  nouvelles  recrues, 
et  leur  traversée  s'opéra  par  un  vent  si  favorable  qu'en  six  jours, 
nous  dit  l'histoire,  cette  troupe  atteignit  le  port  d'Alexandrie;  tou- 
tefois cette  augmentation  de  forces  n'amena  qu'une  augmentation 
de  désordres.  Ces  nouveaux  soldats,  rudes  et  mal  façonnés  à  la  dis- 
cipline, se  conduisirent  envers  les  Alexandrins  avec  la  dernière  bru- 
talité. Ils  outragèrent  les  femmes  et  les  filles,  et  commirent  en  un 
mot  tous  les  excès  d'une  soldatesque  sans  frein.  Tout  le  monde 


LE   CONCILE    DE    CHALCEDOINE.  523 

alors  se  souleva,  et  la  guerre  devint  terrible.  Elle  céda  enfin  aux 
procédés  concilians  d'un  nouveau  gouverneur  envoyé  pour  rempla- 
cer l'ancien.  Florus,  tel  était  son  nom,  promit  de  faire  lever  l'inter- 
dit qui  pesait  sur  Alexandrie,  et,  par  des  concessions  prudemment 
ménagées,  obtint  le  rétablissement  de  la  paix.  Ce  fut  un  désarme- 
ment politique,  mais  non  une  pacification  religieuse.  Protérius  eut 
besoin  de  sévir  contre  son  clergé,  ses  moines  et  ses  suffragans, 
dont  il  déposa  les  plus  mutins  :  les  moines  surtout,  opposans  obs- 
tinés, éprouvèrent  ses  rigueurs.  La  haine  que  lui  portaient  les  eu- 
tychiens  menaçant  à  chaque  instant  sa  vie,  le  préfet  lui  donna  une 
garde  personnelle,  et  l'on  put  voir  dans  le  second  siège  de  l'Orient 
célébrer  les  saints  mystères  sous  la  protection  de  soldats  bien  sou- 
vent ariens  ou  païens. 

Tandis  que  ces  choses  se  passaient  en  Egypte,  la  Palestine  aussi 
se  révoltait,  et  l'on  eût  pu  croire  à  une  triste  éaiulation  de  désordre 
entre  Alexandrie  et  Jérusalem.  Nous  nous  arrêterons  avec  plus  de 
détails  sur  ces  derniers  événemens,  parce  qu'il  doit  y  figurer  un 
personnage  important  de  nos  récits,  l'impératrice  Eiidocie,  que 
nous  rencontrons  toujours  en  opposition,  pour  tout  ce  qui  touche  le 
plus  le  cœur  d'une  femme,  la  religion  et  l'amour,  avec  celle  qu'elle 
appelait  sa  sœur,  et  qui  l'avait  élevée  sur  un  des  deux  trônes  de 
l'univers. 

La  Palestine,  province  essentiellement  monastique  et  peuplée  de 
couvons  et  d'ermitages  dans  ses  déserts  comme  dans  ses  villes, 
n'avait  pas  été  la  dernière  à  se  précipiter  dans  le  mouvement  euty- 
chien.  Dès  le  premier  concile  d'Éphèse,  elle  s'était  déclarée  contre 
Nestorins,  qui  lui  semblait  l'antechrist,  et  contre  ses  partisans,  dans 
lesquels  elle  voyait  les  maudits  de  l'Apocalypse  marqués  du  sceau 
de  la  bête.  Au  deuxième  concile  d'Éphèse,  elle  avait  suivi  Dioscore, 
et  elle  accueillit  la  condamnation  de  ce  patriarche  comme  une  ré- 
surrection du  nestorianisme.  Tous  les  bruits  qui  arrivaient  du  con- 
cile de  Ghalcédoine,  —  et  ils  venaient  presque  tous  par  des  moines 
voyageurs,  —  entretenaient  la  Palestine  dans  l'idée  que  cette  as- 
semblée était  nestorienne,  le  pape  Léon  et  ses  légats  nestoriens, 
l'empereur  enfin  et  sa  compagne  Pulchérie  des  nestoriens  déclarés. 
L'impératrice  Eudocie,  retirée  à  Jérusalem  depuis  la  mort  de  Théo- 
dose, partageait  à  bien  des  égards  le  préjugé  public.  Elle  savait 
par  expérience  combien  sa  belle-sœur  était  l'ennemie  d'Eutychès 
et  de  cette  doctrine,  qu'elle-même  au  contraire  avait  constam- 
ment favorisée.  Les  deux  Augusta  s'étaient  fait  à  ce  sujet  une  guerre 
très  vive  lors  du  procès  de  l'archimandrite  à  Constantinople  et  de 
son  triomphe  au  brigandage  d'Éphèse.  Tout  prédisposait  donc  la 
veuve  de  Théodose  à  embrasser  le  parti  d'opposition  au  concile,  et 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  le  fit  avec  la  passion  qu'elle  mettait  partout.  Athénaïs  menait 
d'ailleurs  dans  la  sainte  cité  de  Jérusalem  une  vie  consacrée  aux 
bonnes  œuvres  publiques  ou  privées.  Elle  avait  achevé  la  recon- 
struction et  l'agrandissement  de  l'enceinte  de  la  ville  entreprise  par 
elle  lors  de  son  premier  séjour;  nombre  de  monastères  et  d'hôpitaux 
lui  devaient  leur  fondation,  et  ses  libéralités  allaient  chercher  les 
ermites  du  désert  jusque  dans  les  solitudes  les  plus  reculées.  Elle 
avait  élevé  de  ses  deniers,  à  l'endroit  où  le  premier  martyr  Etienne 
avait  été  lapidé,  une  magnifique  église  en  son  honneur,  prenant 
soin  d'y  marquer  elle-même  sa  sépulture,  comme  si  elle  n'eût 
voulu  pour  ses  restes  mortels  d'autre  patrie  que  Jérusalem.  Les 
bonnes  œuvres  d'Eudocîe  portaient  un  cachet  de  grandeur  vraiment 
impérial  qui  frappait  l'imagination,  en  môme  temps  qu'elles  lui  atti- 
raient la  reconnaissance  des  peuples.  Elle  était  la  mère  des  pauvres 
et  la  reine  d'une  province  où  elle  faisait  le  bien  en  souveraine.  On 
l'aimait  jusqu'à  l'adoration,  et  l'on  disait  que  le  roi-prophète  l'a- 
vait annoncée  à  sa  ville  favorite  lorsqu'il  s'écriait  dans  un  de  ses 
psaumes  :  «  0  Seigneur,  comble  de  biens  Sion  par  ta  bonne  volonté, 
et  que  les  murailles  de  Jérusalem  soient  reconstruites.  «  Or  le  mot 
qui  signifiait  dans  la  traduction  grecque  bonne  volonté  ou  bienveil- 
lance, eiidocîo,  était  le  nom  même  de  l'impératrice  Eudocie;  pour 
beaucoup  de  gens  enthousiastes,  cette  concordance  fortuite  de  mots 
cachait  un  sens  prophétique.  En  fait  de  flatteries,  on  l'avouera, 
celle-ci  en  valait  bien  une  autre. 

La  Palestine  comptait  alors  parmi  ses  moines  un  homme  actif, 
audacieux,  prêt  à  tout,  intelligent  d'ailleurs,  et  qui  avait  acquis  par 
la  lecture  assidue  des  auteurs  ecclésiastiques  la  réputation  d'un  sa- 
vant; il  se  nomiUiait  Théodosius.  La  science  chez  ce  moine  était  su- 
bordonnée au  fanatisme,  et  il  étudiait  moins  pour  le  bonheur  de 
découvrir  la  vérité  que  par  désir  de  la  trouver  dans  l'hérésie  d'Eu- 
tychès.  Il  cherchait  surtout  des  textes  des  pères  qui  appuyassent  sa 
doctrine  de  prédilection,  même  il  en  fabriquait  au  besoin.  On  l'accu- 
sait par  exemple  d'avoir  altéré,  dans  les  copies  qu'il  en  répandait, 
plusieurs  des  ouvrages  de  Cyrille  qui  cependant  prêtaient  assez  aux 
opinions  eutychiennes  pour  qu'on  s'épargnât  la  peine  de  les  falsifier. 
De  bonne  heure,  cet  homme  s'était  montré  grand  fauteur  d'intrigues, 
de  mensonges,  de  bruits  calomnieux  pouvant  produire  des  troubles; 
toujours  en  guerre  avec  ses  supérieurs,  dont  il  cherchait  à  ébranler 
l'autorité,  il  semait  autour  de  lui  la  discorde  pour  en  profiter  dans 
l'occasion.  11  ne  fut  pas  toujours  heureux  dans  ses  tentatives.  Chassé 
de  son  couvent  de  Palestine  pour  diffamation  envers  son  évêque,  à 
ce  qu'on  peut  croire,  il  se  réfugia  en  Egypte;  étant  venu  dans  la 
ville  d'Alexandrie,  il  eut  l'audace  d'attaquer  Dioscore.  Mal  lui  en 


LE    CONCILE    DE    CHALCÉDUINE.  525 

prit;  le  patriarche,  peu  patient,  le  fît  fouetter  en  place  publique  et 
promener  par  les  rues  sur  un  chameau  comme  un  malfaiteur.  Le 
moine  et  l'archevêque  devaient  se  retrouver  un  jour  en  face  l'un  de 
l'autre  à  Ghalcédoine;  mais  Théodosius  ne  garda  pas  rancune  à  un 
homme  encore  plus  brouillon  que  lui,  et  qui  d'ailleurs  était  le  chef 
du  parti  qu'il  allait  soutenir.  On  le  voit  dès  les  préliminaires  du  con- 
cile se  rendre  à  Nicée  avec  une  troupe  de  moines  palestins  séduits 
par  sa  faconde,  puis  de  Nicée  à  Ghalcédoine,  où  il  se  signala  parmi 
les  plus  fanatiques  eutychiens;  il  causa  même  par  ses  déclamations 
inconsidérées  quelque  trouble  soit  dans  le  concile,  soit  autour  du 
concile. 

Il  n'attendit  pas  la  clôture  de  la  session  pour  partir,  impatient  de 
regagner  Jérusalem,  où  il  espérait  bien  se  mettre  en  scène  d'une 
façon  brillante.  Ses  compagnons,  les  moines  palestins,  partirent 
avec  lui.  Tout  le  long  du  chemin,  il  répandait  les  nouvelles  les  plus 
alarmantes  pour  la  foi  orthodoxe.  «  La  foi  est  perdue,  disait-il,  et 
nous  fuyons  avec  horreur  un  concile  qui  ordonne  de  reconnaître 
deux  fils  de  Dieu,  deux  Christs,  deux  hypostases  du  Verbe  qu'on 
serait  tenu  d'adorer.  »  Il  propageait  probablement  aussi  une  tra- 
duction grecque  de  la  lettre  du  pape  Léon  k  Flavien  où  les  expres- 
sions relatives  aux  deux  natures  avaient  été  altérées  dans  un  sens 
nestorien,  fausse  traduction  que  le  pape  désavoua  plus  tard,  mais 
avec  laquelle  on  lui  faisait  la  guerre  en  Palestine  et  en  Egypte. 
L'émotion  était  grande  dans  tous  les  lieux  où  cette  troupe  passait. 
A  Jérusalem,  Théodosius,  s'emparant  de  l'église  de  la  Résurrection, 
y  tint  des  prêches  où  il  attaquait  violemment  le  concile  et  dénonçait 
l'évêque  Juvénal,  resté  à  Ghalcédoine,  comme  un  hérétique  et  un 
apostat.  «  Comment,  disait-il,  Juvénal,  assesseur  de  Dioscore  à 
Éphèse,  avait-il  pu  trahir  sou  métropolitain  à  Ghalcédoine?  Il  fallait 
lui  demander  compte  d'un  pareil  acte  dès  son  retour,  et,  s'il  ne  se 
rétractait  pas  solennellement,  le  chasser  de  son  siégé.  »  Non  con- 
tent d'attaquer  de  la  sorte  et  son  évêque  et  le  concile,  Théodosius 
accusait  encore  l'empereur  et  l'impératrice  Pulchérie  de  vouloir 
étouffer  la  vraie  foi.  Sa  conclusion  était  qu'on  anathématisât  l'as- 
semblée de  Ghalcédoine,  ainsi  que  le  pape,  et  qu'on  résistât  jus- 
qu'au martyre  aux  ordres  du  gouvernement,  s'il  rendait  obligatoire 
la  définition  de  Ghalcédoine  sur  l'incarnation.  A  ces  discours  d'op- 
posant, il  joignait  quelques  expositions  dogmatiques  marquées  au 
coin  de  l'eutychianisme  le  plus  pur.  Il  prétendait  par  exemple  que 
Jésus-Christ  n'avait  point  eu  de  chair  véritable  et  semblable  à  la 
nôtre,  et  que  l'essence  même  du  Verbe  avait  souffert  la  croix  et  la 
mort.  Une  telle  doctrine  fit  donner  à  ce  sectaire  et  à  ses  partisans  le 
nom  de  phanlasmaliques,  puisqu'elle  réduisait  le  corps  de  Jésus- 
Christ  à  n'être  qu'une  illusion  ou  un  simple  fantôme. 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Entraînée  par  ses  sentimens  euty chiens,  Eudocie  embrassa  ou- 
vertement le  parti  des  agitateurs;  elle  mit  à  leur  service  tout  ce 
qu'elle  possédait  d'influence  en  Palestine  et  tout  ce  qu'elle  avait  de 
passion  dans  le  cœur.  Elle  prit  avec  Théodosius  le  commandement 
d'une  insurrection  qui,  de  religieuse  qu'elle  était  d'abord,  devint 
bientôt  politique.  L'histoire  nous  dit  qu'elle  fit  appel  à  tous  les  mo- 
nastères qu'elle  entretenait,  à  tous  les  anachorètes  qui  vivaient  de 
ses  libéralités  dans  les  environs  de  Jérusalem.  Ils  accoururent  du  fond 
de  leu!  ^  cloîtres  et  de  leurs  cavernes  comme  une  armée  de  cliens  ou 
de  vassaux,  les  uns  par  reconnaissance,  les  autres  par  orgueil,  fiers 
de  servir  sous  un  si  haut  patronage.  Les  documens  contemporains 
réduisent  à  un  très  petit  nombre  les  archimandrites  en  renom  qui 
surent  résister  aux  séductions,  et  encore  quelques-uns  commencè- 
rent-ils par  s'égarer  avant  de  revenir  au  droit  chemin.  Ces  bandes 
d'anachorètes,  ces  moines  de  tout  habit  et  de  toute  provenance  se 
concentrèrent  à  Jérusalem ,  qui  ressembla  bientôt  à  un  camp  mo- 
nastique où  des  milices  créées  pour  prier  Dieu  en  paix  vinrent 
s'exercer  à  la  guerre  sainte.  La  ville  elle-même  était  divisée  d'opi- 
nions, et  dans  les  derniers  rangs  du  peuple  l'instinct  du  pillage 
donnait  la  main  au  fanatisme.  L'absence  de  toute  force  publique 
ajoutait  aux  causes  de  désoi'dre  un  aiguillon  puissant.  Le  comte  Do- 
rothéus,  gouverneur  de  la  province,  était  en  ce  moment  sur  les 
confins  du  pays  de  Moab  en  pleine  expédition  contre  les  barbares; 
Jérusalem,  dégarnie  de  troupes,  à  la  merci  d'un  coup  de  main,  pou- 
vait devenir  la  proie  facile  du  plus  audacieux. 

Telle  était  la  situation  d'/Elia  Gapitolina  (nom  civil  de  Jérusalem 
depuis  sa  reconstruction  par  Adrien),  lorsque  Juvénal,  inquiet  des 
bruits  qui  lui  arrivaient  de  sa  ville  épiscopale,  se  hâta  d'y  re- 
tourner, abandonnant  Chalcédoine  et  le  concile.  11  y  trouva  toutes 
choses  plus  bouleversées  encore  qu'il  ne  le  craignait.  A  son  entrée 
dans  l'église  de  la  Résurrection,  il  se  vit  entouré  d'un  clergé  timide 
ou  malveillant,  de  moines  à  l'aspect  sinistre,  et  d'une  foule  d'ha- 
bitans  dont  l'attitude  n'était  pas  faite  pour  le  rassurer  davantage. 
On  le  somma  de  rétracter  ce  qu'il  avait  fait  à  Chalcédoine  et  d'ana- 
thématiser  les  décrets  qu'il  y  avait  souscrits.  Il  résista,  voulut  se 
défendre  et  justifier  le  concile;  mais  Théodosius  appuyait  ses  atta- 
ques de  faux  documens  «  dont  le  diable  seul  pouvait  être  l'auteur,  » 
disaient  les  catholiques,  tant  ils  contenaient  d'impostures  et  de 
perfidies.  Juvénal  ne  put  répondre,  ou  plutôt  on  refusa  de  l'écouter. 
Sa  vie  fut  menacée,  et  ce  n'est  qu'à  grand'peine  qu'il  put  s'échap- 
per de  l'église  pour  gagner  une  retraite  sûre  où  il  se  cacha.  Théo- 
dosius envoya  un  assassin  pour  le  découvrir,  et,  comme  l'assassin 
manqua  son  coup,  le  moine  déchaîna  sa  colère  sur  l'évêque  de  Scy- 
thopolis,  Sévérianus,  qu'il  fit  massacrer.  Les  persécutions  dès  lors 


LE    CONCILE    DE    CHALGÉDOLNE.  527 

commencèrent.  Les  évêques  qui  repoussaient  la  communion  des 
moines  furent  emprisonnés  ou  cherclièrent  à  fuir.  Théodosius,  au 
milieu  de  ce  désarroi,  déclara  le  siège  de  Jéruisalem  vacant,  et  s'y 
fit  introniser  par  des  évêques  venus  du  dehors.  De  Jérusalem,  l'in- 
surrection gagna  de  proche  en  proche  toute  la  province,  l'intrus  se 
mit  à  ordonner  un  grand  nombre  de  clercs  et  jusqu'à  des  évêques. 
Il  les  expédiait  dans  les  trois  subdivisions  de  la  Palestine  pour  y  rem- 
placer les  évêques  restés  au  concile  ou  ceux-là  qui  refusaient  sa 
communion.  Ce  fut  un  bouleversement  général  dans  l'église. 

De  l'église,  la  révolution  s'étendit  à  l'ordre  civil.  Ce  roi  des 
moines  eut  son  gouvernement  qui  mit  hors  la  loi  les  magistrats  lé- 
gitimes, la  persécution  fut  ouverte  dans  la  ville  contre  ceux  qui  ne 
reconnaissaient  pas  l'autorité  religieuse  de  l'intrus.  On  flagella  les 
uns,  on  ôta  les  biens  aux  autres,  pillant  et  brûlant  sans  pitié  leurs 
maisons.  De  nobles  matrones  se  virent  l'objet  d'indignes  outrages. 
Les  prisons  furent  ouvertes  et  les  criminels  mis  en  liberté.  Les  ci- 
toyens étaient  contraints  d'anathématiser  le  concile  de  Chalcédoine 
et  le  pape  Léon.  Un  diacre  nommé  Athanase,  outré  de  tant  de  ty- 
rannie, dit  un  jour  à  Théodosius  en  plein  chœur  de  son  église,  et 
pendant  qu'il  siégeait  sur  le  trône  épiscopal  :  «  Cesse  de  faire  la 
guerre  au  Christ  et  de  disperser  son  troupeau,  et  apprends,  si  tu  ne 
le  sais  pas,  que  notre  fidélité  à  notre  vrai  pasteur  est  inébranlable. 
Tu  ne  seras  jamais  pour  nous  qu'un  étranger.  »  Ce  diacre  parlait 
encore  lorsque,  sur  un  signe  du  faux  évêque,  des  gens  armés  s'em- 
parent de  lui,  le  traînent  hors  de  l'église  et  lui  coupent  la  tète.  Son 
corps  est  aussitôt  traîné  par  un  pied  dans  toute  la  ville  et  jeté  en 
pâture  aux  chiens.  L'église  honora  sa  mémoire  comme  celle  d'un 
martyr. 

Tandis  que  Jérusalem  était  courbée  sans  défense  sous  cette  hon- 
teuse tyrannie,  le  gouverneur  Dorothéus  mettait  en  fuite  les  tribus 
barbares  qui  avaient  envahi  Moab,  et  ramenait  ses  troupes  dans  la 
ville;  mais  il  en  trouva  les  portes  fermées  et  les  murailles  garnies 
de  gens  sous  les  armes  que  l'histoire  appelle  les  satellites  de  Théo- 
dosius et  d'Eudocie.  Il  essaya  de  parlementer  et  reconnut  que  l'af- 
faire était  sérieuse;  les  habitans,  qui  se  voyaient  compromis  et  crai- 
gnaient un  dernier  effort  des  brigands,  lui  déclarèrent  qu'ils  ne  le 
recevraient  point,  s'il  ne  s'engageait  à  respecter  ce  qu'avaient  consti- 
tué en  son  absence  «  l'ordre  entier  des  moines  et  tout  le  peuple  de  Jé- 
rusalem. »  C'était,  paraît-il,  le  nom  qu'avait  pris  le  nouveau  gouver- 
nement. Plutôt  que  de  faire  une  entrée  sanglante  et  de  livrer  assaut 
à  la  ville  sainte,  Dorothéus  capitula  et  se  soumit  en  attendant  les  com- 
mandemens  de  l'empereur.  Les  troupes  pénétrèrent  donc  sans  coup 
férir,  mais  non  pas  cependant  sans  exercer  quelques  vexations  sur 


5*28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  garnison  indisciplinée  avec  laquelle  il  leur  avait  fallu  traiter. 
Les  gens  de  guerre  reçurent  des  logis  dans  les  couvens,  et  les  cloî- 
tres furent  transformés  en  écuries  pour  les  chevaux  :  les  moines  eu- 
rent beau  murmurer  et  se  plaindre ,  Dorothéus  les  laissa  crier, 
trouvant  qu'il  avait  déjà  beaucoup  fait  en  épargnant  leur  vie.  Ils 
furent  réduits  à  réclamer  auprès  de  l'impératrice  Pulchérie,  qu'ils 
regardaient  comme  l'auteur  principal  de  leur  défaite.  Juvénal,  pro- 
fitant de  ce  changement  de  face  dans  les  affaires,  s'était  sauvé  de 
la  ville,  et,  gagnant  en  toute  hâte  Constantinople,  il  mit  Pulchérie 
et  Marcien  au  courant  de  ce  qui  s'était  passé  et  de  ce  qui  se  passait 
encore,  car  l'usurpateur  de  son  siège  l'occupait  toujours  en  vertu 
de  la  convention.  Il  s'y  maintint  même  pendant  vingt  mois. 

Marcien  reçut  donc  presque  à  la  fois  le  rapport  verbal  de  l'évêque 
Juvénal,  le  rapport  écrit  du  gouverneur  et  la  requête  que  les 
moines  palestins  adressaient  à  Pulchérie.  Cette  requête  était  conçue 
en  termes  hautains,  presque  insolens,  et  convenait  moins  à  des  sup- 
plians  qu'à  des  séditieux  opiniâtres.  Ils  s'y  plaignaient  amèrement 
des  mauvais  traitemens  qu'il  leur  fallait  subir,  hi  gouverneur,  di- 
saient-ils, transformait  leurs  monastères  en  cantopnemens  pour  ses 
soldats,  sans  crainte  de  troubler  la  paix  de  leurs  oratoires;  il  osait 
même  changer  leurs  saints  cloîtres  en  écuries  pour  les  chevaux.  Ils 
s'y  disculpaient  de  toute  responsabilité  dans  les  désordres  dont  la 
ville  avait  souffert,  les  attribuant  aux  habitans  eux-mêmes  et  à 
quelques  étrangers  qui  se  conduisaient  en  maîtres  dans  la  ville. 
Cela  posé,  les  requérans  se  mettaient  à  disserter  sur  les  dogmes, 
disant  que  l'expression  de  deux  natures  en  la  personne  de  Jésus- 
Christ  les  avait  troublés  et  épouvantés,  et  qu'il  fallait  bien  se  dé- 
fendre de  parler  de  la  nature  de  Dieu.  Quant  à  eux,  ajoutaient- 
ils,  jamais  ils  ne  reconnaîtraient  un  concile  qui  obligeait  de  croire 
à  deux  Christs,  deux  fils,  deux  personnes  du  Verbe  divin,  et  tout 
en  accusant  le  concile  ils  jetaient  des  soupçons  d'hérésie  sur  la 
croyance  des  deux  Augustes.  Irrité  de  l'inconvenance  de  la  requête, 
Marcien  voulait  en  châtier  exemplairement  les  auteurs;  Juvénal 
s'entremit  pour  l'apaiser,  sachant  que  la  disposition  des  esprits 
en  Palestine  exigeait,  dans  l'intérêt  de  la  paix,  plus  de  ménage- 
ment que  de  rigueur.  Marcien  finit  par  comprendre  et  céda;  mais 
il  écrivit  à  ces  moines  une  grande  lettre  que  nous  avons  encore,  où 
la  douceur  du  fond  est  suffisamment  compensée  par  la  sévérité  du 
langage.  «  Il  voulait  bien  leur  pardonner,  disait-il,  à  la  condition 
qu'ils  se  tiendraient  renfermés  chez  eux,  livrés  à  la  prière  et  soumis 
aux  évêques,  et  renonceraient  à  l'avenir  à  toute  discussion  sur  les 
doctrines.  »  Quant  aux  crimes  dont  les  requérans  prétendent  se 
justifier,  il  leur  répond  qu'il  a  été  informé  de  tout  par  des  actes  au- 


LE    CONCILE    DE    CHALGÉDOINE.  529 

thentiques,  et  leur  expose  en  termes  énergiques  leurs  propres  vio- 
lences, (c  Et  ces  choses,  ajoute-t-il,  vous  ne  les  avez  pas  faites  pour 
défendre  la  foi,  mais  pour  usurper  des  fonctions  dont  vous  êtes  tout 
à  fait  indignes.  Yous  rendrez  compte  de  votre  impiété  et  de  vos 
méfaits  à  Jésus-Christ,  notre  sauveur,  qui  certes  ne  les  laissera  pas 
impunis.  Pour  nous,  il  nous  répugne  de  sévir  contre  des  moines. 
Nous  avons  seulement  donné  ordre  de  maintenir  la  ville  de  Jéru- 
salem, de  la  pacifier,  et  de  châtier  ceux  qui  se  trouveront  coupables 
d'incendies  ou  de  meurtres.  Vous  dites  encore  que  l'expression  de 
deux  natures  vous  a  troublés  comme  étant  chose  absolument  nou- 
velle; mais  de  quoi  donc  vous  mêlez- vous?  Sachez  le  bien,  il  ne 
vous  appartient  pas  d'examiner  des  questions  que  vous  êtes  inca- 
pables de  comprendre.  »  Et  par  une  condescendance  singulière  de 
la  part  d'un  empereur,  Marcien  va  jusqu'à  leur  expliquer  le  sens 
du  miOt  deux  natures  et  rendre  ainsi  raison  de  sa  foi.  Le  rescrit  du 
prince  se  terminait  par  ces  paroles,  que  malheureusement  les  actes 
démentirent  :  «  nous  n'avons  ordonné  de  forcer  personne  à  signer 
ou  à  consentir  contre  son  gré;  nous  ne  voulons  pas  attirer  dans  les 
voies  de  la  vérité  par  les  menaces  ou  par  la  violence.  » 

Cette  lettre  est  assurément  étrange;  elle  montre  une  fois  de  plus 
encore  à  quel  point  les  exigences  religieuses  pesaient  sur  ces  au- 
tocrates du  monde  romain,  si  absolus  en  politique.  Qui  ne  verrait 
sans  surprise  ce  vieux  soldat,  devant  lequel  Attila  reculait,  donner 
des  explications  théologiques  à  des  moines  ignorans,  dissiper  les 
bruits  calomnieux,  et  d'un  soin  jaloux  venger  son  orthodoxie  qu'un 
autre  moine  avait  osé  contester?  Pulchérie  voulut  répondre  à  son 
tour  pour  se  dégager  elle-même  de  l'inculpation  d'hérésie,  en  même 
temps  que  le  «  très  sacré  et  très  pieux  empereur,  époux  de  sa  sé- 
rénité. »  Sa  lettre  est  un  résumé  de  celle  du  prince.  Elle  écrivit 
aussi  à  l'abbesse  d'un  des  couvens  de  Jérusalem,  appelée  Bassa, 
car  les  religieuses  n'étaient  pas  en  reste  sur  les  moines  en  fait 
d'opposition  au  concile  de  Chalcédoine,  et  plus  d'un  monastère  de 
femmes  était  entré  en  révolte.  Pulchérie  fait  à  Bassa  une  ample 
déclaration  de  sa  foi  et  la  prie  d'être  son  avocate  auprès  de  toutes 
((  les  femmes  consacrées  »  qu'auraient  pu  influencer  les  men- 
songes de  Théodosius.  Bassa  voyait  familièrement  Eudocie,  et  à 
l'instigation  de  Pulchérie  peut-être  cherchait -elle  à  la  ramener 
au  giron  de  la  foi  catholique  ;  ses  efforts  n'obtinrent  pas  un  grand 
succès. 

Les  instructions  de  l'empereur  Marcien  à  Dorothéus  recomman- 
dèrent la  douceur  dans  la  répression,  et  la  révolte  fut  étouffée  sans 
effusion  de  sang.  Les  moines  virent  cesser  les  casernemens  de  troupes 
et  de  chevaux  dans  leurs  couvens;  les  étrangers  furent  renvoyés 

TOME  >xviii.  —  1872.  3i 


530  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  leurs  domiciles,  et  toutes  choses  rentrèrent  à  peu  près  dans 
l'ordre;  mais  le  bouleversement  avait  été  long  et  désastreux.  Théo- 
dosius,  voyant  la  paix  renaître,  avait  prudemment  quitté  Jérusalem; 
quand  il  sut  que  Marcien  l'exceptait  de  l'amnistie,  ainsi  que  ses 
principaux  complices,  il  s'enfuit  avec  eux  au  couvent  du  Sinaï  pour 
y  trouver  un  asile.  L'empereur  écrivit  aux  archimandrites  des  cou- 
vens  de  la  sainte  montagne  qu'ils  eussent  à  lui  livrer  ce  scélérat 
couvert  de  crimes.  Les  archimandrites  répondirent  que  toutes  re- 
cherches pour  trouver  Théodosius  avaient  été  vaines,  qu'il  errait  pro- 
bablement, on  ne  savait  où,  dans  les  cavernes  et  les  forêts,  parmi 
les  bêtes  sauvages.  Il  était  aisé  de  deviner  que  l'homme  traqué  si 
soigneusement  vivait  tranquille  parmi  ses  frères  du  Sinaï,  euty- 
chiens  comme  lui,  sous  l'inviolabilité  d'une  foi  commune. 

Au  reste,  l'autorité  de  cet  intrus  avait  depuis  longtemps  cessé 
dans  Jérusalem,  où  les  excès  de  sa  tyrannie  lui  avaient  aliéné  tous 
les  cœurs  honnêtes.  Eudocie  était  bientôt  revenue  de  son  aveugle- 
ment. Honteuse  d'avoir  patronné  ce  misérable  et  ses  complices,  elle 
se  retira  de  la  scène  des  événemens,  où  de  bonne  heure  son  nom 
n'est  plus  prononcé.  Pulchérie  essaya  de  la  ramener  à  la  foi  catho- 
lique, par  Bassa  sans  doute,  puis,  et  plus  sûrement,  par  sa  fille  et 
ses  petites-filles,  l'impératrice  et  les  princesses  d'Occident,  qui  lui 
écrivirent  de  Ravenne  à  la  sollicitation  de  leur  tante;  mais  elle 
n'osa  jamais  s'adresser  directement  à  elle.  Prières,  supplications, 
conseils,  Athénaïs  rejeta  tout,  ne  voulant  pas  se  donner  le  lôle  d'une 
criminelle  repentante  devant  cet  empire  qu'elle  avait  gouverné  pen- 
dant vingt  ans.  Le  malheur  seul  pouvait  courber  sous  sa  verge  de 
fer  l'orgueilleuse  fille  de  Léontius. 

Pulchérie  mourut  l'année  suivante,  Zi53.  Sa  mort  ne  fut  marquée 
par  aucune  circonstance  extraordinaire;  elle  s'éteignit  paisible- 
ment à  Constantinople  dans  la  cinquante-quatrième  année  de  son 
âge,  et  son  corps  alla  rejoindre  ceux  de  sa  famille  dans  la  basilique 
des  Apôtres.  Elle  laissa  de  longs  regrets  après  elle,  quoique  sa 
tâche  principale  fût  depuis  longtemps  achevée.  Souveraine  politi- 
que, elle  avait  dirigé  l'empire  avec  sagesse;  souveraine  religieuse, 
elle  avait  comlmttu  et  triomphé  pour  l'orthodoxie.  Placée  par  sa 
rare  fortune  en  face  des  deux  adversaires  les  plus  redoutables 
qu'eût  rencontrés  la  foi  depuis  Arius,  adversaires  opposés  entre  eux, 
mais  unis  pour  ébranler  l'édifice  de  la  rédemption  dans  sa  double 
assise,  l'humanité  du  Christ  et  sa  divinité,  elle  les  avait  tous  les 
deux  attaqués  et  terrassés  tous  les  deux.  C'est  la  gloire  que  lui  at- 
tribua la  chrétienté  dans  sa  représentation  la  plus  élevée,  et  l'on 
peut  dire  que  cette  petite-fille  de  Théodose  eut  pour  flatteurs  et  des 
conciles  et  des  papes.  L'église,  après  avoir  glorifié  sa  vie,  honora  sa 


LE    CONCILE   DE    CHALCÉDOINE.  531 

mémoire  :  le  nom  de  Pulchérie  fut  inscrit  sur  le  catalogue  des  saints, 
ce  livre  d'or  du  christianisme. 


V. 

La  tourmente  qui  emportait  l'empire  romain  emporta  du  même 
coup  la  famille  de  Théodose,  le  dernier  des  grands  empereurs.  Sa 
branche  orientale  venait  de  s'éteindre  de  mort  naturelle  avec  Pul- 
chérie :  les  vices  de  Valentinien  III  amenèrent  la  fin  de  la  branche 
d'Occident.  Livré  à  des  passions  brutales,  le  fils  de  Placidie,  digne 
frère  d'Honoria,  s'était  épris  de  la  femme  du  sénateur  Maxime  et 
lui  fit  violence  :  Maxime  le  tua,  s'empara  de  la  pourpre,  et,  pour 
comble  d'outrage,  força  la  veuve  de  Valentinien,  Eudoxie,  à  l'épou- 
ser. Mais  celle-ci  méditait  une  vengeance  plus  grande  encore,  puis- 
qu'elle devait  retomber  sur  l'empire  :  elle  appela  Genséric  à  son 
aide,  lui  livra  Rome  et  partit  elle-même  avec  ses  deux  filles,  toutes 
trois  captives  des  Vandales.  Quand  ces  nouvelles  arrivèrent  à  l'im- 
pératrice Eudocie  dans  son  palais  de  Jérusalem,  elle  resta  comme 
anéantie  :  son  orgueil  fléchit  sous  cette  fatalité  de  crimes  et  de  mal- 
heurs, et  elle  s'accusa  d'avoir  allumé  par  ses  fautes  la  colère  de 
Dieu  qui  s'appesantissait  si  cruellement  sur  toute  sa  postérité.  Pleine 
d'angoisse  et  de  trouble,  elle  envoya  le  chorévêque  de  Jérusalem, 
Anastasius,  consulter  en  son  nom  un  saint  personnage  qui  était  le 
conseiller  ordinaire  des  rois  et  des  peuples  dans  leurs  calamités, 
pour  savoir  de  lui  comment  elle  pourrait  détourner  ce  courroux 
suspendu  sur  elle  et  sur  les  siens.  Le  saint  personnage  s'appelait 
Siméon,  et  on  l'avait  surnommé  le  Stylile,  parce  qu'il  habitait  au- 
dessus  d'une  colonne  ou  style  à  quinze  lieues  environ  de  la  ville 
d'Antioche. 

Siméon  avait  été  autrefois  pâtre  dans  les  vallées  du  mont  Ama- 
nus,  puis,  saisi  d'une  passion  inextinguible  de  solitude  et  d'austé- 
rités, il  était  allé  s'enterrer  tout  jtune  encore  dans  un  couvent  de 
cénobites.  Là,  sa  passion  ne  fut  point  satisfaite;  la  vie  y  était  trop 
douce  à  son  gré,  et  les  rigueurs  qu'il  s'imposait  contrairement  à  la 
règle  de  la  maison  lui  ayant  valu  le  blâme  de  son  supérieur,  il  quitta 
le  monastère  et  courut  vivre  en  anachorète  sur  le  sommet  d'une 
montagne.  Il  y  mena  un  régime  si  étrange  et  soumit  son  corps  à 
de  telles  tortures  qu'il  ne  fut  bientôt  plus  question  dans  la  contrée 
que  de  l'anachorète  du  mont  Télanisse;  c'était  la  montagne  qu'il 
habitait.  L'enclos  de  terre  sèche  dans  lequel  il  s'était  enfermé  ga- 
rantissait à  peine  Siméon  de  la  foule  des  curieux  accourus  pour 
l'admirer,  toucher  comme  une  relique  le  vêtement  de  peau  qui  le 
couvrait,  et  se  recommander  à  ses  prières.  Désireux  d'échapper  à 


532  REVU£  DES  DEUX  MONDES, 

cette  admiration  incommode,  l'anachojète  se  fit  conslruire  au  mi- 
lieu de  son  enclos  un  énorme  pilier  de  trente-six  coudées  de  haut  et 
de  deux  coudées  de  diamètre,  environ  trois  de  nos  pieds  en  lar- 
geur. Au-dessus  il  plaça  une  cellule  sans  toit,  ouverte  à  toutes  les 
intempéries  des  saisons,  à  l'ardeur  torride  du  soleil  comme  aux 
orages  et  au  froid.  L'espace  qui  formait  le  plancher  de  la  cellule 
étant  trop  étroit  pour  qu'on  pût  s'y  étendre  tout  de  son  long,  Si- 
méon  dormait  debout,  le  dos  appuyé  contre  un  poteau  auquel  il 
s'attachait  lui-même  avec  une  corde  pour  ne  point  choir.  Un  jour 
les  vents  enlevèrent  la  porte,  ainsi  qu'une  partie  des  murs  delà  cel- 
lule, et  on  put  depuis  lors  l'apercevoir  de  la  campagne  courbé  jour  et 
nuit  sur  lui-même  et  les  bras  levés  vers  le  ciel.  Le  peu  de  nourriture 
que  l'anachorète  acceptait  de  la  charité  publique  lui  était  porté  au 
moyen  d'une  échelle  qu'il  faisait  enlever  ensuite  pour  rester  dans  un_. 
isolement  complet  de  la  terre  et,  comme  il  le  supposait,  plus  près  de 
Dieu.  C'était  aussi  par  cette  échelle  que  les  rares  consultans  qu'il 
daignait  recevoir  et  entendre  parvenaient  à  sa  cellule.  Beaucoup 
sollicitaient  cet  honneur,  peu  l'obtenaient,  et  les  fouies  qui  s'a- 
massaient au-dessous  de  sa  colonne  devaient  se  contenter  de  quel- 
ques exhortations  données  d'en  haut  et  de  sa  bénédiction.  Les  plus 
grands  personnages  se  déguisaient  parfois  pour  l'approcher,  témoin 
l'empereur  Marcien,  à  ce  qu'on  prétend.  Les  barbares  en  faisaient 
autant,  et  l'on  rapporte  qu'un  phylarqiie  sarrasin  qui  n'avait  point 
d'enfans  dut  à  ses  prières  la  fécondité  de  sa  femme  favorite.  Une 
multitude  de  Persans,  d'Éthiopiens,  d'Arabes,  accouraient  chaque 
jour  pour  le  contempler  sur  son  pilier,  et  s'en  retournaient  heureux 
de  l'avoir  entrevu;  en  un  mot,  le  stylite  Siméon  était  devenu  la  mer- 
veille et  presque  l'adoration  de  tout  l'Orient. 

Cet  homme  simple  et  d'un  grand  sens,  dont  les  conseils  réussis- 
saient et  les  prévisions  s'accomplissaient  presque  toujours,  qui, 
n'ayant  besoin  de  rien  parmi  les  hommes,  semblait  porter  dans 
leurs  affaires  un  esprit  supérieur  à  l'humanité,  fut  celui  que  l'impé- 
ratrice Eudocie  voulut  consulter  dans  son  infortune.  «  Comment, 
lui  disait-elle  dans  une  lettre  que  le  chorévêque  lui  remit,  com- 
ment ai-je  pu  allumer  à  ce  point  contre  moi  la  vengeance  divine, 
et  que  dois-je  faire  pour  obtenir  qu'elle  se  détourne?  »  Simécn  ac- 
cueillit le  messager  avec  bienveillance,  et  le  chargea  d'une  réponse 
ainsi  conçue  :  «Sache,  ô  ma  fille,  que  le  diable,  voyant  les  richesses 
de  ta  vertu,  t'a  demandée  au  Seigneur  pour  te  cribler  comme  le  fro- 
ment. Le  misérable  Théodosius  est  devenu  le  vase  et  l'instrument  de 
la  tentation,  pour  offusquer  de  ténèbres  ton  âme  aimant  Dieu,  et  y 
jeter  le  trouble;  mais  prends  confiance,  ta  foi  ne  défaillera  pas.  Au 
reste,  je  suis  grandement  émerveillé  qu'ayant  près  de  toi  la  source 


LE    CONCILE    DE    CHALCEDOINE.  533 

OÙ  tu  dois  boire,  tu  ne  paraisses  point  la  connaître,  toi  qui  viens 
de  si  loin  puiser  à  un  humble  et  obscur  ruisseau.  Tu  as  dans  ton 
voisinage  un  homme  divin,  Euthymius;  consulte-le,  fais  ce  qu'il  te 
commandera,  et  tu  seras  sauvée.  »  Eudocie  savait  effectivement  que 
le  saint  archimandrite  Euthymius  gouvernait  une  laure  non  loin  de 
Jérusalem.;  mais  elle  n'avait  point  songé  à  lui  parce  qu'il  avait  été 
en  guerre  avec  l'intrus  Théodosius.  On  appelait  laure  un  ensemble 
de  cellules  assez  distantes  les  unes  des  autres  pour  que  les  solitaires, 
sans  être  perdus  dans  le  désert,  pussent  y  mener  la  vie  isolée  des 
anachorètes,  ce  qui  la  distinguait  du  monastère,  où  ils  vivaient  en 
commun  et  logeaient  réunis,  comme  l'indiquait  leur  titre  de  céno- 
bites. 

L'établissement  d'Euthymius,  simple  et  facile  à  édifier,  changeait 
de  lieu  suivant  les  conditions  de  convenance  et  de  sécurité,  et  il 
avait  déjà  parcouru  plusieurs  des  déserts  situés  autour  de  Jérusa- 
lem et  de  la  Mer -Morte.  Ainsi  l'archimandrite,  ayant  appris  que 
Théodosius,  inquiet  de  son  influence,  voulait  le  venir  visiter,  soit 
pour  essayer  sur  lui  sa  faconde,  soit  pour  embaucher  ses  moines, 
soit  enfin  pour  paraître  l'avoir  gagné  à  sa  cause,  fit  lever  subite- 
ment ses  cabanes  comme  un  général  en  retraite  fait  de  ses  tentes, 
et  décampa,  lui,  sa  troupe  et  son  bagage.  Euthymius  alors  se  trans- 
porta dans  le  désert  le  plus  éloigné  de  Jérusalem,  sauf  à  recommer^. 
cer  la  même  manœuvre  à  la  première  occasion.  Quand  l'intrus  fut 
tombé,  il  se  rapprocha,  choisissant  tantôt  un  canton,  tantôt  un 
autre.  Sa  laure  de  prédilection,  qu'on  appelait  la  laure  de  Pharam, 
était  située  à  l'est  de  la  ville  sainte,  du  côté  de  Jéricho;  elle  tirait 
son  nom  d'un  village  qui  en  était  éloigné  d'environ  une  demi-lieue. 

Eudocie  résolut  d'y  aller  trouver  le  saint  abbé;  mais  ce  n'était 
pas  tout  que  d'avoir  découvert  sa  demeure  :  la  grande  difficulté 
était  de  le  voir  lui-même  et  de  pouvoir  conférer  avec  lui,  car 
Euthymius  n'entrait  jamais  dans  une  ville,  et  l'accès  de  sa  laure 
était  interdit  aux  femmes.  Eudocie,  ne  désespérant  pas  de  réus- 
sir dans  son  dessein,  fit  construire  en  toute  hâte  une  tour  au  plus 
haut  du  désert  d'Orient,  à  30  stades  de  la  laure,  vers  le  midi,  afin 
de  pouvoir  y  attirer  Euthymius  et  l'y  entretenir  souvent.  Lorsque 
la  tour  fut  achevée,  elle  l'envoya  chercher  par  Cosme,  gardien  de 
la  vraie  croix,  accompagné  du  chorévêque,  qui  avait  porté  son 
message  au  stylite;  mais  ils  ne  le  trouvèrent  point  à  sa  laure  :  le 
farouche  solitaire,  sur  la  nouvelle  des  intentions  d'Eudocie,  s'était 
enfoncé  plus  avant  dans  le  désert.  Guidés  par  son  disciple  favori 
Théotiste,  les  deux  prêtres  finirent  par  le  rencontrer,  et  après  beau- 
coup de  prières  ils  lui  persuadèrent  de  venir  à  la  tour,  où  l'im- 
pératrice l'attendait.  A  son  approche,  Eudocie  se  laissa  tomber  à 


535  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

genoux  et  dit  :  a  Mon  père,  je  vois  que  Dieu,  mcalgré  mon  indignité, 
daigne  me  visiter  par  votre  présence.  «  Le  vieillard,  après  lui  avoir 
donné  sa  bénédiction,  ajouta  :  «  Ma  fille,  prenez  garde  à  vous  dé- 
sormais. Le  malheur  vous  a  frappée,  sachez-le  bien,  parce  que  vous 
vous  êtes  laissé  séduire  à  la  malice  de  l'impie.  Quittez  donc  cette 
opiniâtreté  déraisonnable,  et  outre  les  trois  conciles  œcuméniques 
de  INicée,  de  Gonstantinople  et  d'Éphèse,  acceptez  celui  de  Chalcé- 
doine.  Retirez-vous  de  la  communion  de  Dioscore  et  suivez  celle  de 
Juvénal,  votre  évêque.  »  Ayant  ainsi  parlé,  il  prit  congé  d'elle  et 
se  retira. 

Ce  qu'il  avait  ordonné  à  l'infortunée  princesse  fut  exécuté  de 
point  en  point.  Elle  fit  sa  paix  avec  Juvénal  par  l'entremise  de 
Cosme  et  du  chorévêque,  et  son  retour  à  la  foi  de  Chalcédoine  y 
ramena  aussi  une  infinité  de  laïques  et  de  moines,  naguère  ar- 
dens  fauteurs  du  schisme.  Elle-même,  la  conscience  tranquille  dé- 
sormais, se  livra  pleine  d'ardeur  et  sans  arrière-pensée  d'ambition 
à  l'achèvement  des  œuvres  par  elle  commencées,  elle  en  commença 
même  de  nouvelles.  Pour  perpétuer  la  mémoire  du  jour  où  la  paix 
était  rentrée  dans  son  âme,  elle  fit  construire  une  église  de  Saint- 
Pierre  à  une  lieue  environ  de  la  laure  d'Euthymius.  Elle  s'y  rendait 
souvent  pour  prier,  prenant  plaisir  à  contempler  les  cellules  dissé- 
minées dans  le  désert,  séjour  d'une  quiétude  que  le  monde  ne  lui 
avait  pas  donnée.  Plus  d'une  fois  on  l'entendit  s'écrier  les  larmes 
aux  yeux  :  «  Que  vos  maisons  sont  belles,  ô  Jacob  !  et  vos  taber- 
nacles, ô  Israël!  »  Au  milieu  de  ces  pieuses  pratiques,  Eudocie  at- 
teignit sa  soixante-septième  année,  et,  sentant  décliner  ses  forces, 
elle  voulut  régler  ses  affaires  et  léguer  à  Euthymius  une  forte  somme 
par  son  testament.  Elle  l'engagea  donc  à  venir  la  voir  dans  sa  tour, 
mais  l'archimandrite  s'y  refusa.  «  Ma  fille,  lui  fit-il  dire,  ne  vous 
attendez  plus  à  me  voir  en  cette  vie;  mais  vous,  pourquoi  vous  dis- 
siper en  tant  de  soins?  Je  crois  que  le  Seigneur  va  vous  appeler 
bientôt  à  lui;  songez  donc  à  vous  recueillir  pendant  qu'il  en  est 
temps  encore,  et  préparez-vous  au  terrible  passage.  Ne  faites  plus 
mention  de  moi  en  cette  vie  :  je  veux  dire  pour  donner  ou  recevoir; 
mais,  quand  vous  serez  allée  au  Seigneur,  souvenez-vous  de  moi.  » 
Le  solitaire  fixa,  dit-on,  l'automne  suivant  pour  terme  de  la  car- 
rière mortelle  de  la  pénitente,  et  la  prophétie  s'accomplit  quelques 
mois  après. 

Les  derniers  jours  d'Eudocie  furent  employés  à  faire  de  nouvelles 
donations  aux  églises,  aux  hôpitaux  et  aux  monastères,  ou  bien  à 
confirmer  les  anciennes.  Le  montant  des  sommes  qu'elle  y  consacra 
dépasse  toute  croyance,  et  encore  les  historiens  n'y  comprennent-ils 
ni  la  dépense  des  constructions,  ni  le  prix  des  vases  sacrés.  Elle 


LE   CONCILE    DE    CHALGÉDOINE.  535 

ne  voulut  pas  que  son  corps  fût  transporté  à  Constantinople  dans 
cette  basilique  des  Saints-Apôtres,  sépulture  des  princes  de  sa  race. 
Qu'eût-elle  fait,  morte,  dans  la  ville  impériale?  Elle  n'y  eût  plus 
trouvé  personne  des  siens  pour  la  pleurer;  Marcien  lui-même  l'a- 
vait précédée  dans  la  tombe,  et  ses  fdles,  qui  vivaient  encore,  étaient 
captives  des  Vandales.  Ses  restes  mortels,  suivant  sa  volonté,  furent 
déposés  aux  portes  de  Jérusalem,  dans  l'église  du  premier  martyr 
Etienne,  son  œuvre  inachevée.  On  raconte  qu'à  son  lit  de  mort, 
quand  les  actes  de  sa  vie  repassaient  dans  sa  mémoire  comme  des 
images  prêtes  à  s'éteindre,  le  souvenir  de  Paulinus  lui  revint,  cette 
victime  infortunée  des  soupçons  de  son  mari,  et  en  face  du  juge 
suprême  qui  l'attendait  elle  affirma  que  son  affection  pour  cet  ami 
de  sa  jeunesse  avait  toujours  été  sans  reproche. 

Ainsi  disparaît  de  l'histoire  la  gracieuse  princesse  qui  avait  jeté 
tant  de  charme  un  instant  sur  le  règne  de  Théodose  II  par  sa  beauté 
et  par  son  génie.  Personne  ne  présenta  jamais  plus  de  contrastes 
dans  sa  vie  que  cette  Athénienne,  citoyenne  de  la  terre-sainte,  cette 
fille  de  rhéteur  élevée  sur  un  trône,  ce  poète,  chef  de  guerre  civile 
pour  une  question  de  théologie.  Avec  son  imagination  poétique,  elle 
avait  transporté  dans  sa  nouvelle  religion  quelque  chose  des  in- 
stincts superstitieux  de  l'ancienne.  On  eût  dit  qu'elle  voulait  reposer 
dans  la  cité  sainte  pour  que  les  anges  du  Calvaire  lui  servissent 
d'abri  contre  les  dieux  qu'elle  avait  quittés,  et  qui  régnaient  tou- 
jours sur  sa  patrie. 

Quant  à  l'eutychianisme,  vaincu  en  Palestine  par  la  défaite  de 
Théodosius,  il  se  maintenait  vivace  en  Egypte,  et  çà  et  là  dans  les 
provinces  voisines  de  l'Arabie  et  de  la  Perse.  La  mort  de  Dioscore, 
décédé  à  Gangres,  en  Paphlagonie,  dans  la  troisième  année  de  son 
exil,  ne  découragea  point  ses  partisans;  tout  au  contraire  ils  le 
proclamèrent  martyr,  et  quelques  livres  qui  restaient  de  lui  fu- 
rent honorés  à  l'égal  de  l'Évangile.  Sa  faction  devint  dominante  en 
Egypte,  et  le  meurtre  de  Protérius  fut  le  signal  de  ce  triomphe. 
Le  moine  Timothée  Elure,  qui  le  tua  et  profana  son  cadavre,  occupa 
sa  chaire  ensanglantée,  et  il  eut  pour  successeur  Pierre  Mongas, 
autre  meurtrier,  et  l'un  de  ceux  qui  frappèrent  l'archevêque  Flavien 
au  brigandage  d'Éphèse.  Le  siège  des  Clément  et  des  Athanase  sem- 
blait devenu  le  patrimoine  des  assassins,  dignes  pasteurs  en  effet 
de  l'église  de  saint  Dioscore! 

Amédée  Tuierry. 


LA    POLITIQUE 

DU   SECOND    EMPIRE 


Hévcries  politiques,  par  Louis-Napoléon  Bonaparte,  1831.  —  II.  Idées  napoléoniennes,  par 
même,  1839.  —  III.  Discours,  proclamations,  lettres  de  l'empereur  Napoléon  III. 


Le  second  empire  est  tombé  après  avoir  abouti  à  des  désastres 
qui  dépassent  encore  ceux  qui  avaient  marqué  la  double  chute  du 
premier.  Le  souvenir  de  Sedan  nouslaisse-t-il  assez  froids  pour  nous 
permettre  de  juger  avec  la  sérénité  de  l'historien  le  régime  qui  nous 
l'a  valu?  Waterloo  est  encore  un  sujet  de  disputes;  mais  ce  qui  ne 
l'est  point,  ce  qui  ne  saurait  l'être,  c'est  l'enchaînement  des  causes 
qui  ont  conduit  le  premier  empire  à  Waterloo,  et  qui  le  destinaient 
à  finir  par  un  désastre  militaire.  De  même,  si  l'émotion,  les  souf- 
frances présentes  ou  l'indignation  nous  rendent  difficile  l'histoire 
des  défaites  inouies  dont  la  France  saigne  encore,  il  est  moins  ma- 
laisé de  nous  rendre  compte  des  causes  qui  les  ont  amenées.  En  dé- 
tournant les  yeux  de  la  ruine  finale  du  second  empire,  trop  récente 
peut-être  pour  être  appréciée  dans  ces  chutes  successives,  se  répé- 
tant les  unes  les  autres  de  Sedan  à  Metz,  de  Paris  au  Jura,  nous 
pouvons  chercher  par  quelle  voie  longue  et  cachée,  par  quelle  pente 
secrète  nous  allions,  sans  paraître  nous  en  douter,  à  une  catastrophe. 

Les  grands  événemens,  même  les  plus  inattendus,  ont  des  causes 
lointaines  et  multiples;  c'est  parce  qu'elle  ne  les  voit  pas  que  la 
foule  s'en  étonne  comme  de  prodiges  presque  surnaturels.  Les 
malheurs  di  la  France  n'échappent  pas  à  cette  loi.  Pour  en  étudier 
les  causes  premières,  celles  qui  rendent  notre  convalescence  si  lente 
et  si  précaire,  il  faudrait  remonter  loin  dans  notre  passé,  pénétrer 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  537 

dans  les  profondeurs  de  notre  caractère  national,  dans  notre  édu- 
cation politique,  religieuse,  philosophique;  mais  les  causes  se- 
condes ont  aussi  leur  importance  :  ce  sont  elles  qui  déterminent  les 
crises  dont  l'heure  pourrait  être  indéfiniment  retardée.  Or  il  en  est 
une  dès  longtemps  soupçonnée  des  esprits  clairvoyans  et  par  eux 
signalée  comme  un  péril  bien  avant  le  moment  du  danger  :  c'est 
la  politique  impériale.  Cette  politique,  cause  ou  occasion  de  nos  dé- 
sastres, nous  en  voudrions  essayer  une  analyse,  avec  la  liberté  qui 
est  le  droit  de  l'histoire,  sans  les  colères,  sans  les  récriminations, 
qui,  alors  même  qu'elles  semblent  le  plus  justifiées,  répugnent  à 
son  génie. 

Mais  d'abord  le  second  empire  a-t-il  jamais  eu  une  politique?  Est-il 
possible  de  trouver  un  lien  qui  réunisse  toutes  ces  entreprises  hété- 
rogènes, les  guerres  de  Crimée,  d'Italie,  du  Mexique,  les  négocia- 
tions pour  la  Pologne,  le  Danemark,  l'Allemagne,  jusqu'à  la  folle 
campagne  de  1870?  Chercher  dans  ces  dix-huit  ans,  si  pleins  d'hé- 
sitations, de  tâtonnemens  de  toute  sorte,  dans  cette  politique  dé- 
cousue où  les  expédiens  tenaient  une  si  grande  place,  où  les  con- 
tradictions avaient  tant  de  peine  à  se  déguiser,  chercher  une  ligne 
de  conduite  préconçue,  quelque  chose  qui  ressemble  à  un  plan, 
paraît  au  premier  abord  une  chimérique  prétention.  Cependant, 
pour  qui  étudie  le  caractère  du  dernier  empereur  et  compare  les 
écrits  de  sa  jeunesse  aux  tentatives  de  son  règne,  il  n'est  point  dif- 
ficile de  retrouver  dans  ce  chaos  apparent  quelques  idées  domi- 
nantes, quelques  tendances  persistantes,  qui  formaient  le  fond  de 
sa  politique  ou  lui  en  tenaient  lieu. 

Napoléon  III  était  essentiellement  un  songeur,  un  esprit  à  la  fois 
méditatif  et  romanesque,  visiblement  enclin  à  l'utopie.  Le  propre 
de  ce  genre  d'esprits,  c'est  de  couver  certaines  idées,  de  poursuivre 
des  rêves  plus  ou  moins  définis,  d'y  revenir  à  travers  des  détours 
plus  ou  moins  longs,  sans  que  cette  disposition  implique  le  moins 
du  monde  l'esprit  de  suite.  Loin  de  là,  le  but  de  ces  rêveurs  de- 
meure le  plus  souvent  vague,  indécis.  Leurs  songes  gardent  tou- 
jours quelque  chose  de  flottant;  ils  sont  d'autant  moins  déterminés 
qu'ils  sont  plus  amples,  et  ceux  de  Napoléon  III,  avec  son  nom, 
avec  la  mission  qu'il  se  croyait,  ne  pouvaient  laisser  d'être  des  plus 
vastes. 

De  bonne  heure,  le  jeune  Louis -Napoléon  fit  part  au  public  de  ses 
méditations  politiques;  il  les  lui  communiquait,  pour  ainsi  dire,  à 
mesure  qu'elles  prenaient  forme  dans  son  imagination.  Dès  1831, 
avant  la  mort  du  duc  de  Reichstadt,  il  donnait  lui-même  le  titre  de 
Rêveries  politiques  à  ses  premières  pensées  sur  le  gouvernement  de 
la  France.  Quelques  années  plus  tard,  en  1839,  le  jeune  prétendant 
publiait  dans  ses  Idées  napoléoniennes  l'ensemble  de  ses  rêves  sur  la 


538  REVUE    DES   DEUX   M3NDES. 

politique  intérieure  et  extérieure,  en  un  mot  toute  la  théorie  impé- 
riale. Quand  on  lit  ces  élucubrations  de  jeunesse,  qu'on  les  rap- 
proche des  actes,  des  discours,  et  surtout  des  velléités  et  des 
tendances  du  second  empire,  il  est  impossible  de  n'être  point  frappé 
du  lien  qui  les  rattache.  Au  lieu  d'un  parvenu  surpris  de  sa  fortune, 
en  usant  selon  l'inspiration  ou  l'intérêt  du  moment,  dans  cet 
homme,  qui  pendant  quinze  ans  avait  médité  avec  une  si  persis- 
tante conviction  sur  la  vocation  du  bonapartisme,  on  reconnaît 
bien  plutôt  un  spéculatif  qui,  une  fois  maître  du  pouvoir,  en  pro- 
fite pour  appliquer  des  idées,  des  formules  plus  ou  moins  arrêtées. 
A  plus  d'un  égard,  la  France,  sous  sa  domination,  semble  aux  mains 
d'un  esprit  à  systèmes  poursuivant  à  travers  diiïérens  essais  la  réa- 
lisation de  ses  théories.  Difficile  à  contester  dans  la  politique  inté- 
rieure, où  tant  de  mesures  politiques  ou  économiques  montrent  la 
France  livrée  aux  expériences  de  son  souverain,  ce  point  de  vue 
n'est  pas  moins  vrai  dans  la  politique  étrangère.  Là  aussi,  en  rap- 
prochant les  écrits  du  prétendant  des  actes  de  l'empereur,  on  trouve 
quelque  chose  de  persistant,  un  ensemble  de  vues  ou  de  tendances 
que,  faute  d'autre  mot,  on  nous  permettra  d'appeler  un  plan.  Ce 
plan  ou  mieux  ce  songe  impérial,  il  est  aisé  d'en  saisir  les  origines 
dans  les  traditions  du  premier  empire  et  la  situation  de  la  France 
et  de  l'Europe  après  1815.  En  étudiant  ces  idées,  en  partie  emprun- 
tées au  prisonnier  de  Sainte-Hélène,  on  voit  que  rarement  l'ambi- 
tion se  proposa  une  plus  vaste  carrière,  et  que  jamais  dans  l'his- 
toire conception  politique  n'aboutit  à  un  pareil  avortement. 

I. 

Le  besoin  d'ordre,  de  repos  à  tout  prix,  qui  suit  les  révolutions 
avait  été  le  fondement  de  la  fortune  souveraine  de  Napoléon  III 
comme  de  Napoléon  I".  Tous  deux  avaient  dû  leur  élévation  aux 
souffrances  et  à  l'effroi  des  intérêts;  tous  deux  avaient  reçu  pour 
tâche  de  garantir  aux  masses  de  la  nation,  médiocrement  soucieuses 
de  liberté  politique,  les  conquêtes  civiles  de  la  révolution.  Ce  que  le 
matérialisme  politique  des  foules,  ce  que  le  scepticisme  découragé 
des  hautes  classes  réclamaient  du  neveu  comme  de  l'oncle,  c'était 
la  sécurité  au  dedans  et  au  dehors,. c'était  la  faculté  de  vivre,  de 
travailler  ou  de  jouir  en  repos.  Ils  eurent,  l'un  et  l'autre,  con- 
science de  ce  mandat  :  ils  se  piquèrent  de  le  remplir,  mais  ne  s'en 
contentèrent  point. 

Napoléon  III  avait  dit  :  L'empire  c'est  la  paix.  L'enthousiasme 
naïf  des  masses  accueillit  ces  mots  comme  un  programme.  C'était 
une  illusion  et  un  malentendu;  elles  furent  longtemps  à  s'en  aper- 
cevoir. Ce  que  la  nation  souhaitait  par-dessus  tout,  c'était  la  paix 


LA   POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  539 

intérieure,  et  l'empire  la  lui  donnait.  Quant  aux  guerres  qui  ne  tou- 
chaient point  le  sol  national,  où  s'acquérait  une  gloire  qui  semblait 
facile  et  n'était  pas  trop  dispendieuse,  la  France  des  bourgeois  et 
des  paysans  s'en  accommodait  sans  peine;  elle  s'en  montrait  même 
volontiers  fière.  Pour  s'être  faite  industrielle  et  positive,  la  France 
n'en  gardait  pas  moins  un  certain  levain  de  son  ancien  esprit  mi- 
litaire. Elle  était  comme  un  homme  d'épée  qui,  devenu  bourgeois, 
se  plaît  à  conserver  les  allures  de  son  ancienne  profession.  La  res- 
tauration et  la  monarchie  de  juillet  avaient  cru  bon,  dans  quelques 
expéditions  sans  danger  pour  le  pays,  de  donner  de  temps  en  temps 
satisfaction  à  cette  fibre  nationale.  Gela  avait  été  pendant  vingt  ans 
la  principale  utilité  de  l'Algérie.  Dans  le  mouvement  sincère,  mais 
sans  dignité,  avec  lequel  la  France  accueillit  le  coup  d'état  de  dé- 
cembre et  l'empire,  il  y  avait,  sans  qu'elle  s'en  rendît  compte,  ce 
double  sentiment,  ce  vœu  contradictoire  qui  devait  la  perdre,  désir 
passionné  de  repos,  démangeaison  de  gloire  extérieure. 

Napoléon  III  le  sentait.  C'était  le  nom  de  Napoléon  qui  avait  ré- 
tabli sa  dynastie.  Un  peuple  qui  avait  une  telle  faiblesse  pour  un 
tel  nom  ne  pouvait  pas  ne  plus  en  avoir  pour  la  gloire  qu'il  rappe- 
lait. Un  Napoléon  pacifique,  un  empereur  bourgeois  uniquement 
occupé  du  bien-être  du  pays,  une  sorte  de  Louis-Philippe  auto- 
crate eût  été  un  contre -sens;  bien  plus,  pour  ceux  qui  l'avaient 
élu,  c'eût  été  une  déception.  Les  noms  ont  sur  ceux  qui  les  portent 
une  influence  dominante,  souvent  fatale;  ils  tiennent  lieu  de  voca- 
tion. Napoléon  111  était  de  sa  nature  un  homme  pacifique,  songeur, 
point  du  tout  militaire.  N'importe,  il  s'appelait  Napoléon,  il  por- 
tait le  titre  d'empereur;  en  l'acclamant,  la  France  s'était  donné  un 
gouvernement  condamné  par  ses  souvenirs  aux  grandes  ambitions 
et  par  Là  aux  grandes  aventures,  aux  grands  périls. 

Pendant  toute  sa  carrière,  le  nouvel  élu  devait  travailler  à  rem- 
plir cette  difficile  destinée  napoléonienne.  Il  fallait  découvrir  un 
rôle  pour  ce  nom  si  gros  de  promesses;  il  fallait  l'adapter  sans 
l'amoindrir  à  notre  société  laborieuse  et  pratique,  si  différente  de 
celle  du  commencement  du  siècle.  De  bonne  heure,  dans  sa  foi 
obstinée  à  sa  vocation  impériale,  le  futur  empereur  s'était  posé  ce 
problème  :  comment,  au  milieu  des  tendances  pacifiques  et  indus- 
trielles du  xix''  siècle,  refaire  un  second  empire,  digne  successeur 
et  continuateur  du  premier?  Il  allait  de  soi  qu'on  ne  pouvait  songer 
aune  copie  servile  du  gigantesque  et  fragile  édifice  écroulé  en  1814. 
A  l'intérieur,  la  tâche  était  relativement  facile.  L'ancien  régime  im- 
périal pouvait  aisément  être  imité,  presque  calqué.  Selon  le  mot  de 
Napoléon  L"",  il  n'y  avait  guère  qu'à  refaire  son  lit  et  à  s'y  coucher. 
Au  dehors,  il  en  était  tout  autrement.  En  face  de  l'Europe  telle  que 
l'avait  laissée  la  sainte- alliance,  il  fallait  une  base  d'action  nou- 


5ij0  REVUE    DES    EEUX    MONDES. 

velle,  une  politique  à  la  fois  analogue  à  celle  du  premier  empire  et 
différente.  Cette  politique,  Napoléon  III  crut  en  découvrir  le  secret 
dans  une  idée  moderne  qui  s'agitait  au  fond  de  tous  les  peuples,  — 
dans  l'émancipation  et  la  constitution  des  nationalités.  Affranchir 
les  opprimés,  distribuer  les  nations  d'une  manière  équitable,  ra- 
tionnelle, définitive,  était  une  tâche  grandiose,  qui  eût  laissé  loin 
derrière  elle  les  éphémères  créations  du  premier  empire.  Chez  un 
Bonaparte  après  1815,  de  telles  visions  n'étaient  pas  une  fantaisie 
accidentelle,  une  conception  arbitraire,  née  du  hasard  des  rencon- 
tres de  l'exil  ou  sortie  des  méditations  individuelles;  c'était  un  but 
désigné  par  l'ensemble  des  circonstances,  un  idéal  imposé  par  la 
nature  des  choses. 

Le  congrès  de  Vienne  avait  lui-même  préparé  un  nouveau  rôle  à 
la  France,  à  la  révolution,  au  bonapartisme.  La  Francs  et  Napoléon 
n'étaient  pas  les  seules  victimes  de  1815;  la  sainte  -  alliance  leur 
avait  créé  toute  une  clientèle  de  peuples  asservis  ou  mécontens.  Aux 
vaincus  de  Waterloo,  elle  avait  donné  un  allié  remuant,  multiple, 
l'esprit  de  nationalité.  II  semblait  que  la  chute  de  Napoléon  dût  af- 
franchir tous  les  peuples  et  rendre  à  l'Europe  un  repos  durable  avec 
une  meilleure  distribution  des  états.  Il  n'en  fat  rien.  Les  vain- 
queurs, dans  le  partage  des  dépouilles  de  l'empire  français,  jetèrent 
en  Europe  de  nouveaux  germes  de  révolution  et  de  guerre.  Pour 
être  moins  disproportionné  et  paraître  plus  stable  que  les  créations 
démesurées  de  Napoléon,  le  système  européen  adopté  au  congrès 
de  Vienne  n'en  semblait  que  plus  odieux  aux  peuples  qu'il  sacrifiait. 
Ce  qui  avait  été  vaincu  à  Vienne,  ce  n'était  pas  seulement  la  France, 
c'était  dans  la  moitié  de  l'Europe  la  nationalité  au  profit  de  la  con- 
quête et  de  la  légitimité,  deux  choses  qui  le  plus  souvent  reviennent 
l'une  à  l'autre.  On  ne  s'en  rendait  pas  bien  compte  alors;  mais  tous 
les  griefs  contre  les  traités  de  1815  se  résumaient  dans  le  partage 
arbitraire  des  peuples  sans  leur  consentement,  c'est-à-dire  dans 
la  violation  de  la  nationalité.  Par  là,  les  traités  de  Vienne  avaient 
fourni  à  leurs  ennemis  le  moyen  de  les  renverser. 

Napoléon  avait  été  le  premier  à  saisir  quels  auxiliaires  inatten- 
dus la  sainte-alliance  avait  donnés  à  la  France  et  à  la  révolution. 
Il  le  comprenait  d'autant  mieux  que  ce  n'était  pas  pour  lui  une 
vue  nouvelle,  que  pendant  sa  lutte  contre  la  vieille  Europe  il  s'é- 
tait souvent  servi  de  ce  principe  national  vaincu  avec  lui,  qu'il 
lui  avait  fait  partout  des  avances,  en  Hongrie  comme  en  Lom- 
bardie,  qu'au  milieu  de  sa  course  désordonnée  il  avait  relevé  à 
demi  l'Italie  et  la  Pologne,  et  leur  avait  fait  espérer  une  indépen- 
dance complète.  Personne  ne  pouvait  mieux  apprécier  la  force  de 
ce  sentiment  nouveau,  né  des  principes  de  la  révolution  et  des 
souffrances  de  ses  guerres.  Sur  le  Pô  et  sur  la  Vistule,  il  l'avait 


LA   POLITIQUE    DU    SECOND   EMPIRE.  5âl 

utilement  employé  contre  ses  adversaires,  et  à  son  tour  il  s'était 
brisé  contre  lui  en  Allemagne  et  en  Espagne.  Que  n'eût-il  pu  ac- 
complir avec  cette  force,  s'il  s'en  était  fait  loyalement  l'allié  au  lieu 
de  la  courtiser  d'une  manière  équivoque  dans  un  pays  et  de  l'ou- 
trager ouvertement  dans  un  autre  ?  Dans  l'impuissance  de  sa  cap- 
tivité, il  sentit  amèrement  ce  qu'il  aurait  pu  faire  de  grand  et  de 
durable,  si,  renonçant  à  tourmenter  violemment  les  instincts  des 
peuples  et  la  géographie  politique,  il  eût  profité  de  ses  victoires 
pour  organiser  le  continent  d'une  manière  conforme  aux  affinités 
nationales  et  à  la  nature.  Comme  honteux  de  la  folie  de  ses  plans 
démesurés,  le  prisonnier  de  Sainte-Hélène  entreprit  de  persuader 
au  monde  que  les  monstrueuses  créations  des  jours  de  sa  puis- 
sance n'étaient  dans  ses  desseins  que  des  mesures  transitoires.  Le 
but  caché  de  ses  guerres  sans  fin,  de  ses  traités  sans  solution,  c'é- 
tait la  reconstruction  de  l'Europe  par  nationalités,  l'indépendance 
et  l'égale  autonomie  des  différens  peuples.  Dès  l'île  d'Elbe,  il  en 
faisait  donner  l'assurance  aux  patriotes  italiens.  Tombé  une  seconde 
fois  et  pour  jamais,  ce  demi-dieu  de  la  guerre  se  fit,  de  Sainte- 
Hélène  ,  le  pontife  et  le  prophète  de  ces  idées  nouvelles  de  sainte- 
alliance  des  peuples  et  de  paix  perpétuelle.  A  la  France  irritée  des 
traités  de  1815,  à  sa  famille  dispersée  et  à  la  recherche  d'un  rôle,  il 
les  transmit  comme  un  dernier  legs,  comme  l'instrument  de  la  re- 
vanche, l'arniie  qui  devait  briser  l'œuvre  de  Vienne. 

Les  leçons  de  Napoléon  ne  furent  point  perdues  pour  ses  neveux. 
Celui  qui  devait  relever  l'empire  se  fit  de  bonne  heure  l'interprète 
de  ces  songes  de  Sainte-Hélène.  Il  leur  donna  place  parmi  les  plus 
importans  de  ces  principes  qu'avec  son  orgueil  de  famille  il  déco- 
rait du  nom  à'idces  napoléoniemies ,  et  dont  il  faisait  la  base  de  la 
politique  impériale.  Comme  son  oncle,  il  prétend  expliquer  par  elles 
tout  le  règne  du  chef  de  sa  dynastie.  Ce  curieux  commentaire  du 
premier  empire  nous  donne  dès  avant  18Ziô  le  programme  de  la  po- 
litique étrangère  du  second.  A  en  croire  son  neveu,  Napoléon  V' 
projetait  une  reconstitution  de  l'Europe  semblable  au  fameux  plan 
attribué  à  Henri  IV.  Cette  comparaison  revient  souvent  sous  la 
plume  de  l'auteur  des  Idées  najjolconicnncs.  H  est  aisé  de  sentir 
que  ce  plan  légendaire  du  plus  grand  des  Bourbons  revendiqué  par 
le  premier  Napoléon,  le  futur  empereur  se  l'approprie  et  en  rêve 
déjà  l'exécution. 

Rien  n'est  propre  à  expliquer  le  second  empire  comme  le  pre- 
mier, qui  lui  servait  de  modèle  et  en  quelque  sorte  d'idéal.  Dans  les 
détails  de  sa  religieuse  exégèse  de  la  politique  de  Napoléon  I"'  se 
retrouve  le  germe  de  toutes  les  entreprises  de  Napoléon  Hl,  ou  au 
moins  de  l'idée  qui  les  inspira.  Napoléon  «  ressuscitant  le  beau  nom 
d'Italie,  mort  depuis  tant  d'années,  et  le  rendant  à  des  provinces 


5/i-2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jusque-là  détachées  (1),  »  Napoléon  n'annexant  quelques  états  de 
la  péninsule  à  la  France,  et  ne  la  coupant  en  départemens  que  pour 
((lui  faire  perdre  l'esprit  provincial,  qui  tue  la  nationalité,  »  ne 
nous  apparaît-il  pas  comme  le  précurseur  de  l'œuvre  de  1859,  et 
le  premier  provocateur  de  l'unité  italienne?  Quand  l'auteur  des 
Idées  najjolconiennes  nous  montre  dans  le  grand-duché  de  Varsovie 
le  noyau  d'une  Pologne  reconstituée,  nous  pressentons  ses  persis- 
tantes et  infructueuses  tentatives  de  la  fin  de  la  guerre  d'Orient  et 
de  l'année  1863  pour  amener  l'Europe  à  réparer  le  crime  de  Frédé- 
ric et  de  Catherine.  Quand  il  nous  fait  voir  Napoléon  ((  prenant  en 
pitié  le  sort  d'un  grand  peuple,  saisissant  aux  cheveux  l'occasion 
que  lui  présentait  la  fortune  pour  reconstituer  l'Espagne  (2),  »  sans 
autre  ambition  que  celle  de  sauver  une  nation  parente  de  la  nôtre, 
nous  reconnaissons  ces  illusions,  ces  chimères  de  régénération  for- 
cée des  races  latines,  et  presque  jusqu'à  ce  langage.  Ainsi  glorifiée, 
la  guerre  d'Espagne  nous  annonce  celle  du  Mexique.  On  dirait  que 
le  second  Napoléon  s'était  dès  longtemps  promis  d'imiter  le  premier 
dans  la  plus  insidieuse  de  ses  entreprises.  Lui-même,  en  nous  par- 
lant de  l'Espagne,  nous  montre  vingt  ans  d'avance  comment  cette 
aventureuse  expédition  d'outre-mer,  en  apparence  opposée  à  la  poli- 
tique des  nationalités,  rentrait  au  fond  dans  le  même  ordre  d'idées. 
Lorsqu'elles  touchent  aux  vues  de  Napoléon  I"  sur  l'Allemagne,  on 
sent  dans  les  Idées  napoléoniennes  quelque  chose  d'indécis,  de  re- 
doutablement  obscur,  qui,  sur  ce  point  capital,  présage  la  confusion 
et  l'incertitude  du  second  empire.  L'héritier  de  Napoléon  ne  sait 
pas  nous  dire  ce  que  son  héros  voulait  faire  de  ce  grand  corps  ger- 
manique; il  ne  nous  apprend  rien  sur  la  place  que  lui-même  lui 
destinait  dans  ses  rêves.  Ici  encore,  le  second  empire  devait,  dans 
sa  conduite  envers  l'Allemagne  et  la  Prusse,  n'imiter  que  trop  les 
hésitations  et  les  contradictions  du  premier.  Comme  lui,  il  devait 
balancer  entre  une  Prusse  dominatrice  du  nord  de  l'Allemagne  et 
une  confédération  d'états  indépendans  des  deux  grandes  puissances 
germaniques;  comme  lui,  il  devait  pressentir  que,  pour  ses  plans 
de  rénovation  européenne,  la  Prusse  était  le  seul  allié  possible; 
comme  lui  enfin,  après  l'avoir  tour  à  tour  menacée  et  courtisée,  il 
devait  en  venir  avec  la  Prusse  à  une  de  ces  luttes  mortelles  à  l'un 
des  deux  adversaires,  autant  que  peuvent  mourir  des  peuples  qui, 
dans  leur  situation  et  leur  génie,  ont  une  raison  d'être  indestruc- 
tible. 

Les  raisons  qui  du  prisonnier  de  Sainte-Hélène  avaient  fait  le 
patron  des  nationalités  avaient  gagné  à  la  même  cause  les  sympa- 

(1)  Idées  napoléoniennes,  p.  143. 

(2)  Idées  napoléoniennes j  p.  149  et  150. 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  543 

thies  des  libéraux,  des  démocrates  et  de  la  France  presque  entière. 
Entre  elle  et  les  peuples  sacrifiés  par  la  sainte-alliance,  la  haine  des 
traités  de  1815  avait  établi  une  sorte  de  solidarité  morale.  Avant 
d'être  formulé,  sans  qu'on  en  raisonnât  les  principes,  surtout  sans 
qu'on  en  soupçonnât  les  conséquences,  le  droit  de  nationalité  était 
implicitement  la  foi  de  toutes  les  classes  de  la  société  française  qui 
ne  tenaient  pas  à  l'ancien  régime.  La  France  en  revenait  ainsi  à 
son  rôle  de  la  fin  du  xviii^  siècle,  alors  que  la  révolution  se  présen- 
tait en  émancipatrice  de  tous  les  peuples.  Il  n'est  pas  un  de  ses 
plus  grands  écrivains  qui  ne  l'ait  intéressée  à  l'une  ou  l'autre  des 
nations  opprimées,  à  la  Grèce,  à  l'Italie,  à  la  Pologne,  ou  à  toutes 
à  la  fois.  Par  sa  littérature  comme  par  ses  principes  politiques,  la 
France  a  été  la  complice  de  toutes  les  causes  nationales.  Ce  penchant 
était  chez  elle  si  naturel  que,  depuis  un  siècle,  aucun  des  régimes 
si  divers  qu'elle  s'est  donnés  ou  laissé  imposer  n'a  su  y  résister. 
Fait  unique  dans  l'histoire,  chacun  de  ces  gouvernemens  si  vite  ren- 
versés a  marqué  sa  courte  existence  par  l'affranchissement  total  ou 
partiel  d'un  peuple.  Sous  Louis  XVI,  ce  sont  les  États-Unis  d'Amé- 
rique; sous  la  révolution  et  le  premier  empire,  l'Italie  et  la  Po- 
logne; sous  la  restauration,  la  Grèce;  sous  la  monarchie  de  juillet, 
la  Belgique;  sous  le  second  empire,  l'Italie,  sans  compter  cet  autre 
petit  peuple  latin,  la  Roumanie,  qui,  pour  avoir  à  sa  tête  un  prince 
prussien,  n'en  doit  pas  moins  cà  la  protection  française  son  unité  et 
sa  précaire  indépendance.  Toutes  ces  entreprises,  depuis  la  guerre 
d'Amérique,  où  se  précipitait  l'ancienne  noblesse  française  au  risque 
d'en  rapporter  une  révolution  qui  devait  l'engloutir,  depuis  la  Grèce 
tant  chantée  par  nos  poètes  jusqu'à  cette  expédition  de  1859,  où 
les  faubourgs  de  Paris,  si  hostiles  à  l'empire,  acclamaient  l'empe- 
reur partant  pour  la  délivrance  de  l'Italie,  toutes  ces  entreprises 
furent  saluées  par  la  nation  avec  un  enthousiasme  vrai,  parfois  naïf 
jusqu'à  l'illusion,  avec  une  sincérité  de  désintéressement  dont  au- 
cun peuple  n'a  donné  de  pareils  témoignages. 

Telle  était  la  France  qui  se  présentait  de  loin  au  jeune  Louis-Na- 
poléon dans  ses  années  d'exil.  En  face  d'un  tel  courant  de  générosité, 
il  devait  se  persuader,  comme  il  le  proclamait  trente  ans  plus  tard  en 
partant  pour  Magenta,  que  cette  politique  d'affranchissement  était 
pour  la  France  une  «  politique  nationale  et  traditionnelle  (1).  »  Tout 
le  pays  paraissait  avoir  adopté  les  rêves  du  prisonnier  de  Sainte- 
Hélène.  C'était  vers  1830,  alors  que  le  retour  du  drapeau  tricolore 
semblait  devoir  affranchir  l'Europe  avec  la  France.  Les  noms  de 
Pologne  et  d'Italie  étaient  comme  le  mot  d'ordre  des  patriotes 
français  heureux  de  les  jeter  en  menace  aux  gouvernemens,  et  les 

(1}  Proclamation  du  3  mai  1859. 


5^/l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

chambres  les  plus  pacifiques  se  croyaient  obligées  de  les  faire  re- 
tentir dans  leurs  adresses  au  roi  le  moins  guerrier.  Les  derniers  dis- 
cours de  la  dernière  chambre  des  députés  de  la  monarchie  de  juil- 
let étaient  encore  un  encouragement  au  mouvement  national  italien, 
qui  précédait  la  révolution  de  I8Z18  en  attendant  qu'il  en  reçût  un 
nouvel  élan.  Toute  la  doctrine  des  nationalités  était  formulée  dans 
nos  chambres  aux  applaudissemens  de  l'opinion.  Les  plus  grands 
orateurs  fomentaient  du  haut  de  la  tribune  française  les  revendica- 
tions des  Italiens,  les  invitant  à  s'unir  contre  l'Autriche,  et  faisant 
luire  à  leurs  yeux  le  patronage,  si  ce  n'est  le  secours  de  la  France  (1). 
Cette  attitude  du  libéralisme  français  eut  une  influence  capitale 
sur  le  neveu  de  Napoléon.  Il  était  dans  l'âge  où  les  idées  et  les  ten- 
dances se  décident  pour  la  vie.  De  l'exil  ou  de  la  prison,  il  suivait 
toutes  les  manifestations  de  l'opinion,  s' attachant  surtout  au  parti 
républicain  et  à  la  gauche  parlementaire  comme  à  ses  alliés  natu- 
rels. On  n'a  point  assez  remarqué  cette  influence  de  l'opposition  de 
1830  à  I8/18  sur  l'esprit  de  Napoléon  III.  Pour  les  affaires  inté- 
rieures, comme  pour  les  affaires  étrangères,  elle  fut  considérable, 
et  ce  n'est  point  par  un  pur  hasard  que  son  règne  appela  aux  affaires 
plus  d'un  membre  de  l'ancienne  gauche  des  chambres  de  Louis- 
Philippe.  A  beaucoup  d'égards,  l'empereur  Napoléon  ÎII  demeura 
toujours  un  homme  de  l'opposition  de  1830  à  ISZiO.  Ce  fut  l'atmo- 
sphère politique  de  sa  jeunesse,  et  dans  les  tendances  de  son  règne 
se  retrouve  plus  d'une  trace  des  principales  écoles  de  cette  épo- 
que, depuis  celle  du  National  jusqu'à  celle  des  saint-simoniens. 
C'était  dans  l'opposition  de  ce  temps  que  le  jeune  ambitieux  cher- 
chait à  deviner  les  instincts  et  les  besoins  de  la  France,  et,  comme 
toute  opposition,  elle  ne  les  lui  montrait  que  par  un  côté.  En  pos- 
session de  la  liberté  politique,  le  pays  n'en  faisait  pas  tout  le  cas 
qu'elle  méritait.  Comme  d'ordinaire,  la  partie  remuante  du  public 
se  montrait  surtout  préoccupée  de  ce  qui  paraissait  manquer,  — 
de  l'influence  extérieure  et  de  l'élargissement  de  nos  institutions 
dans  un  sens  plus  démocratique.  Le  prince  Louis-Napoléon  s'habi- 
tuait à  croire  que  c'étaient  là  les  premiers,  les  seuls  besoins  de  la 
France.  Attentif  à  étudier  ce  qu'on  reprochait  à  Louis-Philippe  et  ce 
qui  pouvait  amener  sa  chute,  il  crut  le  trouver  au  dehors  dans  la 
timidité  de  sa  politique,  au  dedans  dans  le  règne  exclusif  de  la  bour- 
geoisie censitaire.  Il  se  persuada  qu'une  des  principales  faiblesses 
de  la  monarchie  de  juillet,  c'était  qu'elle  ne  donnait  pas  au  senti- 
ment national  une  satisfaction  suffisante.  De  la  prison  de  Ham,  il 
comparait  la  politique  du  roi  Louis-Philippe,  alors  si  souvent  rap- 
proché de  Guillaume  III,  à  la  politique  des  Stuarts,  et  lui  prédisait 

(1)  Voyez  les  séances  de  la  chambre  des  députés  de  janvier  et  février  18i8. 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  545 

une  chute  pareille.  Cette  idée  eut  sur  lui  une  infiuence  funeste.  Il 
se  promit  de  prendre  le  contre-pied  de  Louis-Philippe,  et  de  ne  rien 
craindre  autant  que  de  paraître  faire  obstacle  au  sentiment  natio- 
nal. Peut-être  n'eut-il  pas  d'autre  dessein  en  se  laissant  si  vite 
glisser  dans  la  guerre  en  1870;  peut-être  le  souvenir  de  l'alTaire 
Pritchard,  si  durt:ment  reprochée  au  gouvernement  de  juillet,  fut- 
il  pour  beaucoup  dans  les  susceptibilités  et  les  téméraires  exigences 
de  l'empire  sur  la  question  Hohenzollern. 

Les  conceptions  politiques  sont  inspirées  aux  hommes  par  leur  ori- 
gine, par  leur  éducation  et  aussi  par  leur  caractère  :  chez  les  princes, 
elles  sont  le  plus  souvent  imposées  par  la  tradition.  La  politique  rê- 
vée par  Napoléon  111  était  essentiellement  une  politique  de  famille.  De 
race  italienne,  à  demi  Italiens  ou  mieux  à  demi  cosmopolites  eux- 
mêmes,  l'éducation  aussi  bien  que  l'origine  des  Bonaparte  les  pré- 
destinait à  la  politique  de  nationalités.  Pendant  leurs  pérégrinations 
d'exil  de  1830  à  18A8 ,  entre  ces  deux  révolutions  européennes 
dont  à  l'étranger  l'idée  nationale  fut  l'idée-mère,  ils  avaient  été  té- 
moins dds  souffrances  ou  des  aspirations  des  peuples  dont  ils  étaient 
les  hôtes.  Ils  les  avaient  partagées  et  à  diverses  reprises  avaient 
tenté  d'y  associer  leur  fortune.  Dès  1815,  Murât  se  mettait  en  re- 
lation avec  les  patriotes  du  nord  de  l'Italie,  et,  devinant  le  succès  ré- 
servé dans  la  péninsule  au  souverain  qui  saurait  embrasser  la  cause 
nationale,  il  tentait  de  faire  jouer  à  Naples  le  rôle  qui  a  si  bien  réussi 
au  Piémont.  Vers  la  fin  de  la  restauration,  les  deux  fils  de  la  reine 
Hortense,  à  peine  arrivés  à  l'âge  d'homme,  songeaient  à  passer  en 
Grèce  pour  y  prendre  part  à  la  guerre  d'indépendance,  ou,  rêvant 
déjà  figue  néo- latine  et  régénération  hispanique,  ils  projetaient 
de  s'engager  dans  les  luttes  de  l'Espagne  (1).  En  1831,  les  vœux 
des  patriotes  italiens  les  appelaient  à  l'insurrection  des  Piomagnes 
contre  l'Autriche  et  le  pape.  On  sait  comment  ce  mouvement  pré- 
maturé coûta  la  vie  au  frère  aîné  du  futur  empereur,  et  quelles 
feintes  employa  la  reine  Hortense  pour  dérober  ce  dernier  aux 
poursuites  autrichiennes.  Les  fils  de  Lucien  et  de  Jérôme  cédaient 
au  même  courant  d'idées  que  leurs  cousins.  En  18Zi9,  le  prince  de 
Ganino  présidait  la  constituante  de  la  république  romaine,  et  le 
prince  Napoléon  s'est  toujours  montré  l'un  des  partisans  les  plus 
décidés,  des  défenseurs  les  plus  fougueux  de  cette  politique  de  na- 
tionalités à  laquelle  1815  avait  voué  sa  famille. 

Ces  idées,  pour  ainsi  dire  innées  chez  les  Bonaparte,  n'étaient 
pas  étrangères  à  leurs  conseillers.  On  les  retrouve,  vers  le  début 

(1)  Les  Bonaparte  depuis  181 '6;  Bruxelles  1847.  —  La  reine  Hortense  en  Italie,  en 
France  et  en  Angleterre  pendant  Vannée  IS31;  Paris  1801. 

TOME  xcviii.  —  1872.  35 


bh6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  règne  de  Louis-Philippe,  chez  le  plus  fervent  des  rares  parti- 
sans du  second  empire  avant  son  triomphe,  chez  l'adepte  inspiré 
qui,  aux  jours  d'abattement,  fortifiait  la  foi  du  maître.  Dans  les  pre- 
miers élans  de  sa  conversion  à  l'impérialisme,  avant  même  d'être 
en  rapport  avec  le  futur  empereur,  M.  Fialin  de  Persigny  exposait 
dans  un  style  encore  plus  mystique  des  vues  analogues  à  celles  des 
Idées  napoléoniennes,  qui  n'avaient  point  encore  été  écrites.  La  mis- 
sion à  laquelle  le  nouvel  apôtre  invitait  l'empire  ressuscité,  loin  de 
se  borner  à  La  France,  s'étendait  à  l'Europe  entière,  «  de  Burgos  à 
la  Moskowa,  »  et  «  dans  V évangile  ijnpérial  »  il  retrouvait  «  tout  le 
symbole  des  nationalités  occidentales  (1).  »  Les  adversaires  de  l'em- 
pire le  poussaient  dans  la  mêaie  voie.  En  I8Z18,  les  démocrates 
assuraient  au  président  de  la  république  que  c'était  pour  ce  rôle 
d'initiateur  de  la  révolution  que  le  peuple  lui  avait  donné  six  mil- 
lions de  suffrages.  «  C'était,  lui  écrivait  un  des  futurs  chefs  de  la 
commune  de  Paris,  pour  prendre  en  main  la  cause  des  peuples, 
réclamer  la  liberté  de  l'Ilalie,  de  la  Hongrie,  de  la  Pologne  ("2).  »  Le 
président  ne  pouvait  répondre  à  ces  excitations  ou  à  ces  reproches 
des  démagogues  :  il  ne  se  sentait  pas  encore  assez  le  maître,  mais  la 
leçon  n'en  était  pas  perdue  pour  lui.  Les  révolutionnaires  lui^^n- 
seignaient  eux-mêmes  l'art  de  faire  dériver  la  révolution  à  l'étran- 
ger. 11  devait  essayer  de  le  mettre  en  pratique,  et  en  cela  encore 
suivre  les  exemples  du  premier  empire;  mais  avant  tout,  comms  le 
premier  consul,  il  voulait  clore  la  révolution  à  l'intérieur  en  con- 
fisquant à  son  profit  la  souveraine  puissance.  Pour  cela,  il  fallait  dé- 
guiser ses  vues;  porté  au  pouvoir  par  le  besoin  d'ordre  et  de  repos, 
il  fallait  se  montrer  uniquement  préoccupé  d'assurer  la  tranquillité 
publique.  Afin  d'obtenir  les  moyens  de  reprendre  un  jour  contre  la 
vieille  Europe  la  révolution  avortée  de  1848,  il  fallait  provisoire- 
ment se  prêter  aux  volontés  de  la  réaction  partout  victorieuse.  A 
uns  intervention  en  faveur  de  l'indépendance  italienne,  l'ancien  con- 
juré des  Romagnes  dut  laisser  substituer  une  expédition  contre  la 
révolution  romaine  au  profit  de  ce  pouvoir  temporel  des  papes  contre 
lequel  il  s'était  lui-même  insurgé.  L'expédition  de  Rome  fut  le  gage 
donné  par  le  prétendant  aux  passions  de  la  réaction,  aux  pr  jugés 
conservateurs,  aux  exigences  ecclésiastiques.  Par  cette  fatale  occu- 
pation, qui  pendant  vingt  ans  pesa  si  lourdement  sur  sa  politique  et 
en  déjoua  tous  les  calculs  en  lui  rendant  impossible  l'alliance  ita- 
lienne, Louis-Napoléon  conclut  avec  l'église,  les  cléricaux  et  les  con- 

(1)  L'Occident  français,  préface  du  premier  et  isnique  numéro  d'un  recueil,  fondé 
pour  relever  le  Lonapartismc  par  M.  Fialin,  depuis  M.  de  Persigny;  Paris,  ISJi.  Paul 
Dupont. 

(2)  Lettre  de  M.  Félix  Pyat  à  M.  Louis-Napoléon  Bonaparte;  Paris  1851.  Ch.  Banet. 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  b^7 

servateurs  timorés  une  alliance  qui  lui  valut  l'empire;  par  elle,  il 
rassura  l'Europe,  et  la  trompa  comme  la  France.  Il  n'avait  point 
abandonné  pour  cela  les  sympathies  de  sa  jeunesse.  En  18/i9,  au 
milieu  mênie  de  l'expédition  de  Rome,  il  les  laissait  percer,  au  grand 
scandale  de  ses  patrons  catholiques,  dans  sa  fameuse  lettre  à  Edgar 
Ney.  Depuis,  soit  prudence,  soit  incertitude,  il  dissimula  si  bien  que, 
lorsque  dix  ans  plus  tard  il  partit  pour  la  campagne  d'Italie,  la  France 
et  l'Europe  montrèrent  la  plus  naïve  surprise  d'une  guerre  que,  de 
la  part  de  l'ancien  insurgé  des  Romagnes,  les  plus  sages  eussent  dû 
attendre.  Il  n'est  pas  probable  qu'une  fois  sur  le  trône  Napoléon  III 
ait  jamais  oublié  les  promesses  ou  les  espérances  qu'il  avait  jadis 
données  aux  patriotes  italiens;  il  n'avait  pas  absolument  besoin  des 
bombes  d'Orsini  pour  les  lui  rappeler.  Dès  le  congrès  de  Paris,  le 
plénipotentiaire  français,  M.  Walewski,  introduisait  inopinément  la 
question  italienne  devant  les  représentans  de  l'Europe,  et  les  der- 
nières séances  de  cette  assemblée,  chargée  d'assurer  la  paix,  lais- 
saient déjà  soupçonner  de  quel  côté  et  dans  quel  intérêt  le  gouver- 
nement impérial  inclinait  à  diriger  ses  armes.  La  guerre  d'Orient 
elle-même,  en  apparence  étrangère  à  l'idée  napoléonienne  de  re- 
constitution de  l'Europe,  en  avait  été  la  préface  obligée.  Avant  d'en- 
treprendre quoi  que  ce  fut  en  Occident,  il  fallait  que  le  second  em- 
pire eût  rompu  l'entente  des  trois  cours  du  nord,  renouée  par  la 
révolution  de  18^8;  et  l'Orient  était  le  seul  terrain  où  il  fût  aisé  de 
mettre  leurs  intérêts  en  désaccord  entre  eux  et  avec  ceux  de  l'An- 
gleterre, sans  compter  qu'une  guerre  contre  la  Russie  pouvait  ou- 
vrir de  vastes  perspectives  du  côté  de  la  Pologne. 

II. 

Tout  n'était  pas  pure  utopie  dans  les  projets  du  nouvel  emf^t;reur. 
Ce  n'était  point  seulement  par  amour  de  la  justice,  en  philosophe 
ou  en  apôtre  du  droit  des  peuples,  qu'il  se  proposait  de  reconstituer 
l'Europe;  c'était  en  calculateur  politique;  dans  l'intérêt  de  la  gran- 
deur de  la  France  et  de  l'empire  français  restauré.  Pour  Napoléon  III, 
comme  pour  les  libéraux  de  1830,  l'alfranchissement  des  nationalités 
devait  amener  la  restauration  de  la  puissance  française.  Les  deux 
idées  étaient  intimement  liées  et  se  devaient  servir  de  voie  l'une  à 
l'autre.  C'était  grâce  à  cette  reconstitution  générale  de  l'Europe  que, 
sans  conquête,  sans  usurpation  sur  les  droits  des  peuples,  devait  se 
reformer  un  empire  français  qui,  par  la  grandeur  et  l'influence,  ne 
fût  pas  indigne  du  premier.  Cet  agrandissement  de  la  France,  que 
1815  avait  laissée  trop  petite  pour  l'héritier  du  vainqueur  d'Auster- 
litz,  devait  être  atteint  de  deux  façons  :  d'abord  indirectement  par 
la  diminution  de  ses  rivales,  puis  d'une  manière  directe  par  le  re- 


5îi8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tour  d'un  certain  nombre  des  territoires  que  nous  avait  enlevés  la 
coalition. 

Des  cinq  grandes  puissances  de  l'Europe,  la  France  était  la  seule 
qui  parût  n'avoir  rien  à  craindre  du  principe  nouveau.  Aucune  de 
ses  provinces  ne  prétendait  à  l'indépendance  politique  ou  à  une 
nationalité  étrangère  :  toutes  se  sentaient  heureuses  et  fières  d'être 
françaises,  et  nulle  plus  que  celle  de  race  ou  de  langue  germa- 
nique. 11  en  était  tout  autrement  de  ses  rivales.  Les  trois  grandes 
monarchies  militaires,  Russie,  Autriche  et  Prusse,  liées  par  le  dé- 
membrement de  la  Pologne,  n'en  détenaient  les  débris  que  par  la 
force.  Toutes  trois  eussent  vu  leur  territoire  diminué  par  la  résur- 
rection d'une  Pologne  indépendante,  et  cotte  dernière  eût  été  de 
toute  nécessité  l'alliée  obligée  de  la  France.  L'Autriche,  notre  an- 
cienne rivale,  devait  se  retirer  de  l'Itahe,  et,  pour  ne  point  périr, 
puiser  une  nouvelle  vie  dans  la  Hongrie  et  les  diverses  nationalités 
de  son  empire.  La  Grande-Bretagne,  si  elle  ne  pouvait  perdre  entiè- 
rement l'Irlande,  devait  lui  accorder  une  demi -indépendance,  et 
dans  les  îles  ioniennes,  à  Malte  ou  à  Gibraltar,  elle  détenait  des 
possessions  que  le  principe  nouveau  pouvait  l'obliger  de  rendre  à 
elles-mêmes  ou  à  leur  patrie  naturelle.  Des  grandes  puissances 
la  France  était  donc  la  seule  que  l'émancipation  des  nationalités 
laissât  intacte  dans  son  unité,  et  sa  grandeur  relative  se  trouvait 
accrue  de  tout  ce  que  perdaient  les  autres.  Tel  était  le  tableau  flat- 
teur qui  se  présentait  à  l'imagination  des  patriotes  de  1830.  On  ne 
soupçonnait  point  alors  que  l'idée  de  nationalité  devait  aboutir  à 
celle  d'unité,  et  que  par  là,  sur  les  frontières  de  notre  pays,  pou- 
vaient se  reformer  des  états  non  moins  vastes  et  plus  compactes  que 
ses  anciens  rivaux.  Comment  l'eût-on  deviné,  alors  que  le  mouve- 
ment unitaire  de  l'Italie  et  de  l'Allemagne  dans  la  révolution  de 
IS/iS  n'a  point  suffi  à  nous  l'apprendre,  et  que,  même  achevée, 
l'unité  politique  de  ces  deux  pays  rencontre  encore  chez  nous  tant 
d'incrédules  et  d'imprudens  défis? 

Si  le  mouvement  national  amenait  nos  voisins  à  une  concen- 
tration plus  intime,  il  nous  offrait  par  là  même  une  occasion  d'a- 
grandissement. L'unité,  comme  l'indépendance,  ne  saurait  être 
obtenue  sans  luttes  civiles  ou  étrangères.  Pour  acquérir  l'une  ou 
l'autre,  les  peuples  opprimés  ou  morcelés  auraient  besoin  du  se- 
cours ou  de  la  tolérance  de  la  Fi'ance.  Comment  les  nations  limi- 
trophes ne  s'estimeraient-elles  point  heureuses  de  nous  payer  de 
la  restitution  de  quelques-uns  des  territoires  que  nous  avait  enle- 
vés la  sainte-alliance?  Ce  plan,  d'une  simplicité  spécieuse,  était 
loin  d'être  nouveau;  il  était  naturellement  suggéré  par  la  position 
géographique  de  la  France  et  le  morcellement  des  peuples  voisins. 
Aider  un  état  italien  ou  allemand  à  s'agrandir  au-delà  des  Alpes  ou 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  549 

du  Rhin,  au  prix  de  l'abandon  de  quelques-unes  de  ses  possessions 
d' en-deçà,  était  un  calcul  qui  s'était  déjà  présenté  souvent  à  l'es- 
prit des  gouvernemens  français.  L'ancienne  monarchie  avait  plus 
d'une  fois  tenté  cette  politique  du  côté  de  l'Italie,  de  la  Suisse,  de 
l'Allemagne  et  des  Pays-Bas.  Elle  était  apparue  dès  la  fin  de  nos 
guerres  italiennes  du  xvi"  siècle;  elle  était  entrée  dans  les  combi- 
naisons de  Henri  IV  et  de  Richelieu,  dans  les  plans  des  meilleurs 
ministres  de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV.  Napoléon  I"  l'essayait  quand 
à  Ratisbonne  il  gorgeait  la  Prusse  de  principautés  sécularisées  ou 
médiatisées;  il  la  renouvelait  quand  il  lui  offrait  le  Hanovre,  et  de 
pareils  calculs  ne  furent  pas  étrangers  à  tous  les  hommes  d'état  de 
la  restauration  et  de  la  monarchie  de  juillet.  Napoléon  III  ne  fit  que 
rattacher  cette  vieille  politique  au  nouveau  principe  de  nationalité. 
Par  là,  il  croyait  en  avoir  rendu  l'exécution  plus  facile  en  même 
temps  que  plus  légitime.  Il  oubliait  qu'au  lieu  de  toujours  tourner 
à  notre  agrandissement  le  mouvement  national  des  peuples  voisins 
pouvait  l'entraver,  ou  ne  le  permettre  qu'en  assurant  aux  nouveaux 
états  d'Italie  et  d'Allemagne  des  acquisitions  hors  de  proportion 
avec  les  nôtres. 

L'esprit  toujours  tendu  vers  l'idée  impériale,  Louis-Napoléon  dut 
s'arrêter  de  bonne  heure  à  cette  conception,  qui  semblait  conci- 
lier le  nouvel  ordre  européen  avec  la  grandeur  réclamée  par  un 
second  empire  français.  Les  combinaisons  débattues  avec  M.  de  Ca- 
vour  et  M.  de  Bismarck  s'agitèrent  longtemps  dans  sa  tête  avant 
les  entrevues  de  Plombières  et  de  Biarritz.  .Elles  formaient  le  fond 
de  sa  politique  étrangère;  elles  furent  le  but  de  toutes  ses  intrigues, 
le  secret  motif  de  ses  brusques  résolutions  comme  de  ses  longues 
incertitudes.  Il  les  caressa  tant  qu'elles  lui  parurent  conserver 
quelques  chances  de  succès,  et  pour  les  lui  faire  abandonner,  s'il  y 
renonça  jamais,  il  ne  fallut  rien  moins  que  les  ainères  déceptions 
qui  lui  vinrent  du  côté  de  la  Prusse. 

Cette  politique  d'échange  ou  de  compensation  territoriale  se 
trouvant  rattachée  au  principe  de  nationalité,  il  fallait  imaginer  un 
moyen  de  la  régulariser  vis-à-vis  de  ce  droit  nouveau  dont  on  la 
faisait  dépendre.  Napoléon  III  y  appliqua  un  procédé  dont  l'emploi 
lui  tenait  partout  à  cœur,  le  suffrage  universel.  Selon  la  théorie  im- 
périale, le  vote  populaire  devait  consacrer  les  changemens  inter- 
venus dans  la  situation  territoriale  des  puissances.  C'était  la  nou- 
velle légitimité  sur  laquelle  devaient  reposer  les  états  comme  les 
dynasties.  Dans  le  droit  international  allait  s'introduire  le  principe 
du  nouveau  droit  public  français,  la  souveraineté  du  peuple  sur 
lui-même,  exprimée  par  le  vote  de  tous.  Depuis  qu'elle  le  pratique, 
la  France  a  trop  souffert  de  l'ignorance  et  de  la  présomption,  des 
complaisances  et  des  engouemens,  de  la  mollesse  et  des  impatiences 


550  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  suffrage  universel  pour  le  regarder  comme  un  instrument  par- 
fait et  infaillible.  Qu'est-ce  donc  du  plébiscite,  la  forme  la  plus 
défectueuse  du  suffrage  universel,  du  plébiscite  qui  légifère  à  un 
seul  degré  sans  information  ni  discussion?  Pourtant,  si  un  tel  pro- 
cédé est  quelque  part  à  sa  place,  c'est  dans  la  détermination  d'une 
patrie.  Sur  la  nationalité,  les  plus  ignorans  sont  aussi  sûrs  d'eux- 
mêmes  que  les  plus  instruits.  Les  peuples  ne  se  trompent  pas 
quand  ils  se  donnent  à  eux-mêmes  le  nom  d'Allemand  ou  de  Fran- 
çais. En  dehors  de  quelques  districts  de  situation  indécise,  que 
l'histoire  a  ballottés  d'une  nation  à  l'autre  sans  qu'ils  aient  fait 
corps  avec  aucune,  on  reconnaît  sa  patrie  et  on  ne  la  choisit  pas. 
La  Prusse  aurait  en  vain  fait  appel  au  vote  populaire  de  l'Alsace, 
la  France  à  celui  de  Cologne. 

Le  principe  de  la  nationalité  une  fois  admis,  il  faut  bien,  dans 
les  cas  contestés,  un  moyen  pratique  de  la  déterminer,  et,  comme 
la  nationalité  réside  dans  la  conscience,  il  n'en  est  d'autre  qu'un 
vote  direct  ou  représentatif.  C'est  aux  intéressés,  à  ceux  qu'on  en- 
lève à  un  état  pour  les  joindre  à  un  autre,  c'est  à  eux  tous  et  à  eux 
seuls  de  déclarer  à  quelle  nation  ils  se  sentent  appartenir.  Ce  n'est 
ni  à  la  géographie,  ni  à  l'histoire,  ni  à  îa  race,  ni  à  la  langue;  car, 
si  toutes  contribuent  à  former  les  nations,  elles  sont  parfois  en 
désaccord  entre  elles.  Ne  laissons  pas  subsister  la  confusion  jetée  à 
dessein  sur  cette  grave  question  par  nos  ennemis.  Prétendre,  ainsi 
que  les  Allemands,  déterminer  la  nationalité  par  des  considéra- 
tions d'ethnologie,  de  linguistique,  d'archéologie,  en  dehors  de  la 
conscience  des  peuples  et  malgré  elle,  c'est  faire  œuvre  de  violence 
et  rentrer  hypocritement  dans  le  vieux  droit  de  conquête,  comme 
l'a  fait  la  Pruss3  dans  le  Slesvig  du  nord  et  dans  notre  Alsace.  En- 
tendu ainsi,  le  mot  de  nationalité  n'est  qu'un  mensonge  pédan- 
tesque  mis  au  service  de  la  brutalité  du  plus  fort.  C'est,  sous  le 
même  nom,  tout  l'opposé  du  principe  généreux  qui  a  si  longtemps 
fait  battre  le  cœur  de  la  France  pour  les  peuples  asservis,  et  d'où 
les  rêveurs  espéraient,  avec  une  égale  indépendance  pour  chaque 
nation,  une  paix  perpétuelle. 

Napoléon  111  s'en  étant  remis  au  suffrage  universel  du  soin  de  con- 
stater la  nationalité,  il  devait  lui  demander  la  solution  de  toutes  les 
compétitions  territoriales.  Aussi,  après  chacune  des  guerres  qui 
troublèrent  l'Europe  sous  son  règne,  s'efforça-t-il  d'obtenir  du  suf- 
frage la  consécration  des  nouvelles  circonscriptions  des  états.  Après 
la  guerre  de  Crimée,  ce  fut  en  Roumanie  pour  l'union  des  principau- 
tés de  Valachie  et  de  Moldavie;  après  celle  d'Italie,  en  Savoie  et  à 
Nice  pour  leur  annexion  à  la  France,  et  au-delà  des  Alpes,  dans  les 
états  italiens,  pour  leur  union  au  Piémont.  Lors  de  la  guerre  du 
Slesvig  en  I86Z1,  il  proposait  de  trancher  le  différend  de  l'Allemagne 


LA.    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  551 

et  du  Danemark  par  le  vote  des  pays  en  litige;  après  la  grande  lutte 
de  1866,  ne  pouvant  l'imposer  à  la  Prusse,  il  faisait  faire  un  plébis- 
cite en  Vénétie  avant  l'annexion  à  l'Italie.  Pour  Napoléon  III,  le  suf- 
frage universel  était  une  sorte  de  panacée  applicable  à  toutes  les 
situations;  c'était  le  jugs  suprême  auquel,  dans  leurs  débats,  de- 
vaient recourir  les  peuples  et  les  princes.  Il  n'est  pas  besoin  de 
montrer  ce  qu'il  y  avait  d'excessif  dans  ce  culte  du  dernier  empereur 
pour  l'instrument  de  domination  qui  l'avait  si  bien  servi.  Dans  les 
questions  de  nationalité  même,  il  est  des  pays,  comme  l'Autriche  ou 
la  Turquie,  où  les  peuples  sont  si  mêlés  qu'il  serait  difficile  d'aban- 
donner le  règlement  de  leur  sort  à  un  simple  vote  de  majorité.  Ail- 
leurs on  ne  peut  accepter  qu'un  caprice  passager  ou  un  calcul  de 
l'esprit  de  parti,  comme  chez  nous  une  commune  de  Paris  ou  une 
ligue  du  midi,  suffise  à  détacher  d'une  nation  homogène  un  de  ses 
membres  essentiels.  Cependant  entre  la  France  et  l'Allemagne,  en 
cas  de  prétention  de  l'une  sur  l'autre,  l'application  du  suffrage  uni- 
versel n'aurait  pu  susciter  de  graves  objections;  il  n'eût  guère  fait 
que  consacrer  la  frontière  existant  avant  1870.  Malgré  ses  imperfec- 
tions, le  vote  populaire,  auquel  Napoléon  III  n'eût  pu  renoncer,  au- 
rait été,  dans  une  victoire  de  la  France,  une  garantie  pour  l'Europe 
et  pour  l'Allemagne  elle-même.  C'eût  été  au  moins  un  frein  dans  la 
conquête.  A  défaut  de  territoires  heureux  d'être  rendus  à  leur  mère- 
patrie,  il  n'aurait  permis  d'autre  annexion  que  celle  de  pays  indif- 
férens,  sans  conscience  nationale  bien  nette,  tels  que  le  duché  de 
Luxembourg.  Par  là,  la  liberté  des  peuples  eût  eu  moins  à  craindre 
du  triomphe  de  la  France  que  de  celui  de  la  Prusse. 

L'emploi  du  suffrage  universel  dans  le  règlement  des  affaires  in- 
ternationales donnait  à  la  politique  impériale  une  unité  faite  pour 
séduire  un  esprit  systématique.  Le  principe  de  nationalité  lui  ren- 
dait à  l'extérieur  un  rôle  analogue  à  celui  que  les  circonstances 
lui  avaient  fait  au  dedans.  A  l'étranger  ainsi  qu'à  l'intérieur,  Vidée 
napoléonienne,  comme  disait  ambitieusement  le  prisonnier  de  Ham, 
se  réduisait  à  ces  deux  mots,  sans  cesse  répétés  dans  ses  premiers 
écrits  et  si  fatalement  démentis  par  son  règne,  reconstitution  et  ré- 
conciliation, le  tout  sur  la  base  des  principes  de  la  révolution  fran- 
çaise. Le  bonapartisme  aboutissait  ainsi  à  une  synthèse  générale, 
à  une  formule  universelle,  identique  pour  la  politique  étrangère  et 
intérieure,  pour  la  France  et  l'Europe  :  reconstitution  des  peuples, 
fondée  sur  la  volonté  nationale,  au  dedans  comme  au  dehors, 
et  cela  à  l'aide  du  même  instrument,  le  suffrage  universel,  ap- 
pliqué à  la  désignation  de  la  nationalité  aussi  bien  qu'à  celle  du 
prince  et  du  gouvernement;  —  réconciliation  des  peuples  entre  eux, 
et,  au  dedans,  des  classes  entre  elles,  grâce  à  une  égale  satisfac- 
tion des  droits  et  des  iaLérèiS  de  tous,  par  les  soins  d'un  pouvoir 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

élevé  au-dessus  de  toute  compétition,  entièrement  libre  de  lui- 
même  et  maître  de  la  France  !  Jamais  le  césarisme  ne  s'était  donné 
une  tâche  plus  vaste  ni  plus  haute,  jamais  il  ne  s'était  autant  flatté 
de  s'imposer  par  la  grandeur  et  les  bienfeits  de  son  œuvre. 

A  l'aide  de  la  politique  de  nationahtés  se  trouvaient  réconciliés 
les  deux  termes  du  mandat  contradictoire  donné  par  la  France  au 
second  empire  comme  au  premier,  la  paix  et  la  gloire,  le  repos  in- 
térieur et  l'influence  à  l'étranger.  La  guerre  devait  asseoir  la  paix, 
les  batailles  impériales  conquérir  le  repos  da  monde.  Par  là,  la  de- 
vise du  début,  V empire  c'est  la  paix^  redevenait  vraie  dans  un 
sens  plus  élevé.  Ce  n'était  plus  une  paix  précaire,  empirique,  une 
paix  armée,  contenant  en  soi  tous  les  germes  de  la  guerre  et  en 
coûtant  tout  le  prix;  c'était  la  paix  rêvée  par  Henri  IV,  une  paix 
définitive,  absolue,  générale,  que  Xidèe  napoléonienne  promettait  à 
la  France  et  à  l'Europe  (1).  Grâce  à  cette  même  politiqiie  de  natio- 
nalité, les  suffrages  venus  à  l'empire  des  deux  pôles  opposés,  des 
démocrates  et  des  conservateurs,  allaient  être  également  payés,  et 
par  cette  double  satisfaction  la  dynastie  de  décembre  consolidée. 
Les  démocrates  devaient  sa  réjouir  du  triomphe  de  la  révolution 
dans  la  victoire  de  la  nationalité  sur  la  légitimité,  les  conservateurs 
se  féliciter  de  la  pacification  des  peuples  révolutionnaires,  rame- 
nés à  l'ordre  par  la  satisfaction  de  leur  instinct  national.  Ainsi  au 
dehors  comme  au  dedans,  Vidée  napoléonienne  demeurait  fidèle  à 
sa  vocation  primitive;  elle  résolvait  le  grand  problème  de  tous  nos 
gouvernemens,  l'apaisement  de  la  révolution  par  le  triomphe  des 
principes  de  la  révolution. 

L'exécution  du  plan  de  Henri  IV  à  l'aide  du  principe  de  nationa- 
lité et  au  profit  de  la  grandeur  de  la  France,  voilà  quel  était  le  rêve 
dont  avait  été  nourrie  l'imagination  de  Louis-Napoléon.  A  Sainte- 
Hélène,  l'homme  qui  avait  le  plus  aimé  le  jeu  des  batailles  s'était 
épris  de  l'éternelle  vision  des  grands  esprits  de  tous  les  temps,  la 
paix  perpétuelle.  Avec  le  principe  de  nationalité,  le  vieux  rêve  sem- 
blait n'être  plus  une  vide  chimère.  Cette  idée,  léguée  par  Napoléon 
à  l'Europe  et  à  sa  famille,  germa  aisément  dans  l'esprit  songeur  et 
enclin  à  f  utopie  de  son  neveu;  elle  y  prit  corps,  et  vint  s'y  associer 
à  des  souvenirs  et  à  des  ambitions  peu  en  harmonie  avec  elle,  dans 
des  plans  où  la  grandeur  des  Bonaparte  se  combinait  avec  les  théo- 
ries humanitaires.  —  Les  peuples  distribués  selon  leurs  instincts  et 
leurs  besoins,  chacun  appartenant  à  la  patrie  qu'il  se  donne,  chacun 
pourvu  d'institutions  à  la  fois  stables  et  démocratiques,  se  livrant 
tous  à  l'envi  aux  travaux  d'une  civilisation  industrielle  destinée 
à  transformer  le  monde  ;  l'Europe  libre  dans  ses  nations  diverses, 

(1)  OEuvres  de  Napoléon  III.  —  Mélanges.  —  La  Paix,  t.  II,  p.  42. 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  553 

formant  une  sorte  de  république  fédérative,  ayant  pour  centre  la 
France  agrandie,  et  pour  lien  la  puissante  chaîne  du  libre  échange; 
des  expositions  universelles  où  se  visitent  périodiquement  les  peu- 
ples; des  congrès  européens  où,  après  un  désarmement  simultané, 
les  gouvernemens  règlent  en  paix  leurs  affaires;  Paris,  la  cité  impé- 
riale, prodigieusement  embelli,  devenu  une  sorte  de  capitale  uni- 
verselle, de  métropole  de  la  richesse  et  de  l'intelligence,  où,  sous 
les  ailes  de  l'aigle  napoléonienne,  les  deux  mondes  trouveraient  tout 
ce  que  la  science  a  de  découvertes,  tout  ce  que  l'art  a  d'éblouissant 
et  de  délicat,  tout  ce  que  la  civilisation  a  de  luxe  et  de  raffine- 
ment! tel  était  dans  son  ambitieuse  présomption  le  songe  impérial, 
sorte  d'idéal  césarien  approprié  à  l'industrialisme  moderne.  Tout  ce 
que  notre  civilisation  a  de  besoins  et  d'aspirations  y  avait  sa  place 
et  son  heure  marquée,  tout  jusqu'au  superflu,  à  la  liberté,  que  le 
second  empereur,  ainsi  que  le  premier,  se  promettait  de  rappeler 
sur  la  scène  alors  qu'elle  n'aurait  plus  qu'à  applaudir  (1). 

Il  n'y  a  pas  un  trait  de  cette  vision  de  saint-simonien  couronné 
dont  on  ne  retrouve  les  traces  dans  ce  que  le  second  empire  a  fait  ou 
a  tenté,  dans  ses  succès  ou  dans  ses  avortemens.  RCce  enivrant! 
écrivait  Louis-Napoléon  dans  sa  jeunesse  devant  les  révélations  de 
Sainte-Hélène  (2);  rêve  enivrant  et  fatal  pour  celui  qui,  s'en  étant 
épris,  devait  rester  impuissant  à  lui  donner  une  forme  pratique,  et 
ne  savoir  ni  le  poursuivre  ni  l'abandonner!  Comment  tout  ce  songe 
grandiose  a-t-il  abouti  à  l'humiliation  de  Sedan  et  à  la  misérable 
journée  du  h  septembre?  Comment  ce  plan,  déjà  exécuté  à  demi, 
a-t-il  amené  au  démembrement  de  sa  propre  nationalité  la  France, 
qu'il  devait  agrandir?  Pourquoi  cette  reconstitution  de  l'Europe, 
commencée  par  nous  au  nom  du  droit  des  peuples,  a-t-elle  été  par 
la  Prusse  achevée  dans  l'oppression  du  principe  qui  l'avait  provo- 
quée et  la  devait  diriger  ? 

III. 

Les  brillantes  images  qui  avaient  ébloui  l'imagination  du  jeune 
exilé  conservèrent  toujours  chez  le  souverain  quelque  chose  de 
vague  et  d'indécis.  Un  seul  point  était  nettement  déterminé,  l'a- 
grandissement de  l'empire  français  grâce  à  la  reconstitution  de 
l'Europe  par  nationalités.  Pour  le  reste,  c'est-à-dire  pour  le  plus 
important,  pour  les  moyens,  pour  l'exécution,  rien  n'était  arrêté. 
Avec  une  sorte  d'apathie,  l'empereur  s'en  remettait  aux  circonstances 
pour  donner  une  forme  à  ses  rêves  ou  leur  ouvrir  de  nouvelles  car- 

(1)  Cette  place  réservée  à  la  liberté  à  l'heure  où  elle  serait  devenue  inoffensive  est 
indiquée  plusieurs  fois  dans  les  Idées  napoléoniennes,  p.  0,  41,  42,  44,  162,  etc. 

(2)  Idées  napoléoniennes,  p.  162. 


55A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rières.  S'il  savait  clans  quelle  direction  il  voulait  s'avancer,  il  est 
douteux  qu'il  ait  jamais  vu  quelle  route  il  devait  suivre  et  jusqu'où 
il  pouvait  aller.  C'était  là  un  premier  et  grave  défaut  capable  à  lui 
seul  de  compromettre  toute  Vidée  napoléonienne.  Il  en  devait  ré- 
sulter des  hésitations,  des  tâtonnemens,  faits  pour  dérouter  les 
peuples  et  les  piinces  qu'eussent  rassurés  un  plan  net,  une  marche 
inflexible  vers  un  but  déterminé.  A  l'intérieur  comme  à  l'étranger, 
l'incohérence  des  vues  ou  de  l'exécution  devait  justement  dépopu- 
lariser une  politique  qui  se  montrait  dépourvue  de  ce  qu'il  y  a  de 
plus  essentiel,  l'esprit  de  suite. 

La  netteté  dans  les  vues,  la  fermeté  dans  l'exécution,  étaient 
d'autant  plus  indispensables  au  second  empire,  qu'en  soi  l'idée  fon- 
damentale de  sa  politique  contenait  un  germe  de  menaçante  con- 
tradiction. Les  deux  conditions  essentielles  du  renouvellement  de 
l'Europe  selon  l'idée  napoléonienne,  l'agrandissement  de  !a  France 
et  la  constitution  des  nationalités,  n'étaient  point  inconciliables; 
elles  pouvaient  même  se  servir  de  moyen  l'une  à  l'autre,  mais  seu- 
lement dans  une  certaine  mesure,  jusqu'à  un  point  donné  au-delà 
duquel  elles  devaient  fatalement  se  heurter.  Où  était  cette  limite? 
Tel  était  le  problème  que  l'empereur  avait  à  résoudre.  Si,  au  lieu 
de  l'aider  à  s'étendre  sur  le  Rhin  en  même  temps  que  vers  les 
Alpes,  le  mouvement  national  par  lui  encouragé  ne  lui  permettait 
que  d'insignifiantes  acquisitions,  le  second  empire  s'en  devait-ii 
contenter?  Ce  n'était  point  tout.  Derrière  la  question  des  frontières 
possibles  en  surgissait  une  autre  plus  grave  encore.  Si,  en  ne  lui 
offrant  que  de  maigres  compensations,  les  peuples  voisins  se  réu- 
nissaient en  masses  compactes  comme  la  France,  ou  même  en  corps 
de  nation  plus  considérables  qu'elle  par  le  territoire  et  le  nombre 
des  habitans,  le  devait-on  supporter?  N'y  avait-il  pas  là  pour  notre 
pays,  au  lieu  d'un  agrandissement  réel,  un  affaiblissement  relatif? 
A  ces  questions  capitales,  il  eût  fallu,  avant  de  se  lancer  dans  l'ac- 
tion, une  réponse  catégorique,  définitive,  qui,  coupant  court  à  tout 
malentendu,  écartât  tout  déboire  et  tout  danger  de  contradiction. 

D'abord  l'héritier  de  Napoléon  ne  se  méprenait-il  pas  sur  l'im- 
portance des  agrandissemens  que  permettait  à  la  France  le  prin- 
cipe nouveau  qu'il  appelait  comme  auxiliaire  de  sa  grandeur?  Une 
fois  adopté,  ce  droit  de  nationalité  obligeait  la  France  comme  les 
autres  peuples  à  renoncer  à  tout  accroissement  artificiel  ou  imposé 
à  ceux  qui  en  étaient  l'objet.  Loin  de  lui  promettre,  à  elle  ou  à  toute 
autre  nation,  une  prépondérance  marquée,  l'application  de  ce  droit 
devait  établir  entre  les  peuples  une  sorte  d'égalité  démocratique. 
Avec  le  principe  de  nationalité,  plus  de  grande  nation,  de  nation 
soleil,  comme  en  rêve  parfois  l'auteur  des  Idées  napoléoniennes. 
Ce  droit  même  dont  il  se  fait   le  prophète,  il  ne  sait  pas  en  tirer 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  555 

une  théorie  simple  et  précise;  il  ne  le  saura  jamais.  Comme  le 
vulgaire,  il  le  confond  souvent  avec  des  idées  accessoires  qui  peu- 
vent le  fausser  au  profit  de  toutes  les  ambitions.  Tantôt  c'est  avec 
le  système  des  limites  naturelles,  théorie  qui  n'a  de  rigoureuse  exac- 
titude que  pour  quelques  peuples  favorisés,  qui  pour  les  autres  a  le 
défaut  de  substituer  aux  nationalités  historiques,  fondées  sur  la  con- 
science populaire,  des  circonscriptions  géographiques  arbitraire- 
ment déterminées  et  contradictoirement  discutées  par  les  états  limi- 
trophes. Tantôt,  comme  dans  la  célèbre  circulaire  signée  par  M.  de 
Lavalette  en  1866,  c'est  avec  la  théorie  des  grandes  agglomérations, 
autre  conséquence  fréquente  du  principe  de  nationalité,  mais  qui, 
poussée  à  l'extrême,  se  met  en  opposition  avec  lai,  en  faisant  vio- 
lence au  sentiment  autonome  des  petits  peuples  d'origine  mêlée 
placés  au  confluent  des  grandes  nations.  Ailleurs  encore,  dans  ses 
premiers  écrits  ou  dans  ses  derniers  manifestes,  JNapoléon  III,  à 
l'exemple  de  Henri  IV,  a  l'air  de  se  préoccuper  surtout  du  vieux 
principe  de  l'équilibre  et,  selon  les  traditions  de  l'ancienne  poli- 
tique, de  le  chercher  dans  des  combinaisons  artificielles  entre  les 
états,  au  lieu  de  l'appuyer  sur  l'égale  satisfaction  du  sentiment  na- 
tional des  peuples.  Chacune  de  ces  confusions,  chacun  de  ces  points 
de  vae  tour  à  tour  adoptés  selon  les  besoins  d'une  politique  embar- 
rassée devait  lui  fournir  un  nouveau  motif  de  réclamer  les  agran- 
dissemens  qu'il  attendait  de  la  reconstitution  européenne. 

Ainsi  le  vague  des  idées  impériales  se  retrouvait  partout,  dans  la 
théorie  comme  dans  les  moyens  d'exécution.  Ces  divers  prétextes 
de  conquêtes  plus  ou  moins  pacifiques  laissaient  le  champ  libre 
à  l'ambition  et  à  la  fortune;  mais  moins  le  but  était  circonscrit, 
moins  il  avait  de  chance  d'être  atteint.  Pour  mettre  à  profit  la  crise 
où  le  mouvement  national  de  l'Italie  et  de  l'Allemagne  allait  jeter 
l'Europe,  il  aurait  fallu  que  la  France  eût  nettement  déterminé  ce 
qu'elle  pouvait  équitablement  réclamer  de  ses  voisins,  et,  le  mo- 
ment venu,  qu'elle  sût  résolument  se  le  faire  accorder.  Loin  de 
là,  se  perdant  en  de  nuageuses  perspectives,  trouvant  les  acquisi- 
tions aisées  trop  mesquines  ou  trop  chères,  et  les  autres  trop  ris- 
quées ou  prématurées.  Napoléon  III  laissa  passer  l'occasion  et  négli- 
gea les  combinaisons  praticables  pour  des  espérances  chimériques. 
L'indécision  a  été  le  trait  dominant  de  son  caractère,  la  marque 
habituelle  de  sa  politique  au  dehors  comme  au  dedans.  A  demi 
cachée  pendant  les  premières  années,  cette  fatale  disposition  s'est 
de  plus  en  plus  laissé  voir  pendant  les  dix  dernières.  La  pensée  de 
Napoléon  III  semblait  se  complaire  à  ne  se  fermer  aucune  voie.  Il 
aimait  à  tenir  son  choix  en  suspens  jusqu'au  dernier  moment,  et, 
après  avoir  longtemps  pesé  le  pour  et  le  contre,  il  lui  arrivait, 
comme  à  un  joueur  fatigué  de  calculer  en  vain  les  chances,   de 


556  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prendre  un  parti  soudain  et  imprévu,  en  sorte  que,  dans  les  sou- 
bresauts de  cette  politique  d'hésitation  agitée,  il  est  difficile  de  dis- 
tinguer les  coups  de  tête  des  résolutions  longuement  préméditées. 
Il  n'est  même  point  impossible  que,  dans  la  plupart  de  ses  entre- 
prises, il  y  ait  eu  de  l'un  et  de  l'autre  à  la  fois.  Tantôt  on  eût  dit 
qu'avec  une  prudente  défiance  de  soi-même  il  cherchait  par  une 
brusque  détermination  à  couper  court  à  toute  nouvelle  irrésolution; 
tantôt  au  contraire,  par  une  sorte  de  prévoyante  complaisance  pour 
ses  incertitudes  futures,  il  paraissait  se  réserver  à  dessein  les  moyens 
de  revenir  sur  ses  pas. 

Pendant  longtemps,  ces  perpétuelles  hésitations,  suivies  de  dé- 
cisions subites,  furent  prises  pour  des  feintes  habiles.  L'obscurité 
des  vues  passait  pour  une  dissimulation  savante,  le  silence  de  l'ir- 
résolution pour  de  la  profondeur.  Froid  et  taciturne,  l'empereur  ca- 
chait ses  doutes  sous  une  apparence  méditative.  Il  était  de  ces 
hommes  qui  par  réflexion  apprennent  à  tirer  parti  des  défauts  qu'ils 
ne  peuvent  corriger;  il  semble  même  qu'il  s'en  soit  fait  un  moyen 
de  tenir  sur  le  qui-vive  la  France  et  l'Europe,  toujours  inquiètes 
de  projets  qu'elles  ne  pouvaient  deviner,  et  par  Là  de  toujours  les 
occuper  de  sa  personne.  A  la  fin,  le  monde  se  lassait  d'attendre 
l'exécution  de  ces  grands  desseins  qui  ne  se  montraient  point.  Les 
tâtonnemens  devenaient  trop  fréquens,  les  contradictions  trop  graves 
pour  ne  point  dessiller  les  yeux  qui  ne  demeuraient  pas  volontaire- 
ment fermés.  Dans  les  dernières  années,  un  homme  qui  devait  être 
le  chef  de  l'avant-dernier  ministère  de  l'empire  définissait  cette  po- 
litique d'oscillation  systématique  Ventttement  dans  Vindécision  (1). 
Si  au  travers  de  ces  ombres  on  distinguait  encore  quelque  chose, 
c'étaient,  selon  l'expression  d'un  critique  qui  siégeait  au  sénat,  des 
aspirations  plutôt  que  des  desseins,  des  visées  plutôt  qu'un  but, 
des  velléités  au  lieu  de  volontés  (2). 

Par  une  perversion  fréquente,  quelques-unes  des  qualités  de  Na- 
poléon III  secondaient  son  défaut  dominant,  et,  grâce  à  lui,  deve- 
naient une  cause  de  plus  d'erreur  et  de  péril.  Il  était  naturellement 
doué  d'un  certain  esprit  de  modération,  enclin  à  se  tenir  pour  sa- 
tisfait, au  moins  pour  un  temps,  d'un  demi-succès,  au  lieu  de  pré- 
tendre tout  arracher  à  la  fois  à  la  fortune.  Cette  qualité  le  disposait 
à  s'arrêter  à  moitié  route,  à  se  contenter  de  termes  moyens  qui 
avaient  les  inconvéniens  sans  les  avantages  d'une  solution.  Patient 
et  habitué  à  compter  sur  le  temps,  auquel  il  devait  beaucoup,  il  ir- 
ritait, en  la  voulant  contenir,  l'impatience  d'autrui.  Il  s'accommo- 
dait trop  aisément  du  provisoire,  et  laissait  volontiers  à  la  fortune 

(1)  Discours  de  M.  É.  OUivicr  clans  la  séance  du  corps  législatif  du  9  décembre  1867. 

(2)  M.  Sainte-Beuve,  dans  un  fragment  écrit  à  propos  de  la  Vie  de  César  par  Napo- 
léon III.  Nouvelles  Causeries  du  lundi,  t.  XIII. 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  557 

et  à  Fa.venir  le  soin  de  trancher  les  questions  qu'il  avait  peur  de 
décider.  11  n'osait  point  aller  jusqu'au  bout  de  ses  propres  entre- 
prises. Partout,  en  Italie,  en  Allemagne,  en  Orient,  il  entamait  les 
questions  sans  les  résoudre,  satisfait  de  replâtrages  précaires,  comme 
la  ligne  du  Mincio  ou  celle  du  Mein,  comme  la  réduction  de  la  royauté 
temporelle  des  papes  au  domaine  de  Saint-Pierre.  Il  redoutait  les 
solutions  trop  brusques  et  radicales,  et,  en  voulant  ménager  des 
transitions  entre  le  passé  qu'il  avait  aidé  à  détruire  et  l'avenir  dont 
il  se  méfiait,  il  prolongeait,  sans  le  calmer,  le  malaise  du  change- 
ment. Il  avait  un  certain  esprit  de  conciliation,  parfois  affecté, 
souvent  sincère;  il  se  plaisait  à  jouer  entre  les  causes  ou  les  partis 
rivaux  le  rôle  d'arbitre,  de  juge  d'une  impartialité  olympienne, 
comme  un  dieu  qui  accommoderait  les  différends  des  hommes.  C'é- 
tait une  partie  de  ce  métier  de  césar  qu'il  étudiait  sans  cesse.  Qu'en 
résultait-il?  Qu'il  perdait  sa  peine  à  travailler  à  la  conciliation  de 
causes  irréconciliables,  comme  de  l'unité  italienne  et  de  la  royauté 
des  papes,  et  qu'en  voulant  tenir  la  balance  égale  entre  deux  partis 
il  se  les  aliénait  également.  Il  était  très  préoccupé  de  l'opinion  pu- 
blique, et  se  piquait  d'en  tenir  compte.  11  lui  accordait  assez  volon- 
tiers l'influence  qu'il  disputait  aux  chambres;  mais  cette  tendance 
même  ne  fut  qu'un  péril  de  plus.  Tantôt  il  prétendait  diriger  l'opi- 
nion et  tantôt  la  suivre;  l'abandonnait- elle  dans  la  voie  qu'il  lui 
avait  ouverte,  il  reculait;  aux  jours  de  fièvre,  il  était  peu  fait  pour 
résister  à  ses  emportemens.  Cédant  tour  à  tour  aux  diverses  mani- 
festations de  l'opinion,  Napoléon  III  se  donnait  la  tâche  impossible 
d'en  satisfaire  les  nuances  opposées.  11  avait  une  oreille  ouverte 
pour  chaque  parti  :  l'une  était  aux  cléricaux,  l'autre  aux  démo- 
crates; l'une  à  M.  Piouher  et  aux  défenseurs  du  fitatu  qiio,  l'autre  à 
M.  Ollivier  et  aux  fauteurs  du  progrès  constitutionnel;  celle-ci  aux 
amis  de  la  paix,  celle-là  aux  partisans  de  la  guerre.  En  encoura- 
geant les  uns,  il  prenait  à  tâche  de  «ne  point  enlever  tout  espoir 
aux  autres.  De  là  cette  politique  u  qui,  sur  chaque  question,  avait 
au  moins  deux  portes  pratiquées,  qu'elle  n'ouvrait  jamais  tout  à  fait, 
mais  qu'elle  entr'ouvrait  discrètement  de  temps  à  autre  (1).  »  Les 
ménagemens  pour  les  partis  de  l'intérieur  empêchaient  la  solution 
des  questions  extérieures,  et,  pour  ne  point  froisser  les  opinions  du 
dedans,  le  gouvernement  impérial,  embarrassé  de  choisir  entre  elles, 
maintenait  la  France  et  l'Europe  dans  un  état  de  périlleuse  incerti- 
tude. 

Un  autre  trait  du  caractère  complexe  de  Napoléon  III  pouvait 
contribuer  à  sa  perte  après  avoir  contribué  à  sa  grandeur.  En  de- 
hors de  ses  tendances  utopistes,  inspirées  à  la  fois  de  l'abbé  de 

(1;  Discours  de  M.  É.  Ollivier  dans  la  siîance  du  corps  législatif  du  9  décembre  18G7. 


558  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Saint-Pierre,  de  Fourier  et  de  Saint-Simon,  il  y  avait  chez  cet 
homme  étrange  un  côté  mystique  personnel,  une  sorte  de  foi  reli- 
gieuse en  sa  destinée  et  en  celle  de  sa  race.  Cette  superstition  dy- 
nastique lui  venait  de  deux  côtés  à  la  fois;  elle  était  dans  les  tradi- 
tions de  Napoléon  I",  elle  était  dans  le  sang  de  la  reine  Hortense, 
qui,  de  sa  mère  Joséphine,  avait  hérité  une  créduliié  de  créole.  Dès 
sa  jeunesse,  Louis-Napoléon  s'était  fait  une  théorie  de  la  mission 
providentielle  de  certains  hommes,  de  certaines  familles,  sorte  de 
droit  divin  nouveau  au  profit  des  aventuriers  de  génie  et  de  leur 
race.  A  ses  yeux,  les  grands  hommes  étaient  des  messies  politiques, 
des  initiateurs  sociaux,  et  après  eux  les  nations  ne  pouvaient  trou- 
ver de  meilleurs  chefs  que  dans  la  famille  dépositaire  des  traditions 
du  grand  révélateur.  Cette  conception,  qui  fausse  radicalement  l'his- 
toire en  lui  donnant  pour  moteur  principal  l'élément  individuel,  qui 
n'en  est  qu'un  ressort  accessoire,  n'était  au  fond  que  la  philosophie 
historique  du  vulgaire,  celle  qui,  dans  l'enfance  des  sociétés,  in- 
spira le  culte  des  héros  et  consacra  la  royauté  de  leurs  familles.  Ce 
système,  qu'en  1839  le  jeune  conspirateur  de  Strasbourg  indiquait 
dans  les  Idées  nopoléoniemies,  l'empereur  le  proclamait  du  haut  du 
trône  vingt-cinq  ans  plus  tard  dans  la  préface  de  la  Vie  de  César, 
avec  une  solennité  sibylline  encouragée  par  quinze  ans  de  succès 
inespérés.  Cette  foi  en  sa  race  et  en  sa  mission  impériale  avait  été 
la  principale  force  de  la  jeunesse  de  Louis  Bonaparte  aux  temps 
d'exil  ou  de  prison.  Aux  jours  de  sa  puissance,  alors  que  la  fortune 
semblait  l'avoir  justifiiée,  elle  devenait  une  tentation.  Elle  le  prédis- 
posait à  se  lancer  ou  à  se  laisser  jeter  dans  des  entreprises  témé- 
raires, disposition  de  joueur  heureux,  d'homme  porté  par  des  pé- 
ripéties bizarres  à  une  fortune  inouie,  et  qui  finit  par  se  persuader 
que  pour  lui  les  dés  sont  pipés.  Le  grand  danger  de  cette  sorte  de 
superstition  l'attendait  à  l'heure  où  les  deux  idées  qui  formaient  la 
base  de  la  politique  impériale  viendraient  à  se  heurter,  heure  so- 
lennelle et  fatale  pour  l'empire  et  pour  la  France,  obligés  de  se 
résigner  définitivement  à  l'unification  des  peuples  voisins  ou  de  ten- 
er  un  tardif  effort  pour  l'arrêter  après  lui  avoir  eux-mêmes  ouvert 
la  voie. 

Quelles  ne  furent  pas  les  perplexités  de  Napoléon  III  le  jour  où  il 
s'aperçut  que  ses  calculs  fondés  sur  la  reconstitution  de  l'Allemagne 
n'aboutissaient  pas  pour  le  second  empire  français  à  la  grandeur 
qu'il  avait  rêvée!  Fallait-il  se  contenter  des  médiocres  compen- 
sations qu'on  pouvait  espérer  de  la  nouvelle  puissance?  Devait-on 
renoncer  à  toutes  les  combinaisons  si  longtemps  caressées,  et  se  re- 
tourner conlre  l'Allemagne  prussienne  avant  qu'elle  n'eût  achevé 
son  œuvre,  ou  bien  au  contraire  s'entendre  de  nouveau  avec  elle, 
et  à  son  exemple  s'arrondir  à  son  tour  aux  dépens  des  petits  peuples 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  .^59 

intermédiaires  qu'on  pouvait  tenter  de  rattacher  à  l'empire  fran- 
çais? Le  choix  était  difficile.  Sous  tout  régime,  il  eût  embarrassé  la 
France,  s'il  ne  l'eût  mise  en  péril;  mais  les  gouvernemens  sont 
moins  qu'ils  ne  le  paraissent  libres  de  faire  un  choix  :  alors  même 
qu'ils  ont  l'air  de  céder  à  un  caprice,  ils  sont  le  plus  souvent  pous- 
sés par  leur  principe.  Le  nom,  les  traditions,  les  habitudes  d'un  ré- 
gime ont  sur  lui  une  puissance  difficile  à  secouer.  Pour  un  Napoléon, 
avant  la  chute  de  Sedan,  il  était  un  minimum  de  grandeur,  un  maxi- 
mum de  concessions  aux  états  rivaux  au-dessous  duquel  il  était 
malaisé  de  descendre.  L'aigle  d'Iéna  et  de  Solferino  ne  pouvait 
voir  de  bon  œil  l'aigle  des  Hohenzollern  menacer  de  planer  au- 
dessus  d'elle.  L'empereur  Napoléon  III,  en  dépit  de  son  mysticisme 
dynastique,  en  dépit  de  son  régime  personnel ,  était  à  certains 
égards,  autant  qu'un  tel  régime  le  peut  permettre,  un  homme,  si- 
non un  souverain  moderne;  mais  en  même  temps  il  était  l'héritier 
d'un  nom  légendaire,  d'une  gloire  démesurée,  hors  de  proportion 
avec  notre  époque.  Il  y  avait  chez  lui  une  lutte  continuelle  entre 
l'honnue  moderne  et  le  neveu  de  Napoléon.  Son  grand  travail  était 
de  les  maintenir  tous  d'eux  d'accord,  ou  au  moins  d'en  avoir  l'air; 
mais  la  tâche  devenait  de  plus  en  plus  difficile.  De  là  un  nouveau 
motif  d'hésitation,  une  cause  de  plus  à  ces  contradictions  de  la  po- 
litique de  Napoléon  III.  Sa  raison  lui  eût-elle  toujours  montré  la 
voie  la  plus  sûre,  que  ses  traditions  dynastiques  ne  lui  eussent  sou- 
vent pas  permis  de  la  suivre.  Il  demeurait  pris  entre  le  sentiment 
de  ce  qui  était  possible,  vraiment  moderne  et  progressif,  et  l'obses- 
sion de  ce  qui  avait  l'air  grand,  impérial,  napoléonien. 

Les  orgueilleuses  traditions  du  premier  empire  n'étaient  point 
pour  le  second  une  défroque  vieillie,  aisée  è  rej  .ter  :  elles  avaient 
eu  une  large  part  dans  sa  restauration;  elles  n'étaient  point  inutiles 
à  son  maintien.  La  gloire  extérieure  était  pour  les  Bonaparte  un 
moyen  de  gouvernement  et  l'un  des  principaux.  A  ce  titre,  elle  était 
une  des  bases  essentielles  de  leur  trône.  Si  matérialiste  au  point  de 
vue  politique  qu'on  prétende  la  France  contemporaine,  l'ordre  ma- 
tériel, tout  en  étant  son  premier  besoin,  ne  lui  suffit  point;  il  lui 
faut  encore  la  liberté  ou  la  gloire,  les  luttes  des  armes  au  dehors  à 
défaut  des  luttes  d'idées  et  d'éloquence  au  dedans.  Sous  les  Bona- 
parte, les  entreprises  extérieures  étaient  destinées  à  occuper  l'ac- 
tive imagination  de  la  France.  La  politique  étrangère  se  trouvait 
par  là  tenue  dans  une  fâcheuse  dépendance  de  la  politique  inté- 
rieure; l'une  servait  de  diversion  à  l'autre.  Ce  n'etaJt  point  un  mal 
tout  à  fait  nouveau,  spécial  à  l'empire.  C'était  la  révolution  qui, 
depuis  la  guerre  de  l'indépendance  de  l'Amérique,  avait  fait  de  la 
politique  extérieure  la  servante  de  celle  du  dedans  et  de  la  guerre 
un  déversoir  à  l'inquiétude  de  l'esprit  français.  Aucun  de  nos  gou- 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vernemens  n'a  pu  depuis  lors  se  soustraire  complètement  à  cette 
tyrannie  des  affaires  intérieures  sur  celles  du  dehors;  aucun  n'a  su 
toujours  résister  à  la  tentation  d'échapper  par  les  unes  aux  embar- 
ras des  autres.  Tous  ont  cherché  à  l'étranger  d'utiles  diversions,  la 
restauration  dans  ses  trois  campagnes  d'Espagne,  de  Grèce  et  d'Al- 
ger, le  gouvernement  de  juillet  lui-même,  celui  de  tous  qui  a  le 
moins  cédé  à  ce  penchant,  dans  sa  conquête  de  l'Algérie,  dans  ses 
expéditions  maritimes,  dans  ses  négociations  pour  la  Belgique, 
l'Orient  et  l'Espagne.  Ce  mal,  un  des  legs  de  la  révolution,  était 
bien  plus  sensible  sous  le  second  empire.  Les  souvenirs  de  Napo- 
léon I""  exaltaient  les  prétentions  de  l'opinion;  le  manque  de  liberté 
exigeait  des  diversions  plus  fréquentes  et  plus  brillantes.  C'était  là 
un  des  principaux  défauts  du  césarisme. 

Le  césarisme  était  contraint  de  faire  toujours  quelque  chose.  Il 
lui  fallait  écraser  le  gouvernement  parlementaire  sous  le  poids  des 
succès  de  l'empire.  Il  s'y  était  condamné  lui-même;  l'empereur  et 
ses  ministres  s'y  obligeaient  sans  cesse  en  affichant  pour  la  modeste 
attitude  des  régimes  déchus  un  dédain  imprudent,  en  opposant  à 
chaque  occasion  à  la  prétendue  stérilité  du  gouvernement  des 
chambres  les  triomphes  de  Crimée  et  de  Lombardie.  De  là  une  po- 
litique d'apparat  faite  pour  en  imposer  aux  yeux,  de  là  difficulté 
de  se  prêter  à  certaines  nécessités  alors  même  qu'on  les  apercevait, 
de  se  résigner  à  un  rôle  moins  brillant  que  celui  entrevu  dans  les 
premiers  rêves.  Il  fallait  que  l'empire  français  parût  toujours  tenir 
en  Europe  une  place  prédominante,  que,  selon  le  mot  d'un  plai- 
sant ou  d'un  fou,  un  souverain  du  nom  de  Napoléon  gardât  tou- 
jours l'air  d'une  sorte  (WircJd-cmj^creur.  Toutes  les  transformations 
de  l'Europe  devaient  paraître  le  résultat  de  sa  volonté  ou  de  sa 
permission.  Rien  ne  pouvait  être  fait  à  son  insu,  rien  surtout  mal- 
gré lui.  C'était  là  une  vieille  prétention  de  la  France;  non  content 
de  l'encourager,  l'empire  s'était  engagé  à  en  faire  une  réalité.  Pour 
le  succès  des  affaires  intérieures,  il  fallait  que  la  gloire  du  souve- 
rain fût  sans  cesse  remise  sous  les  yeux  du  peuple,  et  que  rien  ne 
semblât  l'obscurcir.  Sous  les  césars  de  Rome,  tout  tournait  à  la 
gloire  du  pi-ince,  lui  seul  triomphait  des  ennemis  que  ses  géné- 
raux avaient  battus;  au  besoin,  on  lui  inventait  des  conquêtes  ima- 
ginaires. Il  y  a  dans  tout  césarisme,  dans  toute  monarchie  absolue, 
une  part  de  charlatanisme;  le  bruit  et  l'éclat  en  sont  des  élémens 
indispensables.  L'empire  était  le  gouvernement  du  prestige.  A  dé- 
faut de  grandeur,  il  lai  en  fallait  les  dehors.  Si  Napoléon  III  parais- 
sait l'oublier,  si  chez  lui  l'homme  moderne  semblait  près  de  l'em- 
porter, il  y  avait  des  conseillers  pour  le  rappeler  à  son  rôle  de 
césar.  «  Sire,  faites  grand  !  »  lui  criait  un  confident  des  dernières 
années,  au  moment  même  où  l'empire  inclinait  à  se  transformer 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  561 

pour  la  paix  et  la  liberté.  Ainsi  lui  disait  son  entourage,  ainsi  lui 
murmurait  sans  cesse  à  l'oreille  le  césarisme.  «  Faites  grand!  » 
conseil  funeste  qui  a  perdu  tous  ceux  qui  l'ont  accueilli,  tentation 
de  tous  les  instans  qui  exposait  l'empire  à  un  péril  permanent. 

IV. 

En  dehors  du  caractère  du  souverain,  en  dehors  des  nécessités 
du  régime  impérial,  les  rêves  politiques  de  iNapolcon  III  devaient 
rencontrer  un  autre  obstacle  dans  la  France  elle-même.  Pour  le 
succès  de  cette  utopie  pacifique  et  humanitaire,  il  eût  fallu  que, 
selon  les  projets  attribués  à  Henri  IV,  la  nation  qui  en  prit  l'initia- 
tive se  conciliât  toutes  les  autres  par  sa  modestie  et  son  désintéres- 
sement. Il  eût  fallu  que  dans  le  plan  impérial  la  condition  particu- 
lière et  égoïste,  —  l'agrandissement  du  territoire  français,  —  restât 
subordonnée  à  la  tâche  générale,  la  reconstruction  de  l'Europe  par 
nations  également  indépendantes.  Or,  quand  ses  traditions  le  lui 
auraient  permis,  l'empire  n'eût  point  été  libre  de  renoncer  à  cette 
condition  première  de  grandeur  nationale.  Chaque  fois  qu'il  sem- 
blait se  résigner  à  l'agrandissement  de  ses  voisins  sans  exiger  de 
compensations  pour  nous,  la  France,  inquiète  pour  sa  sûreté  en 
même  temps  que  pour  sa  grandeur,  s'en  montrait  déçue  et  irritée. 
Se  croyant  des  droits  naturels  sur  tout  le  territoire  de  l'ancienne 
Gaule,  des  Pyrénées  aux  Alpes  et  au  Rhin,  elle  ne  pouvait  voir  d'an- 
ciens rivaux  croître  à  ses  côtés  sans  désirer  pour  elle-même  des 
accroissemens  analogues. 

D^-'puis  la  fin  du  dernier  siècle,  la  France  s'était  toujours  montrée 
sympathique  aux  nationalités  asservies.  Entraînée  à  la  fois  par  sa 
générosité  naturelle  et  par  l'esprit  de  la  révolution,  elle  paraissait 
toute  préparée  à  être  le  principal  instrument  de  l'émancipation  des 
peuples  et  de  la  constitution  d'une  Europe  nouvelle.  Cependant  les 
sympathies  françaises  ne  s'adressaient  guère  qu'aux  faibles,  aux 
peuples  qui,  dans  leur  abaissement,  leur  petitesse  ou  leur  éloigne- 
ment,  semblaient  hors  d'état  de  jamais  porter  ombrage  à  leur  pro- 
tectrice. Cet  intérêt  instinctif  ne  s'étent^ait  pas  aux  peuples  qui, 
indépendans  de  l'étranger,  souffraient,  ainsi  que  l'Allemagne,  d'un 
mal  plus  caché,  la  division  intérieure,  le  morcellement  féodal,  mal 
que  la  Fi-ance  aurait  ressenti  plus  que  personne,  dont  elle  s'était  ap- 
pliquée à  elïïicer  toutes  les  traces  dans  son  sein,  mais  qui  chez  ses 
voisins  lui  semblait  une  condition  d'existence  normale.  L'histoire 
l'avait  habituée  à  ne  voir  près  d'elle  sur  le  Rhin  et  les  Alpes  que  de 
petits  états  divisés  entre  eux,  clientèle  docile  de  sa  diplomatie  ou 
proie  facile  de  ses  armées.  Elle  regardait  cette  situation  comme  une 

TOME  xcviii.  —  1872,  36 


562  RETUE    DES    DEUX    MONDES. 

condition  de  sa  grandeur,  si  ce  n'est  de  sa  sécurité.  Fière  de  sa  propre 
unité,  elle  s'était  laissé  persuader  que  c'était  un  privilège  de  son  sol 
ou  de  son  génie.  Avec  un  funeste  aveuglement,  ses  politiques  les  plus 
populaires  appelaient  la  géographie,  la  linguistique,  l'ethnologie, 
l'histoire,  la  religion,  à  démontrer  que  la  nature  même  défendait  à 
l'Allemagne  ou  à  l'Italie  de  ne  former  qu'un  seul  état,  que,  si  l'on 
y  rêvait  au-delà  des  Alpes  et  du  Rhin,  ce  n'était  qu'une  vaine  chi- 
mère, et  qu'alors  même  qu'elle  se  ferait  un  moment,  une  telle  unité 
ne  saurait  durer.  Longtemps  la  France  crut  à  ces  sophismes,  elle 
se  répétait  qu'il  avait  fallu  mille  ans  pour  achever  l'unité  française, 
elle  fermait  les  yeux  sur  la  naissance  et  les  progrès  des  tendances 
unitaires  à  l'étranger.  Le  grand  mouvement  de  1848,  où  l'unité  de 
l'Allemagne  fat  proclamée  à  Francfort  et  la  couronne  impériale 
offerte  au  roi  de  Prusse  par  le  peuple  allemand,  ne  parut  à  la 
France  qu'un  accident  sans  racines  et  sans  suites. 

Dix  ou  douze  ans  pins  tard,  elle  se  montra  naïvement  surprise 
de  la  facilité  d'une  révolution  dont  elle  n'avait  pas  voulu  prendre 
au  séiieux  la  Jente  élaboration.  En  face  de  cette  unité  des  peuples 
limitrophes  qui  la  prit  à  F  improviste,  elle  demeura  à  demi  incrédule, 
à  demi  effrayée,  mécontente  de  son  gouvernement,  auquel  elle  l'im- 
putait, comptant  sur  lui  pour  en  empêcher  l'achèvement  ou  se  le  faire 
payer.  Sans  la  croire  encore  définitive,  la  France  voyait  de  mauvais  œil 
cette  révolution  unitaire  qui  la  serrait  entre  deux  peuples  compactes. 
Dans  son  embarras  pour  réconcilier  ses  appréhensions  avec  son  noble 
enthousiasme  d'autrefois,  elle  cherchait  à  distinguer  l'indépendance 
de  ses  voisins  de  leur  unité,  les  encourageant  à  l'une  et  réprouvant 
l'autre,  comme  si  l'union  politique  n'était  pas  le  terme  naturel  du 
développement  national  des  peuples  et  le  premier  droit  en  même 
temps  que  la  meilleure  garantie  de  leur  indépendance.  Par  cette  con- 
tradiction, la  France  irritait  l' amour-propre  de  ses  voi-ins;  elle  bles- 
sait journellement  par  sa  presse  et  sa  tribune  leur  patriotisme  en 
fermentation.  Peu  au  fait  de  l'esprit  de  l'étranger,  elle  s'exagérait  la 
résistance  des  autonomies  locales  au-delà  des  Alpes  et  du  Rhin.  Cho- 
quée des  procé  lés  à  la  fois  trop  habiles  et  violens  avec  lesquels  le  Pié- 
mont et  surtout  la  Prusse  hâtaient  l'unification  de  l'Allemagne  et  de 
l'Italie,  elle  reportait  sur  les  Napolitains  et  les  Siciliens,  sur  les  Ha- 
novriens  et  les  Saxons  ses  vieilles  sympathies  pour  les  opprimés.  Elle 
les  eût  volontiers  couverts  de  sa  protection,  et,  en  cas  de  lutte,  elle 
se  fût  attendue  à  être  accueillie  en  libératrice  plutôt  qu'en  ennemie 
par  les  populations  annexées.  Elle  ne  sentait  point  que,  pour  les  in- 
téressés ,  c'étaient  là  des  querelles  de  ménage  où  il  est  dangereux 
pour  l'étranger  d'intervenir,  où  le  parti  qu'il  prétend  secourir  lu 
en  veut  presque  autant  d'un  appui  qui  le  compromet  que  li  fac- 


LA   POLITIQUE    DU    SECOND   EMPIRE.  56S 

tion  contraire  d'una  opposition  qui  entrave  son  triomphe.  En  vain 
quelques  esprits  courageux,  mieux  instruits  des  choses  du  dehors, 
essayaient  de  montrer  à  la  France  que  cette  unité  tant  contestée 
de  l'Italie  et  de  l'Allemagne  était  la  conséquence  logique  de  toute 
leur  histoire;  en  vain  lui  représentaient-ils  qu'il  était  trop  tard 
pour  l'arrêter,  et  que,  ne  pouvant  être  évitée,  il  valait  mieux  qu'elle 
se  fît  d'accord  avec  la  France  que  malgré  elle  et  contre  elle  (1).  Si 
elle  ne  voulait  point  la  guerre,  la  France  gardait  vis-à-vis  de  ses 
voisins  agrandis  une  attitude  de  dépit  et  de  défiance  d'où  la  guerre 
devait  fatalement  sortir  par  leur  fait,  si  ce  n'était  par  le  sien.  En 
opposant  à  l'unitarisme  allemand  et  italien  une  sorte  de  vélo  in- 
flexible, la  France  oubliait  trop  qu'au  point  où  elle  les  avait  laissés 
arriver  il  était  impossible  à  ces  peuples  de  ne  point  aller  jusqu'au 
bout.  Une  telle  attitude  plus  longtemps  gardée  eût  fini  par  amener, 
au  moment  peut-être  où  nous  nous  y  serions  le  moins  attendus, 
une  alliance  effective  des  deux  puissances  que  nous  seuls  arrêtions 
sur  le  Mein  et  sur  le  Tibre,  et  ainsi  à  la  longue  cette  paix  trompeuse 
eût  pu  devenir  plus  fatale  encore  à  notre  grandeur  que  la  folle  cam- 
pagne de  1870,  et  avec  l'Alsace-Lorraine  nous  coûter  la  Corse, 
INice  et  la  Savoie. 

Devant  cette  attitude  de  l'opinion,  que  faisait  le  gouvernement 
impérial?  N'osant  combattre  des  susceptibilités  d'accord  avec  ses 
secrètes  rancunes,  n'osant  les  approuver  ouvertement  de  peur  de 
se  condamner  lui-même,  il  cherchait  à  leur  donner  le  change  sur  la 
déception  de  ses  calculs.  Au  lieu  de  confesser  que  l'unité  était  faite 
en  Allemagne  comme  en  Italie,  et  que  l'achèvement  n'en  était  plus 
qu'une  affaire  de  temps  et  pour  ainsi  dire  d'heures,  il  imaginait  la 
théorie  des  trois  tronçons,  il  faisait  faire  des  cartes  où  le  sud  de 
l'Allemagne  était  représenté  comme  entièrement  isolé  du  nord.  Sans 
vouloir  s'avouer  toute  la  portée  de  ses  méprises,  il  disait  adieu  à 
tous  ces  plans  de  reconstruction  européenne,  de  désarmement,  de 
paix  perpétuelle,  à  tous  ces  rêves  de  jeunesse  si  cruellement  déçus. 
L'utopie  humanitaire  cédait  la  place  aux  instincts  du  césarisme,  aux 
jalousies  nationales.  Contraint  par  l'opinion  et  les  nécessités  de  son 
régime  de  renoncer  à  sa  première  politique,  l'empire  n'en  avait 
point  d'autre  à  mettre  à  la  place.  11  ne  lui  restait  que  des  expécliens. 
A  vrai  dire,  pendant  les  dernières  années,  le  gouvernement  impé- 
rial n'eut  plus  de  politique.  Il  demeurait  en  suspens  entre  les  trois 
partis  qui  s'offraient  à  lui  et  dont  chacun  à  la  cour  et  dans  le  pu- 

(1)  Voyez  dans  la  Revue  les  travaux  de  M.  de  Laveleye  sur  l'Allemagne  depuis  la 
guerre  de  4S66,\iwr&ii>on  du  la  février  1867  et  suivantes;  —  les  Droits  et  les  Devoirs 
de  la  Prusse,  par  M.  Saint-René  Taillandier,  15  octobre  1866;  —  la  Guerre  entre  l'Al- 
lemagne et  la  France,  par  M.  E.  Renan,  15  septembre  1870,  —  et  la  lettre  de  M.  de 
Sybel,  15  septembre  1866. 


564  REVLJi    DES    DEUX    MONDES. 

blic  avait  ses  défenseurs.  Tantôt  il  inclinait  vers  un  retour  à  ses 
vieux  projets  et  cherchait  pour  la  France  des  agrandissemens  im- 
possibles, tantôt  il  penchait  vers  une  lutte  qui  eût  renversé  les  con- 
séquences de  sa  propre  politique,  il  commençait  des  armemens  que 
les  murmures  du  pays  lui  faisaient  interrompre,  il  ébauchait  une 
organisation  militaire  dont  il  n'osait  poursuivre  l'application  ;  le 
plus  souvent,  autant  par  incertitude  que  par  système,  il  se  rési- 
gnait avec  le  gros  de  l'opinion  au  maintien  d'un  statu  quo  précaire, 
impossible  à  perpétuer,  inconciliable  avec  une  paix  solide. 

A  force  de  tâtonnemens,  à  force  de  contradictions,  la  politique 
du  second  empire  avait  fini  par  mécontenter  tous  les  partis  à  la  fois. 
Le  plan  napoléonien  ne  faisant  que  reprendre  en  grand  la  politique 
étrangère  de  l'opposition  sous  la  restauration  et  la  monarchie  de 
juillet,  les  idées  impériales  ne  pouvaient  manquer  de  trouver  au 
début  un  appui  parmi  les  libéraux  et  les  démocrates,  qui  pendant 
quarante  ans  s'étaient  faiLs  les  avocats  des  nationalités.  Elles  le 
rencontrèrent  en  effet  à  l'origine  des  affaires  d'Allemagne  comme 
dans  celles  d'Italie.  On  n'a  pas  oublié  que  tous  les  principaux  or- 
ganes de  l'opinion  démocratique  ou  libérale  soutenaient  en  1866 
la  politique  de  l'alliance  italo-prussienne.  Les  semi-libéraux,  les 
cléricaux  et  la  masse  des  conservateurs,  qui  subissaient  leur  in- 
fluence, s'y  montraient  au  contraire  fort  hostiljs.  De  1859  à  1867, 
au  moment  décisif  de  la  grande  crise  qui  devait  transformer  l'Eu- 
rope, l'empire  se  trouva  dans  cette  singulière  position  de  voir  sa 
politique  étrangère  combattue  par  ses  partisans,  appuyée  par  ses 
adversaires  du  dedans.  C'était  là  une  situation  fausse  et  par  là  pleine 
de  périls.  Pour  applaudir  à  ses  vues  en  Roumanie,  en  Italie,  en 
Pologne,  même  en  Allemagne,  les  libéraux  et  les  républicains  ne 
se  ralliaient  pas  à  Napoléon  111,  tandis  que  les  conservateurs  et  les 
cléricaux,  qui  avaient  été  les  parrains  du  second  empire,  mena- 
çaient de  se  détacher  de  lui.  Il  aurait  fallu  à  l'empire  un3  énergie 
qu'il  n'avait  point  pour  ne  pas  s'arrêter  dans  une  voie  où  il  ren- 
contrait les  répugnances  de  ses  soutiens  naturels  sans  trouver  chez 
ses  adversaires  un  appui  auquel  il  pût  se  fier.  Après  avoir  quelque 
temps  soutenu  la  politique  impériale  en  Italie  et  en  Allemagne,  l'op- 
position démocratique  elle-même  l'abandonna  au  moment  critique, 
et,  se  retournant  violemment  contre  elle,  lui  reprochait  avec  amer- 
tume les  résultats  des  deux  unités  auxquelles  plus  que  personne  son 
parti  avait  poussé.  Sadowa,  que  par  haine  de  l'église  et  de  la  vieille 
Europe  leurs  journaux  avaient  appelé  de  tous  leurs  vœux,  devint 
entre  les  mains  des  «irréconciliables»  une  des  principales  machines 
de  gu.rre  contre  l'empire.  Ainsi  attaquée  ou  désavouée  de  tous,  à 
gauche  comme  à  droite,  la  politique  imj'ériale,  surprise  de  son  iso- 
lement, se  trouvait  toute  désorientée  et  déroutée,  poussée  aux  con- 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  505 

traclictions  et  aux  coups  de  tête  par  les  invectives  mêmes  de  ceux 
qui,  en  lui  reprochant  ses  fautes,  lui  disputaient  les  moyens  mili- 
taires de  les  réparer. 

Dans  les  embarras  de  sa  politique  étrangère,  l'empire  essaya  de 
chercher  au  dedans  les  diversions  que  d'ordinaire  dans  les  diffi- 
cultés intérieures  les  gouvernemens  demandent  au  dehors.  Ne  pou- 
vant plus  offrir  la  gloire,  il  devait  se  résigner  à  en  revenir  à  la 
liberté.  Il  le  tenta;  mais  il  le  fit,  comme  toutes  choses,  avec  des  in- 
certitudes, des  demi-mesures,  des  prétentions  contradictoires,  sans 
consentir  à  dépouiller  le  césarisme,  sans  renoncer  franchement  à 
toute  arrière-pensée  de  revanche  belliqueuse.  Par  un  résultat  tout 
contraire  aux  espérances  de  l'empereur,  ce  qu'il  avait  pu  réaliser 
des  rêves  de  sa  jeunesse  avait,  au  lieu  de  l'étouffer,  servi  d'aliment 
à  l'esprit  critique,  à  l'esprit  d'opposition.  A  cet  égard,  ses  succès 
lui  avaient  encore  plus  mal  réussi  que  ses  échecs.  L'exécution  des 
idées  napoléoniennes ,  dans  ce  qu'elles  avaient  de  moins  chimérique 
et  de  plus  élevé,  avait  affaibli  son  pouvoir  en  blessant  des  pré- 
jugés ou  des  intérêts  sur  lesquels  il  s'appuyait.  Les  deux  plus 
grands  actes  de  son  règne,  l'émancipation  de  l'Italie  et  l'initiative 
du  libre  échange,  devinrent  chacun  le  point  de  départ  d'une  oppo- 
sition nouvelle,  d'autant  pins  redoutable  qu'elle  était  conserva- 
trice, opposition  passionnée  et  exigeante  comme  la  conscience  et 
les  intérêts,  et  dont,  malheureusement  pour  la  France,  l'esprit  a  sur- 
vécu à  la  chute  de  l'empire.  La  campagne  d'Italie,  en  mettant  en 
péril  le  pouvoir  temporel  du  saint-siége,  aliénait  à  l'empire  une  des 
principales  forces  morales  qui  l'avaient  relevé,  le  clergé  et  le  parti 
ultramontain,  qui  dès  lors  lui  firent  une  guerre  tour  à  tour  sourde  et 
bruyante,  et  dont  les  menées  allaient  poursuivre  le  souverain  jus- 
que dans  le  sein  de  la  famille.  Les  traités  de  commerce  qui,  dans  la 
pensée  de  l'empereur,  devaient  doubler  la  richesse  de  la  France  et 
enchaîner  les  nations  de  mille  liens  pacifiques,  alarmèrent  les  inté- 
rêts matériels,  la  grande  industrie,  une  autre  des  principales  forces 
qui  avaient  porté  Napoléon  111  sur  le  trône.  La  seconde  des  grandes 
mesures  économiques  de  l'empire,  la  liberté  des  coalitions  ou- 
vrières, qui  devait  apaiser  la  lutte  du  travail  et  du  capital  en  leur 
reconnaissant  des  droits  égaux,  ne  fit  qu'envenimer  leur  antago- 
nisme, .troubler  les  conservateurs  qui  se  l'étaient  laissé  arracher, 
sans  que  les  classes  qui  en  bénéficiaient  y  vissent  autre  chose 
qu'une  arme  pour  des  conquêtes  chimériques.  La  reconstruction  de 
Paris,  qui,  en  donnant  aux  ouvriers  le  travail  et  le  bien-être,  de- 
vait leur  enlever  le  désir  et  les  moyens  de  faire  des  révolutions,  ne 
semblait  aboutir  qu'à  rassembler  dans  la  capitale  une  armée  pour 
l'émeute.  Les  expositions  internationales  elles-mêmes  réunissaient 


REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

moins  les  peuples  qpie  leurs  élémens  révolutionnaires.  Grâce  aux  dé- 
légués ouvriers  des  différens  pays,  ellfes  devenaient  le  point  de  dé- 
part de  cette  Association  internationale  des  travailleurs  que  l'em- 
pire était  obligé  de  poursuivre  après  en  avoir  paru  encourager  les 
débuts.  La  liberté  de  la  presse  et  le  droit  de  réunion  ne  faisaient  que 
fomenter  les  passions  antisociales,  et,  dans  leur  effroi,  nombre  de 
conservateurs  naïfs  et  de  fonctionnaires  ignorans  en  venaient,  pour 
se  sauver  de  la  démagogie,  à  souhaiter  une  puissante  diversion  ex- 
térieure, sans  voir  qu'au  lieu  de  la  lui  fermer  une  grande  guerre 
pouvait  ouvrir  la  porte  à  la  révolution. 

Les  plans  de  Napoléon  III  n'avaient  guère  mieux  réussi  avec  l'ar- 
mée, qui  avait  été  l'instrument  de  son  élévation,  et  qui,  devant  le 
flot  montant  du  socialisme,  demeurait  plus  que  jamais  sa  sauve- 
garde. Lorsqu'elle  semblait  tendre  à  se  rapprocher  de  la  Prusse,  la 
politique  impériale  rencontrait  dans  l'armée  plus  de  répugnance 
encore  que  dans  la  nation.  Pour  le  général  et  l'officier,  la  guerre 
est  une  carrière,  un  métier,  la  paix  un  chômage.  Tant  qae  les  plans 
de  l'empereur  lui  donnèrent  de  l'occupation,  des  campagnes,  de 
l'avancement  et  des  honneurs,  l'armée,  peu  préoccupée  des  causes 
pour  lesquelles  elle  se  battait,  se  montrait  satisfaite.  Était-il  ques- 
tion de  désarmement,  de  politique  modeste  et  pacifique,  elle  ne  ca- 
chait pas  son  mécontentement;  ce  n'était  point  là  ce  qu'elle  atten- 
dait d'un  N-apoléon.  Les  victoires  de  la  Prusse  sur  l'Autriche, 
l'arrogance  des  généraux  de  Berlin,  ne  pouvaient  manquer  de 
blesser  l'araour-propre  d'une  armée  habituée  à  se  regarder  comme 
sans  rivale.  A  la  cour  impériale  comme  dans  les  casernes,  une 
guerre  sur  le  Pdiin  devint  le  rêve  de  tout  ce  qui  était  militaire,  de 
tout  ce  qui  se  piquait  de  patriotisme.  Avec  une  folle  infatuation, 
avec  une  présomptueuse  ignorance  de  sa  propre  faiblesse  et  des 
forces  de  l'Allemagne,  l'armée,  toujours  avide  de  se  distinguer,  de- 
mandait à  se  mesurer  avec  ces  orgueilleux  Prussiens,  comme  s'il  ne 
se  fût  agi  que  d'un  assaut  de  salle  d'armes.  Elle  appelait  avec  pas- 
sion cette  guerre  où,  en  dépit  de  son  héroïsme,  elle  devait  tout  en- 
tière tomber  aux  mains  de  l'ennemi,  et  où  tant  de  ses  généraux  les 
plus  populaires  devaient  laisser  leur  réputation,  si  ce  n'est  leur 
honneur. 

Aux  illusions  militaires  se  joignaient  en  France  les  illusiions  di- 
plomatiques, plus  dangereuses  peut-être  encore.  On  s'imaginait 
que  toute  l'Europe  éprouvait  pour  le  rapide  accroissement  de  la 
Prusse  et  l'arrogance  des  hobereaux  de  Brandebourg  les  mêmes 
appréhensions,  la  même  antipathie  que  la  France.  On  ne  voyait 
point  que  le  plan  impérial  avait  encore  plus  mal  réussi  au  dehors 
qu'au  dedans,  que  Vidée  napoléonienne  avait  soulevé  chez  les  puis- 


LA   POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  567 

sances  plus  de  craintes  et  de  rancunes  que  dans  les  partis  de  l'inté- 
rieur. Malgré  ses  précautions  pour  ménager  leurs  susceptibilités, 
les  projets  de  Napoléon  III  n'avaient  pu  manquer  d'inquiéter  tous  les 
états  de  l'Europe,  tous  plus  ou  moins  directement  menacés.  Les  in- 
certitudes de  sa  politique  n'avaient  fait  qu'augmenter  les  méfiances 
des  cabinets,  ses  essais  de  compromis  que  lui  enlever  l'alliance  des 
puissances  qui  avaient  profité  de  son  appui.  En  Italie,  avec  ses 
tergiversations  sur  la  question  romaine,  avec  l'expédition  de  Men- 
tana,  l'empire  avait  perdu  le  bénéfice  de  Solterino.  Selon  le  mot 
d'un  Italien,  Mentana  avait  tué  Magenta.  En  Allemagne,  avec  ses 
restrictions  formelles  ou  implicites,  avec  son  veto  sur  la  ligne  du 
Mein,  il  avait  perdu  le  profit  de  ses  premières  connivences  avec  la 
■Prusse.  Ses  tentatives  en  faveur  de  la  Pologne  pendant  la  grande 
insurrection  de  1863  n'avaient  servi  qu'à  lui  aliéner  la  Russie,  ses 
menées  successives  et  presque  simultanées  avec  la  Prusse  et  l'Au- 
triche qu'à  soulever  les  défiances  de  l'Allemagne,  des  petits  états  du 
centre  de  l'Europe  et  de  l'Angleterre,  toujours  soupçonneuse  au 
sujet  de  la  Belgique  et  du  Rhin.  Au  lieu  de  disposer  les  puissances 
étrangères  à  notre  alliance,  nous  les  avions  presque  toutes  blessées 
dans  leur  orgueil  ou  leurs  intérêts;  nous  en  avions  même  intéressé 
plusieurs  à  notre  défaite,  la  Russie  sur  la  Mer-Noire  par  le  traité 
qui  lui  défendait  de  relever  Sébastopol  et  ses  flottes,  l'Italie  à  Rome 
par  notre  éternelle  occupation  qui  lui  interdisait  sa  capitale.  Grâce 
à  ses  demi-mesures  et  à  ses  réticences,  à  ses  volte-faces  et  à  ses 
hésitations  qui  prenaient  l'aspect  de  la  duplicité,  l'empire,  dérouté 
par  les  inquiétudes  de  la  France,  l'avait  partout  isolée  en  Europe. 
Elle  restait  seule,  à  la  fois  présomptueuse  et  mécontente,  sans  direc- 
tion, sans  politique,  exposée  à  tous  les  hasards  des  décisions  pas- 
sionnées. 

V. 

Pendant  que  la  politique  française  se  perdait  en  tâtonnemens,  les 
peuples  voisins  prenaient  de  plus  en  plus  conscience  d'eux-mêmes, 
de  leur  volonté  et  de  leurs  forces.  Leurs  exigences  croissaient  avec 
le  succès.  Fiers  de  la  constitution  de  leur  unité,  ils  se  montraient 
de  moins  en  moins  disposés  à  en  payer  la  rançon  à  la  France,  de 
plus  en  plus  enclins  à  l'achever  sans  elle  et  au  besoin  malgré  elle. 
Élevé  dans  l'exil.  Napoléon  III  connaissait  l'étranger  beaucoup  mieux 
que  la  plupart  des  Français,  si  ignorans  à  cet  égard.  Il  était  un  des 
rares  politiques  de  France  qui  sussent  faire  entrer  dans  leurs  cal- 
culs les  sentimens  des  autres  peuples;  mais,  depuis  qu'il  s'était  em- 
paré du  pouvoir.  Napoléon  III  n'avait  pu  se  tenir  par  lui-même  au 


REVUE    DES    DEUX    AIONDES. 

courant  de  la  marche  rapide  des  idées  en  Italie  et  en  Allemagne. 
Ce  fut  là  une  des  principales  causes  de  ses  méprises  et  de  l'avorte- 
ment  de  ses  plans.  Il  n'avait  vu  que  de  loin  la  grande  crise  de  1848; 
il  était  demeuré  étranger  au  travail  latent  qui  l'avait  suivie,  et  ne 
se  rendait  pas  compte  du  progrès  des  idées  unitaires.  Il  est  même 
incertain  que  Napoléon  III  ait  jamais  nettement  compris  le  lien  qui 
rattache  l'unité  d'un  peuple  à  son  indépendance,  et  la  force  qui 
pousse  les  nations  de  l'une  à  l'autre.  Quand  il  encourageait  les  prin- 
cipautés roumaines  à  l'unité,  il  ne  semblait  guère  prévoir  qu'un  tel 
exemple  pût  être  bientôt  imité  par  des  peuples  plus  considérables. 
La  promptitude,  la  facilité  de  l'unification  de  l'Italie  et  de  l'Alle- 
magne devait  être  pour  lui  une  surprise.  Dans  les  deux  pays,  ses 
vues,  déjà  vieillies,  devaient  être  dépassées,  sa  politique  débordée. 
Il  en  était  resté  à  l'Allemagne  et  à  l'Italie  de  sa  jeunesse,  comme 
d'autres  politiques  plus  âgés  en  sont  toujours  demeurés  à  la  rêveuse 
Germanie  et  à  l'indolente  Italie  du  commencement  du  siècle.  Les 
idées  avaient  marché  depuis  le  temps  où  s'étaient  formés,  sous  l'in- 
fluence des  méditations  de  Sainte-Hélène  et  des  libéraux  français, 
les  rêves  du  prisonnier  de  Ham.  Lorsqu'il  eut  les  moyens,  l'heure 
de  l'exécution  était  passée.  Ces  plans  de  reconstruction  européenne 
au  profit  de  l'agrandissement  de  la  France  d'accord  avec  les  peuples 
voisins  étaient  d'une  réalisation  facile  au  début  du  siècle.  Vers 
1830,  de  pareilles  combinaisons  eussent  encore  eu  des  chances 
d'être  agréées  des  peuples  intéressés,  et  les  lettres  de  lord  Pal- 
merston  font  croire  que  le  gouvernement  de  juillet  ne  fut  point  sans 
y  songer.  La  Belgique  offrait  de  se  donner  à  Louis-Philippe;  les 
provinces  du  Pdiin  elles-mêmes  hésitaient  encore  entre  leurs  sym- 
pathies pour  la  France  libérale  et  les  souvenirs  de  leur  origine 
germanique.  En  18/i8,  il  était  déjà  trop  tard  pour  toute  combinai- 
son de  ce  genre;  qu'était-ce  donc  sous  le  second  empire?  A  moins 
de  se  contenter  de  modestes  rectifications  de  frontières,  ces  plans 
d'acquisition  pacifique  et  libérale  étaient  devenus  un  anachro- 
nisme. En  dehors  de  la  Savoie,  la  France  ne  pouvait  obtenir  que 
d'insignifiantes  compensations  :  du  côté  de  l'Allemngne,  tout  ac- 
croissement important  n'eût  été  qu'une  conquête  brutale  et  pré- 
caire comme  celle  de  l'Alsace  par  la  Prusse. 

Au  lieu  d'être  disposés  à  nous  faire  des  sacrifices,  nos  voisins  se 
trouvaient  autant  de  droits  que  nous  à  faire  tourner  la  reconstitu- 
tion de  l'Europe  au  profit  de  leur  grandeur.  Leurs  hommes  d'état 
faisaient  des  calculs  analogues  à  ceux  de  Napoléon  III.  Chacun  avait 
ses  plans  pour  le  renouvellement  de  l'Europe,  chacun  comptait  s'en 
servir  pour  faire  une  plus  large  place  à  son  pays.  L'idée  était  si 
naturelle  qu'elle  se  retrouvait  partout,  chez  les  peuples  comme 


LA    POLITIQUE    DU    SECOND    EMPIRE.  569 

dans  les  cours.  Cette  grande  crise  des  nationalités  en  travail  of- 
frait à  toutes  les  visées  ambitieuses  un  large  champ  ;  c'était 
comme  une  succession  ouverte  où  chacun  était  admis  à  faire  valoir 
ses  titres.  Tous  les  droits  se  trouvant  remis  en  question,  toutes  les 
prétentions  se  faisaient  jour.  Chaque  peuple,  grand  ou  petit,  Alle- 
magne, Russie  ou  Italie,  états  Scandinaves,  Hongrie,  Grèce,  Rou- 
manie, Serbie,  regardait  autour  de  soi,  avide  de  découvrir  quelque 
territoire  à  réclamer.  L'ambition,  se  mêlant  à  ce  mouvement  des 
nationalités,  en  faisait,  au  lieu  d'un  principe  pacificateur,  un  des 
germes  de  guerre  les  plus  actifs  qu'ait  jamais  nourris  l'Europe.  Dans 
l'indécision  où  demeurait  le  droit  nouveau  qui  devait  servir  de  fon- 
dement à  la  répartition  des  étals,  chacun  l'entendait  selon  ses  in- 
térêts. Là  on  invoquait  la  géographie,  ici  l'histoire,  ailleurs  la 
langue,  presque  partout  faussant  ce  principe  de  nationalité  dont 
on  réclamait  le  bénéfice,  oubliant  qu'un  seul  droit  pouvait  se  sub- 
stituer à  l'ancien  droit  de  conquête  ou  de  légitimité  dynastique,  le 
droit  des  peuples  sur  eux-mêmes. 

Au  milieu  de  ces  compétitions  opposées,  pour  diriger  la  réorga- 
nisation de  l'Europe  dans  un  sens  profitable  à  la  civilisation  et  fa- 
vorable à  la  paix,  il  eût  fallu  un  grand  politique  et  peut-être  aussi 
un  grand  capitaine.  L'un  et  l'autre,  au  moment  critique,  ont  man- 
qué à  la  France.  Son  histoire  et  son  génie  semblaient  l'inviter  à 
présider  à  cette  grande  tâche,  plusieurs  fois  entrevue  par  ses  poli- 
tiques et  ses  souverains.  Napoléon  avait  eu  douze  ans  pour  la  faire. 
Après  lui,  la  France  affaiblie,  devenue  pour  ses  voisins  un  objet  de 
méfiance,  à  demi  étrangère  au  mouvement  national  qui  agitait  l'Eu- 
rope, se  trouvait  moralement  et  matériellement  bien  moins  en  si- 
tuation de  diriger  le  renouvellement  du  continent.  Napoléon  III  en 
voulut  prendre  l'initiative;  c'était  une  tâche  tiop  lourde  pour  son 
génie.  Il  lui  manquait  à  la  fois  la  tête  pour  la  conduite  de  la  grande 
révolution,  le  bras  pour  l'exécution.  Il  n'était  point  homme  de 
guerre,  et  dans  son  caractère  politique  il  y  avait  des  lacunes  fu- 
nestes. Au-dessous  du  souverain,  le  second  empire  a  eu  des  hommes 
d'affaires,  mais  point  d'hommes  d'état,  —  de  vaillans  soldats,  mais 
point  de  capitaines. 

Bien  différente  a  été  la  fortune  de  nos  voisins.  L'Allemagne  a  eu 
M.  de  Bismarck,  et  Fltahe  M.  de  Cavour,  trop  tôt  enlevé  pour  la 
France  autant  peut-être  que  pour  sa  patrie.  Dans  ce  bonheur  de  la 
Prusse  et  du  Piémont,  il  faut  se  garder  de  croire  que  tout  fût  for- 
tuit. Il  est  des  pays  tellement  préparés  à  certains  rôles,  dont  la 
voie,  d'abord  vaguement  pressentie,  finit  par  être  si  nettement  in- 
diquée, qu'à  l'heure  marquée  il  en  sort  naturellement  de  grands 
hommes  d'état.  Le  Piémont  en  Italie,  la  Prusse  en  Allemagne 
étaient  dans  ce  cas;  leur  voie  était  pour  ainsi  dire  toute  tracée.  II 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  était  bien  autrement  de  la  France ,  qui ,  clans  la  crise  des  natio- 
nalités européennes,  ne  se  sentait  pas  un  intérêt  direct,  qui,  n'en 
éprouvant  point  les  besoins,  n'en  comprenait  bien  ni  les  tendances 
ni  la  force. 

Le  bras  nous  a  manqué  plus  encore  que  la  tête,  et  l'Allemagne  a 
eu  l'un  dans  M.  de  Moltke,  comme  l'autre  dans  M.  de  Bismarck.  Ici 
encore  ce  n'était  point  hasard.  Obligée  de  se  faire  une  place  dans 
le  monde,  territorialement  petite  et  mal  faite,  évidemment  incom- 
plète et  provisoire,  la  Prusse,  depuis  son  origine,  n'a  eu  qu'un 
souci  :  s'arrondir,  s'achever,  absorber  l'Allemagne.  —  Toutes  ses 
forces,  toute  son  intelligence  sont  demeurées  constamment  tendues 
vers  ce  but,  avec  une  unité  de  direction  que  sa  situation  même  lui 
imposait,  et  dont  l'habitude  des  révolutions  a  depuis  longtemps  privé 
la  France.  La  Prusse  s'était  donné  une  éducation  civile  et  militaire, 
et  pour  ainsi  dire  un  entraînement  d'un  demi-siècle  ou  mieax  d'un 
siècle  ou  deux,  depuis  les  jours  du  grand-électeur,  de  Frédéric-Guil- 
laume et  de  Frédéric  II.  La  France  au  contraire,  à  peu  près  faite  et 
achevée  territorialement  depuis  longtemps,  s'adonnait  tout  entière  à 
la  conquête  du  progrès  politique  ou  économique.  La  liberté,  l'éga- 
lité, la  richesse,  étaient  tour  à  tour  ou  en  même  temps  le  but  suprême 
de  ses  efforts.  L'esprit  militaire  avait  cédé  le  pas  à  l'esprit  indus- 
triel et  pacifique;  il  ne  pouvait  gagner  à  ses  tendances  bourgeoises 
ou  démocratiques.  Au  lieu  d'embrasser  toute  la  nation,  l'armée 
française  ne  comprenait  qu'un  nombre  restreint  de  citoyens;  les 
classes  les  plus  élevées  par  la  richesse,  donc  aussi  par  l'instruction, 
par  l'intelligence,  demeuraient  le  plus  souvent  en  dehors  d'elle. 
Ainsi  privée  de  l'élite  de  la  nation,  l'armée  française  se  trouvait 
inférieure  à  la  France,  tandis  que  l'armée  prussienne  se  recrutait 
de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  né,  de  mieux  élevé,  de  plus  vivace 
dans  la  Prusse.  Comme  combattant,  la  France  de  la  révolution,  di- 
visée en  partis,  sans  discipline,  sans  unité  morale,  n'était  pas  moins 
inférieure  à  la  Prusse  encore  à  demi  féodale,  à  la  Prusse  n'ayant 
qu'un  roi  et  qu'un  drapeau.  La  France  était  incapable  de  demeurer 
unie  et  fidèle  à  ses  chefs  dans  les  revers;  l'ennemi  pouvait  être  sûr 
que  l'émeute  y  achèverait  la  défaite.  Chose  qu'il  ne  faut  point  ou- 
blier, des  deux  pays,  c'était  le  plus  anciennement  achevé,  celui  dont 
l'unité  était  faite  depuis  des  générations,  c'était  la  vieille  France 
qui,  devant  l'ennemi,  devait  se  montrer  le  moins  un.  Aux  jours  de 
la  lutte,  la  Prusse  devait  tout  avoir  pour  elle,  un  peuple  admira- 
blement discipliné,  une  armée  supérieure  à  la  fois  par  le  nombre, 
par  l'organisation  et  la  science,  et  de  plus  l'élan  de  toute  cette 
grande  nation  allemande  avide  de  montrer  sa  force  et  fière  de  sa 
récente  unité. 

La  Prusse  de  M.  de  Bismarck  a  eu  tout,  l'intelligence  et  la  force; 


LA   POLITIQUE   DU    SECOND    EMPIRE.  571 

il  ne  lui  a  manqué  qu'une  chose,  Ticlée  morale.  Des  vastes  plans  du 
ministre  prussien,  la  notion  du  droit  semble  absente;  dans  l'Alle- 
magne éblouie,  bien  peu  de  voix  tentent  de  la  lui  rappeler.  Il  a 
foulé  aux  pieds  le  vieux  droit  dynastique  sans  chercher  à  lui  en 
substituer  un  autre  dans  le  consentement  des  peuples.  Au  lieu 
d'une  fédération  de  nations  également  indépendantes,  l'Europe  de 
ses  rêves,  dont  nous  n'avons  pas  encore  vu  la  fin,  c'est  la  domina- 
tion exclusive  et  égoïste  d'une  race  sur  les  autres  ;  c'est  moins  le 
rétablissement  de  la  nationalité  allemande  que  la  restauration  du 
saint-empire,  suzerain  oppresseur  du  continent.  Au  lieu  du  suffrage 
universel,  instrument  à  ses  yeux  encore  trop  peu  flexible,  ses  pro- 
cédés d'organisation  des  états  sont  le  fer  et  le  feu,  ou  mieux,  grâce 
à  l'industrie  moderne,  l'acier  Krupp  et  le  pétrole.  La  violence  prend 
à  peine  souci  de  se  déguiser.  En  Allemagne  même,  alors  qu'en  fai- 
sant l'unité  la  Prusse  accomplissait  une  tâche  nationale  facile  à 
couvrir  d*une  sanction  populaire,  elle  a  préféré  ne  se  servir  dans 
ses  annexions  que  du  droit  des  armes,  tant  elle  craignait  de  recon- 
naître quelque  part  le  droit  des  peuples!  L'Allemagne,  par  sa  com- 
plicité dans  les  violences  de  la  Prusse  envers  le  Danemark  et  envers 
la  France,  a  montré  qu'elle  méritait  peu  d'être  traitée  autrement. 
Grâce  à  elle,  au  lieu  de  l'idée  moderne,  de  l'idée  française  du  droit, 
c'est  la  vieille  notion  germanique,  la  force,  qui  plus  que  jamais 
apparaît  comme  la  maîtresse  du  monde,  et  parmi  ses  sectateurs  des 
bords  du  Weser  et  de  la  Sprée  elle  s'affirme  avec  une  brutalité  dont 
la  naïveté  sent  la  barbarie. 

Le  triomphe  de  la  Prusse  et  de  la  force,  voilà  où  l'inconséquence 
et  les  faux  calculs  devaient  faire  aboutir  les  grands  rêves  de  Ilara 
et  de  Sainte-Hélène.  Uidée  napolêo)nenne  devait  laisser  la  France, 
la  vieille  protectrice  des  nationalités,  mutilée  dans  la  sienne;  elle 
devait  la  laisser  démembrée  par  la  révolution ,  dont  la  générosité 
française  avait  été  la  première  promotrice,  et  qui,  dans  le  plan  im- 
périal, devait  être  l'occasion  de  sa  grandeur.  Au  lieu  d'un  principe 
de  paix  et  d'émancipation,  le  droit  de  nationalité,  faussé  par  le  ger- 
manisme, devient  un  agent  d'oppression,  un  prétexte  de  conquête 
et  de  guerre  sans  fin.  De  la  crise  qui  les  devait  réconcilier,  l'anta- 
gonisme des  peuples  et  des  races  sort  plus  violent.  A  la  place  du 
désarmement  et  de  la  paix  universelle  rêvés  par  l'impérial  utopiste, 
l'Europe,  pour  avoir  de  nouveau  laissé  violer  le  principe  qui  la  de- 
vait reconstituer,  se  retrouve  plus  que  jamais  en  proie  au  milita- 
risme, en  proie  à  la  révolution,  ardente  à  profiter  des  désastres 
des  guerres  et  du  poids  des  charges  publiques.  Tels  sonties  résul- 
tats de  ces  songes  mal  combinés,  mal  poursuivis. 

Dans  sa  défaite,  malgré  ses  erreurs  de  toute  sorte,  malgré  les 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fautes  de  ses  gouvernans,  la  France  a  la  consolation  d'être  tombée 
avec  une  notion  du  droit,  avec  un  idéal  politique  plus  élevé  que 
celui  de  l'Allemagne,  qui  se  prétend  la  patrie  de  l'idéal.  Qu'elle 
prenne  garde  de  se  laisser  entraîner  à  d'injustes  rancunes  contre  le 
principe  dont  elle  semble  la  victime.  Loin  de  renier  le  droit  dont 
elle  est  devenue  un  des  martyrs,  qu'elle  le  maintienne  au  nom 
même  de  ses  souffrances.  Aujourd'hui  elle  y  est  directement  inté- 
ressée. Mutilée  dans  sa  propre  nationalité,  qu'elle  reste  fidèle  à  ce 
principe  de  nationalité  et  au  libre  consentement  des  peuples,  violés 
chez  elle  par  la  Prusse.  C'est  le  seul  droit  qui  lui  demeure  sur 
Metz  et  Strasbourg,  le  seul  au  nom  duquel  elle  les  puisse  jamais 
revendiquer.  C'est  celui  que  son  adversaire,  après  s'en  être  hypo- 
critement prévalu  partout  où  il  pouvait  tourner  à  son  profit,  foule 
cyniquement  aux  pieds  sur  chacune  de  ses  frontières,  dans  la  Po- 
logne, dans  le  Sltsvig  danois,  dans  l'Alsace-Lorraine.  C'est  celui 
qu'il  menace  partout,  sur  le  Sund  et  le  Zuiderzée,  dans  la  Bohême 
et  dans  la  Suisse,  sur  le  Danube  et  l'Adriatique.  Vaincue  et  purifiée 
par  le  malheur,  que  la  France  reste  attachée  à  ses  traditions  géné- 
reuses, à  sa  politique  libérale,  au  culte  du  droit  des  peuples;  aujour- 
d'hui qu'il  est  parlout  mis  en  péril  par  les  convoitises  de  l'Allemagne 
prussienne,  le  voilà  plus  qu'en  1815  redevenu  notre  allié  naturel. 
Dans  sa  défaite,  la  France  peut  se  glorifier  de  ce  qu'elle  a  fait 
pour  ce  principe.  En  regardant  autour  d'elle,  parmi  tous  ces  peuples 
entre  lesquels  au  jour  de  la  détresse  elle  n'a  pu  trouver  un  allié, 
elle  peut  avec  orgueil  compter  combien  l'ont  eue  pour  protectrice, 
combien  l'ont  vue  défendre  leur  indépendance,  et  ont  du  sang  fran- 
çais pour  ciment  de  leur  nationalité.  La  liste  en  est  longue,  de- 
puis l'immense  république  des  États-Unis  jusqu'à  l'Italie  justement 
fière  de  son  rajeunissement,  depuis  la  Hollande  et  le  Portugal  aux 
jours  de  nos  rois  jusqu'à  la  Grèce  et  la  Belgique  dans  notre  siècle, 
sans  compter  les  créatures  ou  les  protégés  de  notre  diplomatie, 
comme  la  Pioumanie,  la  Serbie,  le  Monténégro,  et  ceux  auxquels  nous 
n'avons  pu  montrer  que  d'impuissantes  sympathies,  comme  la  Po- 
logne et  le  Danemark.  La  plupart  des  petits  peuples  de  l'Europe 
nous  doivent  en  partie  l'existence,  et  de  l'Archipel  à  la  Baltique, 
des  sources  aux  bouches  du  Rhin,  s'ils  parviennent  à  sauver  leur 
indépendance  des  convoitises  de  l'Allemagne  et  de  la  Russie,  ce  sera 
peut-être  encore  à  la  France  qu'ils  le  devront,  à  la  France  rajeunie 
dans  l'épreuve  et  redevenue  le  chef  des  peuples  libres. 

*  Anatole  Leroy-Beaulieu. 


LES 


MISSIONS  EXTERIEURES 

DE    LA    MARINE 


11. 

DÉLIiMITATTON   DU    MONTKNEGRO. 


I. 

En  1858,  je  commandais  sur  la  rade  de  Toulon  une  des  divisions 
de  l'escadre  de  la  Méditerranée.  Dans  les  premiers  jours  du  mois  de 
mai,  je  reçus  soudainement  l'ordre  de  partir  avec  deux  vaisseaux 
pour  Raguse.  Sourde  aux  représentations  du  gouvernement  fran- 
çais, la  Porte-Ottomane  avait  résolu  d'en  finir  avec  ce  qu'elle  appe- 
lait la  rébellion  des  Monténégrins.  Elle  avait  dirigé  contre  eux  des 
troupes  de  la  Roumélie;  elle  voulait  en  envoyer  de  Constantinople. 
Cette  expédition  se  préparait  dans  le  Bosphore,  malgré  les  conseils, 
malgré  les  instances  de  M.  Thouvenel.  Mes  instructions  me  prescri- 
vaient de  m'opposer  au  débarquement  projeté.  Je  partis  à  la  hâte; 
mais,  lorsque  j'arrivai  devant  Raguse,  j'y  trouvai  une  tout  autre 
mission  que  celle  qui  m'avait  été  indiquée.  La  fortune  s'était  pro- 
noncée contre  les  Turcs,  il  ne  restait  plus  qu'à  chercher  une  trans- 
action équitable  entre  les  prétentions  des  belligérans.  Ce  fut  la 
tâche  d'une  commission  européenne  dans  laquelle  les  lumières  et 
l'activité  du  consul  de  France  à  Scutari,  M.  Ilecquard,  nous  donnè- 
rent, dès  le  premier  jour,  un  complet  ascendant.  Si  la  délimitation 
du  Monténégro  a  été  un  service  rendu  à  la  grande  cause  de  la  civi- 
lisation chrétienne,  le  principal  honneur  en  revient  à  la  di^  lomatle 


57A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

française.  Dans  cette  œuvre,  intéressante  sous  plus  d'un  rapport,  jo 
n'entends  m'attribuer  qu'une  part  très  secondaire.  J'aimerais  ce- 
pendant à  me  persuader  que  la  prudence  de  ma  conduite  et  la  ré- 
serve de  mon  langage,  en  contribuant  à  calmer  les  ombrages  de  l'Au- 
triche, à  désarmer  les  injustes  soupçons  de  l'Angleterre,  peut-être 
même  à  modérer  le  zèle  un  peu  trop  ardent  de  la  Russie,  n'auront 
pas  été  sans  quelque  influence  sur  le  résultat  obtenu. 

Tout  ce  qui  touche  par  un  côté  quelconque  à  la  question  d'Orient 
est  gros  de  conséquences.  Pour  avoir  voulu  préserver  le  Monténégro 
d'une  première  invasion,  l'Autriche  en  1853  s'était  exposée  à  por- 
ter la  plus  funeste  atteinte  à  la  considération  du  gouvernement  du 
sultan;  pour  avoir  favorisé  trop  ouvertement  ceux  qui  en  1858  se 
proposaient  de  nouveau  d'accabler  ce  petit  peuple,  elle  venait  de 
compi'omettre  la  juste  influence  que  ses  services  passés  lui  avaient 
acquise  dans  toute  la  Turquie  occidentale.  C'est  chose  délicate  sans 
doute  que  de  prendre  parti  entre  les  gouvernemens  et  les  peuples; 
mais  quand  les  gouvernemens  sont  nés  de  la  conquête,  quand  ils 
ont  derrière  eux  de  longs  siècles  d'oppression,  on  ne  leur  doit  que 
des  égards  politiques,  il  faut  garder  sa  sympathie  pour  les  opprimés. 

Les  Monténégrins  sont  une  tribu  serbe.  A  peine  séparés  par  une 
étroite  bande  de  terre,  la  Servie  et  le  Monténégro  ont  jadis  fait  par- 
tie du  même  empire.  Les  états  de  Douschan  le  Fort  s'étendaient 
des  bords  de  l'Adriatique  aux  confins  de  la  Thrace,  des  rives  du 
Danube  et  de  la  Save  aux  frontières  de  la  Grèce.  Malgré  les  incur- 
sions des  Hongrois  et  les  invasions  des  Bulgares,  les  Serbes  étaient 
encore  maîtres  de  la  Bosnie,  de  l'Albanie  et  de  la  Macédoine,  quand 
les  vaisseaux  génois  débarquèrent  les  soldats  d'Amurat  en  Europe. 
Attaquée  par  ces  nouveaux  ennemis,  l'armée  du  prince  Lazare  fut 
presque  entièrement  détruite  dans  les  plaines  de  Kpssowo  le  15  juin 
1389.  La  bataille  de  Kossowo  est  restée  le  grand  deuil  national  de 
la  Servie.  Une  seule  défaite  n'aurait  pu  cependant  amener  l'asser- 
vissement d'un  peuple  aguerri  par  cinq  siècles  de  combats;  les  di- 
visions intérieures  achevèrent  ce  que  les  armes  de  l'étranger  avaient 
commencé.  Vers  la  fin  du  xv^  siècle,  la  Servie,  la  Bosnie,  l'Albanie 
et  l'Herzégovine  subissaient  la  loi  du  vainqueur.  Le  duché  de  la 
Zêta,  successivement  amoindri  par  les  Vénitiens  et  par  les  Turcs, 
gardait  seul,  au  centre  du  massif  montagneux  qui  domine  les  ports 
de  Budua  et  de  Gattaro,  avec  l'étendard  de  la  croix  le  drapeau  de 
l'indépendance. 

Les  Turcs  avaient  renoncé  à  forcer  les  vaincus  dans  leur  dernier 
refuge;  mais  le  duché,  réduit  à  ce  nid  d'aigle,  n'offrait  plus  qu'un 
pouvoir  peu  enviable  aux  héritiers  des  Balza  et  des  Tsernoïevitch. 
L'un  d'eux,  qui  avait  épousé  une  noble  Vénitienne,  trouva  bon  d'ab- 
diquer entre  les  mains  de  l'évêque  et  de  se  retirer  avec  sa  fcmiiie 


LA   DÉLIMITATION    DU    MONTENEGRO.  575 

sur  l'autre  rive  de  l'Adriatique.  C'est  ainsi  qu'en  l'année  1516  le 
règne  des  kniazes  fit  au  Monténégro  place  àf  l'autorité  temporelle 
et  spiriiuelle  des  vladikas.  A  dater  de  ce  jour,  les  Monténégrins 
n'eurent  plus  d'autres  lois  que  leurs  traditions,  ne  connurent  plus 
d'autre  lien  social  que  leur  fanatisme.  Quand  il  fallait  combattre, 
les  popes  et  l'évêque  marchaient  au  premier  rang;  les  bénédictions 
de  l'église  attendaient  le  guerrier  qui,  après  la  tchtia,  rentrait  à 
Cettigné  chargé  du  plus  riche  butin  ou  y  rapportait  le  plus  de  têtes 
coupées.  Les  Turcs,  on  le  croira  sans  peine,  n'hésitaient  pas  à 
prendre  de  sanglantes  revanches.  Il  y  avait  autant  de  têtes  de  Mon- 
ténégrins exposées  sur  les  murs  du  konak  de  Scutari  que  de  têtes 
d'Osmanlis  rangées  sur  les  créneaux  de  la  grande  tour  de  Cettigné. 
Les  Turcs  avaient  d'ailleurs  sur  leurs  ennemis  un  inappréciable 
avantage  :  les  balles  et  la  poudre  ne  leur  manquaient  jamais.  Pri- 
vés de  tout  accès  à  la  mer,  séparés  par  les  possessions  ottomanes 
du  reste  des  humains,  les  habitans  de  la  Czernagora,  si  l'on  veut 
donner  au  Monténégro  son  nom  serbe,  n'auraient  probablement  pas 
échappé  à  la  destruction  sans  l'appui  de  la  république  de  Venise. 
Cette  union  ne  fut  pas  exempte  de  nuages,  mais  elle  donna  aux 
Monténégrins  le  moyen  de  sulDsister.  Il  leur  fallait  de  toute  néces- 
sité un  patronage  extérieur,  ne  fût-ce  que  pour  faire  sacrer  leur 
évêque  et  pour  se  procurer  dans  les  années  de  famine  du  blé,  en 
tout  temps  des  munitions.  Aussi,  quand  la  grande  république  eut 
cessé  d'exister,  Je  Monténégro  fut -il  fort  heureux  de  trouver  la 
bienveillance  et  d'obtenir  les  secours  de  la  Russie. 

L'accroissement  de  la  population  ne  pouvait  pas  être  très  rapide 
dans  un  pays  où  l'on  tenait  à  honneur  «  de  ne  pas  mourir  dans  son 
lit.  »  Les  persécutions  exercées  par  les  Turcs  dans  la  Bosnie  et 
dans  l'Herzégovine  se  chargèrent  de  combler  les  vides  qui  se  pro- 
duisaient dans  les  rangs  des  rebelles.  C'était  la  coutume  alors  de 
garnir  les  frontières  de  colons  militaires,  auxquels  tout  était  per- 
mis, pourvu  qu'ils  tinssent  l'ennemi  à  distance.  Les  incursions  de 
ces  enfans  perdus,  de  ces  bachi-bozouksy  sur  les  terres  voisines 
n'étaient  pas  considérées  comme  une  violation  de  la  paix.  Pour  que 
la  paix  fut  rompue,  il  fallait  qu'on  eût  fait  marcher  l'artillerie.  On 
peut  se  figurer  quel  devait  être  l'état  des  provinces  confinant  d'un 
côté  à  la  Hongrie,  de  l'autre  aux  possessions  vénitiennes.  Les 
bachi-bozouks  y  régnaient  en  maîtres;  le  pillage,  le  meurtre,  le 
viol,  l'incendie,  désolaient  incessamment  ces  malheureuses  con- 
trées. Aussi  était-ce  de  là,  de  l'Herzégovine  surtout,  que  venaient 
au  Monténégro  les  recrues  qui  repeuplaient  ses  districts  ravagés. 
Dès  qu'un  Herzegovinien,  exaspéré  parles  mauvais traitemens,  avait 
tué  un  Turc,  il  fuyait  vers  la  Montagne-Noire.  Dans  cas  gorges  pro- 
fondes, inaccessibles,  trouvaient  également  uii  asiie  ceux  à  qui  les 


576  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

hachi-bozoïiks  n'avaient  pas  laissé  de  foyer.  Les  uscoques  formaient 
une  population  flottarite  qui  errait  généralement  sur  les  frontières, 
et  finissait  presque  toujours  par  s'y  fixer.  Quelquefois  des  familles 
émigraient  en  masse  avec  leurs  richesses  et  leurs  troupeaux.  C'est 
ainsi  qu'au  temps  des  premiers  vladikas  les  Petrovitcli  quittèrent 
l'Herzégovine,  et  vinrent  fonder  non  loin  de  Gettigné  le  village  de 
Niegosch.  Cette  famille  eut  bientôt  acquis  dans  les  conseils  une 
grande  prépondérance.  Les  Radonitch  seuls,  investis  des  fonctions 
de  ((  gouverneur  civil,  »  auraient  pu  la  leur  disputer,  mais  l'ascen- 
dant des  Petrovitch  Niegosch  se  trouva  définitivement  établi  le  jour 
où  le  peuple  du  Monténégro  eut  choisi  parmi  eux  son  chef  ecclésias- 
tique. 

A  dater  de  ce  moment,  une  nouvelle  période  historique  semble 
s'ouvrir.  La  dignité  de  vladika  devient  héréditaire.  L'évêque  choi- 
sit parmi  ses  neveux  celui  qu'il  juge  le  plus  digne  de  lui  succéder. 
Battue  de  tous  côtés  en  brèche,  la  domination  ottomane  perd  de 
tous  côtés  du  terrain.  Pendant  que  la  Servie  refoule  les  Turcs  dans 
l'enceinte  de  Belgrade,  que  la  vie  nationale  renaît  dans  ses  cam- 
pagnes, les  Petrovitch  reprennent  lambeau  par  lambeau  le  vieux 
duché.  L'autorité  du  vladika  ne  s'étend  plus  seulement  à  l'ouest  de 
la  vallée  des  Bielopavlitch;  elle  embrasse  aussi  les  districts  qui  se 
prolongent,  à  l'est  de  la  Zêta,  jusqu'aux  terres  cultivées  par  les 
Kutchi.  Quand  le  vladika  appelle  ses  sujets  aux  armes,  ce  n'est  pas 
uniquement  aux  Monténégrins  qu'il  s'adresse;  ce  sont  les  habitans 
du  Monténégro  et  des  fertiles  Berdas  qu'il  convoque.  La  marée  a 
rebroussé  chemin. 

Toute  dynastie  a  emprunté  son  prestige  à  un  personnage  que 
l'imagination  populaire  s'est  plu  à  entourer  d'un  éclat  presque 
surnaturel.  La  dynastie  des  Petrovitch  doit  son  influence,  je  serais 
tenté  de  dire  sa  légitimité,  au  grand  vladika  qui  régna  cinquante 
ans  sur  le  Monténégro,  et  qui,  après  avoir  détruit  au  combat  de 
Krouché  l'armée  de  Kara-Mahmoud,  eut  l'honneur  de  se  mesurer 
avec  les  Français  dans  le  temps  où  les  armées  impériales  occupaient 
les  provinces  illyriennes.  Ce  vaillant  évêque  était  à  la  fois  un  guer- 
rier et  un  saint.  Les  Serbes  prêtent  encore  serment  sur  ses  reli- 
ques. Son  successeur  fut  un  poète.  Pierre  I"  avait  doublé  le  terri- 
toire de  ses  états;  Pierre  II  en  vendit  plus  d'une  fois  des  parcelles 
à  l'Autriche.  Toujours  à  court  d'argent,  malgré  le  subside  annuel 
que  lui  envoyait  la  Russie,  Pierre  II  voyagea  beaucoup;  il  composa 
des  pifzmas  et  les  fit  imprimer,  créa  un  sénat  rétribué,  des  ca- 
pitaines de  nahias  et  des  periaiiiks,  plaça  sur  le  bonnet  des  uns 
l'aigle  d'or  à  deux  têtes,  se  contenta  de  distinguer  les  autres, 
simples  gcrdes  du  corps,  par  l'aigle  d'argent,  et  introduisit  ainsi 
au  sein  de  :a  montagne  les  premiers  rudimens  de  la  hiérarchie  of- 


LA   DÉLIMITATION    DU    MONTENEGRO.  577 

ficielle.  Dans  les  sociétés  primitives  ou  dans  celles  que  le  cours  des 
événemens  a  ramenées  à  la  barbarie,  chacun  est  tenté  de  s'assigner 
brutalement  son  rang  et  ses  prérogatives;  c'est  déjà  quelque  chose 
que  d'y  marquer  la  limite  des  pouvoirs  et  d'y  régler  les  questions 
d'étiquette.  Pierre  II  fut  pour  le  Monténégro  ce  qu'avait  été  pour 
r Aragon  don  Pedro  le  Cérémonieux.  Il  était  réservé  au  successeur 
qu'il  s'était  choisi  de  compléter  son  œuvre  par  des  mesures  plus 
essentielles  encore. 

Ce  successeur,  le  prince  Danilo  P"",  était  un  des  neveux  de 
Pierre  II;  il  n'avait  pas  vingt  ans  quand  il  fut  appelé  en  1851  à  re- 
cueillir l'héritage  de  son  oncle.  Un  sentiment  naissant  avait  beau- 
coup diminué  sa  vocation  pour  l'état  ecclésiastique.  Il  dépendait 
encore  de  lui  de  décliner  les  honneurs  de  l'épiscopat.  11  fit  mieux: 
il  forma  le  hardi  projet  d'échanger  la  dignité  d'évèque  contre  le 
pouvoir  de  prince  temporel.  11  fallait  faire  approuver  cette  audace 
à  Saint-Pétersbourg.  L'empereur  Nicolas  donna  son  assentiment. 
Fort  d'un  pareil  appui,  Danilo  Petrovitch  revint  à  Cettigné.  Un  de 
ses  oncles,  président  du  sénat,  détenait  le  pouvoir,  et  se  montrait 
peu  disposé  à  le  restituer.  Danilo  le  lui  arracha  des  mains  en  pré- 
sence et  aux  acclamations  du  peuple,  convoqué  sur  la  place  pu- 
blique; puis,  quand  il  eut  réprimé  les  complots,  chassé  les  mécou- 
tens,  confié  l'autorité  à  son  frère  aîné,  le  valeureux  Mirko,  il  repartit 
pour  Trieste,  où  l'attendait  la  fiancée  dont  la  main  devait  être  le 
prix  de  ce  coup  d'état.  La  puissance  spirituelle  fut  dévolue  à  un 
archimandrite.  Après  un  intervalle  de  trois  cent  trente- cinq  ans, 
un  kniaze  régnait  de  nouveau  à  Cettigné. 

Cette  séparation  de  l'église  et  de  l'état  contenait  en  germe  toute 
une  révolution.  Depuis  le  départ  du  dernier  des  Tsernoïevitch,  le 
Monténégro  s'était  enfoncé  avec  une  sorte  de  sauvagerie  farouche 
dans  son  isolement.  Il  avait  vécu  en  dehors  du  monde,  n'en  vou- 
lant rien  connaître,  n'en  voulant  surtout  rien  imiter.  Entièrement 
dévoué  à  la  politique  qui  avait  le  plus  abaissé  le  croissant,  il  soup- 
çonnait à  peine  qu'il  pût  y  avoir  en  Europe  d'autres  chrétiens  que 
les  Russes.  D'un  signe,  la  Russie  le  déchaînait  contre  ses  enae- 
mis.  Les  pans  de  murs  noircis,  les  ruines  dont  Raguse  est  encore 
entourée,  attestent  l'influence  de  ces  excitations.  Quand  éclata  îa 
guerre  de  Crimée,  le  prince  Danilo  se  montra  moins  docile.  La 
France  avait  un  représentant  à  Scutari,  et  ce  représentant,  investi 
de  la  confiance  du  capitaine  des  Mirdites,  eût  pu  appeler  aux  armes 
les  tribus  catholiques  de  l'Albanie,  de  temps  immémorial  ennemies 
et  rivales  des  tribus  monténégrines.  M.  Hecquard  s'était  au  con- 
traire employé  à  faire  renouveler  les  trêves.  Pour  prix  de  cette  in- 
tervention bienveillante,  il  ne  demandait  qu'une  chose  :  que  le 

TOME  xcviii.  —  1872.  37 


578  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

prince  observât  la  marche  des  événemens  et  fût  aussi  prudent  que 
l'était  à  cette  heure  le  prince  de  Servie.  Danilo  resta  neutre.  Nos 
succès  l'affermirent  naturellement  dans  sa  politique  expectante,  et, 
lorsque  vint  la  paix,  il  se  crut  le  droit,  puisqu'un  congrès  s'occu- 
pait de  remanier  la  carte  du  monde,  d'envoyer  réclamer,  lui  aussi, 
auprès  des  représentans  assemblés  à  Paris,  «  la  rectification  de  ses 
frontières.  »  Personne  dans  le  congrès  ne  parut  animé  d'une  sym- 
pathie bien  vive  pour  le  Monténégro.  La  Turquie  protesta  contre 
des  prétentions  qui  impliquaient  la  reconnaisance  d'une  indépen- 
dance qu'elle  n'avait  jamais  admise;  la  Russie  fut  froide  et  réser- 
vée, l'Angleterre  dédaigneiise,  l'Autriche  presque  hostile.  Sur  ces 
entrefaites,  le  prince  prit  la  résolution  de  venir  lui-même  à  Paris. 
Sa  foi  dans  l'avenir  et  son  jeune  enthousiasme  attirèrent  l'attention 
de  l'empereur;  il  partit  emportant  la  promesse  d'une  bienveillance 
dont  les  effets  ne  se  firent  pas  attendre.  Tant  que  le  gouvernement 
ottoman  se  bornait  à  envoyer  des  troupes  dans  les  provinces  voi- 
sines du  Monténégro  pour  y  rétablir  l'ordre,  le  gouvernement  im- 
périal ne  jugea  point  à  propos  de  s'en  occuper;  mais,  le  jour  où  ces 
troupes  se  concentrèrent  sur  la  frontière  et  se  disposèrent  à  mar- 
cher sur  le  district  de  Grahovo,  une  note  insérée  au  Moniteur  se 
chargea  de  rappeler  à  la  Porte  qu'elle  allait  excéder  son  droit.  De 
nouvelles  représentations  furent  adressées  à  Constantinople,  deux 
vaisseaux  furent  expédiés  de  Toulon  à  Raguse,  et  le  gouvernement 
de  l'empereur  invita  les  puissances  signataires  du  traité  de  Paris  à 
s'entendre  «  pour  aviser  aux  moyens  de  prévenir  un  conflit  entre 
les  Monténégrins  et  les  Turcs.  »  Tel  est  l'enchaînement  de  circon- 
stances qui  me  conduisit  sur  les  côtes  de  la  Dalmatie,  et  qui  me  re- 
tint pendant  six  mois  sur  la  rade  de  Gravosa. 

II. 

La  rade  de  Gravosa  est  un  des  cinq  ou  six  grands  ports  que  pos- 
sédait autrefois  la  petite  république  de  Raguse.  On  sait  que  cette 
république  est  restée  pendant  de  longs  siècles  un  état  indépen- 
dant, bien  qu'elle  payât  20,000  sequins  aux  Turcs,  10,000  aux  Vé- 
nitiens, et  se  crût  même  tenue  d'envoyer  chaque  année  quelques 
faucons  de  Rosnie  au  roi  d'Espagne.  C'était  une  république  fort 
riche  et  fort  industrieuse,  adonnée  au  commerce,  hardie  et  entre- 
prenante dans  ses  navigations;  mais  dès  le  xvi^  siècle  on  reprochait 
à  ses  habitans  «  d'être  de  leur  naturel  soupçonneux  et  de  faire  vo- 
lontiers d'une  mouche  un  éléphant.  »  On  ne  les  voyait  pas,  di- 
sait-on, se  plaire  aux  nobles  exercices  de  la  chasse,  faire  des  armes 
ou  monter  à  cheval.  Pacifiquement  dévots,  ne  connaissant  et  ne 


LA    DELIMITATION   DU   MONTENEGRO.  579 

voulant  d'autres  distractions  que  les  cérémonies  de  l'église  romaine, 
«  affectionnés  au  gain,  »  ils  formaient  avec  leurs  voisins  du  Monté- 
négro le  plus  complet  contraste.  La  domination  autrichienne,  suc- 
cédant à  la  domination  française,  ne  paraît  pas  les  avoir  changés. 
Leur  activité  commerciale  a  diminué;  leurs  habitudes  n'en  sont 
devenues  que  plus  paisibles.  Assise  entre  deux  ports,  Lacroma  et 
Gravosa,  ports  excellents,  mais  presque  toujours  vides,  la  ville  de 
Raguse  est,  de  toutes  les  cités  du  monde,  celle  où  l'on  fait  assurément 
le  moins  de  bruit.  Quand  on  parcourt  sas  longues  rues  pavées  de 
larges  dalles,  qui  ne  résonnent  jamais  sous  le  fer  des  chevaux,  et 
où  les  passans  mêmes  semblent  craindre  d'élever  la  voix,  ^on  se 
croirait  vraiment  transporté  dans  quelque  nécropole  antique.  Ces 
murs  silencieux  renferment  cependant  une  population  heureuse,  — 
si  heureuse  et  si  calme  que  le  moindre  incident  l'effarouche.  La 
seule  ombre  que  le  ciel  ait  mise  à  sa  félicité,  c'est  le  voisinage  d'un 
état  dont  elle  a  bien  souvent  maudit  l'indépendance.  Si  le  ciel 
n'avait  pas  créé  les  Monténégrins,  les  Ragusais  n'auraient  connu 
sur  cette  terre  que  des  jours  sans  nuages  et  des  nuits  sans  inquié- 
tudes; mais  la  vue  de  leurs  villas  saccagées  leur  rappelait  l'inva- 
sion de  1807,  et  ce  souvenir,  bien  qu'il  re  fût  plus  fait  pour  trou- 
bler leur  sécurité,  hantait  encore  leurs  rêves  et  entretenait  leurs 
rancunes.  L'annonce  que  des  vaisseaux  français  allaient  prêter  main- 
forte  au  peuple  turbulent,  éternel  objet  de  leur  antipathie,  ne  pou- 
vait qu'exciter  l'indignation  des  honnêtes  bourgeois  de  Raguse.  «  Le 
moment  était  en  effet  bien  choisi,  disaient-ils,  pour  venir  au  secours 
de  pareils  brigands!  Assaillie  sur  la  route  de  Elobuk  pendant  qu'elle 
essayait  d'opérer  sa  retraite,  l'armée  d'Hussein-Pacha  avait  été  dé- 
truite; l'Herzégovine  se  trouvait  complètement  ouverte,  l'agitation 
gagnait  la  Bosnie  et  l'Épire.  Que  n'avait-on  plutôt  laissé  faire  les 
Turcs?  Toutes  ces  interventions  de  consuls,  ces  suspensions  d'armes 
exigeas  au  nom  de  l'humanité,  n'avaient  jamais  profité  qu'au  plus 
déloyal  et  au  plus  perfide.  Ce  beau  zèle  venait  d'aboutir  au  désastre 
de  Grahovo.  » 

Les  vaincus,  il  faut  bien  le  dire,  avaient  beaucoup  contribué  à 
accréditer  cette  idée.  Il  est  rare  qu'on  n'essaie  pas  d'expliquer  ou 
de  déguiser  sa  défaite,  et  c'est  chose  tentante  que  de  pouvoir  l'at- 
tribuer à  la  trahison  !  Les  Turcs  prétendaient  donc  avoir  été  trahis. 
Ils  avaient  d'abord  accusé  le  secrétaire  du  prince,  un  jeune*Fran- 
çais  plein  de  feu  et  d'action,  que  le  prince  avait  envoyé  sur  les 
lieux.  Peu  s'en  fallait  à  cette  heure  qu'ils  n'accusassent  les  consuls. 
Comme  le  pauvre  Mercutio,  ils  trouvaient  qu'on  s'était  fort  mal  à 
propos  interposé  entre  eux  et  leurs  ennemis,  puisque  leur  armée 
n'en  avait  pas  moins  été  battue,  et  ils  se  seraient  volontiers  écriés 
avec  l'adversaire  de  Tybalt  :  a  A  plagiie  o'  both  your  houses!  1  iva6 


580      '  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hurt  under  your  arm,  — que  le  diable  vous  emporte!  j'ai  été  frappé 
pendant  que  vous  cherchiez  à  nous  séparer.  » 

De  semblables  dispositions  ne  nous  présageaient  pas  évidemment 
un  accueil  empressé.  Je  n'en  fus  pas  moins  ferès  surpris  quand  une 
notification  officielle  vint  m'apprendre  que  l'Autriche  avait  divisé 
ses  ports  en  deux  classes  :  les  ports  militaires,  tels  que  Cattaro  et 
Pola,  où  sous  aucun  prétexte  les  navires  de  guerre  ne  devaient  être 
admis,  les  rades  fortifiées,  où  ces  mêmes  navires  ne  pouvaient  s'ar- 
rêter, s'ils  n'y  étaient  contraints  par  quelque  grave  avarie.  C'était 
en  termes  polis  nous  inviter  à  vider  les  lieux.  Heureusement,  avant 
d'insister,  on  eut  l'excellente  idée  d'en  référer  à  la  cour  de  Vienne. 
La  cour  envoya  l'ordre  de  nous  laisser  tranquilles;  cependant  elle  fit 
en  même  temps  partir  un  bataillon  de  Pesth  pour  renforcer  à  tout 
événement  la  garnison  de  Raguse. 

Ces  ombrages  et  ces  démonstrations  nous  auraient  peut-être 
paru  peu  dignes  d'une  grande  puissance,  mais  l'aspect  des  choses 
ne  tarda  pas  à  changer.  Le  général  qui  commandait  «  le  cercle  de 
Raguse,  »  un  des  plus  chaimans  esprits  que  j'aie  rencontrés  sur  ma 
route,  était  absent  au  moment  de  notre  arrivée.  Il  s'empressa  de 
venir  reprendre  son  poste,  et  nos  rapports  se  trouvèrent  bientôt 
établis  sur  le  pied  de  la  plus  intime  confiance.  Les  vues  de  nos  deux 
gouvernemens  dans  la  question  qui  avait  motivé  l'envoi  d'une  di- 
vision française  à  Raguse  ne  pouvaient  pas  aussi  facilement  s'ac- 
corder. L'Autriche  est  une  puissance  slave  presque  au  même  de- 
gré qu'une  puissance  allemande.  Malheureusement  pour  elle,  parmi 
ses  sujets  slaves,  un  grand  nombre  appartient  à  la  religion  ortho- 
doxe. Ceux-là  se  trouvent  rattachés  par  un  lien  bien  plus  fort  qu'on 
ne  pense  à  l'empire  des  tsars.  Pour  ces  populations,  que  le  schisme 
a  conquises  dès  le  xiv''  siècle,  l'Autrichien  n'est  qu'un  compatriote, 
le  Grec  orthodoxe  est  un  frère.  Au  moment  de  la  guerre  de  Crimée, 
les  Croates  ne  firent  aucun  mystère  de  leurs  sympathies;  on  les  vit 
manifester  très  hautement  la  répugnance  qu'ils  éprouveraient  à 
prendre  les  armes  contre  le  défenseur  des  croyances  qui  leur  sont 
chères.  Si  l'Autriche  rencontre  de  pareilles  tendances  chez  les  po- 
pulations de  son  propre  empire,  que  doit-elle  attendre  de  celles 
qui  aspirent  à  se  détacher  de  l'empire  ottoman!  Elle  est  la  protec- 
trice naturelle  de  tous  les  chrétiens  catholiques,  mais  en  Turquie 
les  chrétiens  de  cette  communion  sont  infiniuient  moins  nombreux 
que  les  autres.  Plus  opprimés  par  les  Grecs  orthodoxes  qu'ils  ne 
pourraient  l'être  par  les  Turcs  eux-mêmes,  ils  forment  dans  les 
provinces  occidentales  des  états  du  sultan  une  minorité  infime,  ti- 
mide, misérable,  objet  de  la  plus  injuste  animad version.  La  haine 
que  les  schismatiques  leur  portent  s'étend  à  leurs  protecteurs.  L'Au- 
triche a  donc  grand  intérêt  à  maintenir  en  Turquie  le  statu  quo. 


LA   DÉLIMITATION    DU   MONTENEGRO.  581 

Les  préjugés  religieux  ont  confondu  sa  cause  avec  celle  du  sultan. 
Peu  d'hommeç  d'état  voudraient  admettre  à  "Vienne  que  la  dissolu- 
tion de  l'empire  ottoman  soit  faite  pour  profiter  à  une  autre  puis- 
sance que  la  Russie.  Le  gouvernement  autrichien  ne  devait  donc 
voir  qu'avec  déplaisir  nos  fatales  complaisances  pour  des  idées  qui 
lui  paraissaient  chimériques;  il  devait  s'irriter  de  nos  illusions,  alors 
même  qu'il  ne  suspecterait  pas  notre  bonne  foi. 

Notre  présence  sur  les  côtes  de  la  Dalmatie  eut  bientôt  attiré 
l'attention  de  l'Europe.  Toutes  les  cours  s'en  émurent,  et  la  très 
petite  question  du  Monténégro  devint  en  p.eu  de  temps  une  sorte  de 
champ-clos  diplomatique.  L'Angleterre,  dont  l'approbation  nous 
était  si  précieuse,  —  car  cette  approbation  répondait,  à  elle  seule, 
de  la  sagesse  et  de  la  modération  de  nos  desseins,  —  l'Angleterre 
ne  témoignait  nul  penchant  à  nous  suivre  dans  la  voie  nouvelle  où 
nous  nous  montrions  disposés  à  nous  engager.  Rien  ne  lui  est  plus 
antipathique  et  souvent  plus  suspect  que  la  politique  de  sentiment. 
11  fut  heureusement  très  facile  de  lui  faire  comprendre  que  nous 
n'étions  pas  venus  à  Raguse  pour  y  favoriser  les  empiétemens  du 
Monténégro,  que  nous  voulions  au  contraire  empêcher  le  conflit  de 
s'étendre.  Je  ne  sais  trop  en  effet  si  dans  cette  circonstance  nous 
ne  servîmes  pas  tout  autant  la  Turquie  que  le  peuple  qui  nous  avait 
appelés  à  son  aide.  Ce  ne  sont  pas  les  15  ou  20,000  fusils  dont  dis- 
pose le  Monténégro  qui  eussent  mis  l'empire  ottoman  en  péril;  c'est 
l'exemple  que  ce  peuple  de  120,000  âmes  venait  de  donner.  La  vic- 
toire de  Grahovo  était  une  torche  jetée  dans  un  champ  de  blé  mûr. 
Nous  posâmes  le  pied  sur  ce  tison  fumant,  et  nous  étouffâmes  la 
flamme. 

Pendant  que  l'Angleterre  se  rassurait,  que  l'Autriche  prenait  son 
parti  d'une  intervention  qui  n'avait  pas  justifié  ses  craintes,  un 
nouvel  incident  vint  réveiller  les  soupçons  de  ces  deux  puissances. 
La  frégate  russe  le  Polkon,  commandée  par  le  capitaine  Yousch- 
kof,  mouilla  dans  le  port  de  Gravosa.  Cette  frégate  devait,  d'après 
les  instructions  remises  à  son  capitaine,  me  seconder  activement 
dans  la  protection  du  Monténégro.  C'était  la  première  apparition 
que  faisait  le  drapeau  russe  sur  la  scène  politique  depuis  sa  mal- 
heureuse campagne  de  Crimée.  Il  y  avait  une  certaine  habileté  à 
ne  pas  montrer  ce  drapeau  isolé,  mais  on  comprendra  que  nous  fus- 
sions moins  empressés  à  nous  targuer  d'une  solidarité  qui  pouvait 
à  la  longue  devenir  compromettante.  Dans  une  question  où  nous  ne 
voulions  apporter  que  des  tempéramens,  les  Russes  apportaient  au 
contraire  une  ardeur  parfois  excessive.  L'échec  infligé  aux  armes  du 
sultan  les  comblait  de  joie,  ils  n'avaient  nul  désir  d'en  atténuer  la 
portée;  l'occasion  d'humilier  l'Autriche  leur  semblait  précieuse,  le 
mécontentement  de  l'Angleterre  les  inquiétait  peu.  Ils  avaient  ou- 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blié  leurs  griefs  contre  ce  brave  petit  peuple  qui  venait  de  venger 
si  bien  la  chrétienté.  Ils  auraient  voulu  le  soutenir  à  outrance,  peut- 
être  même  le  pousser  en  avant,  au  lieu  de  l'apaiser. 

Le  sultan  cependant  était  parvenu  à  intéresser  la  diplomatie  à  sa 
cause.  Il  promettait  de  ne  pas  violer  la  trêve  qu'on  l'avait  contraint 
d'accepter,  de  ne  rien  entreprendre  contre  le  Monténégro;  il  deman- 
dait seulement  à  circonscrire  l'incendie  en  faisant  passer  des  troupes 
dans  l'Herzégovine.  L'Autriche  lui  offrait  ses  ports  pour  le  débar- 
quement. La  prétention  de  la  Porte  était  juste.  Il  y  avait  deux  ques- 
tions très  distinctes  :  celle  du  Monténégro,  dont  les  puissances  pro- 
tectrices se  refusaient  à  laisser  menacer  l'existence,  celle  des 
uscoques,  dont  la  soumission  ne  devait  plus  être  retardée.  Pour  ré- 
soudre ces  deux  questions  d'un  seul  coup,  il  suffisait  de  fixer  les 
limites  du  Monténégro.  Le  principe  de  la  délimitation  admis  par  la 
Porte,  on  pouvait  l'autoriser  sans  crainte  à  augmenter  l'effectif  de 
ses  troupes.  On  était  bien  certain  qu'elle  n'empiéterait  pas  sur  un 
territoire  solennellement  soustrait  à  son  autorité.  De  son  côté,  le 
Monténégro  aurait  tout  intérêt  d'ajourner  ses  prétentions  pour  se 
saisir  de  l'importante  concession  qui  lui  était  offerte.  Le  Monté- 
négro n'avait  jamais  admis,  il  est  vrai,  le  moindre  lien  de  vassalité 
entre  Gettigné  et  Constantinople.  Ce  n'en  était  pas  moins  un  étrange 
phénomène  que  cette  autonomie  microscopique  tolérée  par  les  deux 
grandes  puissances  qui  l'enserraient.  Vivre  désormais  sous  la  ga- 
rantie de  l'Europe,  avoir  une  existence  officiellement  reconnue,  était 
pour  le  Monténégro  un  incalculable  avantage.  Le  prince  Danilo  le 
comprit,  et  tous  ses  efforts  tendirent  dès  ce  jour  à  calmer  l'excita- 
tion, qui  avait  été  jusque-là  son  meilleur  allié. 

Quand  les  conquérans  sont  devenus  les  plus  faibles,  il  leur  sert 
peu  d'invoquer  les  droits  de  la  conquête.  Les  Herzegoviniens,  les 
Bosniaques,  avalent  enfin  appris  à  mépriser  ces  maîtres  sous  les- 
quels ils  avaient  longtemps  tremblé.  Les  persécutions,  les  avanies, 
dont  ils  n'avaient  jamais  cessé  d'être  l'objet,  leur  semblaient  d'au- 
tant plus  odieuses  qu'il  ne  leur  aurait  fallu  qu'un  effort  vigoureux 
our  s'en  affranchir.  A  chaque  instant,  quelque  explosion  soudaine 
venait  nous  rappeler  des  haines  implacables  et  conseiller  à  la  di- 
plomatie de  se  hâter.  Dans  le  courant  du  mois  de  juillet,  les  chefs 
insurgés  de  l'Herzégovine,  cédant  aux  exhortations  des  consuls, 
obéissant  surtout  aux  invitations  péremptoires  du  prince  Danilo,  se 
résignèrent  à  faire  leur  soumission.  De  leur  côté,  les  grandes  puis- 
sances signataires  du  traité  de  Paris  envoyèrent  ta  Raguse  une  com- 
mission chargée  de  procéder  à  la  délimitation  du  Monténégro.  Un 
mois  auparavant,  j'avais  fait  le  voyage  de  Gettigné;  j'y  avais  vu  le 
prince,  je  m'étais  assuré  de  l'immense  ascendant  qu'il  exerçait  sur 
son  peuple,  et  je  n'avais  pas  craint  de  me  rendre  garant  de  son  in- 


LA    DÉLIMITATION    DU    MONTENEGRO.  5&3 

fluence  aussi  bien  que  de  ses  bonnes  intentions.  Continuer  à  vivre 
de  la  vie  des  klephtes,  c'eût  été  pour  le  Monténégro  se  résigner  à 
n'être  jamais  que  l'humble  satellite  de  la  Russie.  Le  prince  Danilo 
voulait  sincèrement  mériter  la  bienveillance  de  l'Europe. 

III. 

Pour  me  rendre  à  Cettigné,  je  fus  obligé  d'aller  débarquer  au 
port  de  Budua.  C'est  sur  cette  rade  que  je  conduisis  VAlgcsiras  et 
VEylau.  Pour  rejoindre  le  vaisseau  qui  portait  mon  pavillon,  je  fis 
un  long  détour,  car  je  tenais  à  profiter  de  l'occasion  qui  m'était 
offerte  de  jeter  en  passant  un  coup  d'oeil  sur  le  vaste  bassin  de  Gat- 
taro.  Je  contournai  ainsi  une  partie  du  district  que  domine  de  toutes 
parts  la  haute  cime  du  Lobtchen.  Les  autres  districts,  plus  boisés, 
plus  fertiles,  sont  des  conquêtes  récentes.  La  Katounska,  immense 
bloc  calcaire  que  des  convulsions  souterraines  ont  disloqué  à  di- 
verses reprises,  est  le  cœur  du  Monténégro.  Sous  l'effort  qui  a  re- 
dressé et  brisé  ses  assises,  ce  bloc  est  devenu  un  entassement  de 
roches  à  travers  lequel  il  eût  été  difficile  de  percer  des  routes.  Les 
Monténégrins  n'ont  pas  même  voulu  qu'on  y  traçât  des  sentiers. 
C'est  parce  que  leur  pays  était  impraticable  qu'ils  ont  p.u  le  dé- 
fendre. Les  chevaux  bronchent  souvent  sur  ces  pierres  glissantes; 
à  chaque  instant,  il  faut  que  les  guides  les  soutiennent.  Les  vallées 
de  la  Katounska,  d'un  accès  difficile,  sont  étroites  et  profondes.  On 
dirait  des  cirques  autour  desquels  se  dresse  un  amphithéâtre  de 
collines.  A  l'angle  d'une  de  ces  vallées,  Ivan,  fils  d'Etienne,  a  bâti 
en  1A90  le  couvent  de  Cettigné.  Une  herbe  maigre  et  fine  couvre 
comme  d'un  tapis  de  mousse  le  fond  de  ce  sombre  entonnoir;  quel- 
ques arbres  rabougris  ont  pris  racine  dans  les  fissures  de  la  roche. 
Le  vieux  couvent,  semblable  à  un  guerrier  qui  chancelle,  s'adosse 
à  la  colline.  Le  palais  du  prince  se  déploie  dans  la  plaine  avec  son 
enceinte  crénelée  qui  lui  prête  de  loin  le  pittoresque  aspect  d'un 
manoir  féodal. 

Le  pays  qu'il  habite  n'a  pu  donner  au  Monténégrin  une  grande 
habitude  de  l'équitation;  mais  ce  vigoureux  produit  d'une  nature 
sauvage  est  si  souple,  si  hardi,  que,  dès  qu'on  lui  amène  un  che- 
val, il  n'hésite  pas  à  sauter  en  selle.  Au  moment  où  nous  arrivions 
en  vue  de  Cettigné,  un  groupe  de  cavaliers  partit  à  fond  de  train 
des  abords  du  palais  et  s'avança  comme  un  tourbillon  à  notre  ren- 
contre. Jamais  troupe  plus  brillante  ne  s'était  offerte  à  nos  regards. 
On  eût  dit  Sobieski  venant  au-devant  de  l'empereur  d'Autriche.  Le 
roi  de  Pologne  avait  probablement  un  cortège  plus  nombreux,  mais 
on  n'eût  point  vu  à  sa  suite  de  plus  beaux  dolmans  brodés  d'or,  de 
plus  riches  bonnets  garnis  de  martre  noire.  Le  luxe  du  Monténé- 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


gî'in,  ce  sont  ses  vêtemens  et  ses  armes.  Pendant  que  nous  descen- 
dions par  une  rampe  abrupte  et  scabreuse  au  fond  de  la  vallée,  ce 
groupe  tout  étincelant  sous  les  feux  du  soleil  s'était  brusquement 
arrêté.  Recueillis  pour  la  plupart  sur  le  champ  de  bataille  de  Gra- 
iovo,  les  chevaux  de  Syrie  se  cabraient  impatiens  sous  la  main  de 
leurs  nouveaux  maîtres.  Il  fallut  nous  frayer  un  chemin  à  travers 
leurs  courbettes  pour  arriver  jusqu'au  prince  Mirko,  car  c'était  à 
son  frère  en  personne  que  le  kniaze  avait  confié  le  soin  de  nous 
introduire  dans  sa  capitale  et  de  nous  conduire  jusqu'à  sa  demeure. 
Cettigné  n'était  alors  qu'un  village  habité  par  un  très  petit  nombre 
de  familles  et  comptant  beaucoup  moins  de  maisons  que  de  ma- 
sures. Seul,  le  vieux  monastère  qu'habitèrent  les  vladikas,  et  qu'ha- 
bita également  le  prince  Danilo  au  début  de  son  règne,  y  évoque 
encore  le  glorieux  passé  historique.  Quel  contraste  entre  ce  noir 
couvent  et  le  riant  cottage  à  la  porte  duquel  nous  mîmes  pied  à 
terre!  Le  cottage  est  cependant  un  palais  aussi,  puisqu'un  prince  y 
réside,  mais  c'est  un  palais  ouvert  à  tout  venant,  et  qui  n'a  d'autre 
prétention  que  d'être  la  plus  grande  maison  du  village.  Le  mur  cré- 
nelé dont  on  l'environna  n'a  point  été  fait  pour  repousser  les  as- 
sauts des  Turcs.  C'est  une  élégante  décoration  de  théâtre.  Grâce  à 
la  chaux  dont  a  été  badigeonnée  cette  habitation  modeste,  l'hé- 
roïque refuge  de  la  nationalité  serbe,  la  capitale  de  la  Montagne- 
Noire,  est  devenue  dans  les  piczmas  modernes  la  blanche  Cettigné. 

Le  prince  nous  attendait;  préparée  par  les  soins  de  M.  Hecquard, 
l'entrevue  ne  pouvait  être  que  cordiale.  L'œil  vif  et  intelligent,  la 
physionomie  énergique  du  prince  Danilo  auraient  suffi  d'ailleurs  pour 
ïïoas  prévenir  en  sa  faveur.  Le  costume  monténégrin  rehaussait  en- 
core sa  bonne  mine.  Ce  costume  convient  bien  à  un  chef  de  guer- 
riers. Le  cou  nu  donne  à  la  contenance  je  ne  sais  quoi  de  mâle  et 
d'audacieux;  les  jambes  enfermées  dans  des  guêtres  de  laine  blanche 
ornées  de  festons  d'or  rappellent  à  l'esprit  les  Grecs  u  bien  chaus- 
sés »  d"Homère;  le  gilet  et  la  veste  serrent  le  corps  à  la  façon  d'une 
armure;  la  jupe  flottante  descend  jusqu'à  la  hauteur  des  genoux,  et 
ne  le  cède  en  rien  pour  la  grâce  et  pour  la  souplesse  à  la  fustanelle 
des  palikares.  C'est  ainsi  qu'ont  dû  se  présenter  au  combat  les  com- 
pagnons de  Milosch  Obilitch.  I!  est  rare  que  des  habitudes  cheva- 
leresques ne  créent  pas  un  costume  élégant.  Quand  les  peuples  dé- 
pouillent le  vêtement  national  pour  adopter  le  maussade  uniforme 
que  nous  a  fait  la  civilisation,  on  peut  être  certain  que  c'en  est  fait 
de  leur  originalité. 

Les  femmes  monténégrines  auraient  moins  à  perdre  à  cette  trans- 
formation. Le  lourd  costume  qui  les  emprisonne  semble  en  quelque 
sorte  l'emblème  de  leur  condition  sociale.  L'homme,  au  Monténé- 
gro, quel  que  soit  son  rang,  mène  une  existence  libre  et  fière.  Tout 


LA   DÉLIMITATION    DU    MONTENEGRO.  585 

en  lui,  jusqu'à  ses  vêtemens,  respire  la  liberté.  La  femme  est  au 
contraire  asservie  aux  plus  durs  travaux,  assujettie  aux  plus  aus- 
tères devoirs.  La  laine  l'enveloppe,  et,  de  quelques  broderies  qu'on 
le  puisse  charger,  l'étroit  corsage  ne  laissera  jamais  voir  sous  ses 
plis  sévères  que  la  froide  gravité  de  la  matrone.  La  princesse  Da- 
rinka,  quand  nous  lui  fûmes  présentés,  nous  apparut  dans  le  joyeux 
éclat  d'une  des  brillantes  toilettes  qu'elle  avait  rapportées  de  Paris. 
Elle  semblait  alors  l'heureuse  compagne  d'un  prince  épris  des  nou- 
veautés, et  prêt  à  renverser  les  barrières  qui,  depuis  cinq  siècles, 
séparaient  le  Monténégro  du  reste  du  monde.  Le  lendemain,  elle  avait 
repris  l'habit  des  femmes  monténégrines  ;  sa  gaie  physionomie  de 
dix-huit  ans  en  était  comme  attristée.  Ce  n'est  point  sous  ces  lourdes 
draperies  que  pourrait  battre  à  l'aise  un  cœur  frivole.  Le  costume 
presque  monastique  de  la  princesse  eût  convenu  à  l'existence  que 
menaient  autrefois  au  fond  de  leur  castel  les  nobles  dames  dont  les 
maris  ne  connaissaient  d'autres  plaisirs  que  la  chasse,  d'autres  oc- 
cupations que  la  guerre;  mais  pour  qui  sait  à  quel  point  l'enthou- 
siasme, le  dévoûment  à  une  idée  généreuse,  peuvent  s'emparer 
d'une  jeune  âme,  c'était  bien  ce  vêtement  austère  qui  convenait  à 
la  compagne  du  prince  Danilo.  Il  était  le  symbole  de  ses  vœux  les 
plus  ardens  et  de  ses  aspirations  les  plus  chères.  Tout  était  serbe  à 
Gettigné,  tout  y  respirait  la  poésie  d'un  autre  âge  :  ces  perianiks 
mandataires  de  la  justice  du  prince  et  gardiens  de  sa  personne,  ces 
sénateurs  qui  portaient  tout  un  arsenal  à  la  ceinture.  Les  anciens 
chevaliers  devaient  avoir  cette  haute  stature,  ces  larges  épaules  et 
ces  mains  puissantes.  Cet  œil  clair  et  ces  traits  épanouis  n'indi- 
quaient pas  des  gens  dont  l'imagination  fût  troublée  par  les  subti- 
lités qui  nous  assiègent.  Il  n'eût  pas  fallu  croire  cependant  que 
nous  avions  seulement  sous  les  yeux  des  héros;  nous  avions  aussi 
des  poètes.  Dès  qu'ils  avaient  accompli  quelque  brillant  fait  d'armes, 
ces  géans  naïfs  éprouvaient  le  besoin  de  le  chanter.  Chaque  soir  les 
rassemblait  sur  la  place  du  village,  chaque  soir  ajoutait  quelque 
nouveau  couplet  à  la  piezma.  Pas  un  incident  qui  pût  échapper  à  la 
verve  des  improvisateurs.  Ils  avaient  chanté  la  bataille  de  Grahovo; 
ils  chantaient  maintenant  l'arrivée  des  vaisseaux  français  dans  le 
port  de  Piaguse.  «  Napoléon  a  dit  à  son  roi  des  mers  :  Pars,  hâte- 
toi,  vole  vers  la  blanche  Gettigné.  J'entends  le  canon  du  Turc  mau- 
dit. Mes  amis  t'attendent;  porte-leur  ce  message  :  Ils  se  sont  bat- 
tus en  braves;  je  ne  les  abandonnerai  pas.  »  C'est  peut-être  ainsi 
qu'a  été  ébauchée  V Iliade.  Le  Monténégro  n'a  pas  d'autre  chronique 
que  les  chants  de  ses  rhapsodes.  Qu'un  grand  poète  les  recueille,  il 
en  fera  l'épopée  nationale. 

On  éprouve  je  ne  sais  quel  regret  peu  philosophique,  je  l'avoue, 
mais  dont  il  est  difficile  de  se  défendre,  à  voir  s'effacer  les  derniers 


586  REVUE  CES  DEUX  MONDES. 

vestiges  d'une  époque  où  l'homme  apparaissait  dans  toute  la  ma- 
jesté de  sa  force  et  de  son  individualité.  La  civilisation  est  comme 
un  vent  puissant  qui  empêche  les  âmes  de  dépasser  un  certain  ni- 
veau. Mes  longs  voyages  m'ont  offert  la  race  humaine  sous  plus 
d'un  aspect.  Il  y  a  loin  des  Monténégrins  aux  habitans  du  Céleste- 
Empire.  On  assure  qu'on  a  vu  les  magots  de  Pe-king,  quand  le 
bruit  des  derniers  événemens  est  venu  jusqu'à  eux,  se  montrer 
beaucoup  moins  frappés  de  l'étendue  de  nos  désastres  que  du  chiffre 
énorme  de  l'indemnité  qui  nous  avait  été  imposée.  Ils  avaient  douté 
que  nous  fussions  un  grand  peuple ,  tant  qu'on  ne  leur  avait  parlé 
que  de  nos  victoires;  ils  en  ont  été  convaincus  le  jour  où  on  leur  a 
dit  que  nous  étions  un  peuple  qui  pouvait  payer  cinq  milliards.  Est- 
ce  donc  à  cet  ordre  d'idées  que  le  monde  s'achemine,  et,  le  jour  où 
l'homme  cessera  d'être  une  bête  fauve,  faudra-t-il  qu'il  devienne 
un  mandarin? 

Les  Monténégrins,  à  l'époque  où  je  visitai  Cettigné,  en  étaient 
encore  au  point  où  les  avaient  laissés  les  successeurs  de  Douschanle 
Fort.  La  guerre  pour  eux  était  l'état  normal.  Les  trêves,  quelle  que 
fût  la  solennité  qu'on  mît  à  les  conclure,  ne  constituaient  jamais 
qu'une  situation  précaire;  on  les  rompait  sous  le  moindre  prétexte. 
Voici  en  général  comment  le  conflit  s'engageait  :  le  temps  de  faire 
les  foins  venu ,  les  Turcs  s'apprêtaient  à  faucher  une  prairie.  «  Que 
fais-tu.  Turc  maudit?  leur  criait  de  loin  quelque  Monténégrin.  Tu 
viens  ici  voler  l'herbe  qui  m'appartient.  —  Cette  herbe  ne  t'a  ja- 
mais appartenu,  répliquait  le  musulman  indigné.  Tu  n'as  qu'à  ve- 
nir à  Podgoritza,  je  te  montrerai  les  titres  de  ma  propriété.  ;>  De 
ces  premières  paroles  échangées ,  on  en  venait  promptement  aux 
injures,  des  injures  aux  coups  de  fusil.  Les  femmes  appelaient  de 
nouveaux  combattans,  et  leur  clameur  volait  de  montagne  en  mon- 
tagne. Tout  Monténégrin  est  soldat.  Il  n'y  a  point  d'âge  fixé  pour 
prendre  les  armes;  il  n'en  est  point  où  on  les  dépose.  Les  enfans  et 
les  femmes  portent  les  messages,  les  vieillards  ne  restent  au  conseil 
que  lorsqu'ils  sont  tout  à  fait  incapables  de  se  mouvoir;  mais  c'est 
une  race  saine,  vigoureuse,  nourrie  d'un  air  salubre,  les  infirmités 
ne  l'atteignent  pas.  Il  n'arrive  point  d'ailleurs  très  fréquemment 
qu'un  Monténégrin  soit  exposé  à  mourii*  de  vieillesse.  Son  lot  le 
plus  ordinaire  est  de  trouver  la  mort  dans  quelque  rixe  ou  sur  le 
champ  de  bataille.  Il  ne  faudrait  pas  croire  pourtant  que  le  courage 
des  farouches  habitans  de  la  Czernagora  ne  soit  compliqué  de  beau- 
coup de  prudence.  Lorsqu'une  action  générale  s'engage,  les  com- 
battans, au  début,  se  dispersent;  on  les  voit  se  glisser  entre  les  buis- 
sons, courir  en  se  courbant  d'une  roche  à  l'autre,  et  ne  songer  à 
mettre  en  joue  leur  longue  carabine  que  lorsqu'ils  ont  rencontré 
un  suffisant  abri.  Le  plus  souvent,  ils  ont  eu  soin  de  laisser  à  dis- 


LA   DÉLIMITATION   DU  MONTENEGRO.  .    587 

tance  leur  bonnet  et  de  le  poser  en  évidence  sur  quelque  roclie, 
afin  de  tromper  l'ennemi  et  d'attirer  par  cr  stratagème  le  feu  sur 
leur  coiffure  plutôt  que  sur  leur  tête. 

La  surprise  de  ces  rusés  guerriers  fut  grande  lorsqu'au  combat 
de  Grahovo  ils  virent  un  Français  dédaigner  fièrement  les  précau- 
tions dont  ils  lui  donnaient  l'exemple.  M.  Delarue  venait  de  quitter 
le  bureau  des  longitudes,  où  il  entassait,  depuis  cinq  ou  six  ans, 
des  montagnes  de  chiffres.  Secrétaire  intime  du  prince  Danilo,  à 
qui  M.  Hecquard  l'avait  présenté,  il  fut  chargé  d'un  message  urgent 
pour  les  consuls.  Cette  mission  le  jeta  en  plein  dans  la  bagarre;  il  y 
fut  tout  simplement  héroïque.  J'ai  entendu  plus  d'une  fois  les  Mon- 
ténégrins parler  avec  stupeur  des  étranges  allures  de  cet  homme, 
qui  se  promenait  impassible  au  milieu  de  la  fusillade.  Son  maigre 
habit  noir  et  son  chapeau  rond  le  désignaient  particulièrement  aux 
coups  des  tirailleurs  ;  mais  lui ,  sans  s'émouvoir,  se  contentait  par 
un  mouvement  nerveux  de  chasser  les  balles  que,  pour  la  première 
fois,  il  entendait  bourdonner  de  si  près  à  ses  oreilles.  Voilà  un  genre 
de  courage  que  les  Monténégrins  admirent,  mais  qu'ils  n'imiteront 
pas. 

Comment  une  insignifiante  escarmouche  devient-elle  si  souvent 
un  combat  acharné'/  Par  le  zèle  que  chacun  met  à  rapporter  son 
trophée  du  combat.  Un  Turc  tombe,  les  Monténégrins  sortent  de 
leurs  abris,  et  s'élancent  de  toutes  parts  sabre  en  main.  De  leur 
côté,  les  Turcs  veulent  sauver  le  blessé  ou  enlever  le  cadavre  ;  on 
se  bat  sur  ce  corps.  De  nouvelles  victimes  jonchent  bientôt  le  ter- 
rain et  entretiennent  la  lutte.  A  Grahovo,  les  victimes  se  trouvèrent 
si  nombreuses  que  les  vainqueurs  n'auraient  pu  emporter  du  champ 
de  bataille  toutes  les  têtes  qu'ils  avaient  coupées.  Ils  se  contentè- 
rent d'apporter  à  Gettigné  des  nez  et  des  oreilles.  Ce  fut  un  cri 
d'horreur  en  Europe  quand  on  y  apprit  cet  affreux  détail.  Le  prince 
en  était  désolé  et  confus;  mais  il  n'avait  pas  dépendu  de  lui  de  ré- 
former sur  ce  point  les  mœurs  de  ses  sujets.  Lorsque  je  connus 
mieux  les  chefs  monténégrins,  je  voulus  user  de  mon  influence  pour 
les  faire  renoncer  à  un  si  atroce  usage.  Ils  m'écoutèrent  avec  at- 
tention, approuvant  mes  exhortations  de  la  tête  et  du  geste.  Lorsque 
j'eus  fini  ma  harangue  :  «  Vous  avez  raison,  me  dirent-ils,  nous  ne 
couperons  plus  la  tête  qu'aux  Turcs.  » 

Le  Turc,  pour  le  Monténégrin,  ce  n'est  pas  un  homme,  c'est  l'en- 
nemi séculaire,  la  bête  malfaisante  qu'il  faut  exterminer.  J'ajouterai 
que  c'est  le  seul  ennemi  avec  lequel  on  ne  puisse  entrer  en  compo- 
sition. Dans  un  pays  où  chacun  n'a  eu  longtemps  pour  gage  de  sa 
sécurité  personnelle  que  l'arme  qu'il  portait  à  ses  côtés,  la  ven- 
geance devait  devenir  un  devoir  social  ;  sous  peine  d'infamie,  on 
était  tenu  de  venger  ses  proches.  Cette  solidarité  créait  entre  les 


588  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

familles  d'éternelles  représailles,  mais  elle  était  aussi,  hâtons-nous 
de  le  dire,  un  frein  salutaire  à  la  violence.  On  avait  la  main  moins 
prompte  quand  l'acte  pouvait  avoir  de  pareilles  conséquences.  Un 
seul  meurtre  mettait  pour  des  années  deux  familles  «  en  sang.  » 
Telle  était  l'expression  par  laquelle  on  désignait  l'état  de  guerre 
ouverte  où  vivaient  les  deux  groupes  qui  avaient  du  sang  répandu 
entre  eux.  Toutefois  ce  sang  pouvait  se  racheter.  Quand  la  lutte 
avait  été  longue,  qu'une  des  deux  parties  était  épuisée,  et  qu'il  ne 
lui  restait  plus  d'autre  alternative  que  la  fuite  ou  la  soumission, 
des  amis  s'interposaient.  Ils  traitaient  des  conditions  auxquelles 
l'ennemi  qui  s'avouait  vaincu  et  qui  demandait  grâce  pourrait  être 
reçu  à  merci.  Ces  conditions  réglées,  la  famille  dont  on  avait  ob- 
tenu le  pardon  s'assemblait.  L'homme  admis  à  payer  la  rançon  de 
sa  vie  s'avançait  en  rampant;  il  jetait  au  loin  ses  armes  et  déposait  à 
terre  la  somme  convenue.  La  partie  offensée  le  relevait,  l'embras- 
sait, et  tout  souvenir  de  la  lutte  mortelle  était  effacé  dès  ce  jour. 

Bien  des  sujets  faisaient  naître  ces  inimitiés  implacables.  Le  plus 
fréquent  était  l'inexécution  des  promesses  par  lesquelles  deux  fa- 
milles s'étaient  engagées  à  unir  leurs  enfans,  et  on  s'engageait  sou- 
vent à  les  unir  pendant  qu'ils  étaient  encore  au  berceau.  Une  des 
premières  réformes  du  prince  Danilo  eut  pour  objet  de  proscrire 
à  jamais  ces  obligations  téméraires.  «  Si  un  prêtre,  dit-il,  célèbre 
le  mariage  contre  la  volonté  de  l'une  ou  de  l'autre  des  parties,  il 
sera  chassé  de  l'église.  Si  une  jeune  fille,  de  son  propre  mouvement 
et  à  l'insu  de  ses  parens,  s'unit  avec  un  jeune  homme,  on  ne  pourra 
maltraiter  les  époux,  ni  leur  adresser  des  reproches,  car  ils  auront 
été  unis  par  l'amour.  »  La  condition  de  la  femme,  quand  je  visitai  le 
Monténégro,  y  était  peu  digne  d'envie.  On  la  mariait  très  jeune,  et, 
dès  qu'elle  était  mariée,  on  l'occupait  à  cultiver  la  terre  ou  à  filer 
la  laine.  Il  n'est  pas  de  voyageur  qui  n'ait  eu  dans  les  montagnes 
de  la  Katounska  ce  spectacle  :  la  femme  ployant  sous  un  énorme  far- 
deau, le  mari  marchant  leste  et  dispos  à  ses  côtés  avec  la  carabine 
sur  l'épaule.  On  ne  connaît  au  Monténégro  d'autres  bêtes  de  somme 
que  cette  plus  belle  moiiié  du  genre  humain.  J'ai  honte  de  le  dire, 
mais  ce  furent  des  femmes  qui  portèrent  nos  malles  de  Budua  à 
Cettigné,  et  qui  les  rapportèrent  à  Budua  quand  nous  revînmes  à 
notre  point  de  départ  en  passant  par  Cattaro.  Ces  pauvres  créatures 
sont,  on  le  comprendra,  de  très  bonne  heure  fatiguées  et  flétries. 
II  y  avait  heureusement  pour  elles  tout  un  avenir  de  radieuses  pro- 
messes dans  l'ère  nouvelle  qui  venait  de  s'ouvrir.  La  tendresse  et 
les  égards  dont  le  prince  Danilo  entourait  sa  jeune  femme  devaient 
être  d'un  salutaire  exemple  dans  un  pays  où,  plus  encore  qu'ail- 
leurs, chacun  est  habitué  à  se  régler  sur  le  prince. 

Le  successeur  de  Pierre  II  avait,  comme  lui,  voyagé,  et,  mieux 


LA   DÉLIMITATION   DU    MONTENEGRO.  589 

peut-être  que  le  vladika  poète,  il  avait  pu  se  convaincre  que  le  de- 
gré de  civilisation  où  en  est  arrivé  un  peuple  se  mesure  sinon  à 
l'influence  de  la  femme  sur  les  affaires  publiques,  du  moins  au  rang 
qu'on  lui  réserve  au  foyer  conjugal.  Piien  n'était  plus  touchant  que 
l'aspect  de  l'aimable  intérieur  dans  lequel  nous  avions  été  intro- 
duits. La  jeunesse  a  le  don  de  tout  emlîellir;  il  semble  qu'elle  ré- 
pande autour  d'elle  le  parfum  de  ses  espérances.  En  écoutant  le 
prince,  nous  nous  laissions  gagner  invinciblement  aux  illusions 
qu'avait  fait  naître  la  victoire  de  Grahovo,  et,  tout  en  prêchant  la 
modération,  nous  en  venions  à  comprendre  que  les  vœux  d'un 
peuple  qui  rompt  ses  entraves  ne  sauraient  jamais  être  très  modé- 
rés. Le  Monténégro,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  peut  à  peine,  tel  qu'il 
est  constitué,  nourrir  ses  habitans.  Quand  on  est  obligé  de  cultiver 
les  céréales  dans  la  moindre  anfractuosité  que  présente  la  roche,  au 
fond  de  ces  puits  sombres  que  visitent  rarement  les  rayons  du  so- 
leil, et  où  le  blé  apparaît  comme  quelque  plante  rare  élevée  dans 
un  pot  à  fleurs,  on  est  bien  excusable  de  tenir  opiniâtrement  aux 
parcelles  de  terrain  qu'après  de  longs  combats  on  a  pu  reconquérir. 
On  avait  facilement  obtenu  du  prince  une  suspension  d'armes;  mais 
il  eût  cent  fois  mieux  aimé  recommencer  la  lutte  que  céder  aux 
Turcs  une  seule  de  ses  prairies.  Les  prairies  pour  les  Monténégrins, 
ce  sont  des  provinces. 

Le  grand  office  du  prince  au  Monténégro  ne  consiste  pas  à  com- 
mander l'armée,  il  consiste  à  rendre  la  justice.  Chaque  jour,  le 
prince  descend  sur  la  place  de  Cettigné;  il  y  entend  les  causes  et 
prononce  les  sentences.  Toutes  les  sociétés  ont  commencé  ainsi: 
saint  Louis  sous  son  chêne,  le  bey  de  Tunis  sur  l'estrade  de  la 
grande  salle  du  Bardo  étaient  également  des  juges.  Il  semble  même 
que  les  peuples  à  l'origine  des  chos  js  n'aient  institué  un  pouvoir  su- 
prême que  pour  lui  confier  le  soin  de  régler  leurs  différends;  les 
rois  ont  été  les  premiers  arbitres.  De  là  vient  peut-être  le  caractère 
sacré  dont  l'opinion  ne  tarda  pas  à  les  investir.  Toutefois  ces  juges, 
dont  les  décisions  étaient  sans  appel,  ont  éprouvé  le  besoin  d'éclai- 
rer leur  conscience;  ils  se  sont  entourés  de  conseillers.  Le  Monté- 
négro a  déjà  son  parlement.  Composé  des  sénateurs  que  le  prince  a 
choisis  parmi  les  chefs  les  plus  considérables,  ce  conseil  donnerait 
au  besoin  plus  de  force  aux  arrêts  prononcés  par  le  souverain;  mais 
il  est  sans  exemple  qu'on  ait  protesté  contre  une  sentence  rendue. 
On  pourra  au  Monténégro  tramer  une  révolte,  conspirer  la  perte 
du  prince,  menacer  secrètement  ses  jou;-s;  on  ne  contestera  jamais 
l'étendue  de  son  pouvoir.  Un  prince  dont  les  prérogatives  seraient 
limitées  ne  serait  plus  un  prince  aux  yeux  des  Monténégrins. 

L'héritier  des  vladikas  disposait  en  1858  sans  contrôle  du  pro- 
duit des  impôts,  du  revenu  qu'il  devait  aux  libéralités  des  puis- 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sances  étrangères.  C'était  avec  ces  ressources  qu'il  se  procurait  des 
armes,  qu'il  accumulait  des  munitions,  qu'il  achetait  dans  les  an- 
nées de  sécheresse  le  blé  nécessaire  aux  semences,  qu'il  faisait  des 
largesses  au  peuple,  et  payait  la  dotation  des  sénateurs.  Le  traite- 
ment de  chacun  de  ces  hauts  dignitaires  avait  été  fixé  à  200  francs 
par  an,  somme  peu  considérable  sans  cloute,  mais  en  rapport  avec 
un  budget  qui  ne  dépassait  pas  alors  300,000  francs. 

Longtemps  le  Monténégro  avait  vécu  sans  lois,  la  coutume  était 
le  seul  code  qu'on  y  invoquât.  Le  22  avril  1855,  le  peuple  apprit 
par  une  proclamation  du  prince  à  quelles  prescriptions  il  devrait 
désormais  se  soumettre,  et  sur  quel  texte  écrit  il  serait  à  l'avenir 
jugé.  Quatre-vingt-treize  articles  avaient  suffi  au  législateur  pour 
fixer  la  tradition,  et  sur  quelques  points  pour  la  réformer.  La  loi  de 
Dieu  est  plus  brève  encore,  mais  elle  est  aussi  moins  indulgente. 
Ce  qui  avait  grossi  le  code  monténégrin,  c'étaient  les  ménagemens 
qu'il  avait  fallu  garder  avec  certains  préjugés  séculaires.  «  Tu  ne 
tueras  pas,  »  est  un  précepte  sans  doute  indispensable,  mais  sur 
lequel  il  importe  cependant  de  s'entendre.  «  Celui  qui  donnera  la 
mort  à  un  autre  Monténégrin,  disait  le  code  promulgué  à  Cettigné, 
ne  pourra  être  absous  au  prix  d'aucune  somme;  il  sera  pris  et  fu- 
sillé. »  Voilà  le  principe;  voici  maintenant  les  tempéramens  :  «  si 
l'on  a  une  vengeance  à  exercer,  on  ne  peut  tuer  les  parens  du  meur- 
trier lorsqu'ils  n'ont  pris  aucune  part  au  meurtre,  mais  on  peut 
frapper  l'assassin;  on  peut  se  battre  en  duel,  pourvu  qu'on  n'ap- 
pelle pas  une  partie  de  la  population  à  son  aide.  »  Quant  aux  man- 
dataires de  la  justice,  il  leur  est  spécialement  recommandé  de  ne  pas 
se  laisser  entraîner  par  leur  zèle  et  d'avoir  soin,  dans  le  rigoureux 
exercice  de  leurs  fonctions,  «  de  ne  pas  tuer  des  innocens.  »  La 
mort  paraît  être  d'ailleurs  aux  yeux  du  législateur  monténégrin  le 
seul  accident  de  quelque  gravité.  Pour  avoir  estropié  son  frère, 
l'amende  varie  de  50  à  100  talaris;  pour  lui  avoir  cassé  la  tête  ou 
lui  avoir  crevé  un  œil,  il  en  faut  payer  60;  on  ne  peut  le  frapper 
sans  motifs  soit  avec  le  pied,  soit  avec  la  pipe,  on  s'exposerait  à 
sortir  de  son  escarcelle  50  sequins  d'or.  Si  celui  que  vous  auriez 
frappé  vous  tuait  à  l'instant,  la  justice  monténégrine  n'aurait  rien  à 
y  voir.  Le  meurtrier  ne  doit  être  poursuivi  que  s'il  attend  un  ou 
deux  jours  pour  donner  cours  à  sa  rancune.  VoiLà  donc  pourquoi 
les  Monténégrins  se  refusent  si  obstinément  à  déposer  leurs  armes, 
soit  dans  les  conseils,  soit  dans  les  festins.  Il  est  assez  naturel  qu'on 
tienne  à  avoir  sa  vengeance  sous  la  main,  quand  il  y  a  de  si  sérieux 
inconvéniens  à  la  différer. 

Pour  s'expliquer  le  peu  dé  cas  que  les  Monténégrins  semblent 
faire  d'une  blessure,  il  suffît  d'avoir  vu  avec  quelle  facilité  se  gué- 
rissent celles  qu'ils  ont  reçues.  Je  m'étais  fait  accompagner  à  Cetti- 


LA.   DÉLIMITATION    DU   MONTENEGRO.  591 

gné  d'un  des  chirurgiens  de  VAlgésirasj  nous  devions  visiter  les 
blessés  de  Grahovo,  et  cet  habile  opérateur  s'était  promis  de  leur 
offrir  ses  services;  mais  jamais  un  Monténégrin  ne  consentirait  à 
subir  une  amputation  :  la  mort  lui  paraîtrait  cent  fois  préférable. 
Couchés  près  du  foyer,  dans  une  cabane  enfumée  où  l'on  respirait  à 
peine,  gisaient  sur  le  sol  nu  de  nombreux  blessés  que  dévorait  la 
fièvre.  Les  uns  avaient  eu  la  cuisse,  d'autres  le  bras  brisé  par  une 
balle;  la  nature  les  a  probablement  guéris  sans  qu'aucun  médecin 
les  pansât.  Un  grand  et  beau  jeune  homme  découvrit  devant  nous 
son  épaule  fracassée.  11  se  tenait  debout  pendant  que  le  vieux  pra- 
ticien de  village  enlevait  soigneusement  avec  une  pince  d'acier  les 
esquilles  que  la  suppuration  amenait  à  la  surface  de  la  plaie.  Le 
blessé  supportait  ce  supplice  sans  proférer  une  plainte;  quelquefois 
seulement  un  nuage  passait  sur  son  front  et  trahissait  l'intensité  de 
la  souffrance.  «  Comment  allez-vous?  demandions-nous  à  ces  mal- 
heureux. —  Bien,  répondaient-ils,  si  le  prince  est  sain  et  sauf.  » 
Ce  qui  est  dans  le  cœur  de  tous  les  sujets,  il  était  peut-être  inutile 
de  le  mettre  dans  les  lois.  On  a  jugé  cependant  qu'il  serait  bon  de 
l'y  faire  figurer,  ne  fût-ce  que  pour  le  cas  où  le  sentiment  du  res- 
pect viendrait  à  s'afiaiblir  dans  la  Montagne-Noire.  Tout  Monténé- 
grin, «  petit  ou  grand,  »  doit  donc,  pour  se  conformer  aux  lois, 
(i  aimer  et  respecter  ses  chefs,  ses  juges  et  les  vieillards;  il  doit 
leur  témoigner  toute  son  estime.  Celui  qui  parlerait  mal  du  prince 
ou  de  ses  actes  serait  puni  comme  un  meurtrier.  » 

Quelques  articles  règlent  les  héritages,  d'autres  assurent  les  droits 
de  l'autorité  paternelle.  Il  en  est  qui  sont  destinés  à  intimider  les 
calomniateurs.  Prouver  ce  qu'on  s'est  permis  d'avancer  n'est  pas 
au  Monténégro  chose  facile.  L'avantage,  dit  la  loi,  devra  rester  à 
celui  des  deux  adversaires  qui  présentera  le  plus  de  gens  de  bien 
prêts  à  jurer  pour  lui.  Nous  avons  dit  déjà  quelles  mesures  tutélaires 
avaient  été  prises  pour  préserver  les  jeunes  fiUes  de  la  contrainte 
morale  que  trop  souvent  on  leur  faisait  subir.  Ce  n'est  pas  la  seule 
disposition  qui  tende  à  relever  la  femme  de  sa  condition  d'infério- 
rité. Les  divorces,  dont  on  faisait  le  plus  scandaleux  abus,  ont  été 
interdits,  à  l'exception  de  ceux  qu'autorise  l'église  orientale.  Il 
n'est  pas  jusqu'aux  veuves  dont  l'état  ne  se  soit  occupé.  Le  code 
de  Danilo  leur  prescrit  de  ne  plus  se  déchirer  le  visage  avec  les 
ongles,  et  leur  interdit  la  consolation  de  se  défigurer  ainsi  pour 
longtemps.  Quant  à  l'église,  la  loi  n'a  fait  qu'une  légère  incursion 
dans  son  domaine,  incursion  vraiment  indispensable.  Le  sacerdoce 
était  devenu  chez  les  Monténégrins  une  fonction  presque  hérédi- 
taire; les  devoirs  en  étaient  parfois  singulièrement  négligés.  Il  était 
de  ces  lévites  qu'on  rencontrait  beaucoup  plus  souvent  sur  le  champ 
de  bataille  que  dans  le  temple.  Le  pope  Jiiro,  —  pour  n'en  citer 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'un  seul,  —  ce  pope,  qui  devait  trouver  la  mort  au  combat  de 
Grahovo,  était  réputé  le  plus  grand  faiseur  de  tchetas  ;  on  le  redou- 
tait jusqu'au  fond  de  la  Bosnie.  Tel  autre  s'était  signalé  par  sa  pro- 
fonde ignorance  de  la  liturgie  slave;  on  l'accusait  d'avoir  récité,  pré- 
sidant un  jour  à  un  enterrement,  l'office  du  mariage.  La  loi  de  1855 
a  voulu  que  tout  prêtre  fût  obligé  «  de  venir  au  temple  chaque  di- 
manche; »  celui  qui  manquerait  à  ce  devoir  serait  destitué. 

Voilà  donc  les  garanties  sous  lesquelles  une  réunion  d'hommes 
peut  vivre,  et  qui  à  la  rigueur  lui  suffisent.  Il  est  vrai  que  le  faible 
y  trouve  peu  d'appui;  mais  quelle  est  la  législation  primitive  qui 
ait  songé  à  protéger  la  faiblesse?  Celui  à  qui  le  ciel  n'a  départi  ni 
vigueur  ni  courage  fera  bien  de  ne  pas  aller  porter  ses  pénates  au 
Monténégro.  C'est  un  pays  où  il  est  bon  de  pouvoir  compter  sur 
soi-même  et  dans  lequel  il  convient  d'inspirer  un  certain  respect 
aux  autres.  Les  héros  d'Homère  se  vantaient  mutuellement  leurs 
prouesses  avant  d'en  venir  aux  prises.  Les  Monténégrins  n'enga- 
gent point  non  plus  de  combat  sans  discours.  On  les  entend  célé- 
brer du  haut  des  rochers  leur  courage,  rappeler  leurs  hauts  faits  et 
ceux  de  leurs  ancêtres,  se  proclamer  cent  fois  les  premiers  guer- 
riers du  monde.  Il  n'y  a  que  les  Albanais  qu'ils  veuillent  bien  re- 
connaître pour  des  adversaires  dignes  d'eux,  et  surtout,  parmi  les 
Albanais,  la  tribu  catholique  des  Mirdites. 

Je  ne  pus  prolonger  autant  que  je  l'aurais  voulu  mon  séjour  à 
Cettigné,  mais  j'emportai  de  tout  ce  que  j'y  avais  vu  les  plus  favo- 
rables augures.  Entouré  de  son  frère  aîné,  d'Ivo  Raionitch,  de  Kerso 
Petrovitch,  de  Peter  Stephanof,  le  prince  Danilo  pouvait  braver  sans 
crainte  les  intrigues  des  exilés,  qui  exhalaient  à  Zara  leur  colère 
impuissante.  La  victoire  de  Grahovo,  l'appui  manifeste  d'une  grande 
puissance,  avaient  donné  aux  Monténégrins  une  très  hauts  idée  de 
la  bonne  fortune  et  de  l'habileté  de  leur  prince.  Il  restait  à  confir- 
mer cette  opinion  par  un  résultat  décisif.  Tel  était  le  soin  qui  me 
rappelait  à  Raguse. 

IV. 

Les  Monténégrins  qui  m'avaient  escorté  depuis  le  moment  oîi 
j'avais  mis  le  pied  sur  le  sol  de  Budua  ne  voulurent  pas  me  quitter 
avant  de  m'avoir  reconduit  au  port.  Ils  jetèrent  de  nouveau  leur 
longue  carabine  sur  leur  vaillante  épaule,  et  d'un  pas  infatigable 
entreprirent  cette  étape  qui  ne  devait  lasser  ni  nos  guides  ni  nos 
porteuses  de  bagages,  mais  qui  était  bien  faite  pour  lasser  nos  che- 
vaux. Les  Monténégrins  sont  des  amis  attentifs  et  aimables.  Je 
comprends  toutefois  que  l'Autriche  les  trouve  des  voisins  incom- 
modes. Nos  exhortations  ne  purent  tempérer  le  zèle  de  notre  escorte 


^LA    DÉLpiTATION    DU    MONTENEGRO.  593 

désireuse  avant  tout  de  nous  faire  honneur.  Les  salves  de  mous- 
queterie  dont  elle  nous  accompagnait  depuis  notre  départ  nous 
suivirent  jusqu'aux  portes  de  Cattaro.  Nous  traversâmes  la  ville, 
nos  guides  furent  obligés  d'en  faire  le  tour;  on  ne  les  y  eût  pas 
laissés  pénétrer  sans  les  inviter  à  déposer  leurs  armes  à  la  porte. 
Cette  précaution  blessante  n'est  pas  l'effet  de  la  politique  soupçon- 
neuse de  l'Autriche,  elle  remonte  à  une  autre  époque.  Venise  et  le 
Monténégro  ne  pouvaient  se  passer  l'un  de  l'autre,  Cattaro  était  le 
seul  marché  où  les  Monténégrins  échangeaient  leurs  moutons  contre 
du  blé  ou  contre  de  la  poudre.  Plus  d'une  fois  cependant  leur  tur- 
bulence fit  de  ce  marché,  qui  se  tenait  en  dehors  de  la  ville,  le 
théâtre  de  sanglantes  querelles.  Cattaro  fermait  alors  ses  portes, 
la  garnison  courait  à  ses  coulevrines,  et  quelques  décharges  d'ar- 
tillerie dispersaient  les  '  onténégrins;  mais  ceux-ci  à  leur  tour  ne 
tardaient  pas  à  mettre  Cattaro  en  état  de  blocus.  Des  rochers  qui 
surplombent  la  ville,  ils  fusillaient  sans  relâche  tout  ce  qui  osait 
se  montrer  sur  les  remparts.  Au  bout  de  quelque^  jours  intervenait 
un  accommodement,  promettant  l'oubli  du  passé,  et  se  préoccu- 
pant peu  de  trouver  des  garanties  impossibles  pour  l'avenir. 

Les  côtes  de  la  Dalmatie  fournissent  cà  l'Autriche  d'excellens  ma- 
rins, et  parmi  ces  marins  il  faut  mettre  en  première  ligne  les  Boc- 
chesi  du  cercle  de  Cattaro,  descendans  de  ces  rudes  Esclavons  qui 
montaient  autrefois  les  galères  de  Venise.  Les  Bocchesi  sont  tous 
par  l'origine,  s'ils  ne  le  sont  plus  par  les  mœurs,  un  peu  Monténé- 
grins. Questi  Monleneriii,  —  c'est  ainsi  que,  pendant  le  blocus  de 
Venise,  les  marins  italiens  nous  désignaient  les  marins  dalmates,  — 
ont  avec  leurs  frères  de  la  Czernagora  de  tels  rapports  de  race,  de 
religion,  de  langage,  que  la  fusion  se  fût  facilement  opérée,  si,  le 
jour  où  le  général  Gautier  remit  Cattaro  aux  mains  du  vladika 
Saint-Pierre,  la  politique  eût  ratifié  cette  conquête.  L'empereur 
Alexandre  en  avait  ordonné  autrement;  ce  fut  sur  son  injonction 
que  les  Monténégrins  durent  céder  à  l'Autriche  le  bassin  qui  leur 
ouvrait  un  si  large  accès  à  la  mer.  L'abandon  de  ce  territoire  est 
resté  pour  le  Monténégro  un  sujet  d'éternels  regrets.  Aucune  puis- 
sance, il  faut  bien  le  dire,  ne  saurait  s'asseoir  sur  les  bords  de  l'A- 
.driatifjue  sans  gêner  l'expansion  de  la  race  serbe.  Si  jamais  l'Au- 
triche devait  évacuer  l'étroite  bande  de  terre  qui,  de  Stagno  cà 
Budua,  longe  les  états  du  sultan,  ses  héritiers  naturels  seraient  les 
Monténégrins.  Il  est  dans  les  destinées  de  la  race  serbe  d'empêcher 
l'Adriatique  de  devenir  une  mer  fermée.  La  journée  de  Lissa  n'a 
pas  été  le  choc  d'une  flotte  allemande  contre  une  flotte  italienne. 
Ce  sont  les  Esclavons  qui  ont  une  fois  encore  vaincu  les  Génois. 

J'avais  visité  Cettigné  au  mois  de  juin.  Je  ne  quittai  le  port  de 

TOME  XCYIII.    —    1SÎ2.  38 


59ii  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Raguse  qu'à  la  fin  du  mois  de  novembre.  Commerxée  le  25  juillet, 
la  délimitation  n'était  pas  complètement  terminée;  mais  le  proto- 
cole qui  fixait  en  principe  le  tracé  de  la  frontière  avait  été  signé  à 
Constantinople.  Il  n'est  pas  facile  de  délimiter  un  état  dont  le  terri- 
toire n'a  jamais  été  soumis  à  aucun  levé  topographique,  et  dont  la 
configuration  indécise  ne  résulte  d'aucun  document  écrit.  La  com- 
mission européenne  se  trouvait  donc  conduite,  tout  en  jalonnant  le 
pays,  à  s'en  faire  raconter  l'histoire.  «  Les  anciens  des  villages  » 
promenaient  les  négociateurs  à  travers  les  récits  les  plus  fabuleux. 
A  une  époque  qui  se  perdait  dans  la  nuit  des  temps,  un  proscrit, 
disaient -ils,  était  venu  dresser  sa  tente  sur  ce  pic  solitaire  ou  sur 
le  bord  de  ce  cours  d'eau.  Les  enfans  avaient  grandi,  les  troupeaux 
avaient  prospéré,  la  famille  était  devenue  une  tribu.  L'état  monté- 
négrin n'était  qu'une  agglomération  de  familles.  Chaque  famille 
avait  gardé  le  nom  de  son  fondateur.  Comment  séparer  du  tronc 
principal  les  branches  qui  s'étaient  étendues  à  droite  et  à  gauche? 
Pourquoi  donner  aux  Turcs  la  nahia  des  Drekalovitch,  quand  les 
Drekalovitch  n'étaient  que  les  enfans  égarés  des  Kutchi?  L'âpreté 
avec  laquelle  le  Monténégro  défendait  ses  droits  lui  assurait  une  in- 
contestable supériorité  sur  son  nonchalant  adversaire;  mais  l'Angle- 
terre et  l'Autriche  avaient  pris  en  main  la  cause  de  la  Turquie.  Les 
parties  se  trouvaient  ainsi  ballottées  entre  deux  influences  contraires. 
Il  dépendait  presque  toujours  de  la  Prusse  de  décider  la  question. 
Sur  la  plupart  des  points,  la  Prusse  nous  avait  donné  la  majorité; 
sur  celui-ci,  elle  demeura  inflexible.  Nous  manquâmes  donc  malgré 
nous  l'occasion  d'arracher  quelques  milliers  d'âmes  de  plus  aux 
griffes  de  la  Turquie.  Ce  que  nous  eussions  surtout  désiré  obte- 
nir pour  nos  protégés,  c'était  un  port  où  pût  enfin  flotter  le  dra- 
peau monténégrin;  le  prince  Danilo  se  fût  contenté  de  la  moindre 
crique.  Le  droit  à  la  mer  est  la  juste  ambition  de  tous  les  peuples. 
Tant  que  le  Monténégro  restera  une  enclave,  tant  qu'il  ne  pourra 
communiquer  avec  le  reste  du  monde  sans  la  permission  de  l'Autriche 
ou  de  la  Turquie,  il  y  aura  forcément  arrêt  dans  le  développement 
de  ses  destinées.  Un  grand  pas  cependant  avait  été  fait.  Le  Mon- 
ténégro avait  désormais  un  nom  dans  les  archives  diplomatiques 
de  l'Europe.  Il  fallait  savoir  se  contenter  de  ce  premier  avantage. 
L'œuf  d'où  est  sorti  l'empire  actuel  d'Allemagne  a  été  couvé  pen- 
dant plus  d'un  siècle  par  les  électeurs  de  Brandebourg. 

Je  ne  souhaite  pas  de  nouveaux  cataclysmes  à  ce  monde  trop 
bouleversé  di^jà.  Que  l'empire  ottoman  continue  à  subsister,  si  la 
vie  n'est  pas  tarie  dans  son  sein,  qu'il  s'assimile,  si  les  dieux  le  per- 
mettent, les  provinces  qui  ne  se  sont  pas  encore  soustraites  à  sa 
domination;  je  no  demande  qu'une  chose,  c'est  que,  le  jour  où  le 
colosse  viendrait  à  s'écrouler,  on  veuille  bien  se   souvenir  qu'il 


LA   DÉLIMITATION   DU  MONTENEGRO.  595 

existe  une  nationalité  serbe.  Cette  nationalité  saura  reconnaître, 
dans  les  débris  qui  JQncheront  alors  le  sol,  les  membres  épars  qui 
lui  appartiennent.  Est-ce  à  la  Servie  ou  au  Monténégro  que  sera 
réservé  l'honneur  de  les  réunir?  Il  importe  peu;  ce  que  doit  avant 
tout  désirer  cette  intéressante  tribu  de  la  famille  slave,  c'est  qu'il 
se  trouve  quelque  part  un  centre  assez  puissant  pour  attirer  à  lui  et 
pour  retenir  associés  les  éléinens  d'une  grande  confédération  indé- 
pendante. 

Les  voies  de  la  Providence  sont  mystérieuses,  et  il  lui  plaît  sou- 
vent d'ajourner  ses  desseins.  L'heure  de  la  renaissance  devait  être 
sans  doute  retardée  pour  les  Serbes,  car  les  hommes  qui  semblaient 
avoir  été  appelés  à  diriger,  en  Servie  aussi  bien  qu'au  Monténégro, 
le  grand  mouvement  de  la  rénovation  sociale,  le  prince  Danilo  et  le 
prince  Michel,  voyaient  à  quelques  années  d'intervalle  leur  destin 
abrégé  par  d'odieux  attentats.  Que  les  Serbes  y  prennent  garde, 
leur  histoire  jusqu'ici  n'a  été  que  l'histoire  de  leurs  dissensions.  Il 
leur  faut  introduire  plus  de  discipline  dans  les  esprits,  plus  d'union 
dans  les  cœurs.  Leur  avenir  se  fermerait  brusquement,  s'il  se  ren- 
contrait encore  parmi  eux  des  Vuk  Brankovitch.  On  peut  douter 
heureusement  que  le  meurtre  du  prince  Danilo  ait  été  l'effet  de 
quelque  instigation  politique.  C'est  un  avantage  que  le  Monténégro 
paraît  encore  avoir  eu  sur  la  Servie.  Le  il  août  186'),  le  prince 
était  à  Cattaro  avec  sa  jeune  femme.  Une  barque  l'attendait  près 
du  quai,  il  y  avait  déjà  fait  embarquer  la  princesse  et  allait  y  des- 
cendre lui-même,  quand  un  Monténégrin  écarta  violemment  les 
gardes,  et,  à  brûle-pourpoint,  lui  tira  un  coup  de  pistolet  dans  les 
reins.  Le  prince  chancela;  ce  furent  les  bras  de  sa  femme  qui  le  re- 
çurent. L'assassin  avait  profité  du  premier  moment  de  stupeur  pour 
s'enfiiir.  On  parvint  à  le  rejoindre.  Il  ne  fit  aucune  révélation.  A 
l'occasion  de  je  ne  sais  plus  quel  méfait,  le  prince  l'avait  exilé. 
C'était  du  juge,  non  du  prince,  qu'il  avait  voulu  tirer  vengeance. 
Quoique  la  balle  eût  brisé  l'épine  dorsale,  l'agonie  se  prolongea 
pendant  vingt-quatre  heures.  La  princesse  Darinka  montra  un  grand 
courage  et  une  résolution  dignes  du  rang  qu'elle  occupait.  Son  ne- 
veu, le  prince  Nicolas,  qu'elle  avait  tenu  à  faire  élever  en  France, 
était  heureusement  auprès  d'elle  en  ce  terrible  moment.  Elle  mit 
sur  sa  tête  le  bon  let  du  prince  Danilo,  et  l'investit  ainsi  du  pouvoir 
suprême;  puis  elle  reprit  le  chemin  de  Gettigné,  suivant  à  pied  le 
cercueil  qui  renfermait  les  dépouilles  mortelles  de  son  époux.  Le 
prince  Nicolas  était  le  fils  unique  de  Mirko.  L'influence  dont  jouis- 
sait ce  valeureux  homme  de  guerre  eût  fait  rentrer  sous  terre  tous 
les  compétiteurs,  s'il  s'en  était  présenté.  Le  Monténégro  n'en  subit 
pas  moins  les  conséquences  déplorables  de  la  catastrophe.  Une  an- 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

née  ne  s'était  pas  écoulée  que  la  guerre  ramenait  les  Turcs  sur  ses 
frontières.  Une  seconde  campagne  les  conduisait  jusqu'aux  derniers 
contre-forts  qui  couvrent  la  vallée  de  Cettigné.  Il  était  temps  que 
l'Europe  intervînt;  la  diplomatie  préserva  le  Monténégro  de  l'inévi- 
table soumission  qui  eût  annulé  le  plus  précieux  de  ses  titres  à  la 
suprématie  future.  Ce  petit  pays  reste  vierge  de  la  doiiination  tur- 
que. Le  temps  d'arrêt  qu'il  a  subi  dans  son  expansion  n'est  qu'un 
incident  sans  importance.  L'avenir  est  aux  races  qui  n'ont  pas  ab- 
juré et  qui  croient  aux  retours  de  fortune,  parce  qu'elles  n'ont  pas 
cessé  de  croire  en  la  justice  de  la  Providence. 

Je  n'essaierai  pas  de  contredire  les  philosophes  qni  prétendent 
que  «  la  vertu  est  si  nécessaire  aux  hommes  et  si  aimable  par  elle- 
même,  qu'on  n'a  pas  besoin  de  la  connaissance  d'un  Dieu  pour  la 
suivre;  »  je  n'en  croirai  pas  moins  cette  doctrine  tout  à  fait  insuffi- 
sante pour  entretenir  dans  les  âmes  le  culte  exalté  de  la  patrie. 
Quand  l'empire  de  Douschan  et  des  Nemanja  eut  été  effacé  de  la 
carte  du  monde,  ce  fut  la  religion  et  la  poésie  qui  en  conservèrent 
le  souvenir  dans  la  mémoire  des  hommes.  Quelques  milliers  de 
bandits  réduits  à  vivre  de  pillage  devinrent,  grâce  à  la  persistance 
de  leur  foi,  les  gardiens  du  précieux  dépôt  de  la  nationalité  serbe. 
Le  sultan  entrait  alors  en  campagne  à  la  tête  de  500,000  hommes, 
il  pouvait  tirer  de  ses  arsenaux  plus  de  600  pièces  d'artillerie, 
envoyer  devant  lui,  «  pour  faire  le  dégât,  »  60,000  Arcangis  et 
A0,000  Azapes.  Le  monde  lui  offrait  peu  de  plaines  assez  vastes 
pour  qu'il  y  pût  asseoir  ses  camps  et  passer  en  revue  son  armée. 
Sans  compter  les  troupes  auxiliaires,  les  Tartares  de  la  Bulgarie  et 
les  Tartares  de  la  Crimée,  les  Circassiens  et  les  Kurdes,  il  voyait 
chaque  soir,  à  l'appel  du  muezzin,  près  de  100,000  spahis  ou  janis- 
saires et  plus  de  200,000  Timariotes  agenouillés  le  front  dans  la 
poussière,  le  visage  tourné  vers  La  Mecque.  Qui  eût  osé  penser  que 
les  successeurs  de  ce  potentat  en  viendraient  un  jour  à  traiter  de 
puissance  à  puissance  avec  un  porcher  de  la  Schoumadia  et  avec 
le  chef  indépendant  du  Monténégro?  Les  plus  grandes  nations,  les 
plus  nobles  races  sont  exposées  à  fléchir  sous  le  poids  de  leurs  dis- 
cordes intestines.  On  les  voit  alors  s'éclipser  pendant  de  longs 
siècles.  L'histoire  ne  nous  offre  que  trop  d'exemples  de  ces  désas- 
treux effacemens;  mais  l'histoire  nous  apprend  aussi  que  ces  nations 
peuvent  renaître  du  moindre  germe,  lorsqu'elles  ont  conservé  le 
respect  de  leur  langue,  la  mémoire  des  hauts  faits  du  passé  et  cette 
dernière  étincelle  de  vie,  la  foi  religieuse,  capable  à  elle  seule  de 
tout  féconder. 

E.  JuRiEN  DE  La  Gravière. 


UN   MINISTRE 

DU  ROI  PHILIPPE  LE  BEL 


GUILLAUME    DE    NOGARE.T    (1). 

II. 

LES  APOLOGIES  DE  NOGARET  ET  LE  PROCÈS  DES  TEMPLIERS. 


I. 

Nogaret,  se  présentant  devant  Philippe  le  Bel  à  Béziers,  put  se 
vanter  de  lui  avoir  fait  remporter  une  difficile  victoire.  Le  plus  re- 
doutable adversaire  que  la  royauté  française  eûl  jamais  trouvé  sur 
son  chemin  était  mort  de  rage.  Nogaret  exposa  en  plein  conseil  le 
complet  changement  qui  s'était  opéré  dans  les  dispositions  de  la 
cour  de  Rome,  insista  sur  les  bonnes  intentions  du  pape  Benoît  XI, 
et  conseilla  d'envoyer  une  solennelle  ambassade  au  saint -siège 
avant  que  le  pape  eût,  selon  l'usage,  dépêché  en  France  le  légat 
porteur  de  la  bulle  d'intronisation.  C'était  là  un  avis  très  prudent; 
il  y  avait  trois  mois  et  demi  que  Benoît  était  proclamé;  si  l'on  avait 
attendu  encore  et  que  le  légat  ne  fût  pas  venu,  cette  abstention  au- 
rait passé  pour  la  confirmation  de  tous  les  anathèmes  de  Boniface. 
Le  roi  suivit  cettti  opinion,  et  désigna  pour  faire  partie  de  l'am- 
bassade Bérard,  ou  Béraud,  seigneur  de  Mercœur,  Guillaume  de 
Plaisian  et  le  célèbre  canoniste  Pierre  de  Belleperche,  tous  trois 
amis  et  associés  intimes  de  Nogaret.  Ce  qui  prouve  du  reste  que 
la  conduite  de  ce  dernier  obtint  de  Philippe  une  pi -ine  approba- 
tion, c'est  que  nous  possédons  les  actes  originaux,  datés  de  Béziers 

(Il  Voyez  la  Revue  du  15  mars. 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES» 

vers  le  10  février,  des  récompenses  que  le  roi  lui  accorda  pour  ses 
services  passés.  Au  don  de  300  livres  de  rente  qu'il  avait  fait  à  No- 
garet  avant  le  départ  pour  l'Italie,  Philippe  ajouta  500  nouvelles 
livres  de  rente  sur  le  trésor  royal  de  Paris,  en  attendant  que  ces 
rentes  pussent  être  assignées  sur  des  terres.  A  la  même  date,  nous 
trouvons  une  faveur  royale  plus  singulière.  Le  jour  des  cendres  de 
l'an  130Zi  (11  février),  Philippe  le  Bel,  se  trouvant  à  Béziers,  donne 
aux  quatre  ins'^parables,  à  Bérard  de  Mercœur,  à  Pierre  de  Belle- 
perche,  à  Guillaume  de  Nogaret  et  à  Guillaume  de  Plaisian,  quali- 
fiés milites  et  nuntii  nostri,  plein  pouvoir  de  mettre  en  liberté  toute 
personne,  laïque  ou  ecclésiastique,  détenue  en  prison  pour  n'ira- 
porte  quel  motif.  Il  est  regrettable  que  le  nom  de  Nogaret  soit  mêlé 
à  une  mesure  aussi  peu  légale.  Triste  magistrat  que  celui  qui,  pour 
récompense  de  ses  services  politiques,  acceptait  le  droit  de  vendre 
à  son  profit  la  liberté  aux  prisonniers  !  Il  est  vrai  que  les  prisons 
de  l'inquisition  du  midi  recelaient  à  cette  époque  tant  d'innocentes 
victimes,  que  le  privilège  exorbitant  conféré  à  Nogaret  et  à  ses 
compagnons  fut  sans  doute  pour  plusieurs  malheureux  une  répa- 
ration et  un  bienfait. 

Dans  la  pièce  que  nous  venons  de  citer,  Nogaret  est  qualifié  niin- 
tius  sur  le  même  pied  que  les  trois  ambassadeurs.  Après  beaucoup 
d'hésitations  en  effet,  Nogaret  finit  par  être  attaché  à  l'ambassade 
qu'il  avait  conseillée.  Le  ih  février,  Mercœur,  Belleperche  et  Plai- 
sian sont  investis  par  lettres  patentes,  datées  de  Nîmes,  des  pouvoirs 
nécessaires  pour  recevoir  (non  pas  pour  demander)  au  nom  du  roi 
l'absolution  des  censures  que  ce  prince  pouvait  avoir  encourues. 
Nogaret  ne  figure  pas  dans  cet  acte;  mais  le  21  février  les  trois 
mêmes  personnages,  auxquels  cette  fois  est  joint  Nogaret,  sont 
chargés  par  nouvelles  lettres  patentes,  datées  de  Nîmes,  de  traiter 
de  la  paix  avec  le  pape,  sauf  les  franchises  et  bonnes  coutumes 
de  l'église  gallicane.  Cette  adjonction  du  sacrilège  Nogaret  à  l'am- 
bassade extraordinaire  qui  se  rendait  auprès  du  saint-siège  pour 
une  mission  d'un  caractère  conciliant  serait  incroyable,  si  elle  ne 
nous  était  garantie  non-seulement  par  Nogaret  lui-même,  mais  par 
un  acte  officiel  dont  nous  avons  l'original.  Il  faut  ajouter  que  Plai- 
sian, Bellepen  he  et  Mercœur  n'étaient  guère  moins  compromis  que 
Nogaret  avec  la  cour  de  Rome. 

Un  an  après  le  voyage  clandestin  où  l'on  avait  vu  l'envoyé  du  roi 
de  France  marcher  de  compagnie  avec  les  pires  bandits  de  la  chré- 
tienté, Guillaume  de  Nogaret  partit  donc  de  nouveau  pour  l'Italie, 
cette  fois  comme  membre  d'une  ambassade  solennelle,  avec  les  plus 
graves  personnages  de  l'église  et  de  l'université;  mais  l'insolent  di- 
plomate avait  trop  présumé  de  son  audace  et  de  la  faiblesse  de 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  599 

Benoît.  Ce  dernier  commençait  à  sortir  de  l'espèce  de  stupeur  où 
l'avait  plongé  la  scène  d'Anagni.  Il  accueillit  l'ambassade,  et  refusa 
de  voir  Nogaret.  Si  le  pape  eût  consenti  à  négocier  avec  lui,  c'était  la 
preuve  qu'il  était  libre  de  toute  excommunication,  le  pape  ne  pouvant 
traiter  avec  un  excommunié.  Le  refus  de  Benoît,  au  contraire,  plaçait 
Nogaret  sous  le  coup  des  plus  terribles  anathèmes,  et  l'obligeait  à 
solliciter  l'absolution  pour  sa  campagne  de  1303.  Solliciter  l'abso- 
lution, c'était  s'avouer  coupable;  s'avouer  coupable,  c'était  s'ex- 
poser au  sort  le  plus  cruel.  Il  fit  dont  prier  le  pape  de  lui  donner 
ce  qu'on  appelait  l'absolution  ad  cautclam,  c'est-à-dire  l'absolution 
qu'on  demandait  pour  plus  de  sûreté  de  conscievice,  et  qui  n'impli- 
quait pas  la  réalité  du  crime  dont  on  était  absous.  Benoît  refusa  en- 
core. Le  2  avril  130A,  le  roi  fut  relevé  des  censures  qu'il  pouvait 
avoir  encourues,  et  il  fut  dit  qu'il  l'était  sans  qu'il  l'eût  demandé. 
Une  bulle  du  13  mai  annula  toutes  les  sentences  de  Boniface  contre 
le  roi,  son  royaume,  ses  conseillers  et  officiers,  et  rétablit  tous  les 
Français  dans  l'état  où  ils  étaient  avant  la  lutte;  Guillaume  de  No- 
garet était  excepté.  Par  une  autre  bulle  du  même  jour,  le  pape 
dégage  tous  prélats,  ecclésiastiques,  barons,  nobles  et  autres  du 
royaume  des  excommunications  contre  eux  prononcées,  excepté  en- 
core Nogaret,  dont  il  se  réserve  l'absolution.  Ceci  était  fort  grave. 
La  diplomatie  de  îNogaret  avait  échoué;  sa  position  civile  restait  celle 
de  l'excounnunié,  ce  qui  équivalait  à  être  hors  la  loi.  Sa  fortune  était 
sans  solidité,  sa  vie  en  danger.  Pour  secouer  ranauhème,  il  lui  fau- 
dra sept  années  de  luttes  et  de  subtiles  procédures.  Nous  allons  le 
voir  y  déployer  parfois  beaucoup  de  science  et  d'éloquence,  toujours 
une  rare  souplesse  et  des  ressources  d'esprit  infinies. 

Un  passage  des  plaidoiries  de  Nogaret  écrites  en  1310  ferait  sup- 
poser que  l'ambassade  de  1304  requit  Benoît  XI  de  continuer  par 
lui-même  ou  par  le  concile  le  procès  contre  Boniface  intenté  en 
1303;  mais  Nogaret  avait  alors  besoin  pour  sa  thèse  que  le  procès 
d'Avignon  en  1310  fût  la  suite  de  celui  qu'il  avait  commencé  à  l'as- 
semblée du  Louvre  le  12  mars  1303.  Il  se  peut  que  sur  ce  point  il 
ait  présenté  les  faits  sous  un  jour  inexact.  Nogaret  ne  s'attaqua  avec 
frénésie  à  la  mémoire  de  Boniface  que  quand  il  vit  qu'il  n'y  avait 
pour  lui  qu'une  seule  planche  de  salut,  c'était  de  susciter  contre  la 
papauté  un  procès  scandaleux,  et  de  mettre  la  cour  de  Rome  dans 
une  situation  telle  qu'elle  se  crût  heureuse  de  lui  accorder  son  ab- 
solution pour  prix  de  son  désistement. 

Nogaret  devança  par  un  prompt  retour  l'arrivée  en  France  des 
bulles  qui  absolvaient  tout  le  monde  excepté  lui.  Sa  position  deve- 
nait fort  difficile  à  la  cour.  Il  avait  des  ennemis,  qui  cherchaient 
à  animer  le  roi  contre  lui  et  à  présenter  l'incident  d'Anagni  sous 


600  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  jour  le  plus  défavorable.  Les  récits  qui  s'étaient  répandus  de 
ce  fait  avaient  excité,  même  en  France,  une  désapprobation  uni- 
verselle. Charles  de  Valois  et  d'autres  princes  du  sang  étaient  irrités 
contre  les  légistes  qui  avaient  conseillé  de  pareilles  violences.  Le 
clergé  n'attendait  qu'une  occasion  pour  éclater,  et  murmurait  haute- 
ment. Nogaret  remit  au  roi  comme  à  son  juge  naturel  un  mémoire 
justificatif,  et  demanda  qu'on  voulût  bien  l'admettre  à  la  preuve. 
Mais  le  roi  s'arrêta;  le  procès  impliquait  en  eilet  l'hérésie  de  Boni- 
face  et  l'illégitimité  de  son  tHre  papal,  «  enquête  qui,  bien  qu'inci-- 
dente  dans  ma  cause,  appartient  plus  à  l'église  qu'au  roi,  »  dit 
Nogaret.  Par  ce  retour  habile,  il  colorait  le  refus  que  Philippe 
paraît  avoir  opposé  à  sa  requête.  S'il  avait  pu  tirer  du  roi  comme 
juge  temporel  un  arrêt  constatant  son  innocence,  cela  lui  aurait  cer- 
tainement suffi.  Il  ne  réussit  pas  à  obtenir  cette  sauvegarde.  Quand 
on  songe  à  la  dureté  des  temps,  au  caractère  de  Philippe  le  Bel  et 
des  princes  du  sang  à  cette  époque,  on  est  pourtant  surpris  de  l'es- 
pèce de  loyauté  avec  laquelle  le  roi  soutint  son  agent.  C'est  mer- 
veille que  le  sacrifice  de  ISogaret  n'ait  pas  été  la  condition  de  la  paix 
entre  le  pape  et  le  roi,  que  ce  dernier  ne  l'ait  pas  désavoué  comme 
mauvais  conseiller,  n'ait  pas  déclaré  qu'il  avait  agi  sans  autorisa- 
tion, et  n'ait  pas  rejeté  sur  lui  tous  les  torts.  Il  faut  louer  Philippe 
de  la  fidélité  avec  laquelle  il  protégea  les  ministres  de  sa  politique. 
Il  n'en  sacrifia  aucun  aux  jalousies  qu'allumait  à  cette  époque  la 
fortune  de  tout  parvenu.  Les  rancunes  qu'avait  excitées  Enguer- 
rand  de  Marigni  ne  purent  se  satisfaire  qu'après  la  mort  du  roi. 

Nogaret  cependant  ne  cessait  d'agir  en  cour  de  Borne  pour  obte- 
nir son  pardon,  ou,  comme  il  disait,  pour  prouver  son  innocence.  A 
Rome,  plusieurs  fois,  à  Viterbe,  à  Pérouse,  le  pape  fut  sollicité  en 
sa  laveur  par  les  personnes  les  plus  éminentes  de  l'église,  dont 
quelques-unes  parlaient  au  nom  du  roi.  Tout  fut  inutile.  Le  refus 
d'absolution  ne  suffit  même  pas  à  Benoît  :  quelques  semaines  après 
avoir  absous  le  roi,  cause  première  de  tout  le  mal,  il  entreprit  une 
poursuite  canonique  contre  ceux  qui  n'avaient  été  que  ses  ageris. 
Par  la  bulle  Fhigitiosum  sceliis ,  datée  de  Pérouse  et  publiée  le 
7  juin,  il  désigna  solennellement  à  la  vindicte  de  la  chrétienté  ceux 
qui  avaient  pris  part  au  crime  commis  sous  ses  yeux,  aux  vio- 
lences exercées  sur  la  personne  de  Boniface  et  au  vol  du  trésor  de 
l'église.  En  tête  de  «  ces  fils  de  perdition,  de  ces  premiers-nés  de 
Satan,  »  est  Nogaret,  puis  viennent  Rainaldo  da  Suplno,  son  fils, 
son  frère,  Sciarra  Colonna  et  douze  autres.  Le  pape  les  assigne  de- 
vant son  tribunal  avant  la  Saint-Pierre  (29  juin)  pour  y  entendre  ce 
qu'il  ordonnera.  La  rhétorique  pontificale  ne  se  refusa  aucune  de 
ses  figures  habituelles  pour  exciter  l'horreur  contre  «  le  ciinie  mon- 


UN   MliNISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  691 

strueux,  la  monstruosité  criminelle  que  certains  hommes  très  scélé- 
rats, poussant  l'audace  aux  dernières  limites,  ont  commis  contre  la 
personne  de  Boniface  VIII,  de  bonne  mémoire.  »  L'attentat  était 
raconté  en  un  style  où  se  mêlaient  l'imitation  de  la  Bible  et  celle  de 
Cicéron.  «  Voilà  ce  qui  s'est  fait  ouvertement,  publiquement,  no- 
toirement et  devant  nos  yeux.  Lèse-majesté,  crime  d'état,  sacrilège, 
violation  de  la  loi  Julia  de  vi  publica,  de  la  loi  Cornelia  sur  les 
sicaires,  séquestration  de  personnes,  rapine,  vol,  félonie,  tous  les 
crimes  à  la  fois!  Nous  en  restâmes  stupéfiés!  Quel  homme,  si  cruel 
qu'il  soit,  pourrait  ici  retenir  ses  larmes?  quel  cœur  dur  ne  serait 
attendri?  0  crime  au-dessus  de  toute  expiation!  ô  forfait  inoui! 
0  malheureuse  Anagni,  qui  as  souffert  que  de  telles  choses  s'ac- 
complissent dans  ton  sein  !  Que  la  rosée  et  la  pluie  ne  tombent  ja- 
mais sur  toi!  qu'elles  tombent  sur  les  montagnes  qui  t'environnent; 
mais  toi,  qu'elles  passent  sur  ta  colline  maudite  sans  l'arroser!.. 
0  misérables  qui  n'avez  pas  imité  David,  lequel  refusa  d'étendre  la 
main  sur  son  rival,  sur  son  ennemi,  bien  plus,  qui  fit  frapper  de 
l'épée  ceux  qui  l'osèrent!  Nous  l'imiterons,  nous  autres,  en  ce  point, 
parce  qu'il  est  écrit:  «  Ne  touchez  pas  à  mes  christs!  »  0  douleur 
affreuse,  fait  lamentable,  pernicieux  exemple,  mal  inexpiable,  honte 
sans  égale!  Église,  entonne  un  chant  de  deuil,  que  des  larmes  ar- 
rosent ton  visage,  que,  pour  aider  à  une  juste  vengeance,  tes  fils 
viennent  de  loin,  tes  filles  se  lèvent  à  tes  côtés  !  » 

La  situation  de  Nogaret  était  des  plus  critiques.  Le  pape  Benoît 
trompait  toutes  ses  espérances;  le  pontife  reparaissait  peu  à  peu 
derrière  le  moine  timide.  Nogaret  vit  qu'il  fallait  empêcher  à  tout 
prix  que  l'assignation  de  la  bulle  Flagitiosum  scclus  n'eut  son  effet. 
Il  refusa  de  comparaître;  le  25  juin,  il  vint  se  mettre  sous  la  pro- 
tection du  roi.  La  procédure  cependant  suivait  son  cours  à  Pé- 
rouse;  la  condamnation  était  inévitable,  quand  une  seconde  fois  la 
mort  vint  visiter  la  demeure  papale  à  point  nommé  pour  les  in- 
térêts de  Nogaret.  Plus  tard,  nous  le  verrons  soutenir  que  ce  fut 
là  un  miracle.  A  l'en  croire,  la  sentence  était  prête,  les  échafauds 
étaient  dressés  et  ornés  de  tentures  en  drap  d'oi%  le  peuple  était 
rassemblé  de  grand  matin  sur  la  place  de  Pérouse  pour  assister 
au  sermon  qui  précédait  l'acte  de  foi,  quand  Dieu  frappa  le  pape 
d'un  mal  subit,  pour  le  punir  d'avoir  osé  défendre  l'hérétique  Bo- 
niface, et  pour  l'empêcher  de  prononcer  une  sentence  injuste.  Ce 
qu'il  y  a  de  sur,  c'est  que  Benoît  mourut  à  Pérouse  le  7  juillet. 
On  crut  qu'il  avait  été  empoisonné,  et  les  soupçons  se  portèrent  sur 
ceux  qui  avaient  un  si  grand  intérêt  à  sa  mort,  nommément  sur  No- 
garet et  sur  Sciarra  Golonna. 

Il  n'est  pas  probable  que  Nogaret  ait  été  directement  l'auteur  de 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'empoisonnement  de  Benoît.  Ce  qui  est  fâcheux,  c'est  qu'en  nous 
présentant  la  mort  du  pape  comme  un  signe  évident  de  la  ven- 
geance divine,  protectrice  de  son  innocence,  il  ait  donné  un  vé- 
ritable corps  aux  soupçons.  Cette  coïncidence,  notée  par  Nogaret 
lui-même,  a  quelque  chose  de  suspect;  il  n'est  pas  bon  de  lire  si 
bien  dans  les  jiigemens  de  Dieu,  quand  il  s'agit  de  la  mort  d'un 
ennemi.  Ce  qui  paraît  assez  vraisemblable,  c'est  que  le  crime  fut 
l'ouvrage  de  Rainaldo  ou  de  Sciarra,  qui  étaient  perdus,  si  Benoît 
passait  outre.  Depuis  quelque  temps,  le  pape  se  défiait  d'un  em- 
poisonnement et  faisait  faire  l'essai  de  tous  ses  mets.  On  déjoua, 
dit-on,  ses  précautions  en  habillant  en  religieuse  un  jeune  gar- 
çon, qui  se  présenta  comme  tourière  des  sœurs  de  Sainte-Pétro- 
nille,  tenant  un  bassin  d'argent  plein  de  belles  figues  qu'il  offrit  au 
pape  de  la  part  de  l'abbesse,  sa  dévote.  Le  pape  les  reçut  sans  dé- 
fiance, parce  qu'elles  venaient  d'un  personne  renfermée,  en  mangea 
beaucoup,  et  mourut. 


II. 


La  mort  de  Benoît  XI  sauva  Nogaret.  Malgré  sa  douceur,  ce  pape 
n'aurait  pu  éviter  de  prononcer  une  condamnation  sévère.  La  mort 
du  pontife  accusateur  laissait  au  contraire  Nogaret  dans  une  situa- 
tion juridique  favorable.  Il  était  simplement  assigné;  il  n'avait  pas 
été  condamné,  ni  même  entendu.  Pour  un  légiste  subtil,  il  y  avait 
là  matière  à  des  chicanes  sans  fin.  Nogaret  affecta  de  ne  rien  savoir 
de  la  procédure  de  Pérouse,  parce  qu'il  n'en  avait  pas  reçu  copie, 
s'étonna  beaucoup  de  l'ignorance  de  Benoît,  qu'il  qualifia  de  crasse, 
alla  trouver  officiellement  le  roi,  et  lui  remit  un  nouveau  mémoire 
justificatif.  Le  roi  se  retrancha  encore  derrière  une  exception  tirée 
de  ce  que  la  cause  intéressait  la  foi.  Nogaret,  malgré  toutes  ses  ha- 
biletés, était  rejeté  dans  le  for  ecclésiastique;  il  vit  qu'il  ne  pouvait 
être  sauvé  que  par  une  absolution  d'église.  La  vacance  du  saint- 
siége,  qui  s'étendit  de  la  mort  de  Benoît  XI  (7  juillet  ISOZi)  à  l'élec- 
tion de  Clément  Y  (5  juin  1305),  semblait  lui  offrir  une  belle  occa- 
sion pour  obtenir  ce  qu'il  désirait. 

Grâce  à  la  faveur  royale  d'ailleurs,  jamais  anathèmes  ne  furent 
si  faciles  à  porter  que  ceux  que  le  crime  d'Anagni  avait  attirés 
sur  Nogaret.  Les  récompenses  du  roi  venaient  en  foule  à  l'excom- 
munié. Nous  avons  vu  que  les  300  et  les  500  hvres  de  rente,  dont 
le  roi  lui  fit  don  en  mars  1303  et  en  février  1304,  étaient  à  prendre 
sur  le  trésor  de  Paris  en  attendant  qu'elles  fussent  assignées  sur 
des  terres.  Le  roi  exécuta  la  conversion  de  la  première  rente  par 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  603 

une  charte  datée  de  Paris,  juillet  î30i.  La  conversion  des  500  livres 
fut  faite  quelques  jours  après.  Le  roi,  étant  à  Arras  le  lundi  après 
la  Madeleine,  assigna  cette  dernière  rente  sur  le  château  et  la  vi- 
guerie  de  Gauvisson,  à  trois  lieues  de  Nîmes,  et  sur  le  pays  de  la 
Vannage,  au  diocèse  de  Nîmes,  ne  s'y  réservant  que  l'hommage. 
Plusieurs  autres  terres  nobles  et  des  droits  féodaux  considérables 
complétèrent  la  donation  royale.  On  n'avait  jamais  vu  jusque-là 
d'aussi  importantes  aliénations  du  domaine  faites  en  faveur  d'un 
particulier.  Nogaret  se  trouva  constitué  principal  seigneur  de  toute 
la  campagne  qui  s'étend  depuis  Nîmes  jusqu'à  la  mer  et  du  cours 
inférie-ur  de  la  Vidourle.  Il  se  vit  en  quelque  sorte  transplanté  du 
Lauraguais,  son  pays  natal,  sur  la  frontière  de  Provence.  De  tous 
ces  titres,  le  plus  important  était  celui  de  Gauvisson,  baronnie  don- 
nant entrée  aux  états  du  Languedoc.  Nogaret  jouit  de  Gauvisson 
depuis  130^;  quant  aux  autres  seigneuries,  c'est  un  peu  abusive- 
ment qu'on  en  fait  Nogaret  titulaire  avant  1309.  Nous  le  verrons 
cependant  porter  le  titre  de  seigneur  de  Tamarlet  depuis  le  com- 
mencement de  1305.  Nogaret  ne  chercha  jamais  à  dissimuler  l'im- 
portance de  ces  récompenses,  que  ses  adversaires  ultraniontains  lui 
reprochaient  amèrement. 

L'habile  chevalier  ès-lois  connaissait  trop  bien  son  siècle  pour  ne 
pas  sentir  que  tant  de  faveurs  étaient  inutiles,  s'il  n'obtenait  une 
absolution  régulière.  La  moindre  réaction  le  perdait;  sa  mort  privait 
sa  famille  de  tout  son  bien,  puisqu'un  excommunié  ne  pouvait  tester 
ni  même  avoir  d'héritiers.  Profitant  de  la  vacance  du  saint-siége,  il 
se  tourna  vers  l'officialité  de  Paris,  qu'il  affectait  de  regarder  comme 
son  juge  naturel.  Le  7  septembre,  veille  de  la  Nativité  de  la  Yierge, 
au  jour  anniversaire  de  l'attentat  d'Anagni,  il  fait  enregistrer  de- 
vant l'official  de  Paris  une  longue  apologie  de  sa  conduite.  Après 
avoir  protesté  que,  s'il  demande  l'absolution  à  cautèle  ou  autrement 
pour  la  sûreté  de  sa  conscience,  il  n'entend  pas  reconnaître  qu'il  est 
lié  en  réalité  par  aucun  anathème,  il  renouvelle  son  attaque  contre 
Boniface.  Ce  pape  a  été  hérétique,  idolâtre,  simoniaque,  sacrilège; 
il  est  entré  vicieusement  dans  la  papauté  ;  il  a  été  dissipateur  des 
biens  de  l'église,  usurier,  homicide,  sodomite,  fauteur  de  schismes; 
il  a  troublé  le  collège  des  cardinaux,  ruiné  la  ville  de  Rome,  les  ba- 
rons, les  grands,  suscité  des  divisions  en  Italie  et  entre  les  princes 
chrétiens;  il  a  tenté  par  divers  moyens  de  détruire  le  royaume  de 
France,  principale  colonne  de  l'église  romaine;  il  a  tiré  de  la  France 
tout  l'argent  qu'il  a  pu;  il  a  convoqué  les  prélats  pour  la  ruine  de 
la  France,  excité  les  rois  contre  la  France,  suspendu  les  universités 
de  France,  voulu  en  un  mot  détruire  l'église  gallicane,  qui  fait  une 
grande  partie  de  l'universelle.  Lorsque  les  ecclésiastiques  et  les 


QOh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

princes  ne  mettent  pas  ordre  à  la  réformation,  chacun  a  le  droit'd'y 
pourvoir.  Le  roi  de  France  a  été  prié  d'y  mettre  la  main;  lui,  No- 
garet  (en  son  ambassade  de  1300),  a  dû  avertir  Boniface  caritative 
et  canonire,  d'abord  en  secret,  puis  devant  témoins  idoines.  Bo- 
niface a  tout  méprisé.  Dès  lors,  Nogaret  aurait  pu  révéler  ce  qu'il 
savait  à  l'église  universelle;  mais  Boniface  rendait  la  discipline  im- 
possible par  son  pouvoir  tyrannique.  Nogaret  a  exposé  les  crimes^' de 
Boniface  au  roi  (parlement  du  12  mars  :Î303),  et  lui  a  demandé  qu'il 
promût  un  concile  général,  à  quoi  le  roi  et  tout  le  parlement  ont 
consenti.  Gomme  dernière  tentative  de  conciliation,  le  roi  a  envoyé 
en  Italie  Nogaret  avec  le  titre  de  nuntius,  mais  sans  succès.  En  plein 
parlement  (13  juin),  Boniface  a  été  accusé,  cité;  la  France  entière  a 
consenti  à  la  citation.  Nogaret  reçut  ordre  du  roi  de  publier  ce  qui 
avait  été  arrêté  et  de  pressar  le  concile.  Boniface  se  mit  à  la  tra- 
verse, ne  pensa  pas  à  se  justifier,  et  dut  par  conséquent  être  tenu 
pour  convaincu,  Nogaret  cependant  différa  d'user  de  la  force,  jus- 
qu'à ce  qu'il  eût  vu  le  dessein  où  était  l'antipape  de  publier  ses  ana- 
thèmes  contre  la  France.  Alors  Nogaret  avec  peu  de  troupes,  mais 
assuré  de  la  justice  de  son  entreprise,  est  entré  dans  Anagni.  Les 
parens  de  Boniface  firent  de  la  résistance;  Nogaret,  «  ne  pouvant 
accomplir  autrement  l'affaire  du  Christ,  »  fut  obligé  de  les  atta- 
quer, avec  l'assistance  de  ceux  d' Anagni.  Pierre  Gaetani  et  ses  en- 
fans  ayant  été  pris,  Nogaret  empêcha  autant  qu'il  put  la  violence; 
l'opiniâtreté  de  Boniface  fut  la  cause  de  tout  le  mal.  Nogaret  voulait 
empêcher  le  pillage  du  palais  et  du  trésor;  la  furie  du  soldat  fat 
plus  forte;  on  sauva  du  moins  la  vie  de  Boniface  et  de  ses  parens. 
Nogaret,  parlant  à  Boniface,  lui  représenta  comme  quoi  il  était  tenu 
pour  condamné  à  cause  de  ses  hérésies,  mais  qu'il  fallait  un  ju- 
gement de  l'église  avant  de  le  faire  mourir,  qu'à  cet  effet  il  lui 
donnait  une  garde.  Ceux  d'Anagni,  voyant  cette  garde  faible,  la 
chassèrent  du  palais  ainsi  que  de  la  ville,  après  en  avoir  tué  une 
partie,  et  de  la  sorte  Boniface  fut  délivré.  Alors,  en  pleine  liberté, 
sans  nulle  garde  autour  de  lui,  il  feignit  de  se  repentir,  accorda  un 
plein  pardon  à  C3UX  qui  l'avaient,  forcé,  même  à  Nogaret,  et  leur  donna 
l'absolution,  quoiqu'ils  n'en  eussent  pas  besoin,  et  qu'ils  fussent  au 
contraire  dignes  de  récompense  (1).  Nogaret  continua  jusqu'à  la  mort 
du  faux  pape  son  «  œuvre  vertueuse,  »  et  il  est  prêt  à  la  soutenir 
contre  la  mémoire  dudit  pape,  sans  rémission.  Boniface,  revenu  à 
Rome,  y  vécut  plusieurs  jours,  durant  lesquels  il  aurait  pu  se  recon- 
naître et  se  corriger;  mais,  fermant  les  oreilles  à  la  manière  de  l'as- 
pic, obstin  j  dans  ses  crimes  et  son  iniquité,  il  mourut  fou  et  blasphé- 

(1)  Imo  potius  prœmium  eis  pro  Cliristi  uegotio  quod  g(;sserant,  non   pœna  debe- 
retur. 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  605 

mant  î)ien,  si  bien  que  le  proverbe  qu'on  disait  à  son  sujet  s'ac- 
complit :  Intravit  ut  vulpcs,  7\'gnavit  ut  leo,  morietur  ut  canis. 
Boniface  mort,  Nogaret  crut  devoir  poursuivre  son  action  juri- 
dique; l'accusation  d'hérésie  en  effet  n'est  pas  éteinte  par  la 
mort;  il  eût  été  pernicieux  pour  l'église  que  la  mémoire  d'un  pape 
aussi  criminel  ne  pérît  pas  avec  l'éclat  convenable  (1),  car  d'autres 
eussent  été  par  là  entraînés  à  l'imiter,  ce  qui  est  bien  à  éviter  pour 
le  bien  du  siège  apostolique.  Prié  de  différer  et  assuré  par  le  nou- 
veau pape  d'intentions  bienveillantes,  il  revint  en  France,  conseilla 
au  roi  l'ambassade  dont  Belleperche,  Plaisian,  Mercœur  firent  par- 
tie, et,  comme  le  nouveau  pape,  prévenu  injustement,  exprima  le 
désir  de  ne  pas  le  voir,  il  eut  la  m.odération.de  s'efficer.  On  voit 
donc  que  c'est  le  pur  zèle  de  la  gloire  de  Dieu  et  de  la  foi  qui  l'a 
fait  agir,  il  n'a  violé  aucun  canon;  que  s'il  a  excédé  en  quelque 
chose,  il  est  prêt  à  en  rendre  compte  au  concile  général. 

Le  12  septembre  suivant,  Nogaret  passa  par-devant  l'official  de 
Paris  un  acte  plus  hardi  encore.  De  mauvaises  nouvelles  arrivaient 
d'Italie;  on  craignait  que  les  cardinaux  du  parti  de  Boniface  se  ren- 
dissent maîtres  du  conclave.  Nogaret,  pour  se  réserver  des  moyens 
dilatoires  contre  la  sentence  dont  le  futur  pape  pourrait  le  frapper, 
déposa  une  protestation  préalable.  Considérant  la  vie  de  feu  Boniface 
remplie  de  crimes  énormes,  voyant  que  plusieurs  ecclésiastiques, 
dont  quelques-uns  sont  assistans  du  saint-siége,  ont  approuvé  sa 
mauvaise  vie,  sa  sodomie,  ses  homicides,  sans  qu'ils  puissent  s'ex- 
cuser, comme  ils  pouvaient  le  faire  jusqu'à  un  certain  point  de  son 
vivant,  sur  la  terreur  que  leur  inspirait  sa  tyrannie  effrénée,  crai- 
gnant en  conséquence  que  ses  adhérens,  s'il  n'y  est  pourvu,  ne 
soient  aussi  pernicieux  à  l'église  qu'il  l'a  été  lui-même,  —  par  ces 
motifs,  Ncgaret  en  appelle  au  concile  et  au  pape  à  venir,  de  peur 
que  les  cr^rdinaux  fauteurs  dudit  Boniface  ne  présument  d'élire  un 
complice  de  ses  crimes,  ou  d'accepter  au  conclave  des  rapports 
avec  de  tels  excommuniés.  C'est  la  crainte  qu'il  a  de  ces  fauteurs 
d'hérésie,  dont  l'injuste  haine  ne  cesse  de  le  poursuivre,  qui  l'a 
empêché  de  se  rendre  à  la  cour  de  Borne  (pour  répondre  à  la  cita- 
tion de  Benoît  XI).  Il  ne  nomme  pas  quant  à  présent  ces  hommes 
pervers  que  leurs  déportemens  dénotent  assez;  mais  il  est  navré 
quand  il  voit  ainsi  les  fils  de  la  sainte  église  romaine  faire  jouer  à 
cette  mère  jusque-là  toujours  chaste  le  rôle  d'une  courtisane.  De 
même  qu'il  s'est  élevé  contre  Boniface,  il  s'élèvera  contre  la  séquelle 
de  Boniface,  et  cela,  parce  qu'il  a  choisi  pour  mission  de  s'opposer 
comme  un  mur  à  ceux  qui  veulent  outrager  la  susdite  mère  et  la 
violer  à  la  face  dts  nations. —  De  l'audace,  toujours  de  l'audace! 

(1)  Si  memoria  cjus  cum  debito  sonitu  non  poriret. 


606  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

telle  fut  la  devise  de  Nogaret.  C'est  en  intervertissant  sans  cesse  les 
rôles,  en  quittant  la  sellette  de  l'accusé,  dont  on  ne  se  levait  guère 
au  moyen  âge  que  pour  marcher  au  supplice,  et  en  s'asseyant  d'un 
air  arrogant  sur  le  siège  de  l'accusateur,  qu'il  sortit  riche,  triom- 
phant, anobli,  d'un  exploit  au  bout  duquel,  selon  toutes  les  vraisem- 
blances, il  devait  trouver  la  prison  perpétuelle  ou  la  mort. 

Il  ne  tarissait  pas  pour  sa  justification,  et,  pendant  le  mois  de 
septembre  130A,  il  s'écoule  à  peine  un  jour  où  l'on  n'ait  de  lui 
quelque  pièce  notariée.  Un  acte  passé  le  12  septembre  devant  l'offi- 
cial  de  Paris  représente  que  le  saint-siége  mal  informé  peut  rendre 
un  jugement  susceptible  d'être  cassé,  que  le  pape  légitime  ne  sau- 
rait persécuter  celui  qui  a  fait  la  bonne  action  de  s'opposer  à  ceux 
qui  ruinaient  l'église.  Si  quelque  antechrist  envahit  le  saint-siége, 
il  importe  de  lui  résister,  l'église  n'est  pas  offensée  d'une  telle  ré- 
sistance; si  l'ordre  ne  peut  se  remettre  sans  la  force,  il  ne  faut  pas 
pour  cela  se  désister  du  droit,  et,  si  pour  la  cause  du  droit  il  se 
commet  des  violences,  on  n'en  est  pas  responsable.  Ce  cas  est  le 
sien  :  serviteur  de  Jésus-Christ,  il  a  été  obligé  de  défendre  l'église 
de  Dieu;  Français,  il  a  dû  combattre  pour  sa  patrie  misérablement 
déchirée,  ruinée  par  un  cruel  ennemi.  Loin  d'être  sacrilège,  il  a 
sauvé  l'église.  S'il  y  a  eu  quelque  excès  commis  mal  à  propos,  il  en 
demande  pardon  en  toute  humilité.  Le  vol  du  trésor  d'Anagni  n'a 
pas  été  de  sa  faute;  il  n'a  pu  l'empêcher.  Il  n'a  pas  touché  à  Boni- 
face,  il  n'a  pas  commandé  de  le  prendre;  il  a  seulement  empêché 
que  ce  méchant  homme  ne  fit  plus  de  mal.  Cette  action  d'ailleurs, 
il  l'a  faite  non  par  haine,  mais  par  amour  de  la  justice.  Le  pape 
Benoît,  trompé  par  ses  ennemis  et  procédant  sans  l'ouïr,  a  pro- 
noncé qu'il  est  tombé  in  canonem  latœ  sententiœ,  et  l'a  cité  par-de- 
vant lui  à  Perouse  pour  ouïr  sa  sentence.  Gomme  si  Boniface  ne  l'a- 
vait pas  absous  à  Anagni  même,  dès  qu'il  fut  en  liberté!  Il  n'a  donc 
eu  garde  de  se  rendre  à  cette  invitation  de  Benoît.  Le  saint-siége 
vacant  ne  doit  pas  non  plus  trouver  étrange  qu'il  ne  comparaisse 
pas,  attendu  le  danger  des  chemins.  Un  jour  il  fera  voir  son  inno- 
cence, dans  le  concile  où  Boniface  sera  jugé;  en  attendant  il  s'a- 
dresse provisoirement  à  l'official  de  Paris,  son  ordinaire  à  cause 
de  son  domicile.  En  réalité,  il  n'a  été  excommunié  ni  par  Boniface, 
ni  par  Benoît;  il  ne  se  croit  lié  par  aucune  sentence,  puisque  lui  et 
ceux  qui  l'assistaient  à  Anagni  furent  absous  par  Boniface  devenu 
libre,  ce  qu'il  offre  de  prouver.  Il  demande  seulement  à  l'official 
qu'il  ait  à  l'absoudre  ad  cauielam  ou  autrement,  comme  bon  lui 
semblera,  étant  prêt  du  reste  à  obéir  en  tout  aux  commandemens 
du  saint-siége;  dès  à  présent  il  récuse  les  fauteurs  de  Boniface, 
qu'il  nommera  en  temps  et  lieu. 

Le  16  septembre,  nous  avons  encore  d'autres  pièces  de  Nogaret 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  607 

par-devant  rofficial  de  Paris.  Dans  l'une,  il  proteste  que  les  pour- 
suites qu'il  a  faites  et  qu'il  entend  faire  contre  la  nif'^moire  de  Boni- 
face  et  contre  ses  fauteurs  ne  viennent  d'aucune  haine  qu'il  ait  à  leur 
endroit;  qu'il  n'est  leur  ennemi  qu'en  tant  que  la  religion  l'oblige  à 
être  l'ennemi  de  leurs  péchés;  qu'il  désire  leur  amendement;  mais 
que,  s'ils  ne  viennent  à  résipiscence,  il  est  bon  qu'ils  soient  châtiés 
par  justice  pour  éviter  le  scandale.  Tout  ce  qu'il  a  fait  ou  dit,  tout 
ce  qu'il  fera  ou  dira,  il  l'a  fait,  dit,  il  le  fera,  dira,  par  pur  zèle  de 
la  gloire  de  Dieu,  du  bien  de  l'église,  de  son  droit  et  du  bien  pu- 
blic. Quatre  nouveaux  actes  furent  passés  le  même  jour  devant  l'of- 
ficial,  par  lesquels  Nogaret  donne  procuration  à  Bertrand  d'Aguasse, 
noble  homme  et  chevalier,  1°  pour  procéder  en  son  nom  par-devant 
le  saint-siége,  lui  Nogaret  n'y  pouvant  aller  en  personne  ni  répondre 
à  l'assignation  qui  lui  a  été  donnée  par  feu  le  pape  Benoît;  2°  pour 
demander  un  lieu  de  sûr  accès  où  lui  Nogaret  puisse  faire  ses  ré- 
quisitions contre  la  mémoire  de  Boniface,  ses  fauteurs  et  ses  adhé- 
rens,  ainsi  que  se  défendre  sur  les  violences  faites  audit  Boniface  et 
sur  le  vol  du  trésor  de  l'église;  3°  pour  récuser  tons  les  juges  qu'il 
croira  devoir  écarter,  et  pour  recevoir  en  son  nom  toute  sorte  d'ab- 
solution, soit  du  saint-siége,  soit  de  tout  autre  juge  compétent, 
absolution  qui  en  aucun  cas  ne  portera  préjudice  aux  poursuites 
contre  la  mémoire  de  Boniface.  Nogaret  prend  les  plus  grandes  pré- 
cautions pour  qu'on  ne  retourne  pas  contre  lui  ses  inquiètes  dé- 
marches. Sa  pleine  innocence  sera  reconnue;  mais  «  le  propre  des 
âmes  pures  est  de  craindre  la  faute  même  où  il  n'y  en  a  pas;  »  c'est 
par  suite  d'un  excès  de  délicatesse  de  conscience  qu'il  vient  lui- 
même  s'offrir  à  la  discipline  de  la  sainte  église,  quoiqu'il  n'ait  mé- 
rité d'elle  que  des  remercîmens. 

Ce  fut  enfin  vers  le  même  temps  que  Nogaret  composa  ses  AUe- 
gationes  exciisatoriic,  morceau  assez  éloquent,  bien  que  sophisti- 
que, et  plein  d'intérêt  pour  l'histoire  de  l'épisode  d'Anagni.  On  peut 
supposer  que  cette  rédaction  fut  destinée  à  être  portée  au  saint- 
siége  par  Bertrand  d'Aguasse.  Après  avoir  de  nouveau  exposé  ses 
efforts  pour  convertir  Boniface,  l'auteur  raconte  comment  le  roi, 
témoin  de  son  zèle,  l'envoya  en  Italie  pour  traiter  avec  les  amis  de 
l'église.  «  Alors  je  me  rendis  dans  ces  parages,  et  je  travaillai  fidè- 
lement à  l'affaire  qui  m'était  confiée;  mais  Boniface  ne  voulut  rien 
entendre.  L'assemblée  (du  15  juin)  et  toute  l'église  de  France 
adhéra  à  mon  appel,  comme  il  est  constaté  par  des  documens  légi- 
times. J'avais  pour  mission  de  publier  en  Italie  la  procédure  ou- 
verte par  le  roi  et  de  provoquer  la  réunion  du  concile,  ce  que 
je  ne  pus  exécuter  alors  à  cause  du  péril  de  mort  où  me  mirent 
les  embûches  de  Boniface;  je  ne  pus  même  avoir  un  sûr  accès  au- 
près de  sa  personne,  quoique  j'eusse  fait  pour  cela  tout  ce  que 


608  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

je  pouvais,  d'accord  avec  le  roi  de  Naples  et  quelques  autres 
grands  personnages  pleins  de  zèle  pour  l'honneur  de  l'église  ro- 
maine. Le  pape  qui,  eût-il  été  innocent,  aurait  dû  se  purger  de 
tant  de  griefs,  surtout  d'hérésie,  ou  du  moins  s'amender,  qui  au- 
rait dû  aussi,  quand  même  il  n'en  eût  pas  été  requis,  offrir  la  con- 
vocation d'un  concile  général,  le  pape,  qui  avait  la  conscience  de 
ses  crimes  et  s'endurcissait  dans  ses  perversités,  refuse  le  concilç, 
ne  se  purge  pas  d'hérésie,  et  s'échappe  comme  un  vrai  fou  en  in- 
jures, en  calomnies,  en  blasphèmes.  Boniface  se  constitua  ainsi  à 
l'état  d'incorrigible  sans  excuse,  de  contumace  manifeste,  et,  vu  la 
législation  particulière  du  cas  d'hérésie,  à  l'état  d'hérétique,  et, 
pour  tous  les  autres  crimes,  à  l'état  de  convict  et  confès.  Son  des- 
sein arrêté  était  de  détruire  la  France;  il  en  avait  commencé  l'exé- 
cution par  ses  bulles  du  15  août  1303,  et  il  se  proposait  de  l'ache- 
ver le  8  septembre,  jour  de  la  Nativité.  Il  n'y  avait  pas  un  seul 
cardinal  qui  osât  lui  résister  à  cause  de  la  terreur  qu'il  inspirait. 
Sc:lon  l'ordre  ordinaire  de  la  discipline  ecclésiastique,  c'eût  été  aux 
princes  séculiers  de  défendre  contre  lui  l'église  de  Dieu.  Nul  ne 
l'osait,  quoiqu'on  les  en  eût  requis.  Le  cas  était  pressant,  le  pape 
voulait  tout  ruiner,  Français,  Romains,  Toscans,  gens  de  la  cam- 
pagne de  Rome.  II  avait  chassé  de  l'église  les  cardinaux  Colonnes, 
personnes  éminentes,  brillant  comme  des  flambeaux  dans  l'église 
de  Dieu,  parce  qu'ils  réclamaient  la  convocation  d'un  concile. 

((  Considérant  tout  cela,  ajoute  Nogaret,  me  rappelant  les  exem- 
ples des  pères,  sans  me  dissimuler  ce  que  ma  tentative  avait  de 
désespéré,  je  pris  le  parti,  au  péril  de  ma  vie,  de  m'opposer  comme 
un  mur  plutôt  que  de  tolérer  de  si  grands  outrages  infligés  à  Christ. 
Requis  clone  plusieurs  fois  et  légitimement  de  me  lever  bien  vite 
au  secours  de  l'épouse  du  Christ,  je  m'armai  de  l'épée  et  du  bou- 
clier, non  avec  des  étrangers,  mais  avec  des  fidèles  et  des  vassaux 
de  l'église  romaine,  pour  venir  au  secouis  da  celte  église,  résister 
ouvertement  à  Boniface  et  prévenir  les  scandales  qu'il  s'était  pro- 
posés. Ayant  appelé  les  nobles  et  les  barons  de  la  campagne  de 
Rome,  qui  m'avaient  choisi  pour  capitaine  et  pour  chef,  en  vue  de 
la  défense  de  ladite  église,  j'entrai  dans  Anagni  la  veille  de  la  Na- 
tivité de  la  sainte  Vierge,  avec  la  force  armée  desdits  nobles.  Je 
demandai  aux  Anagniotes,  à  leur  capitaine,  à  leur  podestat,  de  me 
fournir  aide  pour  l'intérêt  de  Christ  et  de  l'église  leur  mère.  A  ces 
mots,  les  citoyens  d'Anagni,  auxquels  appnrtient  le  gouvernement 
et  la  juridiction  de  leur  propre  ville,  se  joignirent  à  rentreprise. 
Leur  capitaine  et  les  plus  notables,  portant  toujours  avec  eux  os- 
tensiblement l'étendard  de  l'église  romaine,  m'assistèrent  person- 
nellement pour  accomplir  l'œuvre  de  Christ.  Nous  voulions  aborder 
pacifiquement  Boniface  et  lui  exposer  la  cause  de  notre  venue;  mais 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  609 

cela  fut  impossible  à  cause  de  son  entêtement  et  de  la  résistance  des 
siens.  Nous  fûmes  donc  obligés  de  procéder  par  agression  guerrière, 
ne  pouvant  faire  autrement.  Entré  dans  la  maison  dudit  Bonifiée, 
je  lui  notifiai  avec  soin  toute  la  procédure,  en  présence  desdits  no- 
bles, lui  montrai  qu'il  était  contumace,  et  lui  expliquai  que  j'étais 
venu  pour  l'empêcher  d'accomplir  toutes  les  méchancetés  qu'il  avait 
préparées.  Et  comme  il  ne  voulait  pas  venir  de  bon  gré  au  juge- 
ment, je  voulais  le  sauver  de  la  çiort  pour  le  présenter  à  la  barre 
du  concile  gé  léral.  Pas  mal  de  gens  avaient  soif  de  son  s^ang;  mais 
moi,  je  le  défendis,  lui  et  les  siens...  Au  milieu  de  ce  tumulte,  si, 
comme  oÈ  dit,  il  se  fit  des  vols  considérables  dans  le  trésor  et  les 
meubles  dudit  Boniface,  ce  fut  malgré  mes  ordres,  et  bien  que  je 
misse  tout  le  soin  possible  à  faire  bonne  garde;  mais  je  ne  pouvais 
pourvoir  à  tout,  car  je  n'avais  avec  moi  que  deux  jeunes  gens  de 
mon  pays;  tous  les  autres,  à  l'exception  d'un  petit  nombre,  m'é- 
taient inconnus.  Voilà  pourquoi  je  ne  pus  veiller  comme  je  l'aurais 
voulu  sur  le  trésor;  au  moins  tout  ce  qui  en  fut  sauvé  le  fut  par 
moi.  Je  ne  touchai  point  à  la  personne  du  pape,  et  je  ne  souffris  pas 
qu'on  y  touchât;  je  maintins  autour  de  lui  une  escorte  décente; 
pour  écarter  de  lui  tout  péril  de  mort,  je  ne  permis  pas  à  d'autres 
qu'à  ses  serviteurs  de  lui  servir  k  manger  et  à  boire.  » 

Tel  est  le  tour  que  Nogaret  était  arrivé  à  donner  à  sa  scanda- 
leuse entreprise.  Abordant  ensuite  l'affaire  du  pape  Célestin,  il 
montre  comment  Boniface  avait  trompé  le  saint  ermite.  Loin  d'être 
un  pasteur,  Boniface  a  été  un  vrai  larron.  Par  de  nombreux  textes 
de  l'Écriture,  par  des  exemples  tirés  de  l'histoire  sainte,  Nogaret 
étabht  qu'on  peut  et  doit  châtier  les  prélats  qui  se  conduisent  mal. 
Boniface  ne  lui  avait  fait  aucune  injure  personnelle;  c'est  Dieu  seul 
qui  l'a  excité  contre  ce  mauvais  pape.  Il  a  eu  recours,  pour  exé- 
cuter sa  mission,  au  pouvoir  légitime,  au  capitaine  et  au  peuple 
d'Ânagni,  aux  barons  de  la  campagne  de  Rome;  il  termine  en  se 
plaignant  de  la  procédure  du  pape  Benoît,  surtout  en  ce  qui  con- 
cerne le  vol  du  trésor.  Après  tout,  le  vrai  coupable  a  été  celui  qui 
avait  accumulé  ce  trésor  par  tant  de  mauvais  moyens.  Le  pape  Be- 
noît d'ailleurs  avait  été  mal  élu,  et  sa  bulle  Flagitiosum  scelus 
est  pleine  d'injustices  par  erreur  involontaire.  Que  le  saint-siége 
fournisse  les  facilités  nécessaires  pour  la  suite  du  procès;  il  démon- 
trera, lui,  Nogaret,  les  crimes  énormes  de  Boniface  et  sa  propre 
innocence.  Et  comme  pour  le  moment  il  ne  peut  se  rendre  auprès 
du  saint-siége,  à  cause  des  haines  accumulées  contre  lui,  il  de- 
mande, bien  qu'il  ne  soit  sous  le  coup  d'aucune  peine  canonique, 
l'absolution  ad  cauielam,  soit  du  saint-siége,  soit  de  l'ordinaire, 
afin  qu'il  puisse  poursuivre  son  action  contre  Boniface,  qu'il  cesse 

TOME   XCYIII.   —   1872.  3'J 


619  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'être  un  scandale  pour  les  gens  simples,  et  que  sa  considération 
ne  soit  pas  atteinte. 

Toutes  ces  démarches  restèrent  sans  résultat;  néanmoins  la  vic- 
toire du  roi  et  de  Nogaret  se  consolidait.  La  papauté  s'affaiblis- 
sait de  jour  en  jour.  Les  rangs  des  défenseurs  de  Boniface  s'éclair- 
cissaient;  les  Colonnes,  quoiqu'ayant  reçu  de  Benoît  XI  d'amples 
satisfactions,  s'acharnaient  toujours  sur  la  mémoire  de  leur  ennemi. 
Pierre  Colonna  envoyait  vers  ce  te^mps  au  roi  une  liste  de  faits  d'hé- 
résie et  d'impiété  qu'il  mettait  sur  le  compte  de  Boniface,  et  dont  il 
se  déclarait  en  mesure  de  fournir  la  preuve. 

Nogaret  suivait  jour  par  jour  les  intrigues  qui  remplirent  les  onze 
mois  que  dura  la  vacance  du  saint-siége.  Un  acte  notarié  daté  de 
Pérouse,  ih  avril  J305,  nous  montre  une  ambassade  du  roi  de 
ïVance  composée  de  frère  Ithier  de  Nanteuil,  prieur  de  Saint-Jean 
de  Jérusalem  en  France,  de  Geoffroi  du  Plessis,  chancelier  de  l'église 
de  Tours  et  protonotaire  de  France,  et  de  Jean  Mouchet,  arrivant  à 
Pérouse.  Les  Pérousins  croient  que  ces  envoyés  du  roi  viennent 
pour  procéder  contre  la  mémoire  de  Boniface  et  pour  récuser  les 
cardinaux  créés  par  lui,  conformément  à  la  protestation  de  Nogaret 
du  12  septembre  130^,  dont  on  pouvait  avoir  eu  connaissance  en 
Italie.  Les  erivoyés  du  roi  répondent  qu'ils  ne  sont  venus  pour  au- 
cune brigue  ni  schisme,  mais  pour  l'utilité  de  l'église  universelle, 
aussi  bien  que  de  la  commune  de  Pérouse,  et  pour  presser  l'issue 
du  conclave.  On  leur  demanda  une  réponse  plus  claire;  ils  n'en 
firent  que  d'évasives.  Leur  vraie  réponse  fut  l'élection  du  5  juin,  la- 
quelle mit  la  tiare  de  Grégoire  VU,  d'Innocent  III  et  de  Boniface  VIII 
sur  la  tète  d'un  Gascon,  courtisan  habile,  sans  élévation  de  carac- 
tère, léger  de  conscience,  acquis  ^d'avance  à  une  politique  de  fai- 
blesse et  de  transactions. 

III. 

L'élection  de  Clément  V  dut  être  aussi  agréable  à  Nogaret  qu'à 
Philippe.  Aux  indulgences  empressées  de  Beuoit  XI  allaient  succé- 
der les  complaisances  avouées  de  Clément.  Le  souverain  qui  avait 
emprisonné,  presque  fait  mourir  un  pape,  après  avoir  été  ménagé 
tendrement  par  son  successeur  immédiat,  nommait  maintenant  son 
second  successeur.  \'illani  raconte  qu'un  des  articles  du  prétendu 
pacte  conclu  entre  le  roi  et  le  futur  pontife  dans  l'entrevue  de  Saint- 
Jean-d'Angéli  fut  la  condamnation  de  la  mémoire  de  Boniface.  La 
réalité  d'une  telle  entrevue  est  plus  que  douteuse;  mais  Clément 
paraît  bien,  lors  de  son  élection,  avoir  pris  à  cet  égard  des  engage- 
mens,  et  lui-même  avoua  plus  tard  que  le  roi  lui  en  avait  parlé  à 
Lyon,  lors  de  son  couronnement  (14  novembre  1305).  Toute  la  con- 


UN   MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  611 

duite  du  nouveau  pontife  jusqu'à  la  conclusion  de  l'affaire,  en  1311, 
est  celle  d'un  homme  poursuivi  par  des  promesses  antérieures,  qu'il 
met  toute  son  habileté  à  éluder.  A  force  de  ruses,  il  va  gagner  cinq 
années,  et  finalement  nous  le  verrons  écarter,  en  cédant  sur  tout  le 
reste,  un  débat  où  était  engagé  l'avenir  de  la  papauté.  Il  est  difficile 
de  croire  en  effet  que  cette  institution  eût  gardé  son  prestige,  si  l'é- 
glise elle-même  eût  proclamé  qu'un  suppôt  de  Satan  avait  pu  pen- 
dant neuf  ans  tromper  le  monde  et  passer  pour  le  dispensateur  des 
grâces  du  ciel. 

La  question  de  la  condamnation  de  la  mémoire  de  Boniface  et 
celle  de  l'absolution  de  Nogaret  n'en  faisaient  qu'une,  puisque  No- 
garet  n'avait  qu'un  seul  moyen  de  défense,  qui  était  de  soutenir 
que  les  crimes  de  Boniface  avaient  nécessité  et  légitimé  sa  conduite. 
Son  premier  soin,  après  l'élection  de  Clément,  fut  de  poursuivre  le 
double  but  qui  s'imposait  à  sa  vie  avec  une  fatalité  terrible.  Des 
démarches  directes,  qu'il  fit  auprès  de  Clément,  restèrent  sans  ré- 
ponse. Alors  il  adressa  au  roi  une  nouvelle  requête  dont  le  texte  nous 
a  été  conservé,  et  qui  répète  à  beaucoup  d'égards  les  apoîog'es  de 
l'an  130Zi.  Larron  et  non  pasteur,  parfait  hérétique,  qui  avait  réussi 
à  rester  longtemps  caché,  Boniface  était  de  plus  le  destructeur  du 
roi  légitime  de  France.  Dans  une  telle  situation,  un  retard  d'un 
jour  était  un  irréparable  dommage;  alors  Nogaret  s'est  levé,  sans 
autre  appui  que  l'autorité  légitime,  c'est-cà-dire  les  fidèles,  les  dé- 
voués sujets  de  l'église  romaine,  que  Boniface  tenait  captive.  Eût-il 
été  un  vrai  pasteur,  il  fallait  en  tout  cas  l'arrêter  conmie  fou  fu- 
rieux, puisqu'il  sévissait  contre  lui-même  et  contre  le  peuple  de 
Dieu.  «  Le  pape  Benoît,  d'heureuse  mémoire,  ignorant  mon  zèle 
et  la  justice  de  ma  cause,  trompé  qu'il  était  par  les  fauteurs  des 
erreurs  dudit  Boniface,  irrités  contre  moi  et  contre  ceux  qui  avaient 
collaboré  avec  moi  à  l'œuvre  de  Christ  (le  saint-père  les  appelait  mes 
complices),  nous  cita  indûment  (sauf  le  respect  dû  à  Sainte  Mère 
Eglise)  à  comparaître  devant  lui.  Son  décès,  qui  survint  bientôt  après, 
m'empêcha  de  me  rendre  à  sa  citation.  Je  publiai  donc  régulière- 
ment mes  défenses  devant  vous,  mon  seigneur  et  juge  temporel,  et 
devant  l'official  de  Paris,  plusieurs  empêchemens  me  rendant  im- 
possible de  me  rendre  auprès  du  siège  vacant.  Maintenant  qu'il  a 
été  pourvu  au  gouvernement  de  Sainte  Mère  Eglise  par  la  personne 
du  saint  père  Clément,  je  n'ai  cessé  de  chercher  les  moyens  d'aller 
me  défendre  devant  lui,  pour  l'honneur  de  Dieu,  de  Sainte  Mère 
Église,  et  le  salut  de  ceux  qui,  ne  se  rendant  pas  compte  de  la  jus- 
tice de  ma  cause,  sont  scandalisés  à  mon  sujet  et  mis  en  danger 
de  perdre  leur  âme,  prêt,  si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  j'étais  trouvé 
coupable  en  quelque  chose,  à  recevoir  une  pénitence  salutaire  et 
à  obéir  humblement  aux  'mandemens  de  Sainte  Église.  Le  souve^ 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rain  pontife,  faute  d'être  bien  renseigné,  a  détourné  sa  face  de  moi, 
si  bien  que  ma  cause,  je  dis  mal,  la  cause  de  Christ  et  de  la  foi, 
est  restée  délaissée.  Je  suis  déchiré  par  la  gueule  des  fauteurs  de 
l'erreur  bonifacienne,  à  la  grande  honte  de  Dieu  et  au  grave  pé- 
ril de  l'église,  ainsi  que  je  suis  prêt  à  le  montrer  au  moyen  de 
preuves  irréfragables.  Comme  beaucoup  de  ces  preuves  pourraient 
périr  par  laps  de  temps,  le  roi,  qui  ne  peut  faillir  à  défendre 
un  intérêt  de  foi,  doit  y  pourvoir,  vu  surtout,  sire,  que  je  suis 
votre  fidèle  et  votre  homme-lige,  et  que  vous  êtes  tenu  de  me 
garder  la  fidélité  dans  un  si  grand  péril,  comme  je  l'ai  gardée 
à  vous  et  à  votre  royaume.  Le  roi  est  mon  juge,  mon  seigneur;  si 
je  suis  coupable,  il  doit  faire  que  je  sois  puni  légalement,  si  je 
suis  innocent,  il  doit  faire  que  je  sois  absous.  Son  devoir  est  de  dé- 
fendre ses  sujets  .et  s^s  fidèles,  quand  ils  sont  opprimés  comme  je 
le  suis.  »  11  termine  en  priant  le  roi  de  lui  procurer  une  audience 
du  pape.  Cette  affaire  n'eut  pour  le  moment  aucune  suite.  La  poli- 
tique de  Clément  consistait  à  savoir  attendre.  11  voyait  que,  s'il 
faisait  continuer  l'action  intentée  par  Benoît  contre  les  auteurs  du 
sacrilège  d'Anagni,  il  relevait  du  même  coup  l'horrible  scandale  du 
procès  de  Boniface.  Il  n'ignorait  pas  le  cloaque  infect  de  crimes 
sans  nom  où  les  accusés  étaient  décidés,  si  on  les  poussait  à  bout, 
à  traîner  le  cadavre  du  pontife  décédé. 

Nogaret,  non  absous,  mais  non  condamné,  continua  de  compter 
parmi  les  membres  les  plus  actifs  e'  l:s  plus  induens  du  conseil  de 
la  couronne.  Nous  le  voyons  mêlé  aux  plus  grandes  affaires  et  ac- 
compagnant sans  cesse  le  roi.  En  1305,  il  prend  possession  de  la 
ville  de  Figeac  au  nom  du  roi.  Dans  l'acte  du  pariage  du  cha- 
pitre de  Saint-Yrieix  avec  le  roi  de  l'an  1307,  Nogaret  stipule 
également  pour  le  roi.  Le  registre  des  Olim  nous  le  montre  quatre 
fois  en  130(5  faisant  l'enquête  ou  le  rapport  en  des  procès  difficiles 
et  participant  à  la  réforme  d'excès  graves.  On  voit  clairement  qu'à 
cette  date  il  n'avait  pas  la  garde  da  sceau,  et  qu'il  ne  l'avait  pas  eue 
auparavant.  Durant  l'été  de  1306,  il  remplit  un  triste  mandat.  Le 
21  juin  de  cette  année,  le  roi  donne  commission  secrète  à  Nogaret, 
au  sénéchal  de  Toulouse  et  à  Jean  de  Saint-Just,  chantre  de  l'église 
d'Albi,  touchant  quelques  affaires  qu'il  leur  avait  expliquées  orale- 
ment, avec  ordre  aux  prélats,  barons,  etc.,  de  leur  obéir.  Cette  com- 
mission regardait  les  juifs,  qui  furent  tous  arrêtés  dans  le  royaume 
le  22  juillet  suivant;  le  secret  fut  si  bien  gaidé  qu'il  n'en  échappa 
aucun.  Tous  furent  chassés,  et  leurs  biens  confisqués  au  profit  du 
r  ji.  Nogaret  et  Jean  de  Saint-Just  ayant  été  appelés  à  la  cour  pour 
le  service  du  roi,  substituèrent  en  leur  place,  dans  la  sénéchaussée 
de  Toulouse,  le  23  novembre  1306,  trois  bourgeois  de  Toulouse.  On 
voit  ici  une  application  des  pratiques  judiciaires  occultes  et  terribles 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  613 

dont  le  procès  des  templiers  va  nous  présenter  un  exemple  plus  cé- 
lèbre, et  dont  la  spoliation  des  banquiers  lombards  en  1291  avait 
offert  un  premier  essai  non  moins  odieux.  On  remarquera  que, 
dans  les  trois  cas,  ce  furent  des  motifs  canoniques  qu'on  mit  en 
avant  pour  justifi  'r  des  vols  évidens. 

Une  affaire  encore  plus  importante  vint  bientôt  servir  la  fortune  de 
Nogaret  et  l'élever  à  la  plus  haute  dignité  à  laquelle  il  pût  aspirer. 
Depuis  plusieurs  années,  le  roi  et  ses  conseillers  intimes,  dans  les 
vastes  plans  qu'ils  faisaient  et  défaisaient  sans  cesse,  plaçaient  en 
première  ligne  la  suppression  de  l'ordre  du  Temple.  Nous  avons  vu 
les  fils  les  plus  cachés  de  cette  affaire  presque  à  nu  dans  l'analyse 
que  nous  avons  donnée  des  écrits  de  Pierre  Du  Bols.  Faire  du  roi 
de  France  le  chef  de  la  chrétienté;  sous  prétexte  de  croisade,  lui 
mettre  entre  les  mains  les  possessions  temporelles  de  la  papauté, 
une  partie  des  revenus  ecclésiastiques  et  surtout  les  biens  des  ordres 
voués  à  la  guerre  sainte,  voilà  le  projet  hautement  avoué  de  la  pe- 
tite école  secrète  dont  Du  Bois  était  l'utopiste  et  dont  Nogaret  fut 
l'homme  d'action.  Le  légiste  qui  avait,  au  profit  du  roi,  spolié  les 
juifs,  abattu  Boniface,  étiit  naturellement  désigné  pour  cette  nou- 
velle exécution;  aussi  dom  Vaissète  regarde-t-il  Nogaret  comme  le 
véritable  promoteur  de  cette  affaire.  Une  note  d'un  des  registres  du 
trésor  des  chartes  nous  apprend  que  l'élévation  de  Nogaret  à  la  di- 
gnité de  garde  du  sceau  royal  eut  lieu  le  22  septembre  1307,  «  quand 
il  fut  question  de  l'arrestation  des  templiers.  »  Nogaret  était  bien 
l'instrument  qu'il  fallait  clans  une  affaire  qui  demandait  peu  de  scru- 
pule, une  imperturbable  impudence  et  une  longue  pratique  des  sub- 
tilités de  la  chicane.  Le  roi  étant  à  l'abbaye  de  Maubuisson,  le  IZi  sep- 
tembre 1307,  y  avait  fait  expédier  les  lettres  pour  l'arrestation  des 
templiers;  d'autres  lettres  datées  de  Maubuisson,  le  20  septembre, 
ordonnaient  l'intiirrogatoire  des  mêmes  templiers.  La  nomination 
de  Nogaret  à  la  place  de  garde  du  sceau  coïncida  donc  avec  la  réso- 
lution prise  en  conseil  d'arrêter  à  la  fois  tous  les  membres  de  l'ordre. 
Cette  arrestation  simultanée,  semblable  à  celle  qui  fut  pratiquée  en 
1291  sur  les  banquiers  lombards,  en  1306  sur  les  juifs,  paraît  une 
invention  de  l'esprit  hardi,  sombre  et  cruel  de  Nogaret.  En  tout 
cas,  ce  fut  lui  qui,  comme  garde  du  sceau  royal,  présida  à  cette 
œuvre  ténébreuse,  où,  po'ir  atteindre  un  but  légitime  à  quelques 
égards,  on  entassa  les  calomnies,  on  éleva  un  échafaudage  d'im- 
postures, on  employa  le  plus  alfreux  appareil  de  tortures  qu'on  eût 
jamais  vu.  L'histoire  doit  plutôt  de  la  pitié  que  de  l'intérêt  à  un 
ordre  qui  au  fond  avait  des  reproches  graves  h  se  faire;  mais  elle  ne 
peut  que  flétrir  la  conduite  du  magistrat  inique  qui  encouragea  les 
faux  témoignages,  égara  systématiquement  l'opinion,  la  remplit  de 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

folles  colères  et  ruina  toute  idée  de  moralité  publique  en  employant 
contre  des  innocens  des  tortures  abominables  et  obscènes,  en  rem- 
plissant l'imagination  du  temps  des  honteuses  chimères  sorties  des 
rêves  de  ses  suppôts.  L'abolition  de  l'ordre  ôa  Temple  était  une  idée 
raisonnable,  puisqu'une  telle  institution  était  devenue  sans  objet 
depuis  la  perte  de  la  terre-sainte,  et  que  les  abus  y  étaient  très 
nombreux;  toutefois  les  moyens  qu'on  employa  pour  arriver  à  la  fm 
qu'on  se  proposait  furent  détestables,  et  Nogaret  doit  porter  devant 
l'histoire  une  grande  partie  du  poids  de  ce  mystère  d'iniquité. 

D'un  bout  à  l'autre  de  cette  horrible  alfaire,  on  retrouve  non  dis- 
simulée la  main  de  Nogaret,  et  aussi  celle  de  son  inséparable  Guil- 
laume de  Plaislan.  C'est  Nogaret,  avecRaynald  ou  Réginald  de  Roye, 
qui  reçoit  la  mission  d'arrêter  les  templiers  de  Fiance.  C'est  lui  qui 
fait  amener  les  prisonniers  à  Corbeil,  où  on  les  tient  au  secret,  sous 
la  garde  et  la  surveillance  du  dominicain  frère  Imbert.  C'est  lui,  avec 
frère  Imbert,  qui  se  porte  grand  accusateur  des  prétendus  crimes 
de  l'ordre  et  soutient  que  ces  crimes  sont  commandés  par  la  règle 
même  de  l'ordre.  C'est  Nogaret  qui,  le  13  octobre  1307,  arrête  les 
templiers  de  la  maison  centrale  de  Paris,  avec  leur  grand-maître 
Jacques  Molai.  C'est  lui  enfin  qui  le  lendemain,  dans  l'assemblée  des 
maîtres  de  l'Université  et  des  chanoines  de  la  cathédrale,  qui  eut 
lieu  au  chapitre  de  Notre-Dame,  fit  le  rapport  de  l'affaire,  assisté 
du  prévôt  de  Paris,  et  releva  les  cinq  cas  les  plus  énormes  dont  on 
voulait  faire  la  base  du  procès,  le  reniement  du  Christ,  l'obligation 
de  cracher  sur  le  crucifix  et  de  le  fouler  aux  pieds,  l'adoration  d'une 
tête,  les  baisers  obscènes,  la  mutilation  des  paroles  de  la  consécra- 
tion, la  sodomie.  Le  dimanche  suivant,  il  y  eut  dans  le  jardin  du 
roi  un  nouveau  sermon  où  les  officiers  du  roi  (et  sans  doute  Noga- 
ret) prirent  la  parole  pour  expliquer  au  peuple  et  au  clergé  de 
toutes  les  paroisses  de  Paris  les  crimes  qu'on  avait  découverts. 
L'absurdité  qu'il  y  avait  à  présenter  de  tels  crimes  comme  des  points 
du  règlement  d'un  ordre  religieux  était  bien  grande;  mais  Nogaret 
savait  que  l'audace  d'affirmation  chez  le  magistrat  trouve  presque 
toujours  la  foule  crédule  et  prête  à  s'incliner.  Il  fallait  en  tout  cas 
que  la  morale  publique  fût  arrivée  à  un  bien  profond  degré  d'abais- 
sement pour  qu'après  l'arrestation  des  religieux  le  roi  ait  osé  se 
saisir  du  Temple,  y  aller  loger,  y  mettre  son  trésor  et  les  chartes 
de  France.  On  sent  en  tout  cela  l'inspiration  de  l'inexorable  légiste 
qui  rappelle  par  momens  les  blêmes  et  atroces  figures  de  Billaud- 
Yarenne,  de  Fouquier-Tinville,  et  qui,  de  même  que  ce  dernier  di- 
sait :  «  j'ai  été  la  hache  de  la  convention,  »  aurait  pu  dire  :  «  j'ai 
été  la  hache  du  roi.  » 

Aux  momens  les  plus  tragiques  de  ce  drame  épouvantable,  en 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    EEL.  615 

particulier  quand  on  met  à  la  torture  la  conscience  du  simple  et  mal- 
heureux Molai,  qui,  n'ayant  fait  ni  droit  ni  théologie,  ne  pouvait 
que  se  laisser  prendre  en  ces  interrogatoires  captieux,  c'est  encore 
Nogaret  qu'on  rencontre  jouant  le  rôle  odieux  d'accusateur  perfide. 
Nul  doute  que  plusieurs  des  fraudes  et  des  déloyautés  par  lesquelles 
on  arracha  les  aveux  des  frères  n'aient  été  son  ouvrage.  En  vain  ces 
malheureux  requièrent-ils  l'éloignement  des  laïques  qui,  comme 
Nogaret,  Plaisian,  assistent  illégalement  aux  débats  pour  intimider 
et  gagner  les  témoins.  Le  for  ecclésiastique  n'avait  plus  de  bar- 
rières, le  procureur  .laïque  y  avait  fait  une  pleine  invasion.  Le  28  no- 
vembre, Nogaret  soutint  à  Molai  qu'on  lit  dans  les  Chroniques  de 
Saint-Denis  que  le  grand-maître  et  les  chevaliers  du  Temple  avaient 
fait  hommage  à  Saladin,  et  que  ledit  Saladin,  entendant  parler  des 
malheurs  des  templiers,  avait  émis  cette  pensée  que  la  cause  de 
pareils  malheurs  était  leur  sodomie  et  leurs  prévarications  contre 
leur  loi  religieuse.  Le  pauvre  Molai,  stupéfait,  répondit  qu'il  n'avait 
jamais  rien  entendu  de  semblable  ;  il  finit  en  demandant  aux  com- 
missaiie  et  au  «  chancelier  royal  »  qu'on  lid  permît  d'entendre  la 
messe.  Nogaret  surveillait  tout,  faisait  amener  et  reconduire  les 
prisonniers.  En  général  du  reste,  ce  furent  les  mêmes  personnes  qui 
conduisirent  le  procès  contre  Boniface  et  le  procès  contre  les  tem- 
pliers. Sans  admettre  avec  le  père  Tosti  qu'une  des  causes  de  la 
ruine  de  l'ordre  fut  son  attachement  à  la  papauté,  on  doit  recon- 
naître que  les  deux  causes  furent  très  étroitement  liées,  conduites 
exactement  par  les  mêmes  principes,  dominées  par  les  mêmes  in- 
fluences et  les  mêmes  intérêts.  Les  accusations  dressées  contre  l'ordre 
et  celles  qui  bientôt  vont  être  produites  dans  le  procès  d'Avignon 
contre  Boniface  paraissent  avoir  été  conçues  par  la  môme  imagina- 
tion et  écrites  de  la  même  main. 

Le  roi  convoqua  les  états-généraux  à  Tours  pour  le  mois  de  mai 
1308,  afin  de  se  donner  l'apparence  d'être  forcé  par  la  nation  à  ce 
qu'il  avait  résolu  de  faire  contre  l'ordre  du  Tempb.  Nogaret  joua  là 
encore  un  rôle  capital;  il  s'était  fait  donner  les  procurations  de  huit 
des  principaux  seigneurs  du  Languedoc,  Aymar  de  Poitiers,  comte 
de  Yalentinois,  Odilon  de  Guarin,  seigneur  de  Tournel,  Guérin  de 
Châteauneuf,  seigneur  d'Apchier,  Bermond,  seigneur  d'Uzès  et 
d'Aymargues,  Bernard  Pelet,  seigneur  d'Alais  et  de  Galmont,  Amauri, 
vicomte  de  Narbonne,  Bernard  Jourdain,  seigneur  de  l'Ile-Jourdain, 
et  Louis  de  Poitiers,  évêque  de  Viviers.  C'est  en  amenant  ainsi  les 
pouvoirs  des  seignsurs  et  des  villes  à  se  concentrer  en  des  mains 
toutes  dévouées  à  la  couronne  que  le  roi  sut  arriver  à  ses  fins,  qui 
étaient  d'émanciper  l'état  de  l'église;  mais  c'est  aussi  par  ces  dé- 
légations que  l'on  corrompit  l'institution  naissante  des  états-géné- 
raux, et  qu'on  en  fit  un  instrument  de  despotisme.  Les  seigneurs  ai- 


616  REVUE    DES    DEUX    BIONDES. 

maient  mieux  donner  de  telles  procurations  que  de  faire  des  voyages 
coûteux  et  d'entrer  dans  des  rapports  difficiles  avec  un  pouvoir 
soupçonneux,  tyrannique,  tracassier.  Il  est  honteux  en  particulier  de 
voir  un  évèque  se  faire  remplacer  par  un  homme-lige  du  roi  dans 
une  cause  aussi  intéressante  pour  un  homme  d'église.  La  lettre  de 
Louis,  évêque  de  Viviers,  à  l'excommunié  Nogaret,  porte  cette 
adresse  :  Viro  nobili  et  potcnti,  amicoque  suo  carissimo ,  domino 
Guillelmo  de  iSogaretn^  militi  doniini  nostri  Fraricorum  régis,  do- 
mi)W  Cahisionis  et  Tamarleti ,  cancellariocjue  dicti  doniini  régis. 
Rien  ne  prouve  mieux  la  terreur  qu'inspirait  le  sombre  Nogaret  que 
de  voir  cet  empressement  à  lui  déléguer  un  pouvoir  dont  l'exercice 
libre  n'était  pas  sans  péril. 

A  la  conférence  que  le  roi  eut  à  Poitiers  avec  le  pape  vers  la  Pen- 
tecôte de  1308,  les  négociations  sur  l'affaire  des  templiers  se  firent 
par  le  ministère  de  Plaisian.  INogaret  était  à  Poitiers;  mais  Clément 
refusa  probablement  de  se  mettre  en  rapport  avec  lui,  afin  d'en- 
lever au  subtil  L'giste  le  droit  de  se  prévaloir  d'un  principe  admis 
par  quelques  casiiistes  larges,  selon  lequel  la  circonstance  de  s'être 
trouvé  en  rapport  dii'ect  avec  le  pape  levait  toutes  les  excommu- 
nications. 

Dans  l'enquête  qui  eut  lieu  contre  les  templiers  de  novembre  1309 
à  juin  1311,  INogaret  figura  sans  cesse  comme  chancelier  du  roi.  Il 
est  probable  que  les  formulaires  sur  lesquels  se  firent  les  interro- 
gatoires furent  rédigés  par  lui.  Son  avoué  ordinaire,  Bertrand  d'Â- 
guasse,  intervient  aux  momens  difficiles  et  semble  jouer  le  rôle  d'âme 
damnée.  Quand  il  faut  imposer  silence  aux  justes  réclamations  des 
accusés,  Nogaret,  rétorquant  contre  les  religieux  les  maximes  cruelles 
de  l'inquisition,  les  prie  d'observer  «  qu'il  fallait  qu'ils  sussent  qu'en 
fait  d'hérésie  et  de  foi  l'on  y  procédait  simplement  et  sans  minis- 
tère de  conseil  ni  d'avocat.  «  Y  avait-il  chez  le  petit-fils  du  patarin 
une  sanglante  ironie  à  tourner  ainsi  contre  le  pape  et  les  hommes 
les  plus  dévoués  au  pape  les  atroces  règles  juridiques  inventées 
contre  les  malheureux  suspects  d'hétérodoxie?  Gela  peut  être;  en 
tout  cas,  il  est  triste  qu'un  des  fondateurs  de  la  justice  française,  un 
des  organisateurs  de  notre  magistrature  ait  pu  faire  preuve  d'un 
tel  mépris  de  la  justice  et  du  droit  des  accusés. 

Nous  ne  mettons  pas  en  question  la  foi  chrétienne  de  Nogaret,  ni 
même,  dans  une  certaine  mesure,  son  zèle  pour  la  croisade.  Chez 
Du  Bois,  esprit  léger,  malin,  souvent  peu  sérieux,  ce  zèle  peut  être 
révoqué  en  doute.  L'esprit  plus  ferme  de  Nogaret  ne  permet  guère 
de  croire  à  tant  d'arrière-pensées.  Nous  en  avons  pour  garant  un 
petit  mémoire  contenant  un  projet  de  croisade,  dont  le  brouillon 
raturé  et  l'expédition  originale  se  trouvent  aux  Archives,  et  que 
M.  Boutaric  rapporte  à  l'an  1310.  Tandis  que  les  plans  de  croisade 


UN   MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  617 

de  Du  Bois  sont  des  prétextes  pour  exposer  les  vues  les  plus  har- 
dies, et  qu'il  a  peine  à  dissimuler  une  grande  indifférence  pour  la 
conquête  de  la  terre-sainte,  on  croit  voir  plus  de  bonne  foi  dans 
Nogaret.  Il  est  fâcheux  cependant  que  le  premier  point  de  tous  ces 
projets  soit  toujours  de  mettre  l'argent  de  l'église  entre  les  mains 
du  roi;  on  se  demande  si,  cela  fait,  quelque  chose  ei^it  suivi.  Ce  qui 
jusqu'ici  a  empêché,  selon  Nogaret,  la  réussite  de  l'œuvre  de  terre- 
sainte  a  été  l'abomination  des  tem[)liers,  et  il  en  serait  encore  de 
même  à  l'avenir,  si  on  ne  les  offrait  en  sacrifice  expiatoire  à  Dieu. 
La  première  chose  à  faire,  c'est  de  chasser  de  l'église  cette  mon- 
struosité. Que  le  roi  Philippe  ensuite  se  charge  de  la  croisade, 
que  tous  les  princes  chrétiens  y  contribuent,  et  pour  cela  fassent,  la 
paix  entre  eux.  La  royauté  et  l'église  doivent  s'interdire  le  luxe  et 
les  dépenses  qui  ruinent  les  nations  chrétiennes  et  réserver  toutes 
leurs  économies  pour  la  guerre  sainte.  Aucune  personne  ecclésia- 
stique ou  séculière  ne  pourra  raisonnablement  se  plaindre,  si,  les 
ressources  nécessaires  à  sa  vie  et  à  celle  de  ses  proches  étant  assu- 
rées, tout  le  reste  est  employé  pour  le  combat  du  Christ.  Par  là 
d'ailleurs,  tant  de  vices  et  de  crimes  dont  l'oisiveté  est  la  source  se- 
ront corrigés. 

Le  projet  de  Nogaret  se  résume  dans  les  points  suivans  :  1°  après 
la  condamnation  des  templiers,  affecter  leurs  biens  à  l'œuvre  de 
terre-sainte;  en  attendant,  estimer  ces  biens  et  en  garder  provi- 
soirement tous  les  fruits,  qu'on  remettra  au  roi  pour  ladite  œuvre; 
2°  faire  le  même  calcul  pour  les  biens  de  l'ordre  de  Saint-Jean-de- 
Jérusalem;  en  capitaliser  tous  les  fruits;  procéder  de  même  pour 
l'ordre  teutonique  et  les  autres;  mettre  leurs  biens  entre  les  mains 
du  roi;  3°  en  faire  autant  pour  toutes  les  églises  cathédrales,  ab- 
bayes,  collégiales,  etc.;  /i"  les  prieurés  et  paroisses  donneront  la 
dîme  simple  ou  double;  5"  les  revenus  des  prieurés  ruraux  où  ne 
se  fait  pas  le  service  divin  seront  affectés  tout  entiers  à  ladite  œu- 
vre; 6"  tous  les  legs  faits  à  l'œuvre  de  terre-sainte,  tant  en  France 
que  dans  les  autres  royaumes,  seront  remis  au  roi  ;  7"  à  la  même 
œuvre  appartiendront  les  revenus  des  établissemens  conventuels  où 
il  y  a  peu  de  moines  et  où  l'hospitalité  ne  se  pratique  plus,  sauf  la 
portion  congrue  pour  chaque  moine;  S"  pendant  le  temps  de  la  croi- 
sade, on  attribuera  au  roi  les  revenus  d'un  canonicat  et  d'une  pré- 
bende dans  toute  église  cathédrale  et  collégiale  du  royaume  et  de 
toutes  les  terres  de  l'église  romaine  et  des  églises  qui  lui  sont  immé- 
diatement sujettes;  9°  le  roi  jouira,  pendant  le  temps  de  la  croisade, 
d'une  année  du  revenu  de  tous  les  bénéfices  vacans  dans  les  pays 
susdits;  10°  qu'il  en  soit  de  même  dans  tous  les  autres  royaumes 
de  la  chrétienté.  Au  roi  encore  soient  attribués  les  annates,  les  biens 
acquis  ou  retenus  illicitement  qui  ne  peuvent  commodément  être 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

restitués  à  leur  vrai  maître.  Les  collectes  se  feront  par  collecteurs 
idoines,  qui  remettront  le  tout  au  roi. 

On  amènera  de  gré  ou  de  force  les  Tartares  et  les  autres  nations 
orientales,  de  même  que  les  Grecs,  à  préparer  la  croisade.  Quant  aux 
villes  telles  que  Venise,  Gênes,  Pise  et  autres  républiques,  «  il  faut 
prendre  des  moyens  efficaces  pour  qu'elles  ne  soient  pas  un  empê- 
chement à  l'entreprise,  comme  elles  le  sont  aujourd'hui  par  leur  cu- 
pidité, et  pour  qu'elles  prêtent  sans  feinte  à  l'œuvre  de  Dieu  un  con- 
cours clair  et  certain;  autrement,  il  faudrait  commencer  par  elles  (1).» 

Il  est  remarquable  que  le  pape  n'est  nommé  que  dans  le  titre  de 
ce  singulier  document;  partout  ailleurs,  il  n'est  question  que  «  du 
roi  et  de  l'église.  »  La  fiscalité  de  Philippe,  son  ambition  démesurée 
se  montrent  avec  naïveté  dans  ce  projet  de  monarchie  universelle 
fondée  sur  l'absorption  de  l'église  par  la  royauté  et  sur  l'enlève- 
ment de  la  papauté  à  l'Italie.  L'insistance  avec  laquelle  les  publi- 
cistes  de  Philippe  le  Bel  conseillent  l'établissement  de  la  paix  entre 
les  princes  chrétiens  perd  elle-même  beaucoup  de  son  mérite,  quand 
on  songe  que,  dans  leur  pensée,  la  paix  doit  toujours  se  faire  au 
profit  du  roi,  et  que  les  ministres  de  Philippe,  en  prêchant  cette  idée, 
ont  surtout  en  vue  de  faire  intervenir  le  pouvoir  ecclésiastique  pour 
réduire,  par  des  anathèmes,  les  Flamands  révoltés. 

Un  christianisme  sincère  était-il  au  fond  de  tout  cela;  ou  bien 
faut-il  y  voir  une  manœuvre  hypocrite  d'avides  financiers?  Les 
deux  explications  ont  sans  doute  à  la  fois  leur  vérité.  Hors  de  l'Italie, 
à  cette  date,  il  n'y  avait  probablement  pas  un  seul  incrédule.  Le  roi 
Philippe  IV,  personnellement,  était  un  homme  très  pieux,  un  croyant 
austère,  moins  éloigné  qu'on  le  croit  (sanf  la  bonté)  de  son  aïeul 
saint  Louis.  Il  est  une  piété  qui  ne  répugne  pas  à  faire  servir  la 
religion  a  des  intérêts  mondains  ;  ce  fut  Là  un  des  traits  caractéris- 
tiques des  Capétiens  de  la  deuxième  moitié  du  xiii^  siècle,  princes 
qui  ont  beaucoup  d'analogie  avec  Philippe  II  d'Espagne.  La  poli- 
tique de  Philippe  le  Bel  et  de  ses  miuistres  peut  être  définie  une 
vaste  tentative  pour  exploiter  l'église  au  profit  de  la  royauté,  et 
pourtant  Philippe  et  ses  ministres  purent  très  réellement  s'imaginer 
être  chrétijens. 

Nous  avons  vu  que  Nogaret  fut  chargé  de  la  garde  du  sceau  royal 
le  22  septembre  1307.  On  s'est  appuyé,  pour  prétendre  que  INo- 
garet  fut  chancelier  dès  1302  et  1303,  sur  un  rôle  des  membres  du 
parlement,  dans  lequel  figure  en  tête  des  onze  clercs  «  messire 
Guillaume  de  Nogaret,  qui  porte  le  grand  scel.  »  Dom  Vaissète 
montre  très  bien  que  le  rôle  en  question  ne  peut  être  antérieur  à  la 
Trinité  de  l'an  1306,  et  que  même  il  est  postérieur  au  22  septembre 

(1)  Quin  potius  videretur  incipiendum  ab  eis. 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  619 

1307.  Nous  avons  déjà  remarqué  que,  dans  la  grande  affaire  de 
1303,  Nogaret  n'est  pas  une  seule  fois  appelé  «  chancelier;  »  dans 
toutes  les  commissions  que  le  roi  lui  donne  avant  septembre  1307, 
il  est  simplement  qualifié  «  chevalier.  »  Seulement ,  faute  d'avoir 
fait  la  distinction  entre  le  titre  officiel  de  chancelier  et  la  simple 
garde  du  grand  sceau,  dom  Vaissète  est  tombé  en  quelques  erreurs. 
Il  importe  de  remarquer  en  effet  que  la  fonction  dont  fut  revêtu 
Nogaret  n'était  pas  précisément  celle  de  chancelier.  Le  chancelier 
proprement  dit  était  un  haut  personnage  ayq.nt  une  autorité  propre, 
toujours  un  ecclésiastique,  couvert  par  cela  seul  de  fortes  immu- 
nités. Philippe  le  Bel,  comme  la  plupart  des  souverains  absolus, 
n'aimait  pas  que  S3s  ministres  fussent  indépendans  de  lui,  ni  trop 
à  l'abri  de  ses  caprices.  La  place  de  chancelier  fut  ainsi  toujours 
vacante  sous  son  règne;  le  chancelier  était  remplacé  par  un  simple 
gardien  du  sceau,  sigilUfer  ou  cuslos  sigilUy  ou  vice-cmicellarius . 
Plusieurs  actes  donnent  en  effet  à  Nogaret  ce  titre  de  vice-cancel- 
larius.  La  distinction  n'était  pas  toujours  observée,  et  c'est  pour 
cela  que  nous  trouvons  Nogaret  et  ceux  qui  comme  lui  tinrent  le 
sceau  sans  être  chanceliers  sous  le  règne  de  Philippe  le  Bel  et  de 
ses  successeurs  immédiats,  appelés  par  abus,  même  dans  des  pièces 
officielles,  régis  Franciœ  canccllarius.  Nogaret  du  reste  nous  a  donné 
à  cet  égard,  dans  son  apologie  de  1310,  l'explication  la  plus  caté- 
gorique (1). 

Dom  Yaissète  croit  que  Nogaret  conserva  la  garde  du  sceau  jus- 
qu'à sa  mort.  On  trouve  en  effet  des  actes  où  il  figure  comme  garde 
du  sceau  en  1308,  1309,  1311,  1312.  Le  père  Anselme  suppose 
qu'il  fut  chancelier  jusqu'à  l'avant-dernier  jour  de  mars  1309,  et 
que  Gilles  Aycelin,  archevêque  de  Narbonne  et  ensuite  de  Rouen, 
eut  la  garde  du  grand  sceau  depuis  le  27  février  de  l'an  1 309  jus- 
qu'au mois  d'avril  de  l'an  1313.  Ces  deux  systèmes  semblent  se 
contredire;  dom  Yaissètc  cependant  réussit  à  les  accorder.  Nogaret 
conserva  effectivement  sa  charge  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  en  1313; 
mais  au  moment  où  il  partit  en  1310  pour  aller  à  Avignon  pour- 
suivre la  mémoire  de  Boniface  et  sa  propre  justification,  le  roi  char- 
gea Gilles  Aycelin  de  la  garde  du  sceau  pour  tout  le  temps  de  son 
absence.  Que  Nogaret  ait  conservé  le  titre  et  la  dignité  de  vice-chan- 
celier après  son  départ  de  Paris  et  son  arrivée  à  Avignon,  nous  en 
avons  la  preuve  dans  le  reproche  que  lui  adresseront  en  1310  les 

(1)  «  Nec  ego  sum  cancellarius,  écrit-il,  sed  sigillum  régis  custodio,  sicut  ei  placet, 
licet  InsufBciens  et  indignus  tamen  fidelis,  propter  quod  milii  comm-sit  illam  cusr 
todiam,  qnam  exerceo  quum  sumibi,  cum  magnis  angastiis  et  laboribus  propter 
domini  mei  honorem;  non  ergo  est  dignitatis  sed  honoris  officium  supradictum.  »  Riea 
de  plus  clair;  Nogaret  est  chargé  du  sceau,  mais  toujours  révocable,  sicut  ei  placet; 
il  n'est  custos  sigilli  que  quand  il  est  auprès  du  roi,  quum  sum  ibi. 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partisans  de  Boniface,  qu'il  était  «  domestique  »  du  roi  et  son  chan- 
celier, ainsi  que  dans  la  réponse  que  leur  fera  Nogaret  (1). 

Si  des  souvenirs  peu  honorables  restent  attachés  à  certains  actes 
de  l'administration  de  Nogaret,  de  belles  et  grandes  institutions  pa- 
raissent aussi  dater  de  lui.  M.  Boutaric  a  prouvé  que  la  première 
organisation  des  archives  de  la  couronne  lui  appartient.  Saint  Louis 
avait  placé  à  la  Sainte-Chapelle  la  collection  appelée  trésor  des 
chartes.  Philippe  le  Bel,  en  1307,  institua,  sur  la  proposition  de 
Nogaret,  la  charge  de  garde  du  trésor  des  chartes,  et  la  confia  à  Pierre 
d'Étampes,  chanoine  de  Sens,  un  de  ses  clercs,  qui  rédigea  des  in- 
ventaires dont  quelques-uns  existent  encore.  Nogaret  fit  transcrire 
sur  des  registres  spéciaux,  et  dans  un  ordre  méthodique,  les  actes 
les  plus  importans  dont  les  originaux  étaient  déposés  au  trésor  des 
chartes. 

Comme  garde  du  sceau  ou  vice-chancelier  conseiller  du  roi,  No- 
garet fut  pendant  les  années  1308  et  1309  le  principal  ministre  de 
la  royauté.  A  Poitiers,  le  29  juin  1308,  il  passe  un  acte  de  pariage 
entre  le  roi  et  Bernard  de  Saisset,  évêque  de  Pamiers,  qui  s'était 
réconcilié  avec  Philippe.  Dans  cet  acte,  l'évêque  de  Pamiers  as- 
socie le  roi,  tant  en  son  nom  qu'en  celui  de  son  église  et  de  son 
chapitre,  à  la  justice  et  aux  droits  de  tous  les  domaines  qui  dépen- 
daient de  lui,  et  qui  consistaient  dans  les  faubourgs  de  la  ville 
de  Pamiers,  le  village  des  Allemans,  etc.,  à  condition  que  le  roi 
ne  pourra  jamais  les  aliéner  de  son  domaine.  Ce  pariage  a  sub- 
sisté jusqu'à  la  révolution.  En  J  308,  il  assiste,  avec  Enguerrand  de 
Marigni,  au  contrat  fait  entre  le  roi  et  Marie  de  la  J\Iarche,  com- 
tesse de  Sancerre,  qui  prétendait  au  comté  de  la  Marche.  En  la 
même  année  (septembre),  Nogaret  traite  pour  le  roi  avec  Aymar  de 
Valence,  comte  de  Pembrocke,  pour  les  prétentions  qu'avait  ledit 
Aymar  sur  les  comtés  de  la  Marche  et  d'Angoulême.  En  1309,  le 
roi  le  commet  pour  lever  les  difficultés  qui  s'élevaient  sur  le'Û'aité 
récemment  fait  avec  l'archevêque  de  Lyon.  On  trouve  dans  les 
écrits  de  Nogaret  plus  d'une  trace  de  cette  mission.  En  1310,  le 
samedi  avant  la  fête  de  saint  Clément,  il  fait  droit,  à  Longchamps, 
à  une  réclamation  du  chapitre  de  Paris  et  de  l'abbaye  de  Saint- 
Denis.  C'est  en  1;)09  que  Nogaret  devint  définitivement  seigneur  de 
Tamarlet,  de  Manduel  et  des  autres  terres  nobles  à  lui  assignées 
dans  l'évêché  de  Nîmes.  En  1309  se  place  également  un  différend 
entre  Nogaret  et  Pierre,  abbé  de  Psalmodi,  monastère  situé  à  une 
lieue  au  nord  d'Aiguës- Mortes,  près  de  l'embouchure  de  la  Vi- 
dourle,  dans  une  île  dont  le  côté  méridional  est  baigné  par  la  Mé- 

(1)  Voir  la  note  précédente.  D'autres  diplômes  allégués  par  dom  Vaissète  ne  laissent 
aucun  doute  sur  ce  point. 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  621 

diterranée,  an  sujet  des  terres  de  Tamarlet,  de  Saint- Julien  et  de 
Jonquièies,  situées  dans  le  voisinage.  Le  jugement  arbitral  fut  pro- 
noncé le  Ih  janvier  1310,  et  décida  qu'il  serait  planté  des  bornes 
de  la  juridiciion  et  du  domaine  de  Tamarlet,  que  la  justice  haute 
et  basse  des  territoires  de  Saint-Julien  et  de  Jonquières  demeu- 
rerait au  roi,  de  qui  Nogaret  la  tiendrait  en  fief,  en  échange  de 
quoi  Nogaret  ferait  une  rente  au  monastère;  que  la  nacelle  de  la 
Yidourle  appartiendrait  aux  religieux,  avec  liberté  de  naviguer  sans 
que  le  seigneur  de  Saint- Julien  puisse  s'y  opposer.  L'abbé  renonça 
à  toute  prétention  sur  le  château  de  Massillargues  et  sur  la  juridic- 
tion de  Tamarlet.  Le  31  juillet  1310,  quelques  modifications  furent 
apportées  à  cet  arrangement  par  l'arbitre  Clément  de  Fraissin  pour 
ce  gui  concerne  la  levée  de  Tamarlet.  Il  fut  décidé  que  cette  levée 
appartiendrait  à  Nogaret  dans  toute  l'étendue  de  la  juridiction  du 
lieu,  mais  qu'il  serait  loisible  aux  religieux  de  la  faire  réparer,  afin 
que  les  eaux  ne  portassent  pas  de  préjudice  à  leurs  terres,  et  que 
Nogaret  ne  pourrait  la  détruire  ni  dégrader  sans  leur  consentement. 
Cet  arrangement  fut  confirmé  par  le  roi  au  mois  de  septembre  1310. 
On  voit  que  l'excommunication  ne  pesait  guère  à  Nogaret.  Il 
était  à  cette  époque  le  personnage  le  plus  puissant  de  France  après 
le  roi.  L'attentat  de  1303  n'était  certes  pas  oublié;  mais  pour  le 
moment  ce  n'était  pas  l'église  qui  cherchait  à  en  rappeler  le  sou- 
venir. C'était  le  roi  et  Nogaret  qui  s'obstinaient  à  ramener  l'at- 
tention sur  l'étrange  procès  qu'ils  avaient  entrepris  contre  la  mé- 
moire de  Boniface.  Le  roi  n'y  avait  plus  qu'un  médiocre  intérêt, 
puisqu'il  avait  été  complètement  relevé  par  Benoît  XI  des  ana- 
thèmes  qui  pesaient  sur  lui;  mais  Nogaret,  tout  en  protestant  qu'il 
n'était  pas  ligatus  a  canonc,  était  loin  de  se  sentir  à  l'abri  de  tout 
inconvénient.  Il  faisait  sans  cesse  solliciter  le  pape  en  sa  faveur  par 
le  roi  et  par  les  personnes  dont  il  disposait.  Ln  revin  ment  dans  la 
politique  de  la  couronne  pouvait  l'exposer  à  de  cruelles  réactions.  Il 
ne  lui  restait  qu'un  moyen  de  salut,  c'était  de  prouver  que  Boni- 
face  n'avait  pas  été  vrai  pape,  et  pour  prouver  cela  il  fallait  mon- 
trer qu'il  avait  été  hérétique.  En  soulevant  l'accusation  d'hérésie 
on  entrait  en  plein  droit  inquisitorial.  L'affaire  pouvait  être  enga- 
gée et  conduite  d'une  manière  analogue  à  celle  qui  était  suivie  à 
l'égard  des  templiers.  Pour  combattre  l'église,  on  profitait  des  hor- 
ribles duretés  de  la  procédure  qu'elle  avait  elle-même  créée.  L'église 
apprenait  à  son  tour  ce  qu'était  cette  terrible  accusation  d'hérésie 
sous  laquelle  elle  avait  fait  trembler  toute  la  société  laïque  dans  le 
midi  de  la  France  au  xiii^  siècle. 

Ernest  Renan. 

[La  troisième  partie  au  prochain  n°.) 


MA  FEMME  ET  MOI 


My  Wife  and  I,  or  Harry  Henderson's  hislory, 
by    mistress   Beechei  -  Stowe  ;    Edinburgh   and   London. 


Ma  Femme  et  moi,  tel  est  le  titre  du  nouveau  livre  de  mistress 
Beecher  Slowe,  un  livre  aussi  éloigné  des  questions  humanitaires 
et  politiques,  qui  ont  assuré  le  prodigieux  succès  de  l'Oncle  Tom, 
que  des  questions  théologiques,  qui  dans  la  Fiancée  du  ministre 
figuraient  au  premier  rang,  —  un  livre  d'une  portée  plus  sérieuse 
néanmoins  que  ce  gracieux  prologue,  la  Perle  de  Vile  d'Orr,  dont 
les  héros  étaient  de  petits  enfans;  c'est  une  étude  de  mœurs  appro- 
fondie, conduisant  parfois  à  des  conclusions  quelque  pau  hasardées, 
gâtée  souvent  par  une  argumentation  diffuse  et  l'abondance  exces- 
sive du  dialogue,  mais  curieuse  par  le  tableau  net  et  vivant  qu'elle 
nous  donne  des  différentes  sphères  de  la  société  américaine,  des 
ambitions,  des  utopies  qui  couvent  chez  ce  peuple  jeune  et  vivace. 

M"*"  Stowe  se  propose  pour  but  principal  de  déterminer  le  rôle 
de  la  femme  dans  le  monde  moderne;  selon  elle,  ce  rôle  est  plus 
important  encore  que  celui  de  l'homme,  et  dès  les  premières  lignes 
l'homme  lui-même, — car  ce  roman  est  une  autobiographi-e, — Harry 
Henderson,  l'époux,  eu  convient.  «  Ce  n'est  pas  moi  et  ma  femme; 
oh  non!.,  que  suis-je,  et  quelle  est  la  maison  de  mon  père,  pour 
que  je  passe  avant  ma  femme  en  rien?..  Cette  raison  sociale,  Ma 
Femme  et  moi,  n'est-elle  pas  la  forme  la  plus  ancienne  et  la  plus 
vénérable  de  l'association  chrétienne?  Où  en  trouveriez-vous  une 
plus  sage,  plus  forte,  plus  universellement  populaire?  »  Ma  Femme 
et  moi,  tel  que  le  comprend  M'"^  Beecher-Stowe,  est  le  symbole  de 
quelque  chose  de  mieux  que  l'union  terrestre,  le  signe  choisi  par 
l'amour  tout-puissant  pour  représenter  sa  communion  rédemptrice 
avec  l'âme  humaine:  une  fontaine  de  jeunesse  éternelle  jaillit  au 
seuil  de  chaque  maison;  chaque  homme,  chaque  femme  qui  se 
sont  aimés  dans  le  mariage  ont  eu  le  plus  beau  des  romans  et  la 


UN    ROiMAN   AMÉRICAIN.  623 

poésie  de  l'existence.  Cette  histoire  est  donc  vieille  comme  le  pre- 
mier chapitre  fie  la  Genèse  :  c'est  Adam  «  stupide  et  désolé  »  sans 
Eve,  comment  il  la  cherche,  comment  il  la  rencontre;  seulement 
Adam  s'appelle  Hany  Ilenderson,  un  Yankee  des  montagnes  du 
nouveau  Hampshire,  aujourd'hui  citoyen  de  New-York,  et  les  évé- 
n*emens  qui  le  conduisent  au  mariage  le  mettent  aux  prises  avec 
toutes  les  questions  où  les  intérêts  de  l'homme  et  de  la  femme  se 
trouvent  en  jeu,  soit  séparés,  soit  confondus. 

L'auteur  nous  fait  d'abord  assister  aux  scènes  de  l'enfance;  c'est 
certainement  la  partie  la  meilleure  du  roman,  et  nul  ne  peut  s'en 
étonner  qui  se  rappelle  le  charme  tout  particulier  des  figures  d'Éva 
Saint-Clair,  de  Mara  Pennel,  et  de  tant  d'autres  jeunes  êtres  chez 
qui  est  délicatement  observé  l'éveil  des  passions,  des  vertus,  des 
travers,  des  bonnes  et  des  mauvaises  dispositions  de  la  nature  hu- 
maine. Après  avoir  vu  s'évanouir  comme  un  nuage  du  matin  la 
femme-enfant  de  Harry  Henderson,  nous  nous  égarons  dans  des 
régions  plus  saintes  sans  doute,  mais  non  moins  bizarres  que  celles 
où  M.  Michelet  fait  fleurir  l'amour  protecteur  de  la  chasteté  du 
jeune  homme  et  flotter  l'ombre  de  la  fiancée,  mentor  invisible  et 
charmant  qui  murmure  à  l'oreille  de  son  futur  époux  :  —  Attends- 
moi! 

Cette  ombre  de  l'avenir  est  remplacée  enfin  par  la  femme  réelle, 
dont  la  conquête  aura  été  l'encouragemenl  et  l'espérance  d'une  jeu- 
nesse pure.  «  On  a  dit  souvent  combien  il  importe  d'élever  les 
femmes  pour  être  des  épouses;  est-il  donc  moins  important  d'éle- 
ver les  hommes  pour  être  des  maris?  La  licence  permise  à  la  jeu- 
nesse de  l'homme  le  prépare-t-elle  bien  à  être  le  compagnon  intime 
d'une  femme  irréprochable?  Et  pourtant  depuis  combien  de  siècles 
est-il  convenu  que  l'homme  et  la  femme  se  rencontrent  dans  le  ma- 
riage, l'une  pure  comme  le  cristal,  l'autre  déjà  souillé  par  des  fanges 
de  toute  sorte  !  Si  l'homme  est  le  chef  de  la  femme,  comme  le  Christ 
l'est  de  l'église,  ne  devrait-il  pas  être  son  égal  au  moins  en  pureté?  » 
Il  y  aurait  certes  beaucoup  à  répondre  à  ce  raisonnement  féminin; 
mais  les  prédicateurs  n'ont  pas  l'habitude  d'être  contredits  :  bor- 
nons-nous donc  à  l'analyse,  et  commençons  par  le  premier  point, 
puisqu'il  plaît  à  M"""  Stowe  de  diviser  son  roman  comme  un  ser- 
mon. De  trop  nombreuses  citations  bibliques  ajoutent  à  la  ressem- 
blance. 


L 

—  //  irest  pas  bon  pour  l'homme  d*ctre  seul,  dit  d'abord  Ilarry 
Henderson,  c'est  une  vérité  qui  s'est  imprimée  dans  mon  esprit  dès 
ma  plus  tendre  enfance;  je  n'avais  que  sept  ans  lorsque  je  choisis 


62^1  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ma  femme  avec  le  consentement  paternel.  Il  faut  dire  que  j'étais 
plus  isolé  que  tout  autre,  comptant  parmi  ces  retardataires  qui  en- 
trent dans  la  vie  quand  personne  ne  les  attend  ni  ne  les  souhaite.  Mon 
père  était  un  pauvre  pasteur  de  village  avec  six  cents  dollars  de  sa- 
laire et  neuf  enfans.  Je  fus  le  dixième  :  j'arrivai  comme  un  intrus; 
mon  prédécesseur  immédiat  avait  cinq  ans,  les  layettes  étaient  don- 
nées à  de  plus  pauvres  que  nous,  le  berceau  avait  été  consigné  au 
grenier,  et  les  commères  du  voisinage  félicitaient  déjà  maman  d'a- 
voir achevé  sa  besogne.  —  Pauvre  M""'  Henderson!  s'écrièrent-elles 
en  apprenant  ma  naissance,  encore  un  garçon!  Fi  donc!  Je  lui  sou- 
haite bien  du  plaisir!  —  Mais  ma  mère  me  serra  sur  son  cœur,  et 
me  bénit  comme  les  autres.  Tout  ce  que  Dieu  lui  envoyait  était  un 
trésor  pour  elle.  —  Qui  sait?  dit-elle  gaîment  à  mon  père,  ce  sera 
peut-être  le  plus  brillant  de  tous,  —  Dieu  le  garde  !  —  répondit  mon 
père  en  nous  embrassant,  ma  mère  et  moi;  puis  il  retourna  au  sermon 
qu'il  était  en  train  de  composer,  et  qui  conciliait  les  décrets  de  la 
Providence  avec  le  libre  arbitre.  Bien  que  ma  venue  dans  le  monde 
l'eût  interrompu,  ce  sermon  obtint  beaucoup  de  succès,  et  aucun 
de  ceux  qui  l'entendirent  n'eut  désormais  l'ombre  d'un  doute  sur 
le  sujet  qu'il  traitait. 

Un  premier  enfant  est  le  poème  de  la  famille,  sa  venue  est  comme 
le  renouvellement  de  cette  grande  scène  de  la  nativité  où  l'on  s'a- 
genouille devant  le  jeune  étranger  avec  des  présens  d'or,  d'encens 
et  de  myrrhe;  mais  le  dixième  enfant  d'une  pauvre  fauiille  est  de  la 
prose,  et  n'obtient  que  tout  juste  le  nécessaire;  il  n'y  a  pas  de  su- 
perflu, pas  de  luxe,  pas  d'idéal  autour  du  dixième  berceau.  En  gran- 
dissant, je  me  trouvais  bien  seul  dans  l'intérieur  où  les  frères  et 
les  sœurs  aînés  avaient  débuté  avant  moi  sur  la  scène  de  ce  monde, 
et  étaient  trop  occupés  de  leurs  propres  intérêts  pour  se  soucier 
des  miens.  Tout  alla  bien  tant  que  je  ne  fus  qu'un  baby.  Mes  sœurs 
bouclaient  mes  cheveux  d'or,  me  faisaient  des  robes  comme  à  une 
poupée,  m'emportaient  pour  me  montrer  aux  voisins;  mais  quand 
je  commençai  à  devenir  un  garçon,  que  mes  cheveux  furent  tondus 
et  mes  jambes  introduites  dans  les  vieux  pantalons  recoupés  de  mes 
aînés,  j'eus  à  me  promener  tout  seul.  Mes  frères  étaient  au  collège, 
l'une  de  mes  sœurs  mariée;  les  deux  autres,  de  jolies  personnes, 
entourées  d'une  cour  nombreuse  qui  absoibait  la  meilleure  partie 
de  leur  temps  et  de  leurs  pensées;  celle  dont  l'âge  se  rapprochait 
le  plus  du  mien  me  regardait  encore  comme  un  avorton  indigne  de 
sa  société;  j'étais  toujours  de  trop,  ses  amies  me  taquinaient  jus- 
qu'à ce  qu'elles  eussent  réussi  à  me  faire  dire  :  —  Je  ne  veux  pas 
jouer  avec  vous!  —  et  elles Vécriaient  alors  :  —  Personne  n'a  be- 
soin de  toi!  —  avec  un  ensemble  parfait. 

\ient-il  du  monde,  le  pauvre  Harry  mange  après  les  autres,  à  la 


UN    ROMAN    AMÉRICAIN.  625 

petite  table;  le  soir,  quand  il  voudrait  rester  à  écouter  l'intéres- 
sante conversation  des  galans  de  ses  sœurs  :  —  Maman,  n'est-il  pas 
temps  pour  Harry  d'aller  au  lit?  —  demandent  ces  demoiselles, 
empressées  à  se  débarrasser  d'une  paire  d'oreilles  grandes  ouvertes. 
D'autre  part,  toutes  les  commissions  ennuyeuses  lui  sont  confiées. 

—  Ce  n'est  qu'un  garçon!  Il  peut  courir  là,  faire  ceci,  attendre. 

—  Bref,  Harry  deviendrait  presque  un  souffre-douleur  dans  cette 
maison  active  et  bruyante  comme  une  ruche,  où  il  n'a  pas  de  com- 
pagnon, si  sa  mère  ne  prenait  la  sage  résolution  de  l'envoyer  à 
l'école. 

—  Je  partis  pour  l'école  avec  un  tablier  propre  serré  autour  du 
cou,  un  petit  panier  qui  renfermait  mon  déjeuner,  et  un  morceau 
de  toile  bise  sur  lequel  je  devais  apprendre  à  coudre.  Je  partis 
tremblant  et  rougissant,  avec  une  peur  terrible  des  grands  garçons 
qui  ne  pouvaient  manquer  de  me  taquiner;  mais  riès  ce  premier 
jour  je  fus  heureux,  car  je  rencontrai  ma  femme  Susie.  Une  si  jo- 
lie petite  créature!  Je  la  vis  d'abord  sous  la  porte  de  l'école.  Ses 
joues,  son  cou,  étaient  comme  de  la  cire,  ses  yeux  d'un  bleu  clair, 
et,  quand  elle  souriait,  deux  mignonnes  fossettes  se  creusaient  dans 
ses  joues.  Elle  portait  une  fraîche  robe  de  guingamp  rose;  sa  mère, 
dont  elle  était  l'enfant  unique,  l'habillait  toujours  avec  coquetterie. 

—  Susie,  ma  chère,  dit  maman,  qui  me  tenait  par  la  main,  je  t'a- 
mène un  compagnon. —  Avec  quelle  grâce  elle  me  reçut,  cette  pe- 
tite Eve!  Elle  fut  tout  sourire  pour  l'Adam  lourd  et  maladroit  qu'on 
lui  présentait,  me  fit  asseoir  auprès  d'elle,  et,  passant  son  bras  blanc 
autour  de  mon  cou,  posa  l'alphabet  devant  moi.  — Où  en  es-tu? 
demanda  Susie.  —  Ma  mère  avait  été  uns  bonne  institutrice,  et  les 
yeux  de  la  petite  fille  exprimèrent  un  mélange  de  surprise  et  de 
respect  quand  je  lui  appris  que  j'étais  beaucoup  plus  avancé  qu'elle. 

—  Oh!  mon  Dieu,  cria-t-elle  à  ses  compagnes,  figurez-vous  qu'il 
lit  dans  les  livres!  —  Je  fus  élevé  bien  haut  dans  ma  propre  opi- 
nion; deux  ou  trois  de  ces  jeunes  personnes  me  regardèrent  avec 
une  estime  évidente. 

—  Ne  veux-tu  pas  être  ..e  notre  côté?  dit  Susie  d'un  air  enga- 
geant; je  vais  demander  à  mademoiselle  de  le  permettre,  parce 
qu'elle  dit  que  les  grands  garçons  tourmentent  toujours  les  petits. — 
Elle  s'approclia  de  mademoiselle,  dont  elle  était  la  favorite,  et  obtint 
que  je  fusse  placé  sur  son  banc,  où  je  m'assis  balançant  mes  ta- 
lons dans  le  vide  et  ressemblant  l^rt  à  un  moineau  encore  mal 
pourvu  de  plumes,  tout  nouvellement  poussé  hors  du  nid  et  fixant 
sur  le  monde  un  premier  regard  de  ses  yeux  ronds  effarés.  Les 
grands  se  moquèrent  de  moi,  me  firent  d'horribles  grimaces,  me 
lancèrent  des  boulettes  de  papier;  mais  je  me  serrais  contre  Susie 

TOMB  xcviii.  —  1872.  iO 


626  lliiVUh,    Dt6    UtUX    MONDES. 

et  prenais  courage.  Je  ne  croyais  pas  avoir  jamais  rien  vu  de  gentil 
comme  elle,  je  ne  me  lassais  pas  d'admirer  ses  petits  souliers  rouges, 
ses  petites  mains  agiles.  Elle  marqua  l'ourlet  de  ma  serviette  bise 
et  le  bâtit  obligeamment,  puis  se  mit  à  coudre  elle-même,  et  alors 
je  regardai  l'aiguille  brillante ,  le  bout  de  fil  fin ,  le  doigt  potelé 
que  couronnait  un  petit  dé  de  cuivre.  Pour  moi,  le  cuivre  était 
de  l'or,  et  Susie  était  une  princesse  de  conte  de  fée.  De  temps  en 
temps,  elle  tournait  vers  moi  ses  grands  yeux  ble!:s  avec  un  signe 
de  tète  amical  pour  m'encourager,  et  je  sentais  un  tressaillement 
délicieux  dans  le  cœur  qui  battait  sous  mon  tablier. 

—  S'il  vous  plaît,  mademoiselle,  dit  Susie,  Harry  ne  peut-il  pas 
jouer  avec  les  filles?  Ces  grands  sont  si  brusques! 

Madenjoiselle  sourit  et  approuva,  et  je  fus  un  garçon  béni  entre 
tous  à  partir  de  ce  momenu  Susie  m'enseigna  une  foule  de  jeux 
d'esprit  qu'elle  connaissait  à  fond  et  pour  lesquels  j'avais  grand  be- 
soin d'être  formé;  mais  lorsqu'il  fut  question  de  jeux  athlétiques, 
je  me  distinguai  en  revanche.  Je  savais  mieux  sauter  qu'elle,  et  me 
couvris  de  gloire  en  grimpant  sur  un  mur,  d'où  je  retombai  d'un 
bond;  ce  fut  un  bien  autre  succès  quand,  une  vache  étant  apparue 
sur  la  pelouse  devant  l'école,  je  marchai  droit  à  elle,  armé  d'un 
bâion,  et  l'effrayai  par  mon  attitude  virile,  par  ma  voix  résolue.  Ces 
procédés  inspirèrent  à  Susie  beaucoup  dd  confiance.  Un  ami  qui 
lisait  dans  les  livres,  escaladait  les  murs  et  n'avait  pas  peur  des 
vaches  n'était  point  à  dédaigner. 

L'école  étant  très  éloignée  du  presbytère,  j'apportais  mon  dîner; 
Susie  apportait  le  sien  aussi,  et  nous  avons  fait  ensemble  plus  d'un 
délicieux  pique-nique,  ^ous  nous  étions  bâti  une  maison  sous  un 
grand  arbre  au  pied  duquel  l'herbe  poussait  courte  et  drue.  Notre 
maison  n'était  ni  plus  ni  moins  qu'un  carré  marqué  sur  le  gazon 
par  des  pierres  arrachées  au  mur.  Je  m'enorgueillissais  d'être 
capable  de  porter  des  pierres  deux  fois  plus  lourdes  que  celles 
que  soulevait  Susie  à  grand'peine,  et  une  large  pierre  plate,  qui 
faillit  me  rompre  l'échiné,  représentait  noire  table  au  milieu  du 
carré.  Nous  y  étendions  un  mouchoir  de  poche  en  guise  de  nappe, 
et  Susie  servait  le  repas  avec  ordre,  en  remplaçant  les  assiettes  par 
des  feuilles.  Sous  sa  direction,  j'ajoutai  à  notre  maison  un  garde- 
manger  où  nous  conservions  des  pommes,  des  châtaignes  et  ce  qui 
nous  restait  de  pain  d'épice.  Susie  tenait  beaucoup  à  l'ornementa- 
tion, elle  plantait  des  bouquets  dans  la  chambre,  où  nous  recevions 
une  société  choisie;  elle  y  avait  installé  sa  poupée,  à  laquelle  je 
fabriquai  un  lit  moelleux  ;  nous  la  couchions  avant  de  rentrer  en 
classe,  non  sans  appréhension  du  désordre  que  ces  sauvages,  les 
grands  g;irçons,  pourraient  apporter  dans  notre  Éden... 

Chaque  samedi,  je  demandais  la  permission  d'aller  voir  Susie; 


UN    ROMAN    AMÉRICAIN.  (527 

mes  sœurs  me  brossaient  les  cheveux,  m'ornaient  d'un  tablier  tout 
raide  repassé  :  —  Bon  voyage  !  —  et  je  m'en  allais  trottant  avec 
l'allégresse  des  amoureux...  Qu'elles  étaient  belles  et  brillantes  ces 
après-midi  du  samedi!  iNous  jouions  dans  le  grenier,  nous  y  déni- 
chions les  œufs  de  poule,  et  j'osais  tantôt  pénétrer  dans  des  coins 
obscurs  où  Susie  ne  se  fût  jamais  aventurée,  tantôt  grimper  sur 
des  meules  de  foin  où  elle  tremblait  de  me  voir  perché.  Son  tablier 
se  tendait  pour  recevoir  les  œufs;  il  était  toujoms  d'une  blancheur 
immaculée.  Je  portais,  moi,  de  gros  vêtemens  communs,  percés  aux 
coudes  et  aux  genoux,  ce  qui  désespérait  mes  sœurs,  tandis  que  Su- 
sie  restait  fraîche  et  intacte,  ne  salissait  ni  ses  mains  ni  sa  robe.  Ce 
soin  de  sa  personne  m'inspirait  une  secrète  vénération...  Gomment 
s'y  prenait-elle  pour  sortir  sans  tache  de  nos  aventures  les  plus  pé- 
rilleuses? Mais,  si  je  m'émerveillais  de  ce  miracle,  elle  s'émerveil- 
lait tout  autant  de  ma  force  et  de  mes  prouesses.  A  ses  yeux,  j'étais 
un  paladin.  Je  me  rappelle  que,  dans  la  basse- cour  qu'il  nous  fal- 
lait traverser  pour  aller  au  grenier,  régnait  -n  despote  le  plus  ar- 
rogant des  vieux  dindons,  qui  nous  poursuivait  de  ses  uienaces  en 
gloussant  et  en  se  hérissant.  Susie  me  raconta  d'un  air  de  profonde 
détresse  que  plusieurs  fois,  lorsqu'il  l'avait  rencontrée  seule,  le  mi- 
sérable s'était  précipité  sur  elle  à  grands  coups  d'ailes  et  l'avait  ren- 
versée. Il  essaya  le  même  jeu  avec  moi,  mais  aussitôt  je  saisis  :avec 
dextérité  son  jabot  d'écarlate,  emprisonnai  ses  ailes  sous  mon  bras 
et  le  fis  sortir  ignominieusement  de  la  cour.  Subie  était  triomphante; 
j'achevai  de  l'exalter  en  lui  expli({uant  comment  je  la  protégerais 
dans  toutes  les  circonstances  [  ossibles-  Elle  m'avoua  himpîemeLt 
avoir  peur  des  ours,  et  je  profitai  de  l'occasion  pour  lui  dire  que,  ^i 
un  ours  l'attaquait,  je  l'aurais  vite  abattu  avec  le  fusil  de  mon  père; 
elle  écouta  et  elle  crut.  J'insistai  ensuite  sur  ce  que  je  ferais,  si  des 
voleurs  entraient  chez  nous;  ni  elle  ni  moi,  nous  ne  savions  précisé- 
ment ce  que  c'était  que  des  voleurs  ni  des  ours,  mais  il  suffisait  que 
je  me  sentisse  prêt  à  les  recevoir  et  à  leur  tenir  tèLe... 

Quelquefois  Susie  venait  à  son  tour  jouer  chez  nous  le  samedi. 
Mes  sœurs  lui  demandaient  en  riant  si  elle  voulait  être  ma  petite 
femme,  et  Susie  répondait  avec  beaucoup  de  gravité  par  l'affirma- 
tive. Oui,  elle  devait  être  ma  femme,  la  chose  était  décidée  entre 
nous;  mais  quand?  Je  ne  voyais  pas  pourquoi  il  eut  fallu  attendre. 
Elle  s'ennuyait  sans  moi,  et  je  m'ennuyais  sans  elle;  mieux  valait 
donc  l'épouser  tout  de  suite,  afin  de  pouvoir  l'emmener  à  la  maison. 
Je  lui  en  fis  la  proposition,  qui  fut  agréée;  mais  elle  me  dit  que  sa 
mère  ne  saurait  jamais  se  passer  d'elle,  sur  quoi  je  déclarai  que 
j'amènerais  ma  mère  à  faire  une  démarche  que  ses  parens  ne  re- 
pousseraient certes  pas,  vu  que  mon  père  était  le  ministre.  Je  re- 
tournai mille  fois  cette  afiaire  dans  mon  esprit,  en  épiant  une  occa 


628  REVUE    DES    DEUX    MOiVDES. 

sion  d'entretenir  ma  mère  seule.  Un  soir  que  j'étais  sur  mon  tabouret 
à  ses  pieds,  n'y  tenant  plus:  —  Maman,  hasardai-je,  pourquoi  les 
gens  troQvent-ils  mauvais  qu'on  se  marie  de  bonne  heure? 

—  A  quoi  pense  l'enfant?  s'écria  ma  mère,  qui  de  surprise  laissa 
tomber  son  tricot. 

—  Je  veux  dire  :  pourquoi  Susie  et  moi  ne  nous  marierions- 
nous  pas  maintenant?  Je  voudrais  l'avoir  ici.  Personne  ne  joue 
avec  moi  à  la  maison,  et,  si  elle  y  était,  nous  ne  nous  quitterions 
pas. 

Mon  père  sortit  de  sa  méditation,  et  regarda  en  souriant  ma  mère, 
qui  riait  tout  à  fait.  —  Mais,  dit-elle,  ne  sais-tu  pas  que  ton  père 
est  pauvre,  et  qu'il  a  bien  de  la  peine  à  faire  vivre  ses  enfans? 
Comment  nourrirait-il  une  petite  fille  de  plus? 

Je  soupirai  tristement.  Dès  le  seuil  de  la  vie,  je  me  heurtais  à 
cette  question  d'argent  qui  empêche  ou  tout  au  moins  retarde  le 
bonheur  de  tant  d'amoureux.  — Mère,  dis-je  après  une  minute 
de  sombre  réflexion,  je  ne  mangerais  que  la  moitié  de  ce  que  vous 
me  donnez,  et  je  tâcherais  de  ne  pas  user  mes  habits,  pour  les 
faire  durer  plus  longtemps. 

Ma  mère  avait  les  yeux  très  brillans;  le  rire  et  les  larmes  s'y 
combattirent  une  seconde,  comme  un  rayon  de  soleil  perce  la  pluie. 
Elle  me  souleva  doucement,  et  attira  ma  tête  sur  son  sein  :  —  Quel- 
que jour,  quand  tu  seras  un  homme ,  je  compte  bien  que  Dieu  te 
donnera  une  femme  à  aimer.  Les  tnaisons  et  les  terres  nous  vien- 
nent de  nos  parens ,  mais  ime  bonne  femme  nous  vient  de  Dieu. 

—  C'est  vrai,  chérie,  dit  mon  père  en  la  regardant  avec  ten- 
dresse, et  personne  ne  sait  mieux  que  moi  la  valeur  d'un  pareil  don. 

Ma  mère  me  berça  quelque  temps  dans  l'ombre  du  soir,  me  parla, 
me  calma,  me  raconta  que  je  serais  plus  tard  un  homme,  un  cler- 
gyman  comme  mon  père  sans  doute,  avec  une  heureuse  maison  à 
moi.  —  Susie  y  sera-t-elle? 

—  Espérons-le.  Qui  sait? 

—  Mais,  maman,  n'en  êtes-vous  pas  sûre?  Vous  ne  pouvez  pas 
dire  :  certainement? 

—  Petit,  notre  père  qui  est  dans  le  ciel  pourrait  seul  dire  cela. 
Il  te  faut  apprendre  vite  et  devenir  un  homme  fort,  pour  prendre 
soin  de  ta  femme... 

Cette  conversation  pénètre  Harry  d'enthousiasme. 

—  Que  je  te  dise,  Susie,  ce  que  je  vais  faire;  je  veux  devenir  fort 
comme  Samson. 

—  Oh  !  mais  comment  t'y  prendras-tu? 

—  Je  vais  courir,  sauter  et  grimper,  et  porter  de  l'eau  pour  ma 
mère,  et  aller  à  cheval  au  moulin,  et  marcher  beaucoup  pour  les 
commissions,  afin  de  devenir  plus  vite  un  homme,  et,  quand  je  se- 


UN    ROMAN    AMÉRICAIN.  629 

rai  un  homme,  je  bâtirai  une  maison  exprès  pour  nous  deux,  je  la 
bâtirai  tout  entière  moi-même... 

—  Et  il  y  aura  des  armoires  pour  ranger?  interrompit  la  petite 
ménagère. 

—  Certainement ,  j'en  mettrai  partout,  et,  quand  nous  vivrons 
ensemble,  tu  verras  comme  je  tiendrai  à  distance  les  lions,  les  ours 
et  les  panthères.  Si  un  ours  osait  t'attaquer,  Susie,  je  le  déchirerais 
en  deux,  comme  fit  Samso»n  ! 

M°"=  Stowe  excelle  à  esquisser  ces  figures  d'enfans,  à  les  faire 
parler  et  agir;  dans  la  Perle  de  Vile  d'Orr,  elle  avait  su  accomplir  ce 
prodige  de  nous  intéresser  jusqu'à  la  fin  du  livre  à  des  héros  qui  ne 
dépassent  pas  sept  et  dix  ans.  Les  amours  de  Harry  Henderson  et  de 
Susan  Morril  valent  ceux  de  Moses  et  de  Mara.  Toutes  les  grâces, 
toutes  les  bontés,  toutes  les  finesses  de  la  femme  existent  déjà  chez 
cette  fillette,  qui  adoucit  les  mœurs  rudes  de  son  petit  mari  par  l'hor- 
reur qu'elle  témoigne  pour  ses  emportemens,  par  les  adroites  flat- 
teries dont  elle  l'enlace,  par  ses  petits  sermons  maternels  contre  les 
distractions  à  l'église. 

—  L'idée  de  la  voir  me  rendait  très  exact  au  service.  Nos  bancs  se 
touchaient;  elle  se  tenait  dans  le  sien,  tout  en  blanc  avec  une  pro- 
fusion de  rubans  bleus  et  son  petit  chapeau  plat,  qui  la  faisait  res- 
sembler à  une  pâquerette;  mais  elle  m'avait  déclaré  que  les  petites 
filles  ne  devaient  jamais  songer  à  leur  toilette  pendant  la  prière,  de 
sorte  qu'elle  restait,  je  suppose,  indifi^érente  aux  vanités  terrestres 
et  au  regard  fixe  qui  épiait  ses  moindres  mouvemens.  Cependant, 
comme  la  nature  humaine  n'est  sanctifiée  qu'en  partie,  je  remar- 
quais que  quelquefois,  probablement  par  hasard,  deux  yeux  bleus 
rencontraient  les  miens,  et  qu'on  étouffait  avec  peine  un  sourire; 
mais  la  conscience  reprenait  aussitôt  le  dessus,  et  Susie  écoutait  de- 
rechef le  ministre,  bien  qu'il  ne  lui  fût  pas  possible  de  comprendre 
un  seul  mot  du  sermon,  l'esprit  concentré  sur  ses  devoirs  religieux, 
jusqu'à  ce  que  la  nature  épuisée  cédât  une  fois  pour  toutes  ;  les 
paupières  s'abaissaient,  la  tète  vacillait  de  droite  à  gauche,  et  l'on 
finissait  par  dispenser  cette  jeune  chrétienne  d'une  plus  longue 
lutte  en  ramenant  S3s  pieds  sur  le  banc,  transformé  en  couchette. 

Le  lecteur  ne  se  lassera  pas  de  suivre  le  couple  enfantin  à  l'école, 
oii  Harry  l'hiver  pousse  sa  bien-aimée  en  traîneau  par  les  chemins 
de  montagne  couverts  de  neige,  — dans  le  pressoir,  autour  du  ton- 
neau de  cidre  doux,  dont  ils  aspirent  le  contenu  goutte  à  goutte  en 
y  plongeant  de  longues  pailles,  puis,  quand  revient  l'été,  à  la  re- 
cherche des  fraises  et  des  nids.  —  Nous  connaissions  les  bons  en- 
droits où  mûrissaient  les  fruits  vermeils  :  les  grands  garçons  ne  les 
soupçonnaient  pas,  ni  les  grandes  filles.  C'était  notre  secret,  que 
nous  gardions  entre  nous  deux;  mais  au  plus  profond  des  mystères 


63i0-  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

étaient  nos  découvertes  de  nids  d'oiseaux.  Nous  comptions  les 
œufs  ronds,  luisans  et  tachetés,  plus  délicats  que  tous  les  bijoux 
polis  par  l'art  humain;  nous  rassurions  les  oiseaux.  —  Ghers  petits, 
ne  craignez  pas,  personne  ne  le  saura.  —  Un  sentiment  profond  de 
responsabilité  nous  gonflai!;  le  cœur.  Nous  informions:  les  enfans  de 
l'école  que  nous  savions  quelque  chose  qu'ils  ignoraient,  dont  nous 
ne  parlerions  jamais,  quelque  chose  de  merveilleux  qu'il  serait  mé- 
chant dj  dire!..  Nos  mères  cependant  étaient  dans  la  confidence,  et 
nous  encourageaient  à  garder  le  secret  des  oiseaux. 

Cette  innocente  idylle  passe  comme  les  violettes  et  les  fraises  où 
butinent  leurs  petites  mains;  une  maladie  épidémique  vient  fondre 
sur  les  villages  de  la  montagne,  et  l'une  de  ses  victimes  est  la  gen- 
tille Susie.  Il  s'en  faut  de  peu  que  son  dernier  baiser,  au  plus  fort  de 
la  fièvre,  ne  soit  mortel  pour  Harry.  —  J'ai  le  vague  et  brûlant  sou- 
venir d'une  série  de  jours  de  soif  et  de  mal  de  tète,  durant  lesquels 
je  demandais  une  goutte  d'eau  froide  qui  m'était  refusée.  Je  voyais 
comme  à  travers  un  brouillard  les  gens  qui  me  veillaient  et  me  fai- 
saient prendre  des  drogues,  contre  lesquelles  j 3  n'avais  plus  la  force 
de  me  révolter.  Ces  journées-là  se  traînaient  lentement;  j'obsarvais 
oisif  les  jeux  de  la  lumière  et  le  frémissement  des  feuilles  sur  le 
mur  blanc  en  face  de  moi.  Un:  matin,  tandis  que  je  gisais  ainsi, 
la  cloche  du  village  tinta  lugubrement  six  coups;  les  longs  et  so- 
lennels intervalles  étaient  remplis  par  une  sourde  vibration  :  c'était 
le  nombre  des  années  de  ma  Susie  sur  la  terre,  et  l'annonce  qu'elle 
était  partie  pour  le  pays  où  le  temps  n'est  plus  mesuré  par  jours  et 
par  nuits,  car  il  n'y  a  plus  de  nuit... 

J'entendis  longtemps  après  mes  sœurs  discuter  entre  elles  l'effet 
que  m'avait  causé  cette  mort.  —  Les  enfans  sont  comme  les  ani- 
maux, ils  oublient  ceux  qu'ils  ne  voient  plus,  disait  l'une  d'elles.  — 
Mais  je  n'oubliais  point!  Quand  je  pensais  à  ma  petite  amie,  j'étais 
comme  étouffé  par  un  flot  amer  d'angoisse. 

La  pitié  céleste  envoie  au  pauvre  enfant  un  rêve  qui  le  console 
en  lui  donnant  le  vif  sentiment  de  la  présence  continuelle  de  Susie 
invisible  à  ses  côtés.  Il  va  la  chercher  aux  lieux  qu'ils  avaient  l'ha- 
bitude de  parcourir  ensemble,  et  dans  les  occupations  auxquelles 
naguère  ils  se  livraient  tous  deux.  Elle  lui  parle,,  elle  le  conseille, 
elle  l'inspi'-e  plus  tard.  Sa  mère  avait  raison  quand  elle  disait  : 
—  Qui  sait?  cette  mort  peut  être  pour  lui  un  appel  d'en  haut.  — 
Rien  de  grand  ni  de  beau  ne  nous  est  donné  sans  les  douleurs 
de  l'enfantement.  Du  souvenir  de  Susie  jaillit  une  source  d'inspi- 
rations tendres  et  profondes,  qui  se  répandant  en  poésie  écrite 
avant  même  que  Harry  sache  former  les  lettres;  il  copie  les  carac- 
tères imprimés,  et  achète  en  secret  (car  il  mourrait  plutô:.  que  d'a- 
vouer ce  qu'il  veut  faire)  du  papier  et.  de  la  chandelle  :  c'est  son 


DN    ROMAN    AMÉRICAIN.  631 

premier  acte  d'indépendance.  Un  jour  sa  sœur  aînée,  en  faisant  le 
lit,  découvre  dans  sa  paillasse  les  hiéroglyphes  qui  représentent  ses 
manuscrits,  et  le  bout  de  chandelle  à  demi  consumé. — Miséricorde  ! 
s'écrie-t-elle  avec  beaucoup  de  bon  sens,  peut-on  jamais  assez  se 
méfier  des  garçons!  Il  a  failli  nous  faire  tous  brûler  vifs.  —  Mais  la 
mère  a  vu  au-delà.  —  Je  vous  en  avais  bien  averti,  dit-elJe  à  son 
mari,  que  cet  enfant  nous  rendrait  fiers.  Harry  sera  un  écrivain. 

—  Il  vous  faut  surveiller  cela,  répond  le  père,  qui  s'en  remet,  pour 
toutes  ces  choses,  au  tact  exquis  ds  cette  femme  supérieure.  — 
Rentre-t-il  de  l'église  ou  d'une  tournée'  de  prêche,  —  ok  est  votre 
mère?  —  est  sa  première  question.  Il  consulte  sa  compngne  sur  les 
travaux  les  plus  ardus,  les  plus  délicats  du  ministère;  il  a  coutume 
de  dire  :  —  Elle  m'a  fait  par  son  influence.  —  Et  qui  donc  a  formé 
cette  grande  âme  et  ce  noble  esprit  de  mère?  Vous  l'avez  deviné  :  la 
Bible.  Sur  un  pupitre,  dans  un  coin  retiré  de  la  maison,  est  le  saint 
livre  toujours  ouvert,  et,  quand  l'écheveau  de  tant  de  chères  exis- 
tences qui  sont  sous  sa  garde  paraît  s'embrouiller,  elle  va  droit  à  la 
main  qui  sait  tout  remettre  en  ordre.  En  présence  de  la  mère  selon 
Dieu,  sans  cesse  occupée  à  répandre  la  vertu  et  le  bonheur  autour 
d'elle,  médiatrice  intelligente  entre  ses  nombreux  enfans,  tenant 
compte  pour  les  élever  du  caractère,  des  qualités  propres  à  cliacim, 
embellissant  la  pauvreté  même  d'un  charme  suprême  qui  émana 
d'elle,  et  qui  fait  jaillir  les  fleurs  du  paradis  des  plus  rudes  sentiers 
de  la  vie  réelle.  M'"*"  Stowe  se  pose  cette  question  :  —  l'influence  de  la 
maternité  ne  serait-elle  pas  précieuse  dans  l'administration  publique 
et  les  affaires  de  l'état? —  L'état  n'est  ni  plus  ni  moins  qu'une  réu- 
nion de  familles;  ce  qui  est  bon  ou  mauvais  pour  une  famille  en 
particulier  doit  donc  être  bon  ou  mauvais  pour  l'état.  L'état,  en  ces 
jours  troublés,  réclame  un^  influence  paisible,  telle  que  celle  de 
mistress  Henderson  an  sein  de  sa  nombreuse  famille,  l'économie 
d'une  femme  pour  appliquer  sagement  les  ressources  matérielles, 
sa  puissance  divinatrice  pour  amener  à,  s'entendre  les  différentes 
races  et  les  fondre  dans  un  même  amour^  sa  patience  pour  élever 
et  instruire  des  êtres  encore  bien  loin  de  la  maturité,  sa  tendresse 
et  sa  miséricorde  pour  chercher  et  convertir  les  coupables;  mais  les 
femmes  du  mérite  de  celle-ci  ont  généralement  l'horreur  de  la  vie 
publique,  du  combat,  de  tout  ce  qui  les  fait  sortir  de  leur  retraite 
sacrée.  —  Je  suis  cependant  persuadée,  dit  M'""  Stowe,  que  nous 
n'aurons  les  élémens  d'une  société  parfaite  que  si  ces  femmes  sentent 
peser  sur  elles,  pour  le  bien  de  l'état,  la  responsabilité  qu'elles  ont 
acceptée  déjà  pour  le  bien  de  la  famille.  La  nymphe  Égérie,  qui  in- 
spirait Numa,  ne  se  montrait  ni  dans  le  Forum  ni  au  sénat,  elle  n'é- 
levait pas  la  voix  dans  les  rues,  elle  ne  combattait  pas  ostensible- 
ment, aucun  œil  mortel  ne  la  vit,  et  cependant  elle  fît  les  lois  par 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lesquelles  Rome  régla  le  monde.  Espérons  qu'un  jour  viendra  où  la 
présence  non  plus  d'Égérie,  mais  de  Marie,  le  type  par  excellence 
da  la  maternité  chrétienne,  se  fera  sentir  dans  toutes  les  lois  et 
toutes  les  institutions  de  la  société. — (Il  est  à  remarquer  qu'un  cou- 
rant nouveau  de  dévotion  ramène,  depuis  quelques  années,  nombre 
de  protestans,  et  surtout  de  protestantes,  au  culte  de  la  Vierge.) 

Le  souvenir  de  Susie  aidant  les  leçons  de  la  meilleure  des  mères, 
Harry  se  pénètre,  tout  enfant,  de  ses  devoirs  envers  sa  femme  fu- 
ture. C'est  pour  elle  qu'il  étudie,  qu'il  peine,  qu'il  épargne.  —  L'idée 
de  ce  qu'elle  penserait  me  fit  fermer  plus  d'un  livre  que  nous  n'au- 
rions pu  lire  ensemble,  son  image  se  dressa  entre  moi  et  plus  d'une 
voie  mauvaise  dans  laquelle  s'égare  volontiers  le  jeune  homme,  en 
laissant  son  ange  gardien  derrière  lui;  j'abjurai  les  intimités  qu'elle 
eût  réprouvées;  ce  fut  mon  ambition  de  conserver  le  temple  de  mon 
cœur  digne  de  la  recevoir  enfin,  et  à  jamais.  —  Elle  restera  ainsi 
son  guide  et  sa  patronne  jusqu'au  jour  où  nous  la  verrons  s'incar- 
ner sous  la  forme  accomplie  d'Éva  Van  Arsdel;  mais  auparavant  il  a 
cru  la  rencontrer  plusieurs  fois,  cette  moitié  de  lui-même  qui  doit 
exister  quelque  part  et  doit  être  découverte  quelque  jour.  Sa  pre- 
mière déception  sera  la  plus  cruelle. 

II. 

Harry  a  quitté  le  foyer,  qui  n'est  plus  le  foyer  paternel,  car  son 
père  est  mort  comme  il  a  vécu,  avec  le  sentiment  que,  s'il  avait 
cent  vies  à  vivre,  il  les  consacrerait  toutes  à  la  même  tâche.  Le 
voici  installé  dans  un  de  ces  collèges  de  la  Nouvelle-Angleterre,  si 
dilTérens  des  nôtres.  Le  jeune  citoyen  passe  de  l'école  mixte  à  l'in- 
dépendance d'un  grand  centre  d'instruction  où  chaque  étudiant  est 
obligé  de  subvenir  à  ses  propres  besoins,  de  meubler  sa  chambre, 
de  régler  sa  dépense.  Est-il  pauvre,  on  lui  permet  de  consacrer 
trois  mois  d'hiver  à  l'enseignement;  de  cette  façon,  il  s'instruit  tout 
en  aidant  à  instruire  les  autres,  et  il  acquiert  une  précoce  maturité 
en  appréciant  la  valeur  de  l'argent  gagné.  L'époque  où  l'Américain 
entre  au  collège  est  en  réalité  celle  de  son  début  dans  le  monde;  il 
n'est  plus  un  enfant,  mais  le  commmencement  d'un  homme.  Peu 
de  relations  existent  entre  les  gens  de  la  petite  ville  et  les  étudians; 
ceux-ci  sont  traités  comme  une  tribu  de  bédouins.  Le  fait  est  que 
les  défauts  d'une  république  sans  femmes  doivent  se  retrouver 
parmi  ces  jeunes  sauvages.  C'est  du  moins  l'avis  de  mistress  Stowe; 
loin  de  blâmer  trop  sévèrement  leurs  folies  et  leurs  grossièretés, 
elle  s'étonne  plutôt  que  les  toits  ne  sautent  et  que  les  vitres  n'é- 
clatent pas  sous  l'action  combinée  de  tant  de  forces  qui  fermentent. 
Aussi  approuve-t-elle  tout  à  fait  le  système  fort  discuté,  même  en 


UN    ROMAN    AMÉRICAIN.  633 

Amérique,  qui  ouvre  les  portes  du  collège  aux  jeunes  filles  comme 
aux  jeunes  garçons,  afin  de  continuer  l'effet  de  cette  influence  mu- 
tuelle qui  commence  dans  la  famille,  chimère  irréalisable  aux  yeux 
des  Européens,  mais  qui,  appliquée  à  plusieurs  académies  rurales 
de  la  Nouvelle-Angleterre,  n'y  a  produit,  assure-t-on,  ni  désordres 
ni  scandales. 

Dans  le  collège  de  Harry  Henderson,  ce  perfectionnement,  si  c'en 
est  un,  n'a  pas  encore  été  introduit;  l'évangile  féminin  n'est  prêché 
aux  étudians  que  dans  les  lettres  de  leurs  mères  et  de  leurs  sœurs. 
Harry,  pour  sa  part,  se  résigne  à  cet  isolement  avec  la  sagesse  qu'il 
doit  aux  conseils  de  son  oncle  Jacob,  un  type  de  médecin  campa- 
gnard fort  original  et  sympathique.  —  Puisses-tu,  a  dit  l'oncle  Ja- 
cob, puisses-tu  avoir  légères  ces  maladies  de  la  jeunesse,  le  doute 
et  les  amoursttes,  inévitables  comme  la  rougeole,  mais  desquelles 
on  sort  sain  et  sauf  quand  on  a  une  bonne  constitution.  Du  reste  tu 
n'as  pas  le  moyen  de  faire  des  folies;  rappelle-toi  que,  pour  te 
frayer  un  chemin,  tu  ne  possèdes  que  tes  bras  et  ta  tête.  Garde  donc 
celle-ci  aussi  saine  et  ceux-là  aussi  robustes  que  possible.  —  Mais 
par  une  belle  matinée  de  juin,  par  un  de  ces  radieux  dimanches  qui 
mettent  en  déroute  la  plus  solide  philosophie,  Harry  fait  h  l'église 
une  rencontre  qui  renverse  ses  plans  de  conduite. 

Malgré  le  dédain  de  l'oncle  Jacob  pour  les  élucubrations  litté- 
raires qui  lui  ont  été  soumises,  Harry  est  poète,  et  la  voix  du  pré- 
dicateur, qu'il  paraît  écouter  avec  recueillement,  n'empêche  pas 
son  imagination  de  vagabonder.  Tout  à  coup  une  figure  inconnue 
passe  devant  lui,  détachée  sans  doute  du  monde  de  visions  qu'il 
évoque,  car  sa  beauté  s'entoure  d'un  nimbe  angéliquc.  Miss  Ellery 
n'a  pourtant  rien  de  commun  avec  les  anges;  c'est  une  demoi- 
selle de  Portland,  bien  élevée,  aussi  froide  que  coquette,  venue 
en  visite  chez  des  amis.  Cette  famille  est  justement  une  de  celles 
qui  ont  accueilli  avec  bienveillance  Harry  Henderson  —  par  un  pri- 
vilège que  lui  vaut  sa  conduite  exemplaire.  H  obtient  sans  peine 
d'être  présenté  à  la  radieuse  apparition,  et  prend  pour  de  la  sym- 
pathie le  genre  d'attention  que  lui  accorde  cette  séduisante  per- 
sonne. Miss  Ellery  aime  à  être  adorée  :  elle  reflète,  ainsi  qu'un  lac 
paisible,  les  goûts,  les  opinions  de  Harry,  et,  jusqu'à  un  certain 
point,  les  transports  de  son  imagination  et  de  son  cœur;  mais,  de 
même  que  le  lac  ne  reflète  que  les  objets  présens,  et  à  leur  défaut 
sert  de  miroir  au  premier  venu  qui  les  remplace,  elle  l'oublie  vite, 
après  avoir  reçu  ses  sonnets  avec  des  rougeurs  pleines  de  promesse 
et  soupiré  à  son  bras  dans  leurs  longues  promenades  sous  le  ciel 
étoile  des  nuits  de  printemps.  Il  l'a  aidée  à  passer  les  quelques  se- 
maines de  son  séjour  dans  une  résidence  maussade;  quant  à  d'éter- 
nelles amours  avec  un  pauvre  étudiant,  la  raison  lui  défend  d'y 


63A  REVUE    D!'S    DEUX    MONDES. 

songer.  Elle  épouse  un  sot  fort  riche,  ce  qui  met  fin  au  petit  roman. 

Harry  se  trouve  dépouillé,  en  même  temps  que  de  ses  illusions, 
de  cette  vanité  inconsciente  d'elle-même  qui,  chez  tous  les  jeunes 
gens,  est  un  danger  et  un  ridicule.  Miss  Ellery  s'est  vendue  sons 
ses  yeux  pour  le  plaisir  de  porter  des  diamans  et  d'habiter  une  cage 
dorée;  il  l'a  vue  disparaître  dans  le  tourbillon  du  plaisir  et  de  la 
mode,  le  laissant  tout  meurtri  au  milieu  de  la  poussière  du  chemin, 
et  personne  ne  la  blâme.  Il  est  bien  forcé  de  reconnaître  que  la  vie 
positive  diffère  de  la  vie  de  sentiment,  que,  pour  mériter  la  plus 
belle,  il  ne  suffit  pas,  comme  dans  les  romances,  d'être  le  plus 
vaillant.  Une  mélancolie  sombre  s'empare  de  lui;  il  termine  ses 
études  sans  se  laisser  distraire  davantage  par  les  artifices  féminins. 
L'impression  est  chez  lui  profonde  et  durable;  ce  n'est  qu'avec  une 
sorte  de  méfiance  que,  sorti  du  collège,  il  se  livre  au  penchant,  plus 
voisin  du  reste  de  l'amitié  que  de  l'amour,  qui  l'entraîne  vers  sa 
cousins  Caroline. 

Bien  que  sa  famille  eût  souhaité  de  lui  voir  embrasser  la  carrière 
ecclésiastique,  Hany  se  propose  de  suivre  une  vocation  littéraire 
encouragée  déjà  par  quelques  succès.  Il  va  partir  pour  l'Europe, 
comme  correspondant  de  deux  journaux;  il  va  voir,  observer,  grossir 
son  bagage  de  science  et  d'inspiration.  —  Que  ne  puis-je  vous 
suivre!  dit  avec  une  animation  extraordinaire  sa  belle  cousine  Ca- 
roline. —  Ce  cri  de  regret  ressemble  à  un  encouragement  :  il  s'y 
trompe;  mais  aussitôt  la  jeune  fille  lui  retirant  sa  main  :  —  Pour 
Dieu!  ne  soyons  pas  sentimental.  Je  regrette  de  n'être  point  un 
garçon  comme  vous,  libre  de  prendre  mon  bâton  et  de  m'acheminer 
à  travers  le  monde.  Voilà  tout. 

Caroline  est  un  caractère  bien  plus  exclusivement  américain  que 
miss  Ellery.  —  Il  ne  faut  pas  trop  exiger  des  hommes,  lui  dit-on  à 
chaque  parti  qu'elle  refuse. 

—  Exiger!  Je  ne  leur  demande  rien,  rien  que  de  me  laisser  à 
moi-même.  Je  ne  veux  pas  d'un  mari  qui  me  fasse  vivre,  je  veux 
vivre  par  mes  propres  forces.  Vous  avez  vos  projets  d'avenir,  mon 
cousin,  et  vous  comptez  les  exécuter.  Eh  bien  !  je  suis  comme  vous, 
seulement  on  vous  excite  à  l'indépendance  et  on  me  la  défend.  Je 
tiens  à  me  créer  seule  une  position.  J'ai  besoin  d'agir,  et  tout  le 
monde  me  trouve  absurde,  et  personne  ne  m'aide.  Cependant  cer- 
taines femmes  doivent  avoir  un  autre  lot  que  le  mariage.  Nous 
naissons  en  plus  grand  nombre  que  vous,  et  ce  n'est  point  unique- 
ment, messieurs,  afin  que  vous  puissiez  mieux  choisir.  Il  y  a  une 
œuvre,  il  y  a  une  voie  en  dehors  de  cette  vie  domestique,  qui  pour 
la  majorité  des  filles  est  le  paradis...  Dieu  me  garde  d'en  médire! 
Elles  sont  privilégiées,  celles  qui  s'en  contentent.  Je  suis  ravie  de 
voir  tant  de  jeunes  couples  s'entendre  si  bien  et  s'aimer  à  la  folie; 


UN    ROMAN   AMÉRICAIN.  6S5 

mais  il  est  fâcheux  pour  moi  que,  ne  me  souciant  pas  de  cela,  je  ne 
puisse  avoir  autre  chose.  Le  monde  est  arrangé  pour  les  forts;  il 
devrait  l'être  pour  les  l'aiLIes.  Je  ne  me  propose  rien  de  b'âinabler 
loin  de  là  :  seulement  on  n'aura  pas  à  flatter  en  moi  une  gracieuse 
ignorance  féminine;  je  désire  m'instruire  comme  l'un  de  vous,  et 
quand  je  saurai...  eh  bien!  j'ai  de  grandes  aptitudes  pour  la  mé- 
decine, j'aime  soigner  l.-s  malades,  et  je  me  rendrai  certainement 
utile  à  mes  semblables,  si  l'on  me  laisse  courir  les  mêmes  chajices 
qu'un  homme. 

Tel  est  le  résumé  des  aspirations  de  Caroline;  elle  subit  cepen- 
dant sans  se  plaindre  les  devoirs  terre  à  terre  qui  lui  sont  imposés,, 
douce  et  sereine  en  apparence,  dévorée  au  fond  de  l'âme  d'ambi- 
tions viriles  qui  ne  trouvent  point  d'issue.  Harry,  qu'elle  étonne  et 
qu'elle  intéresse,  comprend  alors  le  sens  profond  des  paroles  de 
saint  Paul,  parlant  du  célibat  comme  d'un  état  plus  haut  que  le 
mariage  pour  quelques  hommes  et  quelques  femmes,  bien  que  ces 
idées-là  nous  ramènent  aux  «  vieilles  absurdités  monastiques,  » 
comme  le  fait  observer  l'oncle  Jacob,  Ces  absurdités,  M™"  Beecher 
Stowe  est  tout  près  de  les  défendre.  «  Les  hautes  cimes  sont  tou- 
jours dangereuses;  comme  le  Seigneur  nonobstant  a  créé  les  mon- 
tagnes et  les  précipices,  autant  les  explorer,  puisqu'elles  existent, 
dût-on  se  rompre  le  cou.  »  Harry  prend  le  parti,  à  la  fois  prudent 
et  généreux,  d'épargner  à  Caroline  des  hommages  dont  eWd  ne  se 
soucie  pas,  et  de  lui  tendre  la  main  d'un  co  iipaguon  dévoué  pour 
atteindre  à  l'indépendance,  que  ses  talens  exceptionnels  et  son  hon- 
nête énargie  lui  assureront  tôt  ou  tard. 

IIL 

L'auteur  ne  suit  pas  Hari7  Henderson  dans  son  tour  d'Europe. 
Un  an  après,  nous  retrouvons  le  jeune  homme  à  New- York,  la  ville 
du  monde  où  il  est  le  plus  difficile  de  rencontrer  l'enthousiasme, 
l'exaltation,  l'idéal  sous  aucune  forme.  Londres  avec  ses  brouillards 
pesans,  sa  morgue  aristocratique,  nous  frappe  de  stupeur  et  nous 
glace  l'âme;  il  y  a  certainement  de  L'égoïsme  à  Paris  comme  ail- 
leurs, mais  il  est  caché  sous  tant  de  grâce  qu'il  semble  que  les  ha- 
bitans  de  cette  ville  souriant^j  n'aient  rien  à  faire  qu'à  se  rendre 
agréables.  New-York  fait  sur  le  nouveau-venu  une  impression  toute 
différente;  c'est  une  brûlante  fournaise  où  la  moindre  fleur  qui 
cherche  à  naître  doit  se  flétrir  en  un  instant,  où  l'oiseau  qui  essaie 
de  chanter  doit  tomber  tout  à  coup  foudroyé  par  l'asphyxie.  Ce 
qu'on  a  de  mieux  à  faire  en  y  entrant,  c'est  de  cacher  au  plus  pro- 
fond de  son  cœur  tout  ce  qu'on  a  en  soi  de  tendre  et  de  délicat;  la 
vie  est  une  lutte  âpre,  violente,  sans  trêve;  la  rivalité  entre  les  grands 


636  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

organes  de  publicité  est  si  passionnée,  qu'il  serait  oiseux  de  rien 
produire  qui  ressemblât  à  une  œuvre  de  fantaisie  ou  de  sentiment  : 

—  ((  autant  offrir  un  bouton  de  rose  à  des  portefaix  qui  se  dispu- 
tent. »  —  Dans  ce  milieu,  médiocrement  propice  à  l'éclosion  du  ta- 
lent, Harry  Henderson  vient  en  vrai  poète  ynnkee,  toujours  un  peu 
marchand  au  fond,  chercher  à  vendre  le  plus  avantageusement  pos- 
sible «  les  produits  de  la  fabrique  de  son  cerveau.  »  —  Gagner  sa 
vie,  celle  de  sa  future  femme,  une  réputation,  l'indépendance,  ai- 
der au  perfectionnement  de  la  société,  —  tel  est  son  programme, 
fort  honorable  sans  doute,  mais  tracé,  il  faut  en  convenir,  sous 
forme  de  prospectus  commercial.  Nous  passons  d'interminables  dé- 
tails sur  lo  journal,  le  rédacteur  en  chef,  les  collaborateurs,  les 
abonnés.  Harry  Henderson  se  tient  à  l'écart  des  plaisirs,  des  ca- 
maraderies dangereuses,  choisit  une  congrégation  où  il  espère  trou- 
ver un  refuge  contre  les  entreprises  du  matérialisme,  et  puise  sa 
force  principale  dans  la  pensée  que  sa  femme  inconnue  respire 
peut-être  l'aie  de  cette  même  ville  :  il  l'attend,  il  la  cherche.  Au- 
cun pays  n'offre  aux  jeunes  gens  des  deux  sexes  plus  d'occasions 
de  se  rencontrer  et  de  s'étudier  librement,  il  existe  en  Angleterre 
des  divisions  de  castes  très  marquées,  et  de  la  part  de  chaque  fa- 
mille une  disposition  toute  particulière  à  se  renfermer  chez  soi,  à 
choisir  scrupuleusement  ses  relations;  en  France,  la  jeune  fdle  est 
tenue  sous  une  tutelle  sévère  jusqu'au  jour  où  le  mariage  lui  pro- 
cure la  liberté;  les  demoiselles  américaines  du  meilleur  monde  au 
contraire  se  montrent  partout  seules,  avec  cette  franchise  d'allures 
que  donne  la  certitude  d'être  respectées  :  elles  promènent  sur  les 
choses  et  les  gens  des  regards  de  reine,  s'attendant  bien  à  ce  que 
tout  cède  devant  elles,  comme  le  veut  l'usage  dans  cettj  société 
républicaine.  Une  aventure  d'omnibus  très  vulgaire,  puis  une  grosse 
averse  de  printemps  qui  permet  à  Harry  de  tenir  son  parapluie  au- 
dessus  de  la  tête  d'une  élégante  jeune  personne,  décident  de  la  des- 
tinée de  notre  héros.  W  conduit  sa  gracieuse  inconnue  jusqu'à  l'un 
des  hôtels  les  plus  brillans  de  la  cinquième  avenue,  le  quartier 
fashionable.  —  Nous  attendions  que  la  porte  s'ouvrît;  elle  m'expri- 
mait ses  remercîmens,  me  priait  d'entrer.  Je  m'excusai,  mais  en  lui 
présentant  ma  carte;  avec  un  joli  sourire,  elle  me  tendit  la  sienne, 
sur  laquelle  était  gravé  :  Eva  Van  Ar.sdel,  et  dans  le  coin  mercredi. 

—  Nous  recevons  le  mercredi,  monsieur  Henderson,  dit-elle,  et  ma- 
man sera  charmée  de  vous  connaître.  —  La  porte  s'ouvrit,  et  avec 
un  nouveau  sourire,  une  rougeur  légère,  un  salut  aimable,  la  vision 
s'évanouit. 

C'est  ainsi  que  l'intimité  peut  commencer  à  New-York  entre  un 
passant  et  une  famille  aussi  distinguée  qu'honorable.  M.  Van  Arsdel 
est  un  industriel  millionnaire;  il  a  cinq  filles,  des  beautés  à  la 


UN    ROMAN    AMERICAIN.  637 

mode,  sauf  une  seule,  un  type,  admirable  évidemment  aux  yeux  de 
M'"*"  Beecher  Stowe,  de  savante  et  de  philosophe  :  Ida  Van  Arsdel 
vit  solitaire  et  recueillie  dans  cette  maison  toujours  en  fête,  les 
cheveux  coupés  courts  «  à  la  Rosa  Bonheur,  »  vêtue  avec  une  sim- 
plicité puritaine,  quoiqu'elle  n'appartienne  à  aucune  secte,  étant 
ce  que  nous  appelons  un  esprit  fort.  Elle  lit  Darwin;  son  apparte- 
ment est  meublé  comme  une  ferme,  aux  livres  près  ;  elle  est  pour 
son  père,  qui  l'a  chargée  de  la  correspondance  étrangère,  un  as- 
socié précieux,  s'occupe  d'études  professionnelles,  méprise  l'édu- 
cation et  les  goûts  que  la  mode  donne  aux  femmes.  Elle  a  refusé 
d'être  confirmée  avec  ses  sœurs,  parce  qu'elle  ne  voit  pas  que  la 
confirmation  rende  meilleurs  ceux  qui  la  reçoivent  :  elle  doute  de 
l'église  sinon  de  la  religion,  et  pratique  néanmoins  les  vertus  chré- 
tiennes, tandis  que  la  plu[)art  des  jeunes  chrétiennes  mènent  une 
vie  de  dissipation.  Éva  compte  parmi  ces  dernières,  bien  qu'elle  ait 
un  noble  cœur,  du  sérieux  dans  l'esprit,  le  remords  de  gaspiller 
ainsi  ses  plus  belles  années;  mais  la  coutume  l'em.porte,  et  c'est  à 
la  coutume  encore  qu'elle  va  céder  en  épousant  M.  Wat  Sydney. 
—  Éva,  dit  sa  sœur  aînée,  sœur  Ida,  l'esprit  fort,  Éva  m'irrite 
par  ses  bonnes  qualités  mêmes.  Son  instinct  est  de  plaire  à  tout  le 
monde,  et,  parce  que  maman  souhaite  ce  mariage,  parce  que.  la 
pauvre  fille  a  le  cœur  vide,  qu'elle  s'ennuie,  le  mariage  se  fera.  Les 
scrupules  de  sa  conscience  contribuent  encore  à  l'alTaiblir;  elle  ba- 
lance toujours,  et  a  juste  assez  d'énergie  pour  se  révolter  en  elle- 
même,  pas  assez  pour  s'affranchir.  Un  phrénologue  a  dit  qu'il  lui 
manquait  la  destnuticitc;  c'est  vrai.  Le  pouvoir  de  faire  de  la  peine 
au  besoin  est  une  partie  nécessaire  de  tout  être  humain  bien  orga- 
nisé. Personne  ne  peut  arriver  à  rien  sans  avoir  le  courage  d'être 
parfois  désagréable,  courage  que  j'ai  au  plus  haut  degré.  On  ne 
cherche  pas  à  me  dominer,  à  m'enchaîner.  Pourquoi?  Parce  que  j'ai 
fait  ma  déclaration  d'indépendance,  que  je  me  suis  préparée  à  la 
guerre,...  ce  qui  m'a  assuré  la  paix,  tandis  que  tout  le  monde  se 
mêle  des  affaires  d'Éva;  elle  est  un  territoire  conquis,  et  n'a  pas  de 
droits  qu'on  soit  tenu  de  respecter. 

Cette  faiblesse  fait  le  charme  d'Éva  Van  Arsdel  à  nos  yeux  et 
aux,  yeux  de  Harry  Henderson,  qui,  malgré  ses  tirades  un  peu 
longues  et  fastidieuses  sur  les  droits  de  la  femme,  préfère  décidé- 
ment les  sensitives  aux  femmes  médecins  et  philosophes.  Accueilli 
par  les  parens,  il  se  laisse  entraîner,  sur  les  pas  de  la  beauté  qui 
le  fascine,  dans  les  cercles  mondains  qu'il  avait  mis  jusque-là  sa 
gloire  à  éviter.  Nous  avons  ici  une  aimable  description  des  jeunes 
filles  de  New-York.  «  La  grâce  des  Américaines,  leurs  succès  à  l'é- 
tranger, sont  passés  en  proverbe,  et  dans  la  moindre  réunion  à  New- 


(388  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

York  les  yeux  sont  littéralement  éblouis  par  ce  charme  qui  n'est 
pas  la  grande  beauté  des  madones  ni  des  Vénus,  mais  qui  est  le  joli 
par  excellence,  délicat,  brillant,  ensorcelant,  la  grâce  des  oiseaux, 
des  petits  chats,  des  agneaux  et  des  fleurs,  quelque  chose  d'aérien 
et  de  féerique  qui  vient  de  la  jeunesse.  Peu  d'entre  elles  promettent 
d'embe  lir  encore  en  avançant  dans  la  vie;  c'est  l'éclat  fugitif  et 
fragile  d'une  rose...  Quant  à  leurs  manières,  elles  ont  été  critiquées 
trop  sévèrement  à  un  point  de  vue  étranger.  Il  est  de  la  nature 
même  des  institutions  républicaines  de  donner  une  extrême  liberté 
aux  femmes  :  il  n'y  a  pas  d'influence  de  cour  ni  d'aristocratie  qui 
exerce  sa  pression  sur  elles;  l'éjtiquette  n'existe  point,  la  liberté  in- 
dividuelle d'opinion  et  d'action  prévaut  dans  leurs  écoles,  elles  la 
respirent  dans  l'air,  chacune  fait  pour  ainsi  dire  la  loi  à  soi-même, 
et  chacune  se  sent  noble,  est  à  la  hauteur  de  toutes  les  situations. 
Si  elle  ose  beaucoup  de  choses  défendues  ailleurs,  c'est  qu'elle  est 
pénétrée  de  sa  toute -puissance;  mais  quiconque  abuserait  de  ce 
laisser-aller  apparent  s'apercevrait  vite  que  Diane  a  des  armes.  » 

M""*  Stowe  a  beau  nous  rassurer,  le  ton  des  conversations  entre 
jeunes  filles  et  jeunes  gens  à  l'hôtel  Van  Arsdel  nous  semble  familier 
et  d'un  goût  douteux,  la  flirtatîon  s'appellerait  chez  nous  coquet- 
terie presque  effrontée,  mais  le  vertueux  Harry  ne  s'étonne  de  rien; 
il  se  laisse  entraîner  dans  un  tourbillon  de  crockets,  de  hmcheons, 
de  feux  d'artifice,  de  concerts  sur  l'eau,  de  plaisirs  variés,  dont  la 
seule  énumération  est  fatigante,  et  l'on  s'étonne  que  dans  l'inter- 
valle il  trouve  encore  le  temps  de  discuter  avec  Eva  sur  la  supério- 
rité des  diverses  églises  et  la  fameuse  question  dcS  femmes,  qui  tient 
beaucoup  trop  de  place.  'S'il  ne  lui  parle  pas  d'amour,  c'est  que 
M"'^  Van  Arsdel  a  pris  le  soin  de  l'avertir  prudemment  que  sa  fille 
est  engagée  à  M.  Wat  Sydney;  mais  Éva,  qui  s'impatiente  de  ses 
hésitations  et  de  ses  lenteurs,  le  détrompe  un  beau  soir,  et  les 
deux  jeunes  gens  découvrent  qu'ils  ne  peuvent  plus  vivre  l'un  sans 
l'autre.  Leurs  aveux  échangés,  il  ne  s'agit  plus  que  d'obtenir  le 
consentement  des  parens.  Dans  noire  vieille  Europe,  c'est  souvent 
une  grosse  difficulté  pour  les  mariages  d'inclination.  Voici  comment 
les  choses  se  passent  en  Amérique. 

—  Ma  mère,  dit  la  timide  Éva,  j'ai  trouvé  l'homme  que  j'aime,  et 
il  m'aime,  et  nous  sommes  fiancés. 

—  Que  me  dites-vous  là,  enfant?  Je  n'aurais  jamais  cru  pareille 
chose  de  vous!  Pourquoi  ne  m'avoir  pas  parlé  plus  tôt? 

—  Parce  que  ce  n'est  que  ce  matin  que  j'ai  découvert  qu'il  me 
désirait  pour  femme. 

—  Et  puis-je  savoir  quel  est  ce  fiancé?  demande ll"*^  Van  Arsdel 
d'un  ton  piqué.       • 


UN   ROMAN    AMÉRICAIN.  639 

—  Chère  mère,  c'est  Harry  Henderson. 

—  M.  Henderson!..  Eh  bien!  sa  conduite  n'est  rien  moins  que 
loyale,  car  je  l'avais  prévenu  de  vos  relations  avec  M.  Sydney. 

—  Oui,  ma  mère;  vous  lui  aviez  dit  que  j'étais  engagée  avec 
M.  Sydney,  et  moi  je  lui  ai  déclaré  que  je  ne  l'étais  pas,  que  je  ne 
le  serais  jamais.  Il  est  loyal  autant  qu'homme  au  monde.  Après 
cette  conversation  que  vous  eûtes  avec  lui,  il  m'évita  longtemps. 
J'en  étais  malheureuse,  et  il  était  malheureux  de  son  côté;  mais 
cette  après-midi  nous  nous  sommes  rencontrés  par  hasard  dans  le 
parc,  j'ai  insisté  pour  connaître  la  raison  de  son  absence,  j'ai  tout 
compris...  Maintenant  nous  nous  entendons  parfaitement,  et  rien 
ne  peut  plus  nous  séparer.  Ma  mère,  j'irais  avec  lui  au  bout  du 
monde;  il  n'est  rien  que  je  ne  me  sente  capable  de  faire  pour  lui,  et 
je  suis  fière  de  l'aimer  comme  je  l'aime. 

L'amour  en  effet  prête  à  Éva  toute  la  force  de  volonté  qui  lui 
manquait  jusque-là;  en  vain  M'"*  Van  Arsdel  insiste  sur  la  pau- 
vreté de  Harry  Henderson  et  lui  vante  le  luxe  dont  serait  entourée 
^{me  Y^Q^  Sydney  :  elle  trouve  réplique  à  tout.  Du  luxe,  son  père  lui 
en  donne;  elle  a  tous  les  bijoux  qu'elle  peut  désirer,  et,  si  elle  se 
marie,  c'est  un  compagnon  de  son  goût  qu'elle  veut.  —  Dites-moi, 
maman,  mon  père  était-il  riche  quand  vous  l'avez  épousé?  Non, 
vous  avez  eu  à  vivre  très  simplement  et  à  travailler  durant  les  pre- 
mières années  de  votre  mariage;  je  ferai  comme  vous. 

La  mère ,  forcée  dans  ses  derniers  retrancheniens ,  se  décide  à 
confier  à  sa  fille  que  la  fortune  de  M.  Van  Arsdel  est  fort  exposée, 
sans  que  personne  le  sache  encore,  dans  de  colossales  spéculations. 
Éva  peut  le  sauver,  mais,  malgré  toute  sa  tendresse  fdiale,  elle 
trouverait  aussi  criminel  de  jurer  devant  l'autel  un  faux  amour  pour 
tirer  ses  parens  de  peine  que  de  faire  dans  cette  intention  un  faux 
billet.  Les  prières  comme  les  remontrances  la  laissent  donc  iné- 
branlable. Harry,  de  son  côté,  tente  une  démarche  auprès  de  M.  Van 
Arsdel,  qui  le  reçoit  sèchement.  —  Monsieur,  j'aime  votre  fille,  j'ai 
son  autorisation  pour  vous  demander  sa  main. 

Van  Arsdel  retira  ses  lunettes  et  les  essuya  d'un  air  délibéré, 
tout  en  parlant.  —  Monsieur  Henderson,  j'ai  toujours  eu  pour  vous 
beaucoup  d'estime,  mais  j'avoue  que  je  ne  sais  pas  pourquoi  je 
vous  donnerais  ma  fille. 

—  Simplement,  monsieur,  parce  que,  dans  l'ordre  de  la  nature, 
il  faut  que  vous  la  donniez  à  quelqu'un,  et  que  j'ai  l'honneur  d'être 
choisi  par  elle. 

—  Éva  eût  pu  trouver  un  meilleur  parti,  du  moins  sa  mère  le 
croit. 

—  Je  sais  que  M"'=  Van  Arsdel  aurait  pu  épouser  un  homme  plus 


6Û0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

riche  que  moi...  Je  n'ai  pas  de  fortune  à  offrir,  c'est  vrai;  mais  j'ai 
l'espérance  raisonnée  de  pouvoir  soutenir  une  femme  et  des  enfans. 
J'ai  une  santé  robuste,  des  liabitudes  de  travail,  une  profession  qui 
m'assure  déjà  de  certains  revenus  et  une  situation  convenable  dans 
le  monde. 

—  Qu'appelez -vous  votre  profession? 

—  La  littérature.  —  Il  prit  un  air  sceptique,  et  j'ajoutai.  —  Oui, 
monsieur  Van  Arsdel,  aujourd'hui  la  littérature  est  une  profession 
de  laquelle  on  peut  attendre  argent  et  renommée. 

—  C'est  incertain. 

—  Je  ne  trouve  pas,  car  il  s'agit  de  satisfaire  à  une  demande  im- 
mense, continuelle,  toujours  croissante.  Le  besoin  de  lire  compte 
parmi  les  nécessités  de  la  vie  contemporaine,  et  les  hommes  qui 
entreprennent  d'y  répondre  ont  un  métier  aussi  sûr  que  ceux  qui 
font  commerce  de  fer  ou  de  coton. 

M.  Van  Arsdel  nous  paraît  être  un  homme  trop  pratique  pour  goû- 
ter les  paradoxes  de  Plarry,  qui  prétend  lui  prouver  que  de  grosses 
fortunes  se  font  en  littérature  comme  dans  l'industrie;  cependant 
il  finit  par  se  soumettre  aux  désirs  de  sa  fille.  Éva  obtient  d'être 
heureuse  à  sa  guise,  sans  consulter  personne.  —  Monsieur  Ilender- 
son,  dit  alors  Van  Arsdel,  je  serai  franc  avec  vous,  afin  que  vous 
n'agissiez  point  les  yeux  fermés.  Mes  filles  passent  pour  des  héri- 
tières, mais  il  est  possible,  d'après  le  tour  que  prennent  les  choses, 
que  d'ici  à  peu  de  temps  tout  soit  pour  moi  à  recommencer.  Mes  filles 
n'auront  rien.  Je  vois  une  crise  imminente,  et  ne  puis  la  conjurer. 
—  En  eflet,  l'orage  éclate  bientôt,  et  une  faillite  ruine  complètement 
les  Van  Arsdel.  Toutefois  la  faillite  d'un  millionnaire  n'est  pas  con- 
sidérée en  Amérique  sous  le  même  jour  que  dans  l'ancien  monde. 
Personne  ne  tourne  le  dos  au  spéculateur  malheureux,  il  ne  perd 
ni  ses  amis  ni  la  considération  dont  il  jouissait;  toutes  les  mains  se 
tendent  vers  lui  pour  l'aider  à  se  relever,  et  le  jeune  homme  qui 
romprait  un  engagement  avec  sa  fille  en  présence  d'une  pareille 
Grise  serait  montré  au  doigt  comme  un  infâme. 

Tout  est  vendu  dans  l'hôtel  Van  Arsdel;  chaque  membre  de  la 
famille  fait  assaut  de  courage  et  de  philosophie.  Éva  et  Harry  n'ont 
besoin  ni  de  l'un  ni  de  l'autre;  ils  sont  heureux.  Aussitôt  après  leur 
mariage,  pour  lequel  la  nouvelle  M'""  Henderson  s'habille  de  façon 
à  faire  sensation  une  dernière  fois,  les  jeunes  époux  s'envolent  non 
pas  à  Saratoga  ou  au  Niagara,  ces  asiles  classiques  de  la  lune  de 
miel  où  l'on  change  de  toilette  quatre  fois  par  jour  en  regardant 
d'une  fenêtre  d'hôtel  l'horizon  enchanté,  mais  vers  le  petit  village 
où  s'est  écoulée  l'humble  enfance  de  Harry.  Au  millieu  de  ces  sites 
agrestes,  de  cette  paisible  famille,  Éva  passe  les  plus  beaux  instans 


UN    ROMAN    AMÉRICAIN.  6/11 

de  sa  vie.  — Elle  était,  dit  son  mari,  la  beauté,  la  couleur,  l'âme  de 
notre  petit  monde;  des  regards  d'adoration  la  suivaient  partout;  e.lle 
ajoutait  à  notre  intérieur  cette  lumière  et  cette  joie  qu'apportent 
avec  eux  un  tableau  exquis,  une  délicieuse  musique.  Ma  femme 
avait  jusqu'à  la  perfection  le  goût  de  la  toilette;  eùt-elle  vécu  dans 
l'île  de  Roblnson,  sans  personne  pour  la  regarder  que  des  perro- 
quets, sans  autre  miroir  qu'une  ilaque  d'eau,  elle  se  serait  parée 
par  amour  du  beau,  11  fallait  voir  la  poésie  que  cette  entente  raffi- 
née de  l'ornement  prêtait  à  k  vieille  maison!  —  La  pauvre  veuve  du 
ministre,  qui  avec  des  goûts  délicats  innés  a  vécu  dans  l'ignorance 
forcée  de  ces  menues  recherches  qui  complètent  la  femme,  s'inté- 
resse aux  brillans  chiffons  de  sa  jeune  bru  comme  s'ils  étaient  une 
des  fins  principales  de  la  création.  En  retour,  elle  est  interrogée 
curieusement  sur  les  mystères  du  ménage,  comme  pouvait  l'être 
sur  ceux  d'Eleusis  quelque  vieille  prêtresse  par  la  néophyte.  Les  ma- 
trones qui  assistent  aux  essais  culinaires  d'Éva  trouvent  à  cette  jeune 
reine  des  salons  d'une  capitale  le  génie  du  foyer.  Elle  l'a  certaine- 
ment. De  retour  à  New-York,  aux  prises  avec  les  dilficultés  de  la  vie 
matérielle,  Éva  se  montre  aussi  industrieuse,  économe  et  active  que 
si  elle  n'eût  pas  été  élevée  dans  la  mollesse,  et  elle  mêle  à  tout  ce 
sérieux  la  dose  3*6  gaité,  voiie  de  coquetterie  féminine,  qui  fait  de 
sa  vaillance  imprévue  une  grâce  de  plus.  Les  détails  de  l'installa- 
tion du  jeune  couple  ressemblent  aux  joyeux  efforts  de  deux  petits 
oiseaux  occupés  à  bâtir  leur  nid.  S'ils  le  trouvaient  tout  prêt,  nous 
y  perdrions  le  spectacle  de  leurs  recherches,  de  leurs  trouvailles, 
de  leurs  chants  de  triomphe,  de  l'adresse  avec  laquelle  ils  entre- 
mêlent les  brins  de  paille  et  de  mousse  qui  doivent  être  l'ccrin 
douillet  d'un  trésor;  ils  y  perdraient  pour  leur  part  d'amusantes 
aventures,  la  joie  du  travail,  l'orgueil  de  réussir  et  aussi  la  satisfac- 
tion d'avoir  créé  une  œuvre  personnelle.  Les  maisons  comme  les 
personnes  ont  leurs  physionomies  variées;  il  y  a  des  maisons  vul- 
gaires, des  maisons  qui  attirent,  des  maisons  mystérieuses,  des 
maisons  mélancoliques,  de  même  qu'il  y  a  des  caractères  de  ces 
différentes  nuances.  Les  fenêtres  de  certaines  maisons  semblent 
bâiller  d'un  air  de  paresse  ou  d'ennui,  d'autres  s'ouvrir  d'un  air  de 
cordialité  hospitalière,  La  maison  d'Éva  est  toute  chaleur  et  toute 
gaîté  :  elle  est  l'expression  même  des  qualités  de  la  fée  qui  l'ha- 
bite; elle  ne  ressemble  à  aucune,  La  simplicité  de  cette  maison- 
nette éclipse,  par  le  goût  et  l'esprit  aimable  qu'elle  trahit,  le  faste 
des  plus  riches  demeures;  —  mais  elle  est  dans  un  quartier  excen- 
trique, dans  le  voisinage  immédiat  de  petites  gens;  —  mais  il  y 
manque  beaucoup  de  choses  qui  pour  les  femmes  du  monde  sont 
le  nécessaire.  Ces  femmes-là  plaignent  Éva,  ou  la  raillent,  ne  se 

loME  xcviit.  —  1872.  41 


Qh'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

doutant  pas  que  privations  et  sacrifices  s'appellent  du  bonheur, 
lorsqu'on  les  voit  à  travers  le  prisme  de  la  jeunesse  et  de  l'amour. 

M'"^  Stow3  pourrait  traiter  indéfiniment  des  transformations  vrai- 
ment miraculeuses  d'une  vieille  maison  de  pauvre  faubourg  sous 
l'influence  du  génie  féminin  qui  l'emplit  de  fleurs,  de  soleil,  d'élé- 
gance et  de  chansons,  au  point  d'en  faire  mieux  qu'un  palais;  aussi 
nous  promet-elle  une  suite  :  Annales  d'un  quartier  qui  n'est  point 
à  la  mode.  La  toile  tombe,  on  ne  sait  pourquoi,  sur  un  joli  petit  ta- 
bleau d'intérieur.  Ce  soir-là,  on  a  chauffé  la  maison,  ou,  selon  l'ex- 
pression française,  pendu  la  crémaillère.  L'histoire  n'est  pas  finie, 
elle  ne  peut  finir,  et  c'est  là  un  des  défauts  qu'elle  présente.  Le 
premier,  le  plus  grave,  est  cette  forme  d'autobiographie  que  l'é- 
crivain, une  femme,  a  donnée  aux  aventures  d'un  jeune  homme. 
Harry  Henderson,  aimable  dans  l'enfance,  devient,  à  mesure  qu'il 
avance  en  âge,  une  sorte  de  Grandisson,  vertueux  sans  lutte,  atta- 
chant trop  d'importance  à  ne  pas  fumer  et  à  ne  pas  boire,  comme  si 
c'étaient  là  les  seuls  vices  qui  pussent  tenter  sa  jeunesse.  On  ne 
sent  jamais  chez  lui  l'ombre  de  passion;  il  fait  de  la  littérature 
posément,  sans  fièvre  d'imagination,  comme  il  ferait  une  besogne 
manuelle  ;  le  bureau  du  journal  où  il  travaille  ressemble  à  la  cage 
grillée  derrière  laquelle  le  commerçant  aligne  des  chiffres.  Il  est 
amoureux  à  la  manière  d'une  demoiselle  bien  élevée  :  jamais  il  ne 
côtoie  seulement  le  vertige;  sa  conversation  dans  le  boudoir  de  sa 
fiancée,  seul  à  seule  avec  elle,  la  veille  de  leurs  noces,  roule  sur 
les  devoirs  réciproques  des  époux,  tels  qu'ils  sont  exposés  dans  le 
livre  de  prières,  et  sur  des  thèses  générales  passablement  rebattues. 
Le  voyage  de  la  lune  de  miel  est  plutôt  l'école  buissonnière  de  deux 
camarades;  enfin  ils  répètent  avec  beaucoup  d'années  de  plus,  qui 
rendent  puéril  et  insuffisant  ce  qui  était  alors  parfaitement  à  sa 
place,  la  petite  idylle  enfantine  de  Harry  et  Susie.  La  venu  de  Hen- 
derson, jusqu'au  jour  où  elle  est  couronnée  par  sa  rencontre  avec 
Éva,  gagnerait,  à  être  moins  facile,  d'être  plus  vraisemblable  et 
plus  intéressante. 

La  composition  du  roman  est  d'ailleurs  assez  imparfaite.  Imagi- 
nez un  tableau  où  fourmillent  des  figures,  originales  et  expressives 
sans  doute,  mais  qui  défilent  plutôt  qu'elles  n'agissent,  et  ne  sont 
point  arrangées  pour  former  de  groupe  principal;  elles  se  coudoient, 
s'entassent  toutes  sur  le  même  plan,  sans  souci  de  la  perspective; 
on  voudrait  à  chaque  pas  les  écarter.  Peu  nous  importe  que  Jim 
Fellows,  l'un  des  collaborateurs  de  Harry,  celui  qui  dans  la  Démo- 
cratie représente  assez  lourdement  l'esprit  français,  ait  à  la  fin  du 
roman  quelques  chances  d'épouser  Alice,  la  jeune  sœur  altière  et 
ambitieuse  d'Éva,  et  que  tante  Maria,  qui  représente  les  préjugés 


UN   ROMAN   AMERICAIN. 


6A3 


aristocratiques  du  vieux  monde,  en  soit  au  désespoir,  —  que  le  mi- 
santiirope  Bolton,  qui  serait  un  stoïque,  s'il  n'était  sourdement  at- 
teint d'ivrognerie  comme  d'une  maladie  incurable,  journaliste  dis- 
tingué au  demeurant  et  caractère  sublime,  s'interdise  d'épouser  le 
docteur  Caroline,  qu'il  adore  et  dont  il  est  aimé,  pour  ne  pas  de- 
venir un  obstacle  à  la  carrière  que  se  propose  cette  femme  supé- 
rieure.—  Qu'elle  étudie  son  art,  qu'elle  s'élève  de  plus  en  plus, 
qu'elle  soit  tout  ce  qu'elle  peut  être,...  je  n'entraverai  pas  sa  course! 
—  Et  il  laisse  Caroline,  le  futur  médecin,  partir  pour  la  chasse  aux 
diplômes  avec  Ida,  l'élève  de  Darwin  :  c'est  fort  généreux  peut- 
être,  mais  cela  n'a  pas  le  sens  commun  assurément,  et  surtout  cela 
n'est  pas  de  l'amour.  Trop  de  satellites  gravitent  autour  de  31a 
Femme  et  moi,  comme  pour  nous  faire  perdre  le  fil  de  l'action  prin- 
cipale. II  y  a  des  portraits  tracés,  dit-on,  d'après  nature;  celui  de 
M™*  Cérulean,  dont  le  salon,  célèbre  probablement  à  New-York, 
nous  montre  des  fanatiques  empressés  autour  d'une  femme  brillante 
et  vaine,  qui  s'imagine  que  les  hommages  décernés  à  ses  charmes 
s'adressent  à  son  génie.  Pour  affirmer  ce  prétendu  génie,  elle  donne 
tête  baissée  dans  toute  sorte  d'aberrations,  reçoit  et  patronne  les 
phénomènes  les  plus  équivoques,  entre  autres  Audacia  Dangereyes, 
la  caricature  des  femmes  émancipées  qui  osent  tout,  type  de  folle 
destiné  probablement  à  faire  ressortir  par  le  contraste  celui  d'Ida  Van 
Arsdel,  la  réformatrice  selon  le  cœur  de  M'"*"  Stowe,  qui  croit  que  les 
femmes  gagneront  leur  cause  bien  moins  par  de  bruyans  rassemble- 
mens  et  d'impérieuses  revendications,  des  conférences  et  des  pam- 
phlets, qu'en  s'efforçant  chacune  dans  sa  sphère  d'accomplir  avec  pa- 
tience une  œuvre  courageuse  et  utile.  Miss  Audacia,  M'"*  Cérulean  et 
bien  d'autres  pourraient  disparaître  sans  que  personne  s'en  plaignît. 
M'"^  Stowe  se  laisse  entraîner,  à  la  suite  de  son  héros,  ce  champion 
du  progrès  appuyé  sur  le  christianisme,  à  peindre  les  excès  de  tous 
les  réformateurs  contemporains;  elle  n'a  pas  cherché  en  revanche 
un  seul  incident  dramatique.  La  compensation  est  dans  un  assem- 
blage de  détails  charmans,de  caractères  consciencieusement  obser- 
vés, de  pensées  généreuses,  de  scènes  touchantes  à  travers  les- 
quelles brille  comme  un  rayon  de  saine  et  pure  gaîté.  Elle  revêt 
d'intérêt,  et  souvent  de  poésie,  les  plus  humbles  détails  de  la  vie 
domestique;  enfin  elle  donne  aux  jeunes  filles,  à  qui  son  livre  est 
dédié,  une  idée  juste  et  haute  du  bonheur  auquel  chacune  d'elles 
peut  atteindre  en  dépit  de  la  fortune.  Honneur  à  M'"*  Stowe  pour 
cela,  et  que  son  obstination  un  peu  fatigante  à  plaider  avec  emphase 
les  droits  de  la  femme  lui  soit  pardonnée  en  faveur  de  la  sagesse  et 
de  la  grâce  que  met  son  héroïne  à  n'en  revendiquer  aucun. 

Th.  Bentzon, 


LES 


CHEMINS  DE  FER 

AUX  ÉTATS-UNIS 


Chopters  of  Erie  and  olher  essaya,  hj  Ch.  and  H.  Adams.  Boston  1871. 


On  ne  conteste  guère  que  les  chemins  de  fer  exercent  une  puis- 
sante influence  sur  la  vie  politique  et  social^ des  nations;  on  ad- 
met aussi  que  cette  influence  est  moindre  dans  l'ancien  monde  que 
dans  une  contrée  récemment  peuplée  telle  que  les  États-Unis  de 
l'Amérique  du  Nord.  Un  pays  en  train  de  se  coloniser  ne  connaît 
pas  les  rivalités  locales  ni  les  iniérèts  de  clocher  que  réveille  chez 
nous  le  plus  insignifiant  projet  de  chemin  de  fer  départemental. 
Le  réseau  de  voies  ferrées  que  l'émigrant  trouve  en  débarquant  à 
Kew-York  est  en  quelque  sorte  un  élément  du  climat,  comme  les 
eaux,  le  sol  et  la  température.  C'est  d'après  le  tracé  des  rails  que 
le  pionnier  choisit  sa  nouvelle  demeure.  Nous  croyons  volontiers  les 
auteurs  de  Cluipiers  of  Erie  quand  ils  disent  que  leur  pays  a  été 
enfanté  par  les  locomotives,  et  que,  sans  bateaux  à  vapeur  ni  che- 
mins de  fer,  l'Union  américaine  ne  subsisterait  pas.  L'idée  même 
d'une  confédération  entre  trente-sept  états  et  dix  territoires,  dont  la 
surface  totale  équivaut  à  celle  de  l'Europe  entière,  se  concevrait-elle 
sans  la  vapeur,  qui  diminue  les  distances  et  confond  les  citoyens 
des  diverses  provinces?  Les  chemins  de  fer  ont  du  reste  une  fois 
déjà  sauvé  l'Union  par  les  services  qu'ils  ont  rendus  aux  armées  fé- 
dérales lors  de  la  guerre  de  la  sécession,  car  les  hommes  du  nord 
n'auraient  jamais  dompté  les  insurgés  du  sud,  s'ils  n'avaient  eu  de 


LES    CHEMINS   DE   FER    AUX   ÉTATS-UNIS.  6A5 

plus  pmssans  moyens  d'action  que  les  Anglais  à  l'époque  de  la  guerre 
de  rindépen:]ance.  Réduits  à  la  stratégie  lente  de  leurs  ancêtres, 
les  hommes  du  nord  n'auraient  pu  empêcher  les  États-Unis  de  se 
dissoudre  en  plusieurs  confédérations  hostiles  entre  elles  "et  souvent 
en  guerre  les  unes  contre  les  autres.  Aussi  bien  peut-on  dire  que 
les  convulsions  incessantes  dont  les  républiques  de  l'Amérique  es- 
pagnole sont  le  théâtre  cesseront  dès  qu'un  réseau  de  voies  ferrées, 
traversant  ces  petits  états  par  trop  indépendans,  les  réunira  dans 
une  même  pensée  d'ordre  et  de  développement. 

I. 

Quoique  l'effet  apparent  des  transports  rapides  soit  une  tendance 
à  la  centralisation,  la  conséquence  nécessaire  des  chemins  de  fer  aux 
États-Unis  a  été  de  disperser  les  émigrans  dans  les  plaines  im- 
menses du  far-west.  Comment  ces  terres,  malgré  leur  fertilité,  au- 
raient-elles attiré  les  pionniers  américains,  s'ils  s'y  étaient  trou- 
vés dans  l'isolement,  éloignés  des  marchés,  dépourvus  de  moyehs 
de  transport?  Par  le  chemin  de  fer,  New-York  reçoit  les  céréales 
du  Missouri;  par  la  vapeur,  Chicago  envoie  en  Irlande  les  produits 
de  la  vallée  du  Mississipi.  Le  cercle  d'attraction  des  grands  centres 
de  population  s'étend  à  mesure  que  les  communications  devien- 
nent plus  promptes  et  moins  coûteuses.  Ces  centres  naissent  ou 
se  déplacent  selon  que  le  commerce  s'ouvre  de  nouvelles  routes 
vers  l'intérieur  du  continent.  Il  est  assez  commun  de  citer  Venise 
comme  exemple  des  effets  que  produit  le  déplacement  des  routes 
commerciales  sur  la  grandeur  et  la  décadence  des  villes  :  l'Amé- 
rique du  Nord  offre  de  ces  résultats  des  exemples  bien  autrement 
surprenans  par  leur  rapidiié.  La  Nouvelle-Orléans,  Boston,  Char- 
leston,  qui  étaient  des  cités  de  premier  ordre,  sont  descendues  au 
second  rang,  tandis  que  New-York  est  passé  en  quarante  ans  de 
200,000  à  900,000  habitans,  et  que  Chicago  compte  aujourd'hui 
300,000  habitans  sur  le  terrain  marécageux  où  l'on  ne  voyait  en 
1829  que  quelques  cabanes  de  pêcheurs.  C'est  que  New-York  et 
Chicago  réunissent  les  deux  conditions  qui  attirent  le  commerce  et 
le  font  vivre,  un  vaste  port  pour  communiquer  avec  le  reste  du 
monde,  et  vers  les  terres  un  réseau  de  voies  ferrées  qui  s'épanouis- 
sent dans  tous  les  sens.  De  même,  à  l'intérieur  des  états,  Albany, 
Pittsbiirg,  Cincinnati,  Saint-Louis,  sont  devenus  des  entrepôts  im- 
portans  par  cela  seul  que  la  configuration  du  sol  ou  le  hasard  de  la 
construction  y  faisait  converger  les  chemins  de  fer  et  les  canaux. 

Aux  États-Unis,  les  chemins  de  fer  ont  absorbé  la  presque  tota- 
lité des  transports;  ils  ont  dispensé  d'établir  des  grandes  routes.  A 


646  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

l'exception  de  quelques  canaux,  ils  n'ont  de  concurrence  que  celle 
qu'ils  se  font  entre  eux,  et,  comme  on  verra,  cette  concurrence 
tourne  rarement  au  profit  du  public.  Ils  se  sont  multipliés  à  tel 
point  que  les  anciens  états,  malgré  la  faible  densité  de  leur  popu- 
lation, ont,  à  superficie  égale,  autant  de  voies  ferrées  que  les  con- 
trées de  l'Europe  les  mieux  dotées  sous  ce  rapport.  Les  états  de 
l'ouest  eux-mêmes  n'ont  pas  une  ville  de  quelque  importance  qui 
ne  soit  desservie  par  un  chemin  de  fer.  Villes  et  railways,  tout  se 
développe  en  même  temps,  et  l'on  serait  embarrassé  de  dire  quel 
est  celui  des  deux  qui  est  la  conséquence  de  l'autre.  Vers  ISZiO,  les 
Américains  construisaient  par  an  800  kilomètres  de  voies  de  fer; 
en  1860,  la  longueur  des  chemins  exécutés  était  de  47,000  kilo- 
mètres; la  guerre  de  sécession  suspendit  pendant  quelques  années 
tous  les  travaux,  puis  on  s'y  remit  avec  une  ardeur  plus  grande. 
En  1871,  on  ajoutait  10,000  kilomètres  au  réseau  de  l'Union,  qui 
déjà  ne  comptait  pas  moins  de  80,000  kilomètres. 

Il  faut  le  reconnaître,  les  travaux  de  ce  genre  ne  coûtent  pas 
aussi  cher  en  Amérique  qu'en  Europe.  Autant  qu'on  peut  le  savoir 
(et  ce  n'est  pas  facile,  car  les  compagnies,  qui  ne  sont  soumises  à 
aucun  contrôle  financier,  ne  révèlent  pas  volontiers  les  mystères 
de  leurs  livres  de  compte),  les  chemins  de  fer  reviendraient  à  moins 
de  200,000  francs  par  kilomètre,  matériel  compris,  tandis  qu'en 
Europe  le  prix  moyen  est  plus  que  double.  Cependant  la  valeur 
relative  de  l'argent  est  moindre  au-delà  de  l'Atlantique.  Il  est  vrai 
de  dire  que  les  compagnies  américaines  ont  rencontré  des  condi- 
tions éminemment  favorables  à  l'économie  de  leurs  devis;  d'abord 
le  terrain  leur  est  livré  à  titre  gratuit,  sauf  aux  abords  des  grands 
centres  de  population;  les  chemins  n'ont  le  plus  souvent  qu'une 
seule  voie;  le  bien-être  et  même  la  sécurité  des  voyageurs  sont  sa- 
crifiés au  bon  marché;  enfin,  lorsque  les  ingénieurs  se  trouvent 
en  face  d'obstacles  sérieux,  ils  tournent  la  difficulté  plutôt  qu'ils 
ne  la  résolvent.  11  semble  tout  naturel  aux  Américains  de  relier 
par  un  bac  à  vapeur  les  deux  tronçons  d'un  chemin  de  fer  que  sé- 
pare une  large  rivière;  ne  peuvent-ils  se  dispenser  de  faire  un 
pont,  un  viaduc,  ils  le  construisent  en  charpente.  C'est  ainsi  que 
sur  le  New-York-Central,  qui  va  d'Albany  à  Buffalo,  les  rails  sont 
posés  sur  un  pont  en  bois  de  267  mètres  de  long  et  de  80  mètres 
de  haut.  Entre  les  mains  des  ingénieurs  du  Nouveau-Monde,  le  bois 
s'est  plié  à  toutes  les  exigences  ;  il  n'a  pas  pourtant  acquis  la  du- 
rée, à  quoi  les  Américains  répondent  qu'un  tel  viaduc  ne  leur  re- 
vient qu'à  875,000  francs,  —  qu'en  pierre  il  aurait  coûté  plus  de 
6  millions,  —  que  par  conséquent  l'intérêt  à  7  pour  100  de  cette 
somme  leur  permettrait  au  besoin  de  renouveler  leur  construction 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX   ÉTATS-UNIS.  647 

en  charpente  tous  les  deux  ans.  De  même  encore,  le  chemin  de  fer 
qui  relie  l'état  de  New-York  au  Canada  franchit  le  Niagara  sur  un 
pont  suspendu  en  fil  de  fer,  le  plus  hardi  sans  contredit  qu'il  y  ait 
au  monde.  Tandis  que  nous  proscrivons  en  France  ce  système  de 
pont,  même  sur  de  simples  routes  de  terre,  par  le  motif  que  la  sta- 
bilité en  est  toujours  incertaine,  les  Américains  font  passer  sur  le 
pont  suspendu  du  Niagara  en  même  temps  une  route  et  un  chemin 
de  fer;  cela  dure  depuis  1855  sans  qu'aucun  accident  ait  encore 
donné  tort  à  leur  imprudence. 

Quelque  économes  que  soient  les  constructeurs  transatlantiques, 
plus  de  6  milliards  avaient  été  dépensés  en  travaux  de  chemins  de 
fer  avant  la  guerre  de  sécession,  et  cette  somme  est  sans  doute 
plus  que  doublée  maintenant.  Gomment  de  si  gigantesques  entre- 
prises ont-elles  pu  s'organiser  dans  une  contrée  où  le  capital  trouve 
à  s'employer  sous  mille  formes  diverses?  Tous  les  systèmes  finan- 
ciers connus  en  Europe  furent  essayés  à  la  fois.  Dans  la  Pensyl- 
vanie,  l'état  voulut  lui-même  créer  des  chemins  de  fer,  comme 
il  avait  déjà  créé  des  canaux  entre  l'Ohio,  l'Erié  et  la  Susquehan- 
nah.  L'affaire  ne  fut  pas  heureuse,  car  l'état,  obéré  par-delà  ses 
ressources,  en  vint  à  ne  pouvoir  payer  les  intérêts  de  sa  dette  pu- 
blique. Dans  les  autres  états  de  l'est,  les  chemins  de  fer  furent  en 
général  l'œuvre  de  petites  compagnies  locales,  qui,  secondées  par 
des  subventions  du  gouvernement  et  des  villes,  commençaient  par 
des  lignes  de  faible  longueur,  puis  se  soudaient  les  unes  aux  autres, 
et  finissaient  par  se  fusionner.  Dans  l'ouest,  où  les  terres  vagues 
sont  la  vraie  richesse,  puisque,  aussitôt  mises  en  culture,  elles 
donnent  en  abondance  le  blé,  le  chanvre  et  le  coton,  les  états  ont 
favorisé  la  création  des  voies  de  communication  en  octroyant  aux 
entrepreneurs  de  vastes  surfaces  incultes.  Ainsi  dans  l'Illinois  le  con- 
grès donne  gratuitement  aux  compagnies  des  sections  de  10  kilo- 
mètres de  large  sur  chaque  côté  de  la  voie  alternativement.  Ce 
sont  des  terres  qui  valaient  environ  2  dollars  l'hectare  avant  l'é- 
tablissement du  chemin  de  fer,  et  qui  montent  à  15  ou  16  dollars 
dès  que  la  locomotive  les  parcourt,  parce  que  les  populations  y  ar- 
rivent en  foule.  Peut-être  les  propriétaires  des  états  situés  de  ce 
côté-ci  des  Alîeghanys  souffrent-ils  un  peu  de  cet  exode  incessant 
vers  l'ouest  du  continent  :  leurs  fermes  sont  abandonnées,  leurs 
produits  rencontrent  sur  les  marchés  la  concurrence  ruineuse  des 
récoltes  du  far-ivest;  mais  les  villes  et  surtout  les  ports  de  mer  y 
trouvent  leur  profit. 

En  France,  que  les  chemins  de  fer  aient  été  construits  aux  frais 
du  budget  ou  qu'ils  soient  l'œuvre  de  compagnies  concessionnaires, 
que  ces  compagnies  soient  subventionnées  ou  réduites  à  leurs  seules 


6/18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ressources,  l'état  ne  cesse  de  leur  faire  sentir  sa  puissance.  Tantôt 
il  les  arme  de  pouvoirs  exceptionnels,  faute  desquels  elles  seraient 
peut-être  incapables  d'achever  leur  tâche,  tantôt  il  réprime  leurs 
exigences  et  protège  le  public  contre  l'abus  qu'elles  feraient  du 
monopole  qui  leur  est  conféré.  Aux  États-Unis,  il  n'existe  rien  de 
pareil.  Comme  en  Angleterre,  les  sociétés  financières  font  la  dé- 
pense d'établissement,  et  s'en  dédommagent  par  les  taxes  qu'elles 
prélèvent  arbitrairement  sur  les  voyageurs  et  sur  les  marchandises. 
On  s'est  dit  dès  le  princif)e  que  l'industrie  des  chemins  de  fer  n'est 
pas  plus  qu'une  autre  à  l'abri  de  la  concurrence,  et  que  la  concur- 
rence est  un  moyen  infaillible  d'empêcher  que  les  taxes  ne  soient 
plus  élevées  que  de  raison.  On  devine  que  l'événement  n'a  pas  jus- 
tifié cette  prévision.  Les  chemins  de  fer  américains  ont  donné  le 
spectacle  des  variations  de  prix  les  plus  monstrueuses.  En  1869,  le 
prix  du  transport  entre  Nevv-Yoïk  et  Chicago  monta  de  5  dollars  à 
40  dollars  par  tonne.  Parfois  le  tarif  était  de  2  dollars  entre  New- 
Yoik  et  Chicago,  et  de  37  dollars  pour  le  même  parcours  en  sens 
contraire.  Le  plus  souvent,  deux  compagnies  rivales,  par  des  rabais 
exagérés,  se  disputaient  le  trafic  entre  les  points  extrêmes  qu'elles 
desservaient  toutes  deux,  et  elles  se  rattrapaient  de  ces  transports 
faits  à  perle  en  surélevant  au-delà  de  toute  mesure  les  transports 
des  localités  intermédiaires,  au  point  de  ruiner  les  manufactures 
exposées  à  ces  variations  exorbitantes.  Quelquefois  les  congrès  se 
prémuniient  contre  les  abus  du  monopole;  mais  les  prescriptions 
qu'ils  édictèrent  à  cet  effet  furent  aisément  éludées.  Il  n'est  pas 
rare  de  trouver  dans  les  plus  anciennes  concessions  un  article  qui 
prescrit  d'abaisser  les  tarifs  lorsque  les  profits  de  la  compagnie  con- 
cessionnaire dépassent  un  certain  taux,  précaution  inutile  dans  une 
contrée  où,  faute  de  contrôle  financier,  le  gouvernement  ignore  tou- 
jours à  quel  chiffre  monte  au  juste  le  capital  d'établissement.  Ail- 
leurs on  s'avisa,  mais  un  peu  tard,  d'interdire  la  fusion  des  compa- 
gnies rivales.  Qu'arriva-t-il  alors?  Elles  se  fusionnèrent  sans  qu'il  y 
parût;  par  exemple,  elles  convenaient  de  mettre  en  commun  les 
recettes  produites  par  les  points  extrêmes,  chacune  d'elles  conser- 
vant le  monopole  du  trafic  intermédiaire.  Qu'on  ne  s'étonne  pas 
trop  de  voir  des  associations  financières  éluder  les  lois;  ce  sont  de 
grandes  puissanc  s  dans  un  pays  où,  par  la  vertu  du  suffrage  uni- 
versil,  la  magistrature  et  le  congrès  appartiennent  aux  plus  riches, 
aux  plus  audacieux. 

La  compagnie  du  chemin  de  fer  central  de  la  Pensylvanie  offre 
un  spécimen  remarquable  de  la  puissance  que  quelques  particuliers 
peuvent  acquérir  ainsi  par  la  seule  vertu  de  combinaisons  financières. 
En  185/i,  cette  compagnie  ne  possédait  que  la  ligne  d'Harrisburg  à 


LES   CHEMINS    DE   FER   AUX    ÉTATS-UNIS.  649 

Pittshurg  (350  kilomètres),  sur  laquelle  elle  avait  dépensé  17  mil- 
lions de  dollars  environ.  Elle  s'étendit  peu  pendant  les  années  sui- 
vantes. Vers  1869,  menacée  par  les  compétitions  trop  vives  des  en- 
treprises rivales  situées  plus  au  nord,  elle  acquiert  tout  à  coup,  par 
des  contrats  que  le  congrès  ne  fit  pas  difficulté  d'approuver,  une 
ligne  qui  la  mène  jusqu'à  Chicago,  une  autre  qui  dessert  Saint-Louis, 
une  troisième  qui  atteint  Cincinnati.  Elle  n'en  voulait  pas  plus  en 
apparence,  annonçant  à  qui  voulait  l'entendre  que  son  rôle  ne  com- 
portait pas  de  nouvelles  extensions  au-delà  du  Mississipi;  mais  ce  que 
la  compagnie  s'abstenait  de  faire,  les  directeurs  qui  l'administraient 
ne  se  l'étaient  pas  interdit.  Ces  hommes,  que  l'on  aurait  pu  croire 
absorbés  par  l'énorme  gestion  dont  ils  avaient  déjà  la  charge,  se 
faufilèrent  dans  les  entreprises  du  Michigan  et  du  Minnesota,  où  les 
chemins  de  fer  ne  se  construisent  qu'au  moyen  d'immenses  conces- 
sions de  terrains;  ils  devinrent  directeurs  de  la  ligne  du  Pacifique, 
dont  la  principale  ressource  est  aussi  la  revente  des  terrains  limi- 
trophes à  la  voie.  On  a  calculé  qu'ils  étaient  maîtres  alors  d'un  ter- 
ritoire de  80,000  milles  carrés,  ce  qui  est  presque  l'équivalent  delà 
surface  de  l'Italie.  Ils  possédaient  en  outre,  sous  le  nom  de  la  Com- 
pagnie pensylvanienne,  6,000  kilomètres  de  chemins  de  fer,  un 
canal,  des  mines  de  houille,  une  entreprise  de  bateaux  à  vapeur, 
un  capital  de  700  millions  de  francs  avec  un  revenu  annuel  de 
250  millions,  dont  un  quart  était  le  profit  net  de  l'entreprise.  Qu'est- 
ce  qu'un  état  où  de  tels  élémens  de  puissance  se  trouvent  réunis 
sans  contrôle  entre  les  mains  de  quelques  citoyens?  Il  serait  puéril 
d'espérer  que  ces  hommes  seront  sages  et  modérés;  ils  ont  acquis 
un  monopole  gigantesque,  et  ne  songent  à  s'en  servir  que  dans  leur 
intérêt  personnel.  On  en  vit  la  preuve  au  cours  de  l'hiver  1870-1871. 
Par  l'effet  de  circonstances  artificielles,  les  houillères  de  la  Pensyl- 
vanie  avaient  acquis  en  peu  d'années  un  développement  de  produc- 
tion que  les  besoins  du  commerce  ne  justifiaient  pas.  De  là  temps 
d'arrêt,  diminution  de  la  vente  et  par  conséquent  de  l'exploita- 
tion, puis  finalement  une  baisse  des  salaires,  contre  laquelle  les 
ouvriers  mineurs  se  coalisèrent.  La  compagnie  des  chemins  de  fer 
possédait  quelques  puits  de  mines;  voulant  mettre  ses  ouvriers  à 
la  raison,  elle  n'imagina  rien  de  mieux  que  de  tripler  le  prix  de 
transport,  afin  d'enrayer  la  consommation  et  de  forcer  toutes  les 
concessions  minières  au  chômage.  Tous  les  habitans  de  l'état  s'en 
ressentirent.  Les  clameurs  les  plus  violentes  s'élevèrent  contre  les 
administrateurs  du  chemin  de  fer.  On  scruta  les  décrets  de  conces- 
sion qui  leur  avaient  été  accordés,  afin  de  découvrir  s'ils  possé- 
daient effectivement  le  droit  de  faire  peser  des  taxes  de  transport 
prohibitives  sur  la  plus  importante  des  matières  premières.  Le  ca- 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hier  des  charges^  il  est  vrai,  fixait  un  prix  limite  que  la  compagnie 
n'avait  pas  le  droit  de  dépasser;  mais  les  tribunaux  avaient  décidé 
depuis  longtemps  que  ce  maximum  ne  s'appliquait  qu'à  ce  que 
nous  appelons  en  France  le  prix  de  péage,  et  que  le  prix  du  trans- 
port proprement  dit  n'avait  pas  de  limite  légale.  En  d'autres  termes, 
la  compagnie  ne  pouvait  refuser  la  circulation  sur  les  rails  à  qui- 
conque offrait  de  lui  payer  le  prix  du  tarif;  elle  était  maîtresse  au 
contraire  de  prélever  la  rémunération  qu'il  lui  plaisait  pour  l'usage 
de  ses  locomotives  et  de  ses  wagons.  Le  public  était  donc  à  la  merci 
des  gens  qui  avaient  su  monopoliser  les  moyens  de  transport  dont 
les  houillères  étaient  obligées  de  se  servir. 

Si  ces  aventureux  directeurs  de  chemins  de  fer,  que  MM.  Adams 
flétrissent  du  surnom  de  cormorans,  ne  se  gênent  pas  pour  rançon- 
ner le  public,  plus  souvent  encore  ils  abusent  de  la  confiance  des 
actionnaires  dont  les  intérêts  leur  sont  remis.  Outre  la  fusion  d'en- 
treprises rivales ,  il  est  une  manœuvre  favorite  chez  les  hommes 
d'affaires  américains,  qu'ils  appellent  ingénieusement  stock  wate- 
rîng,  ce  que  l'on  pourrait  traduire  par  ces  mots  :  mettre  de  l'eau 
dans  le  capital.  Qu'une  compagnie  se  trouve  trop  à  l'étroit  dans  son 
capital  primitif,  soit  parce  qu'elle  va  atteindre  !a  limite  maximum 
d'intérêt  qui  lui  est  allouée,  soit  parce  qu'elle  se  prépare  à  fusionner 
avec  d'autres,  et  qu'elle  veut  paraître  plus  riche  qu'elle  ne  l'est  en 
réalité,  soit  enfin  parce  que  les  directeurs,  en  prévision  d'une  spé- 
culation à  la  Bourse,  éprouvent  le  besoin  de  jeter  lui  grand  nombre 
de  titres  sur  le  marché  des  fonds  publics,  —  en  toutes  ces  circon- 
stances, la  compagnie  double  ou  triple  simplement  le  nombre  de 
ses  actions  sans  que  personne  ait  le  droit  de  s'y  opposer.  C'est  l'une 
de  ces  habitudes  qui  rendent  extrêmement  difficile  de  savoir  quel 
est  le  prix  de  revient  réel  des  chemins  de  fer  en  Amérique.  Pour 
montrer  à  quel  point  les  comptes  apparens  des  compagnies  s'écar- 
tent des  chiffres  de  dépenses  véritables,  voici,  suivant  MM.  Adams, 
l'organisation  financière  du  grand  chemin  de  fer  du  Pacifique.  C'est 
à  dessein  que  l'on  prend  pour  exemple  cette  ligne  merveilleuse  qui 
rattache  la  Californie  à  la  vallée  du  Missouri.  Avant  que  les  travaux 
ne  fussent  commencés,  l'entreprise  paraissait  aléatoire  au  plus  haut 
degré  :  c'était  une  loterie.  Les  directeurs,  qui  ont  eu  le  talent  de 
faire  tourner  la  chance  en  leur  faveur,  méritent  assurément  d'être 
récompensés  en  proportion  du  risque  qu'ils  ont  couru.  On  se  sent 
enclin  à  excuser  de  leur  part  des  moyens  de  battre  monnaie  que 
l'on  condamnerait,  s'il  s'agissait  d'une  œuvre  moins  extraordinaire. 
Donc  le  projet  du  chemin  du  Pacifique  se  présentait  au  début  avec 
une  longueur  de  3,200  kilomètres,  et  une  dépense  évaluée  à 
60  millions  de  dollars.  La  compagnie  se  constituait  au  capital  de 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX    ETATS-UNIS.  651 

200  millions  de  dollars,  capital  fictif  dont  les  actionnaires  versè- 
rent en  définitive  à  peine  la  dixième  partie.  Ceci  n'était  qu'une 
médiocre  ressource,  et  l'argent  devait  s'obtenir  par  d'autres  procé- 
dés. Il  y  avait  d'abord  la  subvention  du  congrès  fédéral,  montant  à 
30,000  dollars  par  mille,  puis  des  obligations  émises  pour  la  même 
somme  par  première  hypothèque  sur  les  travaux  à  exécuter,  puis 
les  concessions  gratuites  de  terrains  que  l'on  revendait  aux  colons, 
puis  les  subventions  des  états  et  des  villes,  ou  plutôt  les  bons  de 
papier  que  les  états  et  les  villes  souscrivaient,  à  défaut  d'argent 
comptant,  au  profit  de  la  compagnie,  —  enfin,  pour  dernière  res- 
source, les  produits  nets  des  premières  sections  ouvertes  que  l'on 
appliquait  aux  travaux  en  cours  d'exécution  au  lieu  de  les  dis- 
tribuer aux  actionnaires.  Les  hommes  de  valeur  et  d'initiative  sont 
rares  dans  l'ouest;  aussi  retrouvait-on  toujours  les  mêmes  indivi- 
dus dans  chaque  opération  de  la  grande  compagnie  du  Pacifique. 
Membres  du  congrès,  ils  votaient  les  subsides;  banquiers  à  New- 
York,  ils  négociaient  les  actions  et  les  obligations  des  états  ou  des 
villes;  directeurs,  ils  ordonnaient  les  travaux;  entrepreneurs  dans 
les  plaines  du  far-ivest,  ils  les  exécutaient  eux-mêmes.  A  la  fin  de 
1870,  la  compagnie  du  Pacifique  exploitait  3,Zi50  kilomètres  de 
chemin  de  fer,  et  elle  était  débitrice  de  240  millions  de  dollars; 
mais  elle  tenait  encore  en  caisse  plus  de  la  moitié  de  ses  actions, 
réserve  importante  qu'elle  négociera  quand  ses  directeurs  jugeront 
le  moment  opportun  pour  réaliser  quelque  énorme  profit. 

Aux  Etats-Unis,  la  proprié-té  des  chemins  de  fer  est  perpétuelle. 
Les  voies  de  communication  ne  retombent  pas,  comme  en  France, 
dans  le  domaine  public  au  bout  d'une  période  de  jouissance  dé- 
terminée. Aussi  l'exagération  du  capital  fictif  est-elle  un  mal  dont 
le  pays  sentira  plus  tard  la  fâcheuse  influence  sous  forme  de  ta- 
rifs exorbitans.  Il  est  impossible  au  surplus  de  dire  où  s'arrêtera 
le  stock  tvateriug.  On  a  calculé,  d'après  des  données  certaines, 
que,  du  1"  juillet  1867  au  1"'  mai  1869,  en  un  peu  moins  de  deux 
ans,  vingt-huit  compagnies  de  chemins  de  fer  avaient  élevé  leur 
capital  de  287  millions  à  400  millions  de  dollars,  soit  une  aug- 
mentation de  /lO  pour  100.  En  l'état  actuel,  les  bénéfices  nets  de 
l'exploitation  ne  donnent  aux  actions  qu'un  revenu  médiocre,  du 
moins  par  comparaison  avec  les  autres  branches  de  l'industrie 
américaine.  Si  dans  la  Pensylvanie  les  chemins  de  fer  rapportent 
8,3  pour  100,  et  dans  le  New -York  7,5,  le  revenu  s'abaisse  à 
h,  8  dans  l'Ohio.  Le  rapport  de  toutes  les  voies  exploitées  en  1870 
était  évalué  à  450  millions  de  dollars,  dont  150  millions  de  produit 
net.  Ici  encore,  nous  avons  sous  les  yeux  des  chiffres  prodigieux. 
Ce  sont  de  simples  particuliers  qui  disposent  de  ces  sommes  colos- 


652  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sales,  sans  surveillance,  sans  contrôle.  Quoi  d'étonnint  s'il  survient 
parfois  quelques  scandales  comme  ceux  dont  le  chemin  de  fer  de 
iNew-York  au  lac  Érié  fut  le  théâtre  en  ces  dernières  années? 


II. 

Il  existe  en  Amérique,  entre  les  états  de  l'Atlantique  et  les  états 
de  l'ouest,  un  immense  courant  commercial  dont  il  importe  de  bien 
connaître  le  caractère.  L'ouest  produit  du  bétail,  des  céréales,  du 
chanvre,  du  tabac,  des  bois  de  construction.  Le  commerce  s'y 
concentre  dans  quelques  villes  de  création  récente,  à  Cincinnati 
pour  le  Kentucky  et  la  vallée  de  l'Ohio,  à  Saint-Louis  pour  les 
plaines  qui  s'étendent  entre  le  Mississipi  et  les  Montagnes- Ro- 
cheuses, à  Chicago  pour  les  produits  agricoles  que  la  contrée  envi- 
ronnante donne  à  profusion.  Si  cette  région  de  l'ouest  fournit  des 
matières  premières,  en  revanche  elle  réclame  les  objets  manufac- 
turés qu'elle  ne  possède  pas,  car  l'industrie  y  est  presque  nulle. 
Elle  n'a  qu'un  port  de  grande  importance,  c'est  Chicago  sur  le  lac 
Michigan;  de  plus,  la  navigation  entre  ce  port  et  l'Atlantique  par  les 
lacs  et  le  Saint-Laurent  est  lente  et  détournée.  L'ouest  pouirait  bien 
envoyer  ses  productions  au  sud,  à  la  Nouvelle-Orléans  par  la  voie 
du  Mississipi;  mais  la  Nouvelle-Orléans  n'a  ni  l'industrie  ni  l'acti- 
vité commerciale  de  New-Yoïk,  de  Boston  et  de  Philadelphie.  Même 
pour  les  denrées  de  la  zone  tropicale,  dont  la  Nouvelle-Orléans 
serait  l'entrepôt  naturel,  les  gens  du  far-wesl  trouvent  préférable 
de  s'approvisionner  du  côté  de  l'Atlantique.  11  y  a  donc  entre  l'At- 
lantique et  l'ouest,  en  dépit  de  la  chaîne  des  Alleghanys  qui  les 
sépare,  un  négoce  considérable.  Ce  courant  commercial  s'écoule 
par  cinq  grandes  voies  de  communication,  dont  voici  la  direction  et 
le  tracé. 

La  voie  la  plus  ancienne  est  le  canal  qui  va  de  l'Hudson  au  lac  Erié, 
entre  les  villes  d'Albany  et  de  Bulïalo;  il  fut  ouvert  en  1825,  à  une 
époque  où  l'on  ne  songeait  pas  encore  aux  chemins  de  fer.  Creusé 
d'abord  en  petite  section  avec  l'",20  de  hauteur  d'eau,  agrandi  un 
peu  plus  tard,  ce  canal,  qui  a  580  kilomètres  de  long,  fut  l'œuvre 
d'un  état  qui  n'avait  pas  alors  plus  de  1,500,000  habitans.  D'autres 
canaux  secondaires  en  communication  avec  celui -Là  portèrent  à 
1,500  kilomètres  la  longueur  des  voies  navigables.  Le  congrès  s'est 
heureusement  gardé  d'aliéner  ce  vaste  réseau,  qui  relie  les  lacs  Érié, 
Ontario  et  Champlain  aux  fleuves  de  l'Hudson,  du  Saint-Laurent  et 
de  la  Delaware. 

Lorsque  survint  l'ère  des  chemins  de  fer,  de  petites  compagnies 
entreprirent,  chacune  pour  son  compte,  des  fragmens  de  ligne  entre 


LES   CHEMINS    DE    FER    AUX   ÉTATS-UNIS.  653 

New -York  et  Chicago  par  Albany,  Buffalo,  Cleveland  et  Toledo. 
Sur  un  parcours  de  1,700  kilomètres,  l'on  ne  comptait  pas  moins  de 
seize  compagnies  distinctes.  Le  tout  fut  livré  au  public  vers  1852. 
Presque  aussitôt  ces  compagnies  commencèrent  à  fusionner  :  les 
plus  pauvres  entraient  dans  l'association  avec  leur  capital  intact; 
les  autres  étaient  admises  avec  une  plus-value  proportionnelle  à 
leur  prospérité,  si  bien  qu'une  ligne  qui  ne  valait  au  début  que 
50  millions  de  dollars  en  vint  à  être  représentée  par  un  capital  de 
100  millions  et  plus.  Dans  ces  dernières  années,  la  compagnie  des 
chemins  de  fer  de  New-York  à  Chicago  par  Albany  se  trouvait  di- 
rigée par  M.  Vanderbilt,  l'un  des  plus  adroits  financiers  des  États- 
Unis.  Cette  voie  est  vraiment  bien  détournée  (on  s'en  convainc  en 
jetant  les  yeux  sur  une  carte);  elle  est  en  concurrence  immédiate 
avec  le  canal  dont  elle  suit  le  cours.  Aussi  était-il  naturel  qu'un 
chemin  de  fer  plus  direct  fût  établi  de  New-York  au  lac  Érié.  On 
l'entreprit  dès  1832,  avec  un  capital  restreint  de  3  millions  de  dol- 
lars, dont  les  actionnaires  ne  payèrent  jamais  que  le  tiers  :  l'état 
fournit  plusieurs  millions  de  subvention;  cependant  l'aflaire  ne  réus- 
sit pas.  La  compagnie,  impuissante  à  se  procurer  les  fonds  dont  elle 
avait  besoin,  avait  épuisé  son  crédit  avant  l'achèvement  des  tra- 
vaux; elle  tomba  en  faillite,  et  la  ligne  fut  mise  sous  séquestre.  Une 
nouvelle  compagnie  prit  la  place  de  l'ancienne  avec  de  plus  puis- 
sans  moyens  d'action,  qui  lui  permirent  de  compléter  l'œuvre  com- 
mencée par  les  premiers  actionnaires.  La  dépense,  évaluée  dans  le 
principe  à  3  millions  de  dollars,  avait  atteint  50  millions,  tandis  que 
le  produit  brut  montait  à  16  millions  1/2.  C'était,  à  dire  vrai,  une 
magnifique  entreprise  et  un  travail  admirable.  Tracée  tantôt  dans 
les  hautes  montagnes  des  Alleghanys  et  tantôt  à  travers  les  riches 
vallées  de  l'Hudson,  de  la  Susquehannah  et  de  l'Ohio,  cette  ligne 
s'assurait  un  trafic  local  de  grande  importance  et  un  transit  encore 
plus  abondant.  Lys  deux  autres  routes  de  premier  ordre  qui  relient 
l'Atlantique  avec  les  états  de  l'ouest  sont  celle  de  la  Pensylvanie, 
dont  il  a  été  question,  et  celle  de  Baltimore  à  l'Ohio.  Le  tracé  en  est 
peut-être  moins  direct;  par  compensation,  elles  atteignent  plus  vite 
les  voies  navigables  qui  coulent  sur  le  versant  occidental  des  Alle- 
ghanys. 

Ces  cinq  grandes  voies  de  communication  se  partageaient,  il  y  a 
douze  ans,  date  des  dernières  statistiques  que  nous  possédions,  un 
transit  de  3,200,000  tonnes.  On  conçoit,  sans  qu'il  soit  besoin  de 
l'expliquer,  que  la  répartition  se  faisait  entre  elles  d'una  façon  fort 
inégale:  les  canaux  de  l'état  de  New-York  absorbaient  plus  des  deux 
tiers  du  trafic.  Ces  lignes  rivales  étaient  destinées  à  se  faire  la  plus 
active  concurrence  jusqu'au  jour  où  elles  se  mettraient  d'accord  au 


65A  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

détriment  du  public.  Le  conflit  éclata  peu  de  temps  après  la  guerre 
de  sécession  entre  le  chemin  central  de  Nevv-York  et  celui  de  l'Érié. 
Les  Américains  du  Nord  vivaient  à  cette  époque  dans  une  atmo- 
sphère belliqueuse.  C'est  une  circonstance  assez  digne  d'attention 
qu'au  lendemain  de  la  guerre  civile,  alors  que  le  licenciement  des 
armées  rejetait  dans  la  vie  ordinaire  1  million  d'hommes  rompus  à 
l'existence  aventureuse  des  camps,  il  n'y  eut  ni  brigandage  ni  plus 
de  désordres  ou  de  crimes  que  dans  les  années  précédentes.  Les  ci- 
toyens de  l'Union  reportèrent  sur  les  affaires  commerciales  l'esprit 
de  discipline,  le  gaspillage  des  capitaux,  la  hardiesse  de  combinai- 
sons, en  quelque  sorte  les  qualités  et  les  défauts  de  la  profession 
militaire  auxqu-els  ils  s'étaient  accoutumés  pendant  la  lutte  de  la 
sécession.  Ces  nouveaux  combats,  que  l'on  aurait  pu  croire  pacifi- 
ques et  qui  souvent  furent  au  contraire  aussi  violens  qu'immoraux, 
eurent  surtout  pour  théâtre  l'état  de  New- York.  C'est  dans  la  plus 
grande  ville  de  l'Amérique  que  viennent  chercher  fortune  les  hommes 
qu'aucun  scrupule  n'arrête;  c'est  aussi  là  que  la  justice  est  le  plus 
suspecte  de  partialité,  parce  qu'elle  y  est  aux  mains  de  la  populace. 
L'état  est  divisé  sous  le  rapport  judiciaire  en  huit  districts,  et  cha- 
que district  possède  un  tribunal  de  quatre  juges.  Tous  ces  juges 
sont  élus  par  le  suffrage  universel,  qui  demande  avant  tout  aux 
candidats  compte  de  leurs  opinions  politiques.  Chaque  juge  peut, 
en  certaines  affaires,  siéger  seul,  rendre  des  arrêts,  suspendre  la 
procédure  entamée  devant  un  autre  tribunal.  On  ne  s'étonnera  pas 
de  les  voir  prendre  des  décisions  contradictoires  lorsqu'ils  se  lais- 
sent aveugler  par  l'esprit  de  parti  ou  corrompre  à  prix  d'argent. 

M.  Vanderbilt,  déjà  maître  du  Nevv-York-Central,  voulut  en  1867 
s'emparer  aussi  du  chemin  de  l'Érié.  Il  était  homme  de  grandes 
ressources;  on  lui  attribuait  une  fortune  de  10  millions  de  dollars 
entièrement  disponible  pour  des  opérations  de  bourse.  Le  moyen  le 
plus  simple  d'atteindre  le  but  qu'il  se  proposait  lui  parut  être  d'a- 
cheter la  plus  grande  partie  des  actions  de  l'Érié;  mais,  tandis  qu'il 
se  livrait  à  cette  manœuvre,  dont  la  conséquence  immédiate  était 
une  hausse  formidable,  il  s'aperçut  que  ses  adversaires,  l'ayant  de- 
viné, émettaient  des  actions  nouvelles  à  mesure  qu'il  en  achetait. 
L'abus  fut  poussé  à  tel  point  que  le  capital  apparent  de  cette  ligne 
fut  porté  dans  l'espace  de  quatre  ans  de  250,000  à  865,000  actions. 
La  lutte  fut  vive  ;  les  juges  intervinrent,  chaque  parti  avait  le  sien, 
qui  lui  donnait  raison.  Enfin,  de  guerre  lasse,  les  adversaires  con- 
clurent un  compromis;  les  quelques  millions  qu'ils  avaient  perdus 
dans  ces  agiotages  se  trouvèrent  remboursés,  on  ne  sait  comment, 
sur  les  bénéfices  de  l'exploitation  du  chemin  de  fer,  et  après  nombre 
d'incidens  la  ligne  de  New-York  à  l'Érié  passa  sous  la  direction  d'un 


LES    CHEMINS   DE    FER   AUX    ETATS-UNIS.  655 

M.  Fisk,  dont  les  journaux  américains  annonçaient  dernièrement  la 
fm  lamentable.  Il  a  été  assassiné  dans  un  hôtel  de  New-York  par 
un  concurrent  malheureux. 

M.  James  Fisk,  fils  d'un  colporteur  du  Gonnecticut,  suivit  d'abord 
la  carrière  paternelle.  Il  s'était  fait  quelque  réputation  dans  les 
villes  du  Vermont  et  du  Massachusetts  qu'il  visitait  périodiquement, 
si  bien  qu'un  négociant  de  Boston  se  l'associa.  En  peu  d'années,  il 
y  acquit  une  fortune  dont  un  moins  ambitieux  se  serait  contenté. 
Brutal,  ignorant,  mais  plein  d'ardeur  et  d'entrain,  il  s'introduisit 
avec  le  banquier  Gould  dans  le  chemin  de  fer  de  l'Érié  à  la  suite 
des  combinaisons  financières  par  lesquelles  M.  Vanderbilt  s'en  était 
vu  évincé.  MM.  Gould  et  Fisk  devinrent  bientôt  maîtres  absolus  d'une 
compagnie  qui  employait  15,000  individus.  Ce  ne  fut  pas  tout  :  ils 
montèrent  une  maison  de  banque,  achetèrent  un  théâtre,  et,  ap- 
puyés sur  le  parti  radical  de  la  ville  de  New-York,  ils  ne  reculèrent 
plus  devant  aucune  entreprise.  Leur  influence  était  si  grande  qu'ils 
obtinrent  de  la  législature  une  loi  par  laquelle  les  directeurs  de 
l'Érié  ne  devaient  plus  être  réélus  annuellement  suivant  l'usage  de 
toutes  les  associations  financières.  On  les  vit  ensuite  accaparer  l'or 
monnayé  avec  des  moyens  si  puissans  que  la  circulation  monétaire 
en  fut  troublée,  et  que  le  président  de  l'Union  fut  obligé  d'inter- 
venir dans  l'intérêt  du  commerce. 

Il  y  avait,  entre  les  grands  chemins  de  fer  de  l'Érié  et  du  New- 
York-Central,  une  petite  ligne  que  l'on  pourrait  appeler  d'intérêt 
local,  allant  d'Albany  à  la  Susquehannah  sur  un  parcours  de  230  ki- 
lomètres. Cette  entreprise  restreinte  avait  été  entamée,  en  1852, 
avec  des  capitaux  insuffisans.  Les  actionnaires,  qui  étaient  pour  la 
plupart  des  propriétaires  riverains,  y  fournirent  un  million  de  dol- 
lars; les  villes  que  l'aflaire  intéressait  faisaient  des  prêts  d'argent  à 
la  compagnie  ou  prenaient  des  actions.  La  légisîatm-e  de  l'état  ac- 
corda même  quelques  subsides  de  faible  importance.  Au  dernier 
moment,  quand  les  directeurs  se  voyaient  à  bout  de  ressources,  ils 
se  procurèrent  les  sommes  nécessaires  à  l'achèvement  des  travaux 
au  moyen  d'un  subterfuge  assez  irrégulier.  Il  leur  restait  en  caisse 
9,000  actions  non  souscrites;  ils  les  vendirent  au  rabais.  Enfin  au 
mois  de  janvier  1869,  après  dix-sept  ans  de  travail,  la  ligne  de  la 
Susquehannah  fut  ouverte  en  son  entier,  depuis  Albany  jusqu'à 
Binghampton,  où  elle  se  soude  au  chemin  de  l'Érié.  Cette  œuvre 
modeste  faisait  honneur  au  président  du  comité  de  direction ,  — 
M.  Ramsey,  —  qui  depuis  l'origine  avait  géré  avec  intelligence  et 
probité  les  affaires  de  la  compagnie. 

Considérée  dans  le  principe  comme  une  simple  route  d'intérêt 
local,  la  ligne  d'Albany  à  Binghampton  avait  acquis  par  le  temps 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  tout  autre  importance  :  elle  devenait  pour  les  audacieux  di- 
recteurs de  l'Éfié  un  moyen  de  faire  concurrence  au  New-York- 
Gentral  sur  les  marchés  de  la  Nouvelle-Angleterre,  notamment  pour 
le  transport  de  la  houille,  que  l'on  exploite  en  abondance  dans  l'état 
de  Pensylvanie.  MM.  Gould  et  Fisk  décidèrent  donc  que  la  ligne  de 
la  Susquehannah  devait  fusionner  avec  l'Érié,  quoique  M.  Ramsey 
ne  fût  pas  disposé  le  moins  du  monde  à  la  leur  céder,  et  que  les  com- 
pagnies des  houillères,  le  public  même,  eussent  une  répugnance 
marquée  à  permettre  l'extension  d'une  société  dont  les  chefs  s'é- 
taient fait  une  réputation  de  spéculateurs  effrontés.  Le  procédé 
d'usage  en  pareille  circonstance  est,  on  l'a  vu  plus  haut,  d'acheter 
les  actions  de  la  compagnie  que  l'on  veut  s'annexer,  et  de  s'assurer 
ainsi  la  majorité  dans  l'assemblée  générale  qui  nomme  les  adminis- 
trateurs. Dans  ce  cas-ci,  la  manœuvre  était  moins  facile,  car  une 
forte  partie  des  actions  appartenait  à  des  municipalités  qui  n'a- 
vaient le  droit  de  vendre  leurs  titres  que  contre  argent  comptant. 
M.  Ramsey  se  défendit  lui-même  par  les  moyens  habituels,  quoiqu'il 
fût  au  fond  plus  scrupuleux  que  ses  adversaires.  Quelques  milliers 
d'actions  étaient  en  dépôt  dans  la  caisse  du  trésorier;  M.  Ramsey  les 
distribua  entre  lui  et  ses  amis.  MM.  Fisk  et  Gould  profitèrent  de 
cette  irrégularité  pour  obtenir  d'un  juge  de  New-York  un  arrêt  qui 
suspendait  M.  Ramsey  de  ses  fonctions  de  président.  Celui-ci  ré- 
pondit par  une  ordonnance  d'un  juge  d'Albany  qui  défendait  aux 
membres  du  comité  de  se  réunir  en  l'absence  du  président.  La  nou- 
velle en  parvint  le  soir  à  New-York;  aussitôt,  sans  perdre  un  in- 
stant, MM.  Fisk  et  Gould  requirent  du  juge  qui  leur  était  dévoué  la 
mise  sous  séquestre  du  chemin  de  fer  en  litige  et  la  nomination  de 
deux  administrateurs  provisoires.  En  moins  d'une  heure,  cette  nou- 
velle ordonnance  fut  rédigée,  signée,  revêtue  de  toutes  les  formalités 
légales.  On  ne  perd  pas  de  temps  en  Amérique,  même  quand  il  s'a- 
git de  disposer  d'une  propriété  qui  représente  un  capital  de  plusieurs 
millions.  Le  même  soir,  par  un  train  de  nuit,  M.  Fisk,  qui  était  l'un 
des  deux  administrateurs  provisoires,  accompagné  par  quantité 
d'hommes  de  lois  et  d'amis,  tous  armés  comme  il  convenait,  par- 
tait pour  Albany  dans  le  dessein  d'entrer  en  foncions  dès  le  lende- 
main matin.  Par  malheur,  il  y  avait  aussi  des  juges  à  Albany,  comme 
on  l'a  déjà  pu  voir.  L'un  d'eux,  agissant  à  la  requête  du  parti  Ram- 
sey, venait  également  de  mettre  le  chemin  de  fer  de  la  Susquehan- 
nah sous  séquestre  et  de  nommer  un  administrateur  provisoire  qui 
occupait  la  place  lorsque  M.  Fisk  s'y  présenta  suivi  de  son  escorte. 
Ce  dernier  fut  donc  mal  reçu;  les  employés  le  mirent  à  la  porte  avec 
assez  peu  de  ménagemens.  Cependant  il  revint  à  la  charge  dans  la 
journée,  et  consentit  à  parlementer  avec  son  concurrent.  Il  était 


LES    CHEMINS    DE    FER    AUX   ÉTATS-UNIS.  657 

bon  homme  au  fond,  dépourvu  de  fiel;  aussi  fit-il  compliment  à  ses 
adversaires  du  matin  de  la  vigueur  qu'ils  avaient  déployée  contre 
lui,  et  leur  promit-il  sa  protection.  C'était  un  samedi;  il  fut  convenu 
que  le  dimanche  serait  un  jour  de  trêve,  et  que  les  hostilités  ne 
reprendraient  que  le  lundi  à  huit  heures  du  matin.  M.  Fisk  repartit 
pour  New-York,  afin  de  consulter  ses  avocats  et  de  se  faire  délivrer 
de  plus  amples  pouvoirs  par  le  juge  qui  était  à  sa  dévotion. 

Le  lundi  matin,  les  deux  partis  se  retrouvaient  en  présence  dans 
les  bureaux  de  la  compagnie  à  Albany  :  chacun  d'eux  s'était  pourvu 
d'un  mandat  qui  l'autorisait  à  requérir  la  force  publique;  mais  les 
autorités  d'Albany,  méconnaissant  l'ordonnance  rendue  par  un  juge 
de  New-York,  donnèrent  raison  au  parti  Ramsey.  Déjà  un  train  ve- 
nait de  partir  pour  Binghampton,  à  l'autre  extrémité  de  la  ligne, 
pour  donner  sur  tout  le  parcours  l'ordre  de  ne  pas  reconnaître  les 
délégués  de  M.  Fisk.  Quand  celui-ci  se  vit  devancé  par  la  vapeur, 
il  eut  recours  à  l'électriciié.  Binghampton  est  la  station  commune 
aux  deux  chemins  de  la  Susquehannah  et  de  l'Érié.  Les  employés 
de  cette  gare  obéissaient  à  M.  Fisk;  il  leur  prescrivit  par  le  télé- 
graphe de  s'emparer  de  vive  force  des  wagons  et  des  machines  du 
chemin  contesté,  d'envoyer  une  locomotive  à  la  rencontre  du  train 
qui  le  matin  même  était  parti  d'Albany.  Ce  fut  fait  comme  il  avait 
été  prescrit.  La  guerre  était  déclarée;  mais  les  troupes  de  l'Lrié  en- 
traient trop  vite  en  campagne.  Leur  locomotive,  qui  s'avançait  à 
l'aventure  sous  une  faible  escorte,  ne  rencontrait  que  des  visnges 
hostiles.  Dans  une  gare,  par  une  manœuvre  ingénieuse,  on  la  fit 
dérailler;  elle  resta  prisonnière  avec  ceux  qui  la  montaient.  Le 
train  venu  d'Albany  put  donc  continuer  sa  route  sans  encombre;  il 
s'arrêta  cependant  à  25  kilomètres  de  Binghampton.  11  y  a  Là  un 
tunnel,  dont  la  sortie  était  occupée  par  les  gens  de  l'Érié,  amenés 
en  grand  nombre  par  un  train  spécial.  Chaque  parti  fit  venir  des 
renforts;  il  y  avait  800  hommes  d'un  côté  et  À50  de  l'autre,  les  uns 
munis  de  bâtons  et  d'outils,  d'autres  pourvus  d'armes  à  feu.  On  hé- 
sitait quelque  peu  avant  d'en  venir  aux  mains.  Enfin  les  deux  loco- 
motives s'avancèrent  à  petite  vitesse  l'une  contre  l'autre;  quoique 
le  choc  fût  peu  violent,  l'une  d'elles  fut  rejetée  hors  delà  voie.  Aus- 
sitôt les  hommes  sautèrent  en  bas  des  wagons  et  s'attaquèrent  avec 
furie.  Les  partisans  de  l'Érié  étaient  moins  nombreux,  moins  bien 
armés  ;  ils  s'enfuirent  en  désordre  après  une  courte  lutte,  laissant 
aux  mains  des  vainqueurs  le  train  qui  les  avait  conduits  jusque-là. 

L'affaire  devenait  grave;  c'était  un  vrai  combat  entre  deux  com- 
pagnies financières.  La  milice  fut  mise  sur  pied  et  vint  occuper  le 
champ  de  bataille.  Tous  les  bons  citoyens  s'indignèrent  de  ce  scan- 
daleux conflit,  dans  lequel  la  magistrature  était  peut-être  encore 

TOME  xcvin.  —  1872.  4 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  compromise  que  les  acteurs  principaux.  Toutefois  on  don- 
nait raison  en  général  au  parti  Ramsey,  qui  semblait  n'avoir  agi 
qu'avec  l'excuse  d'une  légitime  défense.  Les  habitans  d'Albany  ac- 
clamèrent les  employés  de  la  Susquehannah  à  leur  retour  de  cette 
expédition  malencontreuse.  Le  gouverneur  de  l'état  se  crut  obligé 
d'intervenir,  afin  de  faire  cesser  l'embarras  des  shérifs,  qui  ne  sa- 
vaient plus  à  qui  obéir:  il  leur  prescrivit  de  maintenir  chacun  des 
adversaires  en  possession  des  gares  qu'ils  occupaient;  en  outre,  il 
donna  l'ordre  d'appeler  la  milice  au  cas  où  les  troubles  recommen- 
ceraient, et  menaça  de  proclamer  la  loi  martiale  dans  les  districts 
que  la  ligne  traversait.  Cependant  les  deux  partis  continuèrent  pa- 
cifiquement la  lutte  à  l'aide  des  moyens  légaux  inépuisables  que 
leur  procuraient  leurs  avocats.  Au  jour  fixé  pour  l'assemblée  géné- 
rale des  actionnaires,  on  eut  le  triste  spectacle  de  deux  réunions 
distinctes,  —  l'une  composée  des  partisans  de  Ramsey,  l'autre  des 
partisans  de  Fisk.  Ces  derniers  étaient  de  rudes  compagnons,  dé- 
guenillés, mais  robustes,  que  l'on  avait  amenés  le  matin  de  New- 
York  par  le  premier  train,  et  qu'un  copieux  déjeuner  avait  mis  de 
joyeuse  humeur.  Ailleurs  qu'en  Amérique,  on  n'aurait  pu  croire  que 
ce  fussent  là  des  actionnaires,  et  de  fait  c'étaient  MM.  Fisk  et  Gould 
qui  les  avaient  transformés  en  capitalistes  pour  les  besoins  de  la 
journée.  Quand  enfin  M.  Ramsey  s'aperçut  qu'il  n'était  pas  de  force 
à  résister  à  un  adversaire  si  puissant,  il  prit  le  snge  parti  de  vendre 
la  ligne  de  la  Susquehannah  à  la  compagnie  du  canal  de  l'Hudson, 
association  riche  et  bien  posée  que  les  manœuvres  des  agioteurs  ne 
pouvaient  ébranler.  Longtemps  après,  au  mois  de  mai  'J871,  les 
nombreux  conflits  judiciaires  auxquels  l'affaire  avait  donné  lieu  se 
terminèrent  devant  la  cour  suprême  des  États-Unis  par  l'acquitte- 
ment de  M.  Fisk,  qui  n'eut  même  pas  à  payer  de  donnnages-intérêts. 
S'il  avait  cette  fois  perdu  la  partie,  il  était  homme  à  prendre  sa  re- 
Tanche  dans  une  autre  occasion.  Il  allait  bientôt  périr  par  le  revolver 
d'un  assassin;  du  moins  le  dernier  exploit  de  cette  existence  aven- 
tureuse et  turbulente  fut  un  acte  de  bienveillance  dont  il  faut  lui 
savoir  gré.  Lors  du  récent  désastre  de  Chicago,  il  fit  à  New-York 
une  quête  fructueuse  en  faveur  des  victimes  ;  puis  il  en  chargea  un 
train  de  marchandises,  le  conduisit  Ini-mème  à  grande  vitesse  jus- 
qu'à la  ville  incendiée,  et,  après  avoir  distribué  aux  malheureux  ha- 
bitans la  magnifique  offrande  qu'il  leur  apportait,  il  leur  fit  cadeau 
des  wagons  et  de  la  locomotive  qui  l'avaient  amené. 

Il  serait  malséant  de  raconter  les  tristes  exploits  des  spéculateurs 
américains,  s'il  n'en  devait  sortir  un  enseignement  utile.  Or,  de  ces 
luttes  entre  compagnies  financières  qui  semblent  se  moquer  du 
gouvernement  et  de  la  justice  aussi  bien  que  des  intérêts  de  leurs 


LES    CHEMINS    DE    FER   AUX   ÉTATS-UNIS.  659 

actionnaires,  ne  ressort-il  pas  avec  évidence  la  preuve  que  la  liberté 
du  commerce  et  de  l'industrie  est  impuissante  à  refréner  tous  les 
abus?  Jugera-t-on  que  les  conclusions  qu'en  tirent  MM.  Adams  sont 
trop  sombres?  «  Tout  commentaire,  disent-ils,  affaiblirait  la  valeur 
de  ce  récit,  qui  porte  avec  lui  son  propre  enseignement.  Les  faits 
qui  viennent  d'être  racontés  révèlent  à  l'observateur  la  corruption 
de  notre  édifice  social.  Aucune  partie  de  notre  organisation  n'a  para 
saine  lorsqu'elle  a  été  mise  à  l'épreuve.  La  Bourse  est  un  enfer.  Las 
bureaux  de  nos  grandes  compagnies  sont  des  antres  secfets  où  les 
administrateurs  complotent  la  ruine  de  leurs  mandataires;  la  loi  est 
une  machine  de  guerre  au  service  des  méchans;  l'esprit  de  parti  se 
dissimule  sous  l'hermine  du  juge;  le  palais  législatif  est  une  halle 
où  l'on  vend  des  lois  à  l'enchère,  tandis  que  l'opinion  publique  est 
silencieuse  ou  impuissante.  »  Les  diverses  sortes  de  gouvernemens 
dont  l'histoire  fait  mention,  autocratie,  aristocratie,  démocratie, 
s'effacent  devant  un  nouveau  système  qui  est  le  fruit  du  xix®  siècle: 
c'est  le  gouvernement  des  associations  financières.  Ces  associations 
n'ont  pas  encore  dit  leur  dernier  m.ot,  bien  que  les  chemins  de  fer, 
qui  les  ont  vues  naître  et  croître,  leur  aient  déjà  donné  un  prodigieux 
degré  de  puissance  et  de  vitalité.  Au  surplus,  elles  se  modifient  avec 
toute  la  variété  des  combinaisons  politiques,  suivant  les  tendances 
du  moment  et  les  inclinations  des  individus.  Au  chemin  de  fer  da 
New-York-Geutral,  M.  Vanderbilt  règne  en  souverain  absolu;  il  ne 
partage  le  pouvoir  avec  personne.  Sur  les  lignes  de  la  Pensylvariie, 
le  régime  devient  aristocratique;  un  comité  d'administrateurs  pea 
nombreux  se  distribue  les  attributions  et  les  influences.  Dans  la 
compagnie  de  l'Érié,  l'esprit  démagogique  de  New- York  triomphe 
sans  contestation.  Cette  compagnie  est  l'alliée  naturelle,  la  proiec- 
trice  et  la  protégée  du  Tammany  Ring,  dont  l'influence  occulte  sur 
les  affaires  municipales  de  New-York  se  révélait  récemment  par  un 
prodigieux  gaspillage  de  la  fortune  publique.  Mais  ces  vastes  entre- 
prises, quel  que  soit  leur  régime  intérieur,  ont  un  caractère  com- 
mun :  elles  n'ont  point  d'âme  ni  d'entrailles,  elles  ne  sentent  point, 
elles  recherchent  en  toutes  choses  leur  intérêt,  sans  se  laisser  em- 
barrasser par  les  préoccupations  de  justice  et  d'équité. 

Il  est  facile  de  comprendre  ce  que  doit  craindre  une  nation  chez 
laquelle  les  compagnies  de  chemins  de  fer,  qu'aucun  frein  n'arrête, 
ont  su  garnir  les  assemblées  législatives,  les  tribunaux,  les  admi- 
nistrations, de  leurs  défenseurs  et  de  leurs  créatures.  C'est  ce  qui 
existe  aux  États-Unis,  et  aussi,  quoiqu'à  un  moindre  degré,  dans  la 
Grande-Bretagne.  Les  hommes  sensés  se  demandent  maintenant 
quel  remède  il  convient  d'apporter  à  une  situation  si  dangereuse. 
Le  mal  vient  de  ce  que  l'on  a  trop  compté  sur  la  concurrence  et  la 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liberté  de  l'industrie.  Gomment  réprimer  les  licences  que  tolère  la 
législation  actuelle?  Sera-ce  en  expropriant  au  profit  de  l'état  les 
possesseurs  des  chemins  de  fer  ?  L'organisation  politique  des  Amé- 
ricains, leur  histoire,  la  notion  même  de  l'état  chez  ces  peuples  qui 
ont  pris  pour  règle  absolue  la  plus  libre  expansion  individuelle,  tout 
s'oppose  à  une  solution  de  ce  genre.  La  Pensylvanie,  l'Ohio,  le  Mi- 
chigan,  l'illinois,  ont  d'ailleurs  essayé  de  construire  et  d'exploiter 
eux-mêmes  leurs  voies  ferrées,  et  n'ont  abouti  qu'à  des  catastrophes 
budgétaires.  La  question  n'est  plus  de  savoir  si  le  gouvernement  in- 
terviendra dans  l'industrie  des  chemins  de  fer,  on  cherche  seule- 
ment quelles  seront  la  forme  et  les  limites  de  cette  intervention. 
Le  vulgaire,  qui  ne  raisonne  pas  tant,  se  laisse  entraîner  à  une 
conclusion  radicale;  il  demande  au  gouvernement  de  s'établir  juge 
suprême  en  matière  de  travaux  publics.  Il  approuve  le  président 
de  la  république,  qui  dispose  des  ressources  du  trésor  pour  contre- 
carrer les  spéculations  des  agioteurs;  il  applaudit  le  gouverneur  de 
l'état  de  New-York,  qui  proclame  la  loi  martiale  sur  le  territoire  où 
les  compagnies  de  l'Érié  et  de  la  Susquehannah  sont  en  lutte  ou- 
verte. La  protection  toute-puissante  du  gouvernement,  le  césarisme 
en  un  mot  lui  paraît  être  le  remède  inévitable  à  de  tels  abus.  Est- 
ce  la  vraie  solution?  On  en  peut  douter. 

N'est-ce  pas  avec  un  sentiment  de  légitime  fierté  que  nous  pou- 
vons, en  terminant  cette  étude,  reporter  nos  yeux  sur  le  réseau  de 
nos  chemins  de  fer?  S'ils  n'atteignent  pas  chez  nous  un  aussi  grand 
développement  qu'aux  États-Unis,  on  ne  peut  contester  que  les 
tracés  sont  bien  faits  et  les  travaux  bien  exécutés.  Les  marchan- 
dages honteux,  qu'il  est  impossible  d'éviter  tout  à  fait  dans  les 
grandes  opérations  de  finances,  ont  été  contenus  dans  les  plus 
étroites  limites.  Si  l'exploitation  n'est  pas  parfaite,  elle  est  honnête 
et  régulière.  Les  lois  qui  règlent  les  rapports  réciproques  du  pu- 
blic et  des  compagnies  protègent  à  peu  près  également  les  deux 
parties.  C'est  que  nos  chemins  de  fer  sont  une  combinaison  heu- 
reuse de  l'initiative  individuelle  et  du  contrôle  de  l'état,  et  pour- 
raient, sous  ce  rapport,  servir  de  modèle  à  d'autres  industries  que 
la  nature  condamne  au  monopole.  Il  serait  faux  assurément  de  dire 
que  tout  y  est  pour  le  mieux;  toutefois,  si  l'on  éprouvait  jamais  la 
tentation  d'abandonner  un  système  qui,  jusqu'à  présent,  a  donné 
d'assez  bons  résultats,  il  serait  prudent  de  considérer  au  préalable 
ce  que  vaut  aux  États-Unis  le  régime  d'une  pleine  et  entière  liberté. 

H.  Blerzy. 


NATACHA 


I. 

LE   COMTE   LOUIS   DE    S...    AU   LIEUTENANT  DE    VAISSEAU   R...,    A   NANGASAKI. 

Lucerne,  août  1866. 

Après  deux  années  de  silence,  me  revoici  t'écrivant,  mon  ami. 
J'ai  peut-être  eu  tort  de  me  taire  si  longtemps;  mais  tu  n'as  pas 
raison  non  plus  lorsque  tu  prétends  que  c'est  traiter  mal  une  ami- 
tié connue  la  nôtre.  Eh!  parbleu,  je  sais  bien  que  cette  amitié  est 
de  trempe  solide;  c'est  précisément  pourquoi  je  trouve  qu'elle  n'a 
pas  besoin  pour  vivre,  —  et  même  pour  grandir,  —  des  menus  té- 
moignages qui  sont  le  pain  quotidien  des  affections  vulgaires...  Si 
tu  étais  un  indiJFérent,  je  me  mettrais  en  frais  d'esprit  pour  toi, 
—  ou  une  jolie  femme,  jo  te  conterais  des  tendresses;  mais  que 
veux-tu  que  je  dise  d'un  peu  nouveau  à  un  si  vieil  ami?  J'ai  beau 
faire,  dès  que  je  te  dois  prouver  épistolairement  que  je  t'aime,  mon 
cœur  et  mon  esprit  se  refusent  k  battre  le  briquet  en  ton  honneur. 

Enfin,  pour  tout  dire,  tu  n'as  pas  oublié  que  j'ai  le  caractère  le 
plus  mal  fait  du  monde,  et  que  mon  humeur  se  permet  des  bizar- 
reries de  femme  capricieuse.  Ainsi  la  vue  d'une  feuille  blanche  éta- 
lée devant  moi  me  cause  une  horreur  absurde,  mais  insurmontable, 
qui  vient,  je  suppose,  de  ce  que  quatre-vingt-dix-neuf  fois  sur  cent 
je  me  sens  absolument  incapable  de  l'effort  qu'il  faut  pour  la  cou- 
vrir de  petits  caractères  noirs.  Je  suis  tout  prêt  alors  à  maudire 
l'invention  de  l'écriture  et  ses  inventeurs,  et,  si  la  découverte  était 
à  faire,  il  est  certain  que  ce  n'est  pas  moi  qui  la  ferais.  Que  si  main- 
tenant tu  me  demandes  pourquoi  ces  raisons,  qui  me  semblaient 
décisives  hier,  n'ont  plus  le  sens  commun  aujourd'hui,  je  te  répon- 
drais que  l'homme  est  un  être  changeant;  il  adore  le  lendemain  ce 
qu'il  haïssait  la  veille.  Je  ne  sais  quel  démon  babillard  s'est  em- 
paré de  moi;  je  me  sens  subitement  des  démangeaisons  d'écrire,  et 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  plume  se  vient  mettre  toute  seule  entre  mes  doigts,  le  pap'.er 
sort  par  rame  des  tiroirs  de  mon  secrétaire.  Les  idées  s'agitent  dans 
mon  cerveau  et  demandent  à  voir  le  jour,  et  pourtant  ma  boîte  à 
nouvelles  est  aussi  vide  aujourd'hui  qu'elle  l'était  hier  ou  le  jour 
d'avant.  Je  n'ai  rien  à  t'apprendre,  n'étant  ni  marié,  ni  ruiné,  ni 
amoureux,  ni  particulièrement  heureux  ou  malheureux;  simplement 
le  vent  a  sauté,  et  j'en  profite  pour  t'écrire. 

Ma  vie  est  pleine  de  tout  ce  qui  pourrait  la  rendre  belle,  et  je 
m'ennuie  de  la  vie.  La  volonté  de  jouir  me  fait  défaut,  cette  éner- 
gie vivante  qui  seule  rend  les  choses  belles  et  désirables.  Il  se  fait 
dans  mon  existence  une  décoloration  progressive.  Je  n'ai  plus  la 
force  de  secouer  ma  torpeur;  il  faudrait  pour  cela,  je  le  sens, 
qu'une  émotion  assez  puissante  vînt  m'enlever  à  moi-même.  11  est 
des  heures  où  je  me  mets  en  face  de  moi,  et  où  je  me  juge  sans 
indulgence.  Je  m'avoue  alors  que  j'ai  misérablement  perdu  ma  jeu- 
nesse. Quelles  aspirations  vertigineuses  au  commencement,  quels 
pauvres  résultats  à  la  fin!  A  dix-huit  ans,  lorsque  je  dis  adieu  à 
mon  précepteur,  je  ressemblais  à  ces  chevaliers  qu'au  sortir  de 
leur  nuit  de  veille  on  armait  de  toutes  pièces;  un  cœur  généreux 
battait  dans  ma  poitrine,  mes  yeux  regardaient  au  loin ,  mes  pen- 
sées allaient  en  haut.  A  vingt  ans,  je  n'avais  plus  une  illusion  de- 
bout, plus  une  croyance  intacte,  plus  un  seul  désir  bien  vivant.  La 
morale  facile  qui  a  cours  dans  le  monde,  le  doute  railleur  et  élé- 
gant qui  remplace  les  convictions,  la  tolérance  de  bon  goût  sous 
laquelle  se  masque  l'impuissance  des  principes,  le  contact  de  toutes 
ces  choses  sans  vie  et  sans  élan  avait  dans  mon  cœur  étouffé  la 
flamme,  sinon  éteint  toute  la  chaleur. 

Les  frivolités  de  tout  genre  qu'on  a  logées  dans  le  cerveau 
laissent  après  elles  une  apathie  invincible.  Quand  bien  même  quel- 
ques nobles  désirs  battraient  encore  des  ailes  au  fond  du  cœur,  on 
est  découragé  d'avance  et  incapable  de  la  résolution  qu'il  faut  pour 
les  traduire  en  action.  On  s'avoue  vaincu  avant  d'avoir  essayé  la 
lutte.  Moitié  en  bâillant,  moitié  en  soupirant,  on  se  dit  :  C'est  trop 
tard,  —  et  l'on  met  une  croix  sur  ce  qui.,  dès  cet  instant,  ne  s'ap- 
pelle plus  qu'une  chimère.  Cette  capitulation  de  l'intelligence  de- 
vant l'inertie  de  la  volonté  est  le  plus  grand  dissolvant  que  je  con- 
naisse. On  y  passe  tout  entier. 

Le  jour  où  je  vis  tout  ceci  pour  la  première  fois  bien  clairement, 
il  restait  encore  un  coin  de  ciel  bleu  à  mon  horizon  :  je  croyais,  ou 
du  moins  je  pensais  que  je  croyais  à  l'amour. 

J'avais  commencé  par  en  bas.  La  grisette,  être  simple  et  naïf, 
me  trompa  abominablement.  Je  cherchai  plus  près  de  moi,  et  me 
serais  attardé  longtemps  auprès  d'une  mignonne  marquise,  s'il  ne 
m'était  survenu  du  fond  de  la  Bretagne  une  tante  qui  avait  une  fille 


NATACHA    DE    V.  663 

à  marier.  Cette  fille  était  charmante,  mais  mon  humeur  ne  me  por- 
tait pas  au  mariage,  et  les  discrètes  insinuations  de  ma  tante  me 
donnaient  terriblement  sur  les  nerfs.  Une  nuit,  au  sortir  d'un  bal 
où  la  digne  comtesse  avait  déployé  des  prodiges  de  politique,  et  où 
Célimène,  flairant  une  rivale,  avait  joué  de  l'éventail  avec  une  per- 
fection qui  touchait  au  sublime,  je  pris  la  seule  résolution  sage  que 
j'eusse  prise  de  ma  vie.  Je  rentrai  chez  moi  pour  changer  de  cos- 
tume, et  à  la  pointe  du  jour,  au  lieu  des  clochers  de  INotre-Dame, 
je  saluais  les  champs  et  les  potagers  que  je  voyais  fuir  des  deux 
côtés  du  traiii  qui  m'emportait  vers  la  Suisse. 

On  était  au  commencement  du  printemps;  il  y  avait  beaucoup  de 
fleurs  aux  arbres  et  peu  de  monde  sur  les  grandes  routes,  —  deux 
circonstances  providentielles.  Pendant  six  semaines,  je  suivis  l'iti- 
néraire le  plus  fantastique.  J'allais  au  hasard,  en  artiste  et  en  ex- 
plorateur :  aux  endroits  célèbres  et  célébrés,  je  ne  donnais  qu'un 
coup  de  chapeau  en  passant,  et  réservais  mes  pures  extases  pour 
les  sommets  vierges  où  aucun  hôtelier  n'avait  eu  l'idée  de  venir 
planter  son  auberge.  Je  traversais  des  déserts  de  neige,  je  montais 
sur  le  flanc  des  rocs  nus,  jusqu'à  ces  cimes  solitaires  où  les  grands 
vautours  à  cou  pelé  viennent  établir  leur  aire.  Je  les  regardais  pla- 
ner au-dessus  de  ma  tête,  décrivant  dans  l'espace  des  cercles  con- 
centriques avec  un  lent  battement  d'ailes,  et  jetant  par  intervalles 
un  cri  rauque,  comme  surpris  de  voir  un  téméraire  pénétrer  dans 
ces  régions  désolées  et  superbes.  Au  bout  de  quelques  semaines, 
j'en  avais  assez.  J'allai  me  reposer  à  Lucerne,  et  ici  se  place  une 
rencontre  qui  prolongea  mon  séjour  en  cette  ville  un  peu  au-delà 
de  ce  que  je  m'étais  d'abord  proposé. 

C'était,  il  m'en  souvient,  au  retour  d'une  excursion  dans  le  Ti- 
tlis,  par  une  orageuse  soirée  de  juin,  que  j'arrivai  sur  les  bords 
trop  classiques  du  lac  des  Quatre-Cantons.  Des  brouillards  sombres 
comme  la  nuit  s'entassaient  sur  les  hauteurs,  laissant  filtrer  une 
lumière  en  deuil.  La  surface  du  lac  était  plombée  et  se  tachetait 
d'écume  en  s'agitant  dans  l'encaissement  des  rochers.  Des  vagues 
en  miniature  déferlaient  sur  la  berge  avec  un  clapotement  qui 
avait  quelque  chose  de  méchant,  comme  la  voix  de  ces  hargneux 
carlins  dont  raffolaient  nos  grand'mères.  Je  me  fis  conduh-e  à  l'hô- 
tel le  plus  haut  perché  sur  la  colline,  et  apiès  avoir  dîné  avec 
des  voyageurs  attardés  comme  m.oi  je  montai  dans  ma  chambre. 

J'étais  assez  indécis  si  je  devais  repartir  tout  de  suite  ou  rester 
quelques  jours.  Un  quart  d'heure  de  contemplation  à  ma  fenêtre, 
d'où  je  découvrais  la  plus  belle  étendue  de  brumes  et  rien  de  plus, 
décida  la  question  dans  le  sens  du  départ.  J'allais  sonner  pour  faire 
reboucler  ma  malle,  lorsque  j'entendis  tout  près  de  moi  les  accords 
d'un  piano.  Je  m'arrêtai  pour  écouter,  et  je  ne  songeai  bientôt  plus 


665  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  sonner.  Le  morceau  qu'on  jouait  était  un  nocturne  de  Chopin,  un 
des  plus  capricieux  et  des  plus  fantastiques,  de  ceux  dont  la  note 
passe  sans  transition  des  allegro  brillans  aux  plaintifs  rt??6f///?/e  en  mi- 
neur. L'exécution  n'était  pas  savante,  mais  ce  jeu  imparfait,  où  le 
sentiment  et  l'expression  l'emportaient  sur  l'étude,  avait  un  charme 
inexprimable.  Les  passages  difficiles  s'estompaient  un  peu,  tandis 
que  la  m^Modie  chantait,  vraie  et  suave,  sous  des  doigts  qui  sem- 
blaient caresser  les  touches  et  s'attarder  avec  une  sorte  de  préfé- 
rence sur  les  notes  mélancoliques.  Cette  musique  se  phrasait  dans 
l'âme  comme  les  strophes  d'une  élégie.  Le  même  nocturne,  bril- 
lamment exécuté,  ne  m'avait  jamais  dit  tant  de  choses.  Il  résonnait 
là  en  sourdine  je  ne  sais  quelle  poésie  intime  et  rêveuse  qui  remuait 
le  cœur.  La  personne  qui  jouait  pouvait  n'être  pas  un  virtuose,  c'é- 
tait à  coup  sûr  un  musicien. 

La  nuit  était  venue  tout  à  fait.  Je  sortis  sur  le  balcon,  et,  m'ap- 
puyant  dans  l'angle  le  plus  obscur,  je  continuai  d'écouter.  Tout  à 
coup,  au  beau  milieu  d'une  gamme  ascendante,  l'artiste  improvisa 
un  point  d'orgue,  et  s'arrêta  net.  Au  bout  de  quelques  secondes,  la 
porte  du  balcon  parallèle  au  mien  s'ouvrit,  et  une  femme  parut.  Elle 
fit  quelques  pas,  puis  vint  s'accouder  sur  la  balustrade,  la  figure 
dans  l'ombre,  la  silhouette  vivement  éclairée  par  la  lumière  qui  se 
projetait  de  la  porte,  restée  ouverte  derrière  elle.  Elle  avait  une 
robe  blanche,  et  au  cou  un  ruban  de  velours,  dont  les  bouts  re- 
tombaient sur  les  plis  de  sa  traîne.  Cette  ligne  noire,  coupant  la 
ligne  onduleuse  des  épaules,  faisait  ressortir  la  finesse  de  la  nuque, 
que  des  cheveux  noués  très  haut  laissaient  à  découvert.  Elle  tenait 
à  la  main  un  éventail,  dont  elle  faisait  lentement  glisser  les  bran- 
ches sous  ses  doigts,  pendant  qu'elle  regardait  droit  devant  elle 
dans  la  nuit,  où  les  nuages,  chassés  par  le  vent,  fuyaient  en  se  dé- 
chirant sur  les  pointes  des  rochers.  Il  n'y  avait  dans  son  attitude 
rien  de  rêveur  ou  de  mélancolique;  c'était  l'air  tranquille  d'une  per- 
sonne qui  regarde  le  temps  qu'il  fait,  et  ne  songe  à  interroger  ni  le 
passé  ni  l'avenir,  et  cependant  à  cette  heure,  au  milieu  du  silence 
que  remplissait  seule  la  répercussion  du  tonnerre,  sur  ce  balcon  sus- 
pendu dans  l'espace,  cette  blanche  figure  produisait  l'effet  d'une 
apparition.  Elle  posait  devant  moi,  immobile  et  inconsciente,  comme 
«ne  belle  statue  de  marbre. 

Je  ne  la  voyais  que  do  profil,  mais  d'après  la  forme  générale  de 
la  tête  1;.'  visage  devait  être  charmant.  Les  contours  du  buste  se 
sculptaient  dans  la  nuit;  les  bras,  sortant  nus  jusqu'au  coude  des 
manches  flo! tantes  de  la  robe,  avaient  cette  rondeur  fine  et  ferme 
qui  appartient  h  la  grande  jeunesse.  Elle  se  tenait  accoudée  sur  la 
gri)I(%  et  sa  taille  dans  cette  attitude  conservait  une  grâce  souple 
et  élégante.  Le  frémissement  du  vent  qui  passait  sur  ses  cheveux 


KATACHA   DE    V.  6Qa> 

soulevait  légèrement  les  boucles  du  chignon.  Lorsqu'elle  remisait 
la  tête,  j'apercevais  son  oreille,  contournée  et  rose  comme  le  de- 
dans d'une  coquille,  avec  un  petit  diamant,  pareil  à  une  goutte 
d'eau,  au  bout.  Après  quelques  instans,  consacrés  à  la  contem- 
plation du  plus  lugubre  des  paysages,  elle  se  retourna  et  rentra 
lentement  chez  elle.  J'entendis  les  premiers  accords  pianissimo  de 
la  sérénade  de  Schubert,  puis  quelques  mesures  d'une  valse,  et 
après  une  pause  le  léger  bruit  du  piano  qu'on  fermait.  Je  me  rap- 
pelai alors  que  je  voulais  partir,  et  je  rentrai  dans  ma  chambre. 
La  pendule  marquait  minuit;  le  train  que  j'avais  compté  prendre 
fdait  depuis  une  heure.  J'allumai  une  cigarette  et  retournai  sur  mon 
balcon,  où  il  me  fut  loisible  de  méditer  dans  la  sohtude  la  plus  par- 
faite, car  je  ne  vis  et  n'entendis  plus  rien. 

Le  lendemain,  l'orage  était  passé;  la  journée  commençait  spleo- 
dide.  Tout  étincelait  au  soleil,  le  ciel,  l'eau,  les  glaciers,  les  roches 
nues  et  les  prairies  vertes,  qui,  lavées  par  la  pluie,  avaient  pris 
l'éclat  velouté  des  émeraudes.  C'était  une  magie  de  formes  et  de 
couleurs  vraiment  indescriptible  que  présentaient  ces  cimes  éta- 
gées  et  cette  surface  du  lac  immobile,  où  de  grandes  barques  à 
voiles  latines  glissaient  silencieusement.  Je  m'habillai  et  descendis 
déjeuner.  En  passant  dans  l'escalier,  je  m'arrêtai  devant  le  tableau 
noir  des  étrangers.  Tout  en  haut,  je  lisais  :  le  général  de  V...  de 
Saint-Pétersbourg.  Je  cherchai  dans  mes  souvenirs,  car  certaine- 
ment j'avais  connu  quelqu'un  qui  s'appelait  ainsi;  mais  je  ne  trou- 
vai pas  tout  de  suite. 

En  entrant  dans  la  salle,  la  première  personne  que  j'aperçus  fut 
M.  de  V...  lui-même  installé  auprès  d'une  table,  en  compagnie  d'un 
verre  de  thé,  d'un  cigare  et  d'un  numéro  du  Nord.  Je  le  leconnus 
aussitôt.  C'était  un  Russe,  —  général  et,  je  crois,  un  pi  u  baron,  — ■ 
que  j'avais,  quelques  années  auparavant,  rencontré  à  Paiis,  où  il 
était  venu  dépenser  un  reste  de  jeunesse  et  plus  qu'un  reste  d'or, 
qu'il  semait  à  pleines  mains  dans  les  ventes  du  Tattersal!  et  un  peu 
partout  où  l'or  des  étrangers  est  bienvenu.  C'est  un  gros  homme 
d'une  cinquantaine  d'années,  court  et  solidement  bâti,  avec  de 
fortes  épaules,  qu'il  remue  sans  cesse  comme  pour  secouer  d'invi- 
sibles épaulettes.  Un  jour  de  parade  et  même  de  bataille,  à  la  tète 
de  sa  division,  ce  peut  être  un  beau  général,  mais  dans  un  salon  il 
perd  beaucoup;  il  est  gauche  d'allures  et  un  peu  épais  d'esprit. 
Sa  large  figure,  hérissée  de  moustaches  formidables  et  de  sourcils 
en  broussailles,  a  une  expression  remarquablement  débonnaire;  ou 
dirait  la  face  d'un  bon  gros  dogue  qui  dort  au  soleil.  En  somme, 
c'est  une  physionomie  à  la  fois  vide  de  caractère  et  remplie  de 
cette  sorte  d'importance  dont  les  hommes  sans  grande  intelligence 


666  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

contractent  l'habitude,  quand  ils  occupent  dans  le  monde  officiel 
une  position  de  quelque  poids. 

Gomme  tous  les  gens  à  puissante  encolure,  le  général  se  distingue 
par  sa  bonhomie.  II  vint  à  moi  dès  qu'il  me  vit,  et  se  prit  à  me  se- 
couer les  mains,  comme  s'il  eût  voulu  les  démettre.  Il  paraissait 
ravi  de  me  voir.  Les  premières  paroles  échangées,  je  m'assis  près 
de  lui.  Il  me  dit  alors  qu'il  s'était  marié,  que  M'"^  de  V...  avait  une 
santé  délicate,  et  qu'il  l'avait  amenée  en  Suisse  sur  la  recomman- 
dation des  médecins;  puis  il  rappela  quelques  épisodes  joyeux  de 
son  séjour  à  Paris.  Tout  à  coup  une  porte  donnant  sur  le  parterre 
s'ouvrit,  et  un  enfant  de  deux  ou  trois  ans,  accompagné  d'une  nurse 
anglaise,  entra  dans  la  chambre. —  Ah  !  vous  voilà,  master  George! 
s'écria  le  général,  vous  arrivez  à  propos,  — et  il  me  présenta  son  fils. 

Master  George  était  un  beau  bébé,  non  pas  rose  et  joufflu  comme 
un  chérubin  de  l'Albane,  mais  un  petit  être  délicat  et  blond,  avec 
une  douceur  extrême  dans  la  mine,  et  déjà  quelque  chose  comme 
une  pensée  dans  le  regard.  Il  n'avait,  heureusement  pour  lui,  hé- 
rité d'aucun  trait  du  visage  paternel.  Sa  figure  un  peu  pâlote  était 
d'une  coupe  ovale  et  pure,  et  des  yeux  violets  comme  des  perven- 
ches r éclairaient  doucement.  Sa  robe  brodée  laissait  à  découvert 
les  jambes,  et  sur  les  épaules  nues  flottaient  de  longs  cheveux  qui 
avaient  la  finesse  de  la  soie.  Cette  coiffure  féminine  et  son  air  un 
peu  frêle  lui  donnaient  l'apparence  d'une  belle  petite  fille  plutôt 
que  celle  d'un  garçon.  —  Il  ressemble  à  sa  mère,  dit  M.  de  V..., 
qui  avait  deviné  le  compliment  ébauché  dans  mes  yeux. 

Lorsque  le  général  m'avait  parlé  de  sa  femme,  je  ne  m'étais  pas 
fait  d'elle  une  image  très  séduisante;  il  était  assez  naturel  de  la 
préjuger  sur  lui-même.  En  regardant  l'enfant,  je  pensai  que  je  pou- 
vais m'être  trompé.  Le  général  avait  assis  le  petit  garçon  sur  la 
table,  et  le  contemplait  avec  la  mine  glorieuse  d'un  père.  —  Dites 
bonjour  à  monsieur,  dit-il.  —  Master  George  me  tendit  à  l'anglaise 
une  petite  patte  fine  et  douce  comme  du  satin.  Me  sentant  des  torts 
envers  M'""  de  V...,  et  ne  pouvant  faire  mieux  pour  le  moment,  en 
signe  de  repentance,  je  déposai  un  baiser  sur  la  main  de  son  bébé. 
Cela  ne  parut  pas  étonner  master  George,  et  cela  soulagea  ma  con- 
science. 

Quand  il  eut  fini  de  prendre  le  thé,  le  général  proposa  à  son  fils 
une  partie  de  cheval.  L'enfant  à  cette  invitation  sauta  sur  son  épaule, 
et,  se  cramponnant  d'une  main  à  ses  cheveux,  brandit  de  l'autre 
une  cravache  imaginaire.  M.  de  V...  se  leva,  et,  soutenant  son  héri- 
tier dans  cette  posture  exhaussée  et  périlleuse,  se  mit  à  parcourir 
la  salle  en  affectant  toutes  les  allures  connues  de  la  race  chevaline. 
Quelques  personnes  qui  déjeunaient  là  levèrent  le  nez  avec  surprise, 


NATACHA    DE    V.  667 

mais  la  curiosité  de  la  galerie  ne  parut  pas  les  déconcerter.  Cava- 
lier et  monture  exécutèrent  leur  petit  intermède  avec  autant  de 
sans-gêne  que  s'ils  se  fussent  trouvés  tout  seuls  dans  un  désert. 
Un  saut  de  mouton  artistement  exécuté  termina  la  représentation,  et 
déposa  master  George  sain  et  sauf  entre  les  bras  de  sa  gouvernante, 
qui  avait  regardé  cette  course  tapageuse  avec  un  mélange  de  con- 
fusion et  de  terreur.  Le  général  était  en  nage  et  s'épongeait  le 
front.  —  Petit  polisson,  va!  dit-il,  comme  s'il  eût  cherché  à  se 
donner  une  excuse.  —  Et  que  dira  maman?  —  D'où  je  conclus  que 
maman  n'était  pas  grande  amie  des  scènes  de  famille  dans  une 
salle  d'auberge. 

Le  général  m'entraîna  ce  même  jour  à  une  partie  de  pêche,  — 
car  il  joint  à  toutes  ses  autres  qualités  celle  d'être  un  pêcheur  en- 
ragé, —  et  au  retour  il  fit  si  bien  qu'il  m'arracha  la  promesse  de 
rester  à  Lucerne  encore  quelque  temps,  voulant,  disait-il,  me  pré- 
senter à  sa  femme.  Au  fond,  il  ne  voulait  que  se  ménager  en  ma 
personne  un  compagnon  de  course  qui  lui  semblait  de  bon  carac- 
tère. Nous  tardâmes  un  peu  pour  le  dîner.  Le  général  alla  faire 
un  bout  de  toilette  dans  sa  chambre;  je  montai  dans  la  mienne,  et 
nous  nous  retrouvâmes  à  la  table  d'hôte.  Je  venais  de  descendre  et 
de  prendre  ma  place  lorsqu'il  entra  avec  M"""  de  V...  Je  dus  retenir 
une  exclamation  de  surprise;  ia  femme  du  général  était  mon  incon- 
nue du  balcon. 

Elle  s'assit  à  côté  de  son  mari,  presque  en  face  de  moi,  en  pleine 
lumière.  Ce  gracieux  visage  était  digne  en  tout  point  de  la  taille 
élégante,  du  fier  port  de  tête,  du  ferme  contour  des  épaules  que 
j'avais  si  consciencieusement  étudiés  la  veille.  Elle  n'était  point 
belle  strictement,  mais  elle  était  charmante.  La  figure  avait  cette 
jeunesse,  cette  fraîcheur,  cette  harmonie  morale  des  traits,  que  ne 
vaudra  jamais  une  simple  correction  de  lignes.  Quand  elle  souriait, 
tout  son  visage  s'illuminait.  Le  haut  de  la  tête  rappelait  la  madone 
Sixtine;  le  front,  large  et  bien  courbé,  se  modelait  vers  les  tempes 
avec  la  même  ligne  idéale.  Les  joues  et  la  bouche  avaient  des  con- 
tours d'une  délicatesse  infinie.  Elle  avait  des  yeux  splendides,  d'un 
bleu  violet,  frangf's  de  longs  cils;  je  reconnus  ces  yeux,  c'étaient 
ceux  de  George,  plus  grands,  plus  graves,  plus  rayonnans.  Les  yeux 
de  M'"«  de  V...  avaient  un  éclat  humide  où  la  vie  de  l'âme  tenait 
plus  de  place  que  l'esprit  ou  la  gaîté;  ce  sont  ceux-là  que  j'aime. 
Sa  physionomie  tout  entière  se  distinguait  par  une  expression  de 
pureté  ravissante.  Les  tempes  étaient  fraîches,  légèrement  veinées, 
et  conservaient  des  blancheurs  virginales;  le  regard  se  levait  avec 
candeur,  les  lèvres  elles-mêmes  s'entr'ouvraient  un  peu  naïvement. 

En  voyant  cette  femme  à  côté  de  son  mari,  on  était  tenté  de  se 


668  REVUE    DES    DEUX    xMONDES. 

demander  par  suite  de  quelles  circonstances  fatales  cette  petite 
main  blanche  aux  doigts  effilés,  à  la  forme  exquise,  aux  fossettes 
creusées  à  toutes  les  phalanges,  était  venue  tomber  dans  la  grosse 
patte  de  ce  brave  caporal.  Et  pourtant  elle  devait  être  heureuse.  Il 
était  impossible  de  concilier  ce  frais  sourire  et  ce  velouté  de  jeu- 
nesse encore  intact  sur  les  traits  avec  une  expérience  quelconque 
des  décoiîvenues  de  la  vie.  Seulement,  quand  tout  à  coup  on  ren- 
contrait ses  yeux,  on  se  disait  qu'il  y  avait  là  quelque  chose,  tout 
au  fond,  bien  loin,  quelque  chose  d'inconscient  qui  vous  saisissait, 
et  qui  n'était  pas  la  tranquillité  naïve  du  reste  du  visage.  Il  y  a  dans 
Goethe  de  petites  pièces  de  poésie  dont  le  dernier  vers,  moitié  iro- 
nique, moitié  sentimental,  fait  rêver  longtemps  quand  on  a  fermé 
le  volume.  On  voudrait  saisir  la  pensée  intime  du  poète,  mais  cette 
pensée  un  peu  subtile  échappe  toujours,  et  là  précisément  est  son 
charme.  La  beauté  spiritualisée  de  M"""  de  V...  était  un  petit  poème 
allemand.  Toutes  les  strophes  étaient  extrêmement  simples;  le  der- 
nier vers  seul  vous  rejetait  dans  l'inconnu. 

Ses  cheveux,  d'un  châtain  clair,  presque  blonds,  avaient  des 
teintes  fauves  au  soleil  et  se  moiraient  de  ces  ondulations  molles  où 
glisse  la  lumière.  Ils  s'enroulaient  simplement  autour  de  la  tête 
avec  ce  naturel  savant  qui  fait  de  la  Yénus  de  Ganova  la  mieux 
coiffée  des  déesses.  Pas  le  moindre  petit  ruban  ne  les  déparait;  elle 
portait  une  robe  de  mousseline  mauve  qui  rappelait  par  la  forme 
ces  costumes  qu'on  voit  aux  bergères  de  Watteau.  De  grands  nœuds 
à  bout  flottaient  sur  les  épaules,  et  attachaient  sur  la  jupe  les  plis 
bouffans  de  la  tunique.  Comme  il  faisait  très  chaud  ce  jour-là,  la 
plupart  des  femmes  dînaient  en  robes  ouvertes;  le  corsage  de 
jjme  (Je  V...  se  boutonnait  strictement  jusqu'en  haut,  et  une  étroite 
dentelle  entourait  son  cou,  frais  et  délicat  comme  celui  d'une  jeune 
liUe.  Cette  collerette  m'agaçait,  car,  toutes  les  fois  que  M'""  de  V... 
tournait  la  tête,  il  se  formait  à  sa  nuque  un  petit  pli  admirable- 
ment correct,  dont  on  n'apercevait  que  la  naissance. 

Après  le  dîner,  on  se  dispersa  sur  la  vérandah  et  dans  le  fumoir. 
M'"®  de  V...  entra  dans  un  petit  salon  voisin.  Le  général  vint  me 
prendre,  et  me  conduisit  auprès  d'elle.  11  faut  lui  rendre  justice,  à 
ce  bon  général,  il  fit  de  son  mieux  ;  il  dit  de  moi  les  choses  les  plus 
aimables.  Seulement  les  frais  d'enthousiasme  où  se  mit  M.  de  V... 
manquèrent  le  but  en  le  dépassant.  Il  y  avait  dans  la  contenance  de 
sa  femme  une  ombre  d'embarras,  un  tout  petit  peu  de  hauteur  et 
une  sorte  d'indifférence  bienveillante.  Elle  répondit  à  mon  salut 
avec  un  grave  sourire,  m'honora  d'un  regard  de  ses  bjaux  yeux,  et 
ne  prononça  que  juste  les  deux  ou  trois  paroles  indispensables  pour 
m'autorlser  à  rester  en  sa  présence.  On  eût  dit  qu'elle  se  réservait, 


NATACHA    DE    V.  669 

et  qu'elle  voulait  juger  par  elle-même  ce  qu'était  cet  ami  improvisé 
de  son  mari  avant  de  lui  pei'mettre  de  l'approcher  une  autre  fois- 
Son  clair  regard  semblait  me  dire  :  Eh  bien!  monsieur,  parlez,  que 
je  sache  qui  vous  êtes.  Je  parlai  jusqu'au  moment  où  master  George, 
faisant  irruption  dans  la  chambre,  vint  se  jeter  dans  ses  bras.  Alois 
el!e  sourit,  se  leva,  m'adressa  une  légère  inclination  de  tète  comme 
pour  clore  l'audience,  et  disparut  avec  lui.  —  C'est  ainsi  que  dé- 
buta notre  connaissance,  vieille  maintenant  de  six  sem;iines. 

Le  même  soir,  je  retrouvai  là  une  autre  persoime  que  je  connais- 
sais un  peu.  Au  moment  où  M'"^  de  V...  sortait,  et  que  d'un  œil  à 
demi  distrait  je  suivais  sa  démarche  légère,  j'aperçus  à  l'autre  bout 
du  salon  une  femme  qui  m'envoyait  un  petit  salut  accompagné  d'un 
mouvement  d'éventail,  lequel,  en  langue  vulgaire,  signifie  :  veneg 
ici.  J'obéis  à  l'inviation,  et  vins  prendre  la  place  qu'en  déran- 
geant un  peu  ses  jupons  M'"*  Diloir  me  fit  à  côté  d'elle  sur  la  cau- 
seuse. 

M'""  Diloir  appartient  à  ce  genre  de  femmes  qu'on  ne  sait  au  juste 
où  ranger  dans  la  hiérarchie  sociale  et  morale.  Elle  est  de  tous  les 
mondes,  si  ce  n'est  du  véritable,  mariée  d'ailleurs,  —  et  des  plus 
mariées,  —  à  un  homme  qui  mène  grand  train  et  tire  vanité  d'une 
fortune  faite  dans  les  affaires.  Je  l'avais  rencontrée  une  ou  deux  fois 
dans  un  casino  de  ville  d'eaux,  et,  frappé  de  la  façon  dégagée  dont 
elle  portait  un  soir  un  costume  de  fantaisie,  je  m'étais  fait  présenter 
à  elle.  J'étais  paiti  j)eu  de  jours  après,  et  je  l'avais  parfaitement 
oubliée.  Au  physique.  M"''  Diloir  est  une  blonde  superbe,  étalant 
quand  elle  peut,  sous  la  transparence  de  la  mousseline,  et  même 
sans  aucune  mousseline,  des  bras  et  des  épaules  qui  n'ont  rien  à 
envier  aux  plus  beaux  modèles.  Elle  a  des  cheveux  couleur  de  cuivre 
qui  frisottent  sur  le  front,  s'échafaudent  en  chignon  au  plus  haut 
de  la  tête,  et  tombent  dans  le  dos  en  cascades  invraisemblables. 
Les  yeux  sont  assez  beaux  et  paraîtraient  expressifs  même  sans  le 
doigt  de  maquillage  qui  souligne  trop  hardiment  le  regard.  Le  men- 
ton est  gras,  la  bouche  petite  et  les  lèvres  vermeilles,  très  retrous- 
sées aux  coins.  Il  est  évident  qu'avec  une  pareille  figure  on  ne  passe 
pas  son  temps  à  méditer  les  pères  de  l'église.  M'"' Diloir  danse,  chasse, 
chevauche  et  voyage  toute  l'année  durant  en  compagnie  de  son  mari. 
Les  dieux  me  gardent  de  médire  d'une  vertu  que  je  n'ai  jamais  eu 
la  plus  petite  veill'ité  de  mettre  à  l'épreuve,  mais  il  est  certain  que 
cette  papillonnante  créature  n'a  pas  des  apparences  suffisamment 
austères.  Aussi  qu'arrive- t-il?  Les  femmes  comme  il  faut  dont  le 
hasard  des  voyages  la  rapproche,  prenant  avantage  de  quelques  so- 
lécismes  dans  la  tenue,  s'en  autorisent  pour  décliner  les  avances  de 
cette  trop  triomphante  beauté.  A  la  vérité  elle  pourrait,  si  elle  Je 
voulait,  se  venger  des  hauteurs  de  ces  dames  en  mettant  leurs  ma- 


670  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ris  à  ses  pieds;  mais  précisément  ce  qui  me  donne  bonne  opinion 
âe  sa  morale  ou  du  moins  de  sa  politique,  c'est  que  ce  sont  les  ma- 
ris qui  disent  le  plus  de  mal  d'elle. 

L'heureux  époux  de  cette  belle  personne  offre  au  complet  la  col- 
lection des  ridicules  et  des  vanités  propres  aux  enrichis.  J'avais 
connu  ce  couple  à  Bade  l'année  dernière.  Cn  blond  jeune  homme, 
qui  alors  soupirait  pour  les  beaux  yeux  de  M'"''  Diloir,  était  mainte- 
nant remplacé  par  un  sombre  Espagnol,  un  marquis  de  Santa  je 
Be  sais  plus  quoi,  lequel  a  toute  l'encolure  d'un  Othello.  Il  couvait 
M""'  Diloir  avec  des  yeux  qui  disaient  qu'il  aurait  voulu  l'emporter 
dans  quelque  donjon  de  la  Gastille.  Elle  au  contraire  n'avait  jamais 
, aspiré  davantage  aux  gais  plaisirs  de  la  vie;  les  susceptibilités  de 
son  infortuné  adorateur  la  préoccupaient  fort  peu.  C'est  une  de  ces 
femmes  qui  gardent  invariablement  leurs  sourires  pour  le  dernier 
Tenu,  et  semblent  dire  au  plus  ancien  :  De  quoi  vous  mêlez-vous? 
Je  ne  sais  pour  quelle  raison,  toutes  les  fois  que  le  hasard  me  met 
en  présence  c!e  M'"^  Diloir,  j'ai  l'air  d'être  pour  elle  ce  bienheureux 
dernier  venu.  Ce  soir-là  en  particulier,  elle  eut  pour  moi  des  gra- 
cieusetés auxquelles  j'étais  peu  sensible,  mais  qui  durent  agacer 
horriblement  les  nerfs  du  marquis.  Elle  me  retint  toute  la  soirée 
auprès  d'elle,  causant  de  ceci  et  de  cela,  et  elle  cause  assez  bien, 
car.  à  défaut  de  culture  intellectuelle,  elle  possède  sur  le  bout  du 
doigt  cette  science  du  bien  et  du  mal  infuse  dans  l'esprit  de  cha- 
que femme  qui  veut  plaire.  Au  surplus,  elle  se  met  très  en  frais.  — 
Ceci,  pour  moi,  implique  toujours  le  devoir  d'être  ou  du  moins  de 
paraître  intéressé,  car  j'ai  sur  ce  sujet  des  idées  de  l'autre  monde. 
Je  trouve  qu'il  n'est  pas  permis  de  se  refuser  à  cette  sorte  de  fasci- 
nation, à  laquelle  une  femme  qui  coquette  vise  nécessairement; 
c'est  son  petit  triomphe,  elle  y  a  droit.  On  n'est  pas  forcé  pour 
cela  de  lui  donner  son  cœur  ou  sa  pensée,  mais  il  est  convenable 
de  mettre  à  sa  disposition  tous  les  agrémens  qu'on  a  dans  l'esprit. 
C'est  de  l'équité  et  tout  simplement  de  la  politesse.  Aussi  bien  on 
est  payé  de  sa  peine.  On  a  toujours,  à  étudier  d'un  peu  près  ces 
âmes  frivoles,  cette  espèce  de  plaisir  qu'on  trouve  à  feuilleter  une 
collection  d'estampes. 

Il  y  a  aujourd'hui  six  semaines  que  je  suis  à  Lucerne.  Ces  six 
semaines  seront  l'espace  de  temps  le  plus  pauvre  en  événemens  que 
j'aurai  à  mettre  dans  mes  souvenirs.  C'est  une  succession  de  jours 
ensoleillés  et  tranquilles  dont  rien  n'a  interrompu  une  seule  fois 
l'agréable  monotonie.  Depuis  six  semaines,  mon  ami,  je  vis  comme 
l'huître  sur  son  rocher,  ou  comme  ce  marronnier  qui  balance  sous 
ma  fenêtre  ses  grandes  branches  parfumées.  Je  ne  vais  au-devant 
de  rien;  c'est  peut-être  la  cause  de  quelques  impressions  agréables, 
—  d'une  nature  d'ailleurs  négative,  —  qui  semblent  venir  au-de- 


NATACHA   DE    V.  671 

vant  de  moi.  Il  n'y  a  rien  de  tel  comme  de  se  laisser  porter  par  la 
vague;  on  n'arrive  nulle  part,  mais  on  a  l'illusion  du  voyage.  Voici 
un  petit  épisode  dont  je  me  souviens. 

J'étais  un  jour  descendu  dans  le  jardin,  au  fond  duquel  il  y  a  un 
pavillon  tapissé  d'aristoloche  où  je  passe  quelquefois  les  heures  de 
la  méridienne.  J'avais  emporté  un  volume,  que  je  tenais  ouvert  de- 
vant moi;  —  je  le  lisais  le  moins  possible,  attendu  que  mes  yeux 
s'occupaient  à  contempler  à  l'autre  bout  de  l'allée  un  objet  beau- 
coup plus  intéressant.  C'était  M'"®  de  V...,  qui  se  promenait  avec  son 
fils.  Elle  marchait  à  pas  menus,  la  tête  un  peu  penchée,  et  avançant 
l'un  après  l'autre,  sous  ses  longues  jupes  plissées,  deux  petits  pieds 
de  femme  arabe  chaussés  de  pantoufles  à  bouffetti-s.  Le  bébé  trot- 
tinait à  côté  d'elle,  les  yeux  amoureusement  levés  sur  son  visage, 
et  contant  une  longue  histoire  dans  ce  langage  des  petits  enfans  qui 
ressemble  au  roucoulement  des  colombes.  Rien  qu'à  les  voir  comme 
cela,  on  devinait  que  c'étaient  deux  créatures  parfaitement  éprises 
l'une  de  l'autre.  Ils  passèrent  près  de  moi  sans  me  voir,  et  s'arrêtèrent 
un  peu  plus  loin  auprès  d'un  berceau  de  glycine  en  fleurs.  Les  grandes 
grappes  lilas  se  balançaient  sur  leurs  tiges  comme  de  beaux  jouets 
suspendus  là  tout  exprès  par  le  bon  Dieu  pour  séduire  les  yeux  et 
l'imagination  de  master  George.  Il  les  regardait  d'un  air  à  les  faire 
descendre  toutes  seules  de  leurs  branches  pour  se  venir  mettre  dans 
ses  petits  doigts.  Sa  mère,  qui  comprenait  ce  regard,  le  prit  dans 
ses  bras,  et,  se  renversant  un  peu  en  arrière,  le  souleva.  Alors  mas- 
ter George,  qui  fourrageait  dans  les  rameaux  comme  dans  une  jar- 
dinière, fut  pris  d'une  inspiration  d'artiste  et  d'enfant  gâté.  11  se 
retourna,  et  se  mit  à  fourrer  les  fleurs  dans  les  nattes  de  sa  mère. 
Elle  riait  et  se  défendait  en  l'embrassant;  mais  au  plus  beau  moment 
une  catastrophe  inattendue  arriva.  Le  terrible  enfant  avait  mis  trop 
de  zèle  à  sa  besogne,  car  soudain  les  rubans  se  détachèrent,  les 
épingles  tombèrent,  et  l'édifice  léger  de  la  coifl'ure  s'abattit,  laissant 
se  dérouler  une  soyeuse  chevelure  dont  je  n'avais  jamais  soupçonné 
la  véritable  longueur.  Le  soleil,  en  train  de  se  coucher,  l'ellleura 
d'un  rayon  oblique  en  y  allumant  un  million  d'étincelles.  Les  doux 
têtes  souriantes  de  la  mère  et  de  l'enfant,  serrées  l'une  contre  l'autre, 
apparurent  comme  entourées  d'une  auréole,  pareilles  à  ces  vierges 
byzantines  dont  l'image  se  détache  sur  un  fond  d'or  éblouissant. 

Gela  ne  dura  qu'une  seconde.  M'"''  de  Y...,  toute  rougissante, 
posa  l'enfant  à  terre  et  se  releva  avec  un  mouvement  c!e  biche  efla- 
rouchée.  Elle  regarda  autour  d'elle  pour  s'assurer  qu'elle  était  seule, 
et  se  mit  en  devoir  de  réparer  son  désordre;  cependant  ses  mains  mi- 
gnonnes levées  au-dessus  de  sa  tête  avaient  toutes  les  maladresses- 
de  l'ignorance.  Les  torsades  trop  lourdes  s'échappaient  entre  ses 
doigts,  et  s'abattaient  à  chaque  instant  entraînées  par  leur  poids. 


672  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Tous  les  cheveux  alors  s'éparpillaient,  et  de  longues  boucles  molles 
venaient  se  dérouler  capricieusement  sur  sa  nuque  et  sur  son  sein. 
Heureusement  pour  elle  et  malheureusement  pour  moi,  qui  m'em- 
plissais les  yeux  de  cette  poésie  vivante,  la  prose  survint  sous  la 
forme  d'une  soubrette,  qui  arrangea  prestement  ce  que  le  hasard 
avait  si  bien  dérangé.  M'"^  de  V...  rentra,  et  ne  se  douta  jamais  que 
sa  petite  mésaventure  avait  eu  un  témoin. 

Si  tu  allais  maintenant  te  figurer  que  mon  imagination  se  soit 
prise  irrévocablement  à  cette  chevelure  dénouée,  je  te  préviens,  mon 
ami,  que  tu  commettrais  une  grande  erreur.  Ma  jeune  voisine  est 
une  créature  infiniment  charmante,  mais  infiniment  peu  roma- 
nesque. C'est  une  personne  sérieuse,  extrêmement  réservée,  même 
un  peu  sauvage,  tellement  sauvage  que,  pour  me  faire  bien  venir 
d'elle,  je  me  suis  vu  réduit  à  faire  ma  cour  à  rnaster  George.  Son 
cœur  de  mère  n'a  pas  résisté;  après  quelques  petites  hésitations  de 
sa  part,  nos  relations  se  sont  établies  sur  le  pied  d'une  bonne  et 
ti^anquille  amitié. 

Je  ne  vois  généralement  ma  nouvelle  amie  qu'une  fois  dans  la 
journée,  quand  elle  descend  le  soir  pour  se  promener  une  heure  ou 
deux  dans  l'allée  d'acacias  qui  longe  le  bord  de  l'eau.  Elle  donne 
le  bras  au  général,  je  marche  auprès  d'elle  de  l'autre  côté,  et  une 
conversation  calme,  posée,  s'engage  entre  nous  sur  les  sujets  lc»3 
plus  différens  et  aussi  les  plus  indifférens  de  l'univers.  —  J'ai  re- 
marqué que  les  couchers  du  soleil  au  bord  des  lacs,  avec  leurs  ho- 
rizons enflammés,  leurs  brumes  diaphanes,  ces  reflets  roses  qui 
s'allument  partout,  jusque  sur  le  visage  de  la  femme  dont  on  frôle 
la  robe  en  marchant,  étaient  un  milieu  positivement  peu  favorable 
à  l'esprit.  L'influence  de  toutes  ces  choses  est  énervante  et  délétère. 
Il  y  a  dans  le  miroitement  de  l'eau  qui  s'endort,  dans  cette  vague 
senteur  de  rosée  et  de  fleurs  qui  s'épand  à  la  tombée  de  la  nuit, 
quelque  chose  qui  engourdit  les  facultés  actives  et  prédispose  à 
cette  paresse  de  l'àme  qu'on  appelle  la  rêverie.  Je  déteste  le  mot, 
et  la  chose  encore  plus.  Je  ne  sais  quelle  fade  et  inexplicable  béati- 
tude s'infiltre  dans  les  veines;  le  cerveau,  au  lieu  de  produire  des 
idées,  se  contente  de  sensations;  on  se  noie  dans  un  azur  tellement 
éihéré  que  les  folies  les  plus  étranges  vous  semblent  tout  à  coup 
extrêmement  naturelles.  Par  bonheur,  ma  compagne  est  la  femme 
du  monde  la  plus  raisonnable.  Au  physique  comme  au  moral,  rien 
en  elle  ne  heurte  ni  les  yeux  ni  Tesprit.  Sa  voix  un  peu  grave,  d'un 
timbre  pur  et  doux,  est  agréable  à  enteudre  comme  une  musique 
bien  cadencée.  Ses  pensées  sont  reposées  et  tran-^parentes  comme 
le  teint  de  son  visage;  peu  d'enthousiasme,  aucune  coquetterie,  et 
pas  la  plus  petite  notion  de  cet  art  de  jongler  avec  les  mots  et  les 
idées  qui  s'appelle  si  improprement  l'esprit.  Peut- on  être  plus  idéa- 


NATACHA   DE   V.  673 

lement  femme?  Avec  cela,  tout  le  charme  d'une  nature  exquise  qui 
s'ignore.  Elle  analyse  peu  en  général,  et  surtout  elle  ne  s'analyse 
jamais  elle-même.  Elle  jette  sur  toutes  choses  un  regard  calme  et 
clair,  qui  ne  voit  pas  ou  qui  ne  veut  pas  voir  plus  loin  que  les  sur- 
faces. Ses  affections  elles-mêmes  sont  irraisonnées,  elles  vont  droit 
au  but  sans  s'évaporer  en  chemin.  Elle  aime  son  enfant  par-dessus 
tout,  elle  aime  aussi  cet  être  peu  aimable  qui  s'appelle  le  général 
Y...;  son  seul,  mais  tout-puissant  titre  à  ses  yeux  est,  je  suppose, 
qu'il  est  son  mari,  car  c'est  l'homme  le  plus  insignifiant  qui  se 
puisse  voir.  Qui  sait?  il  abonde  peut-être  en  vertus  domestiques;  il 
est  très  bon  père,  je  crois. 

Après  les  deux  ou  trois  premiers  tours,  M.  de  V...  nous  quitte 
ordinairement,  et  s'en  va  fumer  son  cigare  sur  la  véranclah,  où  il 
connaît  tout  le  monde.  Encore  une  de  ses  qualités  :  il  est  d'humeur 
sociable.  Son  départ  ne  change  rien  au  ton  de  notre  dialogue;  c'est 
la  première  femme  que  je  rencontre  chez  qui  l'absence  ou  la  pré- 
sence du  mari  se  fasse  aussi  peu  sentir.  Les  femmes,  même  les 
plus  sévères,  apportent  dans  le  tête-à-tête  cette  espèce  de  con- 
trainte que  j'appelle,  moi,  une  arrière-pensée.  Que  ce  soit  défiance 
ou  embarras,  n'importe,  la  chose  existe,  et  généralement  on  est  un 
sot  de  n'en  pas  profiter.  Au  surplus,  le  simple  fait  de  se  mettre  sur 
la  défensive  autorise  l'attaque;  mais  qu'on  s'imagine  une  personne 
quing  songe  pas  à  se  défendre  parce  qu'il  ne  lui  vient  pas  à  l'esprit 
qu'on  la  puisse  attaquer,  que  devient  aloi'S  cette  belle  hardiesse? 
jyjme  (jg  Y  _^^  g^yg(,  (,g  pgjj^  g^jj.  digne  et  fier  qui  va  si  bien  à  sa  jeune 
figure,  ne  semble  pas  se  douter  qu'un  homme  seul  avec  elle  puisse 
lui  parler  autrement  que  s'il  y  a  là  cent  personnes.  Cette  particu- 
larité m'avait  tellement  frappé  en  elle  qu'un  jour,  tout  en  riant  :  — 
Je  suis  sûr,  lui  dis-je,  que  personne  jamais  n'a  eu  le  courage  de 
vous  faire  une  d<  claration  un  peu  sérieuse!  —  Une  déclaration?  — 
Elle  attacha  sur  moi  avec  une  sorte  d'étonnement  la  lumière  de  son 
franc  regard.  —  Certainement,  jamais.  Pourquoi  voulez -vous  qu'on 
m'en  fasse?  —  Il  me  semblait  qu'en  ce  moment  je  voyais  tout  au 
fond  de  son  cœur.  11  n'y  avait  pas  un  nom,  pas  un  souvenir  dans  sa 
conscience;  c'était  la  limpidité  froide  et  pure  de  l'eau  de  source 
qui  jaillit  du  rocher.  Je  m'inclinai  dans  mon  cœur  jusqu'à  terre. 

Pendant  que  nous  marchons  et  devisons  de  la.sorte,  le  général 
revient.  11  m'interpelle  de  loin  :  —  Dites-moi,  mon  cher  ami,...  je 
crois  le  martini  décidément  supérieur  au  chassepot.  Qu'est-ce  que 
vous  pensez?  —  Mon  Dieu!  général,  je  n'ai  pas  de  principes  extrê- 
mement arrêtés  sur  cet  objet  de  votre  compétence.  —  Il  tire  alors 
un  crayon  et  un  carnet  de  sa  poche  et  commence  une  dissertation 
sur  l'excellence  de  l'un  et  de  l'autre  système.  M"""  de  V...  vient 

TOME  xcvin.  —  1872.  43 


G7ll  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

prendre  son  bras,  et  on  continue  lentement  à  se  diriger  vers  la  mai- 
son. Avec  la  première  étoile  qui  se  montre  dans  le  ciel,  tout  le 
monde  se  sépare.  M'""  de  Y...  va  présider  au  coucher  de  son  fils.  Je 
rejoins  le  général  dans  le  salon  de  lecture,  et  nous  faisons  un  pi- 
quet, ou  bien  c'est  M'"^  Diloir  qui  m'arrête  au  passage,  et  alors  je 
finis  ma  soirée,  assis  derrière  son  fauteuil,  causant  et  respirant  le 
ivest-end  dont  son  éventail  parfume  l'atmosphère  à  dix  pas  à  la 
ronde. 

Une  singulière  personne  que  cette  M'"*"  Diloir,  vous  disant  en 
face,  sans  sourciller,  les  choses  les  plus  inattendues.  Ce  n'est  pas 
elle  que  tourmente  un  excès  de  raffinement!  Cela  n'empêche  pas 
que  le  marquis  espagnol  ne  soit  bellement  féru  au  cœur.  Il  pousse 
sa  pointe  résolument,  et,  ma  foi,  il  n'a  pas  tort;  seulement  ce  mar- 
quis fait  une  chose  que  je  ne  ferais  pas  à  sa  place.  Il  me  déteste, 
—  le  plus  poliment  du  monde,  c'est  vrai,  —  mais  il  me  déteste; 
pourtant  M'"**  Diloir  aurait  cent  fois  plus  de  beauté,  et  me  ferait 
mille  fois  plus  de  coquetteries,  que  je  ne  songerais  pas  à  serrer  le 
bout  de  son  petit  doigt. 

L'autre  jour,  cette  même  M"""  Diloir  eut  l'idée  singulière  de  faire 
la  connaissance  de  M'"*  de  Y...  Sa  curiosité  sans  doute  avait  été 
excitée  par  la  distinction,  peut-être  aussi  par  l'extrême  réserve  de 
cette  jeune  femme,  qui  vit  dans  un  hôtel  plein  de  monde  plus  reti- 
rée que  la  Belle  au  Bois  dormant.  C'est  sur  moi  que  le  choix  de 
M""^  Diloir  était  tombé  pour  être  son  auxiliaire  en  cette  affaire  déli- 
cate; seulement,  se  défiant  un  peu  malgré  tout  de  l'opportunité  de 
son  désir,  elle  n'avait  pas  voulu  m'en  faire  part  elle-même,  mais 
prudemment  m'avait  dépêché  son  éditeur  responsable.  —  Monsieur 
le  comte,  dit  M.  Diloir  en  m'abordant,  car  ce  personnage,  qui  porte 
des  diamans  à  sa  chemise,  parle  comme  un  domestique,  —  mon- 
sieur le  comte,  vous  êtes  le  seul  ici  qui  connaissiez  cette  dame 
russe  :  ne  pourriez-vous  pas  me  présenter  à  elle? 

—  Quelle  dame  russe,  mon  cher  monsieur?  j'en  connais  plu- 
sieurs. . . 

Il  nomma  M'"""  de  Y...  Je  lui  répondis  que  je  n'avais  pas  qualité 
pour  lui  présenter  personne. 

—  Pourtant,  si  vous,  vouliez,...  insista-t-il. 

—  Je  voudrais  vqus  obliger,  monsieur  Diloir;  mais  ceci  vraiment 
ne  dépend  pas  de  moi,  —  et  comme  il  faisait  la  mine  d'un  homme 
sur  la  tête  duquel  on  a  versé  un  seau  d'eau  froide,  —  sans  indis- 
crétion, monsieur  Diloir,  permettez-moi  de  vous  demander  pour- 
quoi, diable,  mettez-vous  tant  d'empressement  à  entrer  en  rapport 
avec  une  personne  qui,  selon  toute  apparence,  désire  demeurer 
seule?  M'"^  de  Y...  évite  les  relations  plutôt  qu'elle  ne  les  recherche, 
vous  avez  dû  vous  en  apercevoir. 


NATACHA    DE    V.  675 

—  C'est  justement  ce  que  je  disais,  reprit-il  avec  un  petit  air 
confidentiel;  mais  M'"^  Diloir  trouve  cette  dame  fort  gentille...  Elle 
a  pensé,  quand  je  serai  présenté,  que  je  pourrais  la  présenter  à  son 
tour... 

—  Ah  !  je  comprends.  Très  bien  imaginée,  votre  petite  combi- 
naison !  Malheureusement,  mon  cher  monsieur,  je  ne  puis  pas  vous 
servir,  malgré  le  plaisir  que  cela  me  ferait.  Croyez  bien  à  mes  re- 
grets. 

Je  le  quittai,  le  laissant  un  peu  penaud.  Si  j'avais  pu  prévoir  ce 
qui  arriverait,  j'aurais  glissé,  sous  forme  de  réflexions  générales, 
quelques  conseils  plus  précis;  mais  j'avais  pensé  que  le  refus  tout 
seul  était  un  avis  suffisant,  même  pour  M.  Diloir,  ce  en  quoi  je 
me  trompais.  Le  soir  du  même  jour,  j'étais  avec  M""'  de  V...  quand 
je  vis  le  général  qui  s'avançait,  tirant  M.  Diloir  à  la  remorque.  Le 
malheureux,  bien  inspiré  par  sa  sottise,  avait  découvert  qu'il  valait 
mieux  s'adresser  à  Dieu  qu'à  ses  saints;  il  avait  présenté  tout  sim- 
plement sa  requête  au  général,  et  celui-ci,  dans  sa  bonhomie,  n'a- 
vait pas  trouvé  d'inconvénient  à  l'accueillir.  Ils  s'approchèrent  du 
banc  où  M'"*"  de  V...  était  assise.  Le  général  avait  l'air  parfaitement 
inconscient  de  la  balourdise  qu'il  était  en  train  de  commettre.  Tout 
en  maudissant  un  peu  mon  imprévoyance,  je  ne  pouvais  m'empê- 
cher  de  rire  dans  ma  moustache,  car  le  personnage  avait  une  mine 
véritablement  grotesque  lorsqu'après  avoir  dessiné  la  plus  merveil- 
leuse révérence  il  demeura  muet  et  interdit  sous  le  regard  de  M'"*"  de 
V...  —  A  la  bonne  heure,  pensai-je,  la  joie  lui  coupe  la  parole;  il 
ne  parlera  pas,  c'est  autant  de  gagné.  —  J'étais  loin  de  compte.  La 
nuance  de  hauteur  qu'il  y  avait  dans  l'attitude  de  M'"*  de  V... 
échappait  au  sens  obtus  de  M.  Diloir;  peut-être  prenait-il  son  silence 
pour  de  la  timidité.  Il  se  remit  très  vite  d'un  premier  moment  de 
trouble,  et  tout  à  coup  voilà  mon  homme  qui  s'assied,  qui  se  pose, 
qui  se  carre,  et  entame  le  récit  de  je  ne  sa'S  plus  quelle  aventure 
dont  les  détails  assez  légers  couraient  dans  l'entrefilet  d'un  journal. 
Ce  que  devenait  M'""  de  V...  devant  l'heureux  choix  de  ce  sujet,  il 
est  aisé  de  le  concevoir.  Elle  avait  rougi  un  pau  et  avait  regardé 
son  mari;  il  riait  à  gorge  déployée,  et  semblait  trouver  la  plaisan- 
terie excellente.  Alors,  comme  en  désespoir  de  cause,  ses  yeux 
s'arrêtèrent  sur  moi.  —  Est-ce  que  vous  au  moius,  vous  ne  me  dé- 
livrerez pas?  semblaient-ils  me  dire.  —  Je  la  délivrai;  la  vérité 
m'oblige  d'ajouter  que  M.  Diloir  se  montra  docile,  et  que  je  n'eus 
pas  de  peine  à  le  ramener  dans  un  sentier  un  peu  moins  aventureux. 

Le  lendemain,  comme  je  rencontrai  M""^  de  V...  :  —  J'ai  à  vous 
remercier,  monsieur,  me  dit-elle,  vous  m'avez  rendu  un  grand  ser- 
vice... J'ai  dû  vous  sembler  hier  bien  gauche.  Je  vous  avouerai  une 
chose,  je  suis  ridiculement  timide. 


(376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  On  ne  s'en  douterait  jamais.  Je  puis  vous  assurer,  madame, 
que  vous  aviez  au  contraire  une  mine  fort  imposante. 

Elle  sourit.  —  Vous  vous  moquez  de  moi,  et  vous  avez  raison.  Je 
devais  avoir  l'air  d'une  pensionnaire.  Une  chose  m'étonne  toujours... 
Comment  se  fait-il  que  de  telles  gens  aient  le  priviif^ge  d'intimider, 
tandis  que...  Elle  cherchait  les  mots,  et  peut-être  hésitait-elle  un 
peu  en  entrevoyant  le  sens  exact  de  sa  pensée. 

—  Voulez-vous  que  j'achève  votre  phrase?..  Tandis  que  d'autres 
hommes  qui  ne  ressemblent  pas  à  M.  Diloir  se  laissent  intimider 
au  contraire...  Est-ce  cela? 

Quand  elle  rougit,  c'est  comme  un  nuage  rose  qui  passe  sur  sa 
figure. 

—  Eh  !  mon  Dieu,  madame,  l'explication  est  bien  simple.  Imagi- 
nez Cicéron  plaidant  devant  des  Scythes  :  il  perdrait  son  latin  et 
probablement  sa  tête.  Comment  voulez-vous  que  la  conviction  in- 
time de  cette  situation  ne  glace  pas?  Pour  oser  s'imposer,  les  déli- 
cates supériorités  de  la  femme  ont  besoin  avant  tout  de  se  sentir 
comprises. 

—  Je  m'aperçois  que  j'ai  fait  comme  Gribouille,  dit-elle;  pour 
éviter  la  pluie,  je  me  suis  jetée  dans  la  rivière.  Je  n'ai  pas  voulu 
paraître  gauche,  je  parais,  ce  qui  est  bien  pis,  pêcher  des  compli- 
mens. 

En  conclusion,  voici  ce  que  je  te  dirai  :  je  ne  suis  pas  amou- 
reux de  cette  femme,  non;  mais  aurais-je  pu  le  devenir?  Je  me 
pose  cette  question,  et  alors  mes  pensées  me  rejettent  dans  le 
passé,  dans  ma  belle  jeunesse  perdue.  Mes  cheveux  sont  bruns, 
mon  pas  est  élastique,  les  dates  du  calendrier  m'assurent  que  j'ai 
l'âge  où  l'on  est  jeune,  et  intérieurement  je  me  sens  vieux  comme 
Mathusalem.  Là,  sous  mes  yeux,  tout  près  de  moi,  vit  et  se  meut  la 
créature  idéale  que  j'avais  rêvée  à  vingt  ans,  et  mes  yeux  ne  l'ont 
pas  reconnue  tout  de  suite,  et  mon  cœur  n'a  pas  eu  le  plus  petit 
soubresaut.  J'ai  dû  étudier,  détailler,  démonter,  pour  ainsi  dire, 
pièce  à  pièce  la  réalité,  et  la  comparer  à  la  poétique  vision  que  j'a- 
vais si  longtemps  portée  en  moi,  pour  me  dire  que  c'était  elle.  Ah  ! 
pourquoi  ne  m'est-elle  pas  apparue  alors,  quand,  enivré  des  pre- 
mières bouffées  de  la  vie  qui  montaient  à  mon  cerveau  comme  un 
vin  capiteux,  je  l'appelais,  je  la  pressentais,  je  tendais  mes  bras 
dans  le  vide!  A  présent  l'ivresse  est  passée;  je  suis  dégrisé  comme 
un  homme  auquel  on  a  prouvé  qu'il  cherchait  le  chemin  de  la  lune. 
J'ai  rencontré  vivante  la  femme  que  mon  imagination  avait  créée 
pour  moi  seul  et  pétrie  de  la  plus  pure  substance  de  mes  pensées, 
et  rien  en  moi  n'a  tressailli  :  je  l'admire  comme  un  beau  chef- 
d'œuvre,  mais  je  ne  saurais  l'aimer. 

Non,  je  ne  l'aime  pas,  et  pourtant,  quand  je  regarde  dans  ses 


NATACHA    DE    V.  677 

yeux,  j'y  vois  passer  des  reflets  dont  je  n'ai  pas  le  mot,  et  qui  me 
troublent  comme  le  charme  vague  d'un  rêve.  Qu'est-ce  qu'il  y  a  au 
fond  de  cette  âme  que  je  crois  si  bien  connaître,  et  dont  je  n'a- 
perçois peut-être  que  la  surface?  Le  connaît-elle  elle-même?  N'y 
a-t-il  pas  sous  cette  sérénité  apparente  la  flamme  vivante  d'un  cœur 
qui  se  réveillera  un  jour?  Est -elle  tellement  forte  ou  tellement 
faible  qu'elle  traversera  la  vie  sans  avoir  connu  la  passion? 

Je  ne  le  saurai  probablement  jamais,  moi  qui  me  pose  pour  elle 
ce  problème  redoutable.  Je  compte  partir  sous  peu  de  jours.  Si 
j'allais,  contre  toute  prévision,  m'ennuyer  plus  que  je  n'ai  l'habi- 
tude de  le  faire,  mon  projet  est  arrêté  d'avance.  Un  de  ces  quatre 
matins,  nous  tombons,  mon  spleen  et  moi,  chez  toi,  au  Japon.  S'en- 
nuyer ici,  s'ennuyer  là-bas,  c'est  pardieu  bien  égal,  et  j'y  gagnerai 
au  moins  cette  satisfaction  de  me  laisser  prêcher  par  toi.  Dans  nos 
momens  perdus,  nous  chasserons.  —  Décidément,  ça  me  sourit. 

Au  revoir,  mon  ami. 

II. 

12  septembre. 

Le  bonheur  peut-il  s'appeler  fatalité?  Juge  pour  moi ,  mon  ami. 
Il  est  des  heures  de  trouble  où  l'on  ne  sait  plus  si  on  voit  clair  dans 
sa  conscience.  Je  t'écris  sous  le  coup  d'une  émotion  profonde  au- 
tant qu'inattendue...  Une  crise  décisive  s'est  faite  dans  ma  vie. 

C'était  avant -hier,  la  veille  du  jour  fixé  pour  mon  départ.  On  cé- 
lébrait l'anniversaire  de  je  ne  sais  plus  quelle  fête.  Le  soir,  pour 
mieux  jouir  d'un  feu  d'artifice  arrangé  sur  le  lac,  les  personnes 
qui  habitent  l'hôtel  étaient  montées  sur  une  terrasse  qui  forme  es- 
planade sur  le  toit  de  la  maison.  Une  quinzaine  de  spectateurs  se 
trouvaient  réunis  là. 

Les  choses  allaient  leur  train.  Les  fusées,  les  parachutes,  les 
chandelles  romaines,  les  soleils  tournans ,  défilaient  dans  l'ordre 
accoutumé.  De  gigantesques  flammes  de  Bengale  illuminèrent  en 
dernier  lieu  jusqu'aux  arêtes  des  rochers,  et  terminèrent  la  fête  à 
la  plus  grande  satisfaction  de  tous  ceux  qui  préféraient  une  nuit 
d'été,  transparente  et  embaumée,  au  tapage  assourdissant  de  ces 
sortes  de  représentations.  Quand  tout  fut  bien  fini,  et  que  le  bou- 
quet eut  lancé  en  crépitant  son  dernier  pétard,  on  en  vint  à  s'exta- 
sier en  chœur  sur  la  beauté  de  cette  nuit,  qui  paraissait  encore  plus 
belle  et  plus  sereine  par  le  contraste.  Une  idée  assez  originale  ré- 
sulta de  ce  regain  d'enthousiasme;  quelqu'un  proposa  d'attendre 
sur  la  terrasse,  d'où  la  vue  est  magnifique,  le  lever  du  soleil.  La 
proposition  fut  accueillie  ef  votée  avec  ensemble. 

En  quelques  minutes,  un  bivac  en  forme  s'improvisa.  On  apporta 


678  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  châles  pour  les  femmes,  on  lit  monter  des  fauteuils,  et  à  l'aide 
de  quelques  matelas  superposés  et  recouverts  de  tapis  on  arrangea 
des  ottomanes  assez  commodes,  autour  desquelles  on  se  groupa. 
Ainsi  disposée,  sans  autre  clarté  que  celle  des  étoiles,  la  plate-forme 
ressemblait  vaguement  au  pont  d'un  grand  navire.  Les  hautes  che- 
minées qui  surgissaient  de  place  en  place  simulaient  la  mâture  ;  le 
parapet  tout  autour  courait  comme  un  bastingage,  et  un  rêveur 
isolé  dont  l'inconsciente  silhouette  se  détachait  un  peu  à  l'écart  sur 
la  transparence  du  ciel  jouait,  pour  compléter  l'illusion,  le  rôle  de 
l'officier  de  quart  debout  sur  la  dunette.  Je  faisais  part  de  quelques 
réflexioEs  à  ce  sujet  à  M'"*"  Diloir,  qui  se  préparait  à  descendre,  re- 
doutant apparemment  les  désastres  d'une  veille  pour  les  roses  de 
son  teint,  lorsque  je  m'entendis  appeler  par  M.  deV...,  qui,  lui  aussi, 
prenait  le  chemin  du  logis.  —  Restez- vous?  dit-il. 

—  Mais  oui,  général. 

—  Alors  cela  ne  vous  dérangera  pas,  si  je  vous  prie  de  vous  faire, 
pour  ces  quelques  heures,  le  chevalier  de  ma  femme?  Elle  désire 
Yoir  ce  lever  de  soleil.  Je  resterais  volontiers  avec  elle;  mais  fran- 
chement, à  mon  âge,...  avec  mes  rhumatismes,  passer  une  nuit 
dehors... 

Les  rhumatismes  du  général  signifiaient  en  ce  moment  vêne  bonne 
envie  de  dormir,  et  il  ne  s'en  cachait  que  pour  la  forme.  Je  m'in- 
clinai devant  M'"^  de  V...  avec  ce  geste  qui  dans  toutes  les  langues 
du  monde  veut  dire  :  disposez  de  moi.  A  la  lueur  du  gaz  qui  éclai- 
rait l'escalier  sur  les  premières  marches  duquel  nous  nous  tenions, 
je  voyais  l'expression  indécise  de  sa  figure.  Ses  fins  sourcils  se  rap- 
prochaient un  peu.  Elle  se  disait  peut-être  que  le  général  l'avait 
mise  bien  cavalièrement  dans  une  position  embarrassante.  Elle  cher- 
chait la  forme  de  refus  la  plus  polie,  et  je  voyais  déjà  le  moment 
où  la  pointe  de  son  pied  allait  se  poser  sur  la  marche  suivante  lors- 
qu'elle parut  se  raviser,  et  se  tournant  vers  moi  :  —  Cela  ne  vous 
dérangera  vraiment  pas  trop,  monsieur?  dit-elle. 

—  Moi,  madame?.,  mais  énormément!..  Songez  donc  quelle 
corvée  ! . . 

—  Oh  !  si  c'est  comme  cela,  j'accepte  sans  plus  de  scrupules. 
Le  général  baisa  galamment  la  main  de  sa  femme.  —  Au  revoir, 

Natacha,  fit-il,  —  et  il  se  mit  à  descendre. 

Je  la  reconduisis  à  son  ottomane,  installée  un  peu  à  l'écart  der- 
rière un  pan  de  cheminée.  —  Natacha?  dis-je,  qu'est-ce  que  c'est? 
Est-ce  votre  nom  en  russe?  Natacha...  11  y  a  là  comme  un  ressou- 
venir de  steppes,  un  vague  parfum  de  poésie  exotique. 

—  Vous  tombez  mal  pour  trouver  ce  nom  intéressant.  II  n'y  en 
a  pas  de  plus  commun  en  Russie...  Tout  le  monde  s'appelle  Na- 
thalie. 


NATACHA    DE    V.  679 

—  Oh  !  tant  pis.  J'en  suis  fâché  sincèrement.  Votre  nom  ne  de- 
vrait appartenir  qu'à  vous  seule.  Si  j'étais  le  tsar,  je  ferais  débap- 
tiser toutes  les  Nathalie  de  mon  empire. 

INulle  part  la  différence  d'une  femme  à  une  autre  ne  se  montre 
mieux  que  dans  la  façon  dont  chacune  accepte  ces  menus  hom- 
mages de  la  galanterie  banale.  M"'''  de  V...  les  accepte  aussi  peu  que 
possible.  Elle  n'adore  ni  l'encens  ni  son  parfum,  et  ses  jolis  doigts 
ne  trouvent  aucun  plaisir  à  dérouler  la  papillote.  Au  contraire,  elle 
porte  en  ces  sortes  de  choses  une  gaucherie  un  peu  effarouchée. 
Cela  lui  va  admirablement;  mais  cela  ne  va  qu'à  elle.  Je  changeai 
de  conversation,  et  pendant  une  demi-heure  je  l'entretins  très  con- 
sciencieusement de  symphonies  et  de  mélodies.  —  A  propos,  dis-je, 
pourquoi  ne  jouez-vous  jamais,  madame,  vous  qui  êtes  si  bonne 
musicienne? 

Elle  eut  un  geste  vague  comme  pour  dire  :  —  Mais,  puisque  je 
ne  joue  pas,  comment  pouvez-vous  savoir?.. 

—  Ah!  voilà...  Il  vous  étonne  que  j'aie  pu  découvrir  cela?  C'est 
toute  une  histoire,  que  je  vous  coulerai,  si  vous  voulez.  Imaginez 
qu'il  y  a  six  semaines  j'étais  à  ma  fenêtre,  par  une  nuit  d'orage. 
Tout  à  coup,  à  travers  le  bruit  de  la  tempête,  j'entendis  les  accords 
d'un  nocturne  de  Chopin.  Je  prêtai  l'oreille,  car  j'adore  Chopin,  — 
et  puis  on  le  rendait  d'une  façon  vraiment  exquise.  Vous  pensez  si 
j'en  perdis  une  note.  Au  bout  de  quelques  instans,  la  musique  se 
tut,  et  j'aperçus  une  fenuiie  qui  vint  s'accouder  sur  le  balcon,  ha- 
billée toute  de  blanc,  comme  une  fée  ou  une  apparition,  et  rêvant 
on  ne  sait  à  quoi.  J'ai  revu  la  femme;  mais  je  n'ai  plus  entendu  sa 
musique... 

—  Et  vous  ne  l'entendrez  jamais,  je  puis  vous  assurer,  reprit- 
elle  gaîment.  Au  surplus,  je  ne  joue  pas,  —  ce  qui  s'appelle  jouer. 
Je  pianote  un  peu,  pour  mon  plaisir,  quand  je  suis  seule,  et  voilà 
tout  mon  talent.  Quant  à  la  rêverie,  c'est  une  autre  accusation  dont 
je  tiens  à  me  défendre.  Je  ne  rêvais  pas  à  mon  balcon  ce  soir-là,  ni 
jamais. 

—  Et  à  quoi  pensiez-vous  donc?  Est-ce  que  vous  méditiez  par 
hasard  sur  la  formation  géologique  de  ces  rochers  qu'un  clair  de 
lune  à  la  Salvator  illuminait  si  magnifiquement? 

—  Vous  tenez  à  le  savoir  tant  que  cela?  Eh  bien!  tout  simple- 
ment je  pensais  à  mon  fils. 

—  Penser  à  ceux  qu'on  aime,  cela  ne  s'appelle-t-il  pas  rêver? 

—  Si  vous  l'entendez  de  cette  manière... 

—  Je  vois  ce  que  c'est;  vous  ne  voulez  pas  convenir  que  vous 
puissiez  avoir,  comme  tout  le  monde,  vos  heures  de  mélancolie. 

—  La  mélancolie  est  la  poésie  des  âmes  malades  ou  inspirées.  Je 
ne  suis  ni  l'un  ni  l'autre. 


680  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  y  avait  dans  ce  dialogue,  échangé  sur  un  ton  léger,  je  ne  sais 
quelle  nuance  insaisissable,  restée  jusqu'ici  étrangère  à  nos  entre- 
tiens. Elle  paraissait  sentir  cela  comme  moi,  et  le  sentir  avec  un 
déplaisir  secret.  Elle  se  leva,  et  fit  quelques  pas  vers  la  balustrade, 
oii  elle  resta  deux  ou  trois  minutes  sans  parler,  regardant  au  loin; 
puis  elle  se  retourna,  et  se  mit  à  marcher  de  long  en  large  sur  la 
terrasse  de  son  pas  cadencé,  se  tenant  toute  droite,  la  traîne  de  sa 
robe  suivant  le  mouvement  onduleux  de  sa  démarche.  Je  m'étais 
levé  comme  elle,  et  je  l'avais  suivie.  Après  plusieurs  tentatives  in- 
fructueuses de  ma  part  pour  renouer  la  conversation,  elle  finit  par 
languir  tout  à  fait.  M"^  de  V...  semblait  distraite;  je  ne  me  sen- 
tais pas  non  plus  très  inventif.  Nous  en  vînmes  comme  d'un  com- 
mun accord  à  ne  plus  nous  imposer  réciproquement  nos  remarques, 
et  à  suivre  chacun  de  notre  côté  le  cours  de  nos  pensées.  Tout  à, 
coup  elle  me  demanda  mon  avis  sur  un  livre  dont  le  héros  mélan- 
colique pleure  sa  fatigue  de  vivre  et  son  incapacité  d'aimer.  Elle  le 
comparait  à  Werther,  et,  comme  je  lui  demandai  par  quelle  bizarre 
intuition  elle  était  arrivée  à  définir  d'une  manière  si  juste  des  senti- 
mens  qu'elle  n'avait  jamais  dû  éprouver  :  —  Faut-il  donc  absolu- 
ment, dit-elle,  avoir  éprouvé  tout  ce  qu'on  sait?  Il  y  a  une  foule  de 
choses  que  l'on  comprend  sans  les  connaître... 

—  Assurément,  le  bonheur  par  exemple;  tout  le  monde  com- 
prend ce  que  c'est,  et  personne  ne  le  connaît. 

—  Croyez-vous  cela?  J'ai  toujours  imaginé  que  la  bonne  volonté 
des  gens  était  pour  beaucoup  dans  le  fait  de  se  sentir  heureux  ou 
malheureux,  car  enfin  le  bonheur  n'est  pas  en  dehors  de  nous;  il 
est...  Elle  parut  hésiter. 

—  Continuez,  je  vous  en  prie.  Où  est-il? 

—  Mais  en  nous-mêmes,  il  me  semble.  Le  bonheur,  ce  sont  les 
joies  de  l'amitié  et  de  la  famille,  accessibles  à  tout  le  monde;  c'est 
le  sentiment  du  devoir  accompli,  c'est  la  conscience  de  notre  utilité, 
c'est  surtout  l'abnégation  des  désirs  égoïstes...  —  Elle  s'arrêta 
comme  si  elle  avait  craint  de  paraître  prétentieuse,  elle  ajouta  en 
riant  :  —  Ne  me  dites  pas  prêcheuse  ;  c'est  vous-même  qui  avez 
demandé  ma  profession  de  foi. 

—  Grand  Dieu,  madame!  pouvez- vous  penser?..  Cette  concep- 
tion du  bonheur  me  frappe  au  contraire  comme  singulièrement 
digne  de  vous.  Seulement  ne  placez-vous  pas  bien  haut  quelque 
chose  que  vous  dites  appartenir  à  tout  le  monde?  Croyez-vous  que 
chacun  vraiment  puisse  comprendre  que  le  bonheur  n'est  ni  ceci  ni 
cela,  mais  la  conscience  d'un  équilibre  intime  qui  met  en  harmonie 
les  pensées  et  les  actions,  les  sentimens  et  les  devoirs?  En  poussant 
jusqu'au  bout  la  logique  de  votre  thèse,  on  arrive  à  cette  conclu- 
sion, que  devenir  plus  heureux  et  devenir  meilleur  ne  font  qu'un, 


NATACHA    DE    V.  681 

—  et  dans  la  pensée  humaine  cela  fait  presque  toujours  deux.  Com- 
ment conciliez-vous  ceci? 

—  La  pensée  humaine  se  trompe...  peut-être. 

—  Peut-être?  C'est  déjà  quelque  chose  que  vous  me  l'accordiez. 

—  Tenez,  dit-elle  avec  une  sorte  de  brusquerie,  je  serai  franche. 
Ce  que  j'ai  dit  du  bonheur  est  ce  que  je  crois  être  vrai  quelquefois; 
si  je  me  trompe,  c'est  qu'au  fond  je  n'en  sais  rien,...  pas  plus  que 
vous-même.  Est-ce  vous  accorder  assez,  comme  vous  dites? 

J'avais  envie  de  répondre  :  C'est  beaucoup  trop,  car  il  me  sem- 
blait qu'elle  s'était  rendue  bien  vite  à  mes  raisons.  J'en  éprouvais 
comme  un  vague  regret.  Elle  était  ce  soir-là  différente  d'elle-même* 
Il  y  avait  en  elle  que'que  chose  de  nerveux  qui  ne  lui  était  pas  ha- 
bituel. Elle  s'approcha  du  parapet,  et,  s'arrêtant  auprès  d'une  co- 
lonnette  à  hauteur  d'appui,  elle  s'y  accouda.  Dans  cette  attitude, 
enveloppée  d'un  châle  blanc  qui  serrait  ses  épaules  et  emprison- 
nait ses  bras  croisés,  elle  ressemblait  à  cette  Polymnie  du  Louvre, 
qui,  drapée  dans  son  péplum,  s'appuie  pensive  au  fût  d'une  co- 
lonne.—  Que  ce  paysage  est  beau!  dit-elle.  —  Une  grande  lune 
rouge  venait  de  se  lever  entre  deux  pointes  de  rocher.  Tout  le 
tableau  s'éclaira  subitement;  on  voyait  comme  en  plein  jour.  M""'  de 
V...  regardait  toujours;  elle  paraissait  absorbée.  —  Je  te  donne  ma 
parole,  mon  ami,  je  te  jure  sur  l'honneur,  quand  j'acceptai  cet 
étrange  tête-à-tête,  je  ne  savais  pas  que  je  l'aimais.  Il  y  eut  comme 
un  premier  et  vague  frisson  qui  courut  dans  mes  veines  lorsque 
son  regard,  revenant  d'au  loin,  se  posa  sur  moi.  —  Vous  n'admi- 
rez pas?  dit-elle  de  son  air  tranquille. 

J'appuyai  les  deux  mains  sur  la  balustrade,  et,  me  penchant  un 
peu,  je  regardais  au  fond  de  ses  yeux.  —  Nous  parlions  de  bon- 
heur, dis-je  très  bas...  Êtes-vous  heureuse? —  Elle  tressaillit,  et 
détourna  un  peu  la  tête. — Soyez  fianche...  comme  tout  à  l'heure... 

Elle  resta  quelques  momens  sans  répondre;  puis,  d'une  voix 
lente  cou  mie  une  personne  qui  tout  en  parlant  cherche  à  se  rendre 
compte  de  ses  pensées  :  —  Je  ne  me  suis  jamais  demandé,  reprit- 
elle,  si  j'étais  heureuse  ou  non.  A  présent,  je  me  le  demande,...  et 
il  me  semble  que  je  ne  sais  pas. 

—  Je  le  sais,  moi,  repris-je  encore  plus  bas.  Vous  n'avez  jamais 
aimé.  Le  bonheur  est  là. 

Elle  jeta  sur  moi  un  rapide  regard.  —  Pourquoi  me  dites-vous 
cela?  —  Sa  voix  était  brève,  l'expression  de  sa  figure  avait  changé 
brusquement;  une  surprise  mêlée  d'inquiétude  se  peignit  dans  ses 
traits. 

Je  compris  l'abîme  qui  s'ouvrait  sous  mes  pas.  Le  vertige  me 
prit.  J'eus  l'éblouissementd'un  homme  qui  se  verrait  lui-même  rou- 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1er  sur  la  pente  de  quelque  effroyable  précipice.  D'un  œil  terrifié, 
je  mesurais  la  grandeur  du  péril.  En  même  temps,  inslinctivement 
je  cherchais  un  point  d'appui.  Je  me  cramponnais  à  ma  volonté, 
que  je  voyais  prête  à  m'échapper;  j'appelais  à  mon  aide  l'honneur. 
Je  me  répétais  que  faire  un  pas  de  plus  serait  une  lâcheté  envers 
cette  femme  dont  je  sentais  le  cœur  se  troubler.  Je  devais  la  dé- 
fendre contre  moi,  contre  elle-même;  mais  où  prendre  la  force?  Ces 
pensées  passèrent  comme  un  tourbillon  dans  ma  tête.  Je  me  tour- 
nai vers  elle  :  —  11  commence  à  faire  frais,  dis-je.  J'ai  peur  pour 
vous;  si  nous  marchions  un  peu?  Voulez-vous  prendre  mon  bras? 
—  Elle  s'y  appuya  légèrement,  et  nous  fîmes  deux  ou  trois  tours 
en  silence. 

La  disposition  des  pans  de  maçonnerie  qui  coupaient  la  terrasse 
était  telle  que,  bien  qu'on  fût  rassemblé  sur  un  assez  petit  espace, 
on  ne  se  voyait  pas  d'un  bivac  à  l'autre  ;  mais  en  marchant  le  long 
du  parapet  on  avait  la  vue  successive  des  différens  groupes.  La 
plupart  des  personnes  venues  là  pour  admirer  la  nature  dormaient 
à  poings  fermés;  un  bonhomme  pléthorique  sommeillait  sur  une 
chaise,  la  tête  appuyée  au  dossier;  un  autre  demeurait  droit  comme 
un  piquet  et  exécutait  de  temps  en  temps  un  petit  plongeon  en 
avant  avec  le  haut  de  son  corps.  Plusieurs  jeunes  gens  de  l'un  et 
l'autre  sexe  fumaient  ensemble  des  cigarettes  et  causaient  à  voix 
basse.  Gomment  jy  me  rappelle  tout  cela,  c'est  ce  qu'il  m'est  im- 
possible de  dire.  En  ce  moment,  je  ne  songeais  pas  à  voir,  et  cer- 
tainement je  ne  voyais  rien;  mais,  par  un  phénomène  bizarre  et 
assez  connu  du  reste,  les  objets  se  photographiaient  en  quelque 
sorte  dans  mon  cerveau  sans  le  concours  de  ma  volonté,  et  chaque 
détail  de  la  scène  se  retrouve  dans  mon  souvenir  aussi  nettement 
que  si  je  l'eusse  observé  avec  la  plus  scrupuleuse  exactitude. 

Tous  ces  gens  étaient  occupés  d'eux-mêmes,  et  ne  songeaient  pas 
à  s'occuper  de  nous.  Nous  nous  sentions  seuls,  elle  et  moi,  entre 
le  ciel  étoile  et  cette  terre  admirablement  belle.  Sous  la  molle  clarté 
qui  le  baignait,  le  paysage  avait  revêtu  l'apparence  d'une  contrée 
féerique.  Cette  solitude  me  charmait,  m'épouvantait,  me  grisait.  Je 
cherchais  dans  ma  pensée,  qui  semblait  me  fuir  et  se  dérober,  une 
parole  indifférente  ou  banale  qui  pouvait  en  ce  moment  nous  sau- 
ver tous  les  deux,  et  je  ne  trouvais  en  moi  qu'un  trouble  inexpri- 
mable; tout,  jusqu'à  ce  silence  que  nous  gardions,  prenait  autour 
de  nous  une  signification  éloquente,  irrésistible.  Avec  chaque  mi- 
nute qui  s'écoulait,  je  sentais  que  nous  perdions  de  plus  en  plus 
pied  dans  le  monde  de  la  réalité,  et  que  le  cercle  magique  allait  se 
rétrécissant  autour  de  nous.  Je  te  le  jure,  mon  ami,  j'ai  fait  l'im- 
possible. Je  me  forçai,  quelque  surhumain  que  fût  l'effort,  à  parler 


NATACHA   DE    V. 


683 


avec  insouciance.  Une  étoile  filante  vint  à  passer.  —  Vous  savez, 
lui  dis-je,  qu'on  doit  faire  un  souhait  quand  on  voit  filer  une  étoile. 
Qu'avez-vous  souhaité? 

Elle  sourit  faiblement.  Elle  voulut  répondre  ;  au  lieu  de  cela,  ses 
yeux  se  levèrent  sur  moi  avec  une  expression  où  F  effroi  se  mêlait  à 
je  ne  sais  quelle  vague  attente.  Je  la  sentais  toute  frissonnante;  sa 
respiration  oppressée  allait  et  venait  rapidement.  La  dernière  lueur 
de  raison  qui  me  restait  m'abandonna.  —  Calmez-vous,  je  vous  en 
supplie,  murmurai-je,  — et,  perdant  la  tête  tout  à  fait,  je  pris  dans 
ma  main  sa  main  passée  à  mon  bras.  En  même  temps  je  me  répétais 
à  moi-même  avec  une  sorte  d'égarement  :  Mon  Dieu!  mon  Dieu! 
que  va-t-il  se  passer?  qu'est-ce  que  je  fais?  où  vais-je  l'entraîner? 
Je  me  sentais  poussé  irrésistiblement  sur  la  pente.  Je  la  condui- 
sis à  fottomane,  et  m'assis  auprès  d'elle.  Ses  mains  glacées  et 
moites  restaient  inertes  entre  les  miennes.  Ses  yeux  agrandis  s'at- 
tachaient sur  moi,  éperdus. 

Il  y  a  des  secondes  qui  sont  des  siècles,  et  dont  les  dévorantes 
émotions  ne  reviennent  pas  deux  fois  dans  la  vie  d'un  homme. 
Pendant  le  quart  de  minute  que  nous  restâmes  ainsi  l'un  près  de 
l'autre,  je  voyais  passer  des  éclairs,  et  les  objets  tournoyaient  au- 
tour de  moi.  Je  me  penchai  vers  elle,  je  l'entourai  de  mes  bras  et 
l'attirai  sur  mon  cœur.  C'était  comme  un  rêve.  —  Je  baisais  ses 
cheveux,  son  front,  sa  tête;  d'un  rapide  baiser,  j'étouffai  un  cri 
d'effroi  sur  sa  Louche.  Aucune  parole  ne  peut  rendre  la  poignante 
ivresse  de  cet  instant.  Je  sentais  littéralement  mon  âme  me  quitter; 
c'était  comme  un  bouleversement  subit  et  universel  des  choses.  La 
terre  se  dérobait  sous  moi;  les  cieux  tombaient,  et  je  m'abîmais 
avec  elle,  la  serrant  dans  mes  bras,  au  fond  d'un  tourbillon  plein  de 
ténèbres  et  d'éblouissantes  clartés. 

Au  premier  momant,  elle  s'était  comme  raidie  dans  mon  étreinte; 
puis,  enivrée,  vaincue,  palpitante,  elle  s'était  affaissée  sur  ma  poi- 
trine. Jy  la  regardai;  elle  était  inexprimablement  belle.  Une  lumière 
surhumaine  éclairait  son  visage  et  le  transfigurait.  La  passion  avait 
éclaté  comme  un  coup  de  foudre  dans  cette  âme  vierge  qui  n'avait 
jamais  connu  l'amour,  et  dont  l'imagination  ne  s'était  pas  usée  à 
le  rêver.  Elle  semblait  vivre  d'une  vie  nouvelle,  dont  le  souille 
tout-puissant  l'emportait  au-delà  de  ce  monde.  Sa  tête,  légèrement 
renversée  sur  mon  bras,  rayonnait.  C'était  comme  un  délire  dont 
elle  n'avait  plus  conscience.  Ses  yeux,  devenus  subitement  plus 
foncés  et  plus  profonds,  brillaient  comme  deux  étoiles;  ils  me  don- 
naient son  âme.  Je  sentais  sous  ma  main  son  cœur  palpiter  éper- 
dument.  Ses  lèvres  brûlantes  et  humides  s'entr'ouvraient  comme 
pour  appeler  les  miennes.  La  tête  me  tournait;  j'entendais  dans 
mes  tempes  la  pulsation  de  mes  artères.  Je  me  baissai,  et  lorsque 


684  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ma  bouche,  glissant  du  bord  de  sa  joue,  rencontra  la  sienne  et  s'y 
posa  avec  un  indicible  frémissement,  la  volupté  de  cette  sensation 
fut  si  violente  qu'elle  ressembla  presque  à  une  douleur. 

Je  ne  sais  ce  que  j'allais  faire.  Le  contact  de  ses  mains  qui  se 
tordaient  follement  dans  les  miennes  me  brûlait  comme  une  flamme. 
Tout  à  coup  elle  me  repoussa  faiblement,  elle  était  devenue  affreu- 
sement pâle;  ses  mains  se  détendirent,  ses  yeux  se  fermèrent,  elle 
tomba  étendue  sans  mouvement  sur  les  coussins.  Je  me  jetai  à  ge- 
noux; je  croyais  qu'elle  était  morte.  Je  me  souviens  de  m'être  dit 
avec  ce  sang-froid  qu'on  a  dans  les  grandes  crises  :  Si  dans  deux 
minutes  elle  ne  m'a  pas  parlé,  moi  aussi  je  serai  mort  I  Je  passai 
mon  bras  sous  son  cou.  Au  bout  de  quelques  secondes,  elle  fit  un 
mouvement  et  ouvrit  les  yeux.  Elle  promena  autour  d'elle  ce  regard 
vague  et  comme  effaré  des  personnes  qui  sortent  d'une  syncope.  Ce 
regard,  qui  un  moment  se  posa  sur  moi  sans  me  reconnaître,  me 
fit  un  mal  affreux. 

Peu  à  peu  elle  reprit  ses  esprits,  et  la  vie  revint  dans  ses  yeux. 
A  genoux  près  d'elle,  sa  tête  sur  mon  épaule,  ses  cheveux  frôlant 
ma  joue,  je  me  mis  à  lui  parler.  Les  paroles  me  venaient  impé- 
tueuses comme  un  torrent.  Mon  cœur,  que  j'avais  toute  ma  vie  com- 
primé, refoulé,  étouffé,  se  réveillait  tout  à  coup;  je  trouvais  sans  les 
chercher  les  mots  qui  exprimaient  toutes  les  inlinies  tendresses  et 
l'adoration  dont  j'étais  rempli.  —  J'avais  appris  en  une  minute, 
comme  par  une  révélation,  ce  divin  langage  de  la  passion  qu'on  ne 
parle  couramment  qu'une  fois  en  sa  vie,  et  que  toutes  les  autres 
fois  on  sait  à  peine  balbutier.  Elle  m'écoutait  souriant  vaguement 
comme  dans  un  rêve.  Elle  avait  joint  dans  ma  main  ses  deux  pe- 
tites mains  que  je  soulevais  de  temps  en  temps  pour  les  presser  sur 
mes  lèvres.  La  sentir  ainsi  abandonnée  et  comme  étendue  dans  mes 
bras  était  une  félicité  si  profonde  que  je  n'osais,  par  une  caresse 
plus  vive,  troubler  le  calme  enchanté  de  ce  moment.  Un  léger  fris- 
son parcourait  quelquefois  son  corps,  ou  bien  un  mouvement  de 
sa  tête  jetait  contre  mon  visage  le  flot  parfumé  de  sa  chevelure  en 
désordre,  et  alors  une  langueur  mortelle  se  répandait  dans  mes 
veines.  Je  murmurais  son  nom,  et,  la  figure  noyée  dans  ses  che- 
veux, les  baisant  comme  un  fou,  je  restais  plusieurs  minutes  sans 
pouvoir  proférer  un  mot. 

Cependant  la  courte  nuit  d'été  touchait  à  sa  fin.  La  lune  se  cacha 
derrière  les  grandes  montagnes,  et  une  obscurité  relative  succédait 
à  sa  clarté.  Une  faible  lueur  blanche  à  l'extrémité  du  ciel  annonçait 
le  lever  du  soleil.  Nous  ne  pouvions  rester  là  plus  longtemps.  Je  la 
serrai  plus  près  de  moi,  et  à  voix  basse  je  lui  dis  qu'il  fallait  nous 
séparer.  Elle  parut  ne  pas  saisir  bien  nettement  le  sens  de  mes  pa- 
roles, mais  elle  obéit  en  quelque  sorte  à  la  seule  impulsion  de  ma 


NATACIIA    DE    V.  685 

volonté.  Elle  se  leva,  et  machinalement  se  mit  à  renouer  ses  che- 
veux. La  soutenant,  la  portant  presque,  je  descendis  avec  elle  le 
grand  escalier,  éclairé  à  tous  les  étages.  Elle  marchait  comme  une 
hallucinée.  Quand  j'aperçus  son  visage  à  la  clarté  crue  du  gaz,  je 
fus  ébloui  et  effrayé.  Elle  était  pâle,  d'une  pâleur  de  marbre;  deux 
petites  taches  d'un  rose  ardent  coloraient  le  haut  de  ses  joues.  Sjs 
yeux,  secs  et  dilatés,  brillaient  comme  dans  la  fièvre.  Il  y  avait 
dans  sa  beauté  une  sorte  d'éclat  surnaturel;  on  sentait  l'âme  à  fleur 
de  peau. 

Je  frissonnai  malgré  moi.  Je  sentis  qu'il  m'était  impossible  de  la 
quitter.  Une  idée  insensée  me  traversa  l'esprit.  Je  voulais  la  prendre 
comme  elle  était,  et  l'emporter  avec  moi  bien  loin,  quelque  part,  au 
bout  du  monde.  —  Voulez- vous?.,  fis-je  en  m'arrêtant  et  en  la  re- 
gardant dans  les  yeux;  je  crois  que  je  devenais  un  peu  fou.  Heu- 
reusement elle  ne  comprit  pas.  Par  un  effort  puissant  de  volonté, 
je  redevins  maître  de  moi.  A  la  porte  de  son  appartement,  il  y  avait 
sa  femme  de  chambre  qui  l'attendait,  dormant  sur  une  chaise;  elle 
se  réveilla  en  sursaut  à  notre  approche.  Il  fallait  nous  quitter  sous 
les  yeux  de  cette  fille.  Je  sentis  la  main  de  M'"*  de  V...  trembler  à 
mon  bras.  Je  pouvais  craindre  tout.  Nous  étions  à  feutrée  du  cor- 
ridor. Pendant  que  la  femme  de  chambre,  à  demi  endormie,  cher- 
chait les  allumettes  et  les  frottait  d'une  main  peu  sûre,  je  ralentis 
le  pas,  et,  baissant  la  voix,  par  quelques  paroles  rapides  j'essayai 
de  calmer  son  agitation.  Je  m'adressai  à  sa  générosité.  —  Soyez 
vaillante,  je  vous  en  supplie,  dis-je.  Vous  ne  savez  pas  le  mal  que 
vous  me  faites.  Voulez-vous  que  moi-même  tout  à  f  heure  je  perde 
en  pensant  à  vous  le  peu  de  courage  que  j'ai?  Pieprenez  un  peu  de 
calme,  vous  le  pouvez,  vous  le  devez  par  pitié  pour  moi...  Elle  eut 
un  sourire  noyé  de  pleurs,  plus  navrant  qu'un  sanglot,  et  laissa 
tomber  sa  tète  sur  mon  bras.  Je  dus  la  repousser  d'un  geste  pres- 
que brutal.  La  femme  de  chambre  se  retournait  en  ce  moment.  Nous 
étions  arrivés  sur  le  seuil  de  f  appartement  dont  elle  tenait  la  porte 
ouverte.  Mon  propre  courage  était  à  bout.  —  Bonne  nuit,  madame, 
dis-je  en  m'inclinant.  —  Je  n'osai,  tant  j'avais  peur  d'une  défail- 
lance, lui  prendre  la  main  ni  même  la  regarder. 

La  porte  se  referma  sur  elle.  Pendant  une  seconde,  je  sentis 
quelque  chose  comme  le  contact  du  froid  néant  qui  me  ressaisissait. 
Sa  disparition  faisait  le  vide  autour  de  moi.  Par  un  violent  effort,  je 
surmontai  cette  faiblesse,  et  le  sentiment  de  mon  bonheur,  un  mo- 
ment suspendu ,  afllua  de  nouveau  comme  un  flot  brûlant  à  mon 
cœur.  Je  rentrai  chez  moi.  En  passant,  je  me  vis  dans  une  glace,  et  ne 
me  reconnus  pas.  Tu  te  rappelles,  dans  mon  cabinet  de  travail,  à  la 
campagne,  ce  vieux  tableau  qui  représente  un  mangeur  de  hatchisch 
en  extase;  j'avais  cette  figure-là.  Mes  yeux,  grands  ouverts,  regar- 


686  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

daient  devant  moi,  mais  ne  voyaient  pas  les  objets,  et  semblaient 
contempler  au-delà  du  monde  visible  quelque  vision  d'idéale  féli- 
cité. Je  marchais  dans  ma  chambre  en  trébuchant  comme  un  homme 
ivre.  Cette  ivresse  était  partout  :  dans  mon  cœur,  dans  ma  tête,  dans 
chaque  goutte  de  mon  sang,  qui  courait  affolé  dans  mes  veines.  Au 
milieu  de  cette  atmosj)hère  brûlante  et  neuve  pour  moi  de  la  pas- 
sion heureuse,  j'étais  comme  éperdu.  Mes  idées  se  brouillaient;  c'é- 
tait un  chaos  que  j'aurais  essayé  vainement  d'ordonner.  Je  n'essayai 
même  pas;  je  repoussais  avec  une  sorte  de  terreur  la  réflexion,  dès 
qu'elle  se  dessinait  par  une  habitude  du  cerveau;  je  sentais  confu- 
sément que  je  ne  pouvais  être  heureux  qu'à  ce  prix.  Je  me  jetais 
dans  l'oubli  de  toutes  choses,  et,  fermant  les  yeux,  je  m'abandon- 
nais à  ce  vertige  plein  de  frémissemens  au-delà  duquel  je  ne  pou- 
vais et  je  ne  voulais  rien  apercevoir.  Par  momens,  c'était  comme  une 
ilamme  qui  traversait  mon  organisme  et  le  secouait  violemment.  J'a- 
vais des  défaillances  et  de  subites  réactions  pendant  lesquelles  des 
larmes  montaient  à  mes  yeux.  Une  sensation  chassait  l'autre.  Je  ne 
possédais  pas  mon  bonheur,  c'était  mon  bonheur  qui  me  possédait. 

Je  passai  ainsi  le  reste  de  la  nuit.  Vers  le  matin,  j'avais  les  nerfs 
si  tendus  que  je  ne  savais  plus  au  juste  si  je  veillais  ou  si  je  rêvais. 
Il  se  faisait  des  lacunes  dans  la  suite  de  mes  idées,  déjà  si  confuses. 
Il  y  avait  des  minutes  où  je  perdais  en  quelque  sorte  le  sentiment 
de  mon  existence.  Le  souvenir  exact  de  ce  qui  s'était  passé  s'effa- 
çait dans  ses  détails;  il  ne  s'en  dégageait' que  l'impression  de  quel- 
que chose  de  lumineux  dont  je  cherchais  vainement  à  saisir  le  con- 
tour. La  prostration  du  corps  l'emportait  sur  la  force  de  l'esprit;  je 
tombai  lourdement  sur  un  canapé,  et  pendant  plusieurs  heures  je 
dormis  d'un  sommeil  de  plomb. 

Les  réflexions  que  je  fis  ce  jour -là  étaient  non  plus  celles  d'un 
fou,  mais  d'un  homme  sensé,  ou  à  peu  près,  qui  se  voit  dans  la  si- 
tuation la  plus  hérissée  de  difficultés  qui  se  puisse  concevoir.  Un  dé- 
faut de  volonté,  une  émotion  involontaire,  la  moindre  inintelligence 
de  ma  part  pouvait  compromettre  à  jamais  le  bonheur  et  le  repos 
d'une  existence  qui  m'était  désormais  infiniment  plus  chère  que  la 
mienne.  Je  comprenais  que  je  devais  avoir  du  calme  et  de  la  pré- 
sence d'esprit  non-seulement  pour  moi,  mais  pour  tous  deux,  s'il  le 
fallait.  Je  me  traçai  à  la  hâte  le  plan  de  conduite  que  je  devais  suivre 
jusqu'à  ce  que  j'eusse  revu  M'"*"  de  V...  L'image  du  général  se  dres- 
sait menaçante  devant  moi,  —  menaçante  pour  mon  bonheur.  Je 
sentais  qu'il  s'élèverait  contre  moi  de  toute  la  force  de  ses  droits, 
plus  légitimes,  sinon  plus  sacrés  que  les  miens.  —  Va-t-il  falloir  le 
tuer?  —  Cette  idée  me  fît  horreur.  Que  m'avait-il  fait,  cet  homme? 
Je  le  voyais  si  petit,  si  insignifiant,  si  loin  d'elle  à  tout  égard,  que 
je  n'en  pouvais  même  pas  être  jaloux.  —  Me  laisser  tuer  par  lui?  — 


NATACHA    DE    V. 


687 


Soit;...  mais  elle?  —  Cependant  la  résolution,  que  j'arrêtai  dans  ma 
pensée,  de  ne  pas  défendre,  le  cas  échéant,  ma  vie  coQtre  lui,  ser- 
vit à  faire  taire  mon  dernier  scrupule.  M'étant  mis  en  règle  avec 
l'honneur,  je  ne  me  devais  plus  qu'à  mon  amour. 

Vers  une  heure,  js  descendis.  Au  rez-de-chaussée,  ouvrant  sur  le 
parterre,  il  y  a  deux  ou  trois  salons  où  l'on  se  réunit  pour  causer, 
lire  les  journaux,  faire  de  la  musique.  Plusieurs  personnes  s'y  trou- 
vaient, comme  j'entrai.  Je  sentais  plutôt  que  je  ne  vis  que  le  général 
de  V...  était  là.  Il  s'avança  tout  de  suite  vers  moi,  le  sourire  aux 
lèvres,  la  main  tendue,  le  visage  empreint  de  cette  sympathie  cor- 
diale que,  par  un  caprice  fatal  du  sort,  il  semble  avoir  à  un  vif 
degré  pour  moi.  —  Bonjour,  dit-il  gaîment;  vous  allez  bien?  Vous 
n'êtes  pas  mort  de  ces  huit  heures  de  lune  subies  tout  d'une  ha- 
leine, avec  un  dévoûment  si  chevaleresque  ?  Ma  femme  vous  doit 
de  la  reconnaissance.  Quant  à  moi,  j'ai  dormi  comme  un  sabot.  Je 
ne  puis  pas  dire  que  je  m'en  plaigne;  quoi  que  vous  ayez  admiré, 
vous  n'avez  rien  pu  voir  qui  valût  un  bon  somme. 

Il  est  impossible  de  dire  ce  que  j'éprouvais  en  voyant  rire  et  par- 
ler avec  cette  insouciance  l'homme  entre  les  mains  duquel  se  trou- 
vaient engagés  en  ce  moment  ma  vie  et  mon  bonheur.  Je  le  regar- 
dais avec  des  yeux  nouveaux;  il  était  devenu  tout  à  coup  un  être  à 
part  de  la  création,  dont  les  paroles,  les  gestes,  les  pensées,  avaient 
pour  moi  une  signification  terrible.  J'étais  prêt  à  le  haïr  pour  sa 
gaîté  et  la  confiance  absurde  qu'il  étalait.  Sa  sécurité  m'humiliait; 
je  me  détestais  d'avoir  à  la  subir,  et  je  lui  en  voulais  de  me  l'infli- 
ger.—  M'"*  de  Y...  va  bien?  dis-je,  comprenant  la  nécessité  qu'il  y 
avait  d'articuler,  quoi  que  j'en  eusse,  cette  phrase  de  politesse  ba- 
nale. 

—  Merci;  je  pense  que  oui,  je  ne  l'ai  pas  vue  ce  matin.  Ah  çà! 
dites-moi,  c'est  donc  un  philtre  que  vous  avez,  un  talisman? 

—  En  talisman,  général? 

—  Oui,  faites  le  modeste;  mais  la  vérité  est  que  toutes  ces  dames 
raffolent  de  vous,  et  vous  n'êtes  pas,  je  suppose,  assez  ingrat  pour 
ne  point  l'apercevoir.  On  parlait  de  vous  quand  vous  êtes  entré. 
C'était  un  concert.  Je  ne  vous  redirai  pas  ce  qu'on  a  dit;  je  crain- 
drais, mon  cher  ami,  de  vous  rendre  trop  orgueilleux.  M'""'  Diloir 
est  allée  jusqu'à  prétendre...  La  voilà  justement  qui  vous  con- 
temple en  fraude  par-dessus  les  pages  du  roman  qu'elle  fait  sem- 
blant de  lire. 

Enfoncée  dans  un  vaste  fauteuil,  M'"«  Diloir  tenait  en  effet  le  plus 
nonchalamment  du  monde  un  volume  ouvert  dans  la  main,  pendant 
que  ses  yeux  se  promenaient  à  droite  et  à  gauche  avec  des  signes 
peu  déguisés  d'impatience  et  d'ennui.  Ce  regard  errant  saisit  le 
mien  au  passage;  je  fus  forcé  de  m'aller  asseoir  auprès  d'elle. 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  livre  que  vous  ne  lisez  pas? 

—  Ce  livre?..  Mon  Dieu!  un  très  bon  livre,  je  suppose;  seule- 
ment il  m'ennuie...  Voilà  deux  amoureux  qui  pourraient  être  très 
contens;  au  lieu  de  cela,  l'autenr  s'amuse  à  y  fourrer  de  la  morale, 
ce  qui  rend  tout  le  monde  malheureux.  Je  préfère  lire  l'histoire, 
telle  que  je  la  rêve  dans  mon  cœur.  Elle  sourit  et  soupira. 

Elle  fait  toujours  des  frais  de  toilette;  elle  s'était  parée  ce  ma- 
tin-là avec  une  coquetterie  plus  grande  encore  que  de  coutume. 
Son  déshabillé  de  mousseline  était  ruche,  pomponné,  échancré  à 
plaisir.  Sa  coiffure  se  composait  d'un  fouillis  de  boucles  et  d'un 
oeillet  rouge  effrontément  piqué  sur  l'oreille.  Par  un  hasard  excep- 
tionnel, ni  M.  Diloir,  ni  son  attentif  ordinaire  ne  gravitaient  dans 
le  rayon  immédiat  de  ses  charmes.  Cette  circonstance  contribuait  à 
donner  plus  de  marge  à  l'humeur  belliqueuse  dont  elle  semblait 
remplie.  Il  y  avait  dans  l'air  qui  l'entourait  une  odeur  de  poudre  et 
d'escarmouche  dont  je  me  serais  volontiers  passé  ;  mais  elle  respi- 
rait cet  air  avec  délices,  et  s'épanouissait  comme  une  fleur  au  soleil 
sous  l'excitante  influence  de  sa  propre  coquetterie.  Ma  froideur  elle- 
même,  qu'elle  sentait  confusément  au  travers  des  courtes  réponses 
que  je  faisais,  ne  servait  qu'à  la  stimuler  davantage.  La  résistance 
irrite  la  femme  comme  la  vague;  toutes  deux  s'acharnent  contre 
l'obstacle  et  s'y  brisent.  M"""  Diloir  faisait  comme  la  vague;  elle  se 
brisait  .et  se  répandait  en  petits  flots  étincelans,  qui  étaient  des 
sourires,  de  jolies  mines  de  chatte  timides  et  provoquantes,  de  ces 
mots  spirituels  que  la  Parisienne  trouve  toujours  dans  son  vocabu- 
laire. Au  bout  d'un  quart  d'heure,  j'en  avais  grandement  assez.  Je 
me  levai.  —  Vous  me  quittez  déjà!  Où  allez- vous  donc?  Mais  au  fait 
je  suis  bien  indiscrète.  Pardonnez-moi,  et  promettez-moi  au  moins 
d'être  des  nôtres  ce  soir.  On  fait  une  excursion  à  je  ne  sais  quelle 
tour  en  ruines.  "Vous  viendrez  avec  nous,  n'est-ce  pas?  je  vous  en 
prie. 

—  Mais  certainement,  madame;  je  m'en  ferai  un  devoir,  si  je 
peux. 

—  Si  vous  pouvez  !  Ceci  n'est  pas  aimable  pour  moi.  Vous  pouvez 
tout  ce  que  vous  voulez. 

Je  sortis  de  l'hôtel,  sachant  que  je  ne  devais  pas  espérer  de  ren- 
contrer M'"^  de  V...  avant  le  soir.  Je  descendis  sur  le  quai,  et,  pre- 
nant un  bateau,  en  quelques  coups  de  rames  je  me  poussai  au  large. 
Là,  je  relevai  les  avirons,  je  me  couchai  au  fond  de  la  barque,  et  me 
laissai  aller  au  fil  de  l'eau.  Au  milieu  de  ce  silence,  dans  cette  soli- 
tude, entre  la  profondeur  bleue  du  ciel  et  le  bleu  profond  du  lac,  je 
me  mis  à  écouter  mon  cœur.  Ce  fut  une  longue  histoire  qu'il  me  dit. 
J'oubliai  pour  un  instant  les  dangers  et  les  difficultés  de  toute  na- 
ture qu'il  fallait  encore  surmonter,  je  n'entendais  que  ce  chant 


.\ATACHA    DE    V.  689 

d'amour  qui  éclatait  dans  mon  âme  comme  un  hymne  de  triomphe. 
Une  vie  nouvelle  était  entrée  en  moi;  je  n'étais  plus  le  même 
homme.  Je  ressemblais  à  ce  personnage  des  contes  arabes  qui  s'en- 
dort sous  des  haillons  et  se  réveille  dans  les  habits  brodés  d'or  d'un 
prince.  Je  me  disais  :  Est-ce  bien  moi?  Il  me  semblait  que  ma  poi- 
trine respirait  plus  largement;  j'avais  honte  des  misères  du  passé, 
de  ses  erreurs,  de  ses  défaillances;  je  ne  les  comprenais  plus.  Je 
me  reprochais  comme  un  crime  mon  manque  de  foi;  j'avais  lâche- 
ment douté  du  bonheur,  parce  que  le  bonheur  avait  tardé  à  venir, 
et  maintenant  qu'il  était  là  devant  moi,  radieux,  souriant,  les  mains 
pleines  d'espérances,  je  me  trouvais  indigne  de  ses  joies.  Je  n'osais 
le  regarder  en  face.  J'éprouvais  le  besoin  de  faire  d'abord  péni- 
tence à  genoux  et  de  recevoir  d'une  main  aimée  le  pardon  de  mes 
doutes. 

C'était  comme  un  torrent  de  joyeuse  envie  de  vivre  qui  tout  d'un 
coup  m'envahissait.  Ma  jeunesse  m'était  rendue,  plus  belle,  plus 
rayonnante.  Je  me  sentais  fort  et  croyant.  L'avenir  m'apparaissait 
chatoyant  comme  ces  petites  vagues  ensoleillées  que  la  brise  fai- 
sait danser  autour  de  la  barque.  De  loin  en  loin,  un  bateau  à  va- 
peur passait  à  quelques  brasses  de  moi,  et  le  remous  du  sillage 
venait  balancer  ma  nacelle.  L'eau  se  mettait  à  clapoter  le  long 
des  berges  et  à  déferler  sur  le  l'oc  sonore  avec  le  bruit  de  perles 
tombant  dans  un  vase  d'argent;  puis  tout  redevenait  tranquille,  le 
silence  se  rétablissait.  Bientôt  l'ombre  des  montagnes  vint  à  des- 
cendre sur  le  lac.  J'accostai  au  rivage,  ivre  de  solitude,  de  lumière 
et  d'amour.  Je  devais  me  dégriser  bien  vite.  A  l'heure  du  dîner, 
le  général  parut  seul.  Je  l'entendis  qui  disait  à  quelqu'un  :  —  Ma 
femme  se  sent  fatiguée;  elle  ne  descendra  pas  ce  soir.  —  Mes  pen- 
sées de  fête  disparurent  en  un  moment.  Je  les  cherchai  en  dedans 
de  moi,  je  n'en  trouvai  plus  une  seule.  Les  objets  extérieurs  eux- 
mêmes  prirent  une  teinte  sombre  et  froide.  Quelque  chose  qui  s'é- 
tait épanoui  dans  mon  cœur  se  contracta  douloureusement. 

Au  sortir  de  table,  on  monta  dans  les  voitures  qui  attendaient. 
M'"""  Diloir  n'avait  eu  garde  de  m'oublier.  Elle  m'avait  très  conscien- 
cieusement emballé  au  départ  avec  elle-même  et  deux  de  ses  amies 
dans  une  calèche  découverte.  Au  moment  du  retour,  il  arriva  que 
toutes  les  places  dans  les  voitures  se  trouvèrent  occupées  avant 
qu'elle  n'eût  pris  la  sienne.  Il  ne  restait  qu'un  petit  dog-cart,  at- 
telé à  la  diable,  que  j'avais  fait  prendre  chez  un  loueur  pour  la  cir- 
constance. —  Voulez-vous  me  conduire,  monsieur?  —  fit-elle  en 
s'approchant  de  moi  avec  un  sourire  candide;  c'était  à  s'y  mé- 
prendre. Elle  s'installa  près  de  moi  sur  le  petit  siège  étroit  de  la 
voiture. 

TOME  xcviii.  —  1872.  44 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Je  dois  vous  prévenir,  madame,  dis-je  en  ramassant  les  rênes, 
que  le  cheval  est  fort  vif.  Vous  feriez  mieux,  si  vous  avez  peur  le 
moins  du  monde... 

—  Oh!  je  n'ai  pas  peur,  —  du  moins  je  n'ai  pas  peur  de  me 
casser  le  cou. 

—  Cependant  vous  feriez  très  bien,  je  vous  assure,  de  consulter 
votre  mari. 

Pour  toute  réponse,  elle  saisit  le  fouet,  en  toucha  légèrement  le 
flanc  de  l'animal,  qui  se  cabra,  et  nous  dévalâmes  ia  côte  d'un  train 
insensé.  Elle  remit  le  fouet  entre  mes  mains,  et,  me  regardant  :  — 
Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  peur,  dit-elle;  c'est  vous.  Pourquoi  m'évi- 
tez-vous? 

—  Je  ne  vous  évite  pas;  pourquoi  vous  éviterais-je? 

—  Je  n'en  sais  rien;  vous  êtes  si  impénétrable... 

Un  dialogue  commencé  sur  ce  ton  promettait.  Nous  suivions  une 
grande  route  unie  et  droite,  bordée  d'un  côté  par  le  lac,  de  l'autre 
par  une  succession  de  villas  qu'entouraient  des  jardins.  Cela  sen- 
tait par  bouffées  la  tubéreuse  et  le  datura.  Un  clair  de  lune  nous 
versait  des  torrens  de  lumière;  l'ombre  du  feuillage  se  déchiquetait 
sur  le  gazon.  M'"^  Diloir  parlait;  si  j'entendais  les  mots,  le  sens  à 
tout  moment  échappait  à  mon  attention  impatiente.  Le  bruit  de  ses 
paroles  servait  d'accompagnement  à  mes  pensées;  quelquefois  il  les 
interrompait  :  alors  je  reprenais  comme  en  sursaut  le  fil  de  tout  ce 
qu'elle  avait  dit,  je  retrouvais  les  sons  dans  mon  oreille,  et  je  les 
comprenais  après  coup. 

Elle  était  très  émue,  mais  son  émotion,  loin  de  se  communiquer  à 
moi,  m'inspirait  une  sorte  d'éloignement.  Je  demeurais  froid  pour 
elle,  et  en  même  temps  le  contact  de  cet  élément  passionné  rejetait 
mon  cœur  plus  vivement  dans  le  courant  de  ses  propres  préoccu- 
pations. A  certaines  inflexions  de  sa  voix,  je  me  sentais  tressaillir. 
Elle  parlait  d'amitié,  de  dévoûment,  de  sympathie,  —  le  chapelet 
ordinaire,  mais  contre  l'ordinaire  très  artistement  égrené.  Elle  y 
mettait  un  certain  tact  et  tout  l'esprit  que  le  sujet  comportait. 
C'était  un  chef-d'œuvre  de  finesse,  de  coquetterie  et  de  sensibilité 
qui  n'avait  qu'un  tort,  celui  de  tomber  dans  une  oreille  inatten- 
tive, et  il  méritait  mieux  que  cela.  —  Elle  devait  me  prendre  pour 
un  sot.  Comme  nous  gravissions  au  pas  la  montée  qui  mène  à 
l'hôtel,  elle  perdit  un  peu  patience.  —  Vous  n'avez  donc  rien  à  me 
dire?.. 

l\  nous  restait  un  bon  quart  d'heure  avant  d'arriver.  Je  ne  pou- 
vais en  conscience  me  taire  pendant  un  quart  d'heure.  Au  surplus 
je  comprenais  que  mon  silence,  faussement  interprété,  pouvait 
être  une  imprudence.  —  Je  demandai  un  effort  à  mes  nerfs  ma- 


AATACHV    ÎÎK    V.  601 

iades,  et  iin[.rovisai  alors  in  extremis  un  petit  discours  aussi  grave 
que  moral,  destiné  à  convaincre  ma  compagne  combien  j'étais  in- 
digne de  l'élan  sympathique  qui  la  portait  vers  moi.  J'étais  neuf 
dans  ce  genre  d'éloquence;  c'est  peut-être  pourquoi  elle  me  réussit. 
M"''  Diloir  pouvait  se  croire  au  prône;  je  voyais  la  minute  où  elle 
allait  se  signer.  Si  elle  fut  désappointée,  elle  n'en  laissa  rien  pa- 
raître. Elle  m' écouta  jusqu'au  bout  sans  proférer  un  mot.  Quand  on 
fut  arrivé,  avant  de  descendre,  elle  me  tendit  la  main.  —  Vous 
êtes  l'homme  le  plus  extraordinaire  que  je  connaisse...  Je  devrais 
vous  en  vouloir,  je  ne  peux  pas.  J'ai  trop  d'amitié  pour  vous,  beau- 
coup trop...  —  Elle  n'avait  pas  seulement  trop  d'amitié,  elle  avait 
trop  de  patiejice. 

Je  passai  une  partie  de  la  nuit  sur  mon  balcon.  Je  voyais  de  là 
les  fenêtres  de  l'appartement  de  M'"''  de  V...  Il  faisait  sombre  chez 
elle,  à  l'exception  d'une  chambre,  celle  du  petit  George,  où  le 
reflet  d'une  veilleuse  tremblait  sur  les  persiennes.  Je  me  figurais 
qu'elle  était  là,  auprès  de  son  enfant.  Que  faisait-elle?  Elle  priait, 
elle  pleurait  peut-être...  Pensait-elle  à  moi?  J'éprouvais  un  be- 
soin immense  de  la  revoir.  Cette  journée  qui  s'était  passée  sans 
que  je  reçusse  le  moindre  mot  d'elle  avait  exalté  toutes  mes  fa- 
cultés jusqu'à  la  souffrance.  Les  événemens  de  la  veille  commen- 
çaient à  prendre  dans  mon  esprit  troublé  des  apparences  fantasti- 
ques. La  réalité  se  faisait  rêve.  Mon  âme  tout  entière  n'était  qu'un 
seul  désir,  qui  allait  à  elle  avec  une  violence  inouie.  Je  ne  compre- 
nais pas  que  ces  murs  qui  me  séparaient  d'elle  ne  tombassent  pas 
comme  des  fantômes  sous  le  regard  dont  je  les  usais.  Je  prononçais 
tout  bas  son  nom,  chaque  syllabe  de  ce  nom  me  brûlait  et  me  cares- 
sait les  lèvres.  Je  tendais  mes  bras  dans  la  nuit,  qui  brillait  autour 
de  moi  recueillie  et  endiamantée.  Il  passait  dans  l'air  des  senteurs 
qui  me  grisaient,  des  effluves  sympathiques  comme  le  frémissement 
d'un  baiser  épandu.  Je  mettais  mon  front  brûlant  sur  le  marbre  de 
la  balustrade.  Il  y  avait  des  minutes  où  j'aurais  pleuré  de  pur  éner- 
vement. 

Le  lendemain,  je  passai  la  matinée  dans  un  état  d'esprit  facile  à 
concevoir.  Je  ne  pouvais  rien  faire.  J'essayai  de  lire,  le  livre  tom- 
bait de  mes  mains.  Je  voulais  forcer  ma  pensée  à  s'arrêter,  ne  fût- 
ce  qu'une  seconde,  sur  autre  chose;  je  n'étais  plus  le  maître  de  ma 
pensée.  Au  sentiment  pénible  de  l'attente  où  j'étais  depuis  trente 
heures  venait  s'ajouter  je  ne  sais  quelle  vague  inquiétude.  Je  ne 
craignais  rien  en  particulier,  et  confusément  je  craignais  tout.  Par 
le  seul  fait  qu'il  s'écoulait  sans  amener  de  changement,  le  temps 
agissait  comme  un  dissolvant. 

A  midi,  je  descendis  dans  le  jardin,  la  solitude  de  ma  chambre 


692  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

m'étant  devenue  insupportable.  J'y  trouvai  le  petit  George,  qui  se 
promenait  avec  sa  gouvernante.  Il  ne  jouait  pas;  il  était  tout  pâle, 
et  paraissait  triste.  En  me  voyant,  il  vint  comme  d'habitude  se  je- 
ter dans  mes  bras.  —  Qu'avez-vous,  mon  enfant?  dis-je  en  l'as- 
seyant sur  mes  genoux. 

Des  larmes  parurent  dans  ses  yeux.  —  Je  veux  voir  maman,  dit-il 
tout  bas. 

—  Votre  maman  dort,  master  George;  vous  ne  pouvez  pas  aller 
chez  elle,  je  vous  l'ai  déjà  dit,  observa  la  bonne. 

Le  petit  garçon  ne  répliqua  point.  Il  se  serra  contre  moi  avec  un 
soupir  de  résignation  et  de  tristesse.  Je  me  tournai  vers  la  bonne  : 
—  Cet  enfant  doit  avoir  quelque  chose;  il  est  malade? 

—  Oh  non!  monsieur;  mais  il  ne  peut  se  passer  de  madame,  et 
il  ne  l'a  pas  vue  hier  de  toute  la  journée. 

Ces  mots  si  simples  me  frappèrent  en  plein  cœur.  —  Est-ce  que 
madame  est  souffrante? 

—  Won,  monsieur,  —  du  moins  je  ne  crois  pas;  — seulement  elle 
a  défendu  que  l'on  entrât  chez  elle. 

Je  me  tournai  vers  l'enfant.  La  détresse  de  la  pauvre  petite  créa- 
ture me  navrait.  C'était  une  douleur  muette,  bien  au-dessus  de  son 
âge.  Sa  figure  en  ce  moment  ressemblait  d'une  façon  saisissante  à 
celle  de  sa  mère.  Je  le  baisai  sur  ses  grands  beaux  yeux.  —  Mon 
cher  petit  ami,  ne  pleurez  pas,  je  vous  en  prie;  soyez  raisonnable. 
Vous  verrez  votre  maman  bientôt,...  je  vous  le  promets.  —  Cette 
assurance  et  mes  caresses  le  ranimèrent  un  peu.  Je  le  rendis  à  sa 
gouvernante,  et  m'éloignai. 

J'emportais  de  cette  scène  une  impression  pénible.  Sans  compter 
que  la  douleur  de  cet  enfant  m'allait  au  cœur  comme  un  reproche, 
son  aspect  avait  remué  en  moi  toutes  les  pensées  que  j'avais  jus- 
qu'ici réussi  à  faire  taire,  et  ces  pensées  n'étaient  pas  douces.  Je 
comprenais  que,  pour  bannir  ainsi  son  fils  de  sa  présence,  elle  avait 
dû  souffrir  beaucoup.  Ce  qu'avait  été  au  juste  la  lutte  dans  cette 
âme,  je  n'osais  me  le  représenter;  je  reculais  effrayé  devant  une 
lumière  que  je  sentais  poindre  dans  mon  esprit.  J'essayais  de  me 
faire  une  raison.  — Après  tout,  me  dis-je,  si  son  amour  est  une 
faute  dont  sa  conscience  s'alarme,  elle  ne  pourra  oublier  cette  faute 
que  dans  mes  bras.  Là  seulement  elle  n'aura  pas  à  en  rougir.  — 
Je  faisais  cent  raisonnemens  pareils,  aucun  ne  me  calmait.  J'étais 
comme  un  homme  perdu  dans  un  labyrinthe,  qui,  faute  d'avoir  un 
point  de  repère,  se  trouve  rebrousser  chemin  à  chaque  tournant. 
Ce  qui  me  torturait  le  plus,  c'était  ce  silence  où  elle  me  laissait;  il 
était  pour  moi  inexplicable. 

Au  détour  d'une  allée,  je  me  rencontrai  face  à  face  avec  le  gêné- 


NATACHA    TtV.    V.  ^1^3 

rai.  Il  avait  l'air  soucieux.  La  chose  la  mieux  venue  pour  moi  en  ce 
moment  eût  été  une  explication.  J'attendis  son  premier  mot  avec 
une  sorte  d'impatience.  Il  me  parla  de  choses  indifférentes  avec  son 
ton  habituel.  Bientôt  il  me  quitta  et  sortit  du  jardin  dans  la  di- 
rection de  la  ville.  Je  remontai  chez  moi,  espérant  y  trouver  quel- 
ques nouvelles.  Je  ne  trouvai  rien.  Avec  chaque  minute  qui  s'écou- 
lait, mon  angoisse  croissait.  Au  bout  d'une  heure,  j'avais  vingt  fois 
repoussé  et  repris  l'idée  de  lui  écrire.  Enfin  je  rédigeai  le  billet 
suivant  :  «  J'ai  appris,  madame,  que  vous  étiez  souffrante.  Me  per- 
mettrez-vous  de  venir  prendre  de  vos  nouvelles?  »  —  Cela  pouvait 
tomber  sans  inconvénient  sous  les  yeux  de  tout  le  monde.  Je  lis 
porter  le  billet  par  mon  valet  de  chambre,  et  descendis  dans  le  salon 
de  lecture.  J'étouffais  chez  moi. 

La  pièce  restait  toujours  déserte  à  cette  heure.  Les  fenêtres 
étaient  ouvertes,  et  les  draperies  baissées.  11  faisait  dehors  une 
chaleur  accablante;  l'air  était  lourd  et  immobile  sous  un  soleil  de 
plomb.  Je  me  jetai  dans  un  fauteuil,  et,  plaçant  à  tout  hasard  un 
journal  à  portée  de  ma  main,  j'attendis.  J'écoutais  avec  une  tension 
de  nerfs  inimaginable  le  va-et-vient  de  la  maison.  A  chaque  bruit 
de  porte  qui  s'ouvrait,  je  croyais  voir  entrer  M'"^  de  V...  ou  quel- 
qu'un de  sa  part  m'apportant  un  message.  Le  balancier  de  la  pen- 
dule accompagnait  mes  pensées  du  bruit  de  son  tic-tac,  et  ce  mou- 
vement monotone,  qui  semblait  mesurer  et  régler  mon  angoisse, 
avait  quelque  chose  d'horriblement  irritant.  De  temps  en  temps,  un 
frelon  entrait  par  la  fenêtre  ouverte;  il  remplissait  la  chambre  du 
bruit  de  ses  ailes,  se  posait  sur  les  fleurs  des  vases,  s'envolait  en 
bourdonnant,  et  de  nouveau  tout  retombait  dans  le  silence. 

Une  heure  se  passa,  —  deux  heures,  —  trois  heures  ;  —  rien.  11 
n'y  a  pas  de  plus  affreux  supplice  que  de  se  voir  condamné  à  l'inac- 
tion pendant  que  le  besoin  d'agir  et  l'anxiété  vous  dévorent.  On  se 
croit  libre;  on  est  en  prison.  L'obstacle  invisible  qui  nous  arrête  est 
plus  infranchissable  cent  fois  que  des  barreaux  de  fer  ou  des  murs 
de  granit.  Contre  une  force  brutale  on  lutte,  on  ne  lutte  pas  contre 
la  force  inerte  des  choses;  elle  vous  paralyse.  On  ne  sait  plus  si  on 
a  une  volonté.  Les  heures  se  traînent  vides  et  lourdes;  il  y  a  cent 
heures  dans  chaque  minute ,  et  ces  minutes  marchent  à  reculons. 

Je  me  perdais  de  plus  en  plus  dans  les  conjectures  les  plus  con- 
traires. Je  ne  pouvais  admettre  un  instant  qu'elle  ignorât  l'inquié- 
tude où  devait  me  jeter  son  silence;  mais  ce  que  je  me  demandais, 
et  ce  que  je  ne  parvenais  même  pas  à  entrevoir,  c'était  la  nature 
des  raisons  qui  la  forçaient  à  me  laisser  livré  aux  plus  cruelles  in- 
certitudes sans  m'éclairer  d'un  mot.  —  Pourquoi  ne  pas  m'écrire, 
m'envoyer  une  ligne  qui  m'apprît  sa  volonté,  et  me  permît   au 


694  REVUE    DES    DEUX    MOXDES. 

moins  d'y  obéir?  Une  pensée  que  j'avais  repoussée  plusieurs  fois 
s'empara  enfm  de  moi  avec  une  sorte  d'évidence  :  le  général  n'était 
pas  étranger  à  tout  ceci.  Ces  hommes  d'apparence  simple  ont  quel- 
quefois une  puissance  de  dissimulation  singulière.  Sa  conduite  avec 
moi  hier  et  ce  matin  ne  prouvait  rien  du  tout;  il  pouvait  avoir  ap- 
pris la  vérité,  du  moins  s'être  douté  de  quelque  chose  et  avoir  de- 
viné le  reste.  Ce  n'était  pas  impossible,  c'était  même  probable.  Son 
premier  soin  alors  avait  été  de  gagner  du  temps;  ceci  m'expliquait 
tout  ce  qui  m'avait  semblé  obscur.  Quels  étaient  ses  projets?  Je 
l'ignorais;  mais,  à  mesure  que  cette  pensée  prenait  la  force  d'un 
conviction,  je  voyais  se  tracer  devant  moi  ma  propre  ligne  de  con- 
duite. 

Dès  le  commencement,  c'est-à-dire  depuis  la  première  minute 
où  j'avais  pu  réfléchir,  j'avais  arrêté  d'une  façon  irrévocable  plu- 
sieurs points  essentiels.  Je  n'avais  pas  admis  une  seconde  la  possi- 
bilité d'un  partage.  Je  n'acceptais  dans  ma  pensée  ni  pour  elle  ni 
pour  moi  les  hontes  d'une  liaison  sous  le  toit  du  mari.  Mon  inten- 
tion avait  été  de  supplier  M'"*  de  V...  de  me  suivre,  d'accepter  ma 
vie  entièrement,  comme  je  la  lui  donnais  entière  et  sans  réserves. 
Il  était  indispensable  pour  cela  que  j'eusse  avec  elle  un  entretien 
préalable;  ce  n'était  que  sûr  de  mon  fait  que  je  pouvais  aborder  une 
explication  décisive  avec  le  général.  Devant  la  tournure  nouvelle 
qu'avaient  prise  les  choses,  je  ne  pensais  pas  devoir  tarder  davan- 
tage; je  ne  pouvais  permettre  que  le  général  me  devançât.  Je  ré- 
solus de  lui  parler  dans  le  courant  de  la  soirée,  si  rien  de  nouveau 
ne  survenait  jusque-là,  car  vaguement,  dans  mon  cœur,  je  con- 
servais toujours  l'espérance  de  voir  M'"®  de  V... 

Vers  six  heures,  j'entendis  le  frôlement  d'une  robe  sur  le  par- 
quet; tout  mon  sang  afllua  au  cœur.  C'était  M"'^  Diloir.  Elle  entra, 
traînant  ses  longues  jupes  comme  une  mer  de  mousseline,  et  l'air 
si  vainqueur,  le  sourire  si  triomphant,  qu'involontairement  je  cher- 
chai derrière  elle.  Il  y  avait  là  quelqu'un  en  effet,  le  marquis  la  sui- 
vait, comme  un  fervent  suit  la  châsse  de  la  madone.  Il  la  contem- 
plait sous  ses  paupières  baissées  avec  une  extase  de  fakir;  i!  n'osait 
lever  les  yeux  sur  elle,  de  peur  de  trahir  le  secret  de  son  bonheur. 
Elle  laissa  échapper  son  éventail  :  il  se  baissa  pour  le  relever,  et 
dans  ce  mouvement,  sa  main  ayant  frôlé  son  bras  nu,  je  le  vis  pâ- 
lir. Il  n'en  fallait  pas  tant  pour  m'apprendre  la  vérité  :  j'avais  sous 
les  yeux  le  résultat  de  mon  sermon;  sans  le  vouloir,  j'avais  édifié 
de  mes  mains  le  bonheur  du  marquis.  M'"''  Diloir  elle-même  d'ail- 
leurs semblait  prendre  soin  de  ne  pas  me  laisser  dans  le  doute.  En 
passant  devant  moi,  elle  s'arrêta  un  moment  pendant  que  je  la  sa- 
luais, et  me  jeta  un  regard  où  se  confondaient  le  défi,  la  colère,  et 


NATACHA    DE    V.  695 

une  sorte  de  rancune  satisfaite.  Ce  fut  d'ailleurs  tout.  Pendant  le 
reste  de  la  soirée,  elle  feignit  d'ignorer  complètement  ma  pré- 
sence. 

Le  général  ne  parut  pas  au  dîner.  Vers  huit  heures,  je  l'aperçus 
dans  le  fumoir.  Deux  ou  trois  personnes  qui  s'y  trouvaient  avec  lui 
se  retirèrent  bientôt.  Nous  restâmes  seuls  dans  cette  vaste  pièce, 
que  des  lampes  suspendues  au  plafond  éclairaient  sobrement.  — 
Faisons-nous  un  piquet?  dit-il. 

—  Pas  ce  soir,  général.  Puis-je  vous  prier  de  m'accorder  à  votre 
loisir  quelques  momens  d'entretien? 

—  Mais  certainement,  quand  vous  voudrez.  Vous  plaît-il  que 
nous  causions  ici?  Prenez-vous  un  cigare? 

—  Merci,  général. 

—  Ah  çà!  dit-il  brusquement,  il  n'est  rien  arrivé  de  fâcheux, 
j'espère?  Vous  n'êtes  pas  malade?  Je  vous  trouve  tout  changé. 

—  Je  vous  supplie,  monsieur,  de  vouloir  bien  m'écouter. 
Pendant  dix  minutes,  ma  voix  résonna  dans  le  silence  de  cette 

chambre;  quoique  fort  basse,  elle  semblait  à  ma  propre  oreille  avoir 
une  sonorité  effrayante.  Chaque  syllabe  qui  sortait  de  ma  bouche 
s'accentuait  avec  une  sorte  de  netteté  métallique.  Aux  premières 
paroles  que  j'avais  dites,  le  général  avait  poussé  une  sourde  ex- 
clamation, puis  sa  face  s'était  décolorée  peu  à  peu;  ses  sourcils 
s'étaient  comme  hérissés,  il  me  regardait  d'un  œil  hagard.  Une 
chose  devint  évidente  pour  moi,  c'est  qu'il  ne  savait  encore  rien.  Ce 
que  je  disais  le  frappait  comme  un  coup  de  foudre.  Quand  j'eus  fini, 
il  fit  deux  tours  dans  la  chambre  d'un  pas  si  lourd  qu'il  ébranlait 
le  parquet.  Ses  larges  épaules  semblaient  s'être  voûtées  subite- 
ment. Tout  son  corps  oscillait  en  marchant.  Il  respira  bruyamment, 
et  vint  se  remettre  en  face  de  moi. 

Je  passai  alors  la  minute  la  plus  dure  dont  je  me  souvienne  dans 
ma  vie.  Un  mot  résume  tout  :  je  fus  forcé  d'estimer  et  presque 
d'admirer  cet  homme.  Oubliant  sa  propre  douleur  et  l'ofiense  mor- 
telle qui  lui  était  faite,  il  ne  parla  que  d'elle.  II  y  avait  dans  ce 
qu'il  disait  une  tendresse,  un  respect,  une  dévotion,  devant  lesquels 
il  fallait  involontairement  s'incliner.  Sa  figure  elle-même  était  chan- 
gée, ses  traits  vulgaires  avaient  pris  de  la  noblesse;  sa  voix,  son 
geste,  son  regard,  commandaient.  S'il  m'avait  demandé  tout  de 
suite  ma  vie,  c'eût  été  un  soulagement  pour  moi;  mais  dans  sa 
pensée  il  n'y  avait  rien  de  pareil.  Ma  vie,  la  sienne,  lui  parais- 
saient de  mince  importance  en  comparaison  de  cette  autre  existence 
dont  le  repos  pouvait  être  irréparablement  compromis.  I!  ne  son- 
geait qu'à  cela.  Dans  le  coup  qui  l'atteignait  si  rudement  lui-même, 
il  ne^pensait  qu'à  étendre  les  bras  pour  la  protéger.  Avec  une  ab- 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

négation  qui  éiait  d'autant  plus  grande  qu'elle  semblait  incon- 
sciente il  se  mettait  entièrement  de  côté.  Sa  principale,  sa  seule 
piéoccupation  était  le  résultat  que  tous  ces  événemens  pouvaient 
avoir  peur  elle  ;  c'était  pour  elle  qu'il  souffrait,  pour  elle  qu'avec 
une  angoisse  mortelle  il  cherchait  une  lumière  dans  ce  chaos.  Il  ne 
me  regardait  moi-même  qu'à  travers  cette  pensée -là;  il  ne  le  di- 
sait pas,  mais  je  le  voyais  dans  ses  yeux  :  tant  qu'elle  vivrait,  ou 
tant  qu'elle  m'aimerait,  mon  existence  lui  était  sacrée.  Je  le  con- 
fesse, en  ce  moment  je  l'enviais.  Je  le  voyais  grand  comme  l'homme 
qui  se  dévoue,  et  à  côté  de  lui  je  me  sentais  petit  comme  celui  qui 
subit  le  sacrifice.  Mon  bonheur  était  comme  un  vol  que  je  lui  faisais. 
J'eusse  voulu  le  haïr,  quelque  chose  d'irrésistible  me  forçait  à  le  res- 
pecter. 

Il  se  résuma  ainsi  ou  à  peu  près  :  —  Puisque  le  malheur  a  permis 
que  tout  ceci  arrivât,  tâchons  au  moins,  monsieur,  de  lui  épargner 
les  douleurs  inutiles.  Je  remettrai  entre  ses  mains  le  droit  de  ré- 
gler sa  destinée.  Son  bonheur  est  la  seule  chose  qui  doive  être  con- 
sultée, aucune  autre  considération  ne  peut  prévaloir;  mais  aupara- 
vant il  faut,...  oui,  il  faut  qu'elle  vous  revoie.  —  Il  fit  de  nouveau 
plusieurs  tours  dans  la  chambre;  il  avait  l'air  de  considérer  en  lui- 
même  une  pensée  qui  était  comme  un  espoir.  —  Il  faut  qu'elle  vous 
voie,  car  j'ai  beau  faire,  je  ne  peux  pas  croire  que  tout  cela  soit  dé- 
finitif. Non,  il  y  a  là  quelque  chose  que  je  ne  puis  pas  comprendre, 
que  mon  esprit  refuse  d'accepter,  et  pourtant,...  ajouta- t-il  avec 
un  soupir,  et  il  n'acheva  pas  sa  pensée.  —  Après  quelques  momens, 
il  reprit  :  —  Vous  la  verrez,  vous  lui  parlerez.  Je  vous  promets 
qu'avant  ce  moment  elle  n'entendra  pas  un  mot  de  ma  bouche  qui 
puisse  lui  faire  soupçonner  que  je  sais  la  vérité.  Elle  décidera  de  sa 
vie  avec  une  entière  liberté.  Je  saurai  me  soumettre  à  sa  décision; 
mais,  quelle  que  soit  cette  décision,  j'attends  de  vous,  monsieur, 
qu'à  votre  tour  vous  vous  engagiez  sur  l'honneur  à  la  respecter, 
qu'elle  soit  pour  vous  irrévocable  et  sacrée,  comme  elle  le  sera  pour 
moi-même.  Si  son  arrêt  vous  est  défavorable,  épargnez-la,  n'ajoutez 
pas  votre  douleur  à  la  sienne.  Si  c'est  le  contraire,  épargnez-la  en- 
core, car,  je  crois  vous  l'avoir  dit,  elle  n'est  pas  forte;  les  émotions 
violentes  pourraient  la  tuer,  ménagez-les  à  son  cœur.  —  Quelque 
chose  comme  l'ombre  d'un  attendrissement  passa  sur  ses  traits 
décomposés.  Il  tortillait  d'un  geste  nerveux  le  bout  de  sa  mous- 
tache, ses  sourcils  se  contractaient  comme  pour  refouler  une  pen- 
sée ou  peut-être  une  émotion  importune.  Il  y  avait  de  l'héroïsme 
dans  la  façon  dont  ce  vieillard  se  redressai c  sous  le  malheur.  Sa 
douleur,  sévère  et  muette,  avait  une  sorte  de  majesté. 

Je  fis,  avec  les  réserves  qu'elle  comportait,  la  promesse  que  me 


NATACHA    DE    V.  697 

demandait  le  général;  puis  je  me  levai,  et  le  saluai.  Il  m'accompa- 
gna jusqu'à  la  porte  du  fumoir.  —  Vous  avez  ma  parole,  dit-il,  je 
ne  lui  dirai  rien.  De  votre  côté,  ne  lui  parlez  pas  de  moi. 

Vers  dix  heures,  on  me  remit  un  Sillet  de  la  part  du  général. 
«  Présentez-vous  demain  dans  l'après-midi,  vous  serez  reçu.  J'ai 
annoncé  une  excursion,  je  serai  absent  dès  le  matin.  » 

Ce  demain,  c'est  dans  quelques  heures;  j'ai  passé  la  nuit  à  écrire 
cette  lettre,  que  je  t'enverrai  peut-être,  et  que  peut-être  je  ne 
t'enverrai  pas,  car  il  m'est  impossible  de  prévoir  ce  que  je  ferai 
ou  ce  que  je  serai  dans  vingt-quatre  heures  d'ici.  Il  n'y  a  pas  à  s'y 
méprendre,  le  moment  est  venu  pour  moi  de  cette  grande  bataille 
où  une  seule  fois  en  sa  vie  on  joue  le  tout  pour  le  tout.  Ce  n'est 
plus  d'une  escarmouche  qu'il  s'agit,  c'est  sérieux  comme  la  vie, 
comme  la  mort,  comme  tout  ce  qui  est  fatal  et  irrévocable.  Quelle 
sera  l'issue  de  cette  bataille  pour  moi?  Ah!  mon  ami,  je  ne  sais 
qu'une  chose,  c'est  que  je  l'aime  follement. 


III. 

Paris,  novembre. 

Il  sonnait  une  heure  quand  j'entrai  dans  le  corridor  qui  conduit 
à  l'appartement  de  M'"^  de  V...  J'étais  attendu.  On  m'introduisit 
aussitôt  dans  un  petit  salon  rempli  de  fleurs  et  d'ouvrages  de  femme 
épars  sur  les  meubles;  il  y  régnait  un  vague  parfum  de  violette 
que  je  reconnaissais.  Elle  était  assise  près  de  la  jalousie  fermée  dans 
une  causeuse  basse,  une  tapisserie  sur  les  genoux.  Un  rayon  de  so- 
leil filtrant  par  l'interstice  des  volets  tombait  sur  sa  nuque  et  met- 
tait des  paillettes  dans  l'or  de  ses  cheveux.  En  la  revoyant,  je  de- 
meurai d'abord  comme  éperdu.  Je  traversai  la  chambre  rapidement, 
je  m'approchai  d'elle,  je  pris  sa  main  dans  les  miennes,  j'interrogeai 
son  visage.  Je  ne  pouvais  pas  parler.  Une  faible  rougeur  colora  ses 
joues.  Sans  lever  les  yeux,  elle  me  montra  un  fauteuil  en  face  d'elle, 
puis  elle  sonna  et  fit  emporter  l'enfant,  qui  jouait  sur  le  tapis  à  ses 
pieds.  Nous  demeurâmes  seuls. 

Je  la  contemplais  lentement,  avec  ivresse,  trait  par  trait,  comme 
pour  reprendre  par  les  yeux  possession  de  mon  bonheur.  Elle  était 
très  pâle  et  elle  semblait  un  peu  maigrie.  Les  longs  plis  d'un  pei- 
gnoir de  mousseline  l'enveloppaient  comme  un  nuage.  Ses  cheveux, 
séparés  sur  le  front,  étaient  noués  négligemment  derrière  en  une 
seule  grosse  torsade.  Devant  ce  doux  visage  pâli  et  abattu,  je  sentis 
la  passion  de  mon  cœur  se  fondre  en  tendresse  et  en  une  pitié  pro- 
fonde. —  Vous  avez  bien  souffert,  dis-je.  Pourquoi  ne  m'avoir  pas 


698  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

permis  de  vous  voir  plus  tôt?  —  Je  me  levai  en  même  temps,  et 
pour  la  première  fois  nos  yeux  se  rencontrèrent.  Ce  qu'il  y  avait 
dans  les  miens,  je  ne  sais;  dans  les  siens,  je  lus  un  appel,  une 
prière,  un  ordre,  auxquels  je  ne  pus  me  méprendre.  Je  me  rassis, 
attendant  ce  qui  allait  venir. 

—  Monsieur,...  commença-t-elle;  mais  la  voix  lui  manqua,  elle 
fut  forcée  de  s'arrêter.  Pour  se  remettre,  elle  se  pencha  sur  sa  ta- 
pisserie. Elle  paraissait  très  agitée;  de  rapides  et  faibles  palpita- 
tions soulevaient  son  corsage,  sa  main  tremblait  un  peu,  à  demi 
cachée  dans  la  dentelle  qui  tombait  autour  du  poignet. 

Une  inquiétude  confuse  me  traversa.  —  Je  vous  en  prie,  dites- 
moi  ce  qu'il  y  a,  repris-je  avec  une  certaine  insistance.  Est-il  arrivé 
quelque  chose?  Je  ne  puis  vous  dire  combien  j'ai  été  malheureux. 
Ce  silence  inexplicable... 

Elle  fit  de  la  main  un  geste  comme  pour  m'empêcher  de  conti- 
nuer. —  Je  le  sais,  monsieur,  je  vous  dois  une  explication.  Je  vous 
la  donnerai.  —  Elle  repoussa  son  ouvrage.  Un  long  soupir  s'échappa 
de  sa  poitrine.  L'expression  désolée  de  sa  figure  faisait  mal  à  voir. 

—  Non,  dis-je  doucement,  ne  m'expliquez  rien  du  tout.  Ce  que 
je  vous  demande,  c'est  un  mot  pour  me  rassurer.  Je  n'ai  pas  vécu 
depuis  deux  jours. 

—  Je  souffre  aussi,  reprit-elle  d'une  voix  sourde;  —  puis,  atta- 
chant sur  moi  un  regard  d'indicible  angoisse  :  —  Je  ne  vous  aime 
pas,  prononça-t-elle  lentement. 

Je  dus  faire  un  mouvement  pour  me  retenir  à  quelque  chose;  il 
me  semblait  que  je  chancelais  sur  ma  chaise.  —  Comprenez-moi, 
monsieur,  je  vous  en  prie,  continua-t-elle,  son  regard  suppliant 
attaché  sur  le  mien.  Je  ne  parlerai  pas  de  principes  ou  de  devoirs; 
je  n'ai  plus  le  droit  de  les  invoquer  vis-à-vis  de  vous,  et  je  vous 
dirai  la  vérité  telle  que  je  la  sens  au  plus  profond  de  ma  conscience, 
de  mon  âme.  Je  ne  peux  pas  vous  aimer.  Cette  pensée  révolte,  non 
pas  ma  fierté,  —  je  n'en  ai  plus,  —  mais  toutes  les  religions  de  mon 
cœur.  Une  minute  d'égarement  m'a  surprise  auprès  de  vous  :  je 
hais  cette  minute,  je  voudrais  la  racheter  au  prix  de  ma  vie;  comme 
cela  ne  se  peut  pas,  comme  toutes  les  larmes  de  mes  yeux  ne  suf- 
firaient pas  pour  effacer  ma  faute,  je  n'ai  plus  qu'un  espoir,  et  il 
est  en  vous.  Je  vous  supplie,  monsieur,  je  vous  en  conjure,  ou- 
bliez-moi, comme  moi-même  j'essaierai  de  vous  oublier. 

J'étais  un  peu  revenu  de  ma  première  stupeur.  Mes  pensées  com- 
mençaient à  se  rasseoir;  avec  la  clarté,  le  besoin  de  lutter,  de  dé- 
fendre mon  bonheur,  me  venait.  De  toutes  mes  forces  je  repoussais 
la  conviction.  Mes  oreilles  avaient  bien  entendu,  mon  esprit  se  refu- 
sait à  comprendre.  Je  sentais  s'éveiller  et  remuer  en  moi  l'instinct 


NATACHA    DE    V.  699 

sauvage  du  malheureux  à  qui  on  ôte  une  suprême  espérance.  — 
Non,  m'écriai-je,  non,  c'est  impossible.  Ce  que  vous  dites  là,  je 
n'en  crois  pas  un  mot.  Vous  tentez  une  épreuve,  dans  quel  dessein, 
je  l'ignore;  mais  je  vous  préviens  qu'elle  est  terriblement  dange- 
reuse. Vous  tenez  ma  vie  et  ma  raison  entre  vos  mains;  ce  sont,  des 
choses  avec  lesquelles  vous  auriez  tort  de  jouer.  C'est  très  sérieux, 
je  vous  l'atteste,  plus  sérieux  que  vous  ne  pensez. 

Elle  me  regardait  avec  une  expression  étrange.  Je  crus  com- 
prendre qu'il  y  avait  dans  mon  accent  et  dans  ma  figure  quelque 
chose  qui  lui  faisait  peur.  Cela  me  ramena  au  sentiment  de  moi- 
même. —  Pardonnez-moi,  madame,  repris-je  avec  plus  de  calme;  il 
est  difficile  de  se  maîtriser  quand  c'est  toute  la  vie  qui  est  en  jeu.  Ce 
que  je  voulais  vous  dire  est  ceci  :  en  cherchant  à  m'abuser,  vous 
vous  abusez  vous-même.  Dominée  par  un  sentiment  que  d'ailleurs 
je  comprends,  vous  dites  que  vous  ne  m'aimez  pas,  et  vous  croyez 
que  tout  est  fini.  Cela  n'est  pas,...  cela  ne  peut  pas  être,...  et  vous 
le  sentez  bien.  Malgré  cette  défaillance  passagère,  vous  savez  que 
vous  m'aimez,  et  vous  savez  que  je  vous  aime.  Je  vous  aime  plus 
que  je  ne  peux  le  dire.  Je  n'ai  plus  une  joie,  une  pensée,  un  espoir 
qui  ne  soit  vous...  Vous  êtes  tout  pour  moi,  car  vous  êtes  mon 
amour,  et  mon  amour  est  ma  vie.  ' 

Elle  avait  appuyé  la  tête  sur  le  dossier  du  fauteuil;  deux  larmes 
se  détachèrent  sous  les  cils  et  roulèrent  lentement  sur  ses  joues.  — 
Mon  Dieu!  mon  Dieu!  murmura-t-elle. 

—  Vous  le  voyez  bien,  vous  souffrez.  Vous  tenez  h  moi  par  des 
liens  que  rien  ne  peut  rompre...  Votre  cœur  est  mon  cœur;  votre 
âme  est  mon  âme.  Croyez-vous  qu'un  baiser  s'échange,  et  que 
l'âme  ne  s'échange  pas?  Croyez-vous  que  nous  puissions  nous  sé- 
parer? Mais  c'est  une  folie!  Descendez  en  vous-même;  interrogez 
votre  cœur,,  écoutez  ce  qu'il  vous  dira. 

Son  pâle  visage  pâlit  encore.  Elle  souleva  faiblement  la  tête;  on 
voyait  qu'elle  faisait  un  effort  pour  parler.  —  Ce  que  dit  mon  cœur?., 
le  sais-je  bien  moi-même?  Tout  ce  que  je  comprends,  c'est  que  de- 
puis ce  nioment  je  n'ai  plus  osé  embrasser  mon  fils.  Le  mal  que 
j'ai  fait  à  mon  enfant  et  à  mon  mari  se  lève  dans  ma  conscience  et 
détourne  mon  âme  de  vous...  Quand  je  me  retrouvai  seule,  cette 
nuit- là,  entre  ces  deux  êtres  que  j'avais  si  mortellement  offensés, 
j'eus  horreur  de  moi.  Je  tombai  à  genoux;  j'essayai  de  prier.  Dieu 
ne  m'entendait  plus;  vous  l'aviez  chassé  de  mon  cœur.  Alors,  ne  sa- 
chant où  se  jeter,  ma  pensée  se  replia  sur  vous.  Du  fond  de  ma  dé- 
tresse, je  fis  un  appel  à  cet  amour  qui  devait  désormais  être  mon 
seul  refuge.  Je  vous  le  jure,  en  ce  moment-là  j'eusse  donné  ma  vie 
pour  une  seconde  d'illusion;  mais  ce  fut  en  vain  que  mes  lèvres 


700  rl:viie  di;s  deux  mondes. 

prononçaient  votre  nom,  il  ne  m'apportait  aucune  consolation.  Je 
sentais  seulement  la  honte,  le  remords.  Je  ne  savais  où  me  cacher 
de  moi-même.  Ce  fut  une  dure  expiation  que  ce  moment.  Mourir, 
en  comparaison,  eût  semblé  facile...  Tout  ce  que  j'espérais,  c'était 
que  vous  sentiez  peut-être  comme  moi,  et  que  vous  partiriez  sans 
chercher  à  me  revoir...  Puisque  cela  n'a  pas  été,  au  moins  mainte- 
nant,... maintenant  épargnez-moi!  —  Elle  sanglotait,  la  figure  ca- 
chée dans  ses  mains. 

Je  l'avais  écoutée  comme  on  écoute  son  arrêt  de  mort.  Je  sentais 
qu'elle  était  perdue  pour  moi.  L'abîme  entre  nous  avait  grandi  avec 
chaque  parole  qu'elle  avait  dite.  11  y  avait  des  momens  où  je  me 
demandais  si  je  ne  faisais  pas  un  rêve,  tant  la  réalité  me  semblait 
impossible;  le  moment  d'après,  c'était  le  passé  qui  devenait  un 
songe,  et  j'avais  besoin  d'un  effort  pour  demeurer  convaincu  que 
c'était  bien  la  même  femme  que  j'avais  tenue,  éperdue  d'amour, 
sur  mon  cœur.  Le  désastre  était  si  grand  que  je  ne  pouvais  le  con- 
cevoir d'un  coup.  lime  semblait  qu'il  devait  y  avoir  un  joint  par  où 
je  pouvais  attaquer  l'implacable  vérité  qui  se  dressait  devant  moi,  et 
la  renverser.  Je  m'attachais  à  la  moindre  lueur  d'espérance.  Je  me 
levai,  je  m'approchai  d'elle,  je  pris  sa  main  :  —  Regardez -moi,  dis- 
je,  je  suis  un  homme;  j'ai  connu  dans  ma  vie  toutes  les  tristesses, 
j'ai  subi  toutes  les  déceptions;  quelquefois  j'ai  cru  que  mon  cœur 
allait  se  briser,  que  ma  vie  s'enveloppait  de  deuil  pour  toujours,  et 
pourtant  je  résistai,  je  me  redressai  plus  fort  ^ous  l'épreuve.  Jamais 
la  douleur  n'a  eu  la  puissance  de  m'abattre,  et  maintenant  je  pleure 
à  vos  pieds.  Ma  force,  mon  courage,  ma  fierté,  je  ne  trouve  plus 
rien  en  moi.  Je  suis  devenu  lâche,  j'ai  peur  de  souffrir.  Vous  perdre, 
c'est  cesser  d'exister.  Et  ce  que  je  sens  en  ce  moment,  vous  le  sen- 
tez vous-même;  seulement  vous  êtes  fière,  vous  voulez  lutter  contre 
ce  qui  est  plus  fort  que  votre  volonté.  Vous  vous  dites  et  vous  me 
dites  :  Je  n'aime  pas,  —  et  vous  forcez  votre  cœur  à  se  taire;  mais 
ce  cœur  que  vous  étouffez  aujourd'hui  se  réveillera  demain.  Votre 
conscience,  qui  vous  approuve  maintenant,  vous  condamnera  plus 
tard,  car  vous  m'aimez,  quoi  que  vous  fassiez;  cet  élan  qui  vous  a 
donnée  à  moi  vous  a  donnée  tout  entière.  Vous  ne  pouvez  pas  vous 
reprendre,  vous  m'appartenez. 

Elle  m'écoutait,  ses  grands  yeux  dilatés,  et  au  fond  de  ces  yeux 
il  y  avait  de  l'émotion,  de  l'effroi,  une  flamme  sombre  qui  s'allu- 
mait par  intervalles.  Je  tenais  une  de  ses  mains;  je  pris  l'autre,  je 
l'attirai  à  moi.  —  Nous  séparer!.,  mais  c'est  insensé.  Ne  voyez- 
vous  pas  que  nous  sommes  fous  tous  les  deux?  Depuis  une  heure 
nous  souffrons,  et  le  bonheur  est  là,  dans  nos  mains.  Ayez  pitié  de 
vous  et  de  moi  ! 


NATACHA    DE    V.  701 

Sa  figure  était  si  près  de  la  mienne  que  je  sentais  son  souflle  sur 
mes  lèvres.  Tout  son  corps  frémissait;  il  y  avait  un  ébranlement 
dans  sa  volonté  que  je  devinais  à  je  ne  sais  quelle  détente  de  mes 
propres  nerfs.  Tout  à  coup  elle  se  dégagea,  et  se  tint  debout  devant 
moi,  frémissante,  mais  résolue.  Par  une  de  ces  réactions  violentes 
dont  les  femmes  ont  le  privilège,  elle  avait  reconquis  son  énergie 
au  moment  où  elle  semblait  lui  échapper  tout  à  fait.  —  Vous  parlez 
de  bonheur,  dit-elle.  Savez-vous  ce  que  c'est  que  le  bonheur?  C'est 
ce  que  j'avais  avant  de  vous  connaître;  c'était  l' affection  de  mon 
mari,  l'amour  de  mon  enfant,  ma  propre  estime,  ma  vie  sans  tache, 
la  paix  de  ma  conscience,  la  tranquillité,  l'honneur,  tout  ce  que 
vous  m'avez  pris.  Maintenant  que  me  reste-t-il?  Une  vie  brisée, 
le  remords  qui  va  s'attacher  à  toutes  mes  pensées,  l'avenir  obs- 
curci par  les  souvenirs  du  passé ,  le  mensonge  qui  me  suivra  fa- 
talement pas  à  pas,  mensonge  envers  mon  mari,  à  qui  je  devrais 
laisser  ignorer  éternellement  combien  je  suis  indigne  de  sa  con- 
fiance, mensonge  envers  mon  enfant,  dont  je  volerai  le  respect, 
mensonge  envers  mon  propre  cœur,  qui  ne  sait  plus  ce  qu'il  veut, 
ni  ce  qu'il  aime  :  —  voilà  la  vie  que  je  commence.  Et  vous  me  par- 
lez de  bonheur,  vous  à  qui  je  devrai  cette  misérable  existence,  vous 
qui  m'avez  appris  ce  que  c'est  que  la  honte,  vous  dont  je  voudrais 
oublier  tout  jusqu'au  nom,  jusqu'au  souvenir,  —  vous  par  qui  j'ai 
fait  aux  êtres  que  j'aimais  le  plus  un  mal  irréparable!..  Mais  com- 
prenez-le donc,  vous  me  faites  horreur. 

—  Arrêtez,  m'écriai-je  suffoqué,  éperdu;  vous  ne  savez  pas  ce 
que  vous  dites  !  —  Je  ne  pus  articuler  un  mot  de  plus,  littéralement 
ma  voix  s'étranglait  dans  mon  gosier.  Je  pris  mon  front  dans  mes 
deux  mains,  comme  si  j'avais  senti  ma  raison  s'en  aller.  Quand  je 
levai  la  tête,  elle  était  retombée  dans  le  fauteuil.  Elle  respirait  pé- 
niblement; elle  semblait  brisée. 

Tant  que  j'avais  espéré,  j'avais  souffert;  à  présent,  je  ne  souffrais 
plus.  Ce  n'était  pas  seulement  l'espérance  qui  était  morte,  c'était 
mon  cœur,  qu'après  une  dernière  et  terrible  secousse  j'avais  senti 
mourir  en  moi.  —  Rassurez-vous,  madame,  repris-je  avec  un  accent 
qui  était  redevenu  calme;  je  partirai.  Vous  pouvez  dès  cet  instant 
m'effacer  de  votre  vie.  Vous  n'entendrez  plus  parler  de  moi.  Il  n'y  a 
rien  que  je  ne  fasse  pour  assurer  votre  repos;  daignez  seulement 
me  dire  comment  je  l'assurerai  le  mieux.  Où  voulez-vous  que  j'aille? 
Quelle  est  la  distance  qui  nous  séparera  sofUsamment?  Que  puis-je 
faire  pour  vous  mettre  à  l'abri  même  d'un  souvenir? 

Ce  n'était  déjà  plus  la  même  femme.  L'effort  qu'elle  avait  fait 
l'avait  épuisée.  L'expression  de  volonté  énergique  avait  disparu  de 
sa  figure;  elle  pleurait.  Sa  voix,  quand  elle  parla,  avait  une  dou- 


70'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ceur  suppliante.  —  II  y  a  une  chose,  une  seule,  qui  pourrait  me 
donner  un  peu  de  tranquillité.  Si  vous  avez  pitié  de  moi,  ne  vous 
refusez  pas  à  ma  prière,  cette  prière  dût-elle  vous  sembler  étrange. 
Une  pensée  me  torture  :  c'est  que  j'ai  troublé  votre  vie  avec  la 
mienne.  Eh  bien!  cette  pensée,  je  ne  l'aurai  plus  le  jour  où  je 
saurai  que  vous  vous  êtes  marié.  —  Une  exclamation  d'ironie  et 
de  colère  m'échappa;  mais  elle,  s'animant  de  plus  en  plus  :  —  Pro- 
mettez-moi, engagez-moi  votre  parole  sacrée,  irrévocable,  comme 
on  la  donne  à  un  mourant,  que  bientôt,  aussitôt  que  vous  pourrez, 
vous  mettrez  entre  nous  cette  barrière,  car,  voyez-vous ,  continuâ- 
t-elle avec  une  exaltation  croissante,  tant  que  je  vous  saurai  libre, 
il  me  semblera  toujours  que  nous  ne  sommes  pas  séparés.  Je  croirai 
sentir  votre  pensée  autour  de  moi,  je  n'aurai  de  repos  ni  la  nuit  ni 
le  jour.  Quand  vous  serez  marié,  je  n'oserai  plus  penser  à  vous;  je 
pourrai  croire  que  vous  m'avez  oubliée,  je  pourrai  peut-être  oublier 
moi-même.  Songez  combien  je  suis  déjà  malheureuse.  Faut-il  donc 
que  je  souiïre  toute  ma  vie,  comme  à  présent,  quand  il  dépendrait 
de  vous  de  me  rendre  la  tranquillité?  Vous  le  ferez,  n'est-ce  pas?., 
dites. 

Je  restai  là,  muet,  interdit.  Un  long  frisson  me  secouait.  Depuis 
une  seconde,  la  lumière  se  faisait  en  moi.  Je  revoyais  le  bonheur, 
—  seulement  ce  bonheur  était  sans  espérance.  Elle  prit  mon  si- 
lence pour  un  refus.  —  Vous  ne  voulez  pas?  dit- elle  en  joignant 
les  mains;  mais  alors,  mon  Dieu,  que  vais-je  devenir?  C'était  mon 
seul  espoir.  Ne  me  comprenez- vous  donc  pas? 

Si,  je  comprenais,  et  toute  mon  âme  tressaillait.  Je  saisis  ses 
poignets;  je  la  forçai  de  me  regarder.  —  Écoutez-moi  bien,  dis-je; 
vos  craintes,  votre  terreur,...  c'est  de  l'amour.  Vous  n'en  savez  rien 
vous-même,  mais  c'est  ainsi.  Je  suis  certain  maintenant  d'être  aimé 
de  vous.  En  repoussant  cet  amour,  vous  souffrez  aulant  que  moi- 
même,  et  je  sens,  —  entendez-vous?  —  je  sens  que,  si  grand  que 
soit  votre  courage,  il  pourrait  succomber.  Si  je  voulais,  ma  douleur 
en  ce  moment  se  changerait  en  joie  :  écoutez  votre  cœur  qui  bat 
éperdu  pendant  que  je  tiens  votre  main.  Eh  bien!  je  vous  aime  et 
je  vous  admire  tellement  que  je  ne  le  voudrai  pas.  Vous  croyez  trou- 
ver le  repos  dans  l'oubli,  soit.  Je  renonce  à  vous,  —  librement,  en- 
tièrement. Je  fais  le  serment  de  me  marier.  Je  vous  promets  que 
même  dans  ma  pensée  je  ne  profanerai  pas  votre  image,  je  ne  bai- 
serai pas  le  bas  de  votre  robe;  mais  pour  prix  de  tout  cela,  —  qui 
est  beaucoup  plus  que  si  je  vous  donnais  simplement  ma  \ie,  —  il 
me  faut  un  mot  de  voire  bouche.  L'idée  de  vous  perdre  n'est  pas 
plus  poignante  que  l'idée  de  n'avoir  pas  été  aimé  de  vous.  Je  sais 
que  cela  n'est  pas;  mais  vous  l'avez  dit,  vous  l'avez  cru  peut-être. 


NATACHA    DE    V.  703 

Reprenez  vos  cruelles  paroles,  —  ne  craignez  rien,  vous  me  serez 
encore  plus  sacrée  qu'auparavant.  Songez  h  l'existence  que  je  vais 
mener.  Je  ne  vivrai  que  d'un  souvenir,  je  n'aurai  dans  l'âme  qu'un 
seul  rayon,...  cette  parole  que^vous  allez  prononcer,  que  j'écoute- 
rai à  genoux,  car  c'est  à  la  fois  mon  arrêt  et  mon  bonheur.  Dites- 
moi  une  seule,  une  dernière  fois,  que  vous  m'aimez  î 

Elle  ne  répondit  pas,  ses  lèvres  gardèrent  saintem.ent  jusqu'au 
bout  le  secret  de  son  cœur;  mais  ses  grands  yeux  illuminés  et  noyés 
de  pleurs  me  laissèrent  lire  la  vérité.  Je  cachai  ma  tête  dans  les 
plis  de  sa  robe;  je  n'osais  pas  la  regarder... 

Soh  fils  accourut  quelques  instans  plus  tard.  Elle  le  prit  sur  ses 
genoux,  l'embrassa  passionnément  et  le  tint  longtemps  serré  sur 
son  cœur.  De  grandes  larmes  tombaient  de  ses  yeux  et  glissaient 
comme  des  diamans  parmi  les  boucles  de  sa  chevelure.  —  Pour- 
quoi pleures-tu,  maman?  demanda-t-il. 

—  Parce  que  je  t'aime...  Je  t'aime,  mon  enfant  chéri... 

On  entendit  le  bruit  d'un  pas  dans  le  corridor.  —  Voilà  papa  qui 
vient,  s'écria  le  petit  garçon.  Il  courut  à  sa  rencontre. 

—  Voulez-vous  que  je  m'en  aille?  voulez-vous  que  je  reste?  Pour- 
rai-je  vous  revoir  avant  de  partir? 

Elle  changea  de  couleur  si  faiblement  que  ce  fut  à  peine  percep- 
tible. —  Non,  répondit-eile  après  une  pause.  Pourquoi  souffrir  deux 
fois? 

—  Mais  alors,  dis-je  en  me  sentant  pâlir  à  mon  tour,  c'est 
adieu...,  adieu  pour  toujours... 

Elle  me  tendit  sa  main,  froide  comme  le  marbre.  Je  la  pris,  je  la 
collai  sur  mes  lèvres;  je  ne  pouvais  m'en  arracher.  —  Je  vous  en 
prie,  dit-elle;  voici  mon  mari... 

La  porte  s'ouvrit  en  effet,  et  le  général  parut  dans  l'encadrement, 
une  filoche  à  la  main,  son  fils  suspendu  à  son  cou. 

—  Je  n'ose  pas  entrer,  dit-il;  je  suis  à  faire  peur,  les  maudits 
marais  vous  arrangent  d'une  façon...  Bonjour,  comte.  Cela  va  bien 
ce  matin,  Natacha?  — L'insouciance  du  général  sonnait  bien  creux. 

—  Entrez  comme  vous  êtes,  dit-elle.  Le  comte  part,  et  désire 
prendre  congé  de  vous. 

—  Ah  !  vous  partez... 

—  Oui,  général;  ce  soir  ou  demain. 

—  INous  vous  reverrons,  j'espère? 

—  Certainement;  je  viendrai,  si  vous  le  permettez,  vous  serrer 
la  main  encore  une  fois.  —  Nous  senîions  tous  les  trois  le  besoin 
d'abréger  cette  scène.  Le  général  fit  un  mouvement  de  recul  vers  la 
porte;  je  saluai  M'""  de  V...  et  je  sortis  en  même  temps  que  lui. 

Ce  que  fut  pour  moi  le  reste  de  cette  journée,  je  n'essaierai  pas 


704  RKVIJK    DIS    DtIJX    MONDES. 

(le  le  dire.  On  ne  décrit  pas  le  désespoir;  pour  décrire,  il  faut  con- 
naître, et  celui  qui  s'est  débattu  une  fois  dans  sa  mortelle  étreinte, 
celui-là  n'en  parle  pas.  —  Je  marchais  dans  ma  chambre,  muet, 
stupide,  écrasé,  incapable  d'une  réflexion.  Une  sorte  d'engourdis- 
sement m'envahissait,  une  torpeur  'que  je  ne  voulais  et  ne  pouvais 
pas  secouer.  J'avais  la  sensation  matérielle  d'un  grand  froid  qui 
descendait  lentement  de  mon  cerveau  à  mon  cœur.  Mon  âme,  fibre 
par  fibre,  était  déchirée  par  une  de  ces  douleurs  implacables  et 
continues  contre  lesquelles  on  ne  réagit  pas,  parce  que  l'on  sent 
que  tout  efl^ort  de  réaction  serait  inutile;  on  s'abandonne  alors,  on 
se  laisse  souffrir. 

Il  se  faisait  en  moi  comme  un  dédoublement  de  l'être  moral,  dont 
une  partie  souffrait  et  dont  l'autre  raisonnait  et  essayait  par  mo- 
niens  de  juger  la  situation.  Je  me  disais  :  J'ai  connu  d'autres  amours, 
d'autres  déceptions,  d'autres  chagrins,  pourquoi  n'ai-je  jamais  été 
remué  aussi  profondément?  Est-ce  donc  qu'il  y  a  des  malheurs  dont 
on  se  relève  et  se  console,  et  d'autres  qui  sont  irréparables  comme 
la  mort?  Je  réfléchissais  comme  s'il  ne  se  fût  pas  agi  de  moi.  Je  me 
rappelai  une  vieille  croyance  qui  veut  que  chaque  homme,  une  fois 
en  sa  vie,  rencontre  son  bonheur  face  à  face.  Je  l'avais  rencontré, 
et  maintenant  c'était  fini.  Machinalement  je  prenais  un  volume  qui 
traînait  sur  une  table;  j'en  lisais  une  demi-page,  puis  le  volume 
tombait  de  mes  mains,  et  je  demeurais  immobile,  les  yeux  fixés 
dans  le  vide,  cherchant  à  saisir  les  idées  qui  passaient  dans  ma  tête 
et  ne  s'y  arrêtaient  pas. 

A  l'heure  habituelle,  je  descendis  dans  le  salon.  —  S'il  est  dans 
l'homme  un  côté  de  son  imparfaite  nature  qu'il  faille  admirer  et 
respecter,  c'est  la  puissance  de  volonté  qui  lui  permet  de  recouvrir 
l'agonie  de  son  cœur  du  masque  tranquille  de  l'indifférence.  Souf- 
frir, le  sourire  sur  les  lèvres,  est  son  beau  privilège.  On  va,  on 
vient,  on  parle,  on  a  l'air  d'un  homme  qui  s'intéresse  à  quelque 
chose,  et  pendant  ce  temps  on  se  demande  :  suis-je  un  vivant  ou 
un  mort?  —  J'étais  allé  m' asseoir  auprès  d'une  table  chargée  de 
brochures  et  de  journaux.  Je  les  prenais  les  uns  après  les  autres 
dans  la  main  sans  bien  savoir  ce  que  je  faisais,  quand  je  vis  qu'une 
autre  personne  était  venue  s'asseoir  en  face  de  moi.  C'était  M'"*^  Di- 
loir,  qui  étalait  sur  le  velours  du  tapis  son  bras  éblouissant  et  qui 
étudiait  la  politique  en  faisant  étinceler  sous  le  feu  du  lustre  le  feu 
de  ses  regards.  Le  dialogue  suivant  s'engagea  entre  nous  :  —  Vous 
m'en  voulez  toujours? 

—  Moi,  madame?  et  pourquoi  ? 

—  Vous  vous  êtes  bien  aperçu,  j'imagine,  que  nous  n'étions  pas 
très  amis  hier? 


NATAGHA   DE    V.  705 

—  Je  ne  me  suis  aperçu  d'aucun  tort  de  votre  part. 

—  Est-ce  que  cela  veut  dire  que  vous  me  pardo  mez? 

—  Je  voudrais  pouvoir  le  faire...  du  moment  que  vous  y  tenez; 
seulement,  pour  pardonner,  il  faut  avoir  été  offensé... 

Elle  rougit  un  peu.  — Vous  n'êtes  pas  bon,  savez-vous?  Faudra- 
t-il  donc  avoir  peur  de  vous? 

—  Ce  serait,  un  tort  grave,  chère  madame.  Je  n'ai  jamais  fait  de 
mal  à  une  mouche. 

—  A  une  mouche,  peut-être;  enfin,  je  m'entends,...  mais  je  ne 
vous  ferai  pas  de  mauvaise  querelle;  j'ai  trop  envie  de  vous  croire. 
C'est  donc  la  paix  entre  nous? 

—  Cela  n'a  jamais  été  la  guerre. 

—  De  fait,  non;  mais  dans  mon  intérieur  j'ai  terriblement  guer- 
royé avec  vous;...  à  présent  c'est  fini,  et  nous  ne  recommence- 
rons pas.  —  Elle  disait  tout  cela  très  vite,  très  bas,  sans  lever  les 
yeux  d'un  livre  qu'elle  feuilletait.  A  dix  pas  d'elle,  son  chevalier 
castillan  l'obseivait  avec  un  froncement  de  sourcils  orngeux.  Elle  se 
sentait  apparemment  mal  à  l'aise  sous  ce  regard.  —  On  étouffe  ici, 
dit-elle,  voulez-vous  que  nous  allions  faire  un  tour  dans  le  parterre? 

Elle  sortit  par  la  grande  porte-fenètre  qui  donne  sur  le  jardin. 
Je  la  suivis,  et  p 'udant  un  quart  d'heure  nous  marchâmes,  allant 
et  revenant  le  long  des  fenêtres  éclairées  du  salon.  Elle  parlait 
beaucoup  snns  s'arrêter,  disant  à  tort  et  à  travers  toute  sorte  de 
choses.  Je  l'écoutais  à  peine  et  répondais  au  hasard.  Sa  voix  n'était 
pour  moi  qu'un  bruit  dont  le  son  vide  m'agaçait  et  me  fatiguait, 
enfin  elle  s'arrêta.  —  Je  pars  dans  quelques  jours,  dit-elle.  Vien- 
drez-vous  me  voir  à  Paris? 

—  Si  vous  le  désirez,  certainement. 

—  C'est  une  promesse,  n'est-ce  pas?  Ne  l'oubliez  pas,  car  j'y 
tiens  un  peu,...  beaucoup.  Je  vous  attendiai  tons  les  jours,  et,  si 
vous  tardez  à  venir,  je  croirai  que  vous  m'avez  oubliée.  —  Elle  déta- 
cha une  rose  qu'elle  portait  à  la  ceinture,  et  me  la  tendit  avec  cet 
air  que  prenuent  les  enfans  quand  ils  ne  savent  pas  au  juste  s'ils 
veulent  rire  ou  pleurer.  —  En  attendant,  voici  quelque  chose  qui 
vous  fera  souvenir  de  moi,  au  moins  ce  soir.  Qu'en  ferez-vous?  où 
le  mettrez-vous?  comme  on  dit  dans  le  jeu. 

' —  Mon  Dieu,  madame,  où  vous  voudrez,...  là.  —  Une  idée  me 
traversant  l'esprit,  je  piquai  la  fleur  très  ostensiblement  dans  ma 
boutonnière. 

Quand  nous  revînmes  dans  le  salon,  le  marquis  était  blême.  Une 
heure  après,  comme  je  me  relirais,  il  s'approcha  de  moi.  —  Un 
mot,  dit-il,  —  et  lorsque  nous  fûmes  seuls  :  —  11  me  déplaît,  mon- 
sieur, que  vous  portiez  cette  fleur. 

TOME  xcviit.  —  1872.  45 


706  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  J'en  suis  fâché,  monsieur,  car  cette  flenr  est  à  sa  place,  et 
elle  y  restera.  —  L'affaire  entre  nous  s'arrangea  en  trois  mots.  Nous 
avions  un  égal  désir  de  la  voir  tourner  de  même  manière.  Yoilà 
comment  il  se  fit  que  le  lendemain  à  dix  heures  le  marquis  et  moi 
nous  nous  rencontrions  sur  le  terrain. 

Cette  manière  de  sortir  de  la  vie  m'avait  paru  simple,  commode 
et  conven.ible  en  tout  point.  Je  ne  l'aurais  pas  préméditée;  mais, 
puisque  l'idée  et  l'occasion  s'étaient  offertes  à  moi,  je  ne  les  avais 
point  re()oussées.  De  plus  j'y  trouvais  l'avantage  de  donner  le 
change  aux  esprits,  si,  par  impossible,  quelque  chose  avait  trans- 
piré. L'arme  choisie  était  l'épée.  Le  marquis,  en  vrai  Castillan  qu'il 
était,  ne  s'était  pas  laissé  prendre  la  volupté  de  déguster  sa  ven- 
geance du  bout  de  sa  rapière.  Nous  jouâmes  serre  pendant  quel- 
ques minutes,  car,  s'il  tenait  beaucoup  à  ma  tuer,  je  tenais,  de  mon 
côté,  à  lui  faire  la  victoire  belle;  je  lui  devais  bien  cela  pour  le  ser- 
vice qu'il  me  rendait.  Après  quelques  pass&s  rapides,  je  tombai; 
mais  j'avais  mal  calculé  le  mouvement  qui  me  jeta  sur  l'arme 
de  mon  adversaire,  car,  au  lieu  de  porter  au  cœur,  la  pointe  dévia, 
et,  glissant  sur  une  membrane  intercostale,  alla  transpercer  un 
poumon.  —  En  ai-je  pour  longtemps?  — dis-je  au  médecin  qui  me 
relevait;  mais  je  sentis  au  môme  moment  \ô  sang  remplir  ma  bouche, 
et  j'en  savais  assez.  Je  n'eus  pas  besoin  de  voir,  à  travers  la  syn- 
cope qui  me  prit,  sa  mine  soucieuse  et  alarmée  pour  deviner  que 
j'éta's  un  homme  mort;  seulement,  au  lieu  de  la  fin  immédiate  que 
j'avais  esp'-rée,  c'était  une  lente  et  laide  agonie  dont  la  perspective 
s'ouvrait  diivant  moi.  Fugitivement,  comme  dans  un  songe,  je  vis 
tourbillonner  dans  ma  pensée  Nice,  Pau  et  Le  Caire,  où  l'on  m'en- 
verrait successivement  tousser  et  grelotter  ma  mort.  C'était  jouer 
de  malheur;  mais  en  définitive  le  but  principal  était  atteint,  et 
quelques  semaines  de  souffrance  de  plus  ou  de  moins  signifiaient 
peu  de  chose  en  comparaison  de  la  certitude  d'en  avoir  fini  pour 
tout  de  bon  avec  ce  drame  écœurant  qui  s'appelle  la  vie. 

On  me  transporta  dans  une  auberge  de  campngne  située  à  quel- 
ques pas  '.e  là.  Pendant  plusieurs  jours,  je  restai  plongé  dans  cet 
état  de  prostration,  alternant  avec  la  fièvre,  où  !a  perception  des 
choses  n'arrive  qu'à  travers  un  brouillard  au  cerveau  affaibli;  puis 
la  fièvre  augmenta,  et  le  délire  ne  me  lâcha  plus.  C'était  un  dernier 
bienfait  de  la  nature,  car  le  rêve  me  donnait  ce  que  la  réalité  me 
refusait.  Une  seule  image  remplissait  mes  visions.  Je  revivais,  mi- 
nute par  minute,  ce  court  passé  qui  désormais  résumait  mon  exis- 
tence. Les  plus  petites  choses  me  revenaient  à  l'esprit'.  Parfois,  dans 
le  silence  de  ma  chambre,  j'entendais  résonner  distinctement  ces 
inflexions  de  voix  pures  et  un  peu  graves  qui  avaient  envoyé  chaque 


NATACHA   DE   V.  707 

fois  un  frisson  à  mon  cœur.  Je  revoyais  sa  figure,  sa  démarche,  jus- 
qu'à la  robe  qu'elle  portait.  Elle  était  sans  cesse  présente,  non-seu- 
lement à  ma  pensée,  mais  aussi  à  mes  yeux.  Je  la  voyais  tantôt  as- 
sise à  mon  chevet,  pâle  et  éplorée,  me  demandant  de  vivre,  tantôt 
se  redressant  et  fièrement  me  jetant  un  mot  d'adieu.  Le  plus  sou- 
vent je  la  serrais  dans  mes  bras,  et  ses  yeux  attachaient  de  nou- 
veau sur  moi  ce  regard  de  surhumaine  passion  qui  les  avait  une 
fois  éclairés.  Le  ruban  de  sa  coiffure  se  dénouait,  ses  cheveux  d'or 
s'épandaient  sur  ses  épaules  et  m'enveloppaient  dans  leurs  flots, 
j'en  respiiais  le  parfum,  qui  m'enivrait. 

Au  bout  de  quelques  semaines,  je  fus  assez  bien  pour  pouvoir 
partir.  Ce  jour-là,  mon  médecin  me  tâta,  m'ausculta,  et  finalement 
fronça  le  sourcil.  —  Qu'y  a-t-il,  docteur?  dis-je;  parlez  franc.  J'ai 
des  dispositions  à  prendre;  que  pensez-vous  de  moi? 

Cet  excellent  homme  ne  fit  pas  de  façons  pour  me  dire  rondement 
mon  affîiiie.  —  Peuh  !  avec  beaucoup  de  précautions,  infiniment  de 
précautions  et  un  climat  chaud,  vous  durerez  bien  quel  jue  temps; 
mais,  je  ne  vous  le  cache  pas,  une  imprudence  serait  fatale.  Quant 
aune  émotion  violente,...  diable...  vous  comprenez... 

Je  comprenais.  —  Meici,  docteur. 

La  veille  de  mon  départ,  je  reçus  à  l'improviste  la  visite  la  plus 
inattendue.  Je  vis  entrer  le  général  V...  —  J'ai  appris  l'histoire, 
j'ai  su  où  vous  étiez.  Je  viens  prendre  de  vos  nouvelles,  dit-il  sim- 
plement. —  Et  il  me  parut  très  simple  à  moi-rnème  qu'il  fût  là. 
Il  s'approcha,  me  prit  les  deux  mains  et  me  regarda.  — Quelle  folie! 
dit-il. 

Il  s'assît  près  de  moi.  Je  le  trouvai  bien  changé  depuis  six  se- 
maines. 11  s'était  voûté,  il  avait  pris  des  rides,  il  avait  viedli  de  dix 
ans.  Ses  cheveux,  de  grisonnans,  étaient  devenus  gris.  Pendant  les 
premières  minutes,  nous  fîmes  bonne  contenance  tous  les  deux.  Nous 
parlâmes  de  choses  indilïérentes.  Je  lui  demandais,  et  il  me  donnait 
des  nouvelles  de  Lucerne.  Une  telle  de  nos  connaissances  communes 
était  partie;  d'autres  personnes  étaient  arrivées.  M.  et  M"""  Diloir 
étaient  allés  à  Suez  en  passant  par  l'Italie;  le  marquis  avait  pris 
par  la  France;  mais  on  sait  que  tout  chemin  mène  à  Rome.  —  Nous 
partons  aussi  bientôt,  ajouta-t-il;  à  la  fin  de  la  semaine,  je  pense. 

Il  y  eut  un  silence.  Le  général  fit  plusieurs  tours  dans  la  chambre. 
Nous  sentions  que  tous  deux  nous  avions  la  même  pensée,  et  aucun 
de  nous  n'osait  parler  le  premier.  Enfin  le  général  s'arrêta  près  de 
moi,  et  doucement,  à  demi-voix,  en  détournant  la  tête  :  — Elle 
n'est  pas  bien  du  tout,  dit-il;  je  suis  inquiet,...  très  inquiet. 

—  Elle  est  malade...  gravement? —  Je  dus  devenir  extrêmement 
pâle,  car  il  me  regarda  d'un  air  effrayé. 


708  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Non  pas  malade  précisément,  du  moins  elle  ne  se  plaint  de 
rien,  elle  ne  se  plaint  jamais,  mais  elle  souffre  beaucoup.  Ce  qu'il 
y  a  de  terrible,  c'est  qu'elle  garde  pour  elle  ses  pensées  et  ses  cha- 
grins. Elle  se  renferme;  personne  ne  peut  lui  venir  en  aide,  et  pour- 
tant ce  serait  une  consolation.  —  11  couvrit  ses  yeux  de  sa  large 
main. 

Il  y  a  des  minutes  où  les  paroles  semblent  impuissantes  à  expri- 
mer les  émotions  qui  s'agitent  au  fond  de  l'âme.  J'essayai  de  par- 
ler, mes  lèvres  tremblantes  n'obéissaient  pas  à  ma  volonté.  Aussi 
bien  quel  est  le  mot  que  j'aurais  pu  dire  qui  n'eût  pas  été  une  pro- 
fanation de  mon  amour  ou  une  blessure  cruelle  au  cœur  de  cet 
homme  qui  portait  si  loyalement  sa  douleur? 

Le  général  partit.  Il  me  restait  maintenant  un  seul,  un  grand  de- 
voir à  remplir.  J'avais  fait  un  serment,  je  devais  le  tenir. 

A  peine  de  retour  à  Paris,  je  me  présentai,  rue  de  Courcelles,  chez 
la  comtesse  de  K...  La  comtesse  de  K...  est  cette  lante  bretonne 
dont  je  t'avais  parlé.  Elle  arrive  du  fond  de  sa  province  tous  les 
ans  à  Paris  avec  une  de  ses  filles,  et  généralement  réussit  h  l'éta- 
blir avant  la  fin  de  la  saison,  après  quoi  elle  s'en  retourne.  Elle  en 
était  à  la  cinquième,  que  dans  son  cœur  elle  me  destinait,  et,  à  son 
gré,  me  destinait  depuis  trop  longtemps. 

Ma  fugue  en  Suisse  l'avait  outrée.  Elle  me  reçut  avec  une  conte- 
nance discrète,  hérissée  de  réticences.  Il  y  a  un  accueil  tout  parti- 
culier que  les  mères  pieuses  de  filles  à  marier  réservent  pour  l'éli- 
gible  qu'elles  ne  désespèrent  pas  de  convertir  à  la  religion  et  au 
mariage.  C'est  onctueux  comme  une  parole  d'abbé  et  inquiétant 
comme  la  sensation  d'un  nœud  coulant  qui  se  serre  autour  de  voire 
gcrge.  Des  bruits  de  mon  duel  avalent  couru  :  on  ne  savait  encore 
au  juste  ce  qu'il  fallait  croire.  Les  intentions  que  je  rapportais  au 
bercail  restaient  un  mystère,  —  si  bien  que,  tout  en  se  tenant  sur 
la  réserve,  on  cherchait  doucement  à  tâter  le  terrain. 

Dès  que  nous  fûmes  seuls,  ma  tante  et  moi,  j'approchai  un  tabou- 
ret de  sa  causeuse,  et,  m'installant  à  ses  pieds,  je  lui  tins  le  dis- 
cours suivant  :  —  Ma  chère  tante,  je  suis  le  pire  des  mécréans,  je 
suis  plus  païen  mille  fois  que  les  petits  Chinois  au  profit  desquels 
vous  faites  des  quêtes;  je  ne  vaux  pas  un  seul  des  Patagons  aux- 
quels vous  envoyez  de  gros  bas  tricotés  par  des  comtesses;  je  ne 
vais  jamais  aux  conférences;  j'ai  la  perversité  de  ne  pas  admirer  la 
vertu  des  filles  laides,  et  j'ai  fui  indignement  devant  la  sagesse  de 
vos  conseils.  Je  reconnais  tout  cela  et  davantage,  si  vous  voulez; 
mais  j'ai  une  qualité  :  je  suis  repentant.  C'est  un  enfant  prodigue 
qui  vous  revient,  prêt  à  tout  pour  mériter  le  ciel,  pi  et  à  aller  de- 
main à  confesse,  s'il  le  faut,...  prêt  surtout  à  me  marier. 


NATACHA    DE    V.  709 

L'effet  de  ma  harangue  et  surtout  de  ma  conclusion  fut  instan- 
tané. Je  sentis  les  deux  bras  de  la  comtesse  entourer  mon  cou,  et 
le  baptême  de  ses  larmes  tomber  sur  mon  front.  —  Quelle  joie! 
merci,  mon  Dieu  !  soupira-t-elle.  —  La  dévote  et  la  mère  étaient 
dans  ce  mot. 

—  Votre  joie  me  touche,  chère  tante,  je  ne  voudrais  pas  la  trou- 
bler, mais  il  y  a  dans  tout  cela  un  léger  détail  que  j^  dois  mention- 
ner. J'ai  dans  la  poitrine  un  coup  d'épée  qui,  selon  toute  appa- 
rence, ne  me  hiisse  pas  six  mois  de  vie.  Ne  vous  alarmez  pas,  cela 
ne  fera  que  hâter  l'accomplissement  de  nos  projets.  Si  j'avais  dû 
vivre,  j'eusse  probablement  hésité  de  me  marier,  ne  me  sentant 
pas  les  vertus  nécessaires;  mais,  telles  que  sont  les  choses,  mes 
scrupules  seraient  hors  de  saison.  Je  crois  sincèrement  pouvoir 
offrir  des  garanties  de  bonheur  plus  sérieuses  à  ma  veuve  qu'à  ma 
femme.  Peut-être  êtes-vous  de  mon  avis,  et,  si  la  perspective  d'une 
prochaine  liberté  n'eflraie  pas  trop  ma  cousine,  je  vous  demande  sa 
main. 

—  J'agrée  votre  recherche,  mon  neveu,  mais  je  ne  partage  nul- 
lement votre  point  de  vue.  A  votre  âge,  on  ne  meurt  pas  d'une 
égratignure.  "Vous  vivrez  cent  ans,  et  vous  rendrez  ma  fille  heu- 
reuse. —  Le  reste  de  la  phrase  se  perdit  dans  un  nouvel  accès  d'at- 
tendriss?ment. 

Ma  cousine  est  une  personne  fort  raisonnable,  remplie  de  bon 
sens  et  de  sérénité.  Elle  prend  les  choses  avec  calme,  en  se  disant 
peut-être  qu'il  n'y  a  pas  ici-bas  de  joie  sans  mélange.  Il  est  vrai 
que  ma  tante  prétend  ne  l'avoir  pas  instruite  de  mes  idées  noires, 
attendu,  dit-elle,  qu'elle-même  n'y  croit  pas;  mais,  entre  nous,  je 
les  suppose  toutes  deux  chrétiennement  soumises  et  résignées  à 
l'inévitable.  C'est  ce  qui  pouvait  au  bout  du  compte  m'arriver  de 
plus  heureux.  Le  peu  de  place  que  tient  la  tendresse  dans  le  carac- 
tère de  ma  cousine  soulage  ma  conscience  d'un  grand  fardeau.  Si 
cette  enfait  se  fût  attachée  à  moi,  peut-être  au  dernier  moment 
eussé-je  reculé. 

Maintenant  je  n'ai  qu'un  désir,  c'est  de  voir  les  choses  se  ter- 
miner au  plus  vite.  L'accomplissement  de  ce  serment  est  comme  un 
dernier  lien  qui  me  rattache  à  elle  :  j'y  tiens  plus  qu'à  la  vie.  Ah  ! 
mon  ami,  je  l'aime,  je  l'aime  au-delà  de  toute  expression.  Dans  mon 
cœur  et  dans  ma  tète,  c'est  comme  un  rayonnement  quand  je  psnse 
à  elle.  J'ai  des  élans  vers  le  bonheur  et  des  retours  de  désespoir 
que  toute  ma  volonté  ne  suffit  pas  à  maîtriser.  C'était  quelque  chose 
de  plus  que  la  simple  passion,  cet  éclair  qui  a  passé  sur  nos  deux 
têtes  cette  nuit-là  sur  la  terrasse!  iNos  cœurs  se  sont  confondus,  et 
je  n'ai  plus  retrouvé  le  mien. 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  fièvre  ne  me  quitte  presque  pas.  J'ai  des  nuits  sans  som- 
meil, pendant  lesquelles  chaque  pulsation  de  mes  artères  est  un 
appel  désespéré  au  cœur  qui  m'entend  peut-être,  et  quand  je  pa- 
rais le  matin,  ma  tante  m'examine  d'un  œil  alarmé.  —  Rassurez- 
vous,  ma  tante;  je  durerai  bien  encore  quelque  temps.  —  Pourtant, 
si  mon  docteur  suisse  me  voyait,  il  retrancherait  quelque  chose,  je 
crois,  de  la  demi-année  qu'il  me  donnait  à  vivre. 


IV. 

Naples,  décembre. 

Un  matin  je  reçus  de  Naples  une  nouvelle  foudroyante. 

Elle  était  morte  ! 

Elle  était  morte  d'une  maladie  de  langueur,  me  disait-on;  mais 
moi,  je  sais  ce  qui  l'a  tuée.  Comme  l'hermine  qui  ne  supporte  pas 
une  tache  à  la  blancheur  de  sa  robe,  elle  n'a  pu  vivre  avec  mon 
souvenir  dans  le  cœur. 

J'étais  marié  depuis  deux  jours.  Je  laissai  tout,  et  partis. 

Je  suis  venu  mourir  au  bord  de  cette  mer,  sous  ce  ciel,  qui  ont 
reçu  son  dernier  regard.  Peut-être  doivent-ils  me  dire  qu'elle  m'a 
pardonné... 

Ces  lignes  sont  mon  adieu  suprême  à  toi,  mon  meilleur,  mon  seul 
ami.  Le  médecin  vient  de  dire  que  je  ne  passerai  pas  la  nuit,  et  je 
sens  qu'il  a  raison...  C'était  une  énigme  iiop  difficile  pour  moi  que 
la  vie;  je  n'en  ai  pas  trouvé  le  mot  à  temps,  voilà  pourquoi  je 
meurs.  La  passion  est  un  feu  du  ciel  qui  caresse  les  faibles  et  qui 
brise  les  forts.  Faut-il  regretter  d'avoir  été  brisé?  Tout  est  là. 

Adieu  !.. 


LES 


ÉCOLES  DE  COMMERCE 


EN  FRANCE  ET  A  L'ETRANGER 


La  fonrlation  d'écoles  supérieures  de  commerce  est  sérieusement 
agitée  en  France  depuis  quelque  temps.  Mulhouse,  que  nous  avons 
perdue  avec  l'Al^-ace,  était  rapidement  devenue  une  de  nos  pre- 
mières villes  industrielles.  On  y  avait  fondé  en  18G6  une  école  de 
commerce  sur  le  type  de  celles  d'Amérique  et  d'ÂlIemague,  et  sur- 
tout de  celle  d'Anvers,  dont  la  Belgique  a  le  droit  d'être  fière.  Deux 
négocian.s  de  Mulhouse,  MM.  Jacques  et  Jules  Siegfned,  qui  avaient 
richement  doté  l'école  de  leur  ville  natale,  ayant  transport^,  réce  n- 
ment  leur  comptoir  au  Havre,  n'ont  pas  tardé  à  provoquer  dans 
cette  dernière  ville  l'établissement  d'une  école  sœur  de  celle  de 
Mulhouse.  Ro:iea  a  bien  vite  imité  Le  Havre;  Lyon,  Mars  Ville,  ont 
spontanément  suivi  la  même  voie.  Partout  c'est  l'initiative  des 
citoyens  qui  a  tout  fait;  c'est  par  des  souscriptions  privées  que  la 
dotation  de  ces  écoles  a  été  constituée.  Au  Havre,  à  Uouon,  on  a 
réuni  en  quelques  jours  250,090  fr.,  à  Marseille  plus  de  500,000  fr., 
à  Lyon  on  a  dépassé  1  million.  On  voudrait  dire  ici  en  quoi  ces  in- 
stitutions se  distinguent  de  celles  du  mêmeganre  qui  ex:is';eat  d^jà 
et  quel  degré  d'utilité  immédiate  elles  présentent  pour  notre  pays. 

Un  reproche  qu'on  fait  volontiers  aux  Français  et  que  Goethe  a 
formulé  d'une  façon  sévère,  c'est  d'ignorer  la  géographie.  A  cette 
ignorance,  qui  est  traditionnelle,  s'ajoute  celle  des  langues  étran- 
gères. Ce  manque  de  deux  connaissances  spéciales  devenues  si  né- 
cessaires aujourd'hui  arrête  surtout  les  développemens  de  notre 
commerce.  Pendant  que  le  globe,  partout  attaqué  par  la  science, 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'ouvre  de  plus  en  plus  aux  investigcations  de  hardis  explorateurs, 
que  des  régions  nouvelles  sont  colonisées,  la  France"  et  toutes  les 
nations  latines  avec  elle  demeurent  en  partie  étrangères,  indiffé- 
rentes même,  à  ce  grand  mouvement.  Les  autres  races,  notamment 
les  races  anglo-saxonne  et  germanique,  sont  ainsi  entraînées  à  une 
large  expansion  au  dehors,  tandis  que,  attaches  au  rivage,  nous 
participons  trop  peu  à  ces  vastes  courans  d'émigration  et  de  trafic 
qui  se  créent  autour  de  nous.  Quelle  part  du  reste  prendrions-nous, 
quel  rôle  pourrions-nous  jouer  dans  toutes  ces  grandes  œuvres? 
Nous  ignorons  quelquefois  en  quel  lieu  précis  du  globe  se  passe 
l'action  à  laquelle  il  faudrait  se  mêler. 

La  théorie  scientifique  des  affaires  et  du  travail,  l'économie  po- 
litique, nous  est-elle  d'ailleurs  mieux  connue?  A  peine  si  nous  en- 
trevoyons comment  se  produit,  circule  et  se  distribue  la  richesse. 
Dans  le  domaine  du  commerce  et  de  l'industrie,  comme  dans  celui 
de  la  politique  proprement  dite,  on  paie  cher  celte  ignorance.  Il 
suffit  de  citer  à  cet  égard  les  malheureuses  résolutions  fiscales  qui 
sont  prises  si  souvent  par  les  chambres  françaises,  et  qui  vont  si  di- 
rectement contre  le  but  qu'on  se  propose,  celui  de  venir  en  aide  à 
la  marine,  au  commerce,  k  l'agriculture,  à  l'industiie.  Il  en  est  de 
môme  pour  un  autre  ordre  de  problèm.es  économiques,  ceux  qui  se 
rattachent  à  la  question  ouvrière,  dont  nous  ne  savons  pas  non  plus 
poursuivre  la  solution,  et  qui  renferment  la  source  de  toutes  nos 
révolutions  sociales.  Si  l'on  nous  avait  enseigné  à  discuter  toutes 
ces  choses  à  l'âge  où  l'on  apprend  encore,  nul  doute  que  nos  indus- 
triels, nos  commerçans,  nos  hommes  d'état  eux-mêmes,  seraient 
souvent  moins  embarrassés.  Il  faut  étudier  la  théorie  du  travail  et 
des  alï\iires,  la  géographie,  les  langues  modernes,  comme  on  étudie 
les  littératures,  les  sciences,  le  droit,  la  médecine,  la  théologie; 
en  d'autres  termes,  ce  qu'il  faut  pour  compléter  l'éducation  d'une 
partie  de  la  jeunesse  française,  ce  sont  en  quelque  sorte  des  fucultés 
de  commerce  s'ajouiant  aux  autres  facultés  que  nous  possédons  déjà. 

Les  écoles  supérieures  de  commerce  que  l'on  fonde  en  ce  mo- 
ment ont  précisément  pour  objet  de  remplir  ce  desideratum.  Au 
Havre,  à  Rouen,  à  Lyon,  à  Marseille,  on  a  mis  en  première  ligne 
l'enseignement  de  la  géographie,  de  l'économie  politique,  des 
langues  étrangères:  l'imglais,  l'allemand,  l'espagnol,  l'italien. 
L'anglais  n'est- il  pas  devenu  la  langue  par  excellence  du  com- 
merce? L'allemand  est  frère  de  l'anglais,  l'espagnol  est  parlé  dans 
les  deux  Amériques,  l'italien  est  adopté,  de[juis  le  moyen  âge, 
comme  la  langue  des  affaires  dans  tout  le  bassin  méditerranéen. 
Avec  ces  langues,  les  élèves  apprennent  à  connaître  les  usages 
commerciaux  des  places  où  on  les  parle,  les  poids  et  mesures  usi- 


LES    ÉCOLES    DE    COMMERCE.  713 

tés  en  ces  dîfférens  endroits.  Bientôt  ils  combinent  toutes  ces  con- 
naissances au  moyen  des  calculs  de  l'arilhinétique  appliquée.  Dans 
une  salle  qu'on  appelle  le  bureau,  ils  se  livrent  à  des  opérations 
commerciales  simulées.  Expliquons  en  peu  de  mots  ce  cours  ingé- 
nieux, ininginé  en  premier  lieu  par  les  Américains  dans  leurs  écoles 
de  commerce,  mais  surtout  développé  et  pratiqué  à  Anvers,  importé 
ensuite  à  Mulhouse,  au  Havre  et  dans  les  auties  écoles. 

Le  bureau  commercial,  tel  qu'il  fonctionnait  naguère  à  l'institut 
supérieur  du  commerce  d'Anvers,  comprenait  difff^rentes  sections  : 
celles  de  Londres,  de  New-York,  de  Bombay,  correspondant  avec 
celles  d'Anvers.  Dans  chaque  section  était  réparti  un  certain  nombre 
d'élèves.  Ceux  d'Anvers  faisaient  par  exemple  en  fraîiçais  une  de- 
mande de  coton  à  ceux  de  New-York;  ceux-ci  répondaient  en  an- 
glais. On  discutait  les  prix,  le  cours  du  change,  on  fixait  le  fret, 
l'assurance.  A  l'arrivée,  on  réglait  les  avaries,  on  vendait  la  mar- 
chandise au  cours  du  jour,  on  payait  le  courtage,  etc.  De  la  sorte, 
on  avait  passé  par  tous  les  détails  d'un  achat  et  d'une  vente.  Tout 
cela  se  trouvait  indiqué  sur  des  livres  régulièi'ement  tenus  d'après 
les  principes  de  la  comptabilité  en  partie  double.  On  a  substilué 
tout  récemment  à  ce  système  de  sections,  qui  offrait  quelques  in- 
convéniens,  une  organisation  plus  large.  Chaque  élève  se  livre  à 
des  spéculations  de  tout  genre  en  marchandises;  on  traite  des 
affaires  de  banque,  de  fonds  publics,  de  change,  d'armement,  de 
transport,  pour  son  compte  personnel  ou  le  com[)le  de  tiers,  — 
en  un  mot  on  passe  en  revue  toutes  les  opérations  commerciales 
auxquelles  peut  se  livrer  un  négociant,  un  banquier,  im  agent  de 
change,  un  courtier,  un  armateur,  un  commissionnaire,  un  agent 
de  transports.  A  la  fin  de  l'année,  toutes  les  opérations  sont  liqui- 
dées. La  maison  fictive  établit  son  bilan,  et  le  résultat  dit  si  elle 
est  en  brnMice  ou  en  perte.  Le  jeu  seul  des  opérations  est  idéal,  la 
base  sur  laquelle  on  a  marché  est  certaine,  et  c'est  sur  les  prix- 
courans  transmis  chaque  jour  à  l'institut  des  différentes  places  com- 
merciales du  monde  que  se  font  les  opérations.  On  comprend  com- 
bien un  cours  si  pratique  doit  ouvrir  l'intelligence  des  élèves,  les 
intéresser,  et  quel  profit  ils  peuvent  retirer  d'un  enseignement  si 
positif  et  si  précis.  Aussi  quelques-uns  ne  suivent-ils  que  ce  cours, 
qui  est  divisé  en  deux  années.  J'ai  assisté  aux  opérations  du  bureau 
commercial  de  l'une  et  l'autre  section.  Il  y  avait  soixante  élèves  dans 
la  première  année,  vingt-quatre  dans  la  seconde,  et  tous  se  li- 
vraient à  leurs  travaux  avec  beaucoup  de  zèle  et  d'enirain.  On  n'a 
eu  garde,  dans  les  écoles  qu'on  a  récemment  fondées  ou  que  l'on 
fonde  en  ce  moment  en  France,  d'oublier  l'établissement  du  bureau 
commercial.  Nous  le  voyons  fonctionner  à  Mulhouse  à  peu  près  sur 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  même  pied  qu'à  Anvers  ;  il  a  été  établi  au  Havre  et  à  Rouen  ; 
Marseille,  Lyon,  l'ont  également  adopté. 

Dans  les  écoles  de  commerce  d'Amérique,  le  bureau  fonctionne 
autrement  qu'à  Anvers.  A  Yuniversité  de  MM.  Bryant  et  Stratton,  qui 
ont  établi  des  succursales  dans  les  principales  villes  des  États-Unis 
(à  Brooklyn,  près  New-York,  Chicago,  San-Francisco,  la  ville  elle- 
même  du  Lac-Salé,  capitale  des  Mormons),  il  est  divisé  en  plusieurs 
sections  :  le  bureau  proprement  dit,  puis  la  banqne,  l'assurance, 
l'agence  des  transports,  la  compagnie  maritime.  Dans  le  bureau, 
l'élève  tient  le  journal,  le  grand-livre,  le  livre  de  marchandises, 
dresse  des  facîures,  des  comptes  de  vente,  échange  des  correspon- 
dances; dans  la  banque,  il  fait  l'oflice  de  commis  de  chèques,  de 
caissier,  il  négocie  des  titres;  à  l'assurance,  il  rédige  des  polices, 
règle  des  avaiies;  à  l'agence  des  transports,  il  écrit  des  lettres  de 
voiture;  à  la  compagnie  maritime,  des  connaissemens.  Il  passe  ainsi 
par  toute  la  succession  des  opérations  commerciales,  et  cela  très 
rapidement,  à  l'américaine.  Aux  Ltats-Unis,  on  entend  consacrer  le 
moins  de  temps  possible  à  l'éducation  théorique,  et  aborder  les  af- 
faires dès  la  première  adolescence.  L'université  de  MM.  Bryant  et 
Stratton  publie  un  journal  commercial  mensuel.  Ce  journal  donne 
les  principales  nouvelles  qui  peuvent  intéresser  les  hommes  d'af- 
faires, des  prix  coiirans  de  marchandises,  des  correspondances  de 
l'étranger.  Contrairement  aux  usages  américains,  il  donne  aussi, 
comme  nos  journaux,  un  feuilleton.  Un  autre  trait  curieux  de  ces 
écoles,  c'est  qu'elles  admettent  des  élèves  des  deux  sexes  sans 
qu'il  en  résulte  aucun  désordre. 

Le  collège  commercial  national  de  Poughkeepsie  (état  de  New- 
York),  fondé  par  M.  Eastmann,  fonctionne  un  peu  différemment  de 
celui  de  MM.  Bryant  et  Stratton.  D'abord  il  est  concentré  dans  un 
seul  établissement  et  n'a  aucune  succursale.  L'élève  reroit  une  cer- 
taine quantité  de  monnaie  fictive,  avec  laquelle  il  achète  et  vend  des 
marchandises  représentées  aussi  par  des  signes  conventionnels;  il 
échange  des  factures,  inscrit  les  écritures  sur  les  livres,  puis  de- 
vient successivement  détaillant,  marchand  à  la  commission,  assu- 
reur, expéditeur,  changeur,  courtier,  commis  de  douane,  banquier. 
La  balance  générale  qu'il  fait  de  toutes  les  opérations,  éla!  lies  jour 
par  jour  avec  les  prix-courans  de  la  place  de  New-York,  lui  indique 
si,  en  fin  de  compte,  il  a  gagné  ou  perdu;  après  quoi  il  quitte  les 
bancs  de  l'école  et  entre  immédiatement  dans  la  vie  réelle  des  af- 
faires, non  sans  avoir  essayé  d'acquérir,  avec  la  connaissance  des 
opérations  de  bureau,  une  belle  écriture.  Les  Américains  ont  tenu  à 
honneur  que  la  calligraphie  fût  pratiquée  chez  eux  encore  mieux 
qu'elle  ne  f  est  en  Angleterre. 


LES    ECOLES    DE   COMMERCE.  7 j  5 

Il  fallait  jeter  ce  rapide  coup  cl' œil  sur  les  écoles  de  commerce 
américaines  pour  montrer  en  quoi  elles  se  distinguent  de  celle 
d'Anvers,  qui  a  servi  de  modèle  aux  nôtres.  Là-bas,  on  n'a  qre  des 
écoles  spéciales,  ici  seulement  nous  avons  affaire  à  une  véritable 
école  supH'ieure.  En  Amérique,  on  tient  à  sortir  de  l'école  le  plus 
vite  possible,  au  bout  de  quelques  mois,  et  à  gagner  tout  de  suite 
le  plus  d'argent  qu'on  peut.  En  Belgique  au  contraire,  on  garde  les 
jeunes  gens  longtemps,  et  on  ne  les  renvoie  que  capables  d'être 
immédiatement  des  chefs  de  maison.  A  l'institut  d'Anvers,  le  fonc- 
tionnement du  bureau,  l'étude  de  la  géographie  commerciale  et 
industrielle,  des  langues  étrangères,  de  l'économie  politique  et  de 
la  statistique,  complètement  négligées  aux  États-Unis,  ne  sont  pas 
seuls  à  remplir  les  deux  années  que  les  élèves  passent  sur  les  bancs. 
On  y  étudie  aussi  les  principes  de  la  morale  et  du  code  civil,  le 
droit  commercial  et  maritime,  le  droit  des  gens,  la  législation  d,oua- 
nière  comparée,  l'histoire  générale  du  commerce  et  de  l'industrie, 
l'armement  et  la  construction  des  navires,  enfin  l'histoire  des  pro- 
duits négociables  des  trois  règnes,  appuyée  sur  de  nombreux  échan- 
tillons et  sur  des  essais  de  marchandises  qu'on  exécute  dans  le 
laboratoire  de  chimie.  Tout  cet  ensemble  constitue  un  enseignement 
de  tout  point  supérieur,  si  bien  que  le  gouvernement  belge  regarde 
l'institut  d'Anvers  comme  l'équivalent  d'une  véritable  université. 
L'institut  dépend  du  mini-tère  de  l'intérieur,  il  est  doté  à  la  fois 
par  l'état  et  par  la  commune;  le  produit  des  inscriptions  scolaires 
complète  le  budget  de  l'établissement.  La  durée  des  cours  est  de 
deux  ans.  A  côté  de  l'institut  est  V école  préparatoire  de  commerce^ 
où  les  candidats  qui  ne  sont  pas  suffisamment  exercés  se  préparent 
aux  examens  d'entrée.  Ceux-ci  portent  sur  les  élémens  du  français, 
de  l'anglais  et  de  l'allemand,  sur  les  principes  de  la  géographie,  de 
l'histoire  universelle,  de  l'arithmétique  commerciale,  de  l'algèbre, 
de  la  géométrie  et  de  la  physique.  A  l'issue  des  examens  de  se- 
conde année,  les  élèves  obtiennent  un  diplôme  de  capacité.  Ceux 
qui  ont  subi  leurs  épreuves  avec  le  plus  de  distinction  reçoivent  en 
outre  une  bourse  de  voyage  à  l'étranger;  ils  peuvent  aussi  être 
admis  dans  les  consulats  à  titre  d'élèves. 

L'institut  a  été  fondé  en  1852,  et  depuis  n'a  cessé  de  fonctionner. 
Moitié  environ  des  élèves  sont  étrangers,  principalement  Anglais, 
Allemands,  Suédois,  Norvégiens,  Danois,  Américains,  Espagnols  des 
Antilles.  Qu  dques-uns  ignorent  à  peu  près  le  français  en  entrant  à 
l'école,  mais  l'y  apprennent  vite,  car  les  cours  se  font  dans  cette 
langue.  Bon  nombre  des  anciens  élèves  d'Anvers  occupent  aujour- 
d'hui une  haute  position  commerciale;  néanmoins  une  jjartie  des  né- 
gocians  de  la  ville  persiste  à  penser  que  cette  école  est  à  peu  près 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inutile  pour  l'enseignement  pratique,  et  que  les  connaissances  spé- 
ciales que  les  coininis  acquièrent  à  la  longue  par  la  fréquentation 
journalière  des  bureaux  et  des  comptoirs  sont  suffisantes.  Quelques 
personnes  soutiennent  en  France  la  même  thèse;  cependant  nous 
avons  vu  que  les  Américains  eux-mêmes,  bons  juges  en  celte  ma- 
tière, préparent  les  jeunes  gens  à  l'intelligence  des  affaires  commer- 
ciales dans  des  universités  et  des  collèges  spéciaux. 

Il  faut  revenir  sur  quelques-nns  des  cours  professés  à  l'institut 
d'Anvers  pour  en  montrer  toute  l'importance  et  le  côté  éminemment 
élevé.  Ce  qu'un  cours  d'économie  politique  et  de  statistique,  de 
géographie  commerciale  et  industrielle,  peut  présenter  d'utile  et 
d'intéressant  pour  les  élèves,  cela  se  devine  aisément.  L'histoire 
des  produits  négociables  des  trois  règnes,  étayée  d'une  part  sur 
les  données  de  la  zoologie,  de  la  botanique,  de  la  minéralogie,  et  de 
l'autre  sur  les  essais  du  laboratoire  et  les  pratiques  en  usage  dans 
les  usines,  les  manufactures,  ne  peut  manquer  non  phis  de  piquer 
la  curiosité  des  jeunes  auditeurs.  Ne  sont-ils  pas  destinés  plus  tard 
à  trafiquer  de  la  plupart  de  ces  produits,  à  les  transporter,  à  les 
chercher  aux  lieux  d'origine?  De  même  pour  l'élude  du  dioit  exa- 
miné dans  ses  principes  généraux  ou  comme  application  au  com- 
merce, à  la  navigation,  aux  relations  internationales  :  si  jamais  les 
études  juridiques  furent  nécessaires  à  une  profession,  c'est  bien 
à  celle  du  négociant,  puisqu'il  a  fallu  fonder  pour  le  commerce 
des  tribunaux  spéciaux.  On  comprend  aussi  l'intérêt  du  cours  de  lé- 
gislation douanière  comparée,  qui  appelle  l'attention  sur  les  ques- 
tions de  protection  et  de  libre  échange,  sur  les  différens  systèmes 
coloniaux  et  les  traités  de  commerce.  Restent  deux  cours  princi- 
paux pour  lesquels  l'école  d'Anveis  pourra  revendiquer  l'honneur 
de  l'initiative,  le  cours  d'histoire  du  commerce  et  le  cours  de  con- 
structions maritimes;  cela  mérile  quelques  explications. 

L'histoire  de  l'humanité  et  des  civilisaiions  est  bi  n  plutôt  celle 
dti  commerce  et  de  l'industrie  que  l'histoire  des  batailles,  des  con- 
quêtes et  des  dynasties  régnantes,  comme  on  s'est  p'u  trop  long- 
ten)ps  à  le  croire.  Dès  le  commencement  des  âges,  dès  l'époque 
de  l'homme  préhistorique,  l'industrie  et  l'échange  prennent  nais- 
sance. L'homme  fait  d'abord  des  armes  de  pierre,  puis  de  bronze 
et  de  fer,  qu'il  troque  contre  des  colliers  d'ambre  ou  des  mor- 
ceaux de  jade;  le  commerce  naît,  et  bientôt  la  navigation.  Arrivent 
les  temps  historiques.  Les  Phéniciens,  les  Égyptiens,  les  Assyriens, 
les  Grecs,  et  plus  loin,  à  l'extrême  Orient,  les  Hindous  et  les  Chi- 
nois, sont  également  remarquables  comme  peuples  commerçans, 
industriels,  artistes,  car  les  beaux-arts  touchent  de  bien  près  à 
l'industrie.  Les  révolutions  politiques  préparent  les  révolutions  corn- 


LES    ECOLES   DE    COMMERCE.  717 

merciales.  Carthage  et  Alexandrie  remplacent  Tyr;  Rome  détruit  à 
son  tour  Carlhage.  Le  développement  de  l'industrie  et  du  commerce 
est  entravé  par  l'institution  de  l'esclavage,  et  le  mauvais  état  des 
voies  et  des  instrumens  de  transport.  Au  moyen  âge,  après  l'inva- 
sion barbare,  nous  voyons  naître  le  régime  des  corporations.  La 
féodalité  est  l'ennemie  de  l'industrie  et  du  commerce,  elle  gêne 
l'extension  des  arts  manuels.  C'est  pourquoi  les  républiques  ita- 
lienne, flamande,  hanséatique,  sont  alors  si  jouissantes.  La  décou- 
verte de  l'Amérique,  l'esprit  de  libre  examen,  l'invention  de  l'im- 
primerie, viennent  à  leur  tour  changer  les  conditions  du  travail.  Les 
colonies  se  fondent.  Le  Portugal,  l'Espagne,  la  Hollande,  prennent 
successivement  dans  le  commerce  et  l'industrie  la  place  des  ré- 
publiques italiennes.  Les  voies  de  transport  sont  améliorées,  les 
canaux  à  écluses  découverts  par  Léonard  de  \'inci.  Les  épices,  le 
sucre,  le  café,  le  thé,  \ô  tabac,  entrent  de  plus  en  plus  dans  la  con- 
sommation européenne.  Le  système  manufacturier  de  Colbert,  l'acte 
de  navigation  de  Cromwell,  font  la  grandeur  de  la  France  et  de 
l'Angleterre.  La  science  économique  naît,  et  en  même  temps  qu'elle 
une  invention  nouvelle  qui  va  changer  la  face  du  monde,  l'applica- 
tion mécan'que  de  la  vapeur.  L'invention  de  Watt,  celle  d'Ark- 
wright  dans  la  filature,  doublent  la  production,  et  donnent  nais- 
sance cà  la  glande  industrie,  ^'iennent  les  chemins  de  fer,  les  bat-^^aux 
à  vapeur,  le  télégraphe  électrique.  Les  placers  de  la  Californie,  de 
l'Australie,  les  mines  d'argent  de  la  Nevada,  sont  découv>  rts  et 
fournissent  au  monde  l'abondante  quantité  de  numi'raire  dont  il  a 
besoin  pour  ses  nouvelles  transactions.  L'esclavage  est  peu  à  peu 
aboli  dans  les  colonies,  et  l'on  ne  tarde  pas  à  reconnaître  les  avan- 
tages du  travail  libre  sur  le  travail  servile;  mais,  cà  mesure  qu'un 
progrès  se  fait  d'un  côté,  un  mal  s'annonce  de  l'autre  :  la  question 
sociale  apparaît,  et  avec  elle  les  grèves,  les  coalitions,  qui  créent 
une  situation  périlleuse  aux  affaires.  Dans  tous  les  cas,  les  diffé- 
rens  progrès  que  les  sociétés  humaines  ont  réalisés  depu's  les  com- 
mencemens  de  l'histoire  ont  été  presque  partout  le  fruit  du  com- 
merce et  de  l'industrie,  et  c'est  grâce  cà  eux  que  la  civilisation,  après 
avoir  été  un  fait  local,  est  devenue  un  fait  universel. 

Si  les  élèves  peuvent  tirer  de  l'histoire  générale  du  commerce 
des  enseignemens  si  élevés,  de  quel  secours  encore  n'est  pas  pour 
eux  l'étude  de  la  construction  et  des  armemens  maiitisnes  !  A  notre 
époque,  le  navire  est  devenu  une  machine  compliquée,  savante,  et 
nous  avons  eu  successivement  le  grand  navire  à  voiles,  à  quatre 
mâts,  du  poids  de  3,000  à  5,000  tonr.es,  le  cUpper  américain,  et  le 
grand  navire  à  vapeur,  construit  en  fer,  sur  le  type  du  donner  «ac- 
tuel des  Anglais.  Ces  derniers  navires,  que  l'on  ne  croyait  destinés 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'abord  qu'aux  mers  fermées  pour  faire  escale,  surtout  avec  les 
voyageurs,  les  colis  de  poste  et  les  groiips  de  métaux,  sont  main- 
tenant lancés  sur  les  mers  ouvertes,  sur  les  grands  océans,  grâce 
aux  perfectionnemens  de  toute  sorte  réalisés  dans  la  construction 
et  la  di.sposilion  des  machines.  On  utilise  aujourd'hui  la  houille 
mieux  qu'on  ne  l'utilisait  hier,  et  l'on  consomme  moitié  moins  de 
charbon  qu'il  y  a  quelques  années.  Pendant  ce  temps,  les  isthmes 
se  percent,  les  grandes  compagnies  maritimes  à  vapeur  se  fon- 
dent, émules  sur  les  mers  des  grandes  compagnies  de  voies  ferrées 
sur  terre.  Le  steamer  comme  la  locomotive  sont  devenus  le  lien  des 
nations.  Dans  tous  les  cas,  ces  grandes  évolutions  du  commerce  et 
de  l'industrie,  qui  peu  à  peu  transforment  le  globe,  en  rapprochent 
les  points  les  plus  extrêmes,  créent  la  solidarité  des  intérêts  maté- 
riels entre  les  nations,  ne  sont-elles  pas  de  nature  à  frapper  vive- 
ment de  jeunes  intelligences?  L'enseignement  d'un  institut  com- 
mercial, par  beaucoup  de  ses  chaires,  est  analogue  à  celui  de  nos 
facultés;  il  est  réellement  d'ordre  supérieur,  et  nous  devons  ap- 
peler de  tous  nos  vœux  l'extension  de  ce  genre  d'établissemens  en 
France. 

Les  écoles  du  lïavre,  de  Rouen,  de  Lyon,  de  Marseille,  se  sont 
fondées,  on  l'a  dit,  sur  le  modèle  de  celle  d'Anvers.  A  Marseille, 
on  a  joint  quelques  nouveaux  cours  à  ceux  déjà  empruntés  à  l'école 
belge.  Les  mathématiques,  la  physique,  la  chimie,  la  calhgraphie, 
ne  se  den]andent  pas  seulement  aux  examens  d'entrée;  on  y  re- 
vient longuement  à  l'école.  Un  cours  d'hygiène  maritime  et  colo- 
niale, un  cours  de  dessin  linéaire  et  à  main  levée,  un  cours  d'élo- 
ciUion,  seront  aussi  établis;  enfin  des  conférences  seront  faites  par 
un  professeur  spécial  sur  les  devoirs  du  négiîciant.  La  durée  to- 
tale des  cours  comprendra  d'ailleurs  trois  auiiées,  et  l'âge  exigé 
pour  l'entrée  sera  de  quinze  ans  révolus.  Les  trois  années  seront 
indépendantes,  de  sorte  qu'à  l'issue  de  la  première  il  pourra  sortir 
des  conmiis;  à  l'issue  de  la  seconde,  des  employés  supérieurs;  en- 
lin,  à  l'issue  de  la  troisième,  des  jeunes  gens  capables  de  devenir 
immédiatement  chefs  de  maison.  Comme  à  l'institut  d'Anvers,  il  y 
aura  un  musée  d'échantillons,  une  bibliothèque,  un  laboratoire  de 
chimie,  et  les  élèves  seront  conduits  dans  les  docks,  les  ateliers,  les 
fabriques  de  la  ville  et  des  environs,  car  c'est  ici  surtout  que  la 
pratique  doit  être  compagne  de  la  théorie. 

Il  convient  de  dire  un  mot  sur  le  cours  d'élocution  que  nous  avons 
mentionné,  et  dont  l'idée  est  empruntée  aux  écoles  américaines.  Il 
est  curieux  que  dans  un  pays  comme  le  nôtre,  où  le  beau  langage, 
comme  jadis  à  Athènes,  est  tenu  en  si  grande  faveur,  aucune  école 
d'élocution  n'existe  en  dehors  des  conférences  d'avocat  et  des  cours 


LES    ÉCOLES    DE    COMMERCE.  719 

que  l'on  fait  dans  les  conserva toires  aux  élèves  qui  se  clesti' ent  à 
la  scène.  Ainsi  s'explique  cette  espèce  de  timidité  que  bien  des 
Français  et  des  plus  intelligens  éprouvent  dès  qu'il  s'agit  de  parler 
en  public.  Ce  n'est  pas  faute  d'idées,  c'est  faute  de  savoir  les  ex- 
primer. Dans  nos  assemblées  législatives,  il  arrive  ainsi  que  nombre 
d'hommes  d'aflaires  qui  ont  la  tête  remplie  de  faits  n'osent  pas  les 
porter  à  la  tribune,  et  laissent  occuper  leur  place  par  des  avocats 
ignorans  et  verbeux.  En  Amérique,  il  n'en  est  point  ainsi;  dans 
les  moindres  écoles,  les  jeunes  citoyens  sont  instruits  dans  l'art 
délicat  de  développer  publiquement  leurs  id^es.  De  là  cette  faci- 
lité que  tout  homme  possède  aux  États-Unis  de  par'er  dans  un 
meeting,  et  d'y  parler  à  l'improviste,  simplement,  laconiquemertt, 
comme  on  le  fait  aussi  en  Angleterre.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  rhé- 
torique, il  s'agit  d'élocution  ûimilière,  et  sous  ce  rapport  on  ne 
peut  qu'applaudir  à  l'initiative  qu'ont  prise  les  promoteurs  de  l'é- 
cole supérieure  de  commerce  de  Marseille. 

Inutile  de  dire  (jue  la  correspondance  commerciale  formera  aussi 
l'objet  d'un  cours  particulier.  Correspondre  est  un  art,  principale- 
ment quand  i!  s'agit  d';i flaires.  Le  commerçant  doit  être  maître  de 
sa  plume,  il  lui  faut  n'écrire  que  ce  qu'il  veut,  et  l'écrire  très  clai- 
rement, en  peu  de  mois.  Dans  les  grandes  maisons  de  commerce, 
on  juge  souvent  un  correspondant  à  son  style.  «  Je  ne  regarde 
jamais  telle  lettre  de  quatre  pages,  me  disait  un  négnciant,  tant 
c'est  prolixe  et  diffus.  Je  la  laisse  à  déchilïrei'  à  mes  commis,  et 
nous  prenons  notre  temps  pour  exécuter  les  ordres  d'un  hoiume 
aussi  peu  clair.  »  Savoir  ce  qu'on  veut,  le  bien  dire,  sans  ambages, 
tel  est  le  principe  général  de  toute  correspondance  en  alfaires,  et 
nos  écoles  de  conunerce  doivent  viser  à  former  sur  ce  point  leurs 
élèves.  Est-il  nécessaire  d'ajouter  que,  lorsque  ceux-ci  auront  ac- 
quis la  pratique  d'une  bonne  correspondance  française,  on  les  ha- 
bituera également  à  correspondre  en  langue  étrangère  d'après  les 
mêmes  loii?? 

Pour  conclure,  nous  demanderions  volontiers  qu'un  cours  de 
droit  administratif  et  un  cours  de  droit  constitutionnel  complétas- 
sent la  partie  juridique  de  l'enseignement  commeicial.  Aujourd'hui 
la  bonne  expédiiion  des  afl'aires  privées  d .pend  trop  de  celle  des 
affaires  publi(|ues  pour  qu'il  soit  permis  à  nos  négocians  d'ignorer 
les  élémcns  du  droit  administratif  et  constitutionnel.  En  dehors  de 
quelques  cas  [)articuUers,  ces  matières  sont  malheureusement  né- 
gligées en  France. 

Nous  n'avons  parlé  que  des  écoles  américaines  ou  belges  et  de 
celles  qu'on  établit  en  France  sur  le  modèle  de  celles-ci.  11  existe 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  1820  à  Paris  une  école  supérieure  de  commerce  (1)  et  une 
école  commerciale  fondée  en  1863  par  les  soins  de  la  chambre  de 
commerce,  qui  patronne  également  la  première.  A  l'école  Turgot 
et  au  collège  Cliaptal,  les  études  commerciales  et  industrielles  sont 
également  poursuivies  de  préférence  aux  études  classiques.  Tous 
ces  établissemens  n'ont  que  peu  de  rapport  avec  les  écoles  pratiques 
dont  il  a  été  question.  Les  élèves  y  sont  internes;  l'enseignement 
commercial  qu'ils  reçoivent  rappelle  celui  des  divisions  dites  de 
français  de  plusieurs  de  nos  lycées  et  de  quelques-uns  de  nos  grands 
pensionnats.  En  xMIemagne,  on  compte  plusieurs  écoles  supérieures 
de  commerce,  notamment  une  très  remarquable  à  Leipzig;  mais  en 
Angleterre  il  n'y  en  a  aucune,  et  cet  oubli  des  Anglais  s'explique 
par  la  facilité  qu'ont  chez  eux  les  jeunes  gens  pour  s'expatrier,  et 
aller  apprendre  le  commerce  dans  les  comptoirs  de  la  Grande-Bre- 
tagne. 

Le  Havre  a  désormais  son  école,  rivale  de  celle  d'Anvers,  où  ac- 
courront tous  les  jeunes  gens  du  nord  de  l'Europe  et  ceux  des  Etats- 
Unis  et  des  Antilles.  Marseille  à  son  tour  desservira  tout  le  bassin 
méditerranéen,  où  elle  est  reine.  L'Italie,  l'Espagne,  la  Grèce,  la 
Turquie,  l'Autriche,  et  bientôt  l'Afrique,  les  mers  de  l'Inde,  de 
Chine,  du  Japon,  enfin  les  républiques  hispano-américaines,  avec 
lesquelles  elle  entreti,  nt  des  relations  si  suivies,  lui  enverront  de 
nombreux  élèves;  aux  langues  anglaise,  allemande,  italienne,  espa- 
gnole, déjà  portées  sur  son  programme,  l'école  pourra  joindre  l'a- 
rabe, le  turc,  le  grec  moderne,  indispensables  à  beaucoup  de  négo- 
cians  de  cette  place,  et  quelque  jour  le  malais,  le  chinois,  le  japonais, 
qui  vont  bientôt  prendre  droit  de  cité  chfz  elle  grâce  à  la  porte 
toujours  ouverte  du  canal  de  Suez(*2).  Nulle  place  en  France  ne 
convenait  mieux  à  l'établissement  d'une  semblable  institution.  Cha- 
cun l'a  bien  vite  compris.  La  chambre  de  commerce,  diverses  so- 
ciétés financières,  industrielles,  ont  généreusement  souscrit  des  pre- 
mières et  fondé  à  l'envi  des  bourses.  Tous  les  grands  négocians  se 
sont  d'eux-mêmes  associés  à  ce  mouvement. 

Il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que,  dans  nos  écoles  de  commerce, 
il  sera  plus  aisé  d'avoir  des  élèves  que  des  professeurs.  Dès  qu'on 
abandonne  le  domaine  de  la  théorie  pour  entrer  dans  celui  de  la 
pratique,  les  hommes  en  France  sont  difficiles  à  trouver.  Sur  ce 

(1)  La  même  qui  a  été  fondée  et  dirigée  d'abord  par  l'éconoroîste  Blanqui,  sous  le 
patronage  de  M.Vl.  Casimir  Perier,  Ternaux,  Cliaptal,  Jacques  Luîlitte. 

(2)  On  vient  précisément  de  créer  à  Marseille  une  chaire  de  malais,  langue  mari- 
time par  excellence  des  ports  de  l'iudo-Chine  et  de  ceux  de  la  Sonoe,  Singapour,  Ba- 
tavia. 


LES    ECOLES    DE    COMMERCE.  721 

point,  notre  infériorité  est  frappante.  Espérons  pourtant  que  les 
hommes  ne  manqueront  pas  aux  chaires  de  l'école  de  commerce 
marseillaise.  C'est  tout  un  enseignement  à  créer,  et  il  faut  que  cet 
enseignement  soit  élevé,  moral  et  réellement  supérieur.  Nos  écoles 
de  commerce  seront  aussi  une  excellente  préparation  à  la  carrière 
des  consulats.  Quand  on  a  voyagé  à  l'étranger,  on  est  étonné,  sauf 
de  très  rares  exceptions,  de  l'infériorité  de  nos  consuls  vis-à-vis  de 
ceux  des  autres  nations.  Rarement  un  consul  français  parle  la  langue 
du  pnys  où  il  réside,  rarement  il  y  voyage,  plus  rarement  encore  il 
en  étudie  les  usages,  les  mœurs,  la  politique.  De  là  une  foule  de 
déboires,  de  mécomptes,  qui  n'auraient  pas  eu  de  raison  de  se  pro- 
duire, si  l'on  avait  connu  tout  d'abord  la  langue  du  pays.  Nos 
consuls  deviennent  de  véritables  pèlerins,  inquiets,  moroses,  qui 
ne  restent  jamais  longtemps  au  même  lieu,  tandis  que  l'Angle- 
terre et  l'Allemagne  établissent  quelquefois,  un  agent  dans  un  en- 
droit pour  une  très  longue  suite  d'années,  mêuie  pour  toute  la 
vie.  Les  avantages  qui  résultent  de  ce  séjour  continu  sont  plus 
grands  que  les  inconvéniens,  car  il  faut  avant  tout,  ponr  bien  faire 
son  service,  le  bien  connaître;  d'ailleurs  l'homme  indépendant  et 
libre,  pour  longtemps  qu'il  réside  dans  un  pays,  n'en  épouse  pas 
forcément  les  passions.  De  nos  grandes  écoles  de  commerce  pour- 
raient également  sortir  des  employés  supérieurs  d'administration, 
des  commissaires  civils  pour  nos  colonies.  Une  attention  sérieuse 
sera  consacrée  à  l'étude  de  l'émigration  et  de  la  colonisation,  ques- 
tions d'une  rare  importance  et  déplorablement  négligées.  Relever 
notre  enseignement  et  le  faire  pratique,  c'est  la  meilleure  ma- 
nière de  rendre  à  la  France  la  place  qui  lui  revient  parmi  les  na- 
tions. Le  développement  des  hautes  études  commerciales  est  appelé 
à  jouer  un  rôle  important  dans  cette  œuvre  de  réorganisation. 

L.  Simonin. 


TOME  XCVIH.  —  1872.  45 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  mars  1872. 

Assurément,  à  n'observer  que  l'apparence  des  choses,  la  situation  de 
la  France,  telle  cju'elle  existe  à  l'heure  présente,  n'a  rien  qui  puisse  in- 
quiéter ou  décourager  la  confiance,  surtout  après  tant  d'épreuves  cruelles 
qui  ont  passé  sur  nous  comme  un  ouragan  de  feu,  après  toutes  ces  crises 
extérieures  et  intérieures  qui  semblaient  mortelles  et  que  nous  avons  pu 
traverser  sans  périr.  Depuis  quelques  semaines,  il  y  a  plutôt  dans  les 
esprits  une  sorte  d'apaisement  qu'on  expliquera  comme  on  voudra,  par 
la  lassitude  ou  par  une  inspiration  de  patriotisme  et  de  raison.  Le  pays, 
quant  à  lui,  est  certainement  calme,  il  n'a  d'autre  désir  que  la  paix,  la 
paix  bienfaisante  et  réparatrice,  pour  panser  ses  blessures,  pour  re- 
prendre cette  vie  de  sécurité  et  de  travail  où  les  nations  malades  retrou- 
vent la  santé.  Les  partis  eux-mêmes,  trujours  incorrigibles,  mais  im- 
puissans,  selon  le  mot  récent  de  M.  Thiers,  les  partis  semblent  subir 
cette  influence  calmante,  et  s'être  donné  le  mot  d'ordre  d'éviter  les 
grands  conflits,  les  violences  sans  dignité,  les  tumultes  stériles.  On  ne 
désarme  pas,  cela  est  bien  clair,  on  n'abdique  ni  ses  préférences  ni  ses 
espérances,  on  comprend  seulement  que  l'heure  n'est  pas  propice  aux 
agitations,  aux  solutions  décisives,  et,  tant  bien  que  mal,  on  revient  à 
cette  trêve  dont  on  ne  sent  jamais  mieux  l'efficacité  que  lorsqu'on  a  es- 
sayé un  instant  de  la  rompre.  Le  gouvernement  est  visiblement  fort 
tranquille  et  sans  aucune  préoccupation,  puisqu'il  n'a  pas  même  éprouvé 
jusqu'ici  le  besoin  de  se  compléter,  puisqu'il  n'y  a  point  encore  un  mi- 
nistre des  finances  définitif.  Le  gouvernement,  dit-on,  se  promet  de 
nous  faire  une  peiite  visite,  et  veut  venir  renoui^r  connaissance  avec  la 
ville  de  Paris  pendant  l'interrègne  parlenîentaire  qui  commence  aujour- 
d'hui. L'asse.'ijblée  de  son  côté  en  effet  prend  des  vacances  de  trois  se- 
maines. Elle  a  donné  congé  aux  grosses  affaires,  aux  propositions  brû- 
lantes, aux  questions  d'impôts  aussi  bien  qu'à  cette  question  des  pétitions 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  72S 

romaines  dont  on  faisait  un  fantôme  menaçant  pour  nos  relations  avec 
l'Italie.  Elle  a  passé  ses  derniùres  séances  à  voter  sans  s'arrêter  le  bud- 
get de  l'année  courante,  ajournant  un  examen  plus  attentif  de  notre  si- 
tuation flnanciùre,  ajustant  pour  le  moment  les  recettes  et  les  dépenses 
avec  des  expédiens,  par  un  emprunt  à  la  dette  flottante  ou  à  d'autres 
ressources  extraordinaires.  L'assemblée  est  partie  sans  laisser  derrière 
elle  aucun  danger  prochain,  emportant  au  contraire  les  paroles  les  plus 
rassurantes  de  M.  le  président  de  la  république  pour  l'ordre  intérieur 
et  pour  la  paix  extérieure,  de  sorte  que  tout  est  pour  le  mieux,  tout  suit 
son  cours  naturel  sans  bruit  et  sans  trouble  inquiétant. 

C'est  déjà  beaucoup  sans  doute  qu'il  en  soit  ainsi,  qu'une  situation 
chargée  du  poids  de  tant  de  catastrophes,  menacée  de  tant  de  côtés,  ait 
pu  être  ramenée  à  des  conditions  presque  naturelles,  que  la  patience  et 
le  temps  peuvent  améliorer  encore.  Oui,  tout  cela  ressemble  assez  à  une 
certaine  régularité  renaissante,  à  une  certaine  sécurité  relative  dont  rien 
ne  peut  mieux  donner  l'idée  qu3  la  brillante  et  significative  allocution 
par  laquelle  M,  le  piésident  de  la  république  vient  de  souhaiter  un  bon 
voyage  et  un  prompt  retour  à  nos  représentans,  pressés  de  se  disperser. 
Il  y  a  seulement  un  certain  nombre  de  questions  qui  viennent  aussitôt 
à  l'esprit.  Dans  quelle  mesure  la  réalité  répond -elle  à  ces  rassurantes 
apparences?  Quelle  est  la  signification  véritable  de  cet  apaisement  qui  se 
fait  sentir  un  ])eu  partout?  Dans  cette  session  de  quatre  mois,  dont  on 
éprouve  le  besoin  de  se  reposer,  et  qui  est  coupée  aujourd'hui  par  une 
nouvelle  interruption  des  travaux  parlementaires,  quels  progrès  décisifs 
a  faits  l'œuvre  de  la  réorganisation  nationale?  Par  quels  actes  un  peu 
marquans,  d'un  ordre  supérieur,  l'assemblée  et  le  gouvernement  ont-ils 
attesté  leur  initiative  dans  la  politique,  dans  l'administration,  dans  les 
finances?  Jusqu'à  quel  point  même  s'est-on  rapproché,  non  pas  de  ce 
régime  définitif  qui  est  la  chimère  obstinée  de  certains  esprits,  mais 
de  cette  fixité  sérieuse  de  conduite  qui  tient  à  une  situation  dégagée  de 
toute  obscurité,  à  des  rapports  simples,  naturels  et  aisés  entre  les  pou- 
voirs publics,  qui  a  pour  conséquence  la  suite  dans  les  desseins,  une 
certaine  vigueur  soutenue  dans  l'action?  Et  quand  on  se  pose  ces  ques- 
tions, malgré  soi  on  en  vient  bientôt  à  se  dire  que,  s'il  n'y  a  aucun  motif 
d'inquiétude  immédiate,  il  n'y  a  non  plus  aucune  illusion  à  se  faire,  que 
cet  apaisement  est  peut-être  bien  tout  sin.plement  le  résultat  d'une  cer- 
taine fatigue  universelle,  de  la  neutralisation  de  toutes  les  forces,  —  que 
ce  qu'on  appelle  la  marche  régulière  des  choses  ressemble  parfois  étran- 
gement à  un  retour  aux  vieilles  habitudes,  aux  vieilles  routines. 

On  se  dit  que,  si  le  gouvernement  a  une  autorité  incontestée  qu'il  doit 
surtout  à  re.\péi'e:ice,  à  l'habileté  de  son  chef,  il  se  résume  peut-être 
trop  quelquefois  dans  cet  illustre  chef,  il  n'a  pas  la  f.;rce  d'ensemble, 
l'unité  d'action  qu'il  devrait  avoir,  —  que,  si  l'assemblée  a  une  bonne 
volonté  inépuisable,  elle  a  encore  plus  d'incohérence,  que  toutes  ces 


72i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

choses  qui  sont  une  évidente  faiblesse  ne  semblent  pas  en  train  de  s'a- 
méliorer, et  qu'en  fin  de  compte  dans  cette  session  de  quatre  mois  on 
n'a  pas  fait  certainement  tout  ce  qu'on  aurait  pu  et  tout  ce  qu'on  aurait 
dû  faire.  C'est  là  malheureusement  la  vérité.  Depuis  quatre  mois,  on  a 
vécu,  on  n'a  pas  réalisé  de  progrès  sensibles;  on  s'est  laissé  aller  à  bien 
des  querelles  irritantes,  ou  s'est  perdu  dans  bien  des  détails,  on  a  tou- 
ché à  une  multitude  de  choses  sans  résoudre  aucune  question  sérieuse, 
aucune  de  ces  questions  qui  nous  pressent  impérieusement, —  et  on  s'est 
consolé  de  ce  qu'on  ne  faisait  pas  en  multipliant  les  propositions  ou  les 
diversions  à  piopos  de  tout,  en  discutant  et  en  pérorant  sur  tout,  en  se 
livrant  plus  que  jamais  à  cet  esprit  de  critique  et  de  fronde  qui  est 
peut-êîre  le  mal  contemporain  le  plus  caractérisé,  qui  est  un  dissolvant 
dans  l'ordre  politique  comme  dans  l'ordre  moral,  et  qui  assui^ément,  à 
l'heure  où  nous  sommes,  ne  peut  ni  réparer  le  passé  ni  préparer  l'avenir. 
Oui,  l'esprit  critique,  c'est  notre  mal,  non  pas,  bien  entendu,  cet  es- 
prit ciitique  qui  voit  de  haut  et  procède  d'un  sentiment  supérieur  des 
choses,  qui  a  pour  objet  de  défendre  le  vrai,  le  juste  et  le  beau  dans 
la  politique  comme  dans  les  arts,  de  redresser  les  notions  fausses,  de 
maintenir  ou  de  rétablir  l'ordre  dans  le  domaine  des  int*  lligences.  Ce- 
lui-là manque  précisément  plus  que  jamais,  i!  nous  fait  défaut  à  l'heure 
où  il  nous  serait  le  plus  utile.  Il  y  a  malheureusement  un  autre  esprit 
critique  qui  est  fort  difiérent,  qui  consiste  à  tout  fionder,  à  tout  déni- 
grer, à  jeter  le  désordre  dans  les  débats  les  plus  sérieux  par  l'invasion 
de  toutes  les  fantaisies  personnelles,  de  toutes  les  excentricités,  de 
toutes  les  vanités  bruyantes  et  prétentieuses.  Cela  nous  rappelle  ce 
temps  du  siège  où  se  déployaient  de  si  prodigieuses  merveilles  de  stra- 
tégie, où  chacun  avait  son  plan  de  campagiie  pour  percer  les  lignes 
prussiennes,  et  où  c'était  évideuiment  une  trahison  calculée  des  géné- 
raux de  ne  pas  vouloir  suivre  ce  plan  sauveur.  Il  en  est  de  même  dans 
la  politique;  c'est  l'épanouissement  de  ce  que  les  médecins  appelleraient 
la  manie  raisonneuse,  d'une  passion  sans  limite  de  contradiction  et  de 
contestation.  La  politique,  il  est  vrai,  n'est  point  une  chose  si  simple; 
elle  embrasse  une  multitude  d'intérêts  qu'il  ne  serait  peut-être  pas  inu- 
tile de  connaître  avant  d'en  parler;  mais  qu'à  cela  ne  tienne.  On  serait 
obligé  de  faire  un  a|;prentissage  pour  exercer  la  profi  ssion  la  plus  or- 
dinaire; quant  à  la  politique,  il  est  bien  entendu  que  tout  le  monde  la 
sait  sans  l'avoir  étudiée.  Il  suffit  pour  cela  d'avoir  lu  quelques  journaux, 
d'avoir  abreuvé  son  esprit  dans  ce  courant  de  banalités  et  d'idées  vul- 
gaires qu'on  appelle  les  polémiqu.es  quotidiennes.  Et  les  meilleurs  n'é- 
chappent pas  quelquefois  à  ce  triste  esprit  de  critique  et  de  fronde  qui 
produit  ce  que  M.  Ihiers  appelait  justement  un  jour  l'anarchie  intellec- 
tuelle. On  s'accoutume  à  controverser  sur  tout,  sur  la  diplomatie,  sur 
l'administration,  sur  les  finances,  non  plus  pour  arriver  à  une  solution, 
mais  par  une  sorte  de  dilettantisme  intempérant.  Et  sait-on  ce  qui  en 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  725 

résulte?  On  se  perd  dans  cette  confusion  des  langues.  Le  nerf  de  Faction 
s'émousse  chez  les  hommes,  même  chez  ceux  qui  prennent  part  au 
gouvernement,  le  sens  des  choses  supérieures  et  des  choses  pratiques 
s'altère.  On  finit  par  se  persuader  que  discuter  c'est  agir,  et  il  arrive 
alors  ce  que  laissait  récemment  entrevoir  un  publiciste  étranger  d'un 
talent  brillant  et  qui  a  été  lou jours  sympathique  pour  la  France,  M.  Rug- 
giero  Bonghi  :  «  on  croirait,  disait-il,  que  chez  beaucoup  d'hommes 
politiques  français  et  dans  beaucoup  de  journaux  le  sentiment  de  la  res- 
ponsabilité manq'.ie...  »  Oui,  l'atiéniiation  du  sentiment  de  la  responsa- 
bilité par  l'abus  de  l'esprit  de  critique,  qui  se  confond  trop  souvent  avec 
l'esprit  de  parti,  voilà  le  mal.  Voilà  ce  qui  fait  que  notre  politique  va 
s'égarer  dans  des  détails  subalternes,  dans  des  querelles  irritantes  ou 
inutiles,  lorsqu'elle  devrait  secouer  cette  atmosphère  énervante,  et  n'a- 
voir qu'un  but  fixe,  la  réorganisation  du  pays  par  une  action  inces- 
sante et  infatigable.  Qu'on  ne  craigne  rien,  les  criailleries  se  tairont, 
et  la  pnix  dont  on  se  flatie  aujourd'hui  sera  bien  plus  réelle,  lorsque  les 
actes  répondant  aux  grandes  nécessites  du  moment  se  succéderont. 

M.  Thiers,  dans  le  dernier  discours  qu'il  vient  de  prononcer,  a  carac- 
térisé supérieurement  deux  de  ces  grandes  nécessités,  la  réorganisation 
de  nos  finances  et  la  réorganisation  de  noire  ariîiée.  Il  est  bien  évident 
en  effet  que  ces  deux  questions,  sans  être  les  seules,  sont  les  plus  pres- 
santes, puisque  de  là  dépendent  la  libération  du  territoire  et  le  crédit, 
l'autorité  de  notre  pays.  Tant  qu'en  n'aura  pas  réglé  notre  situation 
financière,  tant  qu'on  n'aura  pas  mis  le  budget  en  état  de  supporter  les 
charges  qui  pèsent  sur  nous,  on  restera  forcément  dans  des  conditions 
incertaines.  Sans  doute,  on  a  créé  des  ressources,  on  a  voté  des  impôts 
nouveaux  pour  plus  de  liOO  millions;  mais  cela  ne  suffit  pas,  on  ne  le 
sait  que  trop:  il  reste  à  complé:er  cet  accablant  budget  des  contribu- 
tions nouvelles.  Comment  y  arrivera-t-on?  M.  Thiers  tient  toujours  vi- 
siblement à  son  impôt  sur  les  matières  premières,  quoiqu'il  semble  dis- 
posé désormais  à  n'en  plus  faire  une  question  de  gouvernement.  M.  le 
président  de  la  ré|iublique  se  trompe  peut-être,  non-seulement  parce 
qu'il  s'expose  à  jeter  le  ti'ouble  dans  les  intérêts  économiques,  mais  en- 
core parce  que  l'impôt  ne  peut  pas  produire  immédiatement  tout  ce 
qu'il  en  attend,  parce  que  nous  soiPimes  liés  pnr  des  traités  de  com- 
merce dont  la  dénonciation  peut  être  jusqu'à  un  certain  point  une 
épreuve  pour  nos  rapports  avec  les  autres  pays.  En  fin  de  compte,  c'est 
pourtant  un  système,  et  en  dégageant  la  situation  de  toute  perspective 
de  conflit  à  ce  sujet,  M.  Thiers  s'est  habilement  placé  5ur  le  plus  solide 
terrain.  Il  peut  désormais  dire  aux  commissions  financières  de  l'assem- 
blée que,  si  elles  persistent  à  repousser  l'impôt  sur  les  maiières  pre- 
mières, elles  doivent  proposer  leurs  vues  et  leurs  combinaisons.  Que 
propose-t-on?  Depuis  près  de  trois  mois,  on  exam.ine  et  on  discute,  on 
doit  bien  être  arrivé  à  quelque  résultat.  C'était  là  évidemment  le  plus 


720  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pressé.  En  abordant  la  situation  par  les  grands  côtés,  on  aurait  évité 
deux  choses:  la  première,  c'est  d'être  obligé  de  vote-r  pour  1872  un 
budget  qui  ne  s'équilibre  que  par  un  expédient;  la  seconde,  c'est  de 
laisser  dégénérer  les  dernières  discussions  financières  en  une  sorte  de 
chasse  assez  médiocre  aux  petites  économies.  L'espril  -d'économie  est 
certainement  un  bon  conseiller,  et  il  est  plus  que  jamais  de  circon- 
stance. Il  ne  faut  pas  croire  cependant  qu'on  ira  bien  loin  en  abolis- 
sant quelque  emploi  obscur  ou  en  supprimant  la  subvention  des  théâtres 
lyriques,  comme  on  l'a  proposé.  Si  malheureuse  que  soit  la  France,  elle 
n'est  point  encore  assez  dénuée  pour  renoncer  pai-  pénitence  à  ce  qui 
a  fait  son  éclat,  pour  fermer  un  théâtre  où  a  brillé  dans  sa  splendeur 
l'art  musical  européen.  Il  ne  nous  restera  plus,  pour  devenir  tout  à  fait 
économes  et  utilitaires,  qu'à  planter  des  légumes  dans  le  jardin  des 
Tuileries.  —  M.  Boulé  a  plaidé  avec  une  vive  et  séduisante  éloquence 
qui  a  enlevé  le  succès  la  cause  de  ces  théâtres  lyriques  qui,  au  premier 
abord,  n'apparaissent  que  comme  un  lieu  de  distraction  fi'ivole,  et  qui  en 
réalité  ont  leur  paît  dans  l'attraction  que  la  France  a  toujours  exercée 
sur  le  monde.  Mieux  valait  assurément  ne  p;is  perdre  une  séance  à  mar- 
chander une  subvention  qui  ne  ruinera  pas  la  France,  et  aborder  de 
suite  les  grandes  combinaisons  qui  peuvent  fonder  et  garantir  notre  si- 
tuation financière;  or  c'est  là  ce  qui  reste  à  réaliser. 

Qu'a-t-on  fait  d'un  autre  côté  pour  la  réorganisation  de  nos  forces 
militaires?  On  a  discuté  beaucoup  et  on  discute  encore  sur  l'armée  au 
moins  autant  que  sur  les  finances.  M.  Thiers,  quant  à  lui,  ne  cache  pas 
que  c'est  là  sa  première  préoccupation,  qu'il  travaille  à  refaire  notre 
armée,  non  dans  une  préméditation  de  guerre  qui  serait  bien  pou  con- 
forme à  notre  condition  présente,  mais  simplement  pour  que  !a  Fi'ance, 
appuyée  sur  une  armée  digne  d'elle,  retrouve  sa  juste  autoriié  dans  les 
affaires  du  monde.  Seulement  M.  le  président  do  la  république  ne  peut 
se  servir  que  des  élémens  qu'il  a  sous  la  main,  de  la  loi  qui  existe.  Il 
trouve  peut-être  cette  loi  suHisante;  ici  pourtant  il  se  heurte  au  senti- 
ment public  réclamant  une  loi  nouvelle  qui  embrasse  la  nation  tout  en- 
tière, qui  soumette  tous  les  Français  à  l'obligation  du  service  personnel. 
Ce  n'est  pas  seulement  un  intérêt  militaire,  c'est  un  intérêt  social,  un 
intérêt  de  patriotisme  et  de  discipline  universelle.  M.  de  Chasseloup- 
Laubat,  comme  organe  de  la  commission  militaire  de  l'assemblée,  vient 
de  publier  un  remarquable  rapport  à  l'appui  de  la  loi  nouvelle  qui  est 
présentée.  Que  l'assemblée  s'attache  à  des  mesures  de  cet  ordre,  elle 
se  grandira  à  ses  propres 'yeux  comme  aux  yeux  du  pays;  elle  perdra 
le  goûi  des  conflits  intéressés  de  partis,  des  querelles  tumultueuses,  et 
les  hommes  publics  eux-mêmes,  détournés  des  vaincs  excitations  pour 
s'occuper  d'œuvies  plus  sérieuses,  ne  tomberont  pas  dans  le  piège  où 
est  tombé  le  général  Trochu  en  faisant  un  procès  où  il  est  léduii  à  prou- 
ver qu'il  est  un  honnête  homme,  qu'il  n'a  pas  tralii  l'empire  au  k  sep- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  727 

tembre,  qu'il  n'a  pas  trahi  la  ville  de  Paris,  dont  il  était  le  défenseur! 
Voilà  bien  un  des  triomphes  de  l'esprit  de  polémique  et  de  déiii^^rement. 

C'est  notre  fatalité,  c'est  notre  tourment  de  nous  sentir  sous  l'inexo- 
rable poids  des  caïaslrophes  qui  ont  découronné  la  France  de  son  pres- 
tige, qui  l'ont  atteinte  dans  son  influence,  dans  son  intégrité,  et  de  ne 
pouvoir  supporter  sans  révolte  ce  malaise  des  grands  vaincus  du  des- 
tin. De  là  cette  sorte  d'émulation  fébrile  à  scruter  les  causes  de  si 
cruels  désastres,  à  poursuivre  la  responsabilité  des  hommes  et  des 
gouvernemens  sous  toutes  les  formes  de  l'incapacité  ou  de  la  trahison. 
De  là  ce  travail  universel  d'enquête,  de  divulgation,  qui  a  sans  doute 
son  utilité  et  sa  moralité  tant  qu'il  n'a  d'autre  objet  que  de  rechercher 
comment  la  fortune  de  la  France  a  pu  être  si  promptement  dissipée, 
mais  qui  dégénère  aussi  trop  souvent  en  récriminations  intéressées,  en 
apologies  personnelles  ou  en  prétentieuses  banalités.  iNous  le  voyons  se 
dérouler  depuis  un  an  dans  les  livres,  dans  les  brochures,  dans  les  en- 
quêtes et  dans  les  débats  de  justice,  ce  douloureux  procès  de  nos  mal- 
heurs où  les  témoignages  succèdent  aux  témoignages,  où  reparaissent 
incessamment  les  plus  pénibles,  les  plus  poignans  épisodes  de  notre 
histoire  depuis  les  premiers  jours  du  mois  de  juillet  1870.  Des  causes 
générales,  venant  de  loin,  il  y  en'a  certainement,  et  il  y  a  aussi  la  part, 
l'inconteslablc  part  des  gouvernemens  et  des  hommes  qui  n'ont  su  ni 
voir  les  événemens  ni  être  à  la  hauteur  du  rôle  que  ces  événemens  leur 
faisaient.  On  aura  beau  faire,  on  aura  beau  répéter  devant  la  cour 
d'assises  ou  dans  les  journaux  que  le  général  Trocliu  ne  s'est  pas  fait 
tuer  sur  les  marches  des  Tuileries  pour  défendre  l'impératrice  le  4  sep- 
tembre 1870,  ou  qu'il  n'a  pas  été  vainqueur  à  Buzenval  le  19  janvier 
1871,  que  M.  Jules  Favre,  le  négociateur  des  inévitabi 'S  hmniliations 
qui  ont  suivi,  n'est  qu'un  médiocre  diplomate,  est-ce  que  cela  supprime 
Sedan  et  tout  ce  qui  a  préparé  Sedan?  Est-ce  que 'cela  peut  absoudre 
l'empire  d'avoir  précipité  la  France  dans  la  plus  effroyable  lutte  sans  la 
moindre  prévoyance,  avec  une  sorte  d'étourderie  fiévreuse  que  l'ancien 
ministre  des  affaires  étrangères,  M.  le  duc  de  Gramont,  ne  réussit  point 
à  pallier  dans  son  livre  sur  la  France  cl  la  Prusse  avant  la  guerre? 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  manifeste  dans  les  explications  de  M.  de  Gramont, 
c'est  le  désarroi  universel  des  esprits  à  ce  moment  suprême,  c'est  le 
décousu  de  cette  négociation  qui  court  les  chemins  avec  la  vélocité  du 
fil  électrique,  et  qu'on  livre  dès  la  première  heure  à  toutes  les  mobilités 
des  passions  populaires.  Que  veut  prouver  l'ancien  ministre  des  affaires 
étrangères  dans  ce  livre  presque  naïf  qui  n'est  qu'une  impuissante  ten- 
tative de  réliabilitation  et  un  triste  aveu  d'imprévoyance?  11  prouve,  si 
l'on  veut,  qu'il  a  été  joué  par  la  diplomatie  prussienne,  que  le  gouver- 
nement impérial  était  de  bonne  foi  et  ne  voulait  que  la  paix,  que  M.  de 
Bismarck  seul  voulait  la  guerre  parce  que  seul  il  y  était  intéressé,  parce 
qu'il  ne  pouvait  enchaîner  les  états  du  sud  et  faire  l'empire  allemand 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  par  la  guerre  avec  la  France;  il  prouve  de  son  mieux  que  le  chan- 
celier de  Berlin,  après  s'être  préparé  depuis  longtemps  de  son  côté,  a 
mis  au  dernier  moment  toute  son  habileté  et  la  d  xtérité  la  plus  au- 
dacieuse à  nous  laisser  l'apparence  de  la  provocation.  Nous  le  voulons 
bien,  et  après? 

Si  M.  de  Bismarck  a  joué  notre  diplomatie,  c'était  au  gouvernement 
de  l'empereur,  il  nous  semble,  de  ne  pas  se  laisser  jouer.  Commencer 
par  être  dupe  pour  finir  par  être  battu,  c'est  un  peu  trop.  Si  la  politique 
prussienne  était  inté -essée  à  brusquer  la  situation  par  la  guerre,  si  on 
le  savait,  comme  on  l'assure,  c'était  à  ceux  qui  étaient  chargés  de  nos 
affaires  de  voir  que  par  cela  même  notre  intérêt  devait  être  de  ne  point 
nous  prêter  à  ce  jeu;  c'était  à  eux  d'opposer  le  sang-froid  à  la  ruse,  de 
ne  pas  loiiiber  dans  ce  piège  grossier.  Pourquoi  dès  lors  se  hâter  de  li- 
vrer à  un  public  impressionnable  et  ardent  cette  déclaration  du  6  juillet 
qui  compromettait  tout,  qui  plaçait  désormais  le  gouvernement  français 
dans  l'aliernative  de  paraître  reculer,  s'il  se  contentait  d'une  modeste 
satisfaction,  ou  de  se  jeter  tête  baissée  dans  une  lui  te  préparée  par  une 
intrigue,  appelée,  dit-on,  par  nos  adversaires?  Pourquoi  ne  point  assurer 
immédiatement  à  notre  cause  l'appui  de  l'Europe,  liée  par  une  sorte  de 
politique  traditionnelle  dans  toutes  ces  questions  de  candidatures  mo- 
narchiques? Si  enfin,  comme  le  dit  M.  de  Gramont  et  comme  cela  n'est 
que  trop  évident,  la  candidature  du  prince  de  llolienzollern  n'était 
qu'un  prétexie,  si  la  guerre  était  inévitable  et  devait  sortir  invincible- 
ment de  la  situation  créée  en  1866,  qui  donc  était  le  coupable  de  cette 
situation? 

Puisqu'on  se  sentait  en  face  d'une  éventualité  redoutable  qu'on  avait 
créée  de  ses  propres  mains,  la  plus  simple  prévoyance  faisait  au  moins 
un  devoir  d'être  prêt  à  tout.  L'était-on?  Là-dessus  l'ancien  ministre  des 
affaiies  étrangères  est  vraiment  naïf  :  ce  n'était  point  son  atTaire.  Il 
reproche  presque  à  M.  Thiers  de  n'avoir  point  dévoilé  au  gouvernement 
que  la  Fiance  n'était  point  prête.  En  cela  même,  il  se  trompe;  M.  Thiers 
l'avait  dit  déjà  dans  une  conférence  particulière  à  plusieurs  des  minis- 
tres avant  la  déclaraîion  de  guerre,  il  ne  pouvait  pas  le  dire  à  haute 
voix  au  moment  où  déjà  on  marchait  au  combat.  Hélas!  non,  la  France 
n'était  pas  prête  militairement,  on  ne  le  sait  que  trop.  Était-elle  mieux 
préparée  diplomatiquement?  Ici  M.  le  duc  de  Gramont  se  retranche 
dans  une  grande  réserve,  il  ne  dit  rien,  il  laisse  tout  croire,  ii  permet 
de  supposer  qu'il  y  avait  «  des  combinaisons  imagin'es,  des  traités 
offerts  et  négociés,  des  rapprochemens  prévus,  »  et  il  assure  que  le  se- 
cret de  la  diplomatie  impériale  est  dans  des  papiers  mis  en  sûreté  deux 
jours  avant  le  k  septembre.  Où  sont-ils  ces  papiers?  Us  ont  eu,  à  ce  qu'il 
paraît,  une  odyssée  assez  singulière,  ils  ne  sont  plus  perdus  comme  on 
le  craignait,  et  on  saura  peut-être  un  jour  le  grand  secret.  Jusque-là 
le  plus  clair  de  cette  étrange  et  triste  histoire,  c'est  que,  si  on  avait  fait 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  729 

quelques  pas  dans  la  voie  des  combinaisons  diplomatiques,  on  n'était 
pas  allé  bien  loin,  et  qu'au  lieu  de  nouer  des  alliances  pour  mieux  pré- 
parer les  victoires,  on  comptait  avant  tout  sur  des  victoires  pour  attirer 
les  alliances.  Ou  allait  au  hasard,  croyant  à  sa  propre  force,  se  fiant 
encore  à  la  vieille  fortune  de  la  France  sans  s'apercevoir  que  depuis 
longtemps  on  faisait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  épuiser  cette  fortune  par 
les  inconséquences  et  les  incohéi^ences  d'une  politique  qui  a  laissé  le 
pays  en  face  de  l'invasion  et  du  démembrement. 

Voilà  la  situation  cruelle  où  l'empire  a  précipité  la  France  en  quel- 
ques semaines,  on  pourrait  dire  en  quelques  heures,  et  ici  s'ouvre  cette 
seconde  période  de  la  guerre  dont  M.  Jules  Favre  dévoile  les  péripéties 
diplomatiques  dans  le  second  volume  de  son  ouvrage  sur  le  gouverne- 
ment de  la  défense  nationale,  dont  le  général  d'Aurelle,  le  général  Martin 
des  Palliéres,  le  général  Vinoy,  racontent  la  partie  militaire  dans  tous 
ces  livres  qui  se  succèdent  sur  la  première  armée  de  la  Loire,  sur  Or- 
léans, sur  le  siège  de  Paris.  C'est  un  inventaire  complet  de  nos  fautes 
et  de  nos  nn'sères.  On  avait  sans  doute  une  excuse,  on  héritait  d'une 
situation  désastreuse,  et  on  a  fait  ce  qu'on  a  pu  pour  réparer  ce  qui  était 
peut-être  irréparable.  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il  n'y  a  point  de  quoi 
se  vanter,  et  que  dans  cette  seconde  période  de  la  giierre  on  retrouve 
encore  les  infaïualions,  les  illusions  de  la  première  heure,  le  désordre 
dans  l'action  et  dans  le  conseil,  tout  ce  qui  devait  achever  et  aggraver 
nos  défaites.  Rien  ne  le  prouve  plus  clairement  que  tous  ces  livres  des 
chefs  de  nos  armées  de  province. 

Que  serait  il  arrivé  à  un  moment  donné,  lorsqu'on  avait  réussi  à  re- 
prendre Orléans  à  la  suite  de  ce  combat  heureux  de  Coulmiers  qui  met- 
tait en  fureur  le  prince  Frédéric-Charles,  que  serait-il  arrivé  si  on  eût 
un  peu  plus  écouté  les  généraux,  si  on  leur  avait  laissé  le  soin  de  con- 
duire leurs  soldats,  de  diriger  leurs  opérations?  La  vérité  est  qu'ils 
n'ont  qu'une  ombre  de  commandement.  Ils  veulent  se  concentrer,  on 
étend  démesurément  leurs  lignes  d'opération.  Ils  sont  d'avis  qu'il  faut 
attendre  l'ennemi  dans  des  positions  de  défense  soigneusement  forti- 
fiées, on  les  jette  dans  une  offensive  périlleuse  avec  des  coips  disjoints, 
séparés  par  plusieurs  marches.  De  Tours,  on  dirige  une  partie  de  l'ar- 
mée lancée  à  l'extrémité  de  la  ligne  pendant  que  le  reste  est  écrasé  à 
l'autre  extrémité.  Tant  qu'on  croit  encore  au  succès,  on  se  vante  de  tout 
conduire,  on  se  complaît  dans  sa  stratégie.  Dès  que  la  défaite  commence, 
en  pleiu  combat,  ou  se  hâte  de  rejeter  le  commandement  universel  sur 
le  général  d'Aurelle,  et  on  h  i  dit  gravement  de  se  concentrer  lorsque 
la  ligne  est  déjà  percée.  Le  jour  où  la  vérité  foudroyante  et  douloureuse 
éclate  définitivement,  et  où  il  ne  reste  plus  qu'à  quitter  Orléans  au  plus 
vite,  oh!  alors,  ce  sont  les  généraux  qui  ont  tout  fait,  qui  ont  tout  perdu. 
M.  Gambetta  seul  triomphe  avec  son  lieutenant,  M.  de  Freycinet!  Que 
pouvaient-ils  cependant,  ces  chefs  militaires,  dans  la  situation  où  on  les 


730  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

plaçait?  On  ne  les  consultait  même  pas,  on  se  défiait  de  leurs  conseils, 
on  leur  imposait  des  coaibinaisons  qu'ils  pouvaient  à  peine  discuter,  si 
bien  que  dans  une  conférence,  au  moment  le  plus  décisif,  le  général 
Chanzy  s'écriait  :  u  Puisque  ce  sont  des  ordres,  il  n'y  avait  qu'à  les  en- 
voyer par  la  poste,  ce  n'était  pas  la  peine  de  nous  réunir.  »  Ils  ne  pou- 
vaient rien  ])ar  eux-mêmes,  ils  ont  fait  leur  devoir  en  soldats,  ils  ont 
été  battus,  et  aujourd'hui  ils  se  défendent  en  montrant  le  coupable. 

Le  mallieur  de  M,  Gambetta  a  été  de  se  prendre  pour  ce  qu'il  n'était 
pas,  de  vouloir  tout  faire,  tout  diriger,  et  on  voit  bien  aujourd'hui  pour- 
quoi il  agissait  ainsi  :  c'est  qu'il  était  entraîné  par  une  passion  de  parti. 
Que  le  bouillant  dictateur  de  Tours  et  de  Bordeaux  ait  en  certains  mo- 
mens  animé  la  défense  de  son  feu  patriotique,  nous  le  voulons  bien; 
mais,  on  n'en  peut  plus  douter  à  la  lecture  des  dépêches  que  M.  Jules 
Favre  divulgue  dans  son  livre,  ce  qui  le  préoccupait  avant  tout,  c'était 
l'idée  de  faire  triompher  la  république.  S'il  tenait  obstinément  pour  la 
lutte  à  outrance,  s'il  voulait  à  tout  prix  poujsnivre  une  victoire  qui 
fuyait  sans  cesse,  c'est  qu'il  voyait  dans  cette  victoire  la  garantie  de  la 
fondation  définitive  de  la  république.  S'il  ne  voulait  ni  d'un  armistice 
ni  des  élections,  c'est  qu'il  craignait  qu'une  trêve  ne  tournât  contre  la 
républiijue.  Des  élections  qui  auraient  été  coud^iiiées  de  façon  à  être 
exclusivement  républicaines,  celles-là  il  les  aurait  acceptées,  il  n'en  vou- 
lait pas  d'autres.  Lorsque  vers  la  fin  de  décembre  il  pressait  M.  Jules 
Favre  de  sortir  de  Paris  pour  aller  à  la  conférence  de  Londres,  où  l'on 
devait  s'occuper  de  la  Mer-ISoire  et  de  la  révision  du  traité  de  1856, 
quelle  était  sa  pensée?  11  ne  s'en  cache  pas,  il  le  dit  nettement.  «  La 
première  raison,  c'est  qu'une  fois  sorti  de  la  capitale,  et  prêt  à  vous  as- 
seoir au  milieu  des  représentans  de  l'Europe  qui  votis  attendent,  vous 
les  forcerez  à  reconnaître  la  république  française  comme  gouvernement 
de  droit...  Cette  reconnaissance  ne  vous  sera  pas  refusée;  si  elle  l'était, 
vous  y  trouveriez  une  occasion  nouvelle  de  glorifier  nos  principes  à  la 
face  du  monde...  »  Oui,  au  moment  où  le  sol  français  disparaissait  sous 
le  flot  de  l'invasion  étrangère,  M.  Gambetta  se  faisait  l'illusion  dange- 
reuse qu'il  s'agissait  avant  tout  de  proclamer  les  principes  républicains 
à  la  face  du  monde,  il  avait  la  terrible  naïveté  d'écrire  à  M.  Jules  Favre 
qu'il  avait  entre  ses  mains  les  destinées  «  de  la  démocratie  moderne  en 
Europe,  »  et  c'est  pour  cela  qu'il  s'agite,  qu'il  se  démène,  qu'il  organise 
des  mouvemens  stratégiques,  qu'il  casse  des  généraux! 

En  réalité,  dans  cette  série  de  désastres,  il  y  a  sans  doute  bien  des 
fautes  partielles,  et  il  y  a  aussi  deux  responsabilités  dominantes,  qui 
éclatent  dans  tous  ces  livres,  dans  celui  de  M.  le  duc  de  Gramont 
comme  dans  tous  les  autres.  La  pi^emière,  c'est  celle  de  l'empire  s'en- 
gageant  dans  une  négociation  périlleuse  sans  savoir  où  il  va,  se  lançant 
plus  aveuglément  encore  dans  une  guerre  pour  laquelle  il  n'est  pas  pré- 
paré. La  seconde  responsabilité,  qui  se  dessine  avec  une  sorte  de  pré- 


REVUE.    CHRONIQUE.  731 

cision  saisissante  au  moramt  des  combats  d'Orléans,  c'est  celle  de  cette 
délégation  de  Tours  poussant  en  avant  des  armées  à  peine  organisées, 
imposant  aux  chefs  militaires  des  opérations  dont  ceux-ci  lui  signalent 
le  danger,  compromettant  par  sa  présomption  une  campagne  qui,  mieux 
conçue,  pouvait  tout  au  moins  tenir  l'ennemi  en  échec,  et  accusant 
tout  le  monde,  hormis  elle-même,  des  désastres  dont  elle  est  la  pre- 
mière cause.  Voilà  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  jusqu'ici.  Les  généraux  ont 
tenu  à  rétablir  la  vérité,  ils  étaient  dans  leur  droit.  Après  cela,  ces  vail- 
laus  serviteurs  du  pays  qui  n'ont  pas  été  heureux,  mais  qui  n'ont  mé- 
nagé ni  leur  sang  ni  leur  peine,  ont  déjà  beaucoup  écrit.  Les  livres  se 
multiplient  d'une  façon  presque  menaçante.  Il  faudrait  peut-être  s'en 
tenir  là  et  ne  pas  prolonger  démesurément  ces  polémiques  militaires,  qui 
finissent  par  se  perdre  dans  des  détails,  qui  ne  servent  qu'à  entretenir 
les  rivalités,  les  animosités.  On  a  été  vaincu  ensemble,  il  faut  accepter 
ensemble  sa  défaite  et  tâcher  d'en  profiter  pour  raffermir  tout  ce  qui  a 
été  ébranlé,  pour  raviver  toutes  les  notions  obscurcies,  comme  le  fait 
M.  E.  Caro  dans  le  livre  qu'il  appelle  avec  une  douloureuse  justesse  tes 
Jours  (ripreure,  et  qui  n'est  que  le  recueil  des  brillantes  et  éloquentes 
études  qu'd  publiait  ici  même  pendant  notre  captivité  du  premier  siège 
de  Paris.  Oui,  c'est  là  le  grand  but,  ce  serait  l'idéal  :  parler  peu,  éviter 
les  disputes  inutiles,  et  remettre  en  honneur,  par  un  travail  commun, 
sérieux  et  pratique,  tout  ce  qui  peut  refaire  la  France  militaire,  morale, 
politique,  tout  ce  qui  peut  lui  donner  la  sécurité  intéiirure  dans  un 
ordre  libéral,  tout  ce  qui  peut  aussi  relever  son  influence  et  son  ascen- 
dant au  dehors. 

Est-ce  que  malgré  tout  la  France  n'a  pas  encore  sa  place  marquée 
dans  le  monde?  Nous  le  savons  bien,  c'est  aujourd'hui  une  mode  parmi 
les  esprits  futiles  en  Europe  de  se  mettre  du  côté  du  succès,  d'exercer 
contre  nous  des  représailles  d'assez  mauvais  goût,  en  traitant  notre  mal- 
heureux pays  avec  une  légèreté  dont  on  a  trop  souvent  usé  parmi  nous 
à  l'égard  des  autres.  Toutes  les  hostilités  et  les  préventions  ont  beau 
jeu  évidemment.  C'est  désormais  le  grand,  presque  l'unique  devoir  de 
notre  diplomatie  de  déconcerter  par  son  attitude  cette  fronde  de  la  mal- 
veillance. N(3S  diplomates  n'ont  pas  pour  le  moment  le  souci  des  hautes 
combinaisons  de  la  politique.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux  pour  eux,  c'est  de 
s'agiter  et  de  se  prodiguer  le  moins  possible;  en  agissant  peu  en  ap- 
parence, ils  peuvent  encore  faire  beaucoup  par  le  tact,  par  l'habileté, 
par  le  sentiment  mesuré  et  ferme  de  la  dignité  française.  Ce  n'est  pas 
déjà  si  facile  de  pratiquer  certe  diplomatie  de  la  réserve  et  de  l'action 
morale  qui  se  trouve  un  jour  avoir  beaucoup  fait  sans  bruit,  sans  éclat, 
par  la  seule  autorité  d'une  conduite  bien  inspirée.  Aussi  notre  gouver- 
nement doit-il  se  préoccuper  avec  soin  de  recomposer  ou  de  compléter 
notre  représentation  extérieure,  qui,  à  quelques  exceptions  près,  n'est 
point  encore  évidemment  ce  qu'elle  peut  et  ce  qu'elle  doit  être  dans  la 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

situation  nouvelle  de  notre  pays.  L'essentiel  est  que  la  France  reprenne 
par  degrés  sa  vraie  position  et  son  vrai  rôle  à  l'extérieur.  On  aura  beau 
essayer  de  nous  entourer  d'un  cordon  d'iiostilités,  la  France  n'est  pas 
facile  à  supprimer;  elle  donne  la  mesure  de  ce  qu'elle  est,  ne  fût-ce  quel- 
quefois que  par  son  absence  ou  par  tout  ce  qui  devient  possible  en  son 
absence.  On  le  sent  peut-être  aujourd'hui  en  Angleterre.  Les  Anglais 
peuvent  ne  pas  regretter  la  politique  d'abstention  que  M.  Gladstone  leur 
a  faite  depuis  deux  ans.  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'ils  ont  sur  le  cœur 
cette  révision  du  traité  de  1856  qui  a  replacé  la  Mer-Noire  dans  les  con- 
ditions où  elle  était  avant  la  guerre  de  Crimée. 

Les  Anglais  ont  certainement  éprouvé  un  mécompte  dans  cette  con- 
férence de  Londres,  où  M.  Gambetta  pressait  M.  Jules  Favre  de  se  rendre 
pour  prcclamer  les  principes  républicains,  où  la  Russie  a  obtenu  ce 
qu'elle  voulait,  et,  toutes  les  fois  que  la  question  reparaît,  l'impression 
pénible  se  ravive  en  Angleterre,  comme  on  l'a  vu  ces  jot.rs  derniers  à  la 
simple  nouvelle  que  la  Russie,  libre  désormais  de  tout  engagement,  se 
disposait  à  reconstituer  sa  puissance  militaire  et  maritijne  dans  la  Mer- 
Noire.  Sera-ce  Sébastopol  qui  renaîtra  de  ses  cendres?  Est-ce  Nicolaïef 
qui  deviendra  le  centre  des  arméniens  russes?  Peu  importe,  la  question 
est  toujours  la  même,  le  dernier  résultat  de  la  guerre  d'Orient  a  dis- 
paru le  jour  où  l'alliance  qui  avait  fait  cette  guerre  a  cessé  d'être  une 
réalité.  Quant  à  nous,  nous  n'avons  plus  pour  le  moment  à  nous  occu- 
per de  telles  questions,  nous  avons  des  affaires  plus  pressantes.  La  Rus- 
sie a  saisi  l'occasion  de  se  dégager  d'un  traité  qui  lui  rappelait  une  dé- 
faite, qui  avait  été  signé  à  Paris;  c'est  un  malheur  auquel  nous  ne 
pouvons  rien.  Les  Anglais  pensent-ils  qu'en  cela,  comme  en  bien  d'au- 
tres choses,  les  désastres  de  notre  pays  leur  aient  été  profitables?  L'An- 
gleterre est  une  grande  puissance  qui  se  suffit  à  elle-même  sans  doute. 
Depuis  quelques  années,  elle  s'est  fait  une  règle  de  conduite  invariable 
de  ne  point  se  mêler  de  ce  qui  se  passe  sur  le  continent,  c'est  en- 
tendu; elle  a  laissé  s'accomplir  le  démembrement  de  la  France,  cela  ne 
la  regardait  pas.  11  n'en  résulte  pas  moins  que  depuis  ce  jour  l'Angle- 
terre a  eu  l'ennui  d'être  obligée  de  concourir  elle-même  à  l'abrogation 
d'un  traité  auquel  elle  tenait,  et  qu'elle  est  encore  aujourd'hui  engagée 
dans  ce  démêlé  avec  les  États-Unis  qui  se  serait  toujours  produit,  mais 
qui,  dans  tous  les  cas,  a  très  opportunément  attendu  l'éclipsé  de  la 
France  pour  se  préciser  :  tant  il  est  vrai  qu'il  y  a  entre  les  puissances 
libérales  de  l'Europe  une  solidarité  intime  à  laquelle  on  ne  se  dérobe 
pas  impunément.  La  France,  si  malheureuse  qu'elle  soit,  n'a  aucune 
raison  de  décliner  cette  solidarité  dont  on  ne  lui  a  pas  tenu  compte,  de 
se  laisser  aller,  ne  fût-ce  que  par  rtprésaille  ou  dans  un  intérêt  de  com- 
merce et  de  fisc,  à  un  esprit  qui  pourrait  refroidir  ses  relations  avec  les 
autres  pays.  C'est  son  essence  et  c'est  son  intérêt  d'être  libérale,  de 
rester  libérale  dans  ses  rapports  avec  l'Angleterre  aussi  bien  qu'avec 


REVUE.    CHRONIQUE.  733 

ritalie,  avec  l'Espagne,  avec  la  Belgique,  avec  tons  ceux  qui  l'entourent, 
et  que  la  nature  des  choses  refera  invinciblement  ses  alliés. 

Aujourd'hui  heureusement  tous  les  nuages  sont  à  peu  près  dissipés  du 
côté  de  l'Italie.  De  cette  question  dénaturée,  exagérée  et  obscurcie  par 
toutes  les  passions,  il  ne  reste  plus  rien,  ou  du  n^ioins  les  relations  des 
deux  pays  sont  redevenues  ce  qu'elles  devraient  être  toujours,  simples 
et  cordiales.  M.  Fournier  est  arrivé  à  Rome  comme  ministre  de  France, 
et  il  a  éié  reçu  par  le  gouvernement  italien,  par  le  roi  Victor-Emmanuel 
lui-même,  avec  un  empressement  marqué.  D'un  autre  côté,  l'orage  tou- 
jours suspendu  sur  l'assemblée  française  de  Versailles  par  la  menace 
d'une  discussion  passionnée  sur  ces  pétitions  qui  ont  la  naïveté  de  nous 
demander  le  rétablissement  du  pouvoir  temporel  du  pape,  cet  orage  a 
été  habilement  écarté  par  une  intervention  directe,  opportune,  de  M.  le 
président  de  la  république.  M.  Thiers  n'a  eu  aucune  peine  à  démontrer 
que  ce  n'éiaitpas  le  moment  d'agiter  de  semblables  questions,  et  M.  ré- 
voque d'Orléans  a  compris  qu'il  ne  devait  pas  insister,  qu'il  ne  devait 
pas  provoquer  une  discussion  peut-être  dangereuse  pour  la  France  et 
sans  profit  possible  pour  la  cause  qu'il  voulait  servir.  Tout  s'est  terminé 
ainsi,  de  sorte  qu'à  Versailles  comme  à  Rome  la  question  a  cessé  de  pe- 
ser sur  les  esprits. 

Cela  n'empêche  pas  sans  doute  les  fauteurs  de  discordes  de  crier  plus 
fort  que  jamais.  Esi-ce  qu'ils  n'imaginent  pas  aujourd'hui  d'annoncer  la 
grande  combinaison  machiavélique,  l'alliance  de  la  Prusse,  de  l'Italie, 
de  l'Espagne  et  des  bonapartisies  pour  la  restauration  de  l'empereur 
Napoléon  en  France?  Ils  ne  savent  peut-être  pas  tout,  ils  ignorent  que 
récemment  un  des  principaux  diplomates  de  l'Europe,  se  trouvant  à 
Londres,  est  allé  voir  celui  qui  fut  l'empereur.  Ce  diplomate,  poussant 
la  politesse  jusqu'au  bout,  a  cru  pouvoir  flatter  la  majesté  déchue  en  lui 
laissant  entrevoir  pour  son  fils  la  possibilité  d'un  retour  de  fortune, 
d'une  restauration.  «  Et  moi  donc!  »  a  répliqué  ÎNapoléon  III.  L'empereur, 
lui  aussi,  compte  peut-être  que  la  Prusse  l'aidera  un  jour  à  remonter  sur 
son  trône,  et  que  nous  fournirons  des  prétextes  à  la  Prusse,  qui  trou- 
verait alors  le  concours  de  l'Italie.  N'importe,  s'il  ne  s'agit  que  de  cela, 
nous  pouvons  encore  dormir  tranquilles.  Que  la  meilleure  intelligence 
existe  entre  l'Italie  et  la  Prusse,  ce  n'est  pas,  en  vérité,  bien  surprenant, 
et  il  peut  même  dépendre  de  ceux  qui  voudraient  imposer  à  la  France 
une  politique  de  théocratie  de  transformer  cette  intelligenoe,  jusqu'ici 
assez  platonique,  en  alliance  plus  effective;  s'ils  réussissaient,  cela  arri- 
verait sans  doute.  On  n'en  est  pas  là  heureusement.  Pour  nous,  ce  qui 
doit  être  la  pensée  essentielle  de  toute  politique  prévoyante,  c'est  de 
maintenir  des  relations  telles  que  l'Italie  et  la  France,  affranchies  de 
toute  crainte,  de  toute  excitation  factice,  puissent  suivre  leur  penchant 
naturel,  aller  là  où  les  appellent  leurs  intérêts.  Cela  fait,  le  choix  des 
deux  pays  n'est  point  douteux.  eu.  de  mazade. 


734  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'cedvre  d'uenri  regnaclt  a  l'école  des  beadx-arts. 


De  pieuses  mains  ont  réuni  pour  quelques  jours  l'œuvre  du  peintre 
Henri  Regnault.  Ce  soin  leur  a  été  facile.  L'artiste  que  la  dernière  balle 
prussienne  a  tué  à  Buzenval  est  mort  si  jeune  que  pour  former  cette 
exposition  il  a  suffi  de  vider  ses  portefeuilles,  de  juxtaposer  les  pages 
de  croquis  arrachées  à  ses  carnets  de  voyageur,  de  décrocher  les  toiles 
ébauchées,  les  esquisses,  les  études  qui  s'éiaient  au  jour  le  jour  amas- 
sées dans  son  atelier.  Quatre  ou  cinq  tableaux  terminés  marquent  à 
peine  dans  le  nombre  les  premiers  pas  du  peinire  et  précisent  le  carac- 
tère de  ses  évolutions  successives.  On  connaît  déjà  la  vie  si  courte  et  si 
remplie  d'Henri  Regnault.  On  sait  comment  elle  fut  tout  entière  occupée 
par  la  passion  de  l'artj  sa  mort  héroïque  a  été  un  deuil  dans  le  deuil 
universel  (1).  C'est  l'œuvre  seule  de  l'artiste  qui  doit  nous  arrêter  aujour- 
d'hui. 

S'il  fallait  juger  cette  œuvre  sans  tenir  compte  des  circonstances  dans 
lesquelles  elle  s'est  produite,  si  on  la  considéiait  comme  le  fruit  d'une 
existence  complète,  ayant  traversé  tout  à  coup  les  phases  de  son  déve- 
loppement normal,  l'absolue  équité  imposerait  des  réserves  parfois  sé- 
vères à  l'admiration  dont  on  ne  peut  tout  d'abord  se  défendre  en  pré- 
sence de  tant  de  dons;  mais  un  jugement  porté  dans  cet  esprit,  en  se 
dégageant  des  conditions  d'âge  et  de  milieu  qui  ont  présidé  aux  efforts, 
aux  premières  manifestations  d'Henri  Regnault,  serait  tout  à  fait  inique. 
Cette  œuvre,  bien  qu'elle  fût  déjà  considérable,  était  sans  aucun  doute 
aux  yeux  du  peintre,  comme  elle  l'est  aux  nôtres,  une  préparation,  et 
rien  de  plus.  Analysée  à  ce  point  de  vue,  l'exposition  ouverte  à  l'Ecole 
des  Beaux-Arts  prend  aussitôt  un  intérêt  capital;  elle  nous  permet  en 
effet  de  suivre  pas  à  pas  la  genèse  d'un  talent  tiès  particulier,  très  nou- 
veau, vraiment  original.  Et  Ton  sait  de  quel  prix,  en  fait  d'art,  est  l'o- 
riginalité, alors  que,  prise  dans  la  saine  acception  du  mot,  elle  n'est 
pas  obtenue  par  des  moyens  bizarres,  excentriques,  quand  elle  résulte 
au  contraire  d'une  sorte  de  virginité  dans  la  façon  de  voir  et  d'interpré- 
ter les  phénomènes  naturels  ou  les  conceptions  de  l'esprit. 

L'École  des  Beaux-Arts  est  fière  à  juste  titre  de  la  gloire  naissante  de 
Regnault;  ce  n'est  pas  sans  quelque  surprise  cependant  qu'on  retrouve 
dans  ce  centre  d'études  calmes,  sévères,  vouées  au  culte  de  la  tradition, 
un  ensemble  d'ouvrages  en  rupture  ouverte  avec  cette  même  tradition. 
Il  ressort  clairement  de  tous  ses  travaux  que  le  jeune  peintre  ne  sup- 
portait qu'avec  une  impatience  à  peine  dissimulée  le  joug  et  les  con- 
traintes de  l'enseignement  méthOvlique.  Nature  ardente,  prime-sautière, 
douée  de  la  très  rare  faculté  de  voir  bien  et  vite,  il  avait  deviné  le  des- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  mars  1871. 


REVUE.    CHRONIQUE.  735 

sin  avant  d'apprendre  à  dessiner.  Les  grandes  compositions  qu'il  traçait 
d'une  main  si  habile  déjà,  encore  enfant,  à  la  lecture  de  Qiiinte-Gurce, 
donnent  la  mesure  de  la  justesse  de  son  coup  d'œ-il.  La  nature,  le  mou" 
vement  de  la  vie  extérieure  autour  de  lui,  le  spectacle  des  choses,  lui 
avaient  révélé  l'expression,  le  geste,  l'attitude,  ces  élétnens  essentiels 
du  pittoresque  que  les  élèves  studieux  s'assimilent  péniblement  par  l'é- 
tude des  modèles  graphiques.  Son  seul  maître,  à  dire  vrai,  fut  la  réa- 
lité. Les  formes  solennelles  de  l'art  romain,  avec  lesquelles  son  séjour 
à  l'acadéaiie  de  France  le  mit  en  contact,  ne  paraissent  point  lui  avoir 
fait  impres.^ion.  Ce  qui  le  passionnait  ici  avant  son  départ  pour  la  villa 
Médicis,  c'était  bien  moins  le  musée  que  la  rue,  l'ampliithéâtre,  le  Jar- 
din des  Plantes,  la  campagne,  la  nature,  en  un  mot,  avec  toutes  ses 
manifestatioijs  d'énergique  activité,  de  renouvellement  incessant,  de  lu- 
mière et  de  couleur.  Son  tempérament,  tout  à  l'étude  encore  et  suivant 
sa  pente,  restait  dès  lors  provisoirement  rebelle,  à  l'intelligence  de  cette 
épuration  sublime  que  l'art  antique  et  l'art  romain  ont  su  imposer  à  la 
réalité.  Aussi  de  que!  élan,  une  fois  libre,  s'est-il  précipité  vers  les  maîtres 
de  l'école  espagnole,  dont  le  génie,  d'un  vol  moins  haut,  se  tient  au 
plus  près  du  vrai  humain!  Là  encore  cependant,  grâce  à  son  humeur  in- 
disciplinée, il  devuitpromptement  se  heurter  aux  déceptions  et  échapper 
aux  dang'^rs  d'une  assiuiilalion  trop  complète  avec  un  art  qui  par  tant 
de  points  lui  devait  être  sympathique.  Voyez  sa  copie  du  tableau  des 
Lances  de  Velasquez  :  à  part  les  fonds  et  les  têtes,  on  sent  que  Regnault 
a  peint  cela  comme  on  accomplit  une  corvée,  avec  ennui,  tout  au  moins 
sans  plaisir.  Pourquoi?  c'est  que  dans  ce  travail  matériel  de  copiste,  à 
peindre  dos  bottes,  des  costumes,  des  croupes  de  chevaux,  il  n'y  avait 
aucun  aliment  pour  sa  curiosité  personnelle  constamment  en  éveil,  Re- 
gnault ne  se  sent  à  l'aise  qu'aux  heures  d'école  buissonnière,  lorsqu'il 
se  dégage  de  ses  obligations  d'élève  et  s'abandonne  librement,  sans  con- 
trainte, à  sa  propre  impulsion.  C'est  alors  qu'il  peint  le  Juan  Prim,  la 
Salomé,  YExécation  à  Grenade,  et  cette  merveille,  ce  chef-d'œuvre  ina- 
chevé, la  Sortie  da  pacha. 

Faut-il  le  dire?  dans  le  Prim,  dans  \dL  Salomè,  dans  YExcculion,  Re- 
gnault, avec  toutes  les  énergies  et  les  audaces  d'un  maître,  n'a  pas  en- 
core triomphé  des  faiblesses  et  de  l'inexpérience  de  l'élève.  La  pensée 
même  de  V Exécution  était  inquiétante,  maladive,  j'ai  presque  dit  mal- 
saine, comme  une  fantaisie  d'Edgar  Poe.  Cette  composition  si  vaste,  où 
les  figures  sont  peintes  avec  un  laisser-aller  presque  brutal,  et  tout  le 
soin,  toutes  les  délicatesses  de  facture,  les  patiences  de  la  brosse,  ré- 
servés aux  éclaboussures  d'une  large  tache  de  sang  sur  une  marche  de 
marbre  blanc,  était  faite  pour  causer  une  singulière  appréhension  à  ceux 
qui  suivaient  le  développement  de  cp  jeune  talent.  VExcciUion,  comme 
la  Salomé,  comme  les  trois  grandes  aquai^elles  appartenant  à  M^"'  Breton, 


736  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

révèle  aussi  une  tentative  curieuse  au  point  de  vue  purement  technique, 
le  parti-pris  d'accorder  aux  fonds  et  aux  accessoires  une  valeur  inusitée. 
Dans  la  pratique  habituelle  de  la  peinture,  les  artistes  délachent  les 
figures,  leur  donnent  le  relief  par  le  sacrifice  des  fonds.  11  semble  que 
Eegnault  ait  voulu  au  contraire  arriver  à  enlever  les  figures  par  la  sim- 
plicité même  du  travail  sur  des  fonds  très  ouvragés,  très  piissons  de 
ton,  de  valeur  et  de  coloration.  Eût-il  réussi  par  la  suite?  Nul  ne  le  sait; 
mais  sans  contredit,  il  ne  devait  pas  être  satisfait  du  résultat  de  ses 
premiers  efforts  en  ce  sens. 

Par  contre,  son  dernier  tableau,  la  Sortie  du  pacha,  donne  la  sensa- 
tion d'une  œuvre  parfaite;  jamais  aucun  peintre  de  lumière  n'a  trouvé 
une  telle  intensité  d'éclat.  Les  procédés  de  Decamps,  si  prodigieusement 
compliqués,  sont  d'une  naïveté  quasi  barbare  comparés  à  ceux  de  Re- 
gnault,  qui  dans  cette  page  atteint  à  l'éblouissement  du  soleil  sur  les 
murailles  blanches  sans  un  contraste,  sans  une  opposition  d'ombre,  sans 
«  repoussoir  »  au  bitume.  Il  y  a  certains  mots  qu'une  plume  conscien- 
cieuse hésite  à  écrire  tant  ils  sont  facilement  et  inconsidérément  pro- 
digués. C'est  ce  qui  cause  notre  indécision  au  moment  de  caractéri- 
ser le  talent  d'Henri  Regnault.  Pouvons-nous  dire  que  le  peintre  de 
Prim,  de  la  Salomè  et  de  V Execution,  pour  ne  rappeler  que  ses  œuvres 
capitales,  était  un  artiste  de  génie?  Non,  car  dans  celte  exposition  de 
ses  peintures,  aquarelles  et  dessins,  il  ne  se  rencontre  pas  un  ouvrage 
terminé  qui  laisse  une  émotion  de  grandeur  sans  mélange.  Néanmoins 
on  sent  partout  circulant  à  travers  toutes  ces  pages  comme  une  sève 
bouillante,  un  soufile  d'étude  si  puissant,  une  telle  avidité  de  voir,  d'ap- 
prendre, une  spontanéité  si  entraînante,  des  dons  d'interprétation  si 
originaux,  si;  indépendans,  et  en  même  temps,  sous  une  apparence 
désordonnée,  si  logiquement  conduits  à  un  même  but,  qu'il  est  impos- 
sible de  se  refuser  à  l'évidence  :  Regnault  touchait  au  terme  de  l'éduca- 
tion qu'il  avait  voulu  se  donner,  il  avait  réuni  tous  ses  élémens  d'action, 
désormais  il  était  miiître  de  son  instrument,  il  était  arrivé  à  triompher 
des  diflicultés  d'exécution  technique  de  la  façon  la  plus  imprévue.  Si  le 
domaine  de  la  grande  forme  classique  lui  était  resté  fermé,  il  était  dé- 
sormais sans  rival  dans  le  domaine  de  la  lumière  et  de  la  couleur;  il  est 
donc  permis  de  croire  que  le  temps  seul  lui  a  manqué  pour  être  plus 
qu'un  ariiste  d'un  talent  extraordinaire.  Une  toile  immense,  pour  laquelle 
il  avait  amassé  tant  de  matériaux  dans  l'Alhambra,  nous  eût,  selon  toute 
probabilité,  révélé  l'œuvre  de  génie  dont  cette  exposilion  si  touchante  ne 
nous  montre  que  la  préface.  ernest  ches.neau. 


Le  direcleur-gérant,  G.  Bïloz. 


,^ 


ET 


L'EMPIRE   GERMANIQUE 


Depuis  que  le  sort  des  batailles  s'est  prononcé  pour  les  ambitions 
prussiennes,  bien  clés  questions  sont  nées  de  ce  grave  dérangement 
de  l'équilibre  européen;  parmi  ces  questions,  il  en  est  peu  qui  of- 
frent plus  d'intérêt  que  celle  de  la  situation  faite  par  les  événemens 
à  la  Hollande.  Sans  doute  rien  aujourd'hui  n'est  de  nature  à  faire 
croire  que  cette  situation  devienne  critique  à  bref  délai;  mais  il 
suffit  qu'elle  puisse  le  devenir  d'un  moment  à  l'autre  pour  que  ceux 
qui  n'aiment  pas  à  être  surpris  par  les  orages  de  la  politique  cher- 
chent à  se  rendre  compte  de  l'état  des  esprits  et  des  choses  dans 
les  deux  pays,  et  de  ce  qui  pourrait  compliquer  des  relations  déjà 
délicates. 

Jusqu'en  1866,  la  position  internationale  de  la  Hollande  pouvait 
passer  pour  très  forte.  L'Allemagne  divisée  cherchait  péniblement 
sa  voie,  et  ne  songeait  guère  à  s'agrandir,  —  sauf  peut-être  du 
côté  de  l'Alsace  :  encore  n'était-ce  là  qu'une  théorie  de  professeurs 
et  de  poêles  perdus  dans  les  nuages;  elle  se  fût  montrée  unanime 
contre  la  puissance  qui  aurait  fait  mine  de  vouloir  s'emparer  des 
Pays-Bas.  L'Angleterre  avait  renoncé  depuis  longtemps  à  toute 
idée  de  conquête,  et  il  était  hors  de  doute  pour  tous  qu'elle  pro- 
tégerait énergiquement  un  pays  maritime  et  colonisateur,  trop  faible 
désormais  pour  lui  porter  ombrage,  mais  dont  la  possession  aug- 
menterait énormément  la  puissance  navale  et  commerciale  de  tout 
autre  grand  état.  La  France,  alors  la  plus  suspectée  quant  à  ses 
velléités  d'agrandissement,  ne  pouvait  être  accusée  de  rêver  une 
telle  entreprise.  Les  Hollandais  d'ailleurs  n'étaient  nullement  dis- 

TOME   XCVIU.   —   15    AVRIL   1872.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

posés  à  se  laisser  absorber.  Confians,  trop  confians  peut-être  dans 
les  traditions  de  leur  histoire,  ils  eussent  attendu  l'attaque  de  pied 
ferme,  en  se  rappelant  les  grands  jours  de  leurs  luttes  acharnées 
contre  Philippe  II  et  contre  Louis  XIV.  En  tout  cas,  même  en  faisant 
la  part  de  l'illusion  patriotique,  ils  eussent,  par  une  résistance  opi- 
niâtre, fourni  à  leurs  alliés  naturels  le  temps  d'intervenir. 

C'était  donc  une  situation  politique  excellente;  les  trois  seules 
puissances  qu'on  aurait  pu  soupçonner  à  un  titre  quelconque  se 
neutralisaient  réciproquement,  et  à  l'abri  de  cette  situation,  que 
le  règlement  définitif  des  affaires  belges  avait  encore  fortifiée,  la 
Hollande  travaillait  sans  crainte  à  son  développement  pacifique 
dans  tous  les  sens,  creusait  ses  canaux,  améliorait  ses  ports,  se 
donnait  des  chemins  de  fer,  desséchait  des  lacs  tout  entiers,  rem- 
boursait graduellement  son  énorme  dette,  émancipait  les  esclaves 
dans  ses  colonies,  multipliait  chez  elle  les  établissemens  d'instruc- 
tion, se  contentait  d'un  état  militaire  très  modéré,  et  se  trouvait 
aussi  bien  protégée  par  l'équilibre  européen  contre  les  tempêtes 
politiques  de  l'extérieur  que  par  ses  digues  gigantesques  contre  les 
assauts  de  la  Mer  du  Nord.  Les  guerres  d'Orient  et  d'Italie  passè- 
rent sans  apporter  de  changement  à  cette  heureuse  condition. 

La  guerre  de  1866  ne  fut  pas  aussi  innocente  au  point  de  vue 
strictement  hollandais.  Il  est  vrai  qu'à  ce  même  point  de  vue  la 
politique  prussienne  fut  alors  d'une  modération  exemplaire.  Des 
ordres  sévères  enjoignirent  de  respecter  la  neutralité  du  pavillon 
hollandais  sur  le  Rhin.  Le  lien  qui  rattachait  une  province  du 
royaume,  le  Limbourg,  à  l'ancienne  confédération,  fut  dénoué  à 
l'amiable,  et  Maestricht  devint  purement  hollandaise  à  la  seule  con- 
dition que  ses  remparts  seraient  démolis.  Une  notion  superficielle 
des  choses  aurait  donc  permis  de  croire  que  la  Hollande  avait  plus 
gagné  que  perdu  à  la  transformation  intérieure  de  l'Allemagne; 
mais  il  y  avait  déjà  des  esprits  chagrins  qui  estimaient  qu'en  poli- 
tique on  est  bien  fou  de  prendre  des  démonstrations  amicales  pour 
des  garanties  permanentes  de  sécurité.  En  fait,  au  lieu  de  s'ados- 
ser à  une  Allemagne  divisée  et  très  mal  organisée  pour  l'offensive, 
au  lieu  de  conOner  à  la  fois  au  royaume  de  Hanovre  et  à  la  Prusse, 
la  Hollande  était  désormais  circonscrite  sur  la  plus  grande  partie  de 
sa  frontière  continentale  par  le  nouveau  royaume  de  Prusse,  agrandi, 
considérablement  fortifié,  disposant  déjà  militairement  de  toutes  les 
forces  de  l'Allemagne.  Bien  que  les  inquiétudes  fussent  encore  pu- 
rement théoriques  et  rarement  énoncées,  on  accueillit  avec  satis- 
faction la  déclaration  bien  connue  de  M.  Rouher  le  jour  où,  pour 
apaiser  les  craintes  qui  s'étaient  manifestées  au  corps  législatif,  il 
proclama  la  ferme  résolution  de  l'Angleterre  et  de  la  France  de  s'op- 


LA    HOLLANDE    ET   l' EMPIRE   ALLEMAND.  739 

poser  à  toute  extension  du  territoire  allemand  du  côté  du  Zuider- 
zée.  Convenait-il  d'ailleurs  de  s'effrayer  avant  l'heure?  On  a  peu  de 
goût  en  Hollande  pour  la  prévision  des  éventualités  à  longue 
échéance.  L'unité  allemande  n'était  pas  encore  faite,  on  ne  pré- 
voyait guère  que  le  gouvernement  impérial  allait  en  hâter  la  cimen- 
tation;  la  Prusse  avait  bien  assez  sur  les  bras  en  Allemagne  même; 
l'épée  de  la  France  avait  encore  la  réputation  d'être  la  mieux  affi- 
lée de  l'Europe,  et  l'Angleterre  celle  de  venir  énergiquement  au 
secours  de  ses  alliés.  Depuis  lors  cependant  les  questions  de  réor- 
ganisation militaire,  de  défense  nationale,  de  fortifications  nou- 
velles, se  posèrent  avec  une  vivacité  inconnue.  La  ligne  de  l'Yssel, 
dont  on  n'avait  guère  entendu  parler  jusque-là,  fut  soigneusement 
étudiée  au  point  de  vue  de  la  défense,  et  des  monitors  destinés  à 
opérer  sur  les  côtes  et  les  fleuves  furent  adjoints  à  la  flotte  néer- 
landaise. 

Il  serait  oiseux  de  démontrer  longuement  que  les  résultats  de  la 
dernière  guerre  ont  aggravé  les  inconvéniens  de  la  position  géogra- 
phique des  Pays-Bas.  L'Allemagne  ou,  pour  mieux  dire,  la  Prusse, 
maîtresse  de  l'Allemagne  entière,  est  plus  formidable  que  jamais. 
La  France  mutilée  étanche  du  mieux  qu'elle  peut  le  sang  qui  coiile 
encore  de  ses  blessures,  et  se  trouve  hors  d'état  de  s'intéresser 
activement  à  d'autres  qu'elle-même.  L'Angleterre  paie  déjà  cher 
l'inconcevable  mollesse  dont  elle  a  fait  preuve  dans  le  conflit  franco- 
allemand.  On  en  vient  à  croire  désormais  en  Europe  que,  là  même 
où  son  intérêt  lui  commanderait  impérieusement  d'intervenir,  elle 
est  incapable  d'adopter  une  politique  décidée,  et  qu'il  n'est  pas  de 
calcul  plus  faux  que  celui  qui  consiste  à  lui  rendre  service  dans  l'es- 
poir d'être  soutenu  par  elle.  La  Hollande  se  trouve  donc  aussi  iso- 
lée qu'il  est  possible  de  l'être,  à  côté,  presque  dans  les  serres, 
d'une  puissance  conquérante  très  disposée  à  prendre  ses  convoi- 
tises pour  des  droits. 

I. 

Des  convoitises  de  ce  genre  existent-elles  en  Allemagne,  et  la 
Hollande  pourrait -elle  espérer  que  la  probité  de  la  nation  alle- 
mande, enfin  maîtresse  d'elle-même,  sera  un  rempart  aussi  solide 
que  l'ancienne  neutralisation  des  seules  forces  dont  elle  eût  quel- 
que chose  à  craindre? 

Il  y  a  des  Hollandais  qui  s'en  flattent.  Les  étrangers  qui  connais- 
sent l'Allemagne  et  qui  ont  causé  avec  des  Allemands  ne  sauraient 
partager  cette  illusion.  Ces  Hollandais  optimistes  ne  se  disent  peut- 
être  pas  qu'ils  sont  les  derniers  devant  lesquels  des  Allemands  osent 
dire  brutalement  qu'ils  méditent  l'annexion  volontaire  ou  non  de 


7/iO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

leur  pays.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  d'après  une  idée  très  ré- 
pandue en  Allemagne,  l'entrée  de  la  Hollande  dans  le  nouvel  em- 
pire serait  chose  fort  désirable,  et  ne  peut  manquer  d'avoir  lieu 
dans  un  tempç  plus  ou  moins  rapproché.  Soyons  justes  cependant, 
même  envers  des  ennemis  qui  l'ont  été  si  peu  pour  nous;  il  serait 
faux  de  prétendre  qu'il  y  ait  en  Allemagne  un  parti-pris  de  procé- 
der jJcr  fas  et  nefas  à  cette  nouvelle  extension  de  l'empire.  Beau- 
coup d'Allemands  protesteraient  même  très  sincèrement  contre  toute 
velléité  d'incorporation  violente,  et  il  n'y  a  jusqu'à  présent  dans  ces 
aspirations  rien  qui  ressemble  encore  à  une  passion  populaire.  Les 
Allemands,  qui  s'imaginaient  que  les  Alsaciens  soupiraient  après 
leur  retour  dans  la  patrie  allemande,  ne  savent  pas  combien  les 
Hollandais  tiennent  à  leur  nationalité.  Ils  partent  de  l'idée  que  le 
peuple  hollandais  se  verrait  sans  déplaisir  incorporé  dans  le  nouvel 
organisme  impérial.  D'ailleurs,  ajoutent  les  annexionistes  modérés, 
on  ne  les  forcerait  pas  à  devenir  Prussions,  ni  même  à  faire  abdica- 
tion de  leur  individualité  nationale.  A  la  seule  condition  qu'ils  ac- 
ceptent le  régime  diplomatique,  militaire  et  commercial  de  l'em- 
pire, ils  pourront  conserver  leur  langue,  leurs  coutumes,  leur 
administration  spéciale,  et  le  roi  de  Hollande  pourra  marcher  de 
pair  avec  ceux  de  Saxe  et  de  Bavière  en  qualité  de  vassal  de  son 
très  gracieux  seigneur  de  Berlin.  L'Allemagne  ne  déclarera  donc 
pas  la  guerre  à  la  Hollande  pour  la  contraindre  à  entrer  dans  l'unité 
germanique.  Certainement  les  Hollandais  finiront  par  être  frappés 
eux-mêmes  des  avantages  de  tout  genre  qu'ils  y  trouveront.  Seule- 
ment, s'il  surgissait  de  nouvelles  complications  européennes  qui 
fissent  une  nécessité  pour  l'empire  allemand  d'assurer  la  sécurité 
de  ses  frontières  en  les  transférant  des  plaines  sans  défense  du  Ha- 
novre aux  dunes  de  la  Mer  du  Nord,  il  ne  faudrait  pas  lui  en  vou- 
loir, s'il  hâtait  par  des  mesures  militaires  indispensables  la  réalisa- 
tion d'un  état  de  choses  que  le  temps  ne  peut  manquer  d'amener  à 
la  longue.  —  Voilà  le  résumé  ou,  pour  ainsi  dire,  la  moyenne  des 
nombreuses  théories  annexionistes  que  nous  avons  entendu  émettre, 
et  qui,  prises  chacune  à  part,  représentaient  toute  la  gamme  de 
l'annexion,  depuis  la  conquête  immédiate  et  brutale  jusqu'à  la  réu- 
nion volontaire  des  deux  parts. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  raconter  ici  une  expérience  personnelle. 
J'eus  l'an  dernier  l'occasion  de  me  trouver  en  Suisse  à  la  même  table 
avec  un  Allemand  et  un  Hollandais,  tous  deux  d'excellente  compa- 
gnie, et  quoique  la  conversation  eût  touché  des  points  où  ma  suscep- 
tibilité nationale  pouvait  aisément  se  sentir  lésée,  nous  arrivâmes  au 
dessert  sans  avoir  fait  de  part  ni  d'autre  la  moindre  brèche  aux  lois 
d'une  discussion  paisible.  JNotre  partner  hollandais  jugeait  le  plus 
souvent  les  coups,  et  avec  une  impartialité  qui  ne  me  donnait  pas 


LA    HOLLANDE    ET    l'eMPÎRE    ALLEMAND.  7^1 

toujours  beau  jeu.  Je  soutenais  la  thèse  que,  par  ses  annexions  for- 
cées du  Slesvig,  de  Francfort,  de  l'Alsace-Lorraine,  dont  on  s'était 
bien  gardé  de  consulter  les  populations,  tant  on  était  sCir  de  leur 
refus,  la  Prusse  était  entrée  dans  cette  voie  de  la  conquête  arbi- 
traire que  l'Allemagne  avait  jadis  reprochée  si  amèrement  au  pre- 
mier Napoléon,  —  que,  comme  lui,  elle  serait  fatalement  entraînée 
à  vouloir  consolider  l'œuvre  de  la  violence  par  de  nouvelles  vio- 
lences, —  que,  comme  lui  peut-être,  elle  y  réussirait  pendant  quel- 
ques années,  mais  qu'au  bout  d'un  temps  donné,  dès  que  la  fortune 
changerait,  l'édifice  s'écroulerait  plus  vite  encore  qu'il  ne  s'était 
élevé.  Par  exemple,  leur  dis-je,  l'adjonction  du  Danemark,  au  moins 
du  Jutland,  de  la  Hollande  et  de  tout  ou  partie  de  la  Belgique  vous 
paraîtrait  déjà  désirable,  et  vous  semblera  bientôt  nécessaire... 

—  Oh!  quant  à  nous,  interrompit  notre  commensal  hollandais, 
j'espère  bien  qu'on  n'y  pense  pas  en  Allemagne. 

L'Allemand  regarda  l'interrupteur  d'un  air  surpris,  et  lui  répon- 
dit par  un  brusque  «  pourquoi  pas?  » 

—  Mais  enfin,  reprit  le  Hollandais,  pourquoi  donc  en  voulez-vous 
à  notre  tranquille  pays,  qui  ne  vous  fait  aucun  mal,  qui  ne  saurait 
vous  inquiéter,  et  dont  la  possession  ne  pourrait  augmenter  nota- 
blement votre  puissance  déjà  si  grande? 

—  Mon  cher  monsieur,  répondit  l'Allemand  du  ton  le  plus  cour- 
tois, si  j'en  juge  par  vous,  je  crains  de  m'être  mépris  sur  les  senti- 
mens  qui  régnent  en  Hollande.  Je  croyais  vos  compatriotes  mieux 
éclairés  sur  leurs  véritables  intérêts;  mais,  puisque  nous  avons  tou- 
ché cette  corde,  permettez-moi  de  vous  dire  pourquoi,  à  mon  point 
de  vue  allemand,  je  désirerais  qu'ils  s'unissent  d'eux-mêmes  à  l'Al- 
lemagne nouvelle.  —  Vous  comprenez  bien  que  la  grande  idée  de 
l'unité  germanique,  au  nom  de  laquelle  nous  avons  affronté  le  choc 
d'une  puissance  telle  que  la  France,  n'est  pas  de  celles  que  nous 
puissions  limiter  par  égard  pour  de  petits  préjugés  locaux.  Pour  le 
moment,  nous  consentons  bien  à  laisser  à  l'empire  autrichien  huit 
ou  neuf  millions  de  Germains  qui  travaillent  à  fonder  la  suprématie 
du  germanisme  dans  des  régions  encore  revêches  à  notre  influence; 
ils  nous  reviendront  quand  l'œuvre  sera  terminée.  Quant  à  vous, 
Hollandais,  il  n'y  a  aucun  motif  de  ce  genre  pour  vous  laisser  en 
dehors  de  la  grande  unité.  Vous  êtes  Germains  comme  nous.  Votre 
langue  est  germanique,  et  dérive  de  la  nôtre.  La  Hollande  faisait 
autrefois  partie  de  l'empire  allemand.  Tout  récemment  encore  le 
roi  de  Hollande,  comme  duc  de  Limbourg  et  grand-duc  de  Luxem-, 
bourg,  était  membre  votant  de  la  diète  germanique.  C'était  pour 
nous  une  garantie  que  nous  n'avons  plus.  Le  roi  de  Hollande  en 
effet  ne  pouvait  décemment  faire  la  guerre  au  duc  et  au  grand-duc 
réunis  dans  sa  personne,  ni  favoriser  leurs  ennemis.  Aujourd'hui 


7â2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  lien  qui  unissait  votre  souverain  à  l'Allemagne  est  brisé;  qu'en 
résulte -t-il?  L'empire  d'Allemagne  a  surtout  cherché  clans  les  vic- 
toires allemandes  les  moyens  de  se  faire  une  position  défensive  qui 
décourage  d'avance  tout  agresseur.  Il  n'a  rien  à  craindre  au  nord, 
il  est  couvert  du  côté  de  France  par  ses  récentes  acquisitions,  pro- 
tégé contre  une  attaque  autrichienne  par  les  défilés  des  montagnes 
de  Bohême.  Il  n'y  a  plus  qu'une  lacune  dans  son  système  de  dé- 
fense :  c'est  cette  échancrure  que  votre  pays  forme,  on  ne  sait 
pourquoi,  sur  la  frontière  du  nord-ouest.  De  ce  côté,  pourvu  qu'on 
puisse  librement  débarquer  dans  ses  ports,  on  entre  chez  nous  de 
plain-pied,  sans  qu'il  y  ait  le  m.oindre  obstacle  sérieux  à  tourner 
pour  arriver  jusque  sous  Berlin.  Vous  me  direz  que  votre  pays  ne 
songera  jamais  à  entrer  en  lutte  avec  l'Allemagne.  Je  le  veux  bien; 
toutefois  il  peut  servir  à  d'autres  pour  l'attaquer.  Supposez,  par 
exemple,  que  la  guerre  éclate  entre  nous  et  l'Angleterre  à  propos 
d'HéligoIand  ou  de  toute  autre  cause.  La  France,  qui  n'attend  que 
l'heure  de  la  revanche,  saisit  l'occasion  aux  cheveux.  Ne  pouvant 
attaquer  sérieusement  la  nouvelle  frontière  que  nous  avons  fortifiée 
sur  son  ancien  territoire,  elle  juge  convenable  de  porter  ses  forces, 
de  concert  avec  l'Angleterre,  sur  nos  côtes  du  nord.  Pensez-vous 
que  les  deux  puissances  ne  pèseront  pas  de  tout  leur  poids  sur 
vous  pour  vous  contraindre  à  prendre  parti  pour  elles?  Que  vous 
consentiez  ou  non,  il  n'en  sera  pas  moins  vrai  que  nous  aurons 
lieu  de  nous  demander  si  nous  pouvons  laisser  ainsi  la  Hollande  à 
elle-même,  et  si  l'intérêt  de  notre  sécurité  n'exige  pas  que  nous 
occupions  en  force  votre  pays.  Ne  donnez  pas  le  nom  d'invasion 
contraire  au  droit  des  gens  à  ce  qui  serait  simplement  une  nécessité 
stratégique.  Est-ce  dans  un  autre  dessein  que  celui  de  nous  ga- 
rantir contre  un  retour  offensif  de  la  France  que  nous  lui  avons 
enlevé  l'Alsace  et  la  moitié  de  la  Lorraine?  Nous  n'aimons  pas  les 
conquêtes,  nous  tenons  simplement  à  vivre  tranquilles.  On  prétend 
chez  nous  qu'au  commencement  de  la  dernière  guerre  vous  aviez 
.massé  vos  divisions  sur  votre  frontière  du  sud,  et  que,  si  nous  avions 
eu  le  dessous  dans  les  premières  batailles,  vos  chefs  militaires,  se 
jetant  les  yeux  fermés  dans  l'alliance  française ,  auraient  changé 
nos  défaites  en  déroute  en  nous  prenant  à  revers.  Je  ne  sais  ce 
qu'il  y  a  de  fondé  dans  ces  bruits.  Germains  comme  vous  l'êtes, 
vous  devriez  être  plus  dévoués  aux  intérêts  du  germanisme,  et  je 
vous  renferme  dans  ce  raisonnement  :  ou  bien  vous  vous  sentez  nos 
frères  de  race,  de  sang  et  de  langue,  et  alors  vous  devez  désirer  de 
vous  unir  à  nous,  ou  bien  vous  reniez  vos  origines  ethniques,  et 
alors  le  germanisme  ne  fait  que  se  défendre  en  prenant  ses  précau- 
tions chez  vous  et  contre  vous.  De  plus,  dites-vous  bien  que  l'Al- 
lemagne est  désormais  la  première  puissance  de  l'Europe,  du  moins 


LA    HOLLANDE    ET   l'eMPIRE    ALLEMAND.  743 

qu'elle  doit  l'être,  et  qu'il  faut  qu'elle  ait  une  marine.  Pour  avoir 
une  marine,  il  lui  faut  des  côtes,  des  ports  de  commerce  et  de  pêche, 
des  marins.  C'est  pour  cela  que  la  Prusse  s'est  opiniâtrêe  à  garder 
le  Slesvig,  et  a  éludé  le  traité  qui  l'obligeait  à  le  rendre  au  Dane- 
mark. Une  telle  annexion,  fût-elle  même  augmentée  de  celle  du 
Danemark  tout  entier,  ne  nous  suffirait  pas.  Vous  découpez  sur  le 
territoire  allemand  une  enclave  insuffisante  pour  faire  un  état  sé- 
rieux, mais  qu'on  dirait  tracée  tout  exprès  pour  nous  éloigner  de 
nos  meilleures  côtes  et  de  nos  plus  beaux  fleuves.  L'Allemagne  pro- 
fesse pour  le  Rhin  un  culte  presque  superstitieux.  N'est-ce  pas  déjà 
trop  que  notre  Vater  Rhein  prenne  sa  source  en  Suisse,  loin  de  nos 
frontières,  et  comprenez-vous  qu'il  nous  est  dur  de  penser  qu'il  ne 
finit  pas  davantage,  en  terre  allemande?  Peut-on  prétendre  qu'un 
fleuve  est  à  soi  quand  on  n'en  possède  pas  les  embouchures,  et  pou- 
vons-nous supporter  patiemment  l'idée  que  dans  certaines  éventua- 
lités vous  pourriez,  sur  le  Rhin,  nous  barrer  le  chemin  de  la  mer 
avec  deux  ou  trois  canonnières? 

Vous  voyez,  continua  l'Allemand,  que  nous  ne  manquons  pas  de 
motifs  pour  désirer  votre  réunion  à  l'empire  d'Allemagne.  Notez 
bien  que  je  vous  cite  seulement  les  plus  élevés  dans  l'ordre  straté- 
gique et  politique;  je  glisse  sur  d'autres  d,ont  peut-être  vous  trou- 
veriez l'énoncé  peu  convenable,  tels  que  les  avantages  que  nous 
retirerions  de  vos  belles  colonies,  de  vos  énormes  capitaux,  de  vos 
relations  commerciales;  mais  laissez-moi  maintenant  vous  indiquer 
quelques  raisons  parmi  toutes  celles  qui  devraient,  selon  moi,  vous 
pousser  dans  un  sens  conforme  à  nos  désirs.  J'ai  déjà  dit  que  vous 
étiez  nos  frères  par  le  sang  et  la  langue.  Vous  êtes  en  majorité  pro- 
testans,  nous  aussi.  Vous  ne  voyez  pas  sans  inquiétude  les  deux  cin- 
quièmes de  votre  population  aveuglément  soumis  à  un  clergé-  qui 
reçoit  de  Rome  des  mots  d'ordre  aveuglément  acceptés;  c'est  la 
nouvelle  Allemagne  qui  est  appelée  à  écraser  définitivement  l'ultra- 
montanisme.  Vous  serez  forcés  de  subir  des  charges  militaires  écra- 
santes, si  vous  voulez  être  en  état  d'opposer  à  vos  ennemis  éventuels 
une  résistance  qui  vaille  son  nom;  unis  à  nous,  vous  êtes  protégés 
parla  première  armée  du  monde.  Désormais  pour  vous  plus  de  sou- 
cis, plus  de  défiances.  Vous  êtes  un  peuple  éclairé,  amateur  de  science 
et  d'érudition;  que  ne  vous  réunissez -vous  à  la  grande  Allemagne? 
En  moins  de  rien,  vous  échangeriez  votre  langue,  qui  n'est  qu'un 
patois  ignoré  du  monde  entier,  contre  notre  belle  langue  allemande, 
et  vos  savans,  vos  publicistes,  vos  professeurs,  seraient  connus,  ap- 
préciés, admirés  partout.  En  un  mot,  plus  j'y  réfléchis,  plus  je  vois 
se  multiplier  les  avantages  qui  résulteraient  pour  vous  d'une  réu- 
nion à  l'Allemagne. 
,    Notre  orateur  avait  prononcé  tout  d'une  haleine  ce  long  mono- 


7llh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

logue.  On  voyait  qu'il  avait  étudié  la  question,  et  qu'elle  lui  tenait 
au  cœur.  Le  Hollandais  l'avait  laissé  discourir,  non  sans  émotion 
intérieure.  On  le  voyait  pâlir  lentement  sous  les  coups  de  langue  de 
son  adversaire,  et  se  contenir  avec  cette  force  de  volonté  dont  les 
hommes  du  nord  ont  le  secret.  Un  Français  eût  bouilli  d'impa- 
tience, eût  éclaté  depuis  longtemps.  Pour  lui,  il  avait  tiré  un  pur 
havane  d'un  étui  javanais,  en  avait  soigneusement  coupé  la  pointe 
avec  une  paire  de  ciseaux  microscopiques,  l'avait  méthodiquement 
allumé  pendant  que  l'Allemand  se  lançait  à  corps  perdu  dans  les 
théories  annexionistes.  J'étais  fort  curieux  d'entendre  la  réplique. 
J'avais  toujours,  ainsi  que  tant  d'autres,  considéré  l'unification  de 
l'Allemagne  comme  un  danger  pour  la  Hollande;  mais  j'avoue  que 
je  n'avais  pas  encore  entendu  développer  avec  cette  verve  et  cet 
accent  de  conviction  les  raisons  de  divers  genres  qui,  du  point  de 
vue  allen)and,  menacent  son  indépendance. 

Le  Hollandais  lâcha  une  forte  bouffée,  et,  avec  le  calme  le  plus 
parfait,  se  contenta  de  répondre  :  —  Tout  ce  que  vous  dites,  mon- 
sieur, est  fort  possible,  mais  nous  ne  voulons  pas,  —  et  il  répéta, 
en  in-istant  avec  force,  —  nous  ne  voulons  pas  être  annexés. 

L'Allemand,  qui  s'attendait  à  une  réfutation  en  règle,  demeura 
un  instant  muet.  Le  silence  dans  lequel  se  renfermait  le  HQllandais 
l'étonnait  au  plus  haut  degré.  Voyant  que  son  interlocuteur  n'ajoutait 
rien,  il  reprit  la  parole.  —  Vous  ne  voulez  pas,  vous  ne  voulez  pas... 
Je  viens  de  vous  prouver  que  vous  avez  tort  de  ne  pas  vouloir, 
comme  nous  avons  raison  de  désirer  votre  réunion. 

—  Monsieur,  répliqua  le  Hollandais,  je  vous  ai  laissé  parler  sans 
vous  interrompre.  J'étais  bien  aise  de  savoir  ce  que  vous  pourriez 
dire  en  faveur  d'une  thèse  qui,  je  ne  vous  le  cache  pas,  nous  peine 
et  nous  blesse  quand  nous  l'entendons  émettre.  Vous  trouveriez 
aisément  dans  mon  pays,  surtout  dans  les  classes  instruites,  des 
hommes  aimant  l'Allemagne,  qui  même  ont  pris  hautement  parti 
pour  elle  dans  sa  dernière  guerre  avec  la  France;  cependant  je  ne 
sais  pas  si  vous  en  trouveriez  un  seul  disposé  à  lui  faire,  même 
pour  la  plus  minime  part,  le  sacrifice  de  notre  indépendance  natio- 
nale. 

—  Mais  enfin,  repartit  l'Allemand,  vous  n'alléguez  rien  contre  les 
argumens,  à  mon  avis,  très  forts  que  j'ai  avancés.  Vous  me  parlez 
uniquement,  comme  si  cela  suffisait,  de  votre  répugnance  à  l'idée 
de  cesser  d'être  Bas-Allemands,  des  Niedcrdcutschcn,  pour  devenir, 
comme  nous  tous,  Germains  du  nord  et  du  midi,  des  Allemands, 
des  Deutschcn  tout  court.  La  question,  encore  une  fois,  est  de  savoir 
si  cette  répugnance  est  rationnelle,  si  elle  est  conforme  à  une  ap- 
préciation équitable  des  réalités. 

Je  crus  alors  avoir  le  droit  de  placer  mon  mot.  —  Je  suis  de 


LA    HOLLANDE    ET    l'eMPIRE    ALLEMAND.  7 hù 

l'avis  de  notre  commensal  hollandais,  dis-je  à  l'Allemand.  Vous 
n'attachez  donc  aucune  importance  à  ce  qui  paraît  en  France,  et, 
je  le  pense,  parait  aussi  en  Hollande,  la  raison  majeure  de  la  légi- 
timité ou  de  l'iniquité  d'une  annexion,  je  veux  dire  le  libre  consen- 
tement des  populations?  La  France,  pour  son  malheur,  n'a  point 
toujours  été  fidèle  à  ce  principe  souverain,  moderne,  inséparable  de 
son  principe  démocratique;  cependant  on  peut  dire  pour  l'excuser 
que,  tant  qu'elle  s'est  appartenue  cà  elle-même,  elle  l'a  toujours 
hautement  proclamé,  et  que  si,  même  alors,  elle  lui  a  fait  quelque- 
fois violence,  c'est  égarée  par  l'illusion  qui  lui  faisait  croire  à  plus 
de  sympathies  qu'elle  n'en  inspirait  réellement.  Vous,  en  Allemagne, 
vous  commencez  par  dire  :  Ceci  pourrait  être  à  nous,  pour  ajouter 
bientôt  :  Ceci  devrait  être  à  nous,  et,  dès  que  l'occasion  favorable 
surgit  :  Ceci  est  à  nous!  Et  vous  faites  comme  vous  dites,  en  haus- 
sant les  épaules  quand  on  vous  parle  du  droit  supérieur  des  popu- 
lations qui  ne  veulent  pas  être  annexées.  Vous  prenez  pour  des 
titres  de  propriété  l'avantage  d'avoir  de  meilleures  frontières,  plus 
de  côtes  et  de  ports,  des  issues  tout  cà  fait  libres  pour  votre  com- 
merce. Avouez  que  cela  touche  au  fond  très  peu  les  gens  dont  vous 
prétendez  faire  le  bonheur.  La  Hollande,  nation  déjà  vieille,  juste- 
ment fière  de  son  histoire,  qui  pesait  en  Europe  à  l'égal  des  grandes 
puissances  quand  les  électeurs  de  Brandebourg  n'étaient  encore  que 
des  principicLiles,  la  Hollande  est  foncièrement  attachée  à  sa  liberté 
nationale,  et  quand  un  peuple  est  vraiment  un  peuple,  quand  sa 
nationalité  est  non  pas  une  expression  diplomatique  ou  géographi- 
que, mais  une  partie  intégrante  de  la  conscience  de  tous,  quelque 
chose  d'entré  dans  le  sang  et  la  moelle  des  générations,  c'est  bien 
en  vain  que  vous  faites  briller  les  avantages  matériels  ou  autres  qui 
résulteraient  d'une  abdication.  L'amour  de  la  patrie  est  plus  fort 
que  la  séduction  des  intérêts.  C'est  comme  si  vous  engagiez  un  en- 
fant de  bonne  maison  à  renier  son  père  et  sa  mère  en  lui  promet- 
tant une  plus  belle  chambre  et  une  bourse  mieux  garnie;  il  vous 
répond  simplement  :  J'aime  trop  mes  parens  pour  vous  écouter. 

Je  vis  mon  Hollandais  secouer  la  tête  à  plusieurs  reprises  en 
signe  d'approbation  complète.  L'Allemand  ne  se  tint  pas  pour  battu. 
—  J'aurais  beaucoup  de  choses  à  opposer  à  votre  prétendu  prin- 
cipe, reprit-il,  mais  je  m'en  tiens  à  votre  comparaison  finale,  qui 
cloche,  mon  cher  monsieur.  H  ne  s'agit  pas  ici  d'un  enfant  qu'on 
voudrait  arracher  à  sa  famille  pour  le  faire  entrer  dans  une  famille 
étrangère.  H  s'agit  d'une  famille  de  frères  longtemps  divisés,  qui 
ont  appris  par  une  rude  expérience  les  calamités  de  tout  genre  ré- 
sultant pour  eux  de  cette  division,  et  qui  pour  la  plupart  sont  dé- 
sormais groupés  sous  la  direction  du  plus  habile  et  du  plus  fort 
d'entre  eux.  H  est  toutefois  un  frère  qui  persiste  encore  à  rester 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

isolé.  Cet  isolement  lui  est  nuisible,  et  à  nous  aussi.  Que  faisons- 
nous  de  blâmable  quand  nous  cherchons  à  l'éclairer  sur  ses  vérita- 
bles intérêts  conformes  aux  nôtres?  En  quoi  violons-nous  les  vrais 
principes  quand  nous  lui  disons  :  Ne  persiste  pas  dans  la  sépara- 
tion, rentre  avec  nous  tous  dans  le  sein  de  la  grande  famille  dont 
tu  faisais  autrefois  partie;  nous  nous  en  trouverons  tous  bien,  et  tu 
n'y  perdras  réellement  rien  ! 

—  Voilà  ce  que  nous  contestons  absolument,  interrompit  le  Hol- 
landais, dont  la  provision  de  patience  commençait  enfin  à  s'épuiser. 
Vous  partez  toujours  de  l'idée  que  nous  sommes  des  Allemands 
comme  vous,  sauf  quelques  différences  extérieures  ne  touchant  pas 
au  fond.  A  ce  compte,  la  France  aurait  le  droit  de  réclamer  comme 
ses  enfans  les  Wallons  de  Belgique,  les  Romands  de  Suisse,  les  Ita- 
liens du  nord.  Ne  confondez  donc  pas  la  race  et  la  nation;  autre- 
ment on  ne  saurait  ce  que  l'Europe  va  devenir.  Nous  sommes  en 
majorité  d'origine  germanique,  cela  est  vrai,  bien  que  nous  comp- 
tions aussi  de  nombreux  élémens  celtiques  dans  nos  populations; 
les  Danois,  les  Scandinaves 'en  général  sont  aussi  d'origine  germa- 
nique. Voulez-vous  également  les  annexer?  Notre  langue  est  ger- 
manique, comme  les  leurs  et  comme  l'anglais,  mais  elle  n'est  pas 
du  tout  un  dérivé,  encore  moins  un  patois  de  l'allemand.  Elle  est 
aussi  originale  que  la  vôtre.  Elle  se  rattache  comme  la  vôtre  au 
vieux  tronc  germanique,  dont  elle  est  une  branche  indépendante, 
poussée  parallèlement  au  haut-allemand,  lequel  n'est  devenu  que 
peu  à  peu  l'allemand  moderne.  Il  y  a  même  des  savans  qui  préten- 
dent qu'elle  est  plus  rapprochée  que  la  vôtre  du  tronc  primitif.  Un 
Hollandais  et  un  Allemand  ne  se  comprennent  pas  quand  ils  se 
parlent  chacun  dans  sa  langue.  Notre  articulation  est  toute  diffé- 
rente. Voyez  vous-même  :  nous  sommes  trois  ici  de  nationalité  dis- 
tincte; pour  lier  conversation,  comme  je  ne  sais  pas  parler  alle- 
mand et  que  vous  ne  savez  le  hollandais  ni  l'un  ni  l'autre,  nous 
avons  dû  recourir  au  français.  Je  ne  me  flatte  pas  de  parler  très 
purement  cette  langue,  cependant  je  la  parle  sans  difficulté  avec 
les  personnes  que  mes  fautes  n'effarouchent  pas;  des  milHers  de 
mes  compatriotes  sont  dans  le  même  cas,  et  je  vois  combien  vous 
autres  de  la  haute  Allemagne  vous  avez  de  peine  à  ne  pas  estro- 
pier tout  mot  français  où  se  rencontre  un  f,  un  p  ou  un  d.  Au  sur- 
plus, qu'importe  cette  question  de  langue?  Nous  parlerions  alle- 
mand comme  les  Suisses  et  les  Alsaciens  que  nous  ne  serions  pas 
Allemands  pour  cela.  Notre  histoire,  nos  anciennes  constitutions, 
nos  mœurs,  nos  qualités  et  nos  défauts  réunis,  tout  nous  distingue 
de  vous,  et  si  rien  ne  nous  empêche  de  rester  bons  amis  sur  la  base 
du  respect  de  nos  droits  réciproques,  vous  pouvez  être  certains  de 
nous  avoir  pour  ennemis  irréconciliables  dès  que  vous  ferez  sérieu- 


LA   HOLLANDE    ET   l'eMPIRE    ALLEMAND.  ikl 

sèment  mine  de  nous  assujettir...  Mais  ce  genre  de  conversation  me 
déplaît,  et  je  vous  prie,  messieurs,  de  m' excuser  si  je  prends  congé 
de  vous. 

A  ces  mots,  il  se  leva  et  quitta  la  salle.  —  On  dirait  vraiment 
qu'il  se  fâche,  me  dit  l'Allemand  quand  le  Hollandais  eut  disparu. 
Je  ne  voulais  pourtant  pas  le  blesser.  Il  faudra  bien  qu'un  jour  ou 
l'autre  il  prenne  son  parti  de  ce  qui  lui  répugne  si  fort.  J'aurais  pu 
l'inquiéter  encore  plus  en  lui  parlant  de  ces  nombreux  Allemands 
qui  pénètrent  chaque  jour  en  Hollande  et  très  souvent  s'y  établis- 
sent. J'ai  un  neveu  dans  une  des  premières  maisons  d'Amsterdam, 
et  il  était  inutile  d'appeler  son  attention  sur  ce  point  délicat.  Par 
la  force  même  des  choses,  par  la  lente  infiltration  des  Allemands  de 
l'intérieur  qui  viennent  faire  leurs  affaires  en  Hollande  et  s'y  ma- 
rient volontiers,  il  se  formera  une  opinion  moins  revêche  à  nos 
désirs,  et  nous  finirons  bien  par  nous  entendre. 

—  J'en  doute,  lui  répondis-je.  Jusqu'à  présent,  la  Hollande  s'est 
parfaitement  assimilé  les  élémens  français  et  allemands  qui  se  sont 
fixés  chez  elle.  Les  descendans  des  Français  réfugiés  aux  deux  der- 
niers siècles  et  ceux  des  Allemands  attirés  en  grand  nombre  par  le 
négoce  pendant  ce  même  laps  de  temps  sont  devenus  complète- 
ment et  également  Hollandais.  En  tout  cas,  cette  prévision  ne  pour- 
rait se  réaliser  que  dans  un  avenir  encore  lointain,  et  d'ici  là  l'em- 
pire allemand  peut  subir  bien  des  vicissitudes. 

—  Et  lesquelles? 

—  Qui  vivra  verra,  dis-je  en  le  saluant  et  quittant  la  salle  à  mon 
tour. 

Une  demi-heure  après,  je  retrouvai  mon  Hollandais.  —  Avez- 
vous  entendu  cet  arrogant?  me  dit-il.  Je  n'y  tenais  plus  quand  je 
vous  ai  quittés.  On  m'avait  bien  affirmé  qu'il  y  avait  des  Alle- 
mands entichés  de  ces  idées  d'annexion  hollandaise,  mais  je  ne  vou- 
lais pas  le  croire.  Maintenant  je  ne  peux  plus.en  douter.  La  sécurité 
de  leur  empire  !  La  belle  raison  pour  prendre  ce  qui  ne  leur  appar- 
tient pas  ! 

—  Que  feriez-vous  pourtant  si  l'un  de  ces  beaux  matins  on  vous 
cherchait  à  Berlin  une  de  ces  querelles  comme  on  sait  en  faire  naître 
en  Allemagne,  et  qu'on  en  prît  texte  pour  envahir  votre  territoire? 

—  Nous  nous  défendrions  tous  jusqu'à  la  mort. 

—  Je  le  veux  bien  ;  mais  vous  seriez  tous  tués,  et  pas  plus  avancés 
pour  cela.  Il  vous  faudrait  un  bon  allié  !  L'Angleterre  pourrait,  mais 
voudrait-elle?  La  France  voudrait  bien,  mais  pourrait-elle? 

Mon  Hollandais  hocha  la  tête.  — A  la  grâce  de  Dieu!  dit-il,  ne 
nous  tourmentons  pas  avant  l'heure.  Tout  ce  que  je  peux  vous  ré- 
péter, c'est  qu'en  Hollande  nous  ne  voulons  pas  être  annexés,  et 
que  nous  ferons  tout  ce  que  nous  pourrons  pour  ne  pas  l'être. 


7/18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Paissiez-vous  être  plus  heureux  que  les  Alsaciens  et  les  Lor- 
rains, lui  dis-je  en.  le  quittant. 

Cette  conversation  me  donna  beaucoup  à  penser.  Une  chose  sur- 
tout m'étonnait  :  c'était  l'espèce  de  surprise  que  mes  deux  interlo- 
cuteurs avaient  manifestée,  le  Hollandais  en  voyant  qu'un  Allemand 
pouvait  parler  comme  d'une  chose  toute  simple,  allant  de  soi,  de  la 
prochaine  entrée  de  la  Hollande  dans  l'empire  allemand,  —  l'Al- 
lemand en  découvrant  qu'un  Hollandais  instruit,  sans  passion  po- 
litique, et  qui  môme  avait  fait  preuve  de  plus  d'indulgence  pour 
l'Allemagne  que  pour  la  France  dans  plusieurs  appréciations  de  la 
dernière  guerre,  se  révoltait  à  la  seule  idée  que  les  conséquences 
de  cette  guerre  pussent  entraîner  la  réunion  de  la  Hollande  à  la 
patrie  allemande.  Pour  moi,  qu'un  séjour  de  quelque  durée  en  Hol- 
lande dans  les  dernières  années  et  un  séjour  forcé  tout  récent  en 
Allemagne  avaient  assez  bien  initié  aux  idées  et  aux  tendances  ré- 
gnantes des  deux  pays,  c'était  cette  surprise  qui  me  surprenait. 
Tout  bien  pesé,  l'illusion  de  l'Allemand  était  la  plus  facile  à  com- 
prendre. On  ne  sait  jamais  très  bien  à  l'étranger  ce  qui  se  passe 
dans  un  pays  dont  la  langue  n'est  à  peu  près  connue  de  personne. 
Je  résolus  de  retourner  en  Hollande  pour  tâcher  de  me  faire  une 
idée  nette  de  ce  que  l'on  pensait,  dans  le  pays  même,  de  la  situation. 

II. 

C'est  une  chose  assez  compliquée  que  de  déterminer  avec  pré- 
cision le  sentiment  qui  domine  à  cette  heure  dans  les  Pays-Bas  à 
l'égard  de  l'Allemagne.  L'attachement  à  la  nationalité  y  est  très 
fort,  vraiment  universel.  Les  exceptions,  si  même  il  y  en  a,  ne 
valent  pas  qu'on  les  compte.  De  sourdes  inquiétudes  sur  les  dan- 
gers dont  elle  pourrait  être  bientôt  menacée  par  un  voisin  très 
puissant  et  peu  scrupuleux  se  font  jour  de  temps  à  autre,  sans 
éclat  toutefois,  avec  une  certaine  discrétion,  et  comme  si  l'on  crai- 
gnait de  donner  une  valeur  à  un  péril  qui  n'existe  pas  encore  d'une 
manière  bien  réelle.  La  classe  inférieure  en  Hollande  aime  peu  les 
Allemands,  elle  leur  applique  des  sobriquets  méprisans,  et  les 
regarde  de  haut;  mais  son  éducation  politique  est  très  arriérée, 
cette  antipathie  date  de  loin,  et  cette  classe  ne  se  rend  pas  un 
compte  bien  clair  des  changemens  apportés  par  la  dernière  guerre 
à  la  situation  du  pays.  On  prétend  que  la  cour,  du  moins  pour 
ce  qui  concerne  spécialement  la  Prusse,  partage  plutôt  les  dis- 
positions de  la  classe  inférieure  que  les  tendances  moins  pronon- 
cées des  classes  moyennes.  Celles-ci,  plus  prépondérantes  peut-être 
en  Hollande  que  partout  ailleurs,  sont  partagées,  très  indécises, 
surtout  très  réservées  dans  l'expression  de  leurs  sentimens.  Chez 


LA    HOLLANDE    ET    l'eMPIRE    ALLEMAND.  7h9 

elles  comme  dans  les  autres  classes,  la  ferme  résolution  de  rester 
((  libres  Hollandais  »  est  générale,  mais  on  dirait  qu'elles  se  dé- 
tournent volontiers  de  l'examen  d'un  état  de  choses  qui  déplaît,  et 
auquel  on  ne  peut  rien.  Il  y  a  plus,  si  quelques  publicistes  distin- 
gués n'ont  pas  craint  de  dire  nettement  leur  pensée  sur  les  torts 
de  l'Allemagne  victorieuse,  il  en  est  d'autres,  et  ce  ne  sont  pas 
les  moins  goûtés,  qui  professent  de  chaudes  sympathies  pour  la 
nouvelle  Allemagne,  pallient  ses  fautes,  exaltent  ses  mérites,  et 
semblent  complètement  aveugles  sur  les  dangers  que  com't  désor- 
mais leur  indépendance  nationale.  A  leurs  yeux,  dans  la  dernière 
guerre,  c'est  la  France  jusqu'au  bout  qui  a  eu  tous  les  torts,  l'Alle- 
magne était  d'une  innocence  d'agneau  dans  les  démêlés  qui  ont 
précédé  la  rupture.  Ne  leur  dites  pas  qu'il  y  a  des  Allemands  qui 
comptent  sur  l'annexion  sous  une  forme  quelconque  de  leur  pays 
à  l'empire;  ils  ne  vous  croient  pas.  De  temps  à  autre  cependant 
éclatent  des  symptômes  qui  devraient  leur  ouvrir  les  yeux.  Un 
jour,  c'est  un  recueil  allemand  qui  refuse  d'accorder  à  la  littérature 
néerlandaise  la  place  distincte  qu'il  lui  réservait  auparavant,  et 
qui  prétend  la  faire  rentrer  sous  la  rubrique  allemande  en  général, 
parce  que,  ditla  rédaction,  il  faut  en  finir  avec  tout  particularisme. 
Un  autre  jour,  c'est  une  feuille  militaire  allemande  démontrant 
que  l'armée  hollandaise,  postée  à  la  frontière  pendant  la  guerre 
franco-allemande,  était  toute  prête  à  se jetersur  l'armée  prussienne 
battue,  et  que  c'est  là  un  danger  qu'une  autre  fois  il  faudrait  pré- 
venir. On  se  récrie,  et  à  bon  droit,  sur  l'absurdiLé  de  pareilles  allé- 
gations ;  rien  en  effet  n'est  plus  contraire  à  la  vérité  que  la  suppo- 
sition de  l'écrivain  allemand,  et  des  officiers  supérieurs  hollandais 
l'ont  déjà  réfutée  catégoriquement.  On  dirait  que  cette  absurdité 
même  suffit  pour  que  les  chauds  amis  du  germanisme  n'en  tiennent 
qu'un  très  médiocre  compte.  Il  y  a  chez  eux  quelque  chose  de  l'en- 
gouement dont  à  la  fin  du  dernier  siècle  les  libéraux  hollandais 
étaient  possédés  pour  la  France  et  les  idées  françaises,  et  tandis 
qu'en  présence  d'une  situation  si  profondément  changée  on  s'atten- 
drait à  un  retour  chaleureux  des  sympathies  pour  la  France,  là  en- 
core on  peut  s'étonner  de  la  tiédeur  générale  de  l'opinion.  Il  y  a 
des  exceptions  remarquables  sans  doute,  et  elles  ne  sont  ni  obscures, 
ni  rares;  en  somme,  on  serait  embarrassé  de  dire  de  quel  côté  penche 
décidément  le  sentiment  national. 

Cette  iiidécisiou  a  plusieurs  causes.  En  premier  lieu,  le  peuple 
hollandais  non-seulement  ne  s'échauffe  pas  vite,  mais  de  plus  il  ne 
se  passionne  pas  pour  les  questions  théoriques.  C'est  un  trait  qu'il 
a  en  commun  avec  le  peuple  anglais.  Nous,  en  France,  nous  sacri- 
fions à  chaque  instant  le  bien  prés3nt  pour  nous  épargner  les  con- 
séquences lointaines  de  principes  que  nous  croyons  faux,  ou  de  si- 


750  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tuations  qui  pourraient  un  jour  ou  l'autre  devenir  menaçantes.  En 
Hollande,  on  pécherait  plutôt  par  le  défaut  opposé.  Tant  que  les  faits 
ne  se  sont  pas  déclarés  avec  leur  évidence  iDrutale,  on  ne  sent  pas 
la  nécessité  de  s'en  préoccuper  beaucoup.  Il  est  un  proverbe  hol- 
landais d'une  application  fréquente  dans  les  polémiques  locales, 
lorsque  l'on  accuse  les  administrations  communales  d'incurie  ou  de 
négligence  :  «  on  ne  bouche  le  puits  qu'après  que  le  veau  s'y  est 
noyé.  »  Peut-être  pourrait-on  l'appliquer  parfois  à  de  plus  hautes 
questions.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  las  appréhensions  des  Hol- 
landais à  l'égard  de  l'Allemagne  sont  fort  loin  d'avoir  atteint  le 
degré  où  elles  se  seraient  élevées  au  sein  d'une  population  fran- 
çaise placée  dans  les  mômes  circonstances. 

En  second  lieu,  le  courant  précis  de  l'opinion  publique  en  Hol- 
lande est  toujours  difficile  à  déterminer;  on  peut  même  se  deman- 
der souvent  s'il  y  existe  une  opinion  publique,  dès  qu'il  ne  s'agit 
pas  de  certaines  questions  qui  ont  le  privilège  depuis  longtemps 
d'intéresser  fortement  la  population  tout  entière.  Tel  serait  sans 
doute  le  cas,  si  l'indépendance  nationale  était  menacée  directe- 
ment. Tant  qu'il  n'en  est  pas  ainsi,  l'opinion  peut  énormément  va- 
rier d'une  ville  à  l'autre  et  même  dans  une  seule  ville.  Le  Hollandais 
est  très  individualiste  et  supporte  aisément  la  bigarrure  des  opi- 
nions politiques  dans  la  société  qu'il  fréquente.  A  ce  point  de  vue, 
le  Suisse,  par  exemple,  et  le  Hollandais  sont  aux  antipodes  l'un  de 
l'autre.  L'intolérance  politique,  si  fréquente  au  sein  des  petites  ré- 
publiques helvétiques,  est  étrangère  aux  mœurs  hollandaises.  De 
là  les  erreurs  dans  lesquelles  tombent  fréquemment  les  étrangers 
quand  ils  prennent  pour  l'opinion  d'un  cercle  ou  d'une  classe  ce 
qui  n'est  que  la  pensée  individuelle  de  ceux  des  membres  de  ce 
cercle  ou  de  cette  classe  qu'ils  ont  pu  consulter.  Portez  la  conver- 
sation dans  une  réunion  quelque  peu  nombreuse  sur  les  dangers 
dont  la  Hollande  est  menacée  par  l'unité  allemande,  et  vous  avez 
grande  chance  de  voir  les  opinions  s'échelonner  en  revêtant  toutes 
les  nuances,  depuis  ceux  qui  sont  très  frappés  de  ces  dangers  et 
qui  l'avouent  jusqu'à  ceux  qui  les  nient  avec  plus  d'assurance  que 
de  bonnes  raisons. 

N'oublions  pas  non  plus  que  le  peuple  hollandais  a  les  habitudes 
tenaces.  Les  Français  ne  peuvent  pas  se  plaindre  de  la  manière 
dont  ils  sont  personnellement  accueillis  en  Hollande.  Au  contraire 
on  les  recherche,  on  aime  leur  conversation,  leur  bonne  humeur, 
leur  nature  sociable.  Il  est  bien  peu  de  pays  hors  de  France  où  la 
littérature  française,  contemporaine  aussi  bien  que  classique, 
compte  proportionnellement  autant  d'amateurs  zélés.  Ce  goût  pro- 
noncé remonte  loin;  mais,  si  nous  exceptons  les  dernières  années 
du  xvm'^  siècle,  il  n'a  jamais  entraîné  l'amour  de  la  France  en  tant 


LA   HOLLANDE    ET   l' EMPIRE    ALLEMAND.  751 

que  nation  et  puissance  politique.  Il  est  certain  que  la  France  de 
Louis  XIY  n'a  rien  fait  pour  qu'il  en  fût  autrement.  Les  vives  sym- 
pathies qu'on  professa  pour  nous  au  temps  de  la  première  répu- 
blique furent  bien  tristement  déçues  par  l'annexion  sous  l'empire. 
Bien  qu'aujourd'hui  les  Hollandais  aient  pris  très  volontiers  leur 
parti  de  la  séparation  de  la  Belgique,  on  ne  peut  pas  ranger  le 
rôle  assumé  par  la  France  dans  la  révolution  belge  parmi  les  causes 
qui  auraient  pu  modifier  les  sentimens  héréditaires.  Enfin,  tant  que 
dura  le  second  empire,  toujours  inquiets  des  intentions  mysté- 
rieuses d'un  pouvoir  irresponsable  en  fait  et  dont  les  menées, 
sourdes  ou  avouées,  troublaient  continuellement  la  tranquillité  du 
monde,  les  Hollandais  s'endurcirent  dans  leur  défiance  de  la  puis- 
sance française.  Les  insignes  maladresses  de  la  politique  impériale, 
qui  se  donna  tous  les  torts  apparens  de  la  rupture  en  i  870,  four- 
nirent de  magnifiques  argumens  à  ceux  qui  nous  représentaient 
comme  un  peuple  sans  principes,  toujours  prêt  à  déchaîner  le  fléau 
de  la  guerre  sans  motif  sérieux.  Si  la  Hollande  fut  active  et  géné- 
reuse dans  l'organisation  de  ses  ambulances  volontaires,  ce  fut  par 
humanité  pure,  nullement  par  sympathie  prononcée  pour  l'une  ou 
l'autre  des  parties  engagées.  Depuis  notre  désastre  de  Sedan,  il  est 
vrai,  quand  on  vit  que  la  Prusse,  bien  loin  de  s'arrêter  comme  elle 
aurait  pu  et  dû  le  faire  conformément  à  ses  déclarations  officielles, 
ne  songeait  qu'à  pousser  ses  avantages  jusqu'au  bout;  quand  on 
comprit  clairement  qu'elle  voulait  faire  elle-même  ce  qu'elle  avait 
si  vivement  reproché  à  la  France,  une  guerre  de  conquête,  un  revi- 
rement visible  s'opéra  en  notre  faveur.  Les  partisans  de  l'Allemagne 
en  furent  même  alarmés,  et  il  y  eut  une  brochure  politique  publiée 
tout  exprès  par  l'un  des  plus  distingués  sous  ce  titre  :  Le  bon  Droit 
de  l'Allemagne,  même  après  Sedan.  Elle  ne  fit  guère  de  conver- 
sions; mais  de  cette  désillusion  à  de  franches  sympathies  il  y  avait 
encore  loin,  et,  il  faut  le  dire,  les  sanglantes  absurdités  de  la  com- 
mune d'une  part,  les  tendances  réactionnaires  et  cléricales  attri- 
buées à  la  majorité  de  l'assemblée  nationale  de  l'autre,  n'ont  pas 
été  de  nature  à  relever  la  France  dans  l'estime  d'un  peuple  aussi 
libéral  dans  ses  institutions  qu'ami  de  l'ordre  et  du  bon  sens  pra- 
tique. 

Nous  venons  déparier  des  tendances  cléricales  que,  pendant  tout 
l'empire  et  sous  la  république  actuelle,  on  a  imputées  à  la  France 
et  au  gouvernement  français.  N'est-il  pas  déplorable  que,  dans  tout 
le  nord  de  l'Europe,  sans  parler  du  midi,  les  hommes  éclairés,  fort 
alarmés  depuis  quelques  années  des  progrès  de  la  réaction  ultra- 
montaine,  en  soient  réduits  à  se  féliciter  de  l'attitude  hardie  prise 
par  M.  de  Bismarck  à  rencontre  de  ce  qu'on  appelle  désormais  avec 
lui  u  l'Internationale  noire?»  Qui  jamais  leur  eût  prédit  qu'ils  au- 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raient  lieu  de  craindre,  sur  cette  question  spéciale,  mais  de  la- 
quelle dépend  l'avenir  de  la  société  moderne,  la  reconstitution  de 
la  France  comme  grande  puissance  ?  C'est  pourtant  là  que  nous  en 
sommes,  et  qu'on  veuille  bien  ne  pas  attribuer  au  parti-pris  con- 
fessionnel cette  méfiance  de  l'opinion  libérale  étrangère.  Dans  sa 
campagne  anticléricale,  M.  de  Bismarck  a  pour  adversaires  le  pié- 
tisme  protestant  aussi  bien  que  l'ultramontanisme  catholique.  En 
homme  habile  et  qui  s'entend  à  s'emparer  des  causes  riches  d'ave- 
nir, il  a  parfaitement  vu  qu'il  y  avait  une  place  à  prendre,  aux  ap- 
plaudissements d'une  foule  d'hommes  instruits  en  tout  pays,  à  la 
tête  de  la  société  moderne  contre  ceux  qui  la  maudissent  et  vou- 
draient la  détruire.  Gomme  cette  évolution  nouvelle  était  conforme 
à  son  rôle  d'organisateur  de  l'unité  allemande,  comme  l'indiffé- 
rence ou  la  timidité  des  autres  hommes  d'état  lui  faisait  sur  ce  ter- 
rain la  partie  magnifique,  il  s'est  hâté  d'en  profiter.  Pas  plus  en 
Hollande  qu'en  Angleterre  ou  en  Italie,  cette  direction  imprimée  à 
la  politique  allemande  n'a  pu  faire  de  tort  à  l'Allemagne.  Plus  d'un 
parmi  ceux  qui  exècrent  les  moyens  mis  en  œuvre  pour  fonder  la 
puissance  nouvelle  en  est  à  se  dire  que  du  moins  de  ce  côté  elle  tire 
l'Europe  moderne  d'un  véritable  souci. 

Enfin  l'on  peut  se  demander  à  quoi  il  faut  attribuer  cette  com- 
plaisance infinie  pour  l'Allemagne  et  tout  ce  qu'elle  fait,  si  mar- 
quée chez  quelques  écrivains  hollandais.  Est-ce  un  eflet  de  la  com- 
munauté de  sang  germanique?  Il  faut  en  tenir  compte;  mais  il  doit 
y  avoir  une  autre  cause,  car  le  sentiment  exalté  de  cette  commu- 
nauté exclurait  l'attachement  à  l'indépendance  nationale,  et,  encore 
une  fois,  cet  attachement  est  général.  La  cause  immédiate  et  prin- 
cipale se  révèle  dans  le  fait  que  cet  engouement  germanique  se  ren- 
contre presque  uniquement  chez  des  professeurs  ou  des  publicistes 
érudits.  C'est  jusqu'à  un  certain  point  une  tendance  universitaire. 
Il  faut  y  voir  une  conséquence  de  la  supériorité  scientifique  de 
l'Allemague  moderne.  C'est  chez  elle  que  les  savans  hollandais  sont 
habitués  depuis  longtemps  à  renouveler  leurs  méthodes  et  à  suivre 
le  grand  mouvement  de  la  pensée  du  siècle.  La  philosophie,  la  cri- 
tique religieuse,  l'histoire  érudite,  les  sciences  naturelles  s'appro- 
visionnent presque  exclusivement  en  Allemagne.  C'est  la  faute  de 
la  France,  qui  s'est  laissé  ravir  insensiblement  un  sceptre  qu'elle 
avait  longtemps  si  glorieusement  porté.  Ce  commerce  continuel 
avec  l'esprit  allemand  ne  pouvait  manquer  à  la  longue  de  façonner 
plus  d'un  esprit  à  l'allemande  (1).  Chez  nous,  la  familiarité  avec  la 
science  d'outre-Rhin  ne  présente  ordinairement  que  des  avantages. 

•  (1)  Croirait-on,  par  exemple,  qu'au  beau  milieu  de  la  giuerrc  un  professeur  hollan- 
dais s'avisa  d'ap  )liquer  à  nos  malheurs  la  tln'orie  d.xrwiniste  sur  l'éliiuination  fatale 
des  races  inférieures  par  les  supéi'ieures  ! 


LA    HOLLANDE    ET    l'eMPIRE    ALLEMAND.  753 

Il  y  a  trop  de  différences  de  tempérament  intellectuel  pour  qu'une 
usion  complète  s'opère.  En  Hollande,  il  y  a  certainement  aussi  une 
différence  de  constitution  morale  entre  les  deux  nations;  toutefois 
elle  est  naturellement  moins  tranchée.  Si  donc  il  serait  très  faux 
de  prétendre  qu'il  existe  en  Hollande  un  parti  allemand,  il  est  in- 
contestable qu'on  y  peut  noter  une  tendance  germanisante,  forte, 
non  par  le  nombre,  mais  par  le  talent  de  ses  représentans,  et  con- 
tribuant pour  sa  bonne  part  à  cette  mollesse  relative  de  l'opinion 
dont  nous  avons  indiqué  les  autres  causes. 

III. 

La  vérité  est  que  l'opinion  publique  en  Hollande  ne  s'inquiète 
pas  autant  de  la  situation  que  nous  pourrions  le  croire  en  France, 
où  de  sanglantes  expériences  nous  ont  appris  ce  qu'il  faut  pen- 
ser de  la  modération  et  de  l'équité  germaniques.  Reconnaissons  du 
reste  qu'il  ne  serait  pas  conforme  à  la  dignité  d'un  petit  j)euple 
de  s'agiter  dans  le  vide  et  de  provoquer  par  des  démonstrations 
impuissantes  le  malheur  même  qu'il  redoute.  Il  ne  manque  pas  non 
plus  en  Hollande  de  bons  esprits,  éclairés  par  un  patriotisme  pré- 
voyant, et  qui,  sans  haine  contre  l'Allemagne,  croient  pourtant 
nécessaire  d'avertir  leurs  compatriotes  du  danger  qui  les  menace  et 
de  dissiper  les  illusions  que,  par  habitude,  par  indolence  ou  parti- 
pris,  ils  pourraient  se  faire  encore.  Tous  les  hommes  universitaires 
sont  loin  d'avoir  épousé  les  prétentions  allemandes.  Un  honorable 
professeur  d'Utrecht,  M.  Yreede,  connu  par  ses  travaux  sur  l'his- 
toire diplomatique,  a  courageusement  dénoncé  les  périls  que  la 
politique  conquérante  de  la  Prusse  faisait  courir  à  l'Europe  entière. 
Un  autre  professeur  dans  la  même  ville,  M.  Quack,  jeune  écrivain 
d'un  véritable  talent,  a  excité  mainte  fois  l'ire  des  «cousins  d'Alle- 
magne ))  en  perçant  de  sa  plum3  acérée  le  ballon  gonflé  de  la  vertu 
germanique,  et  en  versant  des  flots  d'ironie  sur  ces  professeurs 
d'esthétique  qui  réclamaient  à  cor  et  à  cris  le  bombardement  sans 
miséricorde  des  plus  beaux  monumens  de  la  civilisation  moderne. 
Est-il  donc  possible  de  professer  l'esthétique  et  d'être  aussi  vandale? 
Mentionnons  encore  un  respectable  philanthrope,  M.  de  Dosch  Kem- 
per,  d'Amsterdam,  qui,  dès  les  premiers  jours,  soutint  contre  l'o- 
pinion générale  que,  si  l'empereur  Napoléon  avait  eu  le  tort  insigne 
de  déclarer  la  guerre,  le  roi  Guillaume  avait  fait  tout  ce  qu'il  fallait 
pour  lui  en  inspirer  le  désir.  Le  chef  du  parti  orangiste,  M.  Groen 
van  Prinsterer,  n'est  pas  non  plus  de  ceux  qui  admirent  la  politique 
prussienne  en  fermant  les  yeux  sur  la  gravité  de  la  position  désor- 
mais faite  à  son  pays;  cependant  le  plus  curieux  et  pjut-ètre  le 

TOME  xcvm.  —  1872.  48 


754  R£VUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  digne  d'intérêt  des  avertissemens  que  la  quiétude  hollandaise 
ait  reçus  est  venu  d'Allemagne  même,  d'un  écrivain,  Hollandais  il  est 
vrai,  mais  vivant  depuis  plusieurs  années  au  milieu  des  Allemands 
et  ne  pouvant  se  défendre  d'une  patriotique  anxiété  sur  l'avenir  que 
l'Allemagne  nouvelle  pourrait  bien  réserver  à  son  pays  nat;il  (1). 

L'auteur  du  livre  dont  nous  allons  parler  est  M.  A.  Pierson,  an- 
cien pasteur  d'une  ég'ise  réformée  en  Hollande.  Il  y  a  quelques 
années  qu'il  se  démit  de  ses  fonctions  ecclésiastiques;  ses  opinions 
religieuses  ne  lui  permettaient  plus,  semble-t-il,  de  continuer  à  les 
remplir  con>:cienciiusement.  M.  Pierson  était  fort  goûté  comme  ora- 
teur en  Hollande,  et  l'esi  toujours  comme  écrivain.  En  quittant  son 
pays,  il  se  retirait  à  H  ùdelberg,  où  bientôt  il  occupa,  d'abord  comme 
simple  doccnl,  puis  comme  professeur  extraordinaire,  une  des  chaires 
de  l'université.  Ri^n  ne  serait  plus  injuste,  ayons  soin  de  le  dire, 
que  de  l'accuser  d'avoir  écrit  son  livre  dans  une  pensée  hostile  au 
pays  qu'il  habit  ;.  Ce  n'est  ni  l'Allemagne  ni  même  l'unité  allemande 
qui  r inquiète  pour  l'avenir  de  sa  patrie,  c'est  la  manière  dont  cette 
unité  s'est  faite  et  surtout  l'énorme  pouvoir  confié  aux  mains  d'une 
dynastie  dont  le  passé  est  bien  propre  à  inspirer  les  plus  vives  in- 
quiétudes à  toute  nation  pouvant  passer  pour  être  de  bonne  prise. 
Il  revendique  pour  lui,  non-Allemand  domicilié  dans  le  grand-du- 
ché de  Bade,  le  droit  de  parler  des  affaires  d'Allemagne  avec  la 
même  liberté  et  la  même  sympathie  qu'un  Allemand  de  naissance, 
et  en  particulier  de  professer  la  même  opinion  que  les  nombreux 
Badois  qui  ne  cachent  pas  leur  aversion  pour  le  régime  imposé  de 
Berlin  à  tout 3  la  nation  allemande.  Il  ne  peut  pas  et  ne  veut  pas 
admettre  que  l'Allemand  proprement  dit,  celui  qui  n'écoute  que  sa 
probité  native,  nourrisse  des  envies  d'annexion  violente  contre  un 
peuple  inolfensif  qui  veut  rester  lui-même;  mais  il  se  défie  des  con- 
voitises prussiennes,  de  la  facilité  avec  laquelle  la  Prusse,  mise  en 
appétit,  pourrait  donner  le  change  à  l'Allemagne  sur  le  caractère 
moral  de  ses  spoliations  préméditées,  et  il  s'effraie  de  voir  que  dans 
son  pays,  ou  du  moins  dans  certaines  régions,  règne  un  optimisme 
prussophile  qui  semble  avoir  oublié  toute  l'histoire  antérieure  de 
cette  puissance  esseniiellenient  conquérante. 

(c  On  est  en  train  chez  nous',  j'en  ai  peur,  dit-il,  d'idéaliser  la 
Prusse.  Des  âmes  pieuses  attendent  de  sa  suprématie  l'avancement 
du  règne  de  Dieu  sur  la  terre.  Des  amis  du  peuple  saluent,  dans  les 
victoires  reuiporlé^s  par  la  Prusse  sur  l'Autriche  et  Napoléon,  le 
triomphe  de  l'état  moderne.  Chacun  peut  s'améliorer;  mais,  pour 
savoir  jusqii'à  quel  point  ces  espérances  sont  fondées,  il  serait  con- 

(1)  Ilerinnetivgenuit  Pfuisens  gcschiedenis  (Souvenirs  tirés  de  l'histaire  de  Prusse), 
Aruhcm,  1^72. 


LA   HOLLANDE    ET   l' EMPIRE    ALLEMAND.  755 

venable  d'examiner  le  passé  de  la  Prusse,  et  de  se  demander  en- 
suite :  l'Europe  est- elle  actuellement  délivrée  de  la  politique  révo- 
lutionnaire et  napoléonienne?  ou  bien  cette  politique  subsiste-t-elle 
et  a-t-elle  seulement  changé  de  nom?..  On  n'usurpe  pas  le  man- 
teau des  prophètes  quand  on  prévoit  le  jour  où  notre  existence  na- 
tionale pourra  être  menacée  par  la  Prusse.  Déjà  la  cognée  est  mise 
à  la  racine  d'autres  arbres,  à  celle  des  parties  allemandes  de  l'Au- 
triche comme  de  la  S.uisse.  La  haine  de  la  Prusse  contre  l'Angleterre 
grandit  tous  les  jours.  Est-il  impossible  que  nous  devenions  le  prix 
de  la  lutte  qui  ne  peut  manquer  d'éclater  tôt  ou  tard  entre  les  deux 
puissances?  L'unité  allemande  n' a-t-elle  pas  toujours  été  associée 
à  ridée  d'une  Prusse  puissante  sur  les  mers?  Et  où  la  Prusse  trou- 
vera-t-elle  la  puissance  maritime  ailleurs  que  dans  notre  patrie  et 
dans  nos  colonies?  » 

Il  Y  a  trois  mois,  un  publiciste,  M.  Giraud,  a  raconté  ici  même 
l'histoire  des  origines  et  de  l'accroissement  continu  de  la  maison  de 
Hohenzollern  (1).  M.  Pierson  a  dressé  un  réquisitoire  historique  tout 
semblable  contre  cette  dynastie  foncièrement  et  âprement  annexio- 
niste,  qui  se  compose  de  grands  princes  et  d'hommes  très  médiocres, 
tantôt  incrédules  jusqu'au  cynisme,  tantôt  orthodoxes  jusqu'à  l'in- 
tolérance, les  uns  téméraires,  les  autres  méticuleux,  mais  qui  reste 
identique  à  elle-même  dans  ses  visées  constantes,  et  aspire  depuis 
longtemps  à  devenir  la  maison  la  plus  puissante  en  Europe.  C'est 
une  dynastie  peut-être  plus  remarquable  encore  par  la  prudence 
qui  l'empêcha  souvent  de  céder  aux  tentations  les  plus  séduisantes 
que  par  l'audace  qui  lui  permit  de  profiter  des  occasions  inespé- 
rées qui  s'ofTraiânt  à  elle.  On  peut  porter  à  son  actif  deux  périodes 
d'audace,  celle  de  Frédéric  II  et  celle  du  roi  Guillaume.  Après  de 
longues  intermittences  de  timidité,  presque  d'effacement,  elle  se 
retrouve  prête  à  happer  la  proie  qu'elle  n'a  cessé  d'épier.  Elle  a  tou- 
jours poursuivi  systématiquera3nt  la  domination  sur  l'Allemagne, 
et  par  elle  sur  l'Europe.  Une  des  plus  infernales  ironies  -de  l'his- 
toire, c'est  que  la  Prusse  en  1870  a  soulevé  le  peuple  allemand  tout 
entier  contre  «  l'ennemi  héréditaire,  »  c'est-à-dire  contre  la  France, 
et  que,  s'il  est  une  nation  à  laquelle  la  Prusse  doive  de  la  recon- 
naissance pour  ce  qu'elle  a  fait  aux  momens  les  plus  critiques  de 
son  histoire,  à  l'exception  de  la  guerre  napoléonienne  de  i805, 
cette  nation  sans  contredit  c'est  la  France.  ?M.  Piérson  ne  manque 
pas  de  le  relever  chemin  faisant.  Après  avoir  mis  plus  d'une  fois  à. 
profit  l'alliance  française  pour  s'arrondir  en  Allemagne,  la  Prusse 
s'est  servie  de  la  rancune  allemande,  savamment  attisée,  contre  la 
France,  pour  s'agiandir  encore  aux  dépens  de  celle-ci, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier  1872.        '  '  ' 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Du  reste  M.  Pierson  ne  croit  pas  que  l'unité  allemande,  telle 
qu'elle  s'est  faite  sous  l'hégémonie  ou  plutôt  sous  la  férule  prus- 
sienne, soit  encore  une  unité  bien  réelle.  Il  considère  l'état  de 
choses  amené  par  les  guerres  de  1866  et  de  1870,  non  comme  la 
réunion  de  l'Allemagne  en  un  seul  corps  national,  mais  comme  la 
conquête  à  peine  déguisée  de  l'Allemagne  par  la  Prusse.  En  réalité, 
l'unité  ail;  mande,  sincèrement  et  librement  constituée,  aurait  cher- 
ché son  point  central  entre  le  nord  et  le  midi,  non  pas  à  Berlin,  car 
l'Allemand  du  nord  diffère  autant  que  possible  de  l'Allemand  du 
sud.  Il  est  retiré,  très  économe,  laborieux,  sérieux,  discipliné,  mais 
le  plus  souvent  étroit  d'idées,  hautain,  cassant,  raide  de  corps  et 
d'esprit.  L'Allemand  du  sud  au  contraire  vit  beaucoup  plus  au  de- 
hors, il  est  plus  ouvert,  plus  généreux,  plus  facilement  content  de 
vivre.  M.  Pierson  n'est  donc  nullement  certain  qu'une  fusion  réelle 
des  esprits  et  des  cœurs  s'opérera  sous  le  couvert  de  l'unité  offi- 
cielle à  la  prussienne,  et  il  prévoit  que  l'alliance  hybride,  il  est 
vrai,  mais  déjà  visible,  de  la  démagogie  et  de  l'ultramontanisme 
suscitera  de  sérieux  embarras  aux  directeurs  de  l'édifice  construit 
à  coups  de  sabre.  Cependant,  et  c'est  ainsi  qu'il  conclut,  il  ne 
faut  pas  se  payer  de  vains  rêves,  l'Allemagne  devenue  réaliste  ne 
reviendra  pas  à  l'idéalisme  poétique  et  philosophique  qui  faisait  son 
plus  puissant  attrait,  et  il  faut  que  l'avenir  nous  dise  si  la  redou- 
table Allemagne  d'aujourd'hui,  avec  ses  armées  et  ses  parlemens, 
aura  pour  l'histoire  intérieure  de  notre  race  la  même  signification 
bienfaisante  et  profonde  que  l'Allemagne  désarmée  d'autrefois. 

Tel  est  le  jugement  qu'un  Hollandais  clairvoyant  porte  sur  l'Al- 
lemagne contemporaine,  tout  en  continuant  d'éprouver  pour  elle 
des  sympathies  qu'il  est  permis  à  un  Français  de  ne  pas  ressentir 
au  même  degré  qu'avant  la  guerre  de  1870,  Ce  qui  nous  intéresse 
plus  encore,  c'est  le  parallèle  qu'il  trace  entre  cette  Allemagne 
prussifiée  et  son  propre  pays  sous  le  rapport  du  caractère  national 
et  des  différences  morales  qui  feraient  d'un  assujettissement  quel- 
conque à  l'Allemagne  un  régime  insupportable  pour  la  Hollande. 

Le  publiciste  hollandais  relève  d'abord  la  difl'érence  de  tempé- 
rament populaire  que  crée  entre  deux  nations  le  sentiment  d'un 
passé  glorieux,  remontant  déjà  loin,  et  celui  d'une  élévation  récente 
encore  à  l'état  de  puissance  réellement  indépendante.  Il  ne  faut 
pas  reculer  au-delà  de  Guillaume  III  pour  rencontrer  l'époque  oîi  le 
marquis  de  Brandebourg  se  tenait  pour  très  honoré  de  s'asseoir  à  la 
table  d'un  stathouder  de  Hollande.  Qu'était-ce  que  la  Prusse  aux 
jours  où  la  république  des  Provinces- Unies  luttait  d'influence  et  de 
richesses  avec  la  France  et  l'Angleterre?  Les  deux  natiens  ont  passé 
par  deux  écoles  bien  différentes.  Les  grandes  guerres  de  la  Hollande, 
soit  contre  l'Espagne,  soit  contre  la  France,  ont  eu  pour  mobile  la 


LA    HOLLANDE    ET    l'eMPIEE    ALLEMAND.  757 

noble  ambition  de  conquérir  ou  de  défendre  l'indépendance  natio- 
nale, et  non,  comme  les  campagnes  de  la  Prusse,  le  désir  de  s'en- 
richir avec  les  dépouilles  d'autrui.  Il  en  est  résulté  chez  le  peuple 
hollandais  un  sentiment  extrêmement  vif  de  la  liberté,  du  droit  po- 
pulaire, de  l'individualisme,  sentiment  qui  tranche  singulièrement 
avec  cette  vertu  prussienne  qui  consiste  surtout  à  se  courber  et  à 
obéir.  La  bureaucratie  prussienne,  par  exemple,  si  on  la  transpor- 
tait en  Hollande  avec  le  servilisme  de  ses  habitudes  et  l'arrogance 
de  ses  prétentions,  ne  tarderait  pas  à  être  intolérable. 

La  Hollande  est  riche  depuis  longtemps,  et,  sans  faire  plus  de  cas 
qu'il  ne  convient  de  cette  supériorité,  il  ne  faut  pas  méconnaître 
qu'une  longue  possession  de  la  richesse  a  creusé  un  abîme  entre  les 
habitudes  cossues,  étoffées,  du  peuple  hollandais  et  la  vie  gênée, 
maigre  à  tous  égards,  du  peuple  allemand.  Pauvreté  n'est  pas 
vice,  mais  richesse  non  plus,  et  surtout,  quand  il  s'agit  de  deux 
peuples,  on  peut  être  certain  d'avance  que  leurs  qualités  et  leurs 
défauts  se  ressentiront  fortement  de  l'inégalité  de  leur  fortune.  Par 
exemple,  l'esprit  hollandais,  rendu  plus  souple  par  son  éducation 
historique  et  sociale,  s'ouvre  bien  plus  facilement  que  l'esprit  alle- 
mand aux  opinions  et  aux  idées  d'origine  étrangère.  Le  Hollandais 
possède  les  qualités  germaniques  de  sérieux  dans  la  vie  et  de  pro- 
fondeur dans  la  pensée,  mais  il  sait  apprécier,  il  aime  le  brillant 
des  peuples  latins.  L'esprit  français  trouve  en  lui  un  admirateur 
très  sympathique.  L'écrivain  hollandais,  comme  le  français,  tâche 
d'écrire  d'une  manière  agréable.  H  ne  se  modèle  }  as  sur  ces  gros 
livres  allemands,  très  savans  sans  doute,  mais  qui  font  payer  si 
cher  à  leurs  lecteurs  le  profit  qu'ils  en  peuvent  tirer.  Que  de  fois  on 
lit  les  Allemands  avec  un  sentiment  comparable  à  celui  du  voya- 
geur qui  se  résigne  à  la  poussière  du  chemin  et  à  la  grosse  chaleur 
du  jour  dans  l'espoir  d'arriver  enfin  à  quelque  chose  qui  le  récom- 
pensera de  toutes  ses  peines!  Les  savans  allemands  qui  ont  du 
style  sont  rares;  bien  peu  songent  à  lutter  avec  la  langue,  à  la 
dompter,  à  l'assouplir,  et  il  y  a  plus  d'artistes  de  la  plume  dans  la 
petite  Hollande  que  dans  la  grande  Allemagne. 

Cette  remarque  trouve  son  explication  dans  un  fait  d'ordre  plus 
général.  La  personnalité,  le  type  individuel  est  plus  fortement 
marqué  en  Hollande  qu'en  Allemagne.  Bien  peu  de  savans  alle- 
mands gagnent  à  être  connus  personnellement;  le  livre  et  l'écri- 
vain en  Allemagne  se  confondent.  Le  savant  allemand,  inépuisable 
tant  qu'on  lui  parle  de  sa  science  spéciale,  est  muet  sur  tout  le 
reste.  Si  vous  le  suivez  sur  son  terrain  de  prédilection,  ne  vous 
avisez  pas  de  le  contredire  :  vous  êtes  par  cela  même  k  ses  yeux  un 
ignorant,  si  ce  n'est  un  homme  immoral.  La  causerie,  la  discussion, 
ne  lui  vont  pas.  H  ne  comprend  rien  au  trait  sardonique  lancé  sans 


758  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

intention  méchante,  qu'il  faut  recevoir  de  bonne  humeur.  A  vos 
flèches  légères  il  répondra  par  des  bombes.  C'est  pourtant  par  ce 
genre  de  polémique,  où  la  courtoisie  n'exclut  pas  la  vivacité,  que 
se  révèle  le  mieux  la  personnalité.  Le  savant  allemand  n'est  point 
dépourvu  de  tout  attrait;  sa  simplicité,  sa  naïveté,  le  sérieux  par- 
fait avec  lequel  il  voue  toute  la  poésie  de  son  âme,  tout  l'idéal  de 
sa  vie,  à  l'étude  de  quelques  questions  abstraites,  sa  susceptibilité 
ombrageuse,  son  dévoûmentà  la  science  spéciale  dont  il  se  fait  une 
maîtresse  adorée,  tout  cela  commande  autre  chose  que  le  dédain, 
tout  cela  même  a  droit  au  respect;  mais  ce  sont  là  des  traits  généraux 
dont  aucun  ne  caractérise  un  individu,  une  véritable  personne. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  :  c'est  le  même  effacement  du  caractère 
individuel  qui  fait  que  TAllemand  se  courbe  si  aisément  devant  son 
supérieur,  tandis  que  le  Hollandais  est  républicain-né.  S'il  est  fort 
attaché  à  la  famille  d'Orange,  c'est  bien  plus  parce  qu'elle  est  fa- 
mille d'Orange  que  parce  qu'elle  est  famille  royale.  C'est  le  main- 
tien persévérant  du  bon  droit  de  la  nationalité  néerlandaise  qui  fait 
le  prestige  de  la  dynastie,  et  on  ne  crie  pas  ordinairement  en  Hol- 
lande :  Vive  le  roi!  on  crie  :  Or  an  je  bovenl  Orange  à  notre  tête! 
parce  que  cela  veut  dire  indépendance  et  sécurité,  quel  que  soit  le 
titre  conféré.  Cet  individualisme  prononcé  engendre  peut-être  les 
défauts  particuliers  que  les  étrangers  reprochent  aux  Hollandais, 
une  certaine  raideur,  peu  de  liant,  une  grande  froideur.  L'enthou- 
siasme est  rare  en  Hollande,  sauf  quand  il  s'agit  de  quelques  ques- 
tions où  les  Hollandais  se  sentent  unanimes.  Sur  les  autres  points, 
chacun  a  son  idée,  se  dit  que  son  voisin  a  le  droit  absolu  d'en  avoir 
une  autre,  et  il  est  peu  de  pays  où  il  soit  aussi  difficile  de  former 
une  nombreuse  école,  d'organiser  un  grand  parti,  de  créer  un  cou- 
rant général  d'opinion  qu'on  puisse  diriger,  modérer  ou  précipiter 
à  volonté.  Lorsqu'on  suit  de  près  le  jeu  des  partis  politiques  en 
Hollande,  on  est  frappé  de  la  vérité  de  cette  observation.  Combien 
de  fois  M.  Thorebecke,  l'éminent  homme  d'état  qui  depuis  18/iS  a  le 
plus  souvent  présidé  le  conseil  des  ministres,  a-t-il  vu  sa  majorité 
se  scinder,  se  dissoudre,  l'abandonner  dans  les  momens  critiques! 
Que  de  déceptions  M.  Groen  et  les  chefs  du  vieux  parti  orangiste  se 
sont  vu  infliger  toutes  les  fois  qu'ils  ont  essayé  de  grouper  et  de 
concentrer  les  forces  réactionnaires!  La  politique  et  la  littérature 
de  ce  petit  pays  sont  comme  sa  grande  école  de  peinture.  Elles 
comprennent  les  excentricités  d'un  Jean  Steen  aussi  bien  que  le  sé- 
rieux imposant  d'un  Rembrandt.  C'est  pour  la  même  raison  qu'au- 
cun pays  sur  le  continent  ne  compte  autant  de  sectes  religieuses 
habituées  depuis  longtemps  à  vivre  côte  à  côte.  «  On  nous  a  dit 
souvent  que  nous  étions  les  Chinois  de  l'Europe,  s'écrie  M.  Pierson; 
eh  bien!  oui,  nous  sommes  les  Chinois  de  l'Europe,  nous  ne  res- 


LA    HOLLANDE    ET    l'eMPIRE    ALLEMAND.  759 

semblons  qu'à  nous-mêmes,  il  y  a  une  muraille  autour  fie  notre 
nationalité,  et  l'aimable  légion  des  gouvernantes  anglaises  et  suisses, 
notre  connaissance  des  langues  étrangères,  nos  voyages,  notre  pré- 
dilection même  pour  ce  qui  est  étranger,  rien  encore  n'a  pu  déta- 
cher une  pierre  de  cette  muraille...  Quand  les  étrangers  viennent 
chez  nous,  ils  nous  eiitendent  parler  dans  leur  langue  respective, 
ils  retrouvent  une  partie  de  leur  esprit  et  de  leur  vie  spirituelle, 
l'Anglais  son  méthodisme,  l'Allemand  sa  science,  le  Français  sa  lit- 
térature, l'italien  son  Dante,  et  tous  de  s'écrier  :  «  C'est  surpre- 
nant, mais  dans  cette  Chine  il  me  semble  que  je  suis  encore  chez 
moi.  » 

Il  y  a  incontestablement  beaucoup  de  vérité  dans  ce  tabkau 
qu'un  Hollandais  trace  de  son  pays,  lors  même  que  çà  et  là  on 
serait  tenté  de  lui  faire  quelques  objections.  Qa'il  nous  soit  peim.is 
d'ajouter  un  trait  anquel  l'ingénieux  écrivain  ne  paraît  pas  avoir 
songé.  Quand,  bien  avant  les  derniers  événemens,  nous  cher- 
chions à  nous  expliquer  cette  espèce  de  discordance  qui  existe  entre 
deux  populations  si  voisines  par  le  sang  et  par  la  langue,  nous 
arrivions  en  dernière  analyse  à  cette  antithèse  :  l'Allemand,  pris 
en  général,  est  ou  Mon  idéaliste  au  suprême  degré,  ou  bien  il  est 
d'un  réalisme  grossier,  parfois  même  il  est  en  même  temps  l'un  et 
l'autre.  Le  Hollandais  serait  plutôt  positif,  c'est-à-dire  que,  sans 
abjurer  l'idéal,  il  aime  avant  tout  la  réalité  pratique.  Cette  réalité, 
à  son  tour,  si  on  veut  qu'elle  lui  plaise,  doit  être  relevée  par  un 
certain  attrait  moral.  Il  y  a  donc  antagonisme  fréquent  de  goûts  et 
de  tendances  entre  l'Allemand  et  lui.  Tantôt  l'idéalisme  quintes- 
sencié  de  son  voisin  le  met  en  défiance  ou  l'ennuie,  tantôt  son  excès 
de  prosaïsme,  son  mépris  des  convenances,  l'effrontoriG  de  son 
égoïsme,  lui  répugnent.  Il  est  à  chaque  instant  ou  trop  au-dessous 
ou  trop  au-dessus  de  l'Allemand  pour  s'imaginer  qu'il  ne  fait  qu'un 
avec  lui. 

A  quelque  point  de  vue  qu'on  se  place,  il  faut  donc  avertir  de 
l'erreur  profonde  où  ils  tombent  ceux  qui  inclineraient  à  fonder 
sur  l'affinité  matérielle  de  la  race  un  argument  en  faveur  d'une 
fusion  de  la  Hollande  dans  l'Allemngne  et  surtout  dans  l'Allemagne 
prussienne.  11  y  a  entre  les  deux  peuples  c  tte  incompatibilité  d'hu- 
meur qui  n'empêche  nullement  des  relations  amicales  de  s'établir  et 
de  durer  entre  deux  voisins,  mais  à  la  condition  que  chacun  d'eux 
reste  chez  lui.  La  cohabitation  serait  un  supplice  pour  tous  les  deux, 
surtout  pour  le  plus  faible.  Si  l'annexion  de  la  Hollande  devait  un 
jour  se  réaliser,  ce  seraitun  triomphe  nouveau  de  la  force  brutale, 
et  nous  aurions  à  enregistrer  un  meurtre  national  de  plus  dans  les 
annales  de  l'Europe  moderne. 


"60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IV. 


Ceux  qui  croient  le  moins  aux  dangers  que  court  désormais  l'in- 
dépendance nationale  de  la  Hollande  sont  les  Allemands  honnêtes, 
qui  ne  veulent  pas  admettre  que  la  Prusse  puisse  commettre  un 
acte  aussi  évidemment  injuste,  —  sauf  à  trouver  admirable  le  pré- 
texte qu'il  lui  plaira  de  mettre  en  avant  pour  se  justifier,  quand 
elle  en  éprouvera  le  besoin,  —  et  ces  Hollandais  dont  M.  Pierson 
a  cru  nécessaire  de  troubler  la  placidité  un  peu  myope.  Partout 
ailleurs  en  Europe  on  sent  que  la  position  de  cet  intéressant  petit 
pays  est  devenue  critique.  Il  est  vrai  qu.e  jusqu'à  un  certain  point 
la  Prusse  aurait  le  droit  de  protester  contre  des  soupçons  qu'aucun 
fait  palpable  jusqu'à  présent  n'autorise.  Si  de  plus  on  fait  entrer 
en  ligne  de  compte  que  la  politique  commei"tiale  très  libérale  du 
gouvernement  hollandais  n'apporte  aucune  entrave  sérieuse  au  tra- 
fic international,  on  devra  éliminer  des  chances  de  conflit  l'un  des 
plus  actifs  stimulans  qui  puissent  pousser  un  peuple  à  faire  bon 
marché  de  l'indépendance  d'un  voisin  plus  faible.  Enfin  il  faut  re- 
connaître à  la  politique  de  la  Prusse,  comme  à  la  tactique  de  ses 
généraux,  le  mérite  de  tenter  bien  rarement  des  entreprises  que  la 
prudence  conseillerait  d'ajourner.  Serait-il  prudent  à  elle  de  com- 
promettre la  consolidation  de  l'unité  germanique  en  brusquant  son 
extension  sur  un  territoire  habité  par  une  population  récalcitrante, 
et  à  laquelle  l'Europe  entière,  bien  qu'affaiblie,  porterait  de  vives 
sympathies? 

Ces  considérations  seraient  de  nature  à  confirmer  les  optimistes 
dans  leur  sécurité;  mais  est-il  possible  de  négliger  le  revers  des  mé- 
dailles? La  Prusse  a-t-elle  le  droit  qu'on  la  croie  sur  parole  quand 
elle  proteste  de  l'innocence  de  ses  intentions?  Assurément  ce  n'est 
pas  en  France  que  nous  nous  sentirions  très  rassurés  par  les  certi- 
ficats de  probité  politique  dont  la  Prusse  se  gratifierait  elle-même. 
D'autre  part,  quelque  libéral  que  soit  un  régime  commercial  établi 
entre  deux  pays  indépendans,  rien  n'équivaut  pourtant  à  l'unité  de 
législation,  de  douanes,  de  monnaie,  de  mesures,  et  il  faut  s'at- 
tendre à  ce  que  plus  d'une  voix  s'élèvera  en  Allemagne  pour  dé- 
montrer les  avantages  que  la  Hollande  retirerait  de  son  entrée  dans 
le  Zollvo-ein.  La  Bavière,  la  Saxe,  le  Wurtemberg,  ne  s'en  sont- 
ils  pas  trouvés  à  merveille?  Enfin,  s'il  y  a  des  Allemands  qui  ne 
songent  pas  à  l'annexion  de  la  Hollande,  il  en  est  beaucoup  d'autres 
qui  y  pensent  très  sérieusement,  et  qui  s'abandonnent  d'autant  plus 
volontiers  à  cette  espérance  qu'ils  ignorent  la  profonde  répugnance 
qu'elle  inspirerait  aux  Hollandais  eux-mêmes.  Si  la  prudence  pou- 
vait conseiller  à  la  Prusse  de  borner  ses  ambitions,  est-il  certain 


LA    HOLLANDE    ET    l' EMPIRE    ALLEMAND.  761 

qu'elle  ne  se  croira  pas  forcée  de  faire  taire  les  oppositions  gran- 
dissantes à  l'intérieur  de  l'Allemagne  par  quelque  nouvelle  entre- 
prise à  l'extérieur  ?  C'est  ainsi  que  plus  d'une  puissance  conqué- 
rante a  calculé  dans  ses  momens  d'embarras.  Le  négociant  qui  voit 
péricliter  les  affaires  qu'il  a  lancées  gagne  souvent  du  temps  et  des 
chances  en  en  créant  de  nouvelles  (1). 

La  conduite  des  hommes  d'état  en  Hollande  a  été  jusqu'à  pré- 
sent ce  qu'elle  devait  être.  Après  avoir  pendant  la  guerre  poussé 
jusqu'au  scrupule  le  respect  des  lois  de  la  neutralité,  ils  ont  évité 
de  donner  à  la  puissance  victorieuse  le  moindre  prétexte  d'ingé- 
rence ou  de  mécontentement  avouable;  mais  il  est  évident  qu'ils  ne 
se  dissimulent  pas  les  périls  qui  menacent  dans  l'avenir,  sinon  dans 
le  présent,  l'indépendance  de  leur  pays.  La  réorganisation  de  l'ar- 
mée, la  réforme  des  lois  de  recrutement,  l'amélioration  des  armes, 
sont  à  l'ordre  du  jour.  Récemment  encore  le  ministre  de  la  guerre 
venait  demander  à  la  chambre  la  somme,  énorme  pour  le  pays,  de 
34  millions  de  florins  (environ  72  millions  de  francs)  pour  le  mettre 
en  état  de  défense.  Lorsqu'on  se  demande  quelle  est  la  puissance 
contre  laquelle  on  croit  nécessaire  de  prendre  de  telles  précautions, 
la  réponse  n'est  guère  douteuse.  Il  en  est  en  Hollande  comme  en  An- 
gleterre, où,  depuis  que  le  régime  imp(''rial  français,  longtemps  si 
redouté,  est  à  terre,  on  a  découvert  la  nécessité  de  tripler  le  nombre 
des  soldats  et  de  s'armer  jusqu'aux  dents.  C'est  ainsi  que  la  paix 
dictée  à  la  France  par  la  Prusse  condamne  l'Europe  à  un  militarisme 
hors  de  toute  proportion  avec  tout  ce  que  nous  avons  conçu  jusqu'à 
présent.  Où  est  le  temps  où  la  France  portait  ombrage  à  l'Europe 
entière  parce  qu'elle  avait  toujours  de  3  à/iOO,000  soldats  prêts  à  se 
jeter  n'importe  où?  Quatre  cent  mille  homme?,  qu'est-ce  que  cela? 

Les  efforts  des  Hollandais  prévoyans  rencontrent  des  difficultés 
de  plus  d'un  genre.  Le  peuple  néerlandais,  essentiellement  com- 
merçant, n'a  jamais  eu  des  goûts  militaires.  H  calcule  avec  effroi 
les  sommes  improductives  qu'engloutit  chaque  année  le  budget  de 
l'armée,  et  il  est  peu  de  pays  où  les  théories  du  désarmement  gé- 
néral aient  fait  autant  de  progrès  dans  les  dernières  années.  C'est 
au  point  que  tout  récemment  encore,  dans  un  cercle  politique 
d'Amsterdam,  on  a  pu  présenter  avec  un  demi-succès  la  proposition 
de  supprimer,  ou  peu  s'en  faut,  le  budget  de  la  guerre.  La  Hol- 
lande, disaient  les  promoteurs  du  projet,  est  forte  de  son  bon  droit, 

(1)  Nous  omettons  à  dessein  les  complications  qui  ne  pourront  un  jour  ou  l'autre 
manquer  d'éclater  à  propos  du  Luxembourg.  On  ne  sait  pas  assez  à  l'étranger  que,  si 
le  roi  de  Hollande  est  aussi  grand-duc  de  Luxembourg,  il  n'y  a  rien  de  commun  entre 
ce  pays  et  la  Hollande,  dont  il  est  séparé  par  l'Allemagne  et  la  Belgique.  Législation» 
ministère,  parlement,  tout  diffère.  La  Hollande  ne  pourrait  être  impliquée  dans  les 
affaires  du  grand-duché  que  comme  co-signataire  du  traité  qui  en  garantit  la  neutralité. 


762  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  sa  force  morale,  et,  si  cette  égide  ne  suffisait  pas  à  la  protéger, 
elle  est  trop  faible  pour  se  défendre  avec  chance  de  succès. 

Le  raison'a.'inent  est  spacieux,  mais  il  n'est  que  cela,  et  le  bon 
sens  du  pays  en  a  fait  immédiatement  justice.  11  est  vrai  qu'en  face 
de  la  muitiUide  d'hommes  armés  dont  l'Allemagne  pourrait  inonder 
la  Hollande,  le  peuple  hollandais,  même  levé  en  masse,  ne  pourrait 
mettre  en  ligne  qu'une  armée  relativement  peu  nombreuse.  Il  au- 
rait bien  de  la  peine  h  réaliser  un  chiffre  supérieur  à  150,000  coai- 
battans.  On  doit  même  ajouter  que,  si  la  guerre  devait  durer  long- 
temps sans  l'intervention  de  l'Europe,  la  Hollande  succomberait 
infailliblement.  Une  guerre  de  quatre-vingts  ans  ne  serait  plus  pos- 
sible aujourd'hu',  comme  elle  le  fut  jadis  contre  l'Espagne;  mais  il 
faut  maii) tenant  faire  entrer  en  ligne  de  compte  l'acharnement  avec 
lequel  le  peuple  se  défendrait.  Les  quelques  voix  qui  s'élèveraient 
pour  conseiller  une  soumission  honteuse  seraient  noyées  dans  la  ré- 
probation générale.  Des  jugemens  très  divers  sont  portés  sur  le  roi 
de  Hol'ande,  Guillaume  III;  mais  de  l'aveu  de  tous  c'est  un  soldat 
énergique,  portant  haut  la  conscience  de  ce  qu'en  pareil  cas  il  de- 
vrait au  glorieux  nom  de  sa  race.  Personnellement  très  courageux, 
il  se  ferait  hacher  à  la  tête  de  son  armée  plutôt  que  de  devenir 
l'homme-lige  d'un  empereur  allemand  quelconque.  L'appel  qu'il 
adresserait  à  son  peuple  au  nom  du  pays  en  danger  électriserait  les 
masses,  qui  ne  lui  refuseraient  rien  ni  en  hommes  ni  en  argent.  En 
second  lieu,  des  militaires  très  compétens,  le  premier  Napoléon 
entre  autres,  ont  toujours  eu  la  plus  haute  idée  de  la  force  de  résis- 
tance que  la  Hollande,  bien  décidée  à  se  défendre,  est  en  état  d'op- 
poser à  ses  envahisseurs.  Le  pays  est  plat,  mais  tellement  sillonné 
de  fleuves,  de  canaux,  de  fossés  pleins  d'eau,  que  les  grandes  ma- 
nœuvres sont  à  peu  près  impossibles  sur  la  partie  la  plus  inipor- 
tante  du  territoire.  L'artillerie,  par  exemple,  ne  peut  circuler  que 
sur  les  chaussées  empierrées  qui  coupent  les  interminables  prairies 
néerlandaises.  Partout  ailleurs  elle  s'enfoncerait  dans  un  sol  spon- 
gieux qu'il  faut  continuellement  relever  pour  qu'il  ne  s'affaisse  pas 
au  niveau  des  eaux  dormantes.  Il  existe  un  plan  très  ingénieux, 
fondé  sur  la  configuration  particulière  du  sol,  qui  permettrait  en 
cas  de  besoin  d'inonder  toute  une  large  bande  de  terrain,  partant 
du  Zuiderzée,  contournant  Utrecht,  allant  rejoindre  la  Mer  du  Nord, 
et  qui  ferait  de  la  Hollande  proprement  dite  une  île-forteresse  qu'on 
ne  pourrait  bloquer,  à  moins  de  disposer  de  forces  maritimes  très 
considérables.  Derrière  cette  ceinture  aquatique,  s'appuyant  sur 
des  forts  espacés  au  milieu  des  eaux,  les  défenseurs  du  pays  pour- 
raient défier  longtemps  les  coups  du  plus  puissant  ennemi.  Le 
grand  inconvénient  de  ce  plan  est  toutefois  que  les  provinces  si- 
tuées au-delà  de  cette  ligne  de  défense  devraient  être  abandonnées 


LA    HOLLANDE    ET    l'eMPIRE    ALLEMAND.  763 

à  l'envahisseur,  et  l'imaginaiion  s'épouvanie  à  la  pensée  des  ruines 
indescriptibles  qui  viendraient  accabler  un  pays  devenu  prospère  à 
force  de  patience  et  de  travail.  C'est  même  la  perspective  de  ces 
désastres  qui  pourrait  ébranler  plus  d'un  courage  et  rendre  quelque 
autorité  aux  voix  qui  conseilleraient  la  soumission. 

Cependant,  si  nous  avions  des  conseils  à  donner  au  peuple  hol- 
landais, nous  serions  de  ceux  qui  l'exhorteraient  à  se  défendre  jus- 
qu'au bout,  d'abord  parce  qu'à  la  guerre  les  prévisions  les  plus 
rationnelles  peuvent  être  démenties  par  les  événemens  les  moins 
probables,  et  qu'on  voit  même  les  bons  joueurs  perdre  parfois  avec 
les  meilleures  cartes,  —  ensuite  parce  que  la  défaite  est  plus  hono- 
rable que  la  souTuission  lâche,  et  que  pour  les  peuples,  encore  plus 
que  pour  les  rois,  on  ne  peut  jamais  dire  que  tout  soit  perdu  quand 
l'honneur  est  sauf,  puis  encore  parce  qu'une  résistance  courageuse 
leur  vaudrait  les  sympathies  de  toute  l'Europe,  c|ui,  malgré  son  dé- 
sarroi, comprendrait  qu'il  est  des  ambitions  intolérables  contre  les- 
quelles il  faut  à  tout  prix  que  tous  s'unissent;  enfin  parce  que  l'a- 
venir est  à  Dieu,  que  les  grands  empires  fondés  par  la  violence 
finissent  de  même,  et  que  le  meilleur  titre  pour  un  peuple  revendi- 
quant son  indépendance  dans  les  momens  de  réorganisation  euro- 
péenne, c'est  de  pouvoir  rappeler  qu'il  a  fait  tout  ce  qu'il  pouvait 
pour  la  défendre.  Nous  serions  bien  surpris  si,  en  tenant  ce  langage, 
nous  ne  rencontrions  pas  l'assentiment  de  l'immense  majorité  des 
Hollandais. 

Au  reste,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  faire  des  vœux  pour 
que  les  faits  viennent  donner  tort  à  nos  appréhensions.  Sommes- 
nous  donc  condamnés  sans  rémission  à  voir  la  guerre  ensanglanter 
toute  la  fin  de  ce  siècle,  comme  elle  en  a  désolé  les  premières  an- 
nées? Les  gouvernemens  militaires  pourront-ils  toujours  fermer 
l'oreille  à  la  grande  voix  de  la  civilisation,  qui  réclame  avec  une 
énergie  croissante  qu'on  en  finisse  avec  la  conquête  et  les  horribles 
moyens  qui  la  procurent?  Le  sentiment  que  dans  la  confédération 
européenne  tous  les  peuples,  petits  et  grands,  qui  ont  une  con- 
science nationale,  un  esprit,  une  valeur  propre,  ont  droit  par  cela 
même  à  l'indépendance,  ce  sentiment  ne  prévaudra-t-il  pas  un  jour 
sur  les  théories  matérialistes  qui  érigent  le  sang,  la  race,  l'idiome, 
en  facteurs  exclusifs  des  nationalités,  et  laissent  de  côté  la  sympa- 
thie morale,  la  communauté  des  épreuves  et  des  gloires?  Si  donc 
nous  disons  aux  Hollandais  :  VeiFez,  tenez  votre  poudre  sèche,  nous 
voulons  ajouter  :  Espérons  encore  que  vous  n'aurez  pas  besoin  de 
vous  en  servir. 

*  *  * 


UN   MINISTRE 

DU  ROI  PHILIPPE  LE  BEL 


GUILLAUME    DE    NOGARET    (1). 

ill. 

LE    PROCÈS    CONTRE    LA    MÉMOIRE    DE    BONIFACE. 


I. 

On  a  présenté  avec  beaucoup  de  raison  le  procès  contre  la  mé- 
moire de  Boniface  YIII  comme  l'épée  que  Philippe  le  Bel  tenait  sus- 
pendue au-dessus  de  la  tête  de  Clément  V  pour  le  forcer  à  servir  sa 
politique.  Il  est  bien  remarquable  en  effet  que  cette  scandaleuse  af- 
faire fut  mise  plus  sérieusement  que  jamais  sur  le  tapis  à  un  moment 
où  le  roi  devait  éprouver  contre  le  pape  une  assez  vive  rancune.  Bien 
loin  de  le  servir  dans  sa  folle  ambition  de  mettre  la  couronne  impé- 
riale sur  la  tête  de  son  frère  Charles  de  Valois  après  la  mort  d'Albert 
d'Autriche,  Clément  avait  poussé  à  l'élection  de  Henri  de  Luxem- 
bourg, pour  s'en  faire  un  protecteur  contre  la  France;  il  favorisait 
de  plus  entre  le  nouvel  empereur  et  la  maison  capétienne  de  Naples 
une  alliance  susceptible  d'amener  la  réconciliation  des  guelfes  et 
des  gibelins.  Cette  politique,  si  naturelle,  si  raisonnable,  irritait 
Philippe.  Chaque  jour,  l'habile  Clément  rompait  quelqu'une  des 
mailles  du  fdet  où  le  puissant  souverain  avait  cru  pour  jamais  le 
tenir  enfermé. 

Nous  avons  vu  que  la  question  de  la  continuation  du  procès  in- 
tenté par  Nogaret  contre  la  mémoire  de  Boniface  fut  traitée  entre 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  avril. 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  765 

le  pape  et  le  roi  dès  le  couronnement  de  Clément  à  Lyon  en  no- 
vembre 1305.  L'affaire  dormit  ensuite  près  de  trois  ans,  sans  être 
pourtant  abandonnée.  Les  Colonnes  continuaient  en  silence  leur 
entassement  de  calomnies.  Au  commencement  de  1308,  le  cardi- 
nal Napoléon  des  Ursins  se  rend  à  Rome  pour  enrôler  les  témoins; 
le  7  février,  il  écrit  au  roi  pour  l'engager  à  presser  l'affaire.  Clé- 
ment tardant  toujours  à  tenir  ses  promesses,  le  roi  profita  de  l'en- 
trevue qu'il  eut  avec  le  pape  à  Poitiers  en  mai,  juin  et  juillet  1308, 
pour  réitérer  ses  exigences  en  présence  des  cardinaux.  11  demandait 
que  tous  les  actes  de  Boniface  depuis  la  Toussaint  de  l'an  1300  fus- 
sent annulés,  qu'au  cas  où  ce  pape  serait  convaincu  d'avoir  été  hé- 
rétique, ses  os  fussent  déterrés  et  brûlés  publiquement,  ajoutant 
avec  une  modération  hypocrite  que  son  ardent  désir  était  qu'il  fût 
trouvé  innocent  plutôt  que  coupable.  Le  roi  fit  présenter  dès  lors 
quarante-trois  articles  d'hérésies  dressés  par  son  conseil;  il  requé- 
rait qu'on  les  examinât,  et  que  ses  procureurs  fussent  reçus  à  les 
prouver.  Selon  d'autres,  il  aurait  sollicité  en  même  temps,  par  le 
ministère  de  Plaisian,  la  canonisation  de  Célestin  et  l'absolution  de 
Nogaret.  Ce  zèle  pour  la  sainteté  d'un  vieil  ermite  étrangement 
simple  d'esprit  n'était  pas  désintéressé.  Au  point  où  les  choses  en 
étaient  venues,  la  canonisation  de  Célestin  devait  paraître  une  in- 
jure à  la  mémoire  de  Boniface,  un  triomphe  pour  le  roi  et  Nogaret. 
L'embarras  du  pape  fut  extrême.  11  consulta  ses  cardinaux,  qui 
l'engagèrent  à  gagner  du  temps,  et,  pour  détourner  le  coup,  à  leur- 
rer le  roi  par  l'indiction  d'un  concile.  Un  projet  de  bulle  commen- 
çant par  ces  mots  :  lœlamur  in  le^  daté  du  l*"""  juin  1308,  ne  satis- 
fit ni  le  roi  ni  Nogaret.  Ce  projet  resta  une  lettre  morte.  Le  pape  ne 
fit,  ce  sem.ble,  aucune  déclaration  officielle;  il  en  dit  cependant  as- 
sez pour  que  les  adversaires  de  Boniface  se  crussent  autorisés  à 
publier  que,  dans  un  consistoire  public  tenu  à  Poitiers,  le  pape 
avait  annoncé  qu'aussitôt  après  son  établissement  à  Avignon  il 
commencerait  à  entendre  la  cause.  Il  est  probable  que  Nogaret  et 
ses  amis  se  donnèrent  le  mot  pour  feindre  de  prendre  au  sérieux 
cette  assignation  et  pour  venir  mettre  le  pape  en  demeure  de  tenir 
sa  promesse.  Au  commencement,  de  1309,  en  effet,  Rainaldo  da 
Supino,  qui  depuis  sa  ligue  avec  Nogaret  se  qualifiait  chevalier 
du  roi  de  France,  se  mit  en  route  pour  Avignon.  On  se  raconta 
bientôt  avec  indignation  une  étrange  histoire.  Rainaldo,  arrivé  à 
trois  lieues  d'Avignon,  fut  attaqué  par  des  gens  armés  que  les  pa- 
rens  ou  amis  de  Boniface  avaient,  dit-on,  mis  en  embuscade.  Quel- 
ques-uns de  ses  hommes  furent  tués,  les  autres  blessés  ou  mis  en 
fuite.  Ceux  qui  l'avaient  accompag.ié  pour  se  rendre  accusateurs 
contre  Boniface  reprirent  la  route  de  l'Italie,  en  criant  bien  haut 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  l3ur  vie  était  exposée.  Rainaklo  protesta  à  Nîmes  par  un  acte 
du  25  avril  1309.  11  y  eut  en  toute  cette  affaire,  du  côté  de  Nogaret 
et  de  ses  complices,  tant  de  roueries  et  d'impostures,  qu'il  est  per- 
mis de  croire  que  l'attaque  dont  il  s'agit  fat  une  collusion.  Nogaret 
tenait  beaucoup  à  se  donner  l'air  d'une  victime  et  à  présenter  les 
Gaetani  comme  des  gens  violens  et  puissans  contre  lesquels  il  avait 
besoin  d'être  protégé. 

Le  3  juillet  1309,  le  roi  écrit  de  Saint-Denis  au  pape  pour  se 
plaindre  que  l'affaire  n'avance  pas,  que  cependant  les  témoins 
meurent,  que  les  preuves  périssent.  Enfin  le  13  septembre  1309 
sort  une  bulle  de  Clément  V,  datée  d'Avignon.  «  Au  commence- 
ment de  notre  pontificat,  lorsque  nous  étions  à  Lyon  et  ensuite  à 
Poitiers,  le  roi  Philippe,  les  comtes  Louis  d'Évreux,  Gui  de  Saint- 
Pol  et  Jean  de  Dreux,  avec  Guillaume  de  Plaisian,  chevalier  (on 
remarquera  l'absence  du  nom  de  Nogaret),  nous  demandèrent  in- 
stamment de  recevoir  les  preuves  qu'ils  prétendaient  avoir  que  le 
pape  Boniface  VIII,  notre  prédécesseur,  était  mort  dans  l'hérésie.  » 
Le  pape  n'a  garde  de  croire  une  telle  accusation;  néanmoins  il  as- 
signe ceux  qui  veulent  charger  Boniface,  sans  en  excepter  les 
princes,  à  comparaître  devant  lui  à  Avignon  le  lundi  après  le  se- 
cond dimanche  de  carême  prochain,  pour  déposer  de  ce  qu'ils 
savent.  Le  roi,  ne  s'étant  pas  rendu  partie  dans  cette  affaire,  n'était 
pas  compris  dans  la  citation. 

Vers  le  mois  d'août  ou  septembre,  les  bonifaciens  durent  faire 
quelque  protestation,  que  le  parti  français  affecta  de  regarder 
comme  injurieuse  pour  le  roi.  Le  pape,  qui  voyait  cembien  la  mo- 
dération était  nécessaire  avec  un  adversaire  tel  que  Nogaret,  en  fut 
mécontent,  et  dit  aux  bonifaciens  qu'ils  agissaient  comme  des  fous. 
Nogaret  et  les  conseillers  du  roi  s'emparèrent  avidement  de  ce  tort 
apparent,  comme  ils  l'avaient  déjà  fait  pour  l'incident  de  Rainaklo, 
et  se  posèrent  en  offensés.  On  parla  même  de  fabrication  de  fausses 
lettres  apostoliques;  on  fit  sonner  bien  haut  certaines  assertions 
qu'on  prétendit  contraires  à  la  foi  et  au  pouvoir  des  clés  de  saint 
Pierre.  Tout  devenait  crime  de  la  part  des  Gaetani  entre  les  mains 
d'un  subtil  accusateur,  habile  à  intervertir  les  rôles  et  à  soutenir 
qu'on  offensait  le  roi  son  maître.  Ces  torts  vrais  ou  prétendus  des 
bonifaciens  furent  le  prétexte  d'une  nouvelle  campagne  diploma- 
tique que  Philippe  entreprit  vers  le  mois  de  décembre  1309  auprès 
de  Clément.  L'inquiète  activité  de  Philippe  nécessitait  de  perpé- 
tuelles ambassades.  Une  foule  d'affaires  de  première  importance  le 
préoccupaient:  l'entente,  selon  'ui  trop  complète,  du  pape  et  de 
Henri  de  Luxembourg,  L,  ^,rojet  favorisé  par  le  pape  d'un  ma- 
riage entre  le  fils  du  roi  de  Naples  et  la  fille  de  l'empereur,  qui 


UN   MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE   BEL.  767 

devait  apporter  pour  dot  le  royaume  d'Arles,  le  refus  du  pape  de 
mettre  ses  anathèmes  à  la  disposition  du  roi  pour  réduire  les  Fla- 
mands. La  relation  de  cette  curieuse  affaire,  que  Dujuiy  semble 
avoir  volontairement  soustraite  k  la  publicité,  a  été  réceuiment  im- 
primée et  traduite  par  M.  Boutaric  (1).  Il  résulte  de  ce  curieux  do- 
cument qu'au  mois  de  décembre  1309  Philippe  avait  à  Avignon  jus- 
qu'à trois  ambassades,  munies  chacune  d'instructions  différentes  : 
l'une  ayant  pour  chef  Geoffroi  du  Plessis,  évêque  de  Bayeux,  l'autre 
confiée  à  ral}bé  de  Saint-Médard,  la  troisième  représentée  par  le 
seul  îsogaret.  Celui-ci,  comme  excom:iiunié,  ne  put  traiter  directe- 
ment avec  le  pape,  mais  on  sent  que  le  nœud  de  la  nr'gociatio  :  était 
entre  ses  mains.  Les  duplicités  de  cette  diplomatie  de  clercs  et  de 
légistes  n'ont  jamais  été  surpassées;  ce  sont  des  réserves,  des  dé-  . 
mentis,  des  pas  en  avant  et  en  arrière  qui  font  sourire.  Le  rusé  No- 
garet  s'aperçoit  toujours  derrière  ses  collègues  plus  solennels  que 
lui.  Sa  force  était  la  perspective  de  l'horrible  procès  dont  il  laissait 
pressentir  d'avance  les  monstrueux  détails.  A  un  moment,  le  canié- 
rier  qui  s'entretenait  avec  lui  au  nom  du  pape  le  tire  à  part,  lui 
demande  s'il  ne  serait  pas  possible  de  mettre  un  aux  tourmens  que 
le  saint-père  a  déjà  supportés  à  ce  sujet,  et  le  prie  de  mener  cette 
affaire  à  bonne  fin.  «  Je  lui  répondis  prudemment,  dit  Nogaret,  que 
cela  ne  me  regardait  pas,  que  l'affaire  appartenait  au  s  'igneur  pape, 
qui  pouvait  trouver  plusieurs  bons  moyens,  s'il  voulait.  »  Pierre  de 
La  Capelle,  cardinal  de  Palestrine,  ami  de  la  France,  fut  très  pres- 
sant. «  Par  la  maie  fortune,  dit-il  aux  ambassadeurs,  pourquoi  ne 
vous  hâtez-vous  pas  de  faire  en  sorte  que  monseigneur  le  roi  de 
France  soit  déchargé  de  cette  affaire,  qui  nous  a  d-jà  donné  tant 
de  mal?  Je  vous  dis  que  l'église  romaine  peut  beaucoup  de  grandes 
et  de  terribles  choses  contre  les  plus  puissans  de  ce  monde,  quand 
elle  a  sujet  d'agir.  Si  le  roi  ne  se  dégage  pas,  cette  affaire  pourra 
devenir  la  cause  d'un  des  plus  graves  événemens  de  notre  temps.  » 
Le  cardinal  accentua  ces  paroles  en  posant  ses  mains  sur  ses  ge- 
noux, secouant  la  tête  et  le  corps  d'un  air  significatif  et  regardant 
les  ambassadeurs  français  d'un  œil  fixe.  «  En  agissant  ainsi,  dit-il 
avec  une  allusion  obscure  pour  nous,  vous  n'auriez  à  craindre  ni 
couronne  noire  ni  couronne  blanche.  »  Les  ambassadeurs  français 
ne  cédèrent  pas  :  il  fallait  «  venger  l'honneur  de  Dieu  et  l'honneur 
du  roi  des  outrages  qu'ils  avaient  reçus.  » 

Nogaret  partit  d'Avignon  le  mardi  avant  Noël,  emportant  la  ré- 
ponse écrite  du  pape  aux  articles  du  roi.  Il  affectait  d'en  être  très 
mécontent,  et  allait  presque  jusqu'à  la  menace.  Les  négociations 

(1)  Revue  des  questions  historiques,  l*""  janv.  1872,  p.  23  et  suiv. 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

continuèrent  après  son  départ  sous  la  direction  de  Geoffroi  Du  Plessis. 
Bérenger  de  Frédol,  cardinal  de  Tusculum,  le  pape  lui-même,  firent 
de  nouveaux  efforts  pour  obtenir  le  désistement  du  roi  relativement 
au  procès  contre  la  mémoire  de  Boniface.  Tout  fut  inutile.  Nogaret 
en  partant  avait  évidemment  demandé  à  ses  collègues  de  se  montrer 
inflexibles.  Ils  dirent  au  pape  qu'ils  avaient  examiné  avec  messire 
Guillaume  les  réponses  qu'il  avait  données  par  écrit,  et  que,  sauf  sa 
révérence,  elles  étaient  vagues,  obscures,  qu'elles  ne  leur  plaisaient 
pas,  et  que  le  roi  non  plus  n'en  serait  pas  content.  Sur  l'affaire  de 
Boniface,  ils  protestèrent  que  le  roi  ne  pouvait  reculer  jusqu'à  ce 
qu'on  eiit  puni  les  attentats  commis  contre  lui,  révoqué  les  fausse- 
tés émises  à  son  préjudice,  pourvu  à  la  gloire  de  Dieu,  à  la  révé- 
rence de  l'église,  en  un  mot  jusqu'à  ce  que  les  cardinaux  bonifaciens 
eussent  rétracté  solennellement  et  publiquement  leurs  mensonges, 
reconnu  juste  et  bon  le  zèle  de  monseigneur  le  roi,  et  se  fassent  sou- 
mis, «  eux  et  leurs  fonctions,  »  à  la  volonté  du  roi.  Cette  dernière  exi- 
gence, qui  eût  permis  à  Philippe  de  chasser  du  sacré  collège  tous 
ceux  qui  lui  avaient  fait  de  l'opposition,  parut  à  bon  droit  exorbi- 
tante; mais  les  bonifaciens  étaient  faibles  :  c'étaient  pour  la  plupart 
des  gens  de  petit  état,  parvœ ptrsonœ.  Clément,  tout  en  maintenant 
leur  droit  à  plaider  libiement,  distinguait  soigneusement  leur  cause 
de  celle  de  la  papauté,  et  se  préparait  à  les  abandonner,  si  la  né- 
cessité d'éviter  un  scandale  suprême  l'y  forçait. 

Le  séjour  de  Nogaret  auprès  du  roi,  entre  son  retour  d'Avignon 
et  son  nouveau  voyage  en  vue  du  procès  qui  devait  s'ouvrir  à  la  mi- 
carême  de  1310,  dut  être  de  courte  durée.  Avant  départir  pour  cette 
dernière  ambassade  (la  cinquième  au  moins  dont  il  fut  chargé  au- 
près du  saint-siége),  il  fit  son  testament.  Nogaret  y  mit  une  sorte 
d'amour- propre  de  légiste,  et,  comme  pour  montrer  ce  qu'il  savait 
faire  en  ce  genre,  voulut  que  la  pièce  eût  un  caractère  exceptionnel. 
Par  une  faveur  spéciale,  le  roi  permit  que  l'acte  se  fît  entre  ses 
mains  royales.  ]\ogaret,  à  cette  époque,  a  trois  enfans,  Piaymond, 
Guillaume  et  Guillemette  (alors  mariée  à  Béranger  de  Guilhem, 
seigneur  de  Clermont-Lodève).  Raymond  sera  son  héritier  univer- 
sel. A  Guillaume,  il  lègue  300  livres  tournois  de  rente.  Guillemette 
sera  son  héritière  pour  la  dot  qu'il  lui  a  constituée  en  la  mariant, 
et  en  outre  pour  100  livres  tournois  une  fois  payées,  vu  que  Guil- 
lemette, du  consentement  de  son  père  et  de  sa  mère  Béatrix,  a  cédé  à 
ses  frères  tous  ses  droits  sur  la  succession  paternelle  et  maternelle. 
Si  l'un  des  fils  meurt  sans  enfans  séculiers,  Nogaret  lui  substitue  le 
survivant  ou  ses  enfans;  à  leur  défaut,  il  leur  substitue  Guillemette; 
à  défaut,  les  enfans  mâles  séculiers  de  cette  dernière;  à  défaut,  ses 
filles  non  religieuses.  A  défaut  de  descendance  directe,  tous  les  biens 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  tôt 

seront  dévolus  à  Bertrand  et  Thomas  de  Nogaret,  fils  de  sou  frère 
défunt,  ou  à  leurs  enfans  non  religieux.  A  leur  place,  Nogaret  sub- 
stitue encore  Bertrand,  fils  de  Gildebert,  son  neveu.  II  laisse  àBéa- 
trix,  sa  femme,  la  dot  qu'il  a  reçue  de  son  père,  soit  1,500  livres 
tournois;  plus  de  quoi  se  nourrir  et  s'entretenir  selon  son  état.  La 
pièce  est  datée  de  Paris,  février  1309  (1310,  nouveau  style).  On 
voit  que  Nogaret  était  déjà  entré  par  ses  alliances  dans  la  plus  grande 
noblesse  du  Languedoc. 

C'est  ici  le  lieu  de  remarquer  que  Guillaume  de  Plaisian,  que 
nous  voyons  à  côté  de  lui  dans  tous  les  actes  importans  de  sa  vie, 
était  aussi  Languedocien  et  avait  ses  propriétés  dans  le  même  pays. 
Les  seigneuries  de  Yezenobre  (sur  le  Gard,  près  d'Alais),  d' Aigre- 
mont,  de  Ledignan,  qui  lui  appartenaient,  étaient  situées  à  peu  de 
distance  de  Calvisson.  Comme  Nogaret,  Plaisian  contracta  des  al- 
liances avec  la  première  noblesse  de  la  province.  Sa  carrière  offre 
beaucoup  d'analogie  avec  celle  de  Nogaret,  et  depuis  le  procès  où, 
comm.e  disaient  les  défenseurs  de  Boniface,  ils  jouèrent  le  rôle  de 
«  deux  renards  noués  par  la  queue  (1),  »  on  ne  les  sépara  plus. 
«  Les  deux  Guillaumes,  »  dans  tout  ce  qui  va  suivre,  ne  furent 
qu'une  seule  et  même  personne.  Plaisian  servait  à  couvrir  Nogaret, 
dans  les  cas  où  l'excommunication  de  ce  dernier  rendait  sa  position 
difficile;  mais  en  général  la  direction  de  leur  action  commune  et 
surtout  la  rédaction  de  leurs  écrits  communs  paraissent  avoir  ap- 
partenu à  Nogaret.  ■, 

En  exécution  de  la  bulle  du  13  septembre  1309,  les  parties  coiii-' 
parurent  devant  le  pape  en  plein  consistoire,  dans  la  salle  basse  du 
couvent  des  frères  prêcheurs  d'Avignon,  où  le  pape  tenait  ses  con- 
sistoires publics,  au  jour  précis  qui  avait  élé  marqué,  savoir  le 
16  mars  1310.  Les  accusateurs  étaient,  outre  Nogaret,  trois  cheva- 
liers, Guillaume  de  Plaisian,  Pierre  de  Gaillard,  maître  des  arbalé- 
triers du  roi,  et  Pierre  de  Broc,  sénéchal  de  Beaucaire,  assistés  d'un 
clerc,  Alain  de  Lamballe,  archidiacre  de  Saint-Brieuc.  Tous  les  cinq 
se  qualifiaient  envoyés  du  roi  de  France;  ils  étaient  accompagnés 
d'une  bonne  escorte,  car  ils  affectaient  de  craindre  les  attaques  des 
partisans  de  Boniface.  Les  défenseurs  de  la  mémoire  de  ce  dernier 
étaient  au  nombre  de  douze,  parens  et  éliens  des  Gaetani,  ou  dc^c- 
teurs  en  droit.  On  était  frappé  tout  d'abord  de  la  timidité  des  boni-' 
faciens,  et  il  fallait  l'impudence  de  Nogaret  pour  oser  prétendre 
que  c'était  lui  qui  jouait  en  cette  circonstance  le  rôle  de  faible  et 
de  persécuté. 

(1)  Patet  ipsos  in  vanitate  sensus  eaudas  ha!  crc  in  idipsum  ad  inviccm  coUigatas, 
Allusion  à  Juges,  xv,  4. 

TOME  xcviii.  —  1872.  i'i 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nogaret  fit  d'abord  une  longue  remontrance  sur  les  intentions  du 
roi  son  maître.  Jacques  de  Modène ,  qui  parla  au  nom  des  défen- 
seurs de  Boniface,  protesta  et  soutint  que  l'accusation  ne  pouffait 
être  reçue.  Le  pape  ordonna  que,  de  part  et  d'autre,  les  adversaires 
donneraient  leurs  prétentions  par  écrit,  et  leur  assigna  les  deux 
vendredis  suivans  pour  continuer  à  procéder  devant  lui. 

Le  vendredi  20  mars,  deux  cardinaux  commis  par  le  pape  ordon- 
nèrent aux  quatre  notaires  chargés  de  rédiger  le  procès  de  recevoir 
tout  ce  que  les  parties  voudraient  produire.  Les  accusateurs  produi- 
sirent trois  énormes  rouleaux ,  dont  l'un  ne  contenait  pas  moins  de 
onze  pièces  de  parchemin  cousues  ensemble.  C'étaient  d'abord  di- 
verses pièces  faites  du  vivant  de  Boniface,  en  particulier  l'appel  au 
futur  concile  et  la  requête  au  roi  du  12  mars  1303  (l'acte  d'accusa- 
tion de  Nogaret);  puis  venait  un  autre  écrit  plein  d'objections  sub- 
tiles contre  Védit  de  citation  qui  avait  été  affiché  aux  portes  des 
églises  d'Avignon.  Cet  écrit  nous  a  été  conservé;  c'est  un  petit 
chef-d'œuvre  de  pédantisme,  où  les  deux  auteurs  Nogaret  et  Plai- 
sian,  fidèles  à  l'esprit  de  chicane  qui  s'introduisait  alors  et  qui  con- 
sistait à  ne  rien  laisser  passer  saps  réclamation,  veulent  surtout  se 
donner  l'avantage  de  faire  au  pape  une  leçon  de  procédurje  cano- 
nique. Nogaret  et  Plaisian  se  plaignent  de  l'instraction  .faite  par 
le  pape  Benoît  sur  l'affaire  d'Anagni;.,Nogare-t  rétabiit.le  récit  à  sa 
façon.  Nogaret,  étant  l'homme-lige  du  roi^  n'a  pu  agir,  autrement 
qu'il  l'a  fait.  Boniface  détruisait  très  scélératement  sa  patrie,  a  Or 
je  suppose,  ajoute- t-il,  que  j'eusse  tué  mon  propre  père  au  moment 
où  il  attaquait  ma  patrie,  tous  les  anciens  auteurs  sont  d'accord  sur 
ce  point,  que  cela  ne  pourrait  m'être  reproché  'comme  un  crime. 
J'en  devrais  au  contraire  être  loué  comme  d'un  acte  de  vertu.  » 

Nogaret  et  Plaisian  renouvelèrent  leurs  plaintes  contre  les  vio- 
lences que  commettaient  les  partisans  de  Boniface  pour  traverser 
l'affaire.  Ils  prétendirent  que  plusieurs  de  leurs  gens  avaient  été  vo- 
lés. Parmi  les  témoins  qui  devaient  déposer  contre  Boniface,  quel- 
ques-uns étaient  vieux  et  valétudinaires;  Nogaret  et  Plaisian  de- 
mandèrent instamment  que  ces  témoins  fussent  reçus  sans  délai.  Ils 
déclarèrent  enfin  que  quelques  cardinaux  leur  étaient  suspects, 
comme  créatures  de  Boniface  et  comme  ayant  fait  tous  leurs  efforts 
pour  empêcher  la  poursuite;  c'est  pourquoi  ils  les  récusèrent  et 
s'offrirent  à  donner  leurs  noms  au  pape,  s'il  le  jugeait  nécessaire. 

Les  séances  se  continuèrent. le  57  mars,  le  1",  le  10  eb  le  11  avril. 
Ce  fut  un  feu  roulant  de  protestations  réciproques,  de  fins  de  non- 
recevoir,  de  productions  de  pièces  de  parchemin  ;  on  traîna  dans 
d'éternelles  répétitions.  Les  accusateurs  insistèrent  de  nouveau  sur 
l'audition  des  témoins,  réclamant  pour  eux  des  sûretés  «  à  cause 


UN   MINISTRE    DE    PHILIPPE    XE    BEL.  771 

du  pouvoir  de  leurs  ennemis,  »  et  voulant  qu'on  ne  divulguât  pas 
leurs  noms,  tant  pour  les  préserver  du  péril  que  dans'  l'intérêt  de 
la  preuve.  Ils  nommèrent  les  cardinaux  qui  leur  étaient  suspects, 
au  nombre  de  huit.  Les  défenseurs  récusèrent  de  leur  côté  les  dé- 
putés de!  France,  accusateurs  de  Boniface.  Tout  incident  qui  faisait 
traîner  rafïaire  était  vivement!  aGCueilli  païr  le  pape  et  soigneuse- 
mentitiré  en  longueur.  i 

Nous  !  avons  vu  dès  le  début  de  la  procédiire  Nogairet' demander 
l'absolution  à  cautèle,  dont  il  croyait  avoir  besoin  pour  agir  en 
justice.  U  ne  l'obtint  pas;'  mais  il  ne^  laissa  pas  d'êBre  admis,  sur 
ce  principe,  que  tout  le  monde  doit  être  indifféremment  reçu  à 
déposer  en  matière  de  religion,  et  surtout  dans  deux  chefs  aussi 
importans  à  l'église  qu'il  était  de  savoir  si  Boniface  avait  été  faux  pape 
et  s'il  était  mort  dans  l'hérésie.  Les  Français  soutinrent  que 'toute 
personne  était  apte  à  une  telle  poursuite,  mêmeuci  ennemi  avoué, 
car  il  y  a  un  intérêt  suprême  à  ce  que  les  hérétiques» soient,  pu- 
nis;, qju'au  contraire  nul  ne  devait  être  admis  à' défendre  la 'mé- 
moire d'une  personne  accusée  d'hérésie.  On  surprend  ici  la  pra- 
tique constante  de  Nogaret,  pratique  qu'il  suivit  dans  l'affaire  des 
templiers,!  et  qui  est  également  familière  à  Pierre  Du  Bois;  leslé- 
gistes  combattaient  l'église  en  poussant  aux  dernières' limites  les 
rigueurs  du  droit  inquisitorial,  en  se  prétendant  plus  rigides ^fue les 
ecclésiastiques  sur  les  choses  de  la  foi.  Le  consistoire  refusai  du 
reste  de  suivre  Nogaret  et  Plaisian  dans  ces  excès'.  Naturellement 
les,  défenseurs  de  Boniface  soutenaient  de  leur  côté  que  les  accusa- 
teurs,, étant  tous  publiquement  reconnus  pour  les  principaux  'au- 
teurs de  la.  conspiration  d'Anagni,  n'étaient  point  recevables  en 
leurs  dépositions. 

On  arriva  ainsi  à  i Pâques,  qui  cette  année  tomba  le  19  avrih  La 
reprise  de  la  procédure  fut  ajournée  après  les  solennitési.  Alors  sur- 
vint un  incident  singulier.  Nogaret  voulut  participer  à  la  commu- 
nion pascale,  comme  s'il  fi'eût  été  lié  d'aucune  censure.  Le  pape 
lui  fit  dire  qu'il  devait  se  comporter  comme  un  excommunié,  en 
vertu  de  la  sentence  de  Benoît  XL.  Nogaret  répondit  qu'il  ne  croyait 
plus  avoir  besoin  d'absolution  depuis  que  sa  sainteté  lui  avait  fait 
l'honneur  de  l'admettre  dans  ses  entretiens  et  qu'elle  avait  bien 
ViOulu  conférer  tête  à  tête  avec  lui.  Il  allégua  même  l'autorité  de 
quelques  canonistes,  qui  estimaient  que  l'honneur  d'avoir  salué  ou 
entretenu  le  pape  tenait  lieu  d'absolution  à  un  excommunié. 

Les  audiences' reprirent  le  8  mal,  mais  ne  cessèrent' de  traîner 
dans  des  formalités  sans  fin.  Les  plus  frivoles  prétextes  amenaient 
des  ajournemens.  Un  saignement  de  nez  que  le  pape  a  eu  dans  la 
nuit  suffit  pour  faire  remettre  une  séance.  Le  13  mai,  le  pape,  en 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

consistoire  public ,  les  parties  présentes,  se  crut  obligé  de  réfuter 
la  prétention  qu'avait  affichée  Nogaret  quelques  jours  auparavant, 
a  J'ai  ouï  dire  autrefois  que  quelques  docteurs  étaient  d'opinion 
qu'un  excommunié  pouvait  être  réputé  absous  par  la  seule  saluta- 
tion du  pape,  ou  quand  le  pape  lui  avait  parlé  sciemment;  mais  je 
n'ai  jamais  cru  cette  opinion  véritable,  à  moins  qu'il  ne  fût  constant 
d'ailleurs  que  l'intention  du  pape  avait  été  d'absoudre  l'excommu- 
nié :  c'est  pourquoi  je  déclare  qu'en  cette  affaire  ni  en  aucune  autre 
je  n'ai  jamais  prétendu  absoudre  un  excommunié  en  l'écoutant,  en 
lui  parlant  ou  en  communiquant  avec  lui  de  quelque  manière  que 
ce  soit.  »  L'année  suivante,  le  concile  de  Vienne  trancha  la  question 
dans  le  même  sens,  et  condamna  la  doctrine  des  canonistes  allé- 
gués par  Nogaret. 

On  ne  sortait  pas  d'un  cercle  de  perpétuelles  redites.  Nogaret 
soutenait  que  Boniface  n'avait  jamais  été  pape,  rappelait  son  éter- 
nel :  Intravit  ut  imlpes,  regnavit  ut  Ico,  jnoritur  ut  amis.  S'il  a  été 
quelque  chose  en  l'église,  il  a  été  comme  Lucifer  fut  dans  le  ciel. 
Les  Colonnes  s'étaient  avec  raison  opposés  à  son  élection;  voilà 
pourquoi  le  haineux  vieillard  les  a  écrasés.  Les  défenseurs  préten- 
daient qu'il  fallait  un  concile  pour  juger  un  pape.  —  Oui,  un  pape 
vivant,  répondaient  les  accusateurs,  mais  non  un  pape  mort.  Le 
jugement  d'un  de  ses  successeurs  suffit  en  pareil  cas.  —  Les  boni- 
faciens  alléguaient  les  démonstrations  de  piété  que  Boniface  fit  à 
sa  mort.  —  Cela  ne  suffit  pas,  disaient  les  Français.  C'étaient  des 
feintes;  il  fallait  d'ailleurs  qu'il  abjurât  publiquement.  —  Selon  la 
méthode  ordinaire  des  publicistes  de  Philippe  le  Bel,  on  poussait, 
dès  qu'il  s'agissait  de  servir  les  vues  du  roi,  les  droits  de  la  papauté 
aux  exagérations  les  plus  insoutenables.  S'agissait-il  de  condamner 
Boniface,  le  pape  était  de  plein  droit  soumis  au  concile.  S'agissait-il 
du  droit  qu'avait  Clément  de  condamner  Boniface,  le  pape  devenait 
l'église  entière  et  n'avait  plus  besoin  du  concile. 

Les  Gaetani  ne  manquaient  pas  d'alléguer  que  le  roi  avait  récom- 
pensé Nogaret  de  ses  services  en  cette  affaire,  qu'il  l'avait  reçu  en 
son  palais  et  dans  son  intimité,  lui  avait  donné  des  terres,  des  châ- 
teaux et  de  grands  biens,  qu'il  l'avait  fait  son  chancelier  :  d'autres 
fois  ils  affectaient  de  le  présenter  comme  un  simple  domestique, 
un  familier  du  roi,  non  comme  un  vrai  chevalier;  mais  l'accusation 
usait  de  l'avantage  que  donnent  devant  des  juges  médiocres  l'ou- 
trage et  l'impudence.  Une  pièce,  sortie,  selon  toute  apparence,  de 
la  plume  de  Nogaret,  résume  toutes  les  autres.  Après  avoir  loué  les 
rois  de  France,  qui  ont  été  de  tout  temps  les  zélateurs  de  la  religion, 
et  n'ont  jamais  souffert  l'oppression  de  l'église  par  les  tyrans  et  les 
schismatiques,  après  avoir  loué  aussi  l'éghse  gallicane,  qui  est  le 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  773^ 

principal  et  plus  noble  membre  de  l'église  universelle,  il  expose  le 
misérable  état  de  l'église  sous  Boniface.  Ses  vices  dépassaient  toute 
créance;  il  ne  croyait  pas  à  l'immortalité  de  l'âme,  il  disait  qu'il 
aimerait  mieux  être  chien  que  Français,  il  ne  croyait  pas  à  la  pré- 
sence réelle;  il  professait  que  les  actes  les  plus  infâmes  n'étaient  pas 
des  péchés.  Quand  il  mourut,  il  y  avait  plus  de  trente  ans  qu'il  ne 
s'était  confessé.  Il  avança  la  mort  de  Gélestin,  approuva  un  livre 
d'Arnaud  de  Villeneuve,  se  fit  ériger  des  statues  d'argent  et  de 
marbre  pour  se  faire  adorer.  11  avait  un  démon  familier,  un  anneau 
de  magie,  qu'un  jour  il  offrit  au  roi  de  Sicile,  lequel  se  garda  de 
l'accepter.  Il  soutenait  que  le  pape  ne  commettait  pas  de  simonie 
en  vendant  les  bénéfices;  il  prétendait  que  les  Français  étaient  hé- 
rétiques et  même  n'étaient  pas  chrétiens,  puisqu'ils  ne  croyaient 
pas  être  sujets  du  pape  au  temporel.  Il  était  sodomite,  homicide,  il 
ne  croyait  pas  au  sacrement  de  pénitence,  se  faisait  révéler  les  con- 
fessions, mangeait  de  la  chair  en  tout  temps,  disait  que  le  monde 
irait  mieux  s'il  n'y  avait  point  de  cardinaux,  méprisait  les  moines 
noirs.  Son  dessein  de  ruiner  la  France  était  notoire  ;  il  n'accordait 
rien  aux  autres  rois  qu'à  la  condition  qu'ils  promissent  de  fair,3  la 
guerre  à  la  France,  comme  on  le  vit  dans  le  cas  des  rois  d'Angle- 
terre, d'Allemagne,  d'Espagne,  et  dans  celui  des  Flamands.  Délais- 
sant l'œuvre  de  terre  sainte,  il  tournait  à  son  profit  l'argent  destiné 
aux  croisades.  Il  disait  :  «  Je  ferai  bientôt  de  tous  les  Français  des 
martyrs  ou  des  apostats.  » 

Dans  une  autre  plaidoirie,  nous  lisons  que  Boniface  se  moquait 
de  ceux  qui  se  confessaient  et  les  appelait  des  sots.  Il  soutenait 
que  le  monde  est  éternel,  et  il  ne  croyait  pas  à  la  résurrection. 
«Heureux,  s'écriait-il,  ceux  qui  vivent  et  se  réjouissent  en  ce 
monde;  les  gens  qui  en  espèrent  un  autre  sont  plus  fous  que  ceux 
qui  espèrent  voir  revenir  Arthur;  ils  sont  semblables  au  chien  qui 
prend  l'ombre  pour  le  corps.  »  Il  se  moquait  des  prières  pour 
les  trépassés,  et  disait  qu'elles  ne  servent  qu'aux  prêtres  et  aux 
moines.  Il  osait  prétendre  que  Jésus-Christ  n'est  pas  vrai  Dieu, 
qu'il  ne  faut  voir  en  lui  qu'un  être  fantastique.  Son  opinion  était 
que  la  luxure  n'est  pas  un  péché,  et  il  agissait  en  conséquence.  Il 
sacrifiait  aux  démons,  ne  croyait  ni  au  paradis,  ni  au  purgatoire, 
ni  à  l'enfer.  «  A-t-on  vu  quelqu'un  qui  en  soit  revenu?  »  disait-il. 
Il  mettait  le  vrai  paradis  en  ce  monde.  Aussi  a-t-il  favorisé  les  hé- 
rétiques et  en  recevait-il  des  présens.  Il  a  empêché  l'inquisition  de 
procéder  virilement  contre  eux,  surtout  quand  il  s'agissait  de  gens 
de  sa  secte  (épicuriens,  averroïstes,  matérialistes)  ;  il  a  persécuté 
les  inquisiteurs  et  en  a  fait  mourir  en  prison;  il  a  fait  relâcher  des 
hérétiques  qui  avaient  avoué. 


774  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  autre  gros  cahier  en  quatre-vingt-treize  articles  contenait  à 
peu  près  les  mêmes  accusations,  presque  dans  les  mêmes  termes. 
L'année  du  jubilé,  41  fit  tuer  plusieurs  pèlerins  en  sa  présence.  Il  a 
contraint  des  prêtres  à  lui  révéler  des  confessions.  Il  avait  ordonmé- 
à  tous  les  pénitenciers  que,  si  on  leur  disait  où  était  Célestin,  Us 
eussent  à  le  lui  iaire  connaître.  Il  voulait  ruiner  les  moines,  les  ap-* 
pelait  des  hypocrites.  Il  fit  mourir  non-seulement  Gékstin,  mais 
docteurs  4|ui  avaient  écrit  sur  la  question  de  savoir  si  Célestin  avait 
pu  abdiquer.  Il  ût  périr  des  gens  pour  apprendre  quelque  chose 
de, la  mort  de  ce  saint  homme.  A  sa  dernière  heure,  il  ne  demanda 
point  les  sacremens,  et  expira  en  blasphémant  Dieu  et  la  vierge  Ma- 
rie. —  Nogaret  était  .érudit;  à  côté  de  ce  bizarre  ramassis  de  cancans, 
de  malentendus,  de  mots  compris  de  travers  par  des  esprits  bornés, 
de  conséquences  forcées  tirées  de  loin  par  une  voie  subtile,  on 
trouve  de  solides  recherches  d'histoire  ecclésiastique  pour  savoir 
si  Célestin  a  pu  abdiquei',  si  un  pape  peut  cesser  d'être  pape  autre- 
ment que  par  la  mort.      .    > 

Nogaret,  poursuivi  comme  par  un  cauchemai'  du  terrible  souvenir 
d'Anagni,  revenait  toujours  à  son  apologie  personnelle.  L'exorde 
d'une  supplique,  présentée  à  Clément  V,  ressemble  à  quelque  cha- 
pitre inédit  au.  Rotnam du  Renard. 

«  Père  très  saint, 

((  Il  est  écrit  que  la  marque  des  bonnes  âmes  est  de  craindre  la^ 
faute,  même  quand  il  n'y  a  pas  de  faute.  Job,  cet  homme  juste  et 
timoré  devant  Dieu,  au  témoignage  de  la  divine  Écriture,  dit  de. 
lui-^même  :  «  Je  ne  sais  pas  si  je  suis  digne  d'amour  ou  de  haine,  » 
et  l'apôtre,  si  grand  docteur  de  l'église  de  Dieu,  quoiqu'il  ait  dé- 
claré pouvoir"  licitement  manger  de  la  chair,  et  soutenu  que  toute 
nourriture  accommodée  à  la  nature  humaine  e&t  pure,  pourvu  qu'elle 
soit  prise  avec  actions  de  grâces,  a  cependant  écrit,  pour  l'enseigne- 
ment de  tous,  qu'il  se  priverait  éternellement  de  chair,  si  son  frère 
ou  son  prochain  se  scandalisait  de  lui  à  cause  d'une  telle  mandu- 
cation.  a  Comment  en  effet,  .ajoute-t-il ,  prendrais-je  sur  moi  de 
tuer  son  âme?  »  montrant  avec  évidence  qu'on  tue  l'âme  du  frère 
qui,  par  ignorance,  injustement  ou  par  fausse  opinion,  se  scandalise 
à  notre  propos,  et  qu'on  est  coupable  de  la  mort  de  ce  frère,  si  son 
âme  meurt  pour  un  scandale  qu'on  pouvait  éviter.  Souvent  en  effet, 
quoique  notre  cbuscie^ace,  nous  suffise  au  regard  de  Dieu,  elle  ne 
sufut  pas  au  prochain  qui,  par  opinion  fausse  ou  par  l'effet  de  la 
diffamation,  se  scandalise  de  nous,  comme  dit  le  grand  docteur  Au- 
gustin ,:.  ,«  Celui-là  est  cruel  qui  néglige  sa  réputation.  »  Moi  donc,, 
Guillaume  de  Nogaret,  chevalier  de  monseigneur  le  roi  de  lirance^ 


UN   MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  775 

remarquant  que  d€  telles  choses  ont  été  écrites  d'hommes  si  justes, 
si  saints,  je  suisoippressé  à  l'excès,  les  pleurs  m'étouffent,  mon 
gémissement  ne  cesse,  mon  cri  s'élève  continuellement  vers  Dieu 
et  vers  vous,  père  très^  pieux,  qai'êtds  son  vicaire...  n 

II  proteste  alors  que  le  pape  Benoît  a  commis  à  son  égard  une 
erreur  de  fait,  par  crasse  ignorance  [crassissima  ignorantîa)  de  la 
justice  de  sa  cause,  en  le  sommant  de  venir  entendre  sa  condamna- 
tion. Il  prie  Clément  de  déclarer  cette  procédure  nulle,  de  peur  que 
quelques  personnes,  ignorant  la  vérité,  ne  soient  s'candalisées  en 
lui,  et  par  conséquent  ne  tuent  leurs  âmes.  «  Péchaur,  ajoute- 
t-il,  mais  innocent  des  crimes  dont  on  m'accuse,  voulant  d'ailleurs 
suivre  l'exemple  des  saints  et  pix^venir  le  reproche  de  négliger  ma 
renommée,  je  supplie,  je  demande,  je  postule  et  requiers  avec 
larmes  et  gémissemens-,  à  mains  jointes,  à  genoux,  avec  des  prières 
réitérées,  q\jiQ  par  intérim  et  avant  toute  chose  me  soit  accordé  par 
votre  sainteté  le  bienfait  de  l'absolution  à  catitèle.  » 

Il  refait  ensuite  pour  la  vingtième  fois  le  récit  de  l'incident  d'Ana- 
gni.  Boniface,  avant  qu'il  fût  pape,  était  hérétique  contumace  incor- 
rigible. Nogaret  se  trouva  obligé,  quoique  particulier  (non  pourtant 
simple  particulier,  étant  chevalier,  titre  qui  oblige  à  défendre  la 
république  et  à  résiste?  aux  tyrans),  il  se  trouva,  dis-je,  obligé  de 
défendr-e  îsa 'patrie  menacée.  11  l'a  fait  avec  tant  de  modération  que 
Boniface  lui-même  a  été  forcé  d'avouer,  en  présence  de  plusieurs 
personnes,  que  les  choses  que  Nogaret  avait  accomplies  a  Domino 
facta  erant,  et,  qu'en  conséquence;  il  lui  remettait  toute  la  faute 
que  lui  et  les  siens  pouvaient  avoir  commise,  les  déclarant  absous 
de  toute  sorte  d'excommunications,  au  cas  où  ils  en  auraient  en- 
couru. Le  pape  Clément  doit  donc  bien  yoir  qu'il  mérite  récom- 
pense, ayant  été  ministre  de  Dieu  pour  exécuter  une  chose  néces- 
saire, d'Où  s'est  ensuivi  le  salut  du  roi,  du  royaume  et  de  l'église; 
telle  est  aussi  l'opinion  de  tous  les  hommes  saints  et  sages  qui  l'ont 
aidé  dans  cette  entreprise.  N'écoutant  que  les  ennemis  de  Nogaret 
et  'lés  fauteurs  de  Boniface,  Benoît  s'est  trompé  et  l'a  lapidé  pour 
une  bonne  œuvre,  qui  était  d'arrêter  un  contumace  afin  de  le  livrer 
à  son  jug\  Les  formalités  d'ailleurs  ne  furent  pas  observées  dans 
la  citation  'de  Benoît.  Enfin  Dieu  s'est  prononcé  en  sa  faveur  :  tou- 
ché de  l'injustice  dont  était  victime  son  bon  serviteur  Nogaret,  Dieu 
a  vengé  par  un  beau  miracle  l'innocence  méconnue.  Au  jour  que  Be- 
noît avait  fixé  pour  publier  son  jugement,  et  toutes  choses  étant 
préparées,  l'échafaud  dressé,  les  tentures  étalées,  le  peupla  assem- 
blé sur  la  place  de  Pérouse,  devant  l'hôtel  papal,  Dieu  frappa  le 
malheureux  pontife.  Benoît  tomba  malade,  ne  put  prononcer  la  sen-^ 
tence  et  expira  peu  après,  de  même  que,  dans  un  cas  semblable, 


775  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

on  vit  mourir  le  pape  Anastase,  fauteur,  lui  aussi,  d'un  pontife  hé- 
rétique. C'est  ainsi  que  se  «  venge  le  Dieu  qui  est  plus  puissant 
que  tous  les  princes  ecclésiastiques  et  séculiers,  et  qui  punit  d'au-?, 
tant  plus  fortement  ceux  qui  ne  peuvent  être  punis  par  d'autr«s*> 
Cette  mort  fut  du  reste  un  bonheur;  car,  si  (ce  qu'à  Dieu  ne  plaise) 
Benoît  eût  doimé  suite  audit  procès,  il  se  fût  constitué  fauteur  no- 
toire d'hérésie,  et,  s'il  eût  vécu  davantage,  j'aurais  poursuivi  de- 
vant lui  le  redressement  des  injustices  que  (sauf  son  respect)  il; 
avait  commises  contre  nous.  » 

Clément  laissait  tout  dire  et  ne  voulait  se  prononcer  sur  rien. 
Comme  les  chaleurs  approchaient,  il  donna  terme  aux  parties  jus- 
qu'au premier  jour  plaidoyable  du  mois  d'août.  Nogaret  passa,  le 
21  mai,  tant  pour  lui  que  pour  Plaisian,  une  procuration  à  Alain  de 
Lamballe  et  à  deux  gentilshommes  français,  Bertrand  Agathe  et 
Bertrand  de  Rocca-Negada,  pour  la  continuation  de  l'affaire.  Les 
défenseurs  de  Boniface  donnèrent  de  leur  côté  une  semblable  pro- 
curation à  Jacques  de  Modène.  Le  motif  de  ces  délégations  était 
sans  doute  le  désir  qu'avaient  Nogaret,  Plaisian,  Pierre  de  Broc 
de  passer  le  Bhône  et  d'aller  dans  la  sénéchaussée  de  Bcaucaire 
et  en  Languedoc  suivre  les  intérêts  de  l'état,  sans  oublier  les  leurs. 
Nous  voyons  en  effet  Enguerrand  de  Marigni  et  Nogaret,  «  conseil- 
lers et  chevaliers  du  roi,  »  visitant  le  Languedoc  en  1310,  et  or- 
donnant, entre  autres  choses,  la  revente  des  bois  achetés  pour  la 
construction  du  port  de  Leucate.  Nous  voyons  en  outre  que  Pierre 
de  Broc,  étant  à  Montpellier  le  13  octobre  1310,  commit  Hugues  de 
La  Porte,  procureur  du  roi  de  la  sénéchaussée,  pour  s'enquérir  de 
la  valeur  de  la  terre  de  Jonquières,  sur  laquelle  il  voulait  assigner 
8  livres  12  deniers  tournois  de  rente  qui  manquaient  encore  au  der- 
nier assignat  fait  en  faveur  de  Nogaret.  Pendant  la  durée  du  procès 
d'Avignon,  Plaisian  figure  aussi  dans  plusieurs  affaires.  Le  samedi 
après  la  fête  de  l'Invention  de  la  sainte  croix  1310,  il  est  chargé 
d'un  arbitrage  pour  la  construction  du  pont  Saint-Esprit.  Le  mer- 
credi après  la  Saint-Barnabe  1311,  on  le  voit  engagé  dans  une  re- 
quête pour  obtenir  l'étabhssement  de  marchés  et  de  foires  dans  ses 
domaines  de  Boicoran  (ou  Boucoiran)  et  Yezenobre.  Cette  faculté  lui 
est  refusée  par  suite  des  idées  économiques  du  temps  sur  la  néces- 
sité de  ne  pas  faire  concurrence  aux  marchés  existans;  mais  le  roi 
l'appelle  dilcctus  et  fidelis  G.  de  Plaisiano,  miles  nosler.  Le  di- 
manche après  la  Nativité  de  saint  Jean-Baptiste  1311,  nous  voyons 
encore  Plaisian  redresser  une  grave  erreur  judiciaire. 

Au  temps  de  la  délégation,  c'est-à-dire  aux  mois  d'été  de  l'an 
1310,  appartient  un  écrit  des  deux  Guillaumes  dont  nous  ne  possé- 
dais que  l'extrait.  C'est  un  manifeste  énergique  en  faveur  des  rois 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  777 

de  France.  Jamais  ces  rois  n'ont  reconnu  d'autre  supérieur  que 
Dieu  pour  le  temporel.  Ils  ont  toujours  été  fort  religieux,  expo- 
sant leur  vie  et  celle  de  leurs  sujets  pour  défendre  les  droits  et 
libertés  de  l'église,  conformément  aux  coutumes  du  royaume,  selon 
lesquelles  certaines  prérogatives  qui  ailleurs  appartiennent  aux 
églises  appartiennent  ici  de  coutume  ancienne  au  roi,  et  certaines 
prérogatives  temporelles  qui  devraient  appartenir  au  roi  appartien- 
nent de  coutume  aux  églises.  Les  rois  de  France  ont  fondé  les  églises 
de  leur  royaume;  ces  églises  sont  sous  la  garde  du  roi,  qui  les  a  pré- 
servées de  toute  erreur.  Ce  fut  en  haine  de  ce  que  ses  crimes  et  ses 
hérésies  avaient  été  publiquement  découverts  en  France  que  Boni- 
face  mit  tant  d'ardeur  à  miner  le  royaume  orthodoxe.  Le  roi  ignorait 
bien  des  choses  à  cause  de  la  distance  ;  mais  Guillaume,  qui  était 
alors  dans  ces  parages,  comme  catholique  et  membre  de  l'église,  ài 
laquelle,  en  temps  de  nécessité,  tout  catholique  est  tenu  de  porter^ 
aide,  Guillaume  n'a  pas  dû  abandonner  sa  mère,  que  ledit  Boniface 
s'empressait  de  massacrer,  ni  négliger  la  foi,  qui  était  foulée  aux. 
pieds  par  lui,  ni  sa  patrie,  que  ce  frénétique  voulait  détruire,  ni 
son  roi,  qu'il  haïssait  comme  défenseur  de  la  foi  et  persécuteur  des 
hérésies. 

Pendant  la  suspension  des  audiences  d'Avignon,  l'enquête  testi- 
moniale se  continuait.  Le  23  mai  1310,  le  pape  nomma  des  com- 
missaires chargés  de  se  transporter  à  Rome,  en  Lombardie,  en  Tos- 
cane, afm  d'entendre  les  témoins  vieux,  valétudinaires  ou  prêts  à 
s'absenter  pour  longtemps.  Toutes  les  dépositions  devaient  être  se- 
crètes. On  mit  d'abord  à  l'enquête  beaucoup  de  lenteur.  Nogaret 
et  ses  substituts  se  plaignaient  sans  cesse  que  la  preuve  périssait, 
que  les  témoins  mouraient.  Le  23  août  1 310,  Clément  rassure  le  roi 
sur  les  plaintes  qu'on  lui  faisait  à  ce  sujet,  et  lui  apprend  qu'il  a 
déjà  rendu  quelques  jugemens  contre  les  témoins  qui  refusaient 
de  parler.  Il  esta  peine  croyable  qu'un  pontife  romain  ait  pu  oublier 
à  ce  point  ce  qu'il  devait  h  son  titre.  Le  plus  horrible  scandale  de 
l'histoire  de  la  papauté  allait  se  produire.  Clément  se  doutait  bien 
de  la  boue  qu'on  allait  remuer,  mais,  en  homme  du  monde  super- 
ficiel et  facile,  il  ne  voyait  pas  le  tort  qu'il  faisait  à  l'église;  étran- 
ger à  la  tradition  romaine,  il  était  d'ailleurs  moins  sensible  que 
n'eût  été  un  Italien  à  la  honte  du  saint-siége.  Au  moins  aurait-il 
dû  prévoir  l'affreuse  nudité  que  la  main  dure  et  brutale  déjuges 
habitués  à  fouiller  des  choses  impures  allait  révéler;  il  aurait  dû 
craindre  les  ordures  de  leur  imagination  souillée,  les  crudités  de 
leur  langage.  A  la  face  du  monde,  la  maison  du  père  commun  des 
fidèles  allait  être  assimilée  à  Sodome,  à  Gomorrhe;  on  allait  ensei- 
gner à  la  chrétienté  que  le  chef  de  l'église  de  Dieu  pouvait  être  un 


778  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

infidèle,  un  blasphémateur,  un  infâme  plongé  dans  le  bourbier  des 
vices  sans  nom. 

Clément  commit  trois  cardinaux  pour  examiner  les  témoins  :  sa- 
voir Pierre  de  La  Gapelle,  évêque  de  Palestrine,  Bérenger  de  Fré- 
dol,  évêque  de  Tusculum,  et  Nicolas  de  Freauville,  du  titre  de  Saint- 
Eusèbe.  Nous  possédons  quelques  parties  de  ces  informations.  Les 
déposans  sont  unanimes  pour  attribuer  à  Boniface,  en  morale,  toutes 
les  turpitudes,  en  philosophie,  toutes  les  assertions  hardies  de  l'école 
matérialiste  et  averroïste.  Boniface,  nous  l'avons  déjà  dit,  était  un 
mondain  lettré  comme  Guido  Gavalcanti  et  ces  matérialistes  non 
avoués  que  l'Italie^,  selon  Dante,  comptait  déjà  par'  milliers  :  ainsi 
nous  le  montre  la  satire  de  frà  Jacopone,  portrait  si  juste  et  si  fm, 
tracé  bien  avant  que  Nogaret  eût  pu  suborner  aucun  témoin.  Son 
langage  pouvait  être  fort  libre,  comme  ses  opinions.  Il  est  peu 
croyable  cependant  qu'il  ait  porté  l'imprudence  jusqu'aux  excès 
racontés  par  les  témoins.  Un  chanoine  de  Fouille  prétendit  avoir 
assisté,  du  temps  de  Gélestin  Y,  à  une  conversation  entre  le  car- 
dinal Gaetani  et  plusieurs  personnes.  Un  clerc  disputait  sur  cette 
question  :  «  quelle  est  la  meilleure  religion,  celle  deis  chrétiens, 
des  juifs  ou  des  sarrasins?  Qui  sont  ceux  qui  observent  le  mieux 
la  leur?  »  Alors  le  cardinal  aurait  dit  ::  «  Qu'est-ce  que  toutes  ces 
religions?  Ge  sont  des  inventions  des  hommes.  Il  ne;se  faut  mettre 
en  peine  que  de  ce  monde,  puisqu'il  n'y  a  point  d'autre  vie  que 
la  présente.  »  11  ajouta  que  l'univers  n'a  point  eu  de  commen- 
cement et  n'aura  point  de  fin.  Un  abbé  de  Saint-Benoît  déposa 
du  même  fait,  ajoutant  que  le  cardinal  Gaetani  avait  dit  que  le  pain 
dans  l'euchaiistie  n'est  point  changé  au  corps  de  Jésus-Christ, 
qu'il  n'y  a  point  de  résurrection,  que  l'âme  meurt  avec  le  coips, 
que  c'était  là  son  sentiment  et  celui  de  tous  les  gens  de  lettres, 
mais  que  les  simples  et  les  ignorans  pensaient  autrement.  Le 
témoin,  interrogé  si  le  cardinal  parlait  ainsi  en  raillant,  répon- 
dit qu'il  le  disait  sérieusement  et  pour  de  bon.  Un  Lucquois  rap-^ 
porta  également  que,  se  trouvant  dans  la  chambre  du  pape,  eu 
présence  des  ambassadeurs  de  Florence,  de  Bologne,  de  Lucques 
et  de  plusieurs  autres  personnes,  un  homme,  qui  paraissait  chape- 
lain du  pape,  lui  apprit  la  mort  d'un  certain  chevalier,  et  dit  qu'il 
fallait  prier  pour  lui.  Sur  quoi  Boniface  le  traita  de  niais,  et,  après 
lui  avoir  parlé  indign-^ment  de  Jésus-Christ,  ajouta  :  «  Ce  chevalier 
a  déjà  reçu  tout  le  bien  et  tout  le  mal  qu'il  doit  avoir,  car  il  n'y  a 
de  paradis  ni  d'enfer  qu'en  ce  monde.  » 

Aucune  plume  ne  voudrait  plus  transcrire  les  allégations  qui  sui- 
vent. Tous  les  témoins  rapportent  les  mêmes  faits  avec  des  raiïi- 
nemens  de  scandale.  Cette  uniformité  est  une  raison  de  croire  qu'il 


UN   MINISTRE   DE    PHILIPPE   LE   BEL.  ■         779 

y  eut  dans  ces  témoignages  de  l'artifice  et  de  l'imposture.  Boniface, 
nous  le  répétons,  n'était  pas  un  saint;  plus  d'une  fois  il  dut  s'ex- 
primer d'une  façon  càYàViëve ,  magnanimus  peccator,  tel  est  le  mot 
par  lequel  ceux  qui  le  connui'ent  résumèrent  leur  impression  sur  c^ 
caractère  singulier.  Néanmoins  il  est/lifTicile  qu'il  ait  fait  des  confi- 
dences aussi  franches  à  des  gens  du  commun  ou  môme  de  bas 
étage-comme  sont  les  témoins  du  procès  d'Avignon.  Les  préten- 
dues invocations  à  Béelzébub  -et  autres  superstitions  qu'on  lui  prête 
sont  en  contradiction  avec-  l'incrédulité  qu'on  lui  attribue  d'ail- 
leurs. Les  aveiTOïstes  me  croyaient  pas  plus  aux  démons  qu'aux 
anges.  La  plupart  de  ces  témoignages  paraissent  donc  avoir  été 
suggérés  et  payés  par  les  suppôts  de  Nogaret.  On  voit  en  particu- 
lier Bertrand  de  Rocca-lN-egada  occupé  à  les  réunir  et  à  tes  provo- 
quer. Ajoutons  que  les  mots  prêtés  à  Boniface  rentrent  exactement 
dans  le  cadre  des  impiétés  qui  furent  attribuées  à  Frédéric  II,  ainsi 
qu'à  tous  ceux  que  l'on  voulut  perdre  par  le  soupçon  d'averroïsme 
et  par  le  mot  des  trois  imposteurs.  D'autres  accusations  sont  cal- 
quées mot  pour  mot  sur  celles  dont  on  se  servit  pour  exciter  l'in- 
dignation publique  contre  les  templiers. 

De  délais  en  délais,  nous  arrivons  au  vendredi  13  novembre 
1310,  auquel  jour  Nogaret  se  plaignit  que  les  défenseurs  de  Boni- 
face  avaient  avancé  plusieurs  choses  contre  l'honneur  et  la  répu- 
tation du  roi  son  maître,  et  en  demanda  réparation.  Le  pape  se  hâta 
de  désapprouver  tout  ce  qui  avait  pu  être  dit 'en  ce  Sens,  offi*ant 
d'écouter  ce  que  Nogaret  voudrait  dire  pour  soutenir  Thonneur 
du  roi.  —  Le  20  novembre ,  on  discuta  si  Boniface  avait  enseigné 
ses'  mauvaises  doctrines  en  consistoire  ou  en  secret.  Nogaret  pré- 
tendit qu'il  avait  soutenu  ses  hérésies  devant  vingt,  trente,  qua- 
rante, cinquante  personnes,  que  cependant  il  n'assurait  pas  que  ce 
fût  en  consistoire,  car  cet  homme  pervers  cherchait  naturellement 
à  cacher  son  hérésie.  Nogaret  lui-même  trouvait  à  ce  biais  un  avan- 
tage que  nous  verrons  se  révéler  plus  tard.  Habitué  en  qualité  de 
juriste' à  demander  plus.pour  avoir  moins,  il  songeait,  dans  le  cas  où 
il  ne  pourrait  obtenir  la. condamnation  absolue  du  p^ipe  mort,  à  se 
rabattre  sur  un  jugement  qui,  alléguant  le  caractère  non  officiel  des 
blasphèmes  de  Boniface,  laissât  subsister  tous  les  faits  d'hérésie  à 
sa  charge.  —  Le  2/i  novembre,  Nogaret  proteste  encore.  Les  défen- 
seurs ont  dit  des  choses  contre  la  juridiction  et  les  droits  du  roi 
sur  le  temporel  de  ses  églises;  ils  ont  prétendu  que  le  roi  ne  peut 
rien  tirer  de  ses  églises  contre  leur  gré:pour  la  nécessité  du  royaume, 
ce  qui  est  faux  en  principe,  bien  que  le  roi  ne  l'ait  jamais  fait  que 
du  consentement  des  prélats.  Le  pape  se  hâta  de  clore  le. débat  en 
protestant  qu'on  n'avait  voulu  porter  aucun  préjudice  aux  droits  du 


L 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

roi  et  de  l'église  gallicane;  puis  l'affaire  de  remise  en  remise  est 
renvoyée  au  20  mars  1311. 

Le  temps  se  passait  ainsi  en  délais,  en  interlocutoires  et  en  pré- 
liminaires; ce  n'étaient  qu'exceptions,  fins  de  non-recevoir,  protes- 
tations. Les  parties  ne  conviennent  ni  de  leurs  qualités,  ni  de  la 
compétence  du  juge;  on  n'avance  pas  un  mot  sans  restriction  ou 
modification;  à  chaque  pas,  on  craint  de  donner  quelque  avantage 
à  son  adversaire.  Nogaret  demande  cans  cesse  son  absolution  à  cau- 
tèle;  le  pape  répond  invariablement  qu'il  y  pensera,  que  Nogaret 
donne  sa  demande  par  écrit.  Nogaret  alors  jure  qu'il  n'est  entré 
dans  Anagni  que  par  suite  de  la  résistance  de  Boniface,  qu'il  ne 
s'est  pas  associé  à  Sciarra,  que  Sciarra  est  venu  voir  ce  qui  se  pas- 
sait... Les  parchemins  s'entassaient  d'une  manière  formidable  pour 
les  deux  parties. 

IL 

Il  est  évident  que,  conduit  de  cette  manière,  le  procès  n'eût  ja- 
mais fini.  Le  scandale  était  à  son  comble.  Ces  horreurs  mille  fois 
répétées  sur  la  mémoire  d'un  pape,  ces  deux  troupes  armées  venant 
au  consistoire  d'un  air  menaçant,  effrayaient  tout  le  monde.  L'ha^ 
bile  Clément  cependant  cherchait  les  moyens  pour  échapper  aux 
exigences  du  roi  sans  trop  violer  ses  devoirs  de  pontife.  Son  génie 
politique  lui  suggéra  enfin  une  solution  plus  efficace  que  celle  des 
légistes  et  des  canonistes.  Il  eut  recours  à  Charles  de  Yalois  et  lui  fit 
comprendre  les  maux  qui  pouvaient  sortir  de  cette  affaire.  Il  le  pria 
d'obtenir  que  le  roi  remît  tout  à  la  décision  personnelle  du  pape  et 
commandât  à  ceux  qui  poursuivaient  le  procès  de  faire  de  même. 
Charles  de  Yalois  était  ultramontain  et  ennemi  des  juristes  galli- 
cans. Il  entra  dans  les  intentions  de  Clément,  et  déploya  tout  son  zèle 
pour  amener  une  conciliation,  que  les  barons,  les  prélats,  tout  le 
parti  conservateur  qui  entourait  le  roi  désiraient  vivement.  De  ces 
efforts  réunis  sortit  enfin  un  arrangement  qui  sauva  la  papauté  du 
plus  grand  affront  dont  elle  eût  jamais  été  menacée. 

Ce  qui  prouve  bien  que  la  renonciation  du  roi  aux  poursuites  fut 
convenue  d'avance  entre  le  pape  et  le  roi,  c'est  un  projet  de  bulle 
qui  nous  a  été  conservé,  et  où  tout  décèle  la  main  de  Nogaret.  Dans 
ce  projet  de  bulle,  le  roi  est  porté  aux  nues.  En  fils  pudibond,  qui 
craint  de  voir  la  honte  de  celui  qu'il  vénérait  de  bonne  fci  comme 
un  père,  Philippe  eût  été  très  aise  que  Boniface  fût  justifié;  mais  le 
scandale  avait  été  si  grand  dans  l'église  gallicane  et  parmi  la  no- 
blesse qu'il  fallait  que  le  concile  en  connût.  Selon  les  règles  des 
saints  pères,  celui  qui  lie  malgré  sa  résistance  un  fou  furieux  ou  un 


UN   MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    EEL.  VSl 

frénétique,  lequel  sévissait  contre  lui-même  ou  contre  les  autres, 
celui  qui  réveille  un  léthargique,  qui  accuse  un  incorrigible,  fait 
acte  de  charité.  On  est  encore  bien  plus  obligé  à  cela  si  le  fréné- 
tique est  votre  maître,  votre  père,  et  si  de  sa  frénésie  peut  pro- 
venir le  danger  de  plusieurs.  Boniface  était  au  moins  hérétique 
présumé;  or,  d'après  un  canon  de  concile,  l'accusé  d'hérésie  est  déjà 
tenu  pour  condamné  et  suspens.  Boniface  en  réalité  était  fou  furieux, 
parricide;  il  ne  cherchait  qu'à  tuer  ses  enfans;  il  a  donc  été  d'un  bon 
cathoUque  de  l'attacher  malgré  lui,  et,  par  une  juste  violence,  de 
l'empêcher  de  perpétrer  son  crime.  Si  cela  n'avait  pu  se  faire  au- 
trement, il  eût  été  meilleur  et  plus  salubre  de  le  charger  de  chaînes, 
de  le  garder  en  griève  prison  et  de  le  battre  de  verges  que  de  le 
maintenir  contrairement  à  toute  pitié,  pour  perdre  non-seulement 
lui,  mais  les  autres,  non-seulement  les  corps,  mais  les  âmes.  Moïse 
délivra  un  Israélite  en  tuant  un  Égyptien,  et  cela  lui  fut  réputé  à 
justice.  Boniface  voulait  détruire  les  catholiques  par  des  procès  ir- 
réguliers et  en  refusant  de  se  purger  d'hérésie;  tout  catholique  de- 
vait donc  s'opposer  à  lui  pour  son  bien  et  le  bien  de  tous.  L'église 
gallicane  est  une  division,  comme  l'église  orientale,  l'église  occiden- 
tale, dans  l'église  universelle  indivisible.  Vouloir  la  détruire,  c'est 
vouloir  détruire  un  membre  du  corps  dont  Christ  est  la  tête.  En  cas 
de  nécessité,  on  fait  des  choses  extraordinaires,  on  crée  des  exem- 
ples. Un  laïque,  dans  certaines  rencontres,  peut  licitement  adminis- 
trer le  sacrement  de  baptême,  même  celui  de  pénitence.  Nogaret, 
dans  cet  extrême  danger  de  l'église,  a  été  l'instrument  de  la  Provi- 
dence. Quand  il  s'agit  de  défendre  l'église,  la  nécessité  fait  de  tout 
catholique  un  ministre  de  Dieu.  On  dira  que  le  pape  Benoît  a  déclaré 
dans  sa  procédure  les  excès  de  Nogaret  et  de  ses  compagnons  no- 
toires et  accomplis  sous  ses  propres  yeux.  Le  pape  Benoît  a  vu  ce 
qu'il  a  vu,  mais  il  s'est  trompé  sur  le  caractère  des  faits;  on  ne  peut 
d'ailleurs  qualifier  un  fait  de  notoire  avant  que  les  personnes  en 
cause  n'aient  été  appelées  et  entendues. 

Selon  ce  même  projet  de  bulle,  le  pape  eût  déclaré  que  les  accu- 
sateurs de  Boniface  avaient  agi  par  le  zèle  pur  de  la  foi,  que  No- 
garet et  ceux  qui  l'assistèrent  avaient  fait  une  action  juste.  Boniface 
ayant  été  mû  par  haine  de  la  France,  toutes  ses  procédures  et  con- 
stitutions eussent  été  retranchées  des  archives  de  l'église.  Le  pape 
eût  également  annulé  la  procédure  de  Benoît  contre  Nogaret  et  ses 
complices;  cette  procédure  eût  été  tirée  des  registres.  Enfin  le  pape, 
considérant  les  grandes  affaires  du  temps,  l'intérêt  de  la  terre  sainte, 
le  procès  des  templiers,  la  réunion  des  Grecs,  eût  terminé  en  di- 
sant que  le  crime  d'hérésie  dont  Boniface  était  accusé  avait  en- 
core besoin  d'être  prouvé,  qu'on  ne  voyait  pas  du  moins  qu'il 


782  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

eût.  fait  secte.  Boniface  a  occupé  une  place  élevée  dans  l'église 
de  Dieu;  ce  serait  un  grand  scandale  qu'il  fût  trouvé  hérétique. 
«  Comme  alors  les  ennemis  de  la  foi  catholique  remueraient  leur 
tête,  sur  nous!  En  conséquence,  placés  entre  les  conseils  de  ceux 
qui  nous  engagent  à  faire  justice,  quoi  qu'il  arrive,  et  de  ceux  qui 
nous  suggèrent  d'abandonner  pour  la  paix  de  l'église  la  discipline 
de  justice,,  nous  sommes  en  grande  angoisse,  serrés  eti  pressés, 
suant  comme  sous  un  poids  énorme.  Eh  bien!  nous  avons  pris  une 
voie  moyenne  et  avec  nos  frères  nous. avons  prié  affectueusement  et 
i^Lstamment  à  diverses  reprises  le  roi.  de  France  qu'il  voulût  bien, 
pour  l'honneur  de  l'église,  s'écarter  de  la  voie  de  la  rigueur  et  or- 
donner aux  accusateurs  de  remettre  la  suite  de  l'affaire  au  juge- 
ment de  l'église.  Le  roi  a  condescendu  gracieusement  à  nos  piièi-es, 
et  ainsi,  pour  KutiUté  publique  et  la  paix  de  l'église,  nousiavons  cni 
devoir  supprimer  la  justice  des  accusations  et  du  procès  susdit,  ainsi 
que  la  jequête  d'un  concile  généraj,  déchargeant  les.  accusateurs 
de  toute  nécessité  de  poursuivre  l'affaire  contre  la  mémoire  dudit 
Boniface.  » 

Ce  morceau,  nous  le  répétons ,  n'esit  qu'une  rédaction  proposée 
par  Nogaret;  lui-même  probablement  n'espérait  pas  qu'elle  serait 
adoptée  telle  qu'il  l'écrivit.  II  était  essentiel  qu'on  pût  croire  que  la 
renonciation  du  roi  avait  été  précédée  d'une  demande  du  pape.  En 
réalité  il  n'y  eut,  ce  semble,  d'autre  demande  que  celle  qui  fut 
adressée,  par  le  pape  à  Charles  de  Valois.  Dans  une  lettre  au  pape, 
datée  ,de  Fontainebleau,  février  1311,  Philippe  reprend  le  récit  de 
Vaffaire  depuis  le  parlement  tenu  à  Paris  en  mars  1303,  et  conclut 
en  déclarant  qu'il  abandonne  la  question  au  jugement  du  pape  et 
des  cardinaux,  pour  être  tranchée  au  futur  concile  ou  autrement  : 
«  car  Dieu  nous, garde,  ajoute-t-il,  de  révoquer  en  doute  ce  que 
votre  sainteté  aura  décidé  sur  une  question  de  foi^  principalement 
avec  l'approbation  du  concile.  » 

Clément  négociait  en  même  temps  avec  les  partisans  de  Bonifïi«;e. 
Il  obtint  d'eux  un  désistement  semblable  à  celui  qu'il  avait  obtenu 
de  Philippe.  En  conséquence  de  ces  deux  désistemens,  le  pape 
donna  une  h}Jk\\e  Rex  glorim  virtittum  datée  d'Avignon,  27  avril 
1311.  La  rédaction  n'en  différait  pas  essentiellement!  de  celle  (Çu'a- 
vait  proposée  Nogaret;  à  part  quelques  atténuations  que  l'on  sent 
avoir  été  discutées  pied  à  pied  avec  les  parties  intéressées,  ce  sont 
les  mêmes  mots,  les  mêmes  images,  et  l'on  peut  dire  sans  exagé- 
ration que  le  second  et  le  plus  extraordinaire  attentat  de  Nogaret 
sur  la  papauté  fut  de  l'avoir  induite  à  s'approprier  son  propre  style 
et  ses  phrases.  Après  avoir  loué  la  France  et  ses  rois  pour  leur  piété 
et  leur  zèle  à  défendre  l'église  catholique,  Clément  dit  que  Philippe, 


UN   MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE   BEL.  -783 

tant  pour  les  autres  rois  et  potentats  de  la  chrétienté,  ses  adhérens, 
qu'en  son  privé  nom,  et  comme  champion  de  la  foi  et  défenseur 
de  ^église,  requit  (en  l'année  1303)  la  convocation  d'un  concile 
général  pour  y  faire  vider  les  appellations  formées  contre  le  feu 
pape  Boniface,  prévenu  des  crimes  d'intrusion,  d'hérésie  et  autres 
actions  de  pernicieux  exemple,  et  afin  qu'il  fût  pourvu  à  l'élec- 
tion d'un  vrai  et  légitime  pasteur.  A  lui  s'étaient  joints  plusieurs 
princes  et  grands  personnages  ecclésiastiques  et  laïques,  qui  se 
rendirent  dénonciateurs  desdits  crimes.  Les  défenseurs  de  Boni- 
face  ont  soutenu  que  le  roi,  mû  plutôt  de  haine  que  de  charité  et 
du  zèle  de  la  foi  et  de  la  justice,  avait  calomnieusement  procuré 
ces  dénonciations  et  qu'il  était  auteur  du  sacrilège  .commis  en  la 
capture  du  pape.,  A  cela,  il  a, été  répliqué  de  la  part  du,  roi  qu'il 
avait  procédé  avec  tout  le  respect  filial  possible,  comme  envers 
un  père,  dont  il  aurait  volontiers  couvert  les  nudités  de  soui  propre 
manteau,  mais  qu'étant  publiquement  requis  en  son  parlement  de 
Paris,,  en  p;,-ésence  des  prélats,  barons,  chapiti-es,  couvens,  col- 
lèges, communautés  et  villes  de  son  royaume,  et  ne  pouvant  plus 
dissimuler  sans  scandale  et  ollense  de  Dieu,  il  se  vit  contraint, 
pour  la  décharge  de  sa  conscience,  et  de  l'avis  des  maîtres  en  théo- 
logie, professeurs  ep  droit,  etc.,  d'envoyer  veçs  Boniface  Guillaume 
de  Nogaret,  chevalier,  et  d'autres  ambassadeurs,,  pour  lui  notifier 
les  dénonciations  et  requérir  la  convocation  d'un  concile.  Que  si  les 
ambassadeurs  ont  excédé  leur  pouvoir  et  commis  quelque  action 
illicite  en  la  capture  de  Boniface  et  en  l'agression  de  sa  maison,  ces 
violences  ont  grandement  déplu  au  roi,  et  il  les  a  toujours  désa- 
vouées. Après  de  longues  procédures  conduites  tant  par-devant  le- 
dit Boniface  avantson  décès  que  devant  le  pape  Benoît  XI  et  le 
pape  Clément  V,  tandis  qu'il  était  à  Lyon  et  à  Poitiers,  ile  pape 
Clément  V,  ayaut  fait  l'inquisition  d'office  qu'il  devait  sur  les  motifs 
de  bon  zèle  du  ,roi  et  des  dénonciateurs,  les  déclare  au  préalable 
exempts  de  toute  calomnie  en  leur  poursuite ,  à  laquelle  ils  ont 
procédé  en  sincérité  d'un  bon  et  juste  zèle  pour  la  foi  catholique. 

Quant  à  Guillaume  de  I^ogaret,  personnellement  comparaissant 
en  plein  consistoire,  il  a  déclaré  qu'il  avait  seulement  reçu  mandat 
pour  notifier  à  Boniface  la  convocation  du  concile  général,  lequel 
en  pareil  cas  était  supérieur  à  Boniface.  Le  roi  n'a  donc  aucune  res- 
ponsabilité en  l'affaire  d'Anagni;  mais,  comme  à  cause  de  la  raideur 
de  Boniface,,  des  menaces  adressées  et  des  embûches  dressées,  l'am- 
bassadeur du  roi  ne  pouvait,  autrement  trouver  un  accès  sûr  dans 
le  manoir  papal,  Guillaume  en,  personne,  entouré  et  appuyé  par  u»e 
escorte  de  fidèles  vassaux  de  l'église,  est  entré  en  armes,  pour  sa 
défense  personnelle,  dans  la  maison  que  Boniface  habitait  à  Ana- 
gni.  La  bulle  papale  rapporte  ensuite  textuellement  les  explications 


7SÙ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cent  fois  données  par  Nogaret  pour  établir  que  tout  ce  que  lui  et 
ses  partisans  ont  fait  dans  Anagni,  ils  l'ont  fait  par  un  zèle  sincère 
et  jaste,  par  la  nécessité  instante  de  la  défense  de  l'église,  de  le  r 
toi,  de  leur  patrie,  pieusement,  justement,  de  plein  droit,  sans  nul 
attentat  illicite. 

Le  pape  Clément,  suffisamment  instruit  par  cette  enquête,  dé- 
clare donc  le  roi  innocent  des  capture,  agression  et  pillage,  imputés 
à  tort  ou  à  raison  audit  Guillaume.  D'une  autre  part,  les  défen- 
seurs de  Boniface  et  le  roi,  en  son  nom  et  au  nom  de  tous  les  regni- 
coles  de  France,  ayant  consenti,  pour  le  bien  de  la  paix  et  l'avan- 
cement de  l'œuvre  de  terre-sainte,  à  remettre  l'affaire  entre  les 
mains  du  pape  Clément,  celui-ci  casse  et  révoque  toutes  sentences 
portant  préjudice  au  roi  et  à  son  royaume,  ainsi  qu'aux  regnicoles, 
aux  dénonciateurs,  adhérens,  etc.;  il  lève  toutes  excommunications, 
interdits ,  faits  par  Boniface  et  Benoît  depuis  le  jour  de  la  Tous- 
saint de  l'an  1300  contre  le  roi,  ses  enfans,  ses  frères,  le  royaume, 
les  regnicoles,  dénonciateurs,  appelans,  pour  raison  des  appella- 
tions, réquisition  de  concile,  blasphèmes,  injures,  capture  de  per- 
sonne papale,  agression,  invasion  de  la  maison  de  Boniface,  dissi- 
pation du  trésor  de  l'église  et  autres  dépendances  du  fait  d' Anagni. 
Abolit  en  outre  toute  la  tache  de  calomnie  et  note  d'infamie,  qui, 
à  raison  desdits  cas,  pourrait  être  imputée  au  roi  et  à  sa  postérité, 
aux  dénonciateurs,  prélats,  barons  et  autres,  encore  même  qu'on 
supposât  ladite  capture  avoir  été  faite  au  nom  et  du  mandement  du 
seigneur  roi  et  de  ses  adhérens,  ou  sous  sa  bannière  et  enseigne 
de  ses  armoiries.  Ordonne  que  lesdites  sentences  et  suspensions  se- 
ront ôtées  des  registres  de  l'église  de  Rome,  défend  d'en  garder 
les  originaux  et  enjoint  à  toutes  personnes  de  supprimer  des  regis- 
tres et  lieux  publics  ou  privés  toutes  les  pièces  des  procès  en  ques- 
tion, avec  inhibition  d'en  tenir  copie,  à  peine  d'excommunication. 
Le  tout  sans  préjudice  de  la  vérité  de  l'affaire  principale  et  de  la 
poursuite  qui  s'en  pourrait  faire  d'office,  et  sauf  de  procéder  à  l'a- 
venir à  l'audition  et  examen  des  témoins  et  dénonciateurs  qui  pour- 
raient se  présenter  et  être  recevables  contre  Boniface  et  sa  mé- 
moire, ensemble  des  défenses  et  exceptions  légitimes,  s'il  y  en  avait 
à  proposer,  pourvu  qu'elles  ne  touchent  ni  le  roi,  ni  ses  enfans,  ni 
ses  frères,  ni  son  royaume,  ni  les  dénonciateurs. 

Guillaume  de  Nogaret,  Sciarra  Colonna,  Rainaldo  da  Supino,  son 
fils,  son  frère,  Arnolfo  et  les  autres  chevaliers  gibelins  d'Anagoi 
qui  s'étaient  le  plus  signalés  dans  la  capture  de  Boniface  et  le  vol 
du  trésor,  sont  dans  la  bulle  exceptés  de  l'absolution  générale;  mais, 
à  la  suite  de  la  bulle,  dans  un  appendice  faisant  partie  intégrante 
de  la  pièce  principale,  vient  l'absolution  des  mêmes  personnages 
qui  avaient  été  exceptés.  Guillaume  n'est  nullement  déclaré  cou- 


UN    MINISTRE   DE    PHILIPPE    LE    BEL.  785 

pable.  On  admet  qu'il  prétend  avoir  eu  de  bonnes  raisons  de  faire 
ce  qu'il  a  fait;  on  trouve  possible  que  ce  qui  s'est  passé  soit  arrivé 
contre  son  intention  et  par  la  seule  résistance  que  Bonifece  a  op- 
posée à  la  convocation  d'un  concile  général;  c'est  par  excès  de  pré- 
caution et  pour  sa  plus  grande  sûreté  qu'il  a  demandé  le  béné- 
fice de  l'absolution,  offrant,  vu  sa  grande  révérence  pour  l'église, 
de  recevoir  et  d'accomplir  ad  cautclam  la  pénitence  qui  lui  serait 
enjointe. 

La  pénitence  fut  celle-ci  :  «  Au  premier  passage  général,  il  ira 
de  sa  personne  cà  la  terre-sainte  avec  armes  et  chevaux  pour  y  de- 
meurer toujours,  s'il  ne  mérite  que  nous  ou  nos  successeurs  lui  en 
abrégions  le  temps.  Cependant  il  ira  de  sa  personne  en  pèlerinage 
à  Notre-Dame  de  Vauvert,  de  Roquamadour,  du  Pui-en-Velai,  de 
Boulogne-sur-Mer  et  de  Chartres;  à  Saint-Gilles,  à  Montmajour,  à 
Saint-Jacques  en  Galice.  Au  cas  où  il  mourrait  sans  avoir  accompli 
ces  pénitences,  ses  héritiers  jouiront  du  bénéfice  de  l'absolution, 
pourvu  qu'ils  accomplissent  ce  qui  en  resterait  à  faire.  A  défaut  de 
ce,  l'absolution  serait  nulle  au  regard  de  Nogaret  et  de  ses  héri- 
tiers. » 

Le  même  jour,  le  pape  donna  l'absolution  aux  gens  d'Anagni;  mais 
une  autre  bulle  spécifia  que  cette  absolution  n'était  pas  pour  ceux 
qui  avaient  mis  la  main  sur  Boniface  et  qui  l'avaient  outragé  en  son 
corps  ou  en  son  honneur;  au  moins  ne  s'étendit-elle  pas  sur  ceux 
qui  avaient  volé  le  trésor  de  l'église.  Clément,  du  consentement  de 
Nogaret,  de  Plaisian,  etc.,  se  réserva  la  liberté  de  les  absoudre  ou 
de  les  poursuivre  quand  il  le  jugerait  à  propos.  Une  dernière  bulle 
déclara  «  que  le  pape  ne  recevrait  plus  à  l'avenir  aucun  acte  où  l'on 
blâmerait  le  louable  zèle  et  les  bonnes  intentions  que  le  roi  avait 
fait  paraître  dans  tout  le  cours  de  cette  affaire.  »  La  victoire  du  roi 
était  complète.  L'acte  le  plus  hardi  qu'un  prince  catholique  eût  ja- 
mais entrepris  contre  la  papauté,  le  voilà  traité  de  bonne  action 
dans  une  bulle  papale;  le  ministre  dont  le  roi  s'était  servi  pour  ac- 
complir cet  acte,  après  avoir  conduit  d'un  ton  impérieux  toutes  les 
procédures,  est  réconcilié  avec  l'église  sous  une  forme  qui  n'im- 
plique pas  que  son  acte  ait  été  bien  coupable.  Cette  absolution  lui 
est  accordée ,  non  pas  précisément  parce  qu'il  en  a  besoin ,  mais 
pour  répondre  aux  scrupules  de  sa  conscience  timorée,  et  au  prix 
d'une  pénitence  que  probablement  il  n'accomplit  jamais. 

un  a  pu  remarquer,  dans  l'analyse  que  nous  venons  de  donner  de 
la  grande  bulle  Rex  gloriœ  virîutmn,  que,  par  un  raffinement  juri- 
dique  conforme  aux  procédés  subtils  du  temps,  le  pape  maintenait 
au  fond  la  cause  intacte.  En  effet  une  dernière  bulle  du  27  avril  1311 
présente  ainsi  les  faits.  Le  roi  n'a  pas  voulu  être  partie  dans  le  pro- 

TOME  xcvni.  —  1872.  50 


786  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ces  de  Boniface;  il  a  seulement  demandé  au  pape  de  donner  au- 
dience à  Nogaret  et  à  Plaisian  qui  annonçaient  l'intention  d'atta- 
quer la  mémoire  du  pape  défunt.  Les  discussions  ont  eu  lieu;  les 
défenseurs  de  Boniface  se  sont  désistés  spontanément  de  leur  dé- 
fense. Le  pape  accepte  cet  état  de  choses;  cependant  son  premier 
devoir  étant  de  ne  laisser  sans  enquête  aucune  accusation  contre 
la.  foi,  il  proroge  l'enquête  testimoniale  pour  et  contre  la  mémoire 
de  Boniface.  Sans  doute  l'accusation  ne  voulait  pas  laisser  croire 
que  c'était  elle  qui  se  désistait  ni  qu'elle  abandonnât  la  vaste  in- 
struction qu'elle  avait  commencée. 

Tolonié  de  Lucques,  qui  raconte  très  exactement  l'accord  qu'on 
vient  de  lire,  ajoute  :  «  les  ambassadeurs  du  roi  donnèrent  à  la  cu- 
rie du  pape  100,000  florins  en  récompense  des  peines  qu'elle  s'é- 
tait données  en  cette  affaire.  »  La  vénalité  de  la  cour  d'Avignon 
donna  en  effet  occasion  aux  bruits  les  plus  défavoi'ables.  Le  conti- 
miateui'  de  Guillaume  de  Nangis  veut  que  Nogaret  n'ait  obtenu 
l'absolution  ad  ccmtelam  que  parce  qu'il  constitua  le  pape  son  hé- 
ritier. Le  fait  est  entièrement  faux,  puisque  nous  connaissons  le 
testament  de  Nogaret  et  que  nous  suivons  les  effets  de  ce  testament 
sur  sa  postérité.  Il  faut  reconnaître  cependant  qu'une  autre  autorité 
contemporaine,  qui  représente  bien  les  bruits  qui  couraient  alors 
dans  la  bourgeoisie  un  peu  instruite  de  Paris,  veut  aussi  que  «  les 
sous  »  aient  eu  leur  part  dans  l'absolution  de  Nogaret.  Voici  les  ré- 
flexions de  ce  contemporain,  Geffroi  de  Paris;  on  ne  peut  leur  refu- 
ser beaucoup  de  finesse  et  d'esprit. 

Et  se  ne  fust  le  roy  de  France, 

Autrement  li  fust  avenu; 

Mes  por  le  roy  fu  soustenu... 

Biax  sire  diex!  qui  vit  trop  voit. 

Ainsi  s'asolution  prist 

Du  pape,  cil  qui  tant  mesprit, 

Si  com  l'en  dist,  et  fut  assolz 

Non  pas  por  Dieu,  mes  por  les  solz; 

Et  assez  brief  fut  son  rapel. 

Et  n'i  lessa  rien  de  sa  pel... 

Cil  à  cui  l'en  tient  le  menton 

Souef  noe  (1),  ce  me  dit-on; 

Por  ce  noa  il  si  souef; 

Car  il  avoit  et  queue  et  clef; 

Le  roy  queue  est  de  la  paële, 

Et  !a  clef  si  est  l'apostoile. 

La  vraie,  l'unique  cause  qui  sauva  Nogaret  fut  la  protection  de 
Philippe.  Philippe  avait  obtenu  la  plus  grande  concession  que  ja- 
mais souverain  ait  tirée  de  la  cour  de  Rome.  De  son  côté,  Clément 

(I)  Celui  à  qui  on  tient  le  menton  nage  doucement. 


UN    MLMSÏP.E    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  787 

avait  aussi  remporté  sa  victoire;  il  avait  évité  un  précédent  funeste 
pour  la  papauté  et  dont  les  conséquences  eussent  été  incalculables. 
Les  sacrifiés  furent  les  Gaetani.  Pour  eux  pas  un  mot  bienveillant, 
on  laisse  planer  sur  eux  le  soupçon  de  violence  en  l'affaire  de  Rai- 
naldo  da  Supino;  le  pape  lui-même  les  déclara  fabricateurs  de 
fausses  pièces.  La  translation,  déjà  presque  définitive,  du  saint- 
siége  à  Avignon  enlevait  à  ces  familles  romaines  toute  leur  impor- 
tance; il  n'y  avait  plus  de  raison  pour  les  ménager. 

L'histoire,  sur  ce  singulier  différend,  ne  fut  pas  plus  incorrup- 
tible que  ne  l'avaient  été  les  contemporains.  La  version  officielle 
ou,  si  l'on  veut,  le  mensonge  de  Nogaret  sur  la  scène  d'Anagni 
s'imposa  à  la  postérité  comme  à  l'opinion  de  son  temps.  Les  ré- 
cits du  continuateur  de  Nangis,  de  Girard  de  Frachet  sont  en  tout 
presque  conformes  aux  apologies  de  Nogaret.  Boniface,  selon  eux, 
a  eu  tous  les  torts,  le  roi  n'a  fait  que  se  défendre;  Nogaret  a  été  le 
porteur  courageux  de  l'intimation.  Jean  de  Saint-Victor  est  aussi 
très  favorable  au  roi.  Bernard  Guidonis  regarde  bien  l'affaire  d'A- 
nagni comme  un  scandale;  mais  il  est  dur  pour  Boniface,  il  es- 
time que  ce  qui  lui  est  arrivé  a  été  une  juste  punition  de  son  or- 
gueil et  de  son  avarice.  Le  chroniqueur  de  Saint-Denis  ne  veut  voir 
en  Nogaret  qu'un  protecteur  de  Boniface:  «  0  toi,  chétif  pape,  au- 
rait-il dit,  confère  et  regarde  de  monseigneur  le  roi  de  France  la 
bonté,  qm,  tant  loing  est  de  toi  son  royaume,  te  garde  par  moi  et 
défend.  »  Nicole  Gilles  adopta  le  récit  du  chroniqueur  de  Saint- 
Denis.  D'autres  rejetèrent  la  faute  sur  les  Colonnes,  qui  usurpèrent 
l'étendard  du  roi.  D'autres  enfin,  comme  Geffroi  de  Paris,  dont  le 
récit  est  du  reste  fort  inexact,  avouèrent  que  le  plus  sage  était  de 
s'abstenir  : 

Si  fut  décéu  par  cuidance, 
Quand  il  fut  pris  du  roy  de  France, 
Je  dis  mal,  mes  de  son  sei'geut. 
Le  roy  ne  savoit  pas  tel  gent 
Qu'ils  déussent  tel  chose  enprendre; 
Si  n'en  doit-on  le  roy  reprendre. 
Mes  d'autre  part  j'ai  ouï  dire 
Que  le  roy  pas  bien  escondirc 
De  ccste  chose  puis  se  pout. 
Je  n'en  sai  riens,  mes  Dicx  set  tout. 

Seuls,  quelques  Italiens  parlèrent  de  Nogaret  avec  sévérité.  En 
France,  pas  une  voix,  si  l'on  excepte  celle  de  Sponde,  ne  s'éleva 
contre  lui.  Le  système  justificatif  de  Nogaret  s'imposa  jusqu'aux 
temps  modernes.  Dupuy  s'y  tient  fidèlement;  Baillet  s'en  écarte 
peu.  Presque  de  nos  jours,  l'école  légitimiste  gallicane  de  la  res- 
tauration crut  devoir  à  peu  près  adopter  la  version  du  moine  de 
Saint-Denis,  et  présenta  Nogaret  comme  ayant  su  faire  u  un  juste 


7?b8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

discernement  de  ce  qu'il  devait  à  saint  Pierre  et  de  ce  qu'il  de- 
vait à  son  roi.  »  Ce  n'est  qu'en  ces  derniers  temps  qu'on  a  vu  se 
produire  la  tentative  de  réhabiliter  pleinement  Boniface.  Malgré  le 
talent  qu'on  y  a  mis,  cette  tentative  eût  mieux  réussi,  si  l'on  n'avait 
pas  prétendu  trop  prouver,  ériger  Boniface  en  un  saint  pontife,  et 
faire  de  lui  un  martyr  de  la  grandeur  du  siège  romain. 

Rainaldo  da  Supino  échappa  comme  Nogaret  aux  conséquences 
terribles  que  son  acte  aurait  entraînées  à  d'autres  époques.  Le  29  oc- 
tobre 1312,  nous  le  trouvons  à  Paris  donnant  quittance  au  roi  de 
10,000  florins  petits  de  Florence,  touchés  sur  les  associés  des  Peruzzi 
à  Carcassone,  comme  prix  du  concours  qu'il  avait  donné  à  l'exécu- 
tion de  la  capture  de  Boniface,  pour  lui  et  ses  amis  en  compensation 
telle  quelle  des  dépenses  qu'il  avait  faites  à  cette  occasion.  Il  y  ra- 
conte l'incident  d'Anagni,  naturellement  selon  la  version  de  Noga- 
ret. Nogaret  ne  pouvait  exécuter  sa  commission  sans  risque  de  mort; 
«  alors  il  eut  recours  à  nous,  enfans  dévoués  de  l'église  romaine.  »  Il 
reconnaît  la  fidélité  avec  laquelle  Nogaret  a  tenu  ses  engagemens,  les 
peines  qu'il  s'est  données,  les  frais  qu'il  a  faits  avec  l'aide  du  roi.  C'est 
en  voyant  les  peines  et  les  anxiétés  que  s'imposait  ledit  sieur  Guil- 
laume pour  la  délivrance  commune,  en  même  temps  les  périls  qu'il 
courait,  les  dépenses  qu'il  faisait,  que  Rainaldo  s'est  joint  à  lui.  Il  re- 
connaît du  reste  que  la  somme  qu'il  touche  n'implique  nullement  que 
le  roi  soit  responsable  de  ce  qu'on  a  pu  commettre  d'illicite.  Il  déclare 
que  lui,  son  frère  Thomas,  la  commune  de  Ferentino,  le  capitaine  de 
cette  commune,  tous  les  nobles  de  la  campagne  de  Rome  tiennent 
le  roi  et  Guillaume  pour  quittes  de  leurs  promesses.  On  remarque 
parmi  les  témoins  Guillaume  de  Plaisian,  Jacques  de  Péniches,  Phi- 
lippe Vilani.  Les  relations  des  Villani  avec  les  Peruzzi  et  avec  Phi- 
lippe le  Bel  sont  un  fait  qu'il  ne  faut  pas  oublier  quand  on  lit  !e  récit 
du  célèbre  chroniqueur  Jean  Viliani  sur  les  rapports  du  roi  avec  l'Ita- 
lie et  avec  la  papauté. 

L'affaire  de  la  mémoire  de  Boniface  revint  encore  au  concile  de 
Vienne  en  1312.  Philippe  avait  toujours  demandé  que  la  question 
fût  déférée  à  un  concile.  Dans  la  lettre  de  renonciation  au  procès 
d'Avignon,  datée  de  Fontainebleau  (février  1311),  le  roi  reprend 
son  idée,  et  nous  avons  vu  que  les  bulles  du  27  avril  1311  sont 
conçues  de  manière  à  permettre  à  l'affaire  de  se  renouer.  Des  cri- 
tiques, tels  que  le  père  Pagi,  ont  nié  qu'il  ait  été  question  de 
la  mémoire  de  Bcfiiface  au  concile  de  Vienne,  se  fondant  sur  ce 
que  l'affaire  avait  déjà  été  terminée  en  avril  1311  à  Avignon,  et 
sur  ce  que  plusieurs  des  narrateurs  de  la  vie  de  Boniface  s'en  tai- 
sent. Les  actes  de  ce  concile  n'é4;ant  pas  venus  jusqu'à  nous,  on 
ne  peut  opposer  à  cette  opinion  une  autorité  irréfragable;  mais  il 
est  impossible  de  ne  pas  ajouter  foi  à  Villani,  à  saint  Antonin,  à 


UN   MINISTRE   DE    PHILIPPE    LE    BEL.  7S§ 

Francesco  Pipino  et  à  d'autres,  qui  l'attestent.  Yillani,  en  parti- 
culier, nous  l'apprend  en  termes  trop  précis  pour  qu'on  en  puisse 
douter.  Trois  cardinaux,  Richai'd  de  Sienne,  légiste,  Guillaume  le 
Long,  Jean  de  Murro  ou  de  Namur,  théologien,  Francesco  Gaétan! 
et  frère  Gentile  de  Montefiore,  canoniste,  parlèrent  pour  la  jus- 
tification du  pape  devant  le  roi  et  son  conseil,  et  deux  chevaliers 
catalans  se  seraient  offerts  à  prouver  l'innocence  de  Boniface  l'épée 
à  la  main  contre  les  deux  plus  vaillans  de  la  noblesse  française, 
qu'il  plairait  au  roi  de  désigner.  De  quoi,  selon  Yillani,  le  roi  et 
les  siens  demeurèrent  confus.  Le  concile  déclara,  dit -on,  que  le 
pape  Boniface  avait  été  catholique,  pape  légitime,  et  n'avait  rien 
fait  qui  le  rendît  coupable  d'hérésie;  mais,  pour  contenter  Phi- 
lippe, le  pape  décida  que  le  roi  ni  ses  successeurs  ne  pourraient 
jamais  être  recherchés  ni  blâmés  pour  ce  qui  avait  été  fait  contre 
Boniface,  sous  le  nom  et  l'autorité  du  roi,  soit  en  Italie,  soit  en 
France,  soit  par  les  Colonnes,  soit  par  Nogaret  ou  toute  autre 
personne  que  ce  pût  être.  La  cour  de  France  semble  du  reste,  à 
cette  date,  beaucoup  moins  tenir  à  brûler  les  os  de  Boniface.  No- 
garet était  absous,  le  roi  avait  obtenu  une  pleine  victoire  sur  les 
templiers;  le  squelette  du  vieux  pape  pouvait  maintenant  doimir  en 
paix  dans  sa  tombe  vaticane  :  le  monde  qui  entourait  Philippe  était 
trop  positif  pour  perdre  son  temps,  quand  il  avait  atteint  ses  fins 
temporelles,  k  poursuivre  une  accusation  théologique  contre  un  mort. 
Ainsi  se  termina  cet  étrange  procès.  Si  le  roi  n'obtint  pas  le  but 
apparent  qu'il  s'était  proposé,  il  avait  au  fond  pleinement  réussi. 
Il  resta,  dans  l'opinion  des  siècles  suivans,  «  le  vengeur  de  tous  les 
rois  et  potentats  de  la  chrétienté,  le  champion  de  la  foi,  le  défen- 
seur de  l'église;  »  on  reconnut  qu'il  avait  eu  raison  de  convoquer  un 
concile  général  contre  le  pape,  qu'en  cela  il  avait  été  mû  non  par 
haine,  mais  par  charité  et  zèle  de  la  foi  et  de  la  justice.  Jamais  la 
violence,  la  dénonciation  calomnieuse,  le  faux  témoignage,  n'avalent 
reçu  un  tel  encouragement.  Le  brutal  guet-apens  devenait  un  acte 
de  respect  filial.  Le  roi  sortit  de  l'aflaire  blanc  comme  neige.  Noga- 
ret fut  quitte  pour  déclarer  le  déplaisir  qu'il  avait  eu  de  ce  qui 
s'était  passé  au  pillage  du  trésor;  on  reconnut  qu'en  principe  i! 
n'avait  rien  attenté  d'illicite  ni  qui  ne  fût  dans  les  termes  du  droit 
et  d'une  légilime  défense.  Tous  les  coupables  furent  remis,  en  tant 
qu'il  était  besoin,  en  leur  premier  état.  Tous  les  actes  contraires  à 
l'honneur  et  aux  intérêts  du  roi  furent  biffés  dans  les  registres  de  la 
chancellerie  romaine,  où  on  les  voit  encore  aujourd'hui  portant  des 
ratures  faites  par  un  notaire  apostolique,  sur  l'ordre  exprès  de  deux 
cardinaux  dont  l'un  est  Bérenger  de  Frédol,  et  de  la  part  du  pape(l). 

(!)  De  exprcsso  mandate  rev.  patrum,...  facto  mihi  per  eos  ex  parte  sanctîssimî 
patris,  domini  iiostri  D.  Clemcntis,...  qui  hoc  eis  pluries  mandaverat,  ut  dicebant. 


790  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  père  Tosti,  par  une  faveur  exceptionnelle,  eut  communication  de 
ces  précieux  volumes,  conservés  aux  archives  du  Vatican,  a  Devant 
ces  pages  maculées,  dit-il,  je  restai  longtemps  l'œil  fixe,  et  en  son- 
geant à  ces  mots  :  Ex  parte  domini  nosiri  D.  Clément i s  jyopœ  V,  je 
pleurai  bien  plus  encore  sur  la  faiblesse  du  pontife  que  sur  la  per- 
fidie du  prince.  »  On  poursuivit,  jusque  dans  les  parchemins  et  les 
actes  publics  ou  privés,  les  lettres  ou  cédules  où  il  était  fait  men- 
tion des  sentences  et  procédures  dont  on  voulait  effacer  le  souvenir. 
iNogaret  accomplit-il  sa  pénitence?  Gomme  il  n'y  eut  pas  de  «pro- 
chain passage  général,  »  la  partie  de  cette  pénitence  qui  consistait 
à  se  croiser  fut  nécessairement  sans  effet.  Les  pèlerinages  qui  lui 
avaient  été  imposés,  avec  les  peines  corporelles  qui  en  faisaient 
partie  pour  les  pèlerins  condamnés  à  ces  voyages  par  pénitence, 
eussent  été  chose  fort  grave  pour  un  premier  ministre  du  roi.  Il 
est  probable  que  Kogaret  les  racheta  par  des  amendes  pécuniaires, 
et  peut-être  la  tradition  conservée  par  le  continuateur  de  Nangis 
et  par  Geffroi  de  Paris  se  rapporte-t- elle  à  ces  rachats;  Geffroi 
de  Paris  semble  parler  d'un  court  exil,  l'inquisiteur  Bernard  Gui- 
donis,  après  avoir  rapporté  la  pénitence  qui  fut  imposée  à  Noga- 
ret,  ajoute  :  «  à  moins  de  dispense  du  saint-siége,  »  mot  qui,  sous 
la  plume  d'un  homme  aussi  pratique  des  pénalités  ecclésiastiques, 
n'est  pas  à  négliger.  La  même  chose  est  répétée  par  un  autre  his- 
torien de  Clément  V.  L'auteur  gallican  de  l'article  JSoyaret,  dans 
la  Biographie  toulousaine,  dit  sans  preuve,  mais  avec  un  sentiment 
peut-être  assez  juste  de  ce  qui  arriva  :  «  11  ne  put  remplir  les  con- 
ditions de  l'absolution  :  les  intérêts  de  l'état  le  retinrent  en  France, 
et  la  mort  le  surprit  avant  qu'il  eût  commencé  ses  voyages.  » 

IIL 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Nogaret,  aussitôt  après  la  conclu- 
sion de  l'affaire  d'Avignon,  reprit  la  garde  du  sceau  royal.  Un  pas- 
sage des  Olini  prouve  qu'il  mourut  dans  le  plein  exercice  de  ses 
fonctions.  Sa  faveur  auprès  de  Philippe  ne  souffrit  pas  la  moindre 
éclipse.  Dans  celui  de  ses  testamens  qui  est  daté  du  17  mai  1311, 
le  roi  le  nomme  un  de  ses  exécuteurs  testamentaires.  C'était,  on  le 
voit,  pr.?sque  au  lendemain  de  la  bulle  d'absolution.  Cela  suppose 
qu'on  tenait  les  conditions  de  cette  absolution  pour  déjà  remplies; 
car  une  personne  qui  pouvait  être  sous  le  coup  d'une  excommuni- 
cation n'était  pas  susceptible  de  figurer  dans  un  testament. 

Dans  son  codicille  du  28  novembre  13  U,  au  contraire,  le  roi  sub- 
stitue P.  de  Chambli  «  en  lieu  et  place  de  feu  G.  de  Nogaret.  » 
Nogaret  mourut  donc  certainement  avant  la  fin  du  mois  de  no- 
vembre 131  A.  Dupuy  déclare  ne  pas  savoir  la  date  précise  de  cette 


UN    MINISTRE    DE    PIIILIPPE    LE    BEL.  791 

mort.  Dom  Vaissète,  après  le  père  Anselme,  a  prouvé  qu'elle  dut 
arriver  au  mois  d'avril  1313.  Un  passage  de  la  chronique  anonyme, 
intitulée  Anciennes  chroniques  de  Flandre,  ferait ,  s'il  était  exact, 
vivre  Nogaret  jusque  vers  juillet  1314  au  moins.  Ce  chroniqueur 
est  souvent  fautif;  ajoutons  que  la  mention  de  Nogaret  ne  se  trouve 
pas  dans  tous  les  manuscrits  de  ladite  chronique. 

Nogaret  avait  blessé  trop  profondément  les  idées  religieuses  de 
son  temps  pour  que  la  légende  ne  se  donnât  point  carrière  à  son 
sujet.  La  version  généralement  acceptée  fut  qu'il  mourut  enragé', 
tirant  honteusement  la  langue  devant  toute  la  cour.  Dans  la  chro- 
nique attribuée  à  Jean  Desnouelles  et  qui  fut  écrite  en  1388,  nous 
lisons  que  Nogaret,  «  à  la  cour  du  roy,  esraga  (1),  le  langue  traite 
moult  hideusement,  dont  li  roy  fu  moult  esmervilliez  et  plusieurs 
qui  avoient  esté  contre  le  pape  Boniface.  »  Ce  récit  fantastique  fut 
accueilli  en  Angleterre  et  surtout  en  Flandre,  où  la  mémoire  de 
Philippe  et  de  ses  conseillers  resta  dans  une  juste  exécration.  Le 
chroniqueur  anglais  Walsingham,  après  avoir  parlé  des  noces  ma- 
gnifiques qui  se  firent  à  Boulogne  en  1307  pour  le  mariage  d'E- 
douard II,  roi  d'Angleterre,  avec  Isabelle,  fille  de  Philippe,  y  plac3 
]a  fin  tragique  et  grotesque  que  l'opinion  populaire  attribuait  à  No- 
garet. L'anachronisme  est  énorme;  ce  qui  n'a  pas  empêché  l'histo- 
rien flamand  Jacques  de  Meyer  de  le  répéter.  La  conscience  chré- 
tienne voulut  absolument  que  le  ciel  eût  vengé  un  crime,  le  plus 
'grand  après  celui  de  Pilate,  dont  les  auteurs  n'avaient  selon  le 
monde  touché  que  des  bénéfice: s.  Oj  prétendit  que  Pliilippe  fut 
également  frappé  de  la  main  de  Dieu. 

Nogaret,  dans  son  testament  de  1310,  avait  réglé  que,  s'il  mou- 
rait «  en  France,  »  il  serait  enterré  dans  l'église  des  frères  prêcheurs 
de  Paris;  et  que,  s'il  mourait  plus  près  de  Nîmes,  il  serait  enterré 
chez  les  frères  prêcheurs  de  Nîmes.  On  ne  sait  ce  qui  advint;  mais 
il  est  probable  que  Nogaret  eut  sa  sépulture  à  Nîmes,  car,  si  sa  tombe 
avait  été  à  Paris,  elle  serait  arrivée  à  quelque  célébrité.  Nogaret, 
comme  Pierre  Du  Bois,  comme  Philippe  lui-même,  aimait  les  domi- 
nicains et  les  préférait  beaucoup  aux  anciens  ord"es  en  décadence. 

Nogaret  fut  sûrement  heureux  de  ne  pas  avoir  survécu  à  Philippe. 
Les  haines  accumulées  contre  lui  et  la  jalousie  de  Charles  de  Valois 
n'auraient  pas  manqué  de  se  donner  carrière  à  son  égard,  comme 
elles  firent  sur  le  malheureux  Eoguerrand  de  Marigni.  Sous  Philippe 
le  Long,  le  nom  de  Nogaret  revient,  mais  comme  un  souvenir.  Dans 
le  règlement  que  fit  ce  roi,  lors  de  son  avènement  à  la  couronne,  au 
bois  de  Vincennes,  le  2  décembre  1316,  pour  l'ordre  de  son  hôtel, 
il  réduit  les  appointemens  de  ses  officiers,  entre  autres  de  son  chan- 

(1)  Enragea. 


7Ô2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

celier  quand  il  ne  sera  pas  prélat,  «  à  l'instar  de  ceux  qu'avait 
Guillaume  ^]e  Nogaret;  »  ce  qu'il  réitéra  presque  dans  les  mêmes 
termes  en  l'état  de  son  hôtel  qu'il  fit  le  18  novembre  1317.  Plaisian 
mourut  vers  le  même  temps  que  Nogaret.  La  dernière  fois  qu'on  le 
voit  figurer,  c'est  dans  un  acte  du  22  janvier  'J313. 

Ainsi  disparurent  presque  en  même  temps  tous  les  hommes  qui 
avaient  fait  la  gloire  et  la  force  d'un  des  plus  beaux  règnes  de 
l'histoire  de  France.  Jamais  règne  autant  que  celui  de  Philippe  le 
B;\  ne  vit  dominer  dans  les  conseils  de  l'état  un  plan  unique  et 
suivi.  Attribuer  à  la  maison  capétienne  toute  la  succession  de  Ghar- 
lemagne,  ramener  sans  cesse  le  souvenir  du  grand  empereur  et 
présenter  le  roi  comme  étant  son  héritier,  faire  du  roi  à  l'égard  du 
pape  ce  que  Vémir  al-omra  fut  pour  les  khalifes,  c'est-à-dire  don- 
ner au  roi  tout  l'effectif  du  pouvoir  de  l'église,  réduire  le  pape  à 
l'état  de  pensionnaire  du  roi ,  telle  était  la  doctrine  reçue  du  petit 
cercle  de  canonistes  et  de  juristes  qui  à  cette  époque  gouverna  la 
France.  On  affichait  une  grande  religion,  et  chez  le  roi  cette  reli- 
gion était  bincère.  Philippe  le  Bel  ressembla  bien  plus  qu'on  ne 
pense  à  Louis  IX  :  même  piété,  même  sévérité  de  mœurs;  la  bonté 
et  l'humiUté  du  saint  roi  manquèrent  seules  à  son  pelit-fils.  Il  con- 
vient de  citer  ici  un  curieux  passage  de  Nogaret  :  «  Monseigneur  le 
roi  est  né  de  la  race  des  rois  de  France,  qui  tous ,  depuis  le  temps 
du  roi  Pépin ,  de  la  lignée  duquel  il  est  connu  que  ledit  roi  des- 
cend, ont  été  religieux,  fervens  champions  de  la  foi,  vigoureux 
défenseurs  de  Sainte  Mère  Eglise.  Ils  ont  chassé  beaucoup  de  schis- 
matiques  qui  s'étaient  emparés  de  l'église  romaine,  et  aucun  d'eux 
n'en  a  pu  avoir  un  aussi  juste  motif  que  le  roi  dont  il  s'agit.  Le 
même  roi  a  été  avant,  pendant  et  après  son  mariage,  chaste,  humble, 
modeste  de  visage  et  de  langue;  jamais  il  ne  se  met  en  colère,  il  ne 
hait  personne,  il  ne  jalouse  personne,  il  aime  tout  le  monde,  plein 
de  grâce,  de  charité,  pieux,  miséricordieux,  suivant  toujours  la 
vérité  et  la  justice.  Jamais  la  détraction  ne  trouve  place  dans  sa 
bouche,  fervent  dans  la  foi,  religieux  dans  la  vie,  bâtissant  des  ba- 
siliques, pratiquant  les  œuvres  de  piété,  beau  de  visage  et  char- 
mant d'aspect,  agréable  à  tous,  même  à  ses  ennemis  quand  ils  sont 
en  sa  présence.  Dieu  fait  aux  malades  des  miracles  é vidons  par  ses 
mains.  »  De  plus  en  plus,  le  caractère  ecclésiastique  du  roi  capétien 
se  déclare;  sa  lutte  perpétuelle  avec  la  papauté  romaine  est  une 
jalousie  de  métier.  Les  difficultés  entre  la  couronne  de  France  et  le 
saint-siége  qui  remplissent  le  règne  de  Philippe  le  Bel  avaient  com- 
mencé sous  saint  Louis,  et  on  peut  dire  que  l'éclat  de  1303  ne 
fut  que  la  crise  d'une  maladie  qui  couvait  depuis  longtemps. 

Guillaume  de  Nogaret  laissa  vivans  ses  deux  fils,  Baymondet  Guil- 
laume, outre  sa  fille  Guillemette.  Au  mois  de  juin  1315,  Louis  le 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  793 

Hutin,  «  en  considération  des  travaux  continuels  que  défunt  Guil- 
laume de  Nogaret,  chevalier  et  chancelier  du  roi  son  père,  avait 
soutenus  au  service  de  ce  prince  durant  sa  vie ,  prit  sous  sa  sauve- 
garde spéciale  Raymond  et  Guillaume  de  Nogaret,  fils  et  héritiers  du- 
dit  défunt,  ses  valets.  »  Raymond,  l'aîné,  fut  seigneur  de  Galvisson 
et  de  Massillarges.  Guillaume,  le  second  fils,  fut  seigneur  de  Man- 
duel.  Tous  deux  laissèrent  de  la  postérité.  Durant  tout  le  xiv''  et  le 
xV  siècle,  nous  voyons  les  plus  importantes  fonctions  de  la  séné- 
chaussée de  Nîmes  exercées  par  les  Nogaret  de  Galvisson.  L'un  d'eux 
figure  à  la  bataille  de  Poitiers.  Une  autre  branche  de  Nogaret  prenait 
à  la  même  époque  une  position  de  premier  ordre  au  parlement  de 
Toulouse.  Elle  descendait,  selon  toute  vraisemblance,  du  frère  de 
notre  Guillaume;  l'anoblissement  dans  cette  brandie  ne  datait  que 
de  1372.  Quatorze  gentilshommes  de  ce  nom  devinrent  capitouls. 
La  maison  des  Nogaret  d'Épernon  prétendait  descendre  du  frère  de 
Guillaume  de  Nogaret.  De  Thou  regarde  cette  prétention  comme 
douteuse;  dom  Vaissète  l'admet,  et  en  développe  les  preuves,  qui 
ne  sont  pas  toutes  d'égale  force.  Toulouse  adopta  de  bonne  heure 
Nogaret  pour  une  de  ses  gloires  municipales,  et  dès  le  xvii*  siècle 
son  buste  fut  placé,  sous  l'inspiration  de  La  Faille,  parmi  ceux  des 
grands  hommes  toulousains. 

Les  terres  données  par  le  roi  à  Nogaret  occasionnèrent  beau- 
coup de  procès  entre  la  famille  de  Nogaret  et  le  domaine  royal.  Le 
19  juillet  1319,  Philippe  le  Long  rendit  une  ordonnance  par  laquelle 
il  révoquait  les  ahénations  du  domaine  royal  et  spécialement  ce 
que  les  hoirs  dé  Guillaume  de  Nogaret  et  de  Guillaume  de  Plaisian 
tiennent  et  ont  tenu  des  rois  ses  prédécesseurs.  Raymond,  fils  de 
notre  Guillaume,  soutint  à  ce  sujet  plusieurs  procès,  en  particu- 
lier pour  la  conservation  de  la  terre  de  Galvisson.  Un  arrangement 
intervint,  et  Raymond  garda  ladite  baronnie.  Au  commencement 
du  xvi'  siècle,  l'affaire  revint.  Un  arrêt  du  parlement  de  l'an  1561 
maintint  les  aliénations,  après  que  l'avocat  «  eut  extollé  la  valeur 
de  Nogaret,  que  le  roy  récompensa  d'un  don  de  grand  prix,  pour 
exciter  la  postérité  à  servir  le  roy  et  Testât.  »  Il  paraît  que  la  des- 
cendance des  Nogaret  de  Galvisson  existe  encore  et  se  trouv:iit  il 
y  a  quelques  années  en  possession  de  plusieurs  des  terres  qui  furent 
assignées  par  Philippe  à  son  ministre.  G'est  dans  les  archives  de 
cette  maison  de  Galvisson  que  se  sont  conservées  les  nombreuses 
pièces,  publiées  par  Ménard  dans  son  Histoire  de  ISisnies ,  qui  ont 
porté  à  la  postérité  les  témoignages  écrits,  nous  ne  disons  pas  de 
la  vénalité  de  Nogaret,  mais  de  la  façon  dont  Philippe  le  Rel  sut 
récompenser  ceux  qui  servaient  sa  politique  et  ses  intérêts. 


79h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

IV. 

Les  faits  que  nous  avons  rapportés  et  les  textes  que  nous  avons 
cités  nous  dispensent  de  réflexions.  Savio  clierico  e  sottile,  dit  Yil- 
lani;  astutus  miles,  dit  le  continuateur  de  Nangis;  vir  in  agibilibus 
admodum  circiimspectus,  dit  Walsingham.  Tous  les  contemporains 
se  servent  à  cet  égard  presque  des  mêmes  expressions  : 

Un  chevaliers  qui  lors  estoit 
(Guillaume  ot  non  de  Longaret) 
Preuz  estoit  de  chevalerie, 
Et  en  soi  avoit  la  clergie. 

L'énergie,  la  hardiesse  d'un  pareil  rôle,  sont  un  perpétuel  sujet 
d'étonnement.  Nogaret  ne  peut  être  comparé  qu'à  Jean  Hus  et  à 
Luther;  mais  il  n'est  donné  qu'à  des  théologiens  d'opérer  des  révo- 
lutions théologiques  :  le  légiste,  le  magistrat  sont  pour  cela  impuis- 
sans.  Voilà  pourquoi  la  tentative  de  Nogaret  a  été  en  somme  peu 
féconde.  Il  fonda  une  famille  de  riches  barons,  qui  tint  pendant 
des  siècles  une  place  de  premier  ordre  en  Languedoc;  en  réalité  il 
fit  peu  de  chose,  si  on  le  compare  au  pauvre  moine  Luther.  On  peut 
dire  qu'il  atteignit  son  but,  qui  était  de  mettre  la  papauté  dans  la 
dépendance  de  la  France,  de  l'exploiter  au  profit  de  la  maison  ca- 
pétienne, de  créer  le  roi  juge  de  l'orthodoxie  du  pape,  d'établir 
en  principe,  comme  dit  GeflVoi  de  Paris,  que  le  roi  ne  doit  être  sou- 
mis au  pape  au  spirituel  que  «  si  le  pape  est  en  la  foi  tel  qu'il  doit 
être.  » 

Et  s'il  n'cstoit  bien  en  la  fny, 
Foy  ne  lui  garderoit  ne  loy, 
Ainçois  le  pugniroit  par  droit  : 
«  Venu  pour  pngnir  ton  mesfet, 
«  S'en  la  foy  t'ies  de  riens  forfet.  » 
Boniface,  quant  celui  ot, 
N'a  talent  que  il  die  mot. 

Mais  cela  ne  dura  qu'un  siècle;  la  papauté  s'émancipa  bientôt  de 
la  France,  et,  au  lieu  d'une  église  nationale,  la  France  eut  un  lien 
plus  gênant  que  jamais  avec  un  centre  religieux  étranger,  lien  qui 
l'empêcha  au  wV  siècle  d'embrasser  le  protestantisme.  L'église 
gallicane,  de  la  sorte,  ne  devint  pas  ce  que  l'église  anglicane  est 
devenue  sous  Henry  VIIL  Henry  VIII  voulut  simplement  faire  une 
église  nationale.  Philippe  le  Bel  voulut  s'emparer  du  pouvoir  cen- 
tral de  l'église  universelle,  le  dirigera  son  profit;. il  réussit  sa  vie 
durant,  puis  sa  tentative  se  trouva  frappée  d'impossibilités.  Elle 
échoua  en  partie  par  le  grand  schisme,  et  totalement  par  l'élection 
de  Martin  V.  Henry  VHI  fut  donc  bien  plus  créateur  et  plus  origi- 
nal que  Philippe  le  Bel.  Philippe  ne  nia  jamais  la  papauté;  il  nia 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  795 

seulement  que  Boniface  VIII  eût  été  vrai  pape,  et,  pour  le  nier,  il 
fut  obligé  de  se  faire  plus  catholique  que  le  pape.  Quels  sont  les 
reproches  que  Nogaret  adresse  à  Boniface?  D'avoir  refréné  l'inqui- 
sition, de  lui  avoir  arraché  des  victimes,  d'avoir  été  favorable  au 
savant  Arnauld  de  Villeneuve,  d'avoir  été  un  croyant  peu  fanatique, 
en  un  mot  de  ne  pas  avoir  été  assez  catholique.  On  ne  saurait  nier 
qu'en  toute  cette  affaire  Boniface  ne  se  montre  fort  supérieur  comme 
hauteur  et  largeur  d'esprit  à  ses  âpres  p€rsécuteurs.  Philippe  vou- 
lut dominer,  non  être  indépendant.  Il  attaqua  le  pape,  non  la  pa- 
pauté, et  en  un  sens  il  en  fortifia  le  principe.  Il  humilia  le  saint-siége 
pendant  un  siècle,  le  subordonna  momentanément  à  la  France;  il 
ne  sut  ni  le  détruire,  ni  se  soustraire  à  son  obédience.  Sûrement  les 
prétentions  d'un  Grégoire  VII,  d'un  Innocent  III  furent  enterrées 
pour  toujours;  le  principe  des  nations  fut  délivré  de  la  suzeraineté 
papale.  La  victoire  du  roi  de  France  à  cet  égard  fut  complète,  le 
roi  de  France  accomplit  ce  que  l'empereur  d'Allemagne  n'avait  pu 
faire;  il  tua  la  papauté  du  moyen  âge,  la  papauté  aspirant  à  être 
l'arbitre  des  rois,  et  pourtant  il  ne  fonda  pas  le  protestantisme.  De 
là  dans  la  politique  de  la  France  à  l'égard  du  saint-siége  quelque 
chose  de  toujours  gauche;  de  là  ces  maladroites  interventions  dans 
les  affaires  romaines  qui  n'aboutissent  jamais  ni  à  contenter  la  pa- 
pauté ni  à  une  rupture  ouverte  avec  la  papaulé. 

On  ne  peut  pas  dire  que  le  sort  qui  frappa  Boniface  ait  été  im- 
mérité; dans  un  accès  d'orgueil  et  de  mauvaise  humeur,  il  voulut 
bien  réellement  détruire  la  France.  La  France,  en  lui  résistant,  ne  fît 
que  se  défendre;  mais  t'^l  était  l'esprit  du  temps  qi'.'on  ne  pouvait 
vaincre  le  fanatisme  qu'en  affectant  un  fanatisme  plus  intense.  Voilà 
pourquoi  les  pubiicistes  de  Philippe  le  Bel,  Nogaret,  Du  Bois,  procè- 
dent contre  Boniface,  contre  les  templiers,  exactement  de  la  même 
manière  que  contre  Içs  juifs,  en  exagérant  le  princip-e  du  droit  cano- 
nique et  de  l'inquisition.  Pour  remédier  à  l'abus  des  excommunica- 
tions, ils  tournent  à  leur  profit  et  appliquent  sans  mesure  le  principe 
qu'ils  veulent  combattre.  Le  zèle  religieux  qu'ils  affichaient  était-il 
sincère?  Le  roi  Philippe  le  Bel  paraît  avoir  été  un  tout  aussi  âpre 
croyant  que  saint  Louis,  un  chrétien  sans  la  moindre  arrière-pen- 
sée. Petit-fils  de  patarin,  Nogaret  mêle  peut-être  un  peu  d'hypocrisie 
à  ses  grandes  protestations  de  dévoûment  catholique.  La  réaction 
d'une  conscience  fortement  chrétienne  contre  la  papauté  corrompue 
et  incrédule  forma  Luther;  nous  doutons  qu'on  en  puisse  dire  autant 
de  Nogaret.  Léon  X  était  plus  éclairé  que  Luther,  tandis  que  nous 
n'oserions  dire  qu'au  fond  Nogaret  fût  plus  croyant  que  Boniface. 
L'inquisition,  surtout  dans  le  midi,  avait  mis  à  l'ordre  du  jour  la 
mauvaise  foi,  les  subtilités  juridiques.  11  faut  se  garder  d'appliquer 
à  un  temps  les  règles  d'un  autre  temps.  Nogaret,  au  xvi«  siècle, 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eût  été  un  protestant;  à  la  fin  du  xviii%  il  eût  été  un  magistrat 
philosophe  et  réformateur;  il  se  peut  que,  de  son  temps,  il  ait  été 
sérieusement  catholique. 

Ce  qu'il  ne  fut  guère,  c'est  un  honnête  homme.  Impossible  d'ad- 
mettre qu'il  ait  été  dupe  des  faux  témoignages  qu'il  provoquait,  des 
incroyables  sophismes  qu'il  accumule.  Dans  l'aflaire  des  templiers, 
il  est  cruel  et  inique.  L'horrible  férocité  qui  caractérise  la  justice 
française  au  commencement  du  xiv^  siècle  est  en  partie  son  œuvre. 
Sa  politique  est  plus  critiquable  encore;  servir  le  roi,  voilà  son  unique 
maxime,  tout  ce  qui  augmente  l'autorité  royale  est  légitime  à  ses 
yeux;  il  est  vrai  que  l'idée  du  roi  devient  de  plus  en  plus  insépa- 
rable de  celle  de  l'état.  Cette  idée  de  l'état,  presque  inconnue  au 
moyen  âge  avant  les  légistes  et  les  philosophes  de  la  fin  du  xiir  siè- 
cle, n'a  pas  eu  de  promoteur  plus  fervent  que  Nogaret.  Il  fait  son- 
ner avec  le  plein  sentiment  du  civisme  antique  les  mots  de  «  pa- 
trie, »  de  «  république,  »  de  «  tyrannie.  »  Il  soutient  hardiment 
qu'on  doit  résister  aux  tyrans ,  sans  paraître  se  douter  un  moment 
que  ce  principe  puisse  se  retourner  contre  lui  et  contre  son  maître. 
C'est  un  patriote  excellent,  pj^rfois  un  révolutionnaire;  mais  il  n'est 
pas  assez  éclairé  pour  voir  qu'on  est  un  mauvais  patriote  quand  on 
rêve  la  grandeur  de  sa  patrie  sans  sa  liberté,  sa  puissance  aux  dé- 
pens de  la  justice  et  de  l'indépendance  des  autres  peuples.  Les  sen- 
timens  de  Nogaret  envers  l'Italie  paraissent  avoir  été  malveillans;  il 
a  cependant  plus  d'une  affinité  avec  les  politiques  de  ce  pays,  et  il 
subit  déjà  leur  influence.  Peut-être  aussi  faut-il  faire  chez  lui  une 
certaine  part  à  la  secrète  tradition  de  l'esprit  romain  conservée  dans 
le  midi  de  la  France,  et  aux  hérésies  qui  avaient  été  pour  ce  pays 
l'occasion  d'un  si  grand  éveil. 

Comme  écrivain,  Nogaret  est  inégal,  dur,  souvent  incorrect;  mais 
il  a  du  trait,  de  la  vigueur.  Son  style  ne  vaut  pas  celui  des  bulles 
papales  de  Boniface;  il  a  cependant  des  passages  presque  classiques, 
d'un  latin  nerveux,  moins  correct  que  celui  des  Italiens,  mais  plein 
d'énergie.  Nogaret  n'a  pas  lu  Cicéron  ni  les  bons  auteurs,  mais  il  a 
une  grande  érudition  ecclésiastique;  l'Écriture  et  les  pères  lui  sont 
familiers.  L'âpreté  de  son  raisonnement,  son  éloquence  austère,  sa 
préférence  pour  les  passages  forts  et  menaçans  de  l'Écriture,  un  ton 
habituellement  sombre,  ironique  et  terrible,  complètent  sa  ressem- 
blance avec  Guillaume  de  Saint-Amour  et  en  général  avec  les  doc- 
teurs de  l'école  gallicane  du  xiii"  siècle.  Comme  légiste,  il  leur  est 
très  supérieur;  sa  science  du  droit  romain  et  du  droit  canonique,  la 
rigueur  de  son  esprit  juridique,  quelque  opinion  qu'on  ait  sur  les 
applications  qu'il  en  fit,  sont  dignes  d'une  véritable  admiration. 

Nogaret  fut  l'instrument  principal  du  règne  qui  a  le  plus  contribué 
à  faire  la  France  telle  que  nous  la  voyons  pendant  les  cinq  siècles 


UN    MINISTRE    DE    PHILIPPE    LE    BEL.  797 

siiivans  avec  ses  bonnes  et  ses  mauvaises  parties.  Il  a  été  ce  qu'on 
appelle  en  France  un  grand  ministre;  on  se  sent  avec  lui  dans  le 
pays  de  Suger,  de  Richelieu,  et  aussi,  il  faut  le  dire,  des  doctri- 
naires de  la  révolution.  Il  créa  la  magistrature,  inaugura  la  noblesse 
de  robe,  souvent  préférée  par  les  rois  à  celle  d'épée.  Ces  milites 
regisy  ces  plébéiens  anoblis  devinrent  les  agens  de  toutes  les  grandes 
affaires,  il  ne  resta  debout  à  côté  d'eux  et  au-dessus  d'eux  que  les 
princes  du  sang  royal;  la  noblesse  proprement  dite,  celle  qui  atlleui-s 
a  fondé  les  gouvernemens  parlementaires,  fat  exclue  des  rôles  poli- 
tiques. 

Nogaret  mérite  surtout  de  compter  entre  les  fondateurs  de  l'unité 
française,  de  ceux  qui  firent  sortir  nettement  la  royauté  de  la  voie 
du  moyen  âge  pour  l'engager  dans  un  ordre  d'idées  emprunté  en 
partie  au  droit  romain  et  en  partie  au  génie  propre  de  notre  nation. 
Jamais  on  ne  rompit  plus  complètement  avec  le  passé;  jamais  on 
n'innova  avec  plus  d'audace  et  d'originalité.  Qu'on  est  loin  de  saint 
Louis,  et  que  le  temps  avait  marché  vite  pour  que  ce  machiavélisme 
cruel,  injuste,  ait  pu  se  produire  quand  Joinville  vivait  encore,  à 
l'heure  même  où  il  écrivait  le  livre  délicieux  qui  rappelait,  au  mi- 
lieu de  cet  enfer,  le  paradis  d'un  autre  âge  d'or!  Que  l'on  comprend 
bien  l'horreur  de  ce  digne  homme  pour  ce  qui  devait  lui  paraître 
la  fin  de  toute  fidélité,  de  toute  loyauté,  et  qu'il  est  naturel  que 
vers  les  derniers  temps  de  Nogaret  et  de  Philippe  le  bon  sénéchal 
se  soit  mis  en  pleine  révolte  contre  un  système  de  gouvernement 
qui  devait  lui  paraître  un  tissu  d'iniquités! 

Il  est  fâcheux  en  effet  que  ce  triomphe  de  la  raison  d'état  se  soit 
produit  avec  un  si  grand  débordement  d'arbitraire.  Les  légistes  en 
furent  l'instrument,  instrument  énergique  et  merveilleusement  effi- 
cace; mais  ce  n'est  jamais  impunément  que  l'on  joue  avec  la  justice, 
que  l'on  fait  de  la  magistrature  un  instrument  de  vengeance  et  de 
fiscalité.  On  coupe  ainsi  la  base  même  de  toute  moralité,  inconvé- 
nient plus  grave  que  les  avantages  qu'on  obtient  par  ces  iniquités 
appuyées  de  motifs  politiques.  Cette  tache  d'origine  pesa  longtemps 
sur  la  magistrature  française.  Son  premier  acte  avait  été  de  fonder 
la  toute-puissance  du  roi,  d'abaisser  le  pouvoir  ecclésiastique,  7J<:'r 
fas  et  ne  fax]  son  dernier  acte  fut  la  révolution,  c'est-à-dire  la  rup- 
ture complète  avec  les  anciens  droits,  la  prétention  de  fonder  une 
nation  sur  un  code,  la  destruction  violente  de  tout  ce  qui  résiste  à 
l'intérêt  superficiel  du  présent  au  nom  d'un  passé. 

Ernest  Renan, 


L'ALLEMAGNE  CONTEMPORAINE 

ÉTUDES  ET  PORTRAITS 


m. 

M.    TH.    MOMMSEN. 


il  ne  nous  est  pas  possible  aujourd'hui  de  parler  sans  un  serre- 
ment de  cœur  de  \ Histoire  romaine  de  M.  Mommsen.  Lorsqu'il  y  a 
dix  ans  un  honorable  magistrat  de  Paris,  M.  Alexandre,  entreprit 
de  la  traduire  en  français,  les  encouragemens  ne  lui  manquèrent 
pas  (1).  Beaucoup  d'entre  nous  suivaient  alors  avec  la  plus  vive 
sympathie  les  travaux  scientifiques  de  l'Allemagne;  ils  applaudis- 
saient sans  envie  à  ses  découvertes,  ils  souhaitaient  à  nos  écoles  de 
prendre  modèle  sur  les  siennes,  ils  cherchaient  à  reproduire  ses 
méthodes  dans  leur  enseignement,  s'autorisaient  volontiers  de  son 
exemple,  et  se  faisaient  de  loin  ses  disciples.  On  les  accusait  bien 
quelquefois  de  se  trop  abandonner  à  des  admirations  étrangères,  et 
on  les  soupçonnait  tout  bas  d'être  peu  patriotes;  mais  ces  reproches 
ne  les  arrêtaient  point.  11  leur  semblait  qu'il  ne  faut  pas  laisser  les 
haines  nationales  pénétrer  dans  les  régions  calmes  de  la  science,  et 
qu'à  mesure  qu'on  s'élève  vers  ces  hauteurs  d'où  l'œil  embrasse  de 
plus  vastes  horizons,  on  doit  être  moins  accessible  aux  mesquines 
rivalités  et  aux  basses  jalousies.  Ils  croyaient  qu'en  se  rapprochant 

(1)  Sept  volumes  de  la  traduction  de  M.  Alexandre  ont  aujourd'hui  paru;  le  hui- 
tième et  dernier  est  sous  presse.  Le  traducteur  a  enrichi  l'ouvrage  de  M.  Momnisen 
de  notes  nombreuses  qui  le  rendent  plus  clair.  11  a,  dans  les  appendices,  traduit  ou 
analysé  des  mémoires  importans  de  l'historien  allemand.  Il  a  tout  fait  pour  nous  rendre 
la  lecture  do  Vllisloire  romaine  plus  intéressante  et  plus  facile. 


L'ALLEMAGNE    CONTEMPORAINE.  799 

dans  des  études  communes  les  deux  peuples  arriveraient  à  mieux 
se  connaître  et  à  s'estimer  davantage;  ils  espéraient  enfin  que  dans 
cette  réconciliation,  qu'ils  appelaient  de  leurs  vœux,  les  lettres  et  les 
savans  seraient  heureux  de  jouer  le  rôle  de  bienveillans  intermé- 
diaires et  d'ambassadeurs  pacifiques. 

On  sait  combien  ces  espérances  ont  été  trompées.  Les  savans, 
les  lettrés  de  l'Allemagne  oait  attisé  les  haines  au  lieu  de  les  calmer. 
Il  n'est  pas  de  petite  école  qui  n'ait  cru  devoir  faire  sa  manifesta- 
tion contre  nous,  où  quelque  professeur  n'ait  pris  un  jour  la  pa- 
role pour  nous  maudire ,  pour  demander  après  une  guerre  sans 
pitié  une  paix  sans  miséricorde.  Dans  ce  concert  d'insultes  dont 
nous  avons  été  l'objet,  la  voix  la  plus  aigre,  la  plus  cruelle  a  été 
peut-être  celle  de  M.  Mommsen;  c'est  de  lui  que  nous  sont  venus 
les  plus  poignans  outrages.  Quand  ce  rigoureux  moraliste  prêchait 
aux  Italiens  l'ingratitude,  quand  il  essayait  de  prouver  à  ce  pays,  à 
qui  nous  avons  rendu  son  unité,  qu'il  devait  être  très  satisfait  de 
voir  briser  la  nôtre,  il  ne  trouvait  pas  de  termes  assez  forts  pour 
railler  nos  ridicules  ou  fulminer  contre  nos  vices.  On  a  été  chez 
nous  aussi  surpris  qu'attristé  de  ces  violences.  Il  n'y  a  certainement 
personne  à  qui  il  convînt  moins  qu'à  M.  Mommsen  de  se  compro- 
mettre dans  ces  rivalités  passionnées.  Son  nom  est  peut-être  au- 
jourd'hui le  plus  illustre  de  l'Allemagne.  Dans  son  insatiable  curio- 
sité, il  a  touché  à  toutes  les  connaissances  humaines;  c'est  à  la  fois 
un  jurisconsulte,  un  philologue,  un  numismate,  un  épigraphiste,  un 
historien.  Il  a  fouillé  tous  les  recoins  de  l'archéologie  antique,  il  a 
publié  des  éditions  d'anciens  auteurs,  des  travaux  sur  la  chronologie 
et  le  droit  romain,  sur  les  anciens  dialectes  italiques,  et  une  quan- 
tité innombrable  de  dissertations  de  tout  genre  pour  redresser  des 
opinions  fausses  ou  éclaircir  des  questions  douteuses.  Il  est  l'âme  de 
cette  réunion  d'érudits  qui  a  entrepris  de  nous  donner  la  collection 
complète  des  inscriptions  romaines ,  il  en  a  publié  le  premier  vo- 
lume, et  prépare  ou  revoit  les  autres.  On  pouvait  donc  croire  que  sa 
réputation  scientifique  lui  imposerait  quelque  réserve.  Il  semblait  à 
ses  amis  et  à  ses  admirateurs,  dont  le  nombre  était  grand  en  France, 
qu'ils  devaient  s'attendre  à  plus  de  générosité  de  sa  part.  Us  avaient 
tort  :  M.  Mommsen  a  été  au  contraire  parfaitement  fidèle  à  lui- 
même.  Il  avait  pris  la  peine  de  nous  prévenir  d'avance  de  ses  sen- 
timens,  et,  si  nous  nous  sommes  fait  quelque  illusion,  c'est  que 
nous  avions  mal  lu  ses  écrits.  Le  plus  impoitant  et  le  plus  populaire 
de  ses  livres,  son  Histoire  romaine,  aurait  dû  nous  ouvrir  les  yeux. 
On  y  trouve  en  germe,  quand  on  veut  les  y  chercher,  ces  principes 
qui  nous  ont  été  si  rigoureusement  appliqués,  et  ces  théories  inso- 
lentes qui  se  sont  exprimées  avec  tant  de  hauteur  après  la  victoire. 


800  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  nous  paraît  curieux  d'étudier  ce  livre  à  la  lueur  que  les  derniers 
événemens  ont  jetée  sur  lui.  Il  ne  s'agit  pas  en  ce  moment  d'en  dis- 
cuter la  valeur  historique,  qui  est  très  grande,  ni  d'apprécier  en 
l'examinant  à  fond  les  services  de  tout  genre  que  l'auteur  a  rendus 
à  l'étude  de  l'antiquité;  nous  voulons  seulement  essayer  d'y  décou- 
vrir les  opinions  et  l'esprit  de  l'Allemagne  d'aujourd'hui,  et  c'est 
uniquement  le  présent  que  nous  cherchons  dans  ce  récit  du  passé. 

I. 

Quand  on  s'occupe  de  l'Histoire  romaine  de  M.  Mommsen,  on 
songe  à  celle  de  ISiebuhr,  et  l'idée  vient  aussitôt  de  les  comparer. 
Toutes  les  deux  ont  été  accueillies  par  une  très  vive  admiration, 
mais  les  qualités  qu'elles  offrent  sont  tj-ès  diverses,  et  le  succès 
qu'elles  ont  obtenu  tient  à  des  causes  opposées.  Quand  on  les  rap- 
proche l'une  de  l'autre,  ce  sont  surtout  les  différences  qui  frappent. 
Cette  comparaison  peut  servir  à  montrer  combien  l'Allemagne  de 
1813  ressemblait  peu  à  celle  de  1870,  et  de  quelle  façon  la  science 
et  le  public  allemand  ont  changé  dans  un  demi-siècle.  Niebuhr 
commença  ses  grands  travaux  au  lendemain  d'Iéna;  le  moment  était 
favorable  pour  une  pareille  entreprise.  Il  y  a  des  malheurs  qui  pro- 
fitent; celui  d'Iéna  est  du  nombre  :  c'est  une  défaite  qui  a  plus  servi 
à  la  Prusse  que  beaucoup  de  victoires.  Ecrasée  en  quelques  jours, 
la  Prusse  eut  l'honneur  de  voir  clairement  d'où  venait  sa  faiblesse 
et  par  quels  moyens  on  pouvait  la  guérir.  Pour  tirer  la  nation  de 
son  engourdissement,  pour  ranimer  l'esprit  public,  elle  lui  donna 
les  salutaires  excitations  du  travail.  Elle  n'eut  pas  peur  d'instruire 
le  peuple;  avec  des  finances  ruinées,  elle  n'épargna  rien  de  ce  qui 
pouvait  servir  au  progrès  des  sciences;  elle  fonda  des  écoles,  des 
gymnases,  des  universités.  Par  bonheur,  il  ne  se  trouva  pas  chez 
elle  de  bel  esprit  sceptique  qui  se  demandât  à  quoi  des  professeurs 
pouvaient  servir  contre  les  soldats  de  Napoléon  ;  elle  n'écouta  pas 
ces  conservateurs  effarés  qui  prétendent  que  l'ignorance  est  la  plus 
sûre  garantie  de  Tordre  public,  elle  n'eut  pas  la  douleur  de  voir  les 
partis  survivre  au  désastre  commun  et  se  disputer  avec  acharne- 
ment quelques  ruines.  Tout  le  monde  se  mit  à  l'œuvre  sans  hésita- 
tion, sans  désaccord,  et  il  y  eut  comme  une  émulation  de  travail 
entre  toutes  les  classes  de  cette  société  qui  voulait  revivre.  Niebuhr 
était  alors  professeur  à  l'université  de  Berlin  qu'on  venait  de  créer. 
C'est  là,  devant  ces  jeunes  gens  animés  de  l'esprit  nouveau,  fré- 
missant des  hontes  passées,  mais  pleins  d'espoir  de  les  réparer 
bientôt,  qu'il  commença  ses  études  hardies  sur  l'histoire  romaine. 
On  sait  avec  quelle  audace  il  jetait  à  bas  tous  les  anciens  systèmes, 


L'ALLEMAGNE    CONTEMPORAINE.  801 

et  refaisait  à  sa  manière  le  passé  de  Rome.  Ces  nouveautés  étaient 
accueillies  avec  enthousiasme.  L'ardeur  du  public  soutenait  celle 
du  maître.  Il  disait  à  ses  auditeurs,  comme  Pyrrhus  à  ses  soldats  : 
«  Vous  êtes  mes  ailes,  »  et,  emporté  avec  eux  loin  des  opinions  re- 
çues et  des  routines  respectées,  il  renouvelait  tout.  C'était  pour 
l'Allemagne  l'époque  des  conceptions  hardies  et  systématiques.  Au 
même  moment,  les  disciples  de  Wolf  bouleversaient  la  critique, 
Creuzer  préparait  dans  sa  Symbolique  une  théorie  complète  des 
religions  anciennes;  on  voulait  tout  reconstruire  à  neuf,  les  demi- 
mesures,  les  affirmations  timides,  les  restrictions,  les  hésitations, 
ne  satisfaisaient  personne,  on  tranchait,  on  décidait,  et  du  premier 
coup  on  créait  un  système  de  toutes  pièces.  Celui  de  Niebiihr  est 
connu  :  avec  quelques  textes  mutilés,  avec  quelques  lignes  dou- 
teuses d'écrivains  perdus,  il  rend  le  relief  et  la  vie  à  des  époques 
effacées.  Sa  science  est  immense,  sa  pénétration  est  plus  merveil- 
leuse encore.  11  a  le  sens  de  l'antiquité;  il  la  retrouve  ou  plutôt  il 
la  devine  dans  ces  traditions  obscures,  qui  se  sont  altérées  en  pas- 
sant par  tant  de  bouches.  Il  les  interprète  et  les  explique,  il  les 
complète,  il  les  corrige,  il  les  éclaire  les  unes  par  les  autres,  il  en 
tire  des  lumières  imprévues  sur  les  populations  primitives  de  l'Ita- 
lie. Ces  hordes  de  larbares  dont  on  savait  à  peine  le  nom,  il  les 
voit  se  précipiter  du  haut  des  Alpes  et  des  Apennins,  chassant  de- 
vant elles  leurs  {)rédécesseurs,  et  balayées  à  leur  tour  par  ceux  qui 
les  suivent.  Il  les  accompagne  dans  leurs  voyages,  il  signale  leurs 
divers  établissemens,  il  dépeint  leurs  mœurs,  il  nous  apprend  leur 
histoire.  Sur  les  sept  collines  de  la  ville  éternelle,  il  groupe  les  peu- 
plades sauvages  qui  ont  formé  plus  tard  le  peuple  lomain;  il  bâtit 
Roma  sur  le  Palatin,  Quirium  sur  le  Gapitole,  Lucerum  sur  le  Cœ- 
lius.  Il  sait  les  aventures  des  trois  villes  rivales,  leuis  alliances  et 
leurs  combats,  il  en  retrouve  quelques  souvenirs  dans  ces  légendes 
gracieuses  ou  sombres  qu'on  racontait  sur  l'enfance  de  Rome,  et 
qui  lui  semblaient  des  fragmens  de  quelques  grandes  épopées  per- 
dues. Une  sorte  d'enthousiasme  calme  et  d'exaltation  sereine  anime 
tous  ces  récits.  Il  disait  plus  tard  :  «  Je  dois  à  ces  recherches  les 
jours  les  plus  heureux  de  mes  plus  belles  années.  Celui  qui  rap- 
pelle à  l'existence  des  choses  anéanties  goûte  toute  la  félicité  de  la 
création.  »  La  création  de  INiebuhr  n'a  pas  résisté  au  temps.  La  cri- 
tique a  renversé  l'édifice  hardi  qu'il  avait  élevé;  mais  les  ruines  de 
son  système  conservent  encore  un  air  de  grandeur  qui  séduit  l'ima- 
gination. L'époque  de  Niebuhr  est  vraiment  l'âge  poéiique  de  la 
science  allemande. 

Aujourd'hui  le  vent  est  à  la  prose;  on  se  perd  moins  vite  dans  les 
nuages,  on  tient  à  marcher  sur  la  terre  ferme.  Dans  l'histoire  de 

TOME  xcviii.  —  1872.  51 


802  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  Mommsen,  il  y  a  moins  de  témérités,  mais  aussi  moins  d'imagi- 
nation que  dans  celle  de  Niebuhr.  11  n'a  pas  autant  de  goût  pour 
les  temps  primitifs,  qu'il  est  si  difficile  de  Ken  connaître;  il  n'y 
séjourne  pas  volontiers,  il  aime  mieux  en  ignorer  l'histoire  que 
d'être  obligé  de  la  refaire.  Sa  méthode  est  plus  strictement  scienti- 
fique, et  l'on  n'aurait  qu'à  le  féliciter  de  sa  réserve,  si,  dans  la  pen- 
sée de  faire  autrement  que  son  devancier,  il  ne  se  jetait  parfois 
dans  l'extrême  opposé.  On  vient  de  voir  l'importance  que  Niebuhr^ 
attachait  aux  vieilles  légendes  rapportées  par  les  historiens  ou  les 
poètes;  c'est  sur  elles  que  repose  toute  sa  reconstruction  du  passé. 
M.  Mommsen  ne  consent  jamais  à  s'en  servir,  il  les  traite  partout 
avec  un  dédain  superbe.  «  Les  traditions  venues  jusqu'à  nous,  dit- 
il,  avec  leurs  noms  de  peuples  défigurés,  avec  leurs  légendes  con- 
fuses, ressemblent  à  ces  feuilles  desséchées  dont  nous  avons  peine 
à  dire  qu'elles  ont  été  vertes  un  jour.  Ne  perdons  pas  notre  temps 
à  écouter  le  bruit  du  vent  qui  les  soulève,  »  et  il  cherche  ailleurs 
des  renseignemens  plus  sûrs  (1).  C'est  aux  monumens,  aux  mé- 
dailles, aux  inscriptions,  qu'il  les  demande  d'ordinaire,  et,  pour  les 
époques  où  l'on  n'écrivait  pas  encore,  aux  souvenirs  laissés  par  les 
institutions  anciennes,  aux  débris  qui  restent  des  vieilles  langues. 
La  grammaire  comparée,  qu'il  a  étudiée  avec  éclat,  lui  est  surtout 
fort  utile  :  elle  lui  sert  à  établir  le  nombre  et  les  limites  des  races 
diverses  qui  ont  occupé  l'Italie.  Les  ressemblances  ou  les  variétés 
de  leurs  idiomes  indiquent  le  degré  de  parenté  que  ces  peuples 
avaient  entre  eux;  nous  pouvons  ainsi  affirmer  s'ils  sont  étrangers 
les  uns  aux  autres  ou  s'ils  viennent  de  la  même  origine,  et  dans  ce 
cas  savoir  d'où  ils  sont  sortis  ensemble  et  à  quel  moment  ils  se  sont 
séparés.  C'est  une  méthode  sage,  et  qui  lai.sse  peu  de  place  aux 
hypothèses  séduisantes,  mais  incertaines,  de  Niebuhr.  En  dehors  de 
ces  données  sûres,  M.  Mommsen  ne  veut  rien  connaître.  Aussi  cou- 
rageux qu'Ulysse,  il  a  d'avance  fermé  l'oreille  au  chant  des  sirènes; 
il  demeure  entièrement  insensible  aux  récits  poétiques  que  l'anti- 
quité nous  conte  sur  les  premiers  temps  de  Rome,  et  qui  ont  charmé 
tant  de  générations.  Dans  cette  histoire  romaine,  il  est  à  peine 
question  des  premiers  rois;  les  noms  de  Romulus  et  de  Numa  ne 
sont  qu'incidemment  prononcés,  et  il  n'est  parlé  nulle  part  des  Ho- 
races  ni  de  Lucrèce.  Rome  n'est  plus  seulement,  comme  l'imaginait 
Niebuhr,  cette  réunion  de  bourgades  féodales  bâties  sur  des  hau- 
teurs, entourées  de  murs  et  de  fossés,  d'où  les  héros  s'envoient  des 

(1)  Dans  les  histoires  romaines  publiées  de  nos  jours  en  Allemagne,  par  exemple 
dans  celle  de  Schwcgler,  les  traditions  et  les  légendes,  interprétées  par  une  critique 
intelligente,  ont  gardé  la  place  qu'il  est  juste  de  leur  accorder  quand  on  raconte  les 
temps  primitifs  de  Rome  et  de  l'Italie. 


L'ALLEMAGNE    CONTEMPORAINE.  8G3 

cartels  et  descendent  dans  les  plaines  du  Vélabre  ou  du  Forum  pour 
vider  leurs  différends  dans  des  combats  singuliers;  c'est  surtout  un 
entrepôt  et  un  marché.  La  poésie  a  cessé  d'éclairer  ses  origines, 
elle  doit  sa  fondation  et  son  importance  à  des  raisons  commerciales. 
Si  l'on  s'est  décidé  à  la  bâtir  sur  un  sol  si  malsain  et  si  stérile,  si 
elle  est  devenue  si  vite  florissante  malgré  la  peste  qui  la  dépeuple 
tous  les  ans,  «  c'est  qu'elle  offie  une  escale  facile  aux  bateliers  qui 
descendent  par  le  Tibre  supérieur  ou  l'Anio,  et  un  refuge  assuré 
aux  petits  navires  fuyant  devant  les  pirates  de  la  haute  mer.  »  La 
future  capitale  du  monde,  la  Rome  de  Romulus  et  des  Sabines,  de 
Numa  et  d'Égérie,  de  Lucrèce  et  des  Tarquins,  a  donc  commencé 
par  être  simplement  une  place  de  commerce  ! 

Cette  origine  de  Rome  justifie  M.  Mommsen  du  soin  qu'il  prend 
d'étudier  avant  tout  la  situation  économique  de  la  cité  naissante. 
Dans  une  ville  de  commerce,  les  intérêts  matériels  passent  avant 
les  autres;  c'est  de  ces  intérêts  que  l'historien  se  préoccupe  d'a- 
bord. Dès  l'origine  de  la  république,  trois  questions  se  posent  net- 
tement aux  hommes  d'état  romains  :  de  la  façon  dont  ils  vont  les 
résoudre  dépendent  l'existence  et  la  grandeur  de  leur  pays.  La  pre- 
mière est  toute  politique  :  la  ville  contient  deux  populations  d'ori- 
gine différente,  divisées,  ennemies;  comment  pourra-t-on  arriver  à 
les  réconcilier  et  à  n'en  faire  qu'un  peuple?  La  seconde  est  plutôt 
nationale  :  à  la  porte  de  la  cité  se  tiennent  en  armes  les  Italiens 
qui  demandent  à  y  être  reçus;  ils  allèguent  la  comnTimauté  d'ori- 
gine, ils  rappellent  leurs  services  passés  et  le  sang  qu'ils  ont  versé 
pour  la  cause  de  Rome;  quelle  réponse  doit-on  faire  à  leurs  récla- 
mations? La  troisième  est  tout  à  fait  économique  :  Rome  augmente 
presque  tous  les  ans  son  territoire  par  ses  conquêtes,  que  doit-elle 
faire  de  ses  nouvelles  possessions?  Les  nobles  se  les  adjugent  d'or- 
dinaire pour  accroître  leurs  domaines,  les  pauvres  les  réclament 
pour  devenir  propriétaires  à  leur  tour;  à  qui  doivent-elles  rester? 
De  ces  trois  questions,  c'est  la  dernière  qui  occupe  surtout  M.  Momm- 
sen. Jusqu'à  présent,  les  historiens  s'étaient  plutôt  intéressés  aux 
deux  autres  ;  le  partage  du  consulat  entre  les  patriciens  et  les  plé- 
béiens, l'admission  des  Italiens  dans  la  cité,  étaient  pour  eux  les  plus 
grands  événen)ens  de  l'histoire  romaine.  L'attention  de  M.  Momm- 
sen se  porte  plutôt  ailleurs;  il  est  avant  tout  fn'ppé  de  l'extension 
des  grands  domaines  devant  lesquels  recule  sans  cesse  le  petit  pro- 
priétaire, de  la  création  artificielle  d'une  noblesse  de  finance,  de 
ces  mesures  impolitiques  qui,  en  attirant  à  Rome  le  blé  étranger 
pour  nourrir  à  bon  marché  la  populace,  a»menèrent  la  ruine  de  l'a- 
griculture italienne,  de  l'augmentation  croissante  de  la  population 
servile  sur  ces  terres  que  le  laboureur  libre  est  forcé  de  déserter. 


804  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ces  misères  intérieures  balancent  pour  lui  la  grandeur  de  la  con- 
quête du  monde.  Il  les  signale  dès  les  guerres  puniques.  Cette 
époque  nous  paraît  l'âge  d'or  de  Rome,  elle  est  pour  lui  le  com- 
mencement de  sa  ruine.  «  Dès  lors  le  vaisseau  est  poussé  vers  les 
brisans  et  les  récifs  où  il  doit  se  perdre.  »  Il  s'étonne  qu'aucun 
homme  d'état  n'ait  aperçu  le  danger;  il  admire  moins  ce  sénat  qui 
vient  de  chasser  Hannibal  quand  il  le  voit  incapable  de  comprendre 
le  mal  et  de  le  guérir.  Pour  lui,  la  décadence  de  Rome  a  unique-' 
ment  pour  cause  une  faute  d'économie  politique  :  si  elle  a  connu 
tous  les  excès  de  la  démagogie,  si  elle  a  été  contrainte  pour  se  sau- 
ver de  se  jeter  dans  les  bras  d'un  despote,  si  après  cinq  siècles  de 
résistance  elle  a  succombé  enfin  aux  attaques  de  l'étranger,  c'est 
qu'elle  avait  eu  le  tort  de  méconnaître  les  vraies  conditions  de  la 
richesse. 

Cette  importance  donnée  à  l'économie  politique  montre  un  esprit 
froid  et  calculateur;  M.  Mommsen  l'est  en  effet,  et  il  tient  beaucoup 
à  l'être.  Elle  indiqua  aussi  combien  l'auteur  est  de  son  temps. 
Ïite-Live  nous  dit,  dans  un  passage  qu'on  a  fort  admiré,  qu'en  ra- 
contant les  événemens  anciens  son  âme  se  fait  naturellement  an- 
tique. La  méthode  de  M.  Mommsen  est  toute  contraire;  c'est  avec 
les  préoccupations  du  présent  qu'il  aborde  l'étude  du  passé,  et  il 
transporte  hardiment  dans  l'antiquité  nos  sentiuiens  et  nos  intérêts 
d'aujourd'hui.  C'est  une  des  raisons  de  son  succès.  Nous  ne  sup- 
porlerioas  plus  à  présent  ces  histoires  d'autrefois  où  les  person- 
nages semblent  étrangers  à  notre  espèce;  il  faut,  pour  qu'ils  nous 
plaisent,  qu'on  nous  les  rende  vivans,  c'est-à-dire  qu'on  les  modèle 
sur  nous,  qu'on  leur  donne  nos  qualités  et  nos  défauts,  qu'on  les 
anime  de  nos  passions.  «  Nous  voulons  voir  les  héros  et  les  citoyens 
de  Rome,  disait  Niebuhr,  non  pas  comme  les  anges  de  J\lilton,  mais 
comme  des  êtres  de  notre  chair  et  de  notre  sang.  »  Aussi  a-t-on 
remarqué  qu'en  racontant  l'histoire  de  ces  vieilles  révolutions  po- 
litiques, dont  le  caractère  nous  échappe,  il  a  toujours  les  yeux  sur 
les  communes  du  moyen  âge,  qui  nous  sont  mieux  connues.  La 
lutte  des  bourgeois  contre  les  barons  pour  la  conquête  d'une  charte 
municipale  lui  fait  comprendre  les  querelles  des  patriciens  et  de  la 
plèbe.  M.  Mommsen  va  plus  loin  que  lui;  quelques-uns  même  ont 
trouvé  qu'il  allait  beaucoup  trop  loin  (1).  L'histoire  contemporaine 
est  toujours  devant  ses  yeux,  et  à  propos  de  ces  temps  antiques  il 
fait  sans  cesse  allusion  aux  hommes  qui  ont  vécu  de  nos  jours  et  aux 
événemens  qui  se  sont  passés  sous  nos  yeux.  Que  César  lui  rappelle 

(!)  On  pourra  lii-e  à  ce  propos  les  observations  pn'sent^es  par  M.  Peter  dans  son 
]i\'re  intitulé  Siudien  zur  liomischen  Gesclikhte,  où  il  attaque  assez  vivement  la  mô- 
ihode  de  M,  Komnisen. 


L'ALLEMAGNE    CONTEMPORAINE.  805 

Napoléon,  on  n'en  est  pas  surpris  :  ce  sont  deux  génies  du  même 
ordre,  et  il  est  assez  difficile  qu'on  échappe  à  la  tentation  de  les 
comparer.  On  peut  encore  accepter,  quoique  avec  plus  de  peine, 
qu'il  mette  Sylla  à  côté  de  Cromvvell  et  Scipion  auprès  de  Welliiig- 
ton;  mais  il  faut  reconnaître  qu'il  abuse  un  peu  de  ces  rapproche - 
mens.  Tout  prend  chez  lui  une  couleur  moderne;  le  roi  des  Parthes 
est  un  sultan,  et  le  suréna  devient  son  vizir;  Alexandre  a  autour  de 
lui  ses  maréchaux  comme  Napoléon;  les  Étoliens,  qui  combattent 
pour  piller,  sont  les  lansquenets  de  la  Grèce;  les  légions  levées  en 
toute  hâte  au  moment  du  danger  s'appellent  la  landvv^hr  de  Rome; 
les  chefs  numides  qui  suivaient  Jugurtha  sont  des  cheiks,  et  les  gé- 
néraux romains  opèrent  des  razzias  contre  eux.  M.  Mommsen  a  sur- 
tout recours  à  cette  méthode  quand  il  est  en  colère,  ce  qui  lui  ar- 
rive assez  souvent.  Il  s'en  sert  volontiers  pour  infliger  à  des  gens 
qu'il  n'aime  pas  un  ridicule  qui  puisse  ne  plus  s'oublier.  C'est  ainsi 
qu'il  accuse  le  sénat  d'avoir  «  une  politique  de  garde  national,  » 
qu'il  appelle  Pompée  im  caporal  et  Gaton  un  don  Quichotte  dont 
Favorinus  est  le  Sancho.  C'est  un  moyen  facile  de  tout  animer.  Le 
lecteur,  que  ces  personnalités  effacées  n'attirent  guère,  est  réveillé 
dès  qu'on  les  appelle  d'un  nom  qu'il  connaît  et  qu'on  leur  met  un 
costume  de  notre  temps.  11  peut  arriver  seulement  que  le  costume 
ne  leur  convienne  pas,  et  que  ces  rapprochemens  soient  forcés. 
«  Assurément,  dit  M.  Mommsen  lui-même,   l'histoire  des  siècles 
passés  est  la  leçon  des  siècles  présens;  mais  il  faut  bien  se  garder 
de  l'erreur  vulgaire  qui  croit  qu'il  suffit  de  feuilleter  les  annales 
anciennes  pour  y  retrouver  tout  à  fait  les  événemens  du  jour.  »  La 
réflexion  est  sage,  et  nous  ferons  bien  d'en  profiter;  mais  M.  Momm- 
sen n'a-t-il  pas  quelquefois  partagé  cette  erreur  qu'il  reproche  aux 
autres? 

Parmi  ces  souvenirs  contemporains  qui  assiègent  sa  pensée,  il 
est  bien  naturel  que  les  événemens  de  1813  ne  soient  pas  oubliés. 
Tout  les  lui  rappelle.  La  triste  destinée  d'Hamilcar  Barca,  «  que  la 
mort  coucha  sur  le  champ  de  bataille,  dans  la  vigueur  de  l'âge,  à 
l'heure  même  où  ses  plans  mûris  allaient  port^T  leurs  fruits,  »  le 
fait  songer  à  celle  de  Scharnhorst,  l'organisateur  de  l'armée  prus- 
sienne, tué  quelques  jours  avant  la  bataille  de  Bautzen.  Quand 
Ilannibal,  sans  instructions,  ou  même  contre  la  volonté  formelle  du 
sénat  de  Garthage,  se  jette  hardiment  sur  Sagonte,  M.  Mommsen 
pense  au  général  Yorck  livrant  son  corps  d'armée  aux  Russes,  «  au 
grand  scandale  des  gens  haut  placés,  »  et  donnant  ainsi  aux  Alle- 
mands le  signal  de  la  guerre  de  l'indépendance.  Ces  souvenirs 
patriotiques  lui  causent  un  vif  enthousiasme,  et  il  a  bien  raison 
d'en  être  fier;  il  est  bon  pourtant  de  remarquer  que,  bien  que  Nie- 


806  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

buhr  ait  vécu  au  milieu  de  ces  événemens,  son  histoire  en  porte 
beaucoup  moins  la  trace  que  celle  de  M.  Mommsen.  Il  avait  été 
un  des  soldats  de  l'indépendance,  et  il  ne  s'en  souvenait  pas  sans 
orgueil  (1);  mais  il  ï\'i  se  croyait  pas  obligé  de  s'en  souvenir  tou- 
jours. Il  n'en  parle  jamais  que  d'un  ton  calme  et  réservé ,  sans 
provocations  ni  insultes,  en  homme  qui  ne  croit  pas  que  la  co- 
lère doive  survivre  à  la  victoire.  Ce  n'est  pas  l'opinion  des  Alle- 
mands d'aujourd'hui.  M.  Mommsen  appelle  quelque  part  la  haine 
«  le  derniei'  trésor  des  nations  victimes  du  plus  fort.  »  Depuis  cin- 
quante ans,  les  Allemands  ne  sont  plus  victimes  de  personne,  et  ils 
avaient  été  les  plus  forts  dans  I3  dernier  combat  qu'i's  nous  avaient 
livré.  Ils  n'en  ont  pas  moins  conservé  leur  haine;  c'est  un  trésor 
dont  ils  ne  se  défont  pas  volontiers  :  elle  s'est  mêtne  accrue  par  la 
réflexion.  A  force  d'y  songer,  la  revanche  de  1815,  si  complète 
qu'elle  fût,  ne  leur  a  pas  paru  suffisante.  Pendant  cinquante  ans, 
ils  se  sont  nourris  de  rancunes,  repassant  sans  cesse  dans  Isur 
mémoire  tous  les  griefs  qu'ils  avaient  contre  nous,  depuis  la  dé- 
faite de  Witikind  jusqu'à  la  déroute  d'Iéna,  et  s' exaltant  davantage 
à  mesure  que  s'éloignaient  les  événemens  qu'ils  voulaient  venger. 
C'est  ainsi  qu'après  un  demi-siècle  de  paix  il  s'est  trouvé  que  la 
génération  nouvelle,  qui  n'avait  jamais  eu  à  nous  combattre,  nous 
détestait  beaucoup  plus  que  celle  qni  avait  souffert  de  nos  con- 
quêtes. 

M.  Mommsen  partage  les  sentimens  de  ses  compatriotes.  Il  n'a 
pas  attendu  les  événemens  de  1870  pour  nous  haïr  et  pour  nous  le 
faire  savoir.  Sa  haine  le  rend  très  perspicace  à  saisir  nos  défauts. 
Il  nous  voit  déjcà  et  nous  maltraite  dans  les  Gaulois  nos  aïeux.  «  Avec 
des  qualités  nombreuses,  fortes,  brillantes,  nous  dit-il,  il  leur  man- 
quait la  profondeur  du  sens  moral  et  le  caractère  politique,  indis- 
pensables avant  tout  pour  l'avancement  des  soci<^tés  humaines  dans 
la  voie  du  bon  et  du  grand.  »  Yoilà  le  gros  reproche  trouvé  :  le  sens 
moral  nous  manque;  nous  sommes,  dès  le  temps  de  Brennus,  «  la 
nation  pourrie,  »  dont  les  vices  doivent  un  jour  choquer  tant  de 
vertueux  écrivains!  A  l'immoralité,  nos  aïeux  joignaient  l'indisci- 
pline. «  Le  vieux  Caton  les  avait  dépeints  en  deux  mots  :  les  Gau- 
lois recherchent  deux  choses  avec  ardeur,  la  guerre  et  le  beau  lan- 
gage. Bons  soldats,  mauvais  citoyens,  est-il  étonnant  qu'ils  aient 
ébranlé  tant  d'états  et  n'en  aient  pas  fondé  un  seul?  »  Un  moment, 
la  grande  figure  de  YercingéLorix  paraît  toucher  M.   Àiommsen. 

(1)  Il  dit  quelque  part,  après  avoir  rappelé  cette  époque  de  travail  fécond  où  l'Al- 
lemagne vaincue  se  consolait  et  se  relevait  par  la  science  :  «  Avoir  joui  de  ce  temps, 
avoir  participé  aux  événemens  de  1813,  c'en  est  assez  pour  rendre  heureuse  la  vie 
d'un  homme!  » 


l'Allemagne  contemporaine.  807 

Quoiqu'il  n'aime  guère  les  vaincus,  il  nous  avoue  qu'il  ne  peut  se 
séparer  de  calui-là  sans  émotion;  mais  cette  sympathie  ne  va  pas 
jusqu'à  trouver  un  seul  mot  de  blâme  contre  César  lorsqu'il  le  fait 
lâchement  tuer;  elle  ne  l'empêche  pas  non  plus  de  remarquer  qu'il 
y  eut  dans  le  chef  arverne  plus  de  chevalerie  que  d'héroïsme  vé- 
ritable, et  de  dire  à  la  fin  du  portrait  qu'il  en  a  tracé  :  «  N'est-ce 
point  là  le  vrai  caractère  de  la  nation  celte?  Son  plus  grand  homme 
ne  fut  qu'un  preux.  »  La  nation  celte  est  encore  plus  maltraitée 
quelques  pages  plus  loin.  Sa  résistance  à  César,  dout  elle  a  le  tort 
d'être  fière,  est  fort  amoindrie.  Selon  M.  Mommsen,  elle  ne  fut  éner- 
gique que  dans  quelques  clans  isolés,  «  germains  ou  demi-germains 
pour  la  plupart.  »  Quant  aux  Celtes  véritables,  ils  ne  surent  pas 
faire  la  guerre  de  siège,  ni  la  guerre  de  partisans,  a  cette  lutte  su- 
prême et  populaire  où  s'affirme  le  sentiment  profond  de  la  natio- 
nalité. »  Comment  auraient-ils  été  capables  d'un  effort  puissant  avec 
tous  les  défauts  que  M.  Mommsen  leur  trouve?  A  l'entendre,  le  Gau- 
lois est  crédule  et  gobe-mouche,  il  a  la  parole  redondante  de  mé- 
taphores et  d'hyperboles,  il  aime  le  cabaret  et  la  rixe,  «  il  est  tout 
vantardise,  »  il  provoque  le  danger  éloigné,  il  s'effraie  du  danger 
présent,  «  il  est  absolument  incapable  de  garder  le  solide  courage 
qui  ne  connaît  ni  les  témérités  ni  les  faiblesses.  »  Yoilà  l'opinion 
que  M.  Mommsen  a  de  lui,  ou  plutôt  de  nous,  car  il  s'empresse  de 
nous  dire,  ce  qu'il  était  du  reste  très  aisé  de  soupçonner,  qu'il  ne 
veut  pas  seulement  dépeindre  les  Gaulois  du  temps  de  César.  «  Dans 
tous  les  temps,  dans  tous  les  lieux,  vous  les  trouvez  toujoiu's  sem- 
blables, faits  de  poésie  et  de  sable  mouvant,  à  la  tête  faible,  aux 
impressions  vives,  avides  de  nouveautés  et  crédules,  aimables  et 
intelligens,  mais  dépourvus  du  génie  politique.  Leurs  destinées  n'ont 
pas  varié  :  telles  elles  furent  autrefois,  telles  elles  sont  aujourd'hui.» 
Les  préoccupations  patriotiques  de  M.  Mommsen  se  montrent  sou- 
vent aussi  dans  les  chapitres  qu'il  consacre  à  l'histoire  littéraire  de 
Rome.  Il  est  en  général  très  sévère  pour  la  littérature  romaine,  et 
ce  qui  explique  sa  sévérité,  c'est  qu'en  la  frappant  c'est  ordinaire- 
ment nous  qu'il  veut  atteindre.  Il  a  des  raisons  sérieuses  de  nous 
en  vouloir.  Un  Allemand  de  nos  jours  ne  peut  guère  nous  pardon- 
ner la  séduction  que  nos  grands  écrivains  ont  exercée  sur  ses  pères. 
Il  y  eut  donc  un  temps  où  l'on  ne  lisait  en  Allemagne  que  Voltaire 
et  Rousseau,  où  les  poètes  de  ce  pays  prédestiné,  oubliant  qu'ils 
ont  reçu  du  ciel  un  privilège  spécial  pour  la  poésie,  se  mettaient  à 
la  remorque  des  nôtres,  et  se  contentaient  de  les  tra  luire  ou  de  les 
imiter!  M.  Mommsen  ne  peut  vraiment  pas  comprendre  que  ses 
compatriotes  se  soient  jamais  réduits  «  aux  tristes  pis-aller  de  la 
culture  française,  »  et  c'est  sans  doute  pour  leur  en  faire  honte, 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  leur  montrer  combien  leur  admiration  s'égarait,  qu'il  prend  à 
tâche  d'abaisser  autant  qu'il  le  peut  les  littératures  des  races  ro- 
maines devant  celles  des  peuples  du  nord.  Dans  ce  rapprochement, 
les  Italiens  ne  sont  pas  épargnés.  M.  Mommsen  n'a  pas  toujours 
été  aussi  tendre  pour  eux  qu'il  l'est  subitement  devenu  quand  il 
s'est  agi  de  les  empêcher  de  nous  secourir.  Je  ne  parle  pas  seule- 
ment du  temps  où  il  soutenait  hautement  dans  les  salons  de  Paris 
que  le  quadiilatère  était  nécessaire  à  la  sûreté  de  l'Allemagne,  et 
que  Vérone  n'était  pas  une  ville  italienne;  ce  qui  ne  l'empêche  pas 
d'afiHrmtîr  aujourd'hui  o  qu'il  ressentit  une  grande  joie  quand  la 
Lombardie  secoua  ses  fers,  »  et  d'écrire  à  ses  amis  de  Milan  cette 
phrase  qui  leur  aura  paru  sans  doute  un  peu  singulière  :  «  ce  ne 
sont  pas  les  Allemands  qui  voudront  jamais  s'emparer  de  ce  qui 
vous  appartient  justement.  »  Mais  pour  m'en  tenir  à  V Histoire  ro- 
maine^ M.  Mommsen,  à  l'époque  où  il  l'écrivit,  n'était  pas  encore 
un  admirateur  bien  vif  de  l'Italie,  et  il  se  faisait  peu  de  scrupules 
de  la  blesser  dans  son  orgueil  littéraire.  L'Italie  pense  avoir  une 
littérature  qui  n'est  pas  sans  gloire;  elle  s'imagine  que  le  pays  qui 
a  donné  le  jour  à  Catulle  et  à  Lucrèce,  à  Horace  et  à  Virgile,  à  Dante 
et  à  l'Arioste,  n'est  pas  tout  à  fait  déshérité  de  la  muse;  c'est  une 
prétention  que  M.  Mommsen  relève  durement.  «  Les  Italiens,  dit-il, 
n'éprouvent  pas  la  passion  du  cœur;  ils  n'ont  ni  les  aspirations  sur- 
humaines vers  l'idéal,  ni  l'imagination  qui  prête  à  la  chose  sans  vie 
les  attributs  de  l'humanité;  ils  n'ont  point,  en  un  mot,  le  feu  sacré 
de  la  poésie.  »  Voilà  un  arrêt  sévère,  et  ceux,  qu'il  atteint  n'ont  pas 
la  ressource  de  s'en  consoler  en  songeant  qu'il  leur  reste  au  moins 
la  gloire  des  arts.  S'il  ne  la  leur  enlève  pas  tout  entière,  M.  Mommsen 
la  diminue  singulièrement.  Il  reconnaît  que  l'Italie  a  triomphe  dans 
la  plastique  et  l'architecture;  »  mais  la  raison  qu'il  en  donne  ne  lui 
permet  pas  d'en  être  très  fière.  «  Ce  ne  fut'point,  nous  dit-il,  dans 
les  champs  de  l'idéal  que  l'artiste  italien  fit  ses  principales  con- 
quêtes; la  beauté,  pour  l'émouvoir,  dut  apparaître  à  ses  sens  et 
non  pas  seulement  à  son  âme.  '>  C'est  donc  à  une  sorte  d'infériorité 
morale  que  l'Italie  doit  ses  sculpteurs  et  ses  architectes;  quant  à  la 
musique,  il  faut  décidément  qu'elle  renonce  à  s'en  vanter.  «  La  mu- 
sique italienne,  autrefois  comme  de  nos  jours,  s'est  moins  distin- 
guée par  la  profondeur  de  l'idée  créatrice  que  par  la  facilité  prodi- 
gieuse d'une  mélodie  qui  s'élance  en  fioritures  de  virtuose  :  à  la 
place  de  l'art  vrai,  intime,  le  musicien  d'Italie  a  pour  idole  une  di- 
vinité creuse  et  souvent  aride.  »  On  devine  au  profit  de  qui  M.  Momm- 
sen dépouille  ainsi  les  Italiens  de  ces  gloires  que  le  monde  était 
habitué  à  leur  accorder.  Il  ne  cherche  pas  du  reste  à  le  dissimuler, 
et  s'exprime  avec  une  franchise  courageuse  :   «  il  n'a  été  donné 


L'ALLEMAGNE  CONTEMPORAINE.  809 

qu'aux  Grecs  et  aux  Germains  de  s'abreuver  aux  sources  jaillissantes 
des  vers  et  à  la  coupe  d'or  des  muses.  »  Les  autres  na  ions  doivent 
en  prendre  leur  parti;  elles  n'ont  droit  «  qu'à  quelques  rares  gouttes  » 
de  la  liqueur  divine.  C'est  ce  que  M.  Mommsen  répète  ailleurs  d'une 
façon  encore  plus  désagréable  pour  nous,  lorsque,  en  regard  de  «  la 
triste  culture  française,  »  il  place  «  ces  nations  dotées  du  génie  de 
l'art,  comme  les  peuples  anglais  et  allemand.  »  —  M.  Monunsen  et 
ses  compatriotes  se  moquent  volontiers  de  ce  qu'ils  appellent  la  hâ- 
blerie des  Français.  Il  est  vrai  que  nous  avons  souvent  une  trnp  bonne 
opinion  de  nous-mêmes,  et  que  nous  ne  résistons  pas  au  plaisir  de 
le  dire;  mais  on  voit  que  les  Allemands  ne  nous  le  cèdent  guère  en 
fatuité.  Ils  ont  seulement  la  vanité  plus  lourde  et  plus  pédante,  ce 
qui  n'est  pas  fait  assurément  pour  la  rendre  plus  supporîable. 

Il  y  a  d'autres  raisons  qui  pourront  empêcher  les  théories  litté- 
raires de  M.  Mommsen  de  faire  fortune  ailleurs  qu'en  Allemagne;  il 
leur  arrive  souvent  de  n'être  pas  assez  clairement  exprimées.  Pour 
condamner  un  écrivain,  il  ne  suffit  pas  de  nier  «  qu'il  ait  ressenti 
les  pures  aspirations  de  l'art,  »  ou  de  prétendre  «  qu'il  n'arrive  pas 
à  cette  hauteur  de  conceptions  plastiques  où  l'effet  poétique  triomphe 
et  éclate  dans  l'œuvre  entière;  »  il  est  assez  difficile  de  mettre  un 
sens  précis  sous  ces  phrases;  ce  qu'on  voit  de  plus  ciair  au  milieu 
de  ces  nuages,  c'est  que  M.  Mommsen  s'est  fait  d'avance  un  cer- 
tain idéal  du  poète,  et  qu'il  lui  est  impossible  de  comprendre  tout 
ce  qui  ne  rentre  pas  dans  sa  formule.  Il  a  par  exemple  beaucoup  de 
goût  pour  la  poésie  des  peuples  primitifs,  et  il  a  bien  raison  de  l'ai- 
mer; est-ce  un  motif  pour  être  insensible  h.  celle  des  époques  civili- 
sées? Tout  le  mon  (e  n'a  pas  la  chance  de  naître  en  [)leiue  barbarie, 
et  il  serait  vraiment  cruel,  parce  que  nous  n'habitons  plus  les  bois, 
de  nous  condamner  à  ne  plus  connaître  la  muse.  Sans  doute  la  vie 
s'est  un  peu  décolorée  dans  nos  cités  modernes;  il  n'y  manque  pas 
pourtant  de  ces  misères  secrètes  et  poignantes  qui  peuvent  inspirer 
le  poète.  Pour  M.  Mommsen,  un  des  caractères  de  la  véritable  poé- 
sie, c'est  qu'elle  est  nationale;  il  laisse  même  entendre  «  qu'elle  ne 
prend  couleur  qu'au  contact  de  la  vie  publique,  et  que,  lorsqu'on 
l'exile  de  la  politique,  elle  manque  du  souille  de  vie  ;  »  mais  n'y 
a-t-il  pas  aussi  une  source  abondante  de  beaux  vers  dans  la  con- 
templation de  la  nature  physique  et  dans  l'étude  de  la  nature  mo- 
rale? Goethe  a-t-il  eu  besoin  d'autre  chose  pour  être  un  grand 
poète?  Il  semble  à  M.  Mommsen  que  la  véritable  poésie  est  surtout 
religieuse,  et  il  affirme  que  «  l'antiquité  ne  l'a  pas  comprise  en  de- 
hors du  monde  des  dieux.  »  C'est  oublier  Lucrèce,  qui  a  fait  un  si 
beau  poème  précisément  pour  prouver  qu'on  devait  s'en  passer. 

On  voit  que,  malgré  les  grands  airs  qu'elle  affecte,  la  critique  lit- 


810  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tèraire  de  M.  Mommsen  est  trop  souvent  exclusive  et  étroite;  elle 
est  quslquefois  aussi  un  peu  indécise.  Ses  jugamens,  quand  on  les 
rapproche,  ne  s'accordent  pas  toujours  ensemble,  et  l'on  aperçoit 
des  contradictions  qui  surprennent  :  elles  viennent,  je  crois,  de  ce 
que  M.  Mommsen  est  incapable  de  nuances.  C'est  un  esprit  absolu 
et  emporté;  à  chaque  figure  qu'il  trace,  il  pèse  sur  le  pinceau  et 
force  le  trait.  Ces  exagérations  finissent  par  s'exclure  l'une  l'autre, 
et  il  n'est  pas  toujours  facile  de  saisir  la  pensée  véritable  de  l'au- 
teur. En  parlant  des  premiers  poètes  de  Rome,  il  nous  dit  :  «  Ce 
que  je  ne  puis  tolérer  chez  eux,  c'est  l'élégance  de  l'original  grec 
étouffée  sous  l'enveloppe  grossière  de  la  traduction  latine,  »  et  quel- 
ques pages  plus  loin  :  «  Sous  une  forme  relativement  parfaite,  la 
littérature  latine  recouvre  un  fond  de  peu  de  valeur,  souvent  même 
un  fatras  qui  jure  avec  elle.  »  Gomment  cette  enveloppe  grossière 
est-elle  devenue  si  vite  une  forme  relativement  parfaite?  Un  de  ses 
plus  grands  griefs  contre  la  littérature  romaine,  c'est  qu'elle  n'est 
pas  originale.  «  Auprès  des  œuvres  de  la  Grèce,  elle  produit  l'effet 
d'une  orangerie  d'Allemagne  comparée  à  la  forêt  d'orangers  natifs 
en  Sicile.  »  Il  n'est  que  trop  vrai  que  Rome  a  imité  la  Grèce,  comme 
à  leur  tour  toutes  les  nations  modernes,  sans  en  excepter  l'Alle- 
magne, ont  imité  la  Grèce  et  Rome.  Heureux  ceux  qui  viennent  les 
premiers!  il  n'est  plus  possible  aux  autres  d'ignorer  leurs  devan- 
ciers et  de  se  ravir  à  leur  influence;  mais,  si  la  grande  infériorité  de 
la  poésie  latine  vient  de  ce  qu'elle  manque  d'originalité,  comment 
se  fait-il  que  M.  Mommsen  soit  si  sévère  pour  Plante,  qui  est  un 
imitateur  si  indépendant,  tandis  qu'il  est  si  bienveillant  pour  Té- 
rence,  qui  s'est  contenté  d'être  un  traducteur?  Il  y  a  une  autre  ques- 
tion sur  laquelle  M.  Mommsen  ne  dit  pas  assez  nettement  sa  pensée, 
et  c'est  la  plus  importante  de  toutes.  Au  V  siècle  de  Rome,  grâce  à 
l'influence  des  gens  distingués  et  par  l'entremise  ds  quelques  poètes, 
un  mélange  s'opère  entre  l'esprit  grec  et  l'esprit  romain.  C'est  le 
plus  grand  événement  de  cette  époque,  et  après  plus  de  vingt  siècles 
nous  en  subissons  encore  les  conséquences.  Qu'en  pense  M.  Momm- 
sen? Il  en  dit  par  momens  assez  de  mal.  Sans  doute  il  prévoit  que 
sous  cette  forme  nouvelle  l'hellénisme,  tempéré  et  limité  par  le  bon 
sens  de  Rome,  va  prendre  possession  du  monde,  et  que  dans  l'ave- 
nir la  civilisation  universelle  s'appuiera  sur  la  pré  iominance  des 
races  du  midi.  On  voit  bien  que  cette  pensée  le  choque;  aussi  se 
montre-t-il  fort  sévère  pour  tous  ceux  qui  ont  travaillé  à  cette  fu- 
sion du  génie  des  deux  peuples,  pour  Ennius  surtout,  qui  osait  dire 
que  grâce  à  lai  les  Romains  prenaient  plaisir  à  s'entendre  appeler 
des  Grecs.  Il  leur  reproche  durement  «  d'avoir  dénationalisé  le  La- 
tium,  »  il  s'emporte  contre  leurs  tendances  cosmopolites  et  huma- 


l'Allemagne  contemporaine.  811 

nitaires,  il  déplore  d'avance  «  la  plate  uniformité  qui  régnera  dans 
le  monde  quand  les  reliefs  tranchés  des  peuples  seront  émoussés, 
et  que  l'originalité  de  leur  caractère  particulier  se  sera  perdue  dans 
les  conceptions  problématiques  de  la  civilisation  universelle.  »  Il 
est  vrai  que  dans  d'autres  passages  il  s'exprime  d'une  tout  autre 
façon.  Il  avoue  alors  pleinement  qu'il  est  heureux  pour  nous  que 
Rome  ait  vaincu  la  résistance  des  nationalités  locales,  il  paraît 
même  tout  à  fait  séduit  par  la  grandeur  de  l'œuvre  gréco-romaine. 
((  Les  nations  de  second  ordre  s'écroulent,  dit-il  avec  un  ton  d'en- 
thousiasme, et  parmi  leurs  débris  se  fonde  silencieusement  entre 
les  deux  peuples  supérieurs  le  grand  compromis  de  l'histoire!  » 
Voilà  comment  il  aurait  dû  toujours  parler.  Si  les  préoccupations 
patriotiques  n'obscurcissaient  pas  parfois  son  jugement,  il  aurait 
reconnu  partout  que  cet  accord  qui  s'établit  entre  l'esprit  des  deux 
grandes  nations  n'a  pas  été  seulement  un  bien  pour  Rome,  dont 
elle  adoucit  la  rudesse,  à  qui  elle  donna  le  goût  des  plaisirs  de  l'in- 
telligence, mais  que  ce  fut  aussi  un  bonheur  pour  l'hinnanité.  C'est 
ce  qui  a  répandu  ce  fonds  d'idées  communes  sur  lequel  vivent  les 
peuples  modernes,  et  qui  leur  donne  quelques  moyens  de  s'en- 
tendre parmi  tant  de  motifs  qu'ils  ont  d'être  divisés.  Il  n'est  guère 
convenable  de  médire  de  ce  bienfait  quand  on  en  profite.  Je  sais 
bien  qu'après  avoir  été  longtemps  placé  à  Rome,  le  centre  de  cette 
vie  commune  du  monde  s'est  trouvé  transporté  chez  nous  pendant 
deux  siècles:  notre  littérature  a  été  alors  celle  de  toutes  les  nations 
civilisées,  et  c'est  dans  l'admiration  de  nos  grands  écrivains  qu'elles 
se  sont  réunies.  On  comprend  que  ce  souvenir  chagrine  l'Allemagne 
au  milieu  de  ses  triomphes;  mais  qu'importe?  elle  na  parviendra 
pas  à  l'effacer  de  l'histoire.  Quant  à  nous,  nos  humiliations  pré- 
sentes nous  font  un  devoir  plus  rigoureux  de  n'en  pas  perdre  la 
mémoire  et  de  le  rappeler  à  ceux  qui  voudraient  l'oublier. 

II. 

La  politique  tient  aussi  une  grande  place  dans  V Histoire  romaine 
de  M.  Mommsen.  11  ne  néglige  aucune  occasion  déjuger  les  événe- 
mens  et  les  hommes,  et  il  le  fait  toujours  avec  une  grande  vigueur. 
Ici  encore  ses  jugemens,  quand  on  les  compare  entre  eux,  se  con- 
tredisent quelquefois;  on  retrouve  dans  sa  politique  le  défaut  que 
nous  venons  de  signaler  dans  ses  théories  littéraires,  et  la  raison  en 
est  la  même.  Cet  esprit  violent  et  extrême  accuse  trop  énergique- 
ment  ses  opinions,  et  il  lui  ariive  de  les  exagérer  pour  leur  donner 
plus  de  relief.  De  là  quelques  confusions  et  quelques  contradictions 
de  détail  qui  n'empêchent  pas  pourtant  sa  pensée  de  se  dégager 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

assez  clairement  dans  l'ensemble.  En  somme,  il  est  aisé  de  voir  de 
quel  côté  sont  ses  préférences. 

M.  Mommsen  est  pour  l'autorité.  Il  la  veut  forte,  i!  l'aime  vigou- 
reuse. Tout  ce  qui  la  limite  ou  la  gêne  lui  dé!)laît.  Ce  qu'il  admire 
le  plus  sincèrement  chez  les  vieux  Romains,  c'est  cette  habitude  de 
discipline  et  de  subordination  qu'on  prenait  dans  la  famille,  qui 
faisait  la  force  des  armées  et  qui  se  conservait  dans  la  vie  publique. 
Un  des  passages  les  plus  curieux  de  son  premier  volume  est  celui 
où  il  étudie  la  constitution  primitive  de  Rome.  Il  l'analyse  avec 
beaucoup  de  sagacité  et  la  définit  très  finement  :  une  monarchie 
constitutionnelle  en  sens  inverse.  Contrairement  à  ce  qui  arrive  en 
Angleterre,  là,  c'est  le  peuple  qui  règne  et  ne  gouverne  pas;  il  est 
le  souverain  nominal,  mais  son  autorité  ne  s'exerce  que  dans  les 
grandes  occasions.  En  réalité,  la  direction  politique  appartient  toute 
au  roi,  qui  consent  quelquefois  à  la  partager  avec  son  conseil  de 
vieillards.  Quant  à  l'assemblée  populaire,  elle  n'est  convoquée  que 
dans  certains  cas  et  pour  sanctionner  les  mesures  déjà  prises  par  le 
roi.  Cette  constitution,  qui  laisse  au  peuple  les  dehors  de  la  souve- 
raineté et  lui  en  ôte  l'essentiel,  plaît  beaucoup  à  M.  Mommsen,  qui 
fj^it  observer  qu'avec  quelques  modifications  elle  a  duré  autant  que 
Rome  elle-même.  «  Les  formes  ont  changé  souvent,  n'importe!  Au 
milieu  de  tous  leurs  changemens,  tant  que  Rome  subsistera,  le  ma- 
gistrat aura  Vimperiinn  illimité,  le  conseil  des  anciens  ou  le  sénat 
sera  la  plus  haute  autorité  consultative,  et  toujours,  dans  les  cas 
d'exception,  il  sera  besoin  de  solliciter  la  sanction  du  souverain, 
c'est-à-dire  du  peuple.  »  Ce  qui  fait  accepter  à  M.  Mommsen  sans 
trop  de  peine  l'avènement  de  la  république,  quoiqu'il  préfère  de 
beaucoup  la  monarchie,  c'est  qu'elle  fut  très  conservatrice  et  qu'elle 
n'altéra  pas  le  fond  de  la  constitution  ancienne.  L'institution  du 
consulat  fut  remarquablement  combinée  pour  rassurer  les  esprits 
contre  toute  tentative  d'usurpation  personnelle,  sans  porter  atteinte 
au  pouvoir  souverain.  Il  n'y  a  pas  entre  les  deux  consuls  de  partage 
d'attribution;  on  craindrait  d'affaiblir  l'autorité  en  la  divisant;  cha- 
cun d'eux  la  possède  entière.  C'est  la  coutume  et  non  la  loi  qui  fixe 
des  limites  de  temps  à  leurs  fonctions.  11  est  entendu  qu'ils  ne  doi- 
vent rester  qu'un  an  en  charge,  mais,  l'échéance  arrivée,  ils  abdi- 
quent volontairement  et  ils  paraissent  élire  à  leur  place  le  succes- 
seur que  leur  a  donné  le  vote  populaire.  Il  leur  est  même  possible 
de  se  perpétuer  au-delà  de  leur  année,  s'ils  ne  craignent  pas  les 
rigueurs  de  l'opinion  publique;  leurs  actes  seront  valables  jusqu'au 
jour  où  il  leur  plaira  de  s'en  aller.  Tant  que  leur  pouvoir  dure, 
ils  peuvent  commettre  tous  les  crimes,  ils  sont  irresponsables,  et 
c'est  seulement  lorsqu'ils  ont  quitté  leur  charge  qu'on  peut  les 


L'ALLEMAGNE    CONTEMPORAINE.  813 

livrer  à  la  justice  du  pays.  L'autorité  royale  survécut  donc  à  la  ré- 
volution qui  chassa  les  rois.  La  première  atteinte  sérieuse  qu'elle 
reçut  fut  la  création  des  tribuns  du  peuple;  aussi  M.  Mouimsen  est-il 
fort  hostile  au  tribnnat.  Ce  n'est  pour  lui  qu'un  assez  pauvre  com- 
promis entre  des  ambitions  rivales  qui  n'a  eu  d'autre  résultat  que 
de  briser  l'unité  de  la  cilé,  et,  en  donnant  des  chefs  au  parti  popu- 
laire, d'organiser  la  guerre  civile. 

On  compi-end  qu'avec  ces  principes  la  démocratie  soit  odieuse  à 
M.  Momnisen.  Le  sutTrage  universel  lui  paraît  l'origiiîe  de  tous  les 
maux.  Il  ne  peut  soulfrir  les  pays  où  l'assemblée  du  peuple  règne 
et  domine,  où  le  pouvoir  appartient  «  à  ceux  qui  possèdent  le  facile 
talent  de  charmer  des  oreilles  inexpérimentées.  »  11  s'emporte  avec 
violence  contie  ce  qu'il  appelle  la  boîte  de  Pandore  du  suffiage  po- 
pulaire, qui  dans  les  momens  de  danger  public,  quand  l'ennemi  est 
aux  portes  de  la  ville,  au  lieu  de  choisir  un  ginéral  expérimenté 
pour  le  combattre,  s'en  va  nonnner  quelqu'un  de  ces  soldats  ci- 
toyens «  habitués  à  tracer  leurs  plans  de  bataille  sur  la  table  d'une 
échoppe  à  vin.  »  Les  démocrates  les  plus  honnêtes  lui  semblent  des 
niais  «  qui  jouent  leur  vie  et  leur  fortune  sur  des  mots;  »  il  fait  des 
autres  les  peintures  les  plus  comiques,  il  aime  à  les  montrer  à 
l'œuvre  «  avec  tout  l'attirail  de  l'emploi,  manteaux  râpés,  barbes 
ébourillées,  cheveux  (lottans,  basses- tailles  profondes.  »  Ce  n'est 
pas  qu'il  ait  aucun  goût  pour  l'aristocratie.  Il  rend  bien  quelquefois 
justice  à  l'habileté  du  sénat,  mais  c'est  toujours  sans  enthou- 
siasme; même  quand  il  veut  l'admirer  le  plus,  l'éloge  est  froid  et 
forcé,  il  ne  lui  accorde  que  l'opiniâtreté  et  l'esprit  de  suite;  il  lui 
refuse  la  hauieur  dans  les  vues  et  la  souplesse  dans  l'exécution.  Il 
ne  veut  pas  admettre,  comn-ie  Polybe,  que  la  coufjuête  du  monde 
soit  l'elfet  d'un  plan  préparé.  Loin  que  le  sénat  ait  toujours  prévu 
les  événemens,  il  montre  que  les  événemens  l'ont  souvent  surpris 
et  déconcerté.  11  ne  s'attendait  pas,  quand  commence  la  lutte  avec 
Garthage,  au  genre  de  guerre  qu'il  aurait  à  soutenir.  11  attaque 
une  nation  maritime  sans  se  faire  une  marine;  il  ne  pense  à  prévoir 
et  à  prévenir  le  danger  d'une  invasion  de  l'Italie  que  lorsque  Hanni- 
bal  a  passé  les  Alpes.  Ces  sénateurs  tant  vantés  sont  donc  en  somme 
d'assez  pauvres  politiques;  ce  sont  de  plus  des  despotes  égoïstes  et 
des  maîtres  insolens.  Ils  ne  songent  qu'à  eux,  ils  ne  cherchent  dans 
le  pouvoir  que  les  jouissances  qu'il  procure.  En  devenant  plus  mé- 
diocres, ils  se  font  plus  exigeans;  leur  impertinence  s'accroît  avec 
leur  incapacité,  et  c'est  quand  ils  ne  savent  plus  exercer  le  pouvoir 
qu'ils  ne  veulent  plus  le  partager  avec  personne.  Leurs  prétentions 
ridicules,  «  leur  énervement  et  leur  rapetissement  séniles  »  impa- 
tientent M.  Mommsen;  ils  lui  deviennent  à  la  fin  tout  à  fait  insup- 


Sl!l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

portables,  et  quand  les  derniers  momens  de  la  république  appro- 
chent, il  applaudit  de  toutes  ses  forces  à  la  catastrophe  qui  doit 
enfin  délivrer  Home  de  ce  qu'il  appelle  dans  sa  langue  hardie  «  la 
clique  des  nobles.  » 

Ainsi  M.  M;,arimsen  fiappe  à  la  fois  des  deux  côtés,  et  ses  coups 
atteignent  tous  les  partis.  JNi  le  sénat  ni  le  peuple  ne  le  satisfont. 
L'égoisuje  et  l'insolence  de  la  noblesse  le  révoltent  :  il  a  peur  des 
tribuns  et  de  leurs  menées  démagogiques.  Quelle  est  donc  au  fond 
sa  pensée?  que  veut-il?  que  demande-t-il  ?  où  cheiche-t-il  le  salut 
de  ce  gouvernement  en  détresse?  La  réponse  est  facile  :  à  cette  si- 
tuation désespérée  qu'il  se  plaît  à  dépeindre,  il  ne  sait  qu'un  re- 
mède. Les  intérêts  des  classes  populaires  lui  semblent  négligés  de 
tout  le  monde;  le  sénat  ne  veut  rien  faire  pour  elles,  les  tribuns 
prennent  de  mauvaises  mesures  pour  les  secourir.  Leur  sort  empire 
tous  les  jours,  la  ruine  est  prochaine,  il  faut  l'éviter  à  tout  prix. 
Elles  ont  le  droit  et  le  devoir  de  pourvoir  à  leur  salut  par  tous  les 
moyens,  mais  elles  sont  malheureusement  incapables  de  se  sauver 
toutes  seules.  Il  faut  donc  qu'elles  con.^entent  à  s'incarner  dans  un 
homme  qui  les  sauvera;  il  faut  qu'elles  se  choisissent  un  représen- 
tant capable  de  briser  toutes  les  résistances,  d'anéantir  les  volontés 
contraires,  de  faire  prévaloir  le  droit  par  la  force,  et,  quand  elles 
l'auront  choisi,  qu'elles  abdiquent  en  ses  mains  et  lui  remettent  le 
pouvoir.  —  C'est  la  théorie  du  césarisme. 

M.  Mommsen  est  donc  partisan  du  césarisme.  Il  s'en  est  pourtant 
quelquefois  d(  fendu.  Ce  mot  sonne  mal,  il  veut  en  éviter  l'odieux. 
Il  tient  surtout  à  n'être  pas  accusé  de  confondre  le  césar  d'autrefois 
avec  ceux  d'aujourd'hui.  Ce  système,  qu'il  accepte  et  qu'il  prône 
dans  le  passé,  loin  d'être  la  justification  des  copies  qu'on  en  a  ten- 
tées de  nos  jours,  lui  en  paraît  la  plus  amère  critique.  Les  principes, 
selon  lui,  doivent  changer  avec  les  circonstances  :  le  despotisme 
avait  du  bon  dans  l'antiquité;  il  préfère  pour  notre  temps  un  régime 
libéral.  «  En  vertu  de  cette  loi  de  la  nature,  dit-il,  (jui  fait  que  l'or- 
ganisme le  plus  grossier  l'emporte  infiniment  sur  la  machine  la 
plus  artisteineiit  construite,  la  constitution  politique  la  moins  par- 
faite, dès  qu'elle  laisse  un  peu  de  jeu  à  la  libre  décision  de  la  ma- 
jorité des  citoyens,  se  montre  aussi  infiniment  supérieure  au  plus 
humain,  au  plus  original  des  absolutismes.  »  Voilà  de  sages  pa- 
roles. On  est  fort  satisfait  de  les  trouver  chez  M.  Mommsen,  mais 
on  en  est  aussi  un  peu  surpris.  L'ensemble  de  son  ouvrage  ne  pré- 
pare pas  à  cette  profession  de  foi  libérale.  Le  gouvernement  de  la 
républifjue  romaine  était  loin  d'être  parfait;  on  ne  peut  nier  pour- 
tant qu'il  ne  fût  un  de  ceux  «  qui  laissent  un  peu  de  jeu  à  la  libre 
décision  de  la  majorité  des  citoyens  :  »  il  valait  donc  mieux  que 


L'ALLEMAGNE    CONTEMPORAINE.  815 

l'absolutisme.  Pourquoi  M.  Mommsen,  contrairement  à  ses  prin- 
cipes, le  condamne-t-il  sans  rémission  à  périr?  Les  constitutions 
antiques  ne  se  sont  jamais  élevées  jusqu'au  régime  représentatif, 
elles  n'ont  pas  pu  passer  complètement  de  la  cité  à  l'état  véritable  : 
c'est  leur  grande  imperfection,  mais  elles  pouvaient  au  moins  s'en 
approcher  par  des  réformes  successives,  et  M.  Mommsin  constate 
lui-même  que  les  innovations  de  Sylla  étaient  en  ce  sens  un  progrès 
important.  Il  est  seulement  très  probable  que  ces  réformes  auraient 
élé  lentes,  incomplètes,  et  il  faut  à  l'esprit  absolu  de  M.  Momm- 
sen des  révolutions  radicales  et  rapides.  Aussi  décourage-t-il  sans 
pitié  tous  les  essais  qu'on  pourra  tenter  à  Rome  pour  accommoder 
ensemble  l'ordre  et  la  liberté;  il  les  déclare  d'avance  impuissans  et 
somme  les  Romains  de  choisir  au  plus  tôt  entre  l'anarchie  et  le  des- 
potisme. Pour  lui,  son  choix  est  fait.  Non-seulement  il  se  résigne 
vite  au  césarisme,  mais  il  lui  fait  un  très  bon  accueil.  Il  est  impa- 
tient de  le  voir  venir,  il  le  salue,  quand  enfin  il  arrive,  de  véritables 
cris  de  triomphe,  il  exalte  ceux  qui  consentirent  à  le  servir,  et  il 
accable  de  ses  invectives  les  honnêtes  gens  qui  aimèrent  mieux 
mourir  que  de  le  supporter. —  Il  faut  avouer  que,  si  M.  Mommsen 
est  libéral  comme  il  le  dit,  son  libéralisme  au  moins  est  fort  accom- 
modant. 

Voici  ce  qui  surprend  plus  encore.  S'il  est  vrai  de  prétendre  que 
la  république  était  inévitablement  perdue  et  que  le  césarisme  seul 
pouvait  sauver  Rome,  au  moins  convenait-il  d'attendre  que  le  ma- 
lade fût  tout  à  fait  désespéré  pour  lui  appliquer  ce  terrible  remède. 
Un  libéral,  comme  M.  Mommsen  se  pique  de  l'être,  se  devait  à  lui- 
même  de  ne  condamner  un  pays  à  la  servitude  politique  que  lors- 
qu'il serait  parfaitement  constaté  qu'il  était  arrivé  à  sa  dernière 
heure,  et  que  la  liberté  était  tout  à  fait  impuissante  à  le  guérir; 
mais  non,  dès  le  premier  symptôme  M.  Mommsen  déclare  que  tout 
est  fini.  Au  v"  siècle  de  son  histoire,  Rome  semble  pleine  de  force 
et  de  santé.  Elle  vient  de  vaincre  Carthage,  elle  commence  la  con- 
quête de  1  Orient.  Tout  l'univers  a  les  yeux  sur  elle.  Elle  fait  l'ad- 
miration d'un  des  plus  fermes  génies  de  l'antiquité,  de  Polybe,  qui 
la  visite  et  l'étudié  de  près  en  ce  moment,  et  qui  trouve  sa  consti- 
tution la  plus  parfaite  de  toutes  celles  de  l'ancien  monde.  M.  Momm- 
sen est  moins  satisfait  et  plus  perspicace  que  Polybe.  Cette  prospé- 
rité apparente  ne  l'éblouit  pas,  et  il  aperçoit  les  signes  précurseurs 
de  la  ruine  prochaine.  «  L'orage  n'a  pas  éclaté  encore,  mais  déjà 
s'amoncellent  et  s'épaississent  les  nuages,  et  les  premiers  coups  de 
tonnerre  retentissent  dans  un  ciel  brûlant.  »  C'en  est  assez  pour 
effrayer  M.  Mommsen.  Il  s'empresse  aussitôt  de  recommander  aux 
Romains,  afin  d'éviter  la  tempête,  de  se  mettre  sous  l'abri  que  leur 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

offre  le  pouvoir  absolu.  A  partir  de  ce  moment,  il  n'est  vraiment  plus 
occupé  dans  t^on  histoire  qu'à  chercher  autour  de  lui  a  le  despote 
au  bras  fort  qui  pourra  donner  à  Rome  la  modeste  somme  de  bon- 
heur compatible  avec  l'absolutisme.  »  Un  moment  il  croit  le  trouver 
dans  le  premier  Africain.  Scipion  n'a-  t-il  pas  séduit  la  foule  par 
l'éclat  de  sa  valeur  et  les  grâces  de  sa  personne?  Ne  s'est -il  pas 
appuyé  sur  les  légions  dont  il  achetait  les  faveurs  par  ses  largesses 
et  ses  complaisances?  Ne  prend-il  pas  plaisir  à  se  faire  suivre  au 
Forum  par  une  armée  de  cliens  et  de  serviteurs?  C'est  l'appareil  de 
la  royauté,  —  M.  Mommsen  espère  bien  que,  puisqu'il  en  aime  les 
dehors,  il  en  voudra  prendre  aussi  l'autorité;  —  mais  au  dernier  mo- 
ment Scipion  lecule.  Il  a  le  tort  de  ne  pas  voir  clairement  dans  son 
ambition;  «  perdu  dans  le  nuage  de  ses  rêves,  charme  et  faiblesse 
à  la  fois  de  sa  remarquable  nature,  il  ne  s'est  point  réveillé,  ou  ne 
s'est  réveillé  qu'incomplètement.  »  C'est  décidément  un  génie  fort 
imparfait,  puisqu'il  se  contente  d'être  le  piemier  ciloyen  de  son 
pays  quand  il  poui'rait  s'en  faire  le  maître.  M.  Mommsen  le  traite 
assez  durenient;  il  ne  lui  pardonne  pas  d'être  forcé  d'aller  cher- 
cher son  sauveur  ailleurs.  Heureusement  les  Giacques  paraissent. 
Cette  fois  II.  Aîommsen  est  pleinement  satisfait,  et  son  idéal  lui 
semble  réalisé.  La  manière  dont  il  analyse  les  projets  des  Gracques 
et  dont  il  exi)liqiie  leurs  intentions  risque  fort  de  déplaire  à  ceux 
qui  veul'nt  en  faire  les  héros  de  la  démocratie.  La  noblesse,  pour 
avoir  un  [)rétexte  de  les  tuer,  les  accusait  d'aspirer  à  la  tyrannie. 
M.  Mommsen  accepte  le  reproche  et  leur  en  fait  g'oire.  Caius  Grac- 
chus,  pour  lui,  est  un  véritable  monarque;  il  s'est  fait  usurpateur 
de  propos  délibéré,  et  il  a  bien  fait.  Il  n'a  pas  entrepris,  conmie  le 
prétendent  u  tant  de  braves  gens  anciens  et  modernes,  »  de  rétablir 
la  république  sur  des  bases  nouvelles  et  démocratiques,  ii  a  voulu 
détruire  la  république.  Aucun  doute,  suivant  l'historien,  n'est  pos- 
sible. H  Qu'il  ait  vraiment  fondé  la  tyrannie,  ou,  pour  emprunter  la 
langue  du  xix*  siècle,  la  monarchie  napoléonienne,  absolue,  anti- 
féodale, anîiihéocratique,  c'est  un  fait  qui  saisit  dès  qu'on  ouvre 
les  yeux  pour  voir.  »  Il  paraît  seulement,  malgré  les  encourage- 
mens  passionnés  de  M.  Mommsen,  que  C.  Gracchus  s'était  trop 
pressé,  puisqu'il  échona  dans  son  entreprise,  et  qu'il  finit  par  être 
à  peu  pvès  a])andonné  de  ses  partisans,  vaincu  par  ses  ennemis  et 
forcé  de  se  tuer  hii-même  dans  le  bois  sacré  de  Furrina. 

Les  Gi'acqies  défaits,  M.  Mommsen  recommence  à  chercher  avec 
plus  d'ard.Mir  que  jamais  son  despote  au  bras  foit  qui  lui  tient  tant 
au  cœur.  Son  imj)atience  est  telle  qu'il  ne  choisit  plus,  et  qu'il  est 
prêt  à  prendre  tout  ce  que  le  hasard  lui  doniie.  Sylla  n'appartient 
pas  au  parti  qu'il  aime  le  mieux,  c'est  un  aristocrate  qui  ne  tra- 


L  ALLEMAGNE  CONTEMPORAINE.  817 

vailla  qu'à  restaurer  le  pouvoir  de  sa  caste;  mais  ce  fut  aussi  un 
énergique  soldat,  un  politique  hardi  qui  ne  recula  devant  aucune 
extrémité.  En  réalité,  il  se  fit  le  maître  et  régna  sur  Rome  épouvan- 
tée pendant  quatre  ans;  sous  le  nom  de  dictateur,  ce  fut  un  roi  vé- 
ritable. M.  Mommsen  fait  remarquer  que,  tout  ennemi  qu'il  était  de 
la  démocratie,  il  arrivait  au  même  but  que  G.  Gracchus  par  une 
autre  route.  C'est  ainsi  qu'il  se  justifie  d'admirer  Sylla,  après  avoir 
admiré  les  Gracques.  Il  ne  lui  marchande  pas  les  éloges,  il  le  com- 
pare à  Ciomwell,  et  même  un  peu  à  Washington.  Ce  dernier  rap- 
prochement a  paru  forcé  malgré  toutes  les  restrictions  auxquelles 
l'auteur  a  recours.  Peu  d'honnêtes  gens  consentiront  à  placer  le 
nom  du  h'  ros  de  l'Amérique  à  côté  de  l'homme  qui  décréta  les 
proscriptions.  L'œuvre  de  S}  lia  fut  encore  moins  solide  que  celle 
des  Gracffues;  dix  ans  après  la  mort  du  dictateur  qui  avait  tant  versé 
de  sang  pour  rétablir  l'autorité  de  la  noblesse,  on  était  en  pleine 
anarchie.  M.  Mommsen  propose  alors  plus  que  jamais  son  remède 
héroïque;.  Il  se  compare  au  médecin  «  qui  se  demande  à  l'heure 
douîoui'euse  lequel  vaut  mieux  de  prolonger  l'agonie  du  malade  ou 
d'en  finir  avec  elle  tout  de  suite,  »  et,  moins  scrupuleux  qu'un  mé- 
decin ne  le  serait  sans  doute  en  cette  occasion,  il  supplie  tout  le 
monde  d'aider  un  peu  le  malade  à  mourir.  Par  malheur,  pour  insti- 
tuer la  royauté,  il  faut  un  roi,  et  il  n'est  pas  toujours  aisé  d'en  trou- 
ver un.  «  A  peine  si  une  fois  en  mille  ans  il  se  lève  au  sein  d'un 
peuple  un  homme  voulant  qu'on  l'appelle  roi  et  sachant  régner.  » 
Cet  homme  ne  sera  certainement  pas  Pompée;  il  n'avait  pouitant 
qu'à  le  vouloir  pour  s'emparer  de  l'autorité  suprême.  «  Le  bandeau 
royal  était  sous  sa  main,  »  et  M.  Mommsen  l'invitait  à  le  prendre; 
mais  Pompée  était  une  nature  timide,  «  péniblement  cramponnée  à 
la  formalité  légile,  »  c'est-à-dire  qu'au  dernier  moment  il  ne  pouvait 
prendre  sur  lui  de  violer  ouvertement  les  lois  de  son  pays.  Beaucoup 
d'honnêtes  gens  lui  en  sauront  gré  peut-être;  M.  Mommsen  ne  peut 
pas  lui  pardonner  d'avoir  trompé  les  espérances  qu'il  fondait  sur 
lui,  et  il  condamne  d'un  mot  cet  homme  qui  pouvait  régner  et  ne 
l'a  pas  osé.  «  C'était,  dit-il,  tout  au  plus  un  bon  caporal.  » 

Heureusement  César  n'avait  pas  ces  scrupules.  Avec  lui,  M.  Momm- 
sen trouve  enfin  l'homme  qu'il  lui  faut,  l'homme  qu'il  réclame, 
qu'il  attend  depuis  deux  siècles.  Cette  longue  attente,  tant  de  fois 
trompée,  explique  la  joie  qu'il  éprouve  et  dont  il  n'est  plus  le 
maître,  quand  enfin  son  idéal  se  présente  à  lui.  On  ne  s'étonnera 
pas  que  le  jugement  qu'il  porte  sur  César  manque  parfois  de  pré- 
cision. Il  l'admire  trop  pour  le  voir  tout  à  fait  comme  il  est.  A  la 
hauteur  où  il  le  place,  il  n'est  presque  plus  possible  de  distinguer 
les  traits  de  sa  figure.  C'est  une  glorification  et  une  apothéose  plu- 

TOME  XCVllI,   —  lb72.  52 


818  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tôt  qu'une  peinture  réelle.  Il  est  pour  lui  «  le  grand  homme,  l'homme 
complet,  »  et,  comme  c'est  surtout  par  les  imperfections  et  les  li- 
mites que  se  précisent  les  caractères  humains,  il  arrive  qu'en  ne 
voulant  reconnaître  à  son  héros  rien  d'imparfait  il  ne  nous  le  fait 
entrevoir  que  d'une  manière  assez  vague.  Ce  n'est  pas,  par  exemple, 
nous  en  donner  une  idée  bien  nette  que  de  dire  «  qu'il  est  placé  au 
confluent  où  viennent  se  fondre  tous  les  grands  contraires.  »  En 
résumé,  quand  je  presse  ce  chapitre  si  brillant  sur  la  république  et 
la  monarchie  où  M.  Mommsen  a  voulu  mettre  le  dernier  mot  de  ses 
opinions  politiques,  je  n'y  trouve  guère  qu'une  admiration  sans  ré- 
serve pour  l'habileté  de  César  et  pour  la  façon  dont  il  accomplit  ses 
desseins.  «  Ce  fut,  nous  dit-il,  un  maître  ouvrier  incomparable.  » 
Quant  à  l'œuvre  elle-même,  M.  Mommsen  reconnaît  qu'elle  n'était 
pas  nouvelle.  Cette  monarchie,  «  qui  n'est  que  la  nation  représen- 
tée par  son  plus  haut  et  son  plus  absolu  mandataire,  qui,  loin  d'être 
contraire  au  principe  démocratique,  en  est  l'achèvement  et  la  fin,  » 
c'est  tout  à  fait  celle  qu'il  appelait  tout  à  l'heure  a  la  monarchie 
napoléonienne,  »  et  que  G.  Gracchus  avait  voulu  fonder.  Il  est  vrai 
qu'il  nous  dit  ailleurs,  et  à  plusieurs  reprises,  que  César  comptait  in- 
troduire un  élément  nouveau  dans  la  monarchie  absolue,  et  que  cet 
élément  n'était  rien  moins  que  la  liberté.  «  Si  après  vingt  siècles 
nous  nous  inclinons  respectueux  devant  la  pensée  de  César  et  dn- 
vant  son  œuvre,  ce  n'est  point  certes  parce  qu'il  a  convoité  et  pris 
la  couronne  :  l'entreprise  ne  vaudrait  que  ce  que  vaut  la  couronne 
elle-même,  c'est-à-dire  bien  peu  de  chose.  Nous  nous  inclinons 
parce  qu'il  a  porté  en  lui  jusqu'au  bout  le  puissant  idéal  d'un  gou- 
vernement libre  sous  la  direction  d'un  prince,  parce  que  cette  pen- 
sée, il  l'a  gardée  sur  le  trône  et  qu'il  n'est  point  tombé  dans  l'or- 
nière commune  des  rois.  »  Ce  sont  là  de  ces  affirmations  qu'on  ne 
peut  accepter  sans  preuve.  Les  desseins  de  César  ont  été  interrompus 
par  sa  mort.  C'est  un  grand  avantage  pour  ceux  qui  veulent  à  tout 
prix  les  célébrer  :  comme  ils  n'ont  pu  être  achevés  et  qu'on  ne  les  a 
pas  vus  à  l'œuvre,  on  est  plus  libre  d'en  penser  tout  ce  qu'on  veut, 
et  le  champ  est  ouvert  aux  conjectures;  mais  celles  de  M.  Mommsen 
sont  vraiment  un  peu  trop  hardies.  Où  prend-il  que  César  a  ait  ja- 
mais rêvé  une  alliance  entre  le  libre  développement  du  peuple  et  le 
pouvoir  absolu?  »  Jusqu'à  ce  qu'il  nous  le  prouve  par  des  faits  con- 
cluans,  il  nous  sera  difficile  de  voir  autre  chose  dans  son  entreprise 
qu'une  confiscation  générale  de  toutes  les  libertés  publiques;  il  n'a 
paru  parfois  en  respecter  quelqu'une  que  parce  qu'il  voulait  mé- 
nager l'opinion  et  l'accoutumer  par  degrés  au  despotisme.  C'est 
du  reste  ce  que  M.  Mommsen  semble  reconnaître  ailleurs  d'assez 
bonne  grâce  quand  il  nous  parle  des  u  soi-disant  institutions  mode- 


L'ALLEMAGNE    CONTEMPORAINE.  819 

rées  dont  GéScir  entoura  son  trône,  »  et  qa'il  traite  sa  modération  et 
les  efforts  qu'il  fit  pour  se  concilier  les  partis  de  mensonge  hypo- 
crite. Ces  mots  sont  durs  assurément,  mais  ils  approchent  plus  de 
la  vérité  que  les  éloges  excessifs  dont  il  l'a  d'abord  comblé.  Je  le 
répète,  tant  qu'on  n'aura  pas  découvert  et  produit  des  documens 
nouveaux  sur  les  projets  de  César,  il  faudra  continuer  à  croire  qu'il 
a  voulu  simplement  fonder  la  monarchie  absolue.  Il  n'est  vraiment 
pas  possible  qu'avec  le  grand  sens  politique  que  M.  Mommsen  lui 
accorde,  il  ait  été  jamais  assez  naïf  (1)  pour  croire  qu'on  pouvait 
mêler  ensemble  le  daspotisme  et  la  libarté,  ou,  comme  le  dit 
M.  Mommsen  lui-même,  verser  l'eau  et  le  feu  dans  le  même  vase. 
C'est  ce  que  virent  clairement  les  contemporains.  Ceux  qui  suivi- 
rent Pompée  ne  se  faisaient  pas  d'illusion,  ils  n'ignoraient  pas  les 
imperfections  du  gouvernement  qu'ils  allaient  défendre  ;  mais  ils 
connaissaient  aussi  le  vrai  carac^tère  de  celui  auquel  ils  voulaient 
s'opposer.  S'ils  se  disaient  qu'en  conservant  la  république  ils  s'ex- 
posaient à  revoir  les  Clodius  et  les  Catilina,  ils  savaient  qu'en  ac- 
ceptant l'empire  ils  rendaient  possibles  les  Tibère  et  les  Néron.  Il 
faut  avouer  qu'entre  ces  deux  régimes  l'hésitation  au  moins  était 
possible;  même  quand  on  se  décide  pour  l'empire,  on  doit  com- 
prendre  que  d'autres  aient  pu  faire  un  choix  contraire,  et  qu'ils 
aient  préféré  les  périls  de  la  liberté  à  ceux  du  despotisme.  C'est  ce 
que  M.  Mommsen  ne  veut  pas  accepter.  Il  se  montre  beaucoup  plus 
sévère  pour  les  ennemis  de  César  que  ne  le  fut  le  vainqueur  lui- 
même.  César  ne  se  crut  pas  le  droit  de  punir  des  gens  qui  n'avaient 
commis  d'autre  crime  que  de  défendre  contre  lui  le  gouvernement 
et  les  lois  ;  M.  Mommsen  ne  pardonne  pas  même  à  ceux  qui  mou- 
rurent pour  ce  qui  leur  semblait  la  justice.  L'honnête  Bibulus,  qui 
eut  le  tort  d'essayer  contre  César  tout-puissant  la  résistance  légale 
et  passive,  lui  paraît  «  le  plus  hébété  et  le  plus  entêté  des  consu- 
laires; »  on  sait  quels  outrages  il  entasse  sur  Cicéron.  Gaton  n'est 
pas  plus  épargné;  sa  mort,  si  simple  et  si  ferme,  semble  bien  tou- 
cher un  peu  M.  Mommsen;  toutefois  ce  n'est  qu'une  émotion  très 
passagère,  elle  ne  l'empêche  pas  de  le  traiter  aussitôt  de  maniaque 
et  de  fou,  et  c'est  justemsntle  moment  qu'il  choisit  pour  l'appeler 
un  don  Quichotte. 

(1)  Le  mot  de  naïveté  appartient  à  M.  Mommsen  lui-môme.  Il  en  accuse  formelle- 
ment César  au  sixième  chapitre  du  cinquième  livre  {es  geschah  in  beideii  Fcillen  mit 
einer  gewissen  naivatàt).  Il  est  vrai  qu3,  dans  le  portrait  qu'il  trace  de  César  au  cha- 
pitre onzième,  la  naïveté  n'a  plus  de  place.  Il  le  félicite  au  contraire  de  son  sens  po- 
litique profond,  qui  ne  s'est,  dit-il,  jamais  trompé,  et  il  le  met  au-dessus  de  ses  grands 
rivaux,  Alexandre  et  Napoléon,  parce  qu'il  a  été  toujours  étranger  à  tout  rêve  et  à 
toute  chimère.  Voilà  encore  une  de  ces  contradictions  qui  se  retrouvent  si  souvent 
chez  M.  M'ommsen. 


320  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III. 


Il  est  probable  que,  si  nous  entreprenions  de  démontrer  à 
M.  Momnisen  que  s'acharner  ainsi  contre  des  vaincus,  lesquels 
après  tout  défendaient  la  loi  et  l'ordre  établi,  c'est  manquer  un  peu 
de  générosité,  nous  ne  le  toucherions  guère.  Il  nous  répondrait  que 
nous  faisons  des  phrases,  ou  que  nous  sommes  des  politiques  de 
sentiment,  ce  qui,  dans  sa  pensée,  est  une  des  plus  grosses  injures 
qu'on  puisse  adresser  à  quelqu'un.  Aussi  tient-il  par-dessus  tout  à 
ne  pas  la  mériter  lui-même.  Il  se  pique  de  n'être  pas  esclave  des 
mots  et  d'apprécier  les  choses  à  leur  valeur.  C'est  assurément  un  des- 
sein fort  louable;  mais  il  est  dans  la  nature  du  génie  allemand  d'être 
volontiers  systématique  et  excessif.  Cet  amour  du  positif,  du  réel, 
du  solide,  qui,  contenu  dans  de  certaines  limites,  serait  fort  légi- 
time, prend  bientôt  chez  M.  Mommsen  un  air  raide  et  provoquant; 
cette  aversion  de  la  phrase  se  traduit  en  un  dédain  superbe  pour 
des  principes  respectables  et  des  convictions  honnêtes.  Il  ne  lui 
suffit  pas  de  se  tenir  dans  une  défiance  prudente  des  opinions  dou- 
teuses et  de  vouloir  aller  au  fond  des  choses;  il  a  toujours  peur 
d'être  confondu  «  avec  ces  naïfs  des  temps  anciens  et  modernes  » 
dont  il  aime  tant  à  se  moquer,  et  il  ne  manque  pas  une  occasion 
de  nous  faire  savoir  qu'il  faut  le  mettre  parmi  les  hommes  d'état 
sérieux  et  les  politiques  désabusés. 

M.  Mommsen  n'entend  pas  être  dupe.  Il  se  méfie  de  l'opinion 
commune;  il  se  tient  en  garde  contre  les  admirations  reçues.  D'or- 
dinaire il  admire  peu.  A  l'exception  de  César,  pour  lequel  il  pro- 
fesse un  culte  véritable,  il  n'y  a  presque  pas  d'homme  d'état  ro- 
m.ain  qu'il  ne  malmène.  Ils  perdent  tous,  en  passant  par  ses  mains, 
une  partie  de  ce  prestige  que  le  temps  leur  avait  donné.  Il  fait 
remarquer  très  justement  qu'en  général  les  politiques  de  la  vieille 
Tvome  se  ressemblent  tous  entre  eux.  Ce  n'est  pas  par  un  élan  du 
génie  individuel,  mais  par  un  effort  collectif  et  continu,  que  les 
Romains  ont  conquis  le  monde.  Dans  ce  triomphe  de  l'esprit  de 
discipline  et  de  suite,  les  personnalités  s'effacent  un  peu;  c'est 
le  plus  beau  résuliat  d'une  constitution  bien  faite  qu'un  état  puisse 
être  grand  sans  avoir  besoin  de  grands  hommes.  Rome  surtout  pou- 
vait aisément  s'en  passer.  Comme  ceux  qu'elle  mettait  k  la  tête  de 
ses  affaires  n'avaient  qu'à  se  conduire  d'après  des  règles  tracées 
d'avance  et  à  suivre  une  politique  traditionnelle,  il  n'était  pas  in- 
dispensable qu'ils  eussent  du  génie ,  et  M.  Mommsen  trouve  qu'ils 
s'en  sont  ordinaiiement  dispensés.  S'ils  paraissent  quelquefois  sor- 
tir de  la  médiocrité  commune,  on  dirait  qu'il  prend  à  tâche  de  les 


L'ALLEMAGNE    CONTEMPORAINE.  821 

y  ramener.  Ni  le  premier  Gatou  malgré  l'originalité  puissante  de 
son  caractère,  ni  le  premier  Africain  avec  ses  victoires  et  sa  fière 
attitude  qui  commandait  le  respect,  ne  trouvent  tout  à  fait  grâce 
devant  lui.  Scipion  Émilien  est  traité  avec  plus  de  sympathie.  Son 
patriotisme  siuiple  et  sincère,  sa  modération,  sa  sagesse,  son  désin- 
téressement sans  fracas,  et  surtout  la  tristesse  de  sa  destinée,  pa- 
raissent toucher  le  cœur  de  l'historien.  Cependant  il  ne  le  loue  pas 
sans  réserve.  «  Pas  plus  que  son  père,  nous  d'.t-il,  ce  ne  fut  point 
une  nature  de  génie;  il  aimait  Xénophon  de  préférence,  comme  lui 
sobre  écrivain,  comme  lui  calme  et  froid  soldat.  » 

M.  Mommsen  est  donc  en  général  sévère  pour  les  grands  hommes 
du  passé;  il  en  est  pourtant  quelques-uns  qui  le  désarment,  et  ce 
ne  sont  pas  toujours  ceux  vers  lesquels  nous  nous  sentons  naturel- 
lement attirés;  mais  il  lui  plaît  assez  de  dérouter  nos  sympathies. 
Rien  n'est  curieux  comme  de  voir  par  quelles  qualités  on  arrive  à 
mériter  ses  éloges.  Il  aime  surtout  les  gens  hardis,  décidés,  qui  ne 
reculent  pas  devant  les  coups  de  main  hasardeux.  Ceux  qui,  comme 
Pompée,  ont  la  faiblesse  «  de  se  tenir  cramponnés  à  la  formalité  lé- 
gale »  lui  déplaisent;  il  estime  bien  plus  César,  qui  ne  s'arrêtait  pas 
pour  si  peu.  Ordinairement  les  partisans  de  Cé.^ar  pensent  rendre 
service  à  sa  mémoire  en  cherchant  à  prouver  qu'il  n'était  pour  rien 
dans  la  conjuration  de  Gatilina  et  que  l'ambition  personnelle  ne 
s'est  éveillée  en  lui  que  très  tard.  M.  Mommsen  n'est  point  de  cet 
avis.  Il  lui  semble  au  contraire  qu'on  amoindrit  César  en  lui  suppo- 
sant toutes  ces  délicatesses  de  conscience.  «  César,  dit-il,  avait  tou- 
jours voulu  prendre  la  domination  suprême.  »  Dès  son  entrée  dans 
la  vie  publique,  son  dessein  était  arrêté;  pour  l'accomplir,  il  se  jeta 
dans  toutes  les  conspirations  qui  pouvaient  affaiblir  l'aristocratie; 
quelque  basses,  quelque  criminelles  qu'elles  fussent,  il  les  appuyait 
sous  main  et  comptait  bien  en  profiter.  Ces  esprits  audacieux,  ré- 
solus, qui  savent  clairement  ce  qu'ils  veulent,  qui  marchent  à  leur 
but  sans  hésitation,  sont  ceux  qu'admire  M.  Mommsen.  Il  faut  en- 
core pour  lui  plaire  se  bien  garder  d'être  idéologue  ou  rêveur.  Les 
rêves  ont  perdu  Scipion;  Napoléon  n'a  pas  su  s'en  garantir;  il  con- 
çut des  plans  chimériques,  et  César  l'emporte  sur  lui  pour  n'avoir 
jamais  imaginé  que  des  desseins  possibles  et  praticables,  pour  s'être 
volontairement  arrêté  sur  la  Tamise  et  sur  le  Rhin,  sans  attendre, 
comme  Napoléon,  d'être  arrêté  par  la  nature  ou  par  les  hommes.  A 
toutes  ces  qualités,  il  n'est  pas  mal  que  le  grand  homme  joigne 
une  pointe  d'ironie.  L'ironie  est  très  chère  à  M.  Mommsen,  il  la 
pratique  volontiers  pour  son  compte;  il  aime  beaucoup  à  la  retrou- 
ver chez  ceux  qu'il  admire.  Quand  on  est  au-dessus  de  l'humanité, 
on  a  raison  de  la  mépriser,  et  on  ne  fait  pas  mal  de  le  lui  dire.  Ce 


822  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  le  charme  dans  Sylla,  c'est  cette  légèreté  railleuse  avec  laquelle 
il  traite  les  autres  et  lui-même.  11  ne  se  prend  pas  au  sérieux,  il 
n'a  pas  d'illusion  sur  son  œuvre  :  «  c'est  le  don  Juan-  de  la  politi- 
que. »  11  est  curieux  aussi  de  remarquer  la  façon  dont  M.  Momm- 
sen  signale,  dans  ces  personnages  qu'il  aime,  les  désordres  de  leur 
vie  privée;  non-seulement  il  ne  les  dissimule  pas,  mais  il  met  beau- 
coup de  complaisance  à  les  raconter.  Les  grands  hommes  ont  des 
privilèges,  M.  Mommsen  leur  passe  beaucoup  :  il  est  tenté  de  les 
mettre  en  dehors  de  la  morale,  comme  il  les  place  au-dessus  du 
droit  commun.  Quand  il  nous  parle  des  galanteries  de  celui  qu'on 
appelait  «  le  mari  de  toutes  les  femmes  et  la  femme  de  tous  les 
maris,  »  son  style  prend  des  tons  poétiques.  «  Chez  tous  ceux,  dit- 
il,  que  dans  leur  adolescence  l'amour  des  femmes  a  couronné  d'une 
éclatante  auréole,  il  en  demeure  comme  un  impérissable  reflet,  »  et 
il  nous  montre  César  éclairé  par  ces  reflets  d'amour  jusque  dans  son 
âge  mur,  et  gardant  des  succès  de  sa  jeunesse  «  une  certaine  fatuité 
dans  la  démarche,  ou  plutôt  la  conscience  satisfaite  des  avantages 
extérieurs  de  sa  beauté  virile.  »  En  vérité,  toute  cette  poésie  est  de 
trop.  11  est  vrai  que  M.  Mommsen  revient  vite  à  la  prose;  il  s'em- 
presse de  faire  remarquer  que  son  héros  était  «  un  homme  positif  et 
de  haute  raison  »  jusque  dans  ses  débauches;  «  il  ne  prenait  jamais 
les  femmes  que  comme  un  jeu;  »  même  sa  passion  pour  Gléopâtre, 
qu'on  a  tant  blâmée,  s'explique  à  son  avantage  :  c'était  un  amour 
diplomatique;  «  il  ne  s'y  abandonna  d'abord  que  pour  masquer  le 
point  faible  de  la  situation  du  moment.  » 

Ce  qui  excite  par-dessus  tout  l'enthousiasme  de  M.  Mommsen, 
c'est  la  force  ;  il  l'aime  et  l'admire  partout  où  il  la  rencontre.  En 
revanche,  la  faiblesse  n'a  pas  à  compter  sur  ses  sympathies.  Quand 
une  nation  est  vaincue,  il  l'abandonne;  il  s'impatiente  lorsqu'elle 
tarde  à  mourir,  et  appelle  de  tous  ses  vœux  le  moment  où  elle  s'ef- 
facera de  l'histoire.  Rien  n'est  plus  singulier  que  la  manière  dont  il 
raconte  les  derniers  jours  de  la  Grèce;  il  est  si  impitoyable  pour  elle 
que  la  critique  allemande  elle-même  s'en  est  scandalisée.  C'est  la 
Grèce  pourtant;  il  semble  que  ce  grand  nom  devrait  disposer  un 
historien  à  quelque  indulgence,  qu'il  conviendrait  d'entendre  les 
aïeux  intercédant  pour  les  petits-lils,  et  dans  les  misères  du  pré- 
sent de  respecter  les  gloires  du  passé.  M.  Mommsen  n'a  pas  ces 
superstitions;  pour  lui,  on  vaut  ce  qu'on  vaut,  et  quand  on  ne  vaut 
plus  rien,  il  faut  se  résigner  à  disparaître.  11  admet  qu'en  rendant 
à  la  Grèce  sa  liberté  après  la  défaite  de  Philippe  les  Romains  étaient 
de  bonne  foi.  Ce  n'est  pas  le  sentiment  commun.  —  La  cohue  éru- 
dite  d'autrefois  et  d'aujourd'hui  (c'est  ainsi  que  M.  Mommsen  traite 
ceux  qui  ne  sont  pas  de  son  avis)  a  cru  voir  une  dissimulation  pro- 


l'Allemagne  coNTEMPORAT^^E.  823 

fonde  dans  cette  conduite  de  Rome  :  c'était  seulement  une  apparence 
de  liberté  qu'on  accordait  à  la  Grèce  pour  qu'elle  achevât  de  s'affai- 
blir dans  des  luttes  intérieures.  —  M.  Mommsen  est  fort  contraire  à 
cette  supposition,  qui  lui  semble  «  une  absurde  invention  de  philo- 
logues s'érigeant  en  politiques.»  Les  Romains,  selon  lui,  agirent 
loyalement.  Nouveaux  convertis  à  la  littérature  et  à  l'art  de  la  Grèce, 
ils  étaient  pleins  de  respect  pour  les  grands  souvenirs  que  son  nom 
rappelle.  Ils  voulurent  se  conduire  généreusement  avec  elle,  et  c'est 
justement  ce  qui  semble  si  criminel  à  l'historien.  Flamininus  n'est 
pour  lui  qu'un  philhellène  malencontreux  qui,  par  sa  générosité  dé- 
placée, va  causer  beaucoup  d'embarras  à  son  pays,  et  il  déclare  qu'en 
conservant  quelque  ombre  de  vie  à  la  Grèce,  en  tolérant  même  chez 
elle  quelques  velléités  d'indépendance,  Rome  ne  fut  pas  seulement 
malavisée,  mais  aussi  qu'elle  fut  coupable.  Lorsqu'on  a  la  force,  il 
faut  s'en  servir  et  réduire  à  l'obéissance  ceux  qui  sont  tentés  de  s'en 
écarter.  «  Le  devoir  et  la  justice  commandent  à  qui  tient  les  rênes 
ou  de  quitter  le  pouvoir,  ou  de  forcer  les  sujets  à  la  résignation  en 
les  menaçant  de  tout  l'appareil  d'une  supériorité  écrasante.  »  11  est 
bien  difficile  de  n'être  pas  choqué  de  la  manière  dont  M.  Mommsen 
traite  Philopémen  et  ses  amis;  ils  lui  paraissent  des  fous  ou  des 
niais,  et  la  résistance  qu'ils  essayèrent  contre  le  pouvoir  triomphant 
de  Rome  ne  lui  semble  qu'une  assez  pauvre  comédie.  «  Tous  leurs 
grands  airs  patriotiques,  nous  dit-il,  ne  sont  que  sottise  et  grimace 
devant  l'histoire.  »  Ce  que  nous  admirons  chez  eux  est  précisément 
ce  qu'il  y  blâme.  Philopémen  a  courageusement  défendu  son  pays 
sans  compter  jamais  sur  le  succès,  sans  se  faire  illusion  sur  sa  fai- 
blesse. Il  n'ignorait  pas  que  la  ruine  était  certaine  et  n'avait  d'autre 
ambition  que  de  la  retarder  de  quelques  jours.  Le  dernier  des  Grecs 
ressemble  pour  nous  à  ces  héros  d'Homère  qui  connaissent  leur 
destinée,  qui  savent  que  leurs  efforts  sont  inutiles,  que  leur  fin  est 
marquée,  et  qui  n'en  combattent  pas  moins  avec  énergie,  comme 
s'ils  avaient  devant  eux  les  horizons  indéfinis  de  l'espérance.  C'est 
ce  que  M.  Mommsen  ne  peut  supporter.  Il  aime  à  brusquer  les 
choses,  et  n'est  pas,  comme  on  sait,  pour  les  agonies  trop  longues. 
Ces  gens  qui  s'obstinent  à  retarder  par  tous  les  moyens  la  fin  de 
leur  pays,  lorsqu'elle  est  inévitable,  lui  font  l'effet  de  malades  qui 
s'attacheraient  lâchement  à  la  vie  et  ne  pourraient  pas  se  décider  à 
mourir. 

Il  faut  du  reste  avouer  que,  si  Rome  a  traité  les  Grecs  comme 
M.  Mommsen  le  suppose,  cette  conduite  ne  lui  était  pas  ordinaire.  11 
n'a  pas  à  la  blâmer  souvent  d'être  trop  généreuse;  c'est  du  côté  op- 
posé qu'inclinait  sa  politique.  Il  le  reconnaît  lui-même  ailleurs  et  le 
proclame  avec  une  satisfaction  visible.  «  La  générosité,  dit-il,  lui  était 


824  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inconnue,  elle  n'agissait  que  par  prudence  et  par  sage  calcul,  »  et  i^ 
est,  pour  sa  part,  très  disposé  à  penser  qu'elle  faisait  bien.  Toutes 
les  fois  que  ce  «  sage  calcul  »  la  pousse  à  commettre  un  acte  qui 
pourra  blesser  les  consciences  délicates,  il  trouve  quelque  bonne 
raison  pour  l'excuser.  Il  l'approuve,  par  exemple,  de  n'avoir  pas 
craint  de  s'allier  avec  les  Mamertins,  ces  brigands  qui  venaient  de 
massacrer  les  malheureux  habitans  de  Messine  et  de  se  partager 
leurs  femmes  et  leurs  biens.  Une  pareille  alliance  pouvait  être  sans 
doute  «  un  beau  texte  à  déclamation,  »  mais  elle  était  utile,  et  l'on 
fit  bien  de  la  conclure.  De  même,  quand  les  Romains,  s'acharnant 
après  Hannibal  vaincu,  exigent,  malgré  les  protestations  généreuses 
de  Scipion,  qu'il  soit  chassé  de  Carthage,  M.  Mommseu  déclare 
qu'il  y  aurait  injustice  à  leur  en  faire  un  gros  crime,  et  que  la  po- 
litique de  sentiment  n'était  pas  de  mise  en  cette  occasion.  Entre 
l'intérêt  et  le  sentiment,  le  choix  de  M.  Mommsen  n'est  pas  dou- 
teux, et,  quand  une  action  lui  semble  utile,  il  a  bien  de  la  peine  à 
la  con-lamner.  Un  vrai  chef-d'œuvre  en  ce  genre,  c'est  la  façon 
dont  il  apprécie  les  proscriptions  de  Sylla.  La  première  fois  que 
Sylla  se  servit  de  cette  arme  terrible  après  les  troubles  excités  par 
Sulpicius,  il  le  fit  avec  une  certaine  modération.  Le  nombre  des 
morts  ne  fut  pas  trop  considérable;  aussi  M.  Mommsen  prend-il 
assez  aisément  son  parti  de  ces  violences.  11  rappelle  que  les  révo- 
lutions ne  finissent  pas,  surtout  à  Rome,  sans  exiger  un  certain 
nombre  de  victimes  expiatoires,  qu'après  tout  Sylla,  dans  cette  cir- 
constance, agit  avec  une  franchise  hardie  qui  doit  aider  à  l'ab- 
soudre. «  Il  prit  sans  tant  de  façon  les  choses  pour  ce  qu'elles 
étaient,  et  dans  la  guerre  il  ne  vit  que  la  guerre.  »  Les  secondes  pro- 
scriptions sont  plus  difficiles  à  excuser.  Cet  horrible  entassement  de 
victimes,  ces  meurtres  froidement  discutés  et  préparés,  ces  listes 
sanglantes  qui  contenaient  les  noms  des  citoyens  les  plus  illustres  et 
les  plus  honnêtes,  ces  bourreaux  recevant  un  salaire  fixe,  ces  têtes 
exposées  au  Forum,  ces  meurtres  continués  tranquillement  et  de 
sang-froid  pendant  plusieurs  mois  au  milieu  delà  paix  générale  ont 
soulevé  la  conscience  publique.  Il  n'est  plus  possible  d'en  parler  d'un 
ton  si  dégagé.  M.  Mommsen  sans  doute  n'approuve  pas  ces  hor- 
reurs, mais  il  n'a  pas  trouvé  dans  son  cœur  un  seul  mot  énergique 
pour  les  flétrir.  Il  pense  seulement  «  que  c'est  une  grande  faute  en 
politique  que  d'afficher  ainsi  le  mépris  de  toît  sentiment  humain.  » 
Une  faute!  le  terme  est  bien  doux;  à  moins  que  M.  Mommsen  ne 
trouve,  comme  Talleyrand,  qu'une  faute  est  pire  qu'un  crime.  Ail- 
leurs, atténuant  encore  cette  condamnation  déjà  si  peu  sévère,  il 
blâme  Sylla  «  d'avoir  ainsi  gâté  sa  cause  dans  l'esiime  des  faibles 
de  cœur,  de  ceux  qui  s'épouvantent  du  nom  plus  que  de  la  chose.» 


l'Allemagne  contemporaine.  825 

A  ce  compte,  c'est  le  signe  d'un  esprit  faible  et  d'un  cœur  pusilla- 
nime que  de  condamner  les  proscriptions!  M.  Mominsen  parle  sou- 
vent de  la  morale;  avec  ses  compatriotes,  il  s'est  fait  le  défenseur 
de  la  vertu,  que  nous  avion.?,  comme  on  sait,  fort  indignement  ou- 
tragée; il  n'est  pourtant  pas  toujours  lui-même  un  moraliste  bien 
rigoureux,  et  l'on  vient  de  voir  qu'il  a  pour  les  grands  hommes  des 
complaisances  qui  surprennent.  Il  dit  expressément  quelque  part 
que  «  le  code  de  la  haute  trahison  n'a  pas  d'articles  définis  pour 
l'histoire,  »  et  il  laisse  entendre  partout  qu'il  ne  faut  pas  appliquer 
la  morale  dans  toute  sa  sévérité  au  gouvernement  d'un  pays  ou 
aux  relaiions  des  peuples.  Voilà  d'étranges  principes  !  Convient-il 
en  vérité  de  traiter  si  mal  notre  littérature  u  plus  bourbeuse  que 
les  eaux  de  la  Seine,  »  ou  d'être  si  dur  pour  les  comédies  de  Mé- 
nandre,  parce  qu'on  rencontre  dans  les  pièces  grecques  et  dans  les 
nôtres  des  pères  dupés,  des  femmes  légères  et  des  maris  infidèles, 
tandis  qu'on  se  montre  partout  si  facile  pour  des  gens  qui  confis- 
quent la  liberté  de  leur  pays  ou  qui  assassinent  juridiquement 
leurs  adversaires! 

J'aurais  moins  insisté  sur  ces  reproches,  s'il  ne  s'était  agi  que 
d'étudier  les  théories  personnelles  d'un  écrivain  qui  n'engagent  que 
lui;  mais  l'ouvrage  de  M.  Mommsen  me  paraît  avoir  une  autre  por- 
tée. Dans  ce  livre,  accueilli  avec  tant  d'applaudissemens,  il  me 
semble  que  toute  une  génération  se  reflète.  L'Allemagne  en  a  adopté 
tous  les  piincipes.  Les  qualités  que  l'historien  met  en  j-elief  chez 
les  individus  et  chez  les  peuples  sont  celles  aussi  qu'elle  préfère, 
qu'elle  possède  ou  qu'elle  veut  se  donner.  Comme  M.  Mommsen, 
elle  a  grand  souci  des  intérêts  matériels;  elle  se  préoccupe  avant 
tout  d'être  pratique,  et  d'apprécier  les  choses  par  les  profits  qu'on 
en  tire.  On  a  trop  dit  qu'elle  vivait  d'illusions  et  de  fantaisies;  à 
la  fin  elle  s'est  impatientée  d'être  appelée  nébuleuse  et  chimérique; 
elle  a  voulu  nous  faire  connaître  par  des  exemples  qui  ne  s'oublient 
pas  qu'elle  savait  compter.  Elle  a  même  mis  une  sorte  de  coquet- 
terie et  de  fanfaronnade  à  paraître  positive  et  rouée,  comme  ces 
jeunes  gens  qui  tiennent  à  nous  effrayer  par  l'audace  de  leurs  pro- 
pos afin  de  bien  constater  qu'ils  sont  devenus  des  hommes,  et 
qui  posent  en  don  Juans  pour  n'être  plus  pris  pour  des  Chérubins. 
Nous  l'avons  vue  s'éprendre  du  succès,  admirer  uniquement  la  force 
et  déclarer  qu'elle  vaut  mieux  que  le  droit,  regarder  comme  légi- 
time ce  qui  est  utile,  traiter  la  générosité  de  faiblesse,  et  prétendre 
que  la  victoire  autorise  tous  les  excès  et  toutes  les  exigences.  Quel- 
ques-uns de  nous,  qui  en  étaient  restés  à  l'Allemagne  de  M'""  de 
Staél,  ne  pouvant  comprendre  comment  ces  bergers  étaient  si  vite 
devenus  des  loups,  en  ont  rejeté  la  faute  sur  un  homme.  II  leur  a 


826  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

semblé  que  M.  de  Bismarck  avait  façonné  la  nation  à  son  image,  et 
lui  avait  inoculé  ses  principes.  Ces  théories  hautaines,  que  M.  de 
Bismarck  aime  à  formuler  dans  les  grandes  occasions,  on  les  trouve 
déjà  dans  Y  Histoire  romaine  de  M.  Mommsen;  elles  avaient  cours 
dès  1856  dans  les  universités,  et  les  lettrés  leur  faisaient  déjà  un 
bon  accueil.  M.  de  Bismarck  les  en  a  tirées  pour  les  faire  entrer  dans 
la  pratique;  aujourd'hui  elles  forment  le  code  de  la  politique  alle- 
mande. 

Elles  ont  si  bien  réussi  à  nos  ennemis  que  beaucoup  de  bons, 
esprits  nous  conseillent  d'aller  les  chercher  chez  eux,  et  de  nous 
les  approprier  s'il  est  possible.  Le  conseil  est  bon,  mais  à  condition 
que  nous  ne  nous  croirons  pas  obligés  de  tout  prendre.  Il  y  a  un 
choix  à  faire;  et,  comme  le  livre  de  M.  Mommsen  présente  avec  une 
grande  franchise,  par  ses  bons  et  ses  mauvais  côtés,  l'esprit  nou- 
veau de  l'Allemagne,  nous  ferons  bien  de  le  consulter.  Il  pourra 
nous  indiquer,  si  nous  le  lisons  bien,  les  défauts  qui  nous  ont  per- 
dus et  les  qualités  qui  nous  manquent.  S'il  nous  apprend  à  éviter 
les  phrases  vides,  à  ne  pas  nous  payer  de  mots,  à  vouloir  aller  au 
fond  des  choses,  à  nourrir  moins  d'illusions  sur  les  autres  et  sur 
nous-mêmes,  à  ne  plus  nous  embarquer  dans  une  entreprise  sans 
en  avoir  calculé  les  dangers  et  les  profits,  s'il  parvient  surtout  à 
nous  faire  comprendre  de  quel  amour  jaloux  il  faut  entourer  son 
pays,  et  combien  on  doit  se  méfier  de  ce  cosmopolitisme  chimérique 
qui  enlève  à  la  patrie  une  partie  de  l'affection  qu'elle  réclame  et 
qui  lui  revient,  il  nous  aura  rendu  un  grand  service.  Quant  à  ces 
maximes  de  politique  raffinée  que  M.  Mommsen  étale  avec  tant  de 
complaisance  et  de  hauteur  et  qui  lui  servent  à  excuser  tant  d'abus 
de  la  force,  nous  ferons  bien  de  les  laisser  à  l'Allemagne,  si  elle 
tient  à  les  conserver.  Il  en  est  une  pourtant  qu'il  nous  convient  de 
ne  pas  oublier.  M.  Mommsen  semble  l'avoir  écrite  pour  nous,  et  le 
temps  viendra  peut-être  de  nous  en  souvenir.  C'est  à  propos  des 
fourches  caudines;  l'historien  raconte  que  le  sénat  refusa  de  ratifier , 
le  traité  que  les  consuls  avaient  conclu  pour  sauver  leurs  légions, 
et  il  trouve  que  le  sénat  eut  raison.  «  Consentir  à  un  abandon  de 
territoire,  dit-il,  est-ce  autre  chose  que  reconnaître  l'impossibilité 
de  la  résistance?  Un  tel  contrat  n'est  nullement  un  engagement 
moral,  et  toute  nation  tient  à  honneur  de  déchirer  avec  l'épée  les 
traités  qui  l'humlUent.  » 

Gaston  Boissier. 


LA  FAMILLE 


ET 


LA  LOI  DE  SUCCESSION  EN  FRANCE 


I.  L'Organisation  de  la  famille,  par  M.  Le  Play.  —  II.  L'Organisation  du  tyavail,  par  le  même. 


I. 

A  cette  question  :  quel  est  l'état  de  la  famille  en  France?  on  ne 
trouverait  peut-être  pas  deux  réponses  qui  ne  présentent  des  points 
d'opposition  très  marqués.  Écoutez  les  uns,  la  famille  est  dans  une 
situation  plus  satisfaisante  et  à  tous  égards  qu'elle  ne  l'était  dans 
lé  passé;  les  autres  ne  mettent  pas  en  doute  qu'elle  ne  soit  en 
pleine  décadence.  Sur  ces  mots  mêmes  de  décadence  et  de  progrès, 
combien  il  s'en  faut  qu'on  s'entende!  On  s'accorde  encore  moins 
quand  il  s'agit  de  remonter  aux  causes  du  mal,  étant  admis  qu'il 
existe.  Enfin  quelle  diversité  dans  les  remèdes  qu'on  indique!  Yoici 
des  esprits  que  le  sort  de  la  famille  préoccupe  vivement,  et  qui  ac- 
cusent de  la  désorganiser  notre  régime  de  succession,  c'est-à-dire  la 
loi  qui  oblige  le  père  de  famille  à  partager  ses  biens,  après  sa  mort, 
à  peu  près  par  égales  portions  entre  ses  enfans.  Y  a-t-il  dans  ces 
plaintes  quelque  chose  de  fondé?  Le  bruit  qui  s'est  fait  depuis 
quelques  années  autour  de  cette  question,  les  pétitions  adressées 
aux  chambres  pour  appuyer  ces  griefs  et  pour  demander  une  ré- 
forme qui  serait  motivée  par  de  hautes  considérations  morales, 
des  publications  nombreuses,  quelques-unes  récentes,  l'assurance 
enfin  que  la  discussion  sera  reprise,  donnent  à  une  telle  recherche 
autant  d'opportunité  qu'elle  présente  d'importance  en  elle-même. 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Avant  de  parler  chez  nous  de  la  nature  et  de  l'étendue  des  re- 
mèdes, il  faudrait  d'abord  s'assurer  de  la  réalisé  du  mal.  Les  affir- 
mations des  optimistes  et  des  pessimistes  ne  sauraient  être  prises 
pour  des  preuves.  On  pourrait  répéter  indéfiniment,  soit  que  nous 
valons  mieux  que  nos  pères  en  cela,  comme  en  bit^n  d'autres  choses, 
soit  que  nous  valons  moins,  sans  que  la  question  fit  un  pas.  De  tels 
jugemens  sommaires  et  contradictoires  ont,  entre  autres  défauts, 
cet  inconvénient,  qu'ils  varient  souvent  du  jour  au  lendemain.  Aux 
temps  de  prospérité,  on  s'attribue  toutes  les  supériorités;  au  lende- 
main des  revers,  on  se  couvre  la  tète  de  cendres.  L'ancien  régime 
aussi  a  eu  ses  plaies.  La  famille  n'en  fut  pas  exempte  :  du  moins 
faut-il  reconnaître  que  les  principes  qui  la  maintiennent  restaient 
intacts.  On  y  croyait,  même  en  s'en  écartant.  Qui  pourrait  dire 
que  cette  fol  n'a  pas  subi  d'altération?  La  littérature  a-t-elle  sur 
ce  point  reflété  la  société,  ou  est-ce  la  société  qui  a  reflété  la  litté- 
rature? Il  serait  plus  vrai  de  dire  qu'elles  se  sont  servi  d'image  et 
d'écho  l'une  à  l'autre.  Et  qu'on  ne  prétende  pas  que  c'est  là  un  fait 
général,  européen.  11  faut  l'avouer,  c'est  un  fait  français.  Rien  de 
pareil  ne  se  voit  en  Amérique,  en  Allemagne,  en  Angleterre.  La 
littérature,  notaaunent  chez  les  Anglais  et  les  Américains,  est  tout 
imprégnée  des  sentimens  de  famille;  elle  n'a  rien  perdu  de  ce  ca- 
ractère depuis  Walter  Scott  et  Cooper.  Dickens  a  pu  faire  révolu- 
tion dans  le  roman  sans  modifier  ce  point  essentiel;  loin  de  là,  le 
culte  du  foyer  a  un  charme  plus  pénétrant  dans  les  livres  de  ce  ro- 
mancier, n]ême  les  plus  hardis  au  point  de  vue  social.  Ce  qui  semble 
à  nos  écrivains  terne,  prosaïque,  souvent  insupportable  dans  le  mé- 
nage, se  recouvre,  aux  yeux  des  auteurs  américains  ou  anglais,  d'une 
douce  teinte  de  poésie. 

Nous  voudrions,  par  des  traits  précis,  indiquer  ce  qui  nous  pa- 
raît vrai  dans  les  critiques  adressées  à  la  famille  en  France.  Défions- 
nous  un  peu  de  ces  condamnations  en  masse  portées  à  la  légère.  Il 
y  a  lieu  de  se  demander  si  ce  qu'on  reproche  à  la  société  ne  serait 
pas  le  fait  d'une  minorité,  laquelle  d'ailleurs  peut  être  nombreuse. 
Au  sein  de  cette  société  française,  qui  présente  les  différences  les 
plus  saillantes  dans  les  élémens  dont  elle  se  compose,  il  importe  de 
distinguer  entre  les  classes.  La  société,  trop  de  personnes  l'oublient, 
ne  se  renferme  pas  dans  le  cercle  d'une  élite  de  fortune  ou  de  nais- 
sance; cette  façon  aristocratique  de  désigner,  comme  on  le  faisait 
autrefois,  par  ce  mot  la  minorité  la  plus  riche  et  la  plus  éclairée 
ne  saurait  avoir  cours  sous  notre  régime  de  démocratie.  Ce  qu'il  y 
a  de  compliqué  dans  l'idée  de  la  société  est  une  raison  de  plus  de 
ne  pas  se  laisser  aller  à  ces  arrêts  inflexibles  et  uniformes  qui  s'a- 
daptent mal  aux  réalités. 

Consultons  les  faits.  Il  y  a  certainement  en  France,  à  Paris,  dans 


LA.    LOI    DE    SUCCESSION    EN    FRANCE.  829 

toutes  nos  villes,  un  très  grand  nombre  de  familles  excellentes. 
L'affectioa  plus  vive,  plus  cordiale,  n'ôte  rien  au  respect  dépouillé 
de  la  froideur  et  de  la  solennité  du  cérémonial  d'autrefois.  Combien 
de  mères  par  exemple  nous  voyons  prendre  leurs  devoirs  au  sérieux 
autant,  plus  peut-être,  que  cela  ne  s'est  vu  h  aucune  époque!  Com- 
bien de  pères  envoient  leurs  fils,  plus  tendrement  aimés  qu'en  des 
temj'S  où  l'intimité  était  moins  habituelle,  exposer  leur  vie  quand  le 
sol  du  pays  est  envahi  ou  quand  la  sédition  descend  en  armes  dans 
la  rue  !  Les  liens  des  frères  et  des  sœurs,  l'esprit  de  secours  mutuel 
entre  parens,  l'absence  d'humeur  processive,  tous  ces  traits  de  la 
famille  unie  se  présentent  aujourd'hui  sous  nos  yeux.  Malheureuse- 
ment tout  n'est  pas  hà. 

Les  classes  riches  et  aisées  ne  manquent  pas  de  familles  qui 
ressemblent  trop  peu  au  modèle  que  nous  venons  de  décrire;  le 
relâchement  de  la  discipline  et  du  respect  s'y  manifeste  assez  sou- 
vent par  des  symptômes  fâcheux.  Nous  croyons  pourtant  que  le 
mal  est  plus  grand  dans  les  classes  populaires.  A  côté  de  l'esprit 
de  travail,  d'économie,  de  dévoûment,  qui  trouve  place  là  aussi 
dans  une  foule  d'intérieurs  modestes,  dont  plusieurs  sont  admira- 
bles, combien  de  fois  la  famille  ouvrière  se  présente  en  France  im- 
parfaite, existant  à  peine  ou  altérée  et  dégradée!  Pour  beaucoup, 
les  causes  du  mal  ne  sont  que  trop  faciles  à  découviir,  et  on  ne 
sera  pas  tenté  d'accuser  la  loi  de  succession  di  produire  de  mau- 
vais effets  chez  des  gens  qui  n'ont  rien  et  qui  ne  reçoivent  pas  le 
moindre  héritage.  La  misère,  l'exiguïté  des  logemens,  un  entasse- 
ment voisin  de  la  promiscuité,  aussi  peu  conforme  aux  règles  de  la 
morale  que  de  l'hygiène,  la  mère  travaillant  au  dehors,  les  enfans 
dispersés,  exposés  à  toutes  les  tentations  de  l'atelier  et  de  la  ma- 
nufacture, le  père  fi  yant  cet  intérieur  sans  air,  sans  lumière,  sans 
intimité,  demandant  aux  distractions  du  dehors,  à  la  débauche,  à 
l'ivresse  surtout,  les  seuls  plaisirs  qu'il  comprenne,  voilà  un  tableau 
qu'on  a  souvent  tracé,  et  dont  l'exactitude  est  irrécusable.  On  a  eu 
le  tort  pourtant  d'accuser  trop  exclusivement  la  misère.  Il  est  de 
notoriété  que  les  conditions  économiques  du  salaire  et  de  l'existence 
se  sont  sensiblement  améliorées  dans  les  classes  ouvrières.  II  s'en 
faut  que  leur  état  moral  en  ait  ressenti  toujours  une  favorable  in- 
fluence. Les  preuves  que  le  foyer  domestique  n'en  a  pas  profité, 
comme  cela  aurait  pu  et  dû  être,  éclatent  sous  toutes  les  formes, 
accroissement  des  unions  illicites,  augmentation  des  naissances  illé- 
gitimes, des  enfans  abandonnés,  développement  du  libertinage.  Les 
économistes  qui  ont  comparé  l'état  de  la  famille  ouvrière  avant  et 
depuis  1789  concluent  souvent  que  le  nombre  des  familles  offrant 
des  conditions  supérieures  de  moralité  et  de  bien-être  s'est  plutôt 
accru.  Reste  à  savoir  si  une  minorité  très  nombreuse  ne  s'est  pas 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dépravée  davantage.  Aux  mauvaises  pratiques  se  sont  jointes  les 
mauvaises  doctrines.  La  propagande  matérialiste  et  révolutionnaire 
agit  là  comme  ailleurs;  elle  attaque  tous  les  principes  de  religion 
et  de  morale,  elle  détruit  tous  les  freins.  Toute  une  littérature  de 
romans  et  de  drames  s'adresse  à  la  fantaisie  maladive.  La  famille, 
dans  de  pareilles  conditions,  risque  de  devenir  elle-même  un  in- 
strument de  dépravation.  À  la  vue  d'un  père  qui  oublie  sa  femme, 
ses  enfans,  et  qui  leur  montre  l'image  de  l'autorité  paternelle  dé- 
gradée, que  peut-elle  être,  si  ce  n'est  l'école  du  mépris  précoce  et 
de  la  corruption  irréparable?  Et  si  la  seule  ou  la  principale  instruc- 
tion qui  pénètre  dans  cet  intérieur  par  les  parens  eux-mêmes  ou 
que  les  enfans  reçoivent  au  dehors  consiste  en  sophismes,  en  né- 
gations, en  appels  faits  aux  passions  et  aux  sens,  à  quel  degré  d'a- 
baissement et  de  désordre  n'arrivera -t- on  pas! 

La  dernière  guerre  et  la  commune  n'ont-elles  pas  jeté  un  triste 
jour  sur  cet  état  de  la  famille  dans  la  classe  ouvrière  et  dans  cette 
partie  de  la  bourgeoisie  qui  s'en  rapproche?  Peut-on  absolument 
séparer  de  cet  état  la  fièvre  d'indiscipline  et  de  révolte  qui  s'est  si 
vite  manifestée  dans  les  rangs  de  l'armée  et  de  la  jeune  garde  mo- 
bile? N'a-t-on  pas  été  péniblement  frappé  d'une  grossièreté  de  ma- 
nières qui  souvent  ne  faisait  que  traduire  un  brutal  orgueil?  D'où 
venait  cette  immoralité  trop  fréquente?  d'où  venait  cette  fureur  d'im- 
piété haineuse  qui  préludait  dès  le  début  de  la  guerre  par  des  symp- 
tômes peu  équivoques,  et  qui  allait  aboutir  sous  la  commune  de 
Paris  à  la  profanation  des  églises  et  au  massacre  des  prêtres  et  des 
religieux?  Ces  jeunes  hommes,  était -on  tenté  de  se  demander, 
avaient- ils  un  père,  une  mère,  uû  foyer,  une  famille?  avaient-elles 
un  père  et  une  mère,  ces  pétroleuses  qui  ont  reproduit  avec  plus  de 
laideur  et  d'atrocité  les  tricoteuses  de  la  révolution  que  notre  con- 
fiance trop  naïve  dans  l'adoucissement  des  mœurs  rejetait  dans  les 
bas-fonds  de  l'histoire,  d'une  histoire  à  jamais  finie,  disions-nous?  Il 
ne  subsiste  que  deux  suppositions  possibles  :  ou  bien  ces  jeunes  gens, 
ces  enfans  tmp  souvent,  qu'on  trouve  mêlés  à  toutes  les  révolutions 
et  qui  sont  les  premiers  à  paraître  dès  qu'il  y  a  un  pavé  à  soulever, 
ou  bien  ces  jeunes  gens,  à  peine  arrivés  à  leur  complet  développe- 
ment physique  et  déjà  mûrs  pour  toutes  les  sortes  de  cynisme  et  de 
cruauté,  avaient  reçu  de  la  famille  même  les  germes  de  cette  cor- 
ruption prématurée,  ou  bien  la  famille  n'avait  pas  eu  une  action 
suffisante  pour  combattre  ces  germes  funestes,  et  alors  comment  ne 
pas  constater  tout  au  moins  son  déplorable  état  de  faiblesse? 

Dans  nos  populations  rurales  aussi,  la  famille  laisse  souvent  fort 
à  désirer.  Sur  bien  des  points  de  la  France,  elle  est  visiblement  en 
souffrance.  Sans  qu'il  soit  vrai  de  dire  en  général  que  la  popula- 
tion diminue,  elle  n'y  augmente  pas  selon  sa  proportion  normale;  la 


LA    LOI    DE    SUCCESSION    EN   FRANCE.  831 

cause  en  est  clans  une  stérilité  systématique  et  calculée.  On  y  re- 
garde les  enfans  comme  une  charge,  on  veut  jouir,  augmenter  son 
bien-être,  transmettre  (et  voici  que  nous  touchons  déjà  par  un  de 
ses  côtés  à  la  loi  de  succession)  tout  son  petit  domaine  arrondi,  s'il 
se  peut,  à  un  seul  héritier.  On  a  peur  surtout  de  le  voir  morcelé 
entre  un  trop  grand  nombre.  Cela  ne  va  pas  sans  bien  des  désor- 
dres. Trop  souvent  le  crime  se  place  à  côté  du  vice.  Le  vol,  l'assas- 
sinat, commis  sur  les  proches  par  un  mobile  de  cupidité  dégénéré 
en  fureur,  en  féroce  monomanie,  sont  plus  fréquens  dans  les  cam- 
pagnes que  dans  les  villes.  Les  vieillards  y  sont  traités  sans  égards, 
souvent  sans  pitié.  On  trouve  qu'ils  vivent  trop  longtemps.  Des  pères 
infirmes,  jugés  bons  à  rien,  puisqu'ils  n'accroissent  plus  la  fortune 
et  n'apportent  plus  même  la  part  de  travail  nécessaire  à  leur  en- 
tretien, excitent  par  leur  obstination  à  ne  pas  mourir  l'impatience 
avide  de  leurs  héritiers,  qui  savent  que,  de  quelque  manière  qu'on 
les  traite,  la  part  qui  leur  revient  de  ces  biens  par  héritage  ne  leur 
saurait  manquer.  Un  tel  tableau  fait  honteusement  tache  au  milieu 
d'une  civilisation  brillante  infatuée  d'elle-même.. 

Enfin  on  signale  un  manque  fâcheux  de  tradition.  Combien  de  fils 
succèdent  à  leurs  pères  aujourd'hui?  Croit- on  que  ce  soit  sans  pré- 
judice, môme  moral?  L'hérédité,  ce  fait  qui  permet  au  fils  de  conti- 
nuer la  ijersonnc  du  père,  selon  la  forte  expression  du  droit  romain, 
est  quelque  chose  de  moins  matériel  que  l'héritage;  elle  suppose 
toute  sorte  d'attaches  morales.  Les  ôter  ou  les  affaiblir,  c'est  mu- 
tiler la  famille  comme  influence  éducatrice.  Comment  cette  in- 
fluence serait-elle  complète,  si  le  fils  ne  continue  que  rarement  son 
père  dans  l'exercice  de  sa  profession,  dans  l'exploitation  de  son 
entreprise,  dans  la  propriété  et  dans  l'aménagement  de  sa  terre? 
Le  foyer,  vrai  symbole  de  stabilité,  ne  doit  pas  être  renversé  à 
chaque  génération;  autrement  attendez -vous  à  n'avoir  plus  que  des 
existences  jetées  à  tous  les  vents,  —  forces  isolées  ne  formant  plus 
que  des  associations  passagères,  accidentelles,  cherchant  le  succès 
tantôt  dans  les  révolutions,  tantôt  dans  ces  âpres  efforts  où  l'in- 
trigue et  r improbité  risquent  de  tenir  plus  de  place  que  le  travail. 
Combien  aussi,  à  côté  de  ces  luttes  brutales  où  du  moins  se  déploie 
une  certaine  énergie,  combien,  par  le  même  fait  de  l'aflaiblisse- 
ment  des  traditions  et  des  fortes  disciphnes,  de  volontés  amollies, 
de  caractères  sans  nerf,  de  cœurs  sans  ardeur,  remplaçant  le  dé- 
voûment  par  l'égoïsme,  les  pures  affections  par  le  plaisir,  les  de- 
voirs sévères  de  la  vie  par  le  culte  épicurien  du  bien-être! 

Voilà  comment  on  se  trouf  e  amené  à  rattacher  l'état  de  la  famille 
à  la  loi  de  succession.  Y  eût-il  exagération  dans  les  griefs  qu'on 
élève  contre  elle,  il  suffit  que  cette  influence  soit  réelle  en  partie, 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  suffit  même  qu'elle  puisse  être  soupçonnée,  pour  qu'on  s'en  pré- 
occupe. 

La  question  du  régime  des  successions  en  France  se  pose  aujour- 
d'hui d'une  manière  toute  différente  qu'à  l'époque  de  la  restaura- 
tion. On  sait  à  quel  point  alors  la  polémique  fut  vive  sur  les  effets 
du  régime  de  succession  établi  par  la  révolution  française,  notam- 
ment lors  de  la  présentation  du  fameux  projet  de  loi  portant  réta- 
blissement du  droit  d'aînesse.  Alors,  cela  ne  fait  aucun  doute,  c'é- 
tait le  privilège  qu'il  s'agissait  de  réinstaller.  On  faisait  la  guerre  à 
la  petite  propriété  au  nom  de  la  grande;  c'est  à  cette  fin  que  l'un  des 
défenseurs  les  plus  habiles  du  projet,  M.  de  Yillèîe,  entassait  sur 
les  excès  du  morcellement  des  chiffres  alarmans,  et,  on  peut  le  dire 
aujourd'hui  avec  une  entière  certitude,  pour  la  plus  grande  partie 
arbitraires  et  inexacts.  Les  recherches  économiques  et  statistiques 
ont  prouvé  qu'en  somme,  malgré  des  excès  partiels  et  très  fâcheux 
de  fractionnement,  la  petite  propriété  n'a  pas  ruiné  la  France, 
qu'elle  l'a  au  contraire  enrichie.  En  18*26,  la  politique,  avec  ses  vi- 
sées de  reconstitution  aristocratlvque  et  nobiliaire,  primait  évidem- 
ment et  dictait  les  considérations  économiques,  qu'elle  pliait  de  gré 
ou  de  force  à  ses  desseins. 

Il  n'est  pas  inutile  de  relever  quelques-unes  des  profondes  diffé- 
rences ^et  aussi  quelques  points  communs  de  la  campagne  entre- 
prise aloi's  contre  la  loi  de  succession  avec  l'espèce  d'agitation  qui 
se  produit  sur  le  même  sujet.  Qu'on  se  reporte  soit  à  l'énoncé  du 
projet  de  loi,  soit  à  la  nature  des  argumens  qui  furent  invoqués.  Le 
projet  de  loi  de  1826  étendait  le  droit  de  substitution  conféré  par  les 
articles  10/18  à  1050  du  code  civil;  les  biens  dont  il  est  permis  de  dis- 
poser, aux  termes  des  articles  913,  915  et  916  du  code  civil,  devaient 
pouvoir  être  donnés  par  actes  entre  vifs  ou  testamentaires  à  un  ou 
plusieurs  enfans  du  donataire,  nés  ou  à  naître,  jusqu'au  deuxième 
degré  inclusivement.  Cette  partie  du  projet  fut  adoptée.  Il  y  en  avait 
une  autre  plus  importante  et  qui  devait  être  repoussée  :  c'était  la 
disposition  qui,  dans  toute  succession  déférée  à  la  ligne  directe 
descendante  et  payant  300  fr.  d'impôt,  attribuait  la  quotité  dispo- 
nible à  titre  de  piéciput  légal  au  premier-né  des  enfans  mâles  du 
propriétaire  décédé,  lorsque  celui-ci  n'avait  point  adopté  une  dis- 
position contraire.  Rien  n'était  plus  fait  pour  irriter  la  bourgeoisie, 
prompte  à  prendre  ombrage  de  tout  ce  qui  pouvait  rappeler  les  iné- 
galités de  l'ancien  régime,  pour  alarmer  les  paysans  qui,  dans  toute 
modification  apportée  au  régime  de  la  propriété,  voyaient  une  me- 
nace dirigée  contre  les  biens  qu'ils  tenaient  de  la  révolcition.  Une 
partie  de  la  noblesse  libérale  s'associa  franchement  à  cette  opposi- 
tion en  prenant  la  défense  de  la  loi  d'égal  partage.  Dans  un  dis- 


LA    LOI    DE    SUCCESSIOiN    EN    FRANCE.  833 

cours  célèbre,  M.  le  duc  de  Broglie  combattit  le  projet  ministériel. 
L'orateur  fait  une  part  à  la  grande  propriété  et  à  la  grande  culture, 
mais  il  est  bien  loin  de  la  faire  exclusive.  Il  ne  croit  nullement  que 
la  destinée  de  la  famille  soit  intéressée  au  maintien  ou  au  rétablis- 
SQment  du  droit  d'aînesse.  Il  est  instructif  et  piquant  d'entendre 
l'héritier  d'une  des  plus  grandes  familles  professer  ces  doctrines 
avec  l'autorité  de  l'histoire  et  souvent  de  la  statistique.  11  établit 
que  ni  l'aînesse,  ni  la  très  grande,  ni  même  toujours  la  grande  pro- 
priété n'ont  été  nécessaires  aux  aristocraties,  qui  se  sont  bien  sou- 
vent perdues  par  là.  L'égalité  des  partages  n'était  pas  d'ailleurs  une 
complète  innovation;  elle  existait  consacrée  par  la  coutume,  comme 
existait  la  petite  propriété  elle-même  dans  une  très  grande  éten- 
due, avant  que  la  révolution  y  eût  mis  la  main.  En  preuve  qu'elle 
n'avait  pas  causé  dans  l'état  de  la  société  les  bouleversemens  dont 
on  l'accusait,  l'orateur  faisait  voir,  les  listes  électorales  à  la  main, 
qu'elles  étaient  composées  pour  plus  des  deux  tiers  de  l'ancienne 
noblesse  dans  les  campagnes,  et  de  plus  du  tiers  de  l'ancienne 
bourgeoisie  dans  les  villes.  Abordant  le  parallèle  de  l'agriculture  en 
France  et  en  Angleterre,  il  comparait  les  effets  du  droit  d'aînesse  et 
des  substitutions,  auxquels  les  partisans  du  projet  attribuaient  prin- 
cipalement la  prospérité  de  la  Grande-Bretagne,  avec  les  résultats 
incriminés  de  l'égalité  des  partages.  Ici  encore  le  discours  de  M.  de 
Broglie,  corroboré  aujourd'hui  par  des  faits  nouveaux,  jette  du  jour 
sur  certaines  assertions  aventureuses.  Il  cherchait  le  secret  de  la 
supériorité  agricole  de  la  Grande-Bretagne  avant  tout  dans  celle  des 
capitaux  et  des  lumières,  qu'il  expliquait  par  des  causes  autres  que 
la  loi  successorale.  Peut-être  même  dépassait-il  un  peu  la  mesure 
à  son  tour  en  ne  tenant  compte  à  aixun  degré  de  ce  droit  d'aî- 
nesse, où  récemment  encore  M.  de  Montalembert,  dans  son  livre 
sur  V Avenir  de  r Angleterre,  prétendait  montrer  le  palladiiim  de 
la  grandeur  anglaise.  M.  de  Broglie  établissait  qu'en  Angleterre 
même  la  culture  était  loin  d'être  féconde  en  proportion  de  la  con- 
centration des  propriétés,  tandis  que  celle-ci  pouvait  se  concilier 
avec  le  plus  triste  morcellement,  comme  cela  avait  lieu  en  Irlande. 
La  France  étant  donnée  avec  ses  conditions  essentielles  et  immua- 
bles, compter  sur  l'aînesse  pour  refaire  une  aristocratie  et  pour 
assurer  la  prédominance  de  la  grande  propriété  et  de  la  grande 
culture,  c'était  à  ses  yeux  une  profonde  illusion.  11  démontrait  même 
que  la  loi  d'aînesse  devait  se  tourner  contre  son  but,  en  aggravant 
le  morcellement  auquel  on  prétendait  remédier.  En  effet,  plus  elle 
augmentait  la  part  de  l'aîné,  plus  elle  devait  restreindre  celle  des 
cadets.  Il  soutenait  enfin  que  la  loi  ferait  plus  de  mal  que  de  bien 
à  la  famille  en  y  développant,  avec  le  privilège  ressuscité,  l'orgueil 

TOME  xc-ViU.  —    ;  .-"-  53 


83â  KEVUE  DES  DEUX  M3NDES. 

et  l'envie.  Déjcà  M.  Pasquier  avait  prononcé  une  harangue  dans  le 
même  sens.  Son  discours,  quoique  ayant  moins  de  relief,  d'argumen- 
tation fine  et  serrée,  un  style  moins  achevé,  nous  frappe  encore  par 
la  force  des  raisons.  Plus  tard,  M.  Rossi  devait  développer  le  même 
fonds  d'idées;  il  défendait,  avec  de  rares  ressources  de  savoir  et  de 
talent,  la  loi  française  de  succession,  non  plus  cette  fois  devant  une 
chambre,  mais  devant  l'auditoire  du  Collège  de  France.  C'était  alors 
au  reste  une  cause  qui  paraissait  gagnée.  La  question  ne  faisait  pas 
doute  dans  les  nouvelles  générations.  Qu'on  joigne  enfin  à  ces  écrits 
des  pages  vives  et  sensées  de  Benjamin  Constant,  dictées  par  le 
même  esprit,  de  substantiels  chapitres  de  Sismondi  dans  ses  Prin- 
cipes d'économie  politique;  que  pour  la  thèse  contraire  on  place  en 
regard  l'écrit  de  circonstance  de  M.  de  Bonald  sur  la  Famille  agri- 
cole et  la  Famille  industrielle,  et  d'autres  morceaux  analogues  du 
même  écrivain,  ainsi  que  les  travaux  plus  considérables  de  MM.  Ru- 
bichon  et  Monnier,  on  aura  presque  au  complet,  dans  ce  qu'elle  offre 
d'essentiel,  cette  grande  controverse  telle  que  la  restauration  pou- 
vait la  produire  dans  l'ét  it  encore  imparfait  des  documens.  Était-il 
suffisamment  tenu  compte,  dans  c^tte  réfutation  si  bien  fondée  en 
général  que  les  défenseurs  de  la  loi  de  succession  opposaient  aux 
partisans  du  droit  d'aînesse,  de  certains  effets  fâcheux  de  cette  loi 
d'égal  partage?  Nous  ne  le  croyons  pas  en  les  lisant  aujourd'hui 
avec  le  sang-froid  que  rend  facile  la  lutte  politique  apaisée.  D'une 
part,  ces  plaidoyers  atténuaient  un  peu  les  inconvéniens  du  partage 
forcé;  d'un  autre  côté,  ces  conséquences  n'avaient  pas  pu  être  étu- 
diées d'assez  près,  l'expérience  restant  elle-même  encore  incom- 
plète sur  quelques  points. 

Il  faut  donc  le  reconnaître  :  sauf  de  la  part  de  quelques  organes 
du  parti  ultra-légitimiste  et  religieux,  fidèles  au  droit  d'aînesse,  les 
critiques  dirigées  contre  la  loi  de  l'égalité  forcée  des  paitages  ont 
subi  de  réelles  modifications.  Ce  n'est  pas  au  nom  du  privilège  qu'on 
engage  la  lutte,  c'est  au  nom  de  la  liberté.  Y  eût-il  chez  quelques- 
uns  une  arrière-pensée,  rien  n'autorise  à  douter  chez  la  plupart  de 
la  sincérité  de  cette  thés  3,  qu'adopte  d'ailleurs  un  certain  nombre 
de  libéraux  authentiques,  prenant  fait  et  cause  pour  la  liberté  de 
tester.  C'est  ce  qu'une  très  petite  minorité  du  parti  opposant  avait 
déjà  osé  faire  sous  la  restauration;  c'est  à  ce  point  de  vue  que  s'é- 
tait placé  par  exemple  le  très  libéral  rédacteur  du  Censeur,  M.  Ch. 
Dunoyer.  De  telles  voix  isolées  trouvaient  alors  peu  d'échos.  Le 
privilège  et  l'égalité  établis  par  voie  législative  paraissaient  seuls  en 
ce  moment  dans  l'arène,  comme  deux  adversaires  intraitables,  com- 
battant visière  baissée,  et  tous  deux  peu  disposés  à  s'en  remettre 
à  l'arbitrage  de  la  liberté,  qu'on  répugne  maintenant  beaucoup 
moins  à  invoquer. 


LA    LOI    DE    SUCCESSION    EN   FRANCE.  835 

Aujourd'hui  la  liberté  de  tester  est  demandée  au  nom  d'argumens 
que  nous  devons  d'abord  rappeler  sommairement.  Oa  la  regarde  en 
principe  comme  un  corollaire  du  droit  de  propriété.  Léguer,  trans- 
mettre, est^  comme  le  don  lui-même,  l'application  et  la  preuve 
d'une  possession  réelle,  pleine  et  entière.  On  ajoute  qu'il  ne  saurait 
y  avoir  un  véritable  droit  des  enfans  à  l'héritage;  reconnaître  un  tel 
droit,  dit-on,  c'est  cà  peu  près  comme  si  on  admettait  un  droit  au 
travail,  un  droit  à  l'assistance.  On  ajoute  que  cette  égalité  forcée, 
qui  lie  les  mains  au  père  de  famille,  se  résout  en  iin  de  compte 
dans  une  iniquité  véritable.  Le  mauvais  sujet,  le  fils  ingrat,  n'est 
guère  moins  hïeii  traité  que  celui  qui  n'a  donné  que  des  preuves 
d'affection,  de  respect,  de  bonne  conduite;  outre  l'injustice,  n'est-ce 
pas  la  destruction  de  tout  frein,  de  toute  discipline  au  sein  de  la 
famille?  11  y  a  sans  doute  la  portion  disponible;  mais  n'est-elle  pas 
trop  fîiible  pour  que  le  père  puisse  proportionner  la  part  de  l'héri- 
tage à  la  diversité  des  situations  où  se  trouvent  placés  ses  enfans? 
L'héritier  enrichi  par  un  mariage  ou  par  le  commerce  n'a  que  faire 
d'un  petit  supplément  de  fortune  qui,  venant  en  aide  cà  un  enfant 
plus  pauvre  et  en  train  de  former  un  établissen)ent,  eût  représenté 
pour  lui  l'aisance,  peut-être  l'espoir  fondé  de  la  fortune.  Puis  vient 
le  tableau  des  inconvéniens  du  morcellement  territorial.  N'a-t-il 
pas  pour  effet  de  dissoudre  la  famille  comme  d  ;  pidvériser  la  pro- 
priété? iN'est-ce  pas  là  un  double  préjudice  porté  k  la  morale  sociale 
et  à  la  fortune;  publique?  Que  ne  prend-on  exemple  sur  les  peuples 
les  plus  libres  de  la  terre,  sur  l'Angleterre  avec  ses  familles  enraci- 
nées au  sol,  ou  essaimant  avec  ses  cadets  et  portant  au  loin  avec 
son  génie  et  ses  capitaux  la  puissance  de  sa  race,  sur  l'Amérique 
pratiquant  la.  liberté  sans  pourtant  aboutir  au  privilège  et  n'in- 
troduisant dans  cette  égalité  consacrée  par  les  mœurs  que  les 
exceptions  qu'autorisent  la  justice  elle-même  et  l'avan'age  des 
familles,  qui  ne  se  sépare  pas  de  l'intérêt  de  la  nation  considérée 
dans  sa  masse? 

Le  plus  curieux,  c'est  qu'on  invoque  l'intérêt  démocratique.  Sous 
la  restauration,  on  disait  :  La  loi  de  l'égalité  des  partages  tue  l'aristo- 
cratie, élément  nécessaire  d'une  monarchie  et  même  de  tout  gouver- 
nement pondéré.  Aujourd'hui  les  mêmes  critiques  ont  surtout  en  vue 
la  classe  des  petits  propriétaires  et  des  petits  capitalistes.  Ainsi,  chose 
singulière,  c'est  contre  la  démocratie  elle-même  que  se  retourne- 
rait la  loi  destinée  à  la  protéger.  Elle  en  abaisserait 'le  niveau  moral 
et  mat  riel;  elle  empêcherait  de  se  former  ces  cens res  moyens,  de 
subsister  môme  ces  petites  agglomérations  hors  d  ;squelles  il  n'y  a 
plus,  au  lieu  d'une  famille  que  l'individu,  au  lieu  d'un  domaine 
qu'une  poussière  de  sol  sous  le  nom  de  parcelle.  Quelle  démocratie 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pourrait  trouver  là  les  conditions  d'une  liberté  durable  et  d'un  ordre 
assuré  ? 

Personne  n'a  pris  une  part  plus  active  à  cette  lutte  que  M.  Le 
Play.  Tous  ces  argumens  que  nous  venons  de  rappeler  se  retrou- 
vent dans  ses  livres;  ils  y  sont  développés  avec  une  surabondance 
de  preuves  presque  inépuisable  et  sous  des  formes  qui  lui  appar- 
tiennent véritablement.  Bien  qu'il  ait  touché  à  plus  d'un  point  im- 
portant de  l'économie  sociale,  la  critique  de  l'égal  partage  et  la  re- 
vendication de  la  liberté  testamentaire  illimitée,  voilà  comme  une 
note  qui  revient  toujours  dans  ses  écrits.  On  se  demande  si,  à  tra- 
vers bien  des  vues  justes  ou  neuves,  il  n'y  aurait  pas  là  un  cer- 
tain parti-pris  systématique;  mais  avec  un  écrivain  sérieux  on  ne 
saurait  sans  réelle  injustice  s'en  tenir  à  une  simple  impression.  A 
une  conviction  si  réfléchie  comme  à  une  opinion  aujourd'hui  si  ré- 
pandue, on  doit  un  examen  plus  attentif.  Il  serait  d'ailleurs  fâcheux 
qu'une  thèse  excessive  fît  rejeter  les  vérités  qui  en  sont  le  point  de 
départ  ou  qu'on  rencontre  sur  la  route.  Pour  l'auteur,  la  critique 
de  la  loi  de  succession  se  rattache  à  un  ensemble  d'idées  d'où  elle 
paraît  se  déduire  et  qui  mérite  considération.  On  peut  ajouter  que, 
sur  ce  point  comme  sur  d'autres,  il  a  fait  école.  C'est  sous  son  im- 
pulsion que  s'est  formée,  c'est  sous  sa  direclion  que  travaille  une 
Société  d'économie  sociale  qui  tient  à  Paris  ses  séances  depuis  plu- 
sieurs années,  et  qui  publie  des  mémoires  où  les  idées  générales 
et  ce  qu'on  appelle  la  iiiéihode  de  M.  Le  Play  se  trouvent  fidèlement 
reproduites  avec  quantité  de  détails  descriptifs,  analytiques  et  mi- 
nutieux sur  la  condition  des  divers  groupes  de  travailleurs  urbains 
et  ruraux  dans  tous  les  pays.  Dans  plus  d'un  de  ces  mémoires  re- 
paraît la  même  thèse  favorite.  Enfin  l'auteur  revient  de  nouveau  à 
la  charge.  En  présence  des  questions  qui  s'agitent  aujourd'hui,  il 
publie  un  travail  sur  V Organisation  de  la  famille^  faisant  suite  à 
un  autre  volume  qui  a  paru  il  y  a  environ  un  an  sur  l  Organisation 
du  travail,  et  au  principal  de  ses  ouvrages,  la  Réforme  sociale. 
Dans  ces  trois  livres,  la  loi  de  succession  est  discutée,  combattue, 
présentée  comme  une  question  moins  de  jurisprudence  que  de  mo- 
rale et  d'organisation  sociale.  C'est  à  ce  titre  que  nous  nous  en  oc- 
cupons à  notre  tour;  c'est  à  ce  point  de  vue  que  nous  nous  place- 
rons pour  examiner  les  pièces  du  dossier  que  M.  Le  Play  met  sous 
nos  yeux. 

II. 

L'auteur  de  V Organisation  de  la  famille  rattache  ses  nouvelles 
études,  comme  les  précédentes,  à  la  méthode  d'observation,  dont 


LA  LOI  DE  SUCCESSION  EN  FRANCE.  837 

il  préconise  avec  raison  les  avantages.  La  métliode  d'observation, 
condition  de  la  vérité  dans  les  sciences  sociales  comme  dans  les 
sciences  naturelles  et  physiques,  s'y  montre  de  plus,  comme  une 
garantie  de  préservation  et  de  salut,  en  face  des  abus  de  la  mé- 
thode de  raisonnement,  qui  semble  ne  reconnaître  que  les  lois 
d'un  certain  idéal,  vrai  ou  faux,  appliqué  d'emblée  à  la  société, 
qu'elle  prétend  refaire  et  remanier  de  toutes  pièces.  C'est  bien  à 
ces  métaphysiciens  partant  de  Vidée  pure,  dont  ils  se  servent 
moins  souvent  comme  d'un  flambeau  pour  éclairer  la  route  que 
comme  d'une  torche  pour  détruire  tout  ce  qui  est  censé  faire  ob- 
stacle sous  le  nom  de  préjugés  et  conventions,  qu'on  peut  appliquer 
le  vers  si  judicieux  de  Molière,  que 

Le  raisonnement  en  bannit  la  raison. 

Cette  portée  conservatrice  de  la  méthode  baconienne  est  sensible 
en  ce  qui  concerne  les  conditions  fondamentales  de  la  société  ;  elle 
ne  conclut  pas  moins  favorablement  à  la  famille  qu'à  l'égard  de 
toutes  les  autres.  Qu'un  Platon,  avec  une  imagination  égale  à  son 
génie,  s'égare  jusqu'à  vouloir  supprimer  la  famille  au  prétendu 
profit  de  l'état,  que  de  nos  jours  de  vulgaires  communistes  pour- 
suivent ce  but  ouvertement  sans  avoir  la  même  excuse,  la  méthode 
d'observation  est  seule  en  mesure  de  rectifier  de  tels  écarts.  Elle 
constate  l'existence,  la  nécessité  de  la  famille  par  toute  espèce  de 
preuves  matérielles,  morales,  historiques.  L'unité  de  la  famille  hu- 
maine, consacrée  par  l'union  monogame,  son  intégrité  et  son  indis- 
solubilité, elle  les  montre  s'implantant  en  raison  même  que  la  civi- 
lisation a  réalisé  plus  de  progrès,  faisant  voir  aussi  quelle  part  la 
famille  apporte  à  ces  progrès  par  sa  forte  constitution  et  par  les 
énergies  qu'elle  met  enjeu.  Quel  raisonnement  pourrait  tenir  contre 
ces  démonstrations  par  les  faits? 

Dans  le  passé  comme  dans  le  présent,  c'est  l'influence  du  ré- 
gime de  succession  que  l'auteur  a  directement  en  vue.  Voyons  com- 
ment il  procède.  M.  Le  Play,  selon  la  manière  des  savans,  des  na- 
turalistes, affectionne  les  classes,  les  groupes,  les  étiquettes.  On 
lui  a  reproché  avec  raison  de  trop  ramener  l'observation  scientifi- 
que à  celle  des  cas  particuliers,  et  de  n'avoir  peut-être  pas  pour 
l'économie  politique  toute  l'attention  qu'elle  mérite.  Il  a  observé, 
comme  on  dit,  sur  le  vif  plusieurs  familles  choisies  dans  les  pays  qui 
représentent  les  états  de  civilisation  les  plus  divers  et  dans  les  dif- 
férentes classes  de  la  société.  Partant  de  là,  M.  Le  Play  ramène  la 
famille  à  trois  types  auxquels  il  donne  les  noms  caractéristiques  de 
îsimiWe  patriarcale,  de  famille  instable  et  de  famille  souche.  Qu'on 


838  REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 

veuille  faire  attention  à  ce  mot  de  famille  sou'C'he  :  c'est  un  des  arcs- 
boutans  du  système.  Définissons  ces  trois  régimes.  La  stabilité  règne 
au  plus  haut  degré  dans  la  famille  patriarcale.  Tous  les  fils  se  ma- 
rient et  s''étab!issent  au  foyer  paternel.  Les  habitudes  et  les  idées  des 
ancêtres  s'y  transmettent,  comme  les  biens,  à  plusieurs  générations. 
Les  essaim.s  qui  s'en  échappent  périodiquement  conservent  et  vont 
porter  ailleurs  les  mœurs  et  l'esprit  de  la  race.  M.  Le  Play  accorde 
aux  bonnes  époques  de  ce  régime  le  mérite  de  régler  équitablement, 
grâce  à  l'autorité  et  à  la  coutume,  les  devoirs  réciproques.  Au  reste, 
la  famille  patriarcale  est  Siujette,  comme  toute  chose,  à  s'altéi'er: 
elle  peut  dégénérer  en  oppression,  en  routine;  en  général,  elle  a 
pour  défaut,  dans  l'ordre  intellectuel,  de  donner  trop  de  quiétude 
à  l'ignorance.  A  ce  type  se  rattachent  aujourd'hui  les  territoires 
riverains  de  l'Océan -Glacial  et  de  la  Mer -Blanche,  comme  les  fer- 
tiles steppes  qui  s'étendent  de  l'Oural  au  Caucase.  Les  Tartares, 
les  Bachkirs,  L?s  Kalmouks  et  les  autres  races  pastorales  de  cette 
région  commencent  à  défricher  le  sol  à  l'exemple  des  colons  russes 
venus  de  l'Occident;  mais  ce  changement  n'a  point  encore  amené 
une  orgarisalion  nouvelle  de  la  société.  L'ordre  de  choses  opposé 
domine  dans  la  famille  imfable ,  qui  a  son  type  le  plus  complet 
chez  les  chasseurs  primitifs  de  l'Occident.  Plus  d'un  peuple  civi- 
lisé reproduit  malheureusement  ce  type  de  la  famille  qui  exerce  sur 
tout  l'ordre  social  une  si  fâcheuse  influence,  et  développe  sans  me- 
sure l'esprit  de  nouveauté  et  d'individualisme.  Dans  ce  régime,  les 
enfans  quittent  séparément  la  famille  paternelle  dès  qu'ils  peuA^ent 
se  suffire  à  eux-mêmes;  les  parens  restent  isolés  pendant  leur  vieil- 
lesse et  meurent  dtns  l'abandon.  Nulle  transmission  des  idées  saines 
et  des  sages  pratiques.  L'inclination  et  les  impulsions  fortuites  dé- 
terminent le  choix  des  carrières.  «  Chez  les  nations  ainsi  constituées, 
écrit  M.  Le  Play,  les  courtes  époques  de  prospérité  sont  dues  à  l'as- 
cendant monientané  de  quelques  hommes  supérieurs  :  les  époques 
de  souffrance  sont  sans  cesse  ramenées  par  des  excès  d'individua- 
lisme et  d'insatiables  besoins  de  nouveauté.  »  On  lit  avec  inquiétude 
dans  V Organisation  de  la  famille  que  nos  aïeux  les  Gaulois  en  étaient 
déjà  là  aux  premières  origines  de  leur  histoire.  Cette  instabilité,  com- 
battue par  l'influence  des  races  venues  de  l'Orient,  lesquelîes  déve- 
loppèrent dans  les  Gaules  les  habitudes  pastorales  ou  agricoles, 
reparaît  de  plus  en  pins,  et  triomphe  au  moment  où  les  Grecs  et  les 
Rcmains  commencent  à  les  étudier.  On  y  trouve  un  éparpillement 
excessif  des  familles,  des  foyers  et  des  champs.  Les  jeunes  Gaulois 
s'échappent  volontiers  de  ces  établissemens,  qui  se  partagent  entre 
tous  ks  enfans  et  n'acquièrent  aucune  force.  Ils  courent  les  aven- 
tures guerrières,  forment  des  armées,  et  aux  grandes  époques  de 


LA   LOI   DE    SUCCESSION    EN    FRANCE.  839 

l'enseignement  druidique  se  font  envahisseurs  et  conquérans.  Tout 
leur  héroïsme  ne  suffit  point  à  former  une  nationalité  solide.  L'in- 
stabilité de  la  famille  s'y  oppose  avec  ce  qu'elle  entraîne  d'habi- 
tudes errantes,  de  résistance  envers  les  autorités  traditionnelles,  de 
mépris  de  la  prudence  et  de  la  discipline.  Rome,  qui  recueillait  les 
fruits  des  habitudes  et  des  vertus  opposées,  devait  vaincre  ce  peuple, 
livré  à  l'excès  de  l'individualisme  et  à  de  profondes  divisions.  Il  y 
a  là  des  traits  d'analogie  qui  feraient  trembler,  si  on  ne  se  rassurait 
un  peu  en  se  disant  que  depuis  ce  temps-là  la  France  n'a  pas  laissé 
de  faire  une  assez  belle  figure  dans  le  monde. 

La  famille-souche  vient  enfin;  parlons-en  avec  respect.  Elle  con- 
jure les  dangers  et  réunit  les  avantages  des  deux  autres  régimes. 
Elle  est  f;ivorable  à  la  conservation  et  au  progrès.  Dans  ce  système, 
un  des  enfans,  marié  près  des  parens,  vit  en  communauté  avec  eux 
et  perpétue  avec  leur  concours  la  tradition  des  ancêtres;  les  autres 
enfans  s'établissent  au  dehors,  quand  ils  ne  préfèrent  pas  garder  le 
célibat  au  foyer  paternel.  Voilà  le  type  que  M.  Le  Play  nous  pro- 
pose, et  qu'il  déclare  supérieur  aux  deux  autres  par  le  mode  adopté 
pour  la  transmission  du  foyer  où  la  famille  se  réunit,  de  l'atelier 
où  elle  travaille  et  des  biens  mobiliers  qu'elle  crée  par  l'épargne. 
Dans  la  famille  ainsi  constituée,  les  parens  associent  à  leur  auto- 
rité celui  de  leurs  enfans  adultes  qu'ils  jugent  le  plus  apte  à  prati- 
quer de  concert  avec  eux,  puis  à  continuer  après  leur  mort  l'œuvre 
commune.  Ce  n'est  pas,  on  le  voit,  nécessairement  le  régime  de 
l'aînesse;  c'est  une  sorte  de  délégation  faite  au  plus  capable.  Les 
parens,  pour  lui  faire  accepter  une  vie  de  dépendance  et  de  devoir, 
rinstltiient  à  l'époque  de  eon  mariage  héritier  ('u  foyer  et  de  l'ate- 
lier. Ils  placent  d'ailleurs  au  premier  rang  des  devoirs  imposés  à 
leur  associé  l'obligation  d'élever  les  j)lus  jeunes  enfans,  de  leur 
donner  une  éducation  en  rapport  avec  la  condition  de  la  famille, 
enfin  de  les  doter  et  de  les  établir  selon  leurs  goûts.  Aucun  trait  de 
cette  organisation,  dont  nous  empruntons  la  description  à  l'auteur, 
n'est  à  négliger.  Dans  ce  régime,  le  testament  du  père  est  la  loi 
suprême  de  la  famille  pendant  le  cours  de  chaque  génération.  Il 
confère  le  gouvernement  de  la  famille  à  la  mère  après  la  mort  du 
testateur.  L'auteur  affirme,  et  il  s'efforce  de  le  démontrer  par  plus 
d'une  de  ces  monograpldes  auxqu^^  lies  il  s'est  consacré  avec  tant 
de  zèle,  que  ce  régime  est  l'institution  par  excellence  des  peuples 
sédentaires,  qu'il  s'y  manifeste  par  des  avantages  inappréciables, 
qu'il  règiie  avec  ces  bienfaisans  caractères  dans  1  ;s  états  Scandi- 
naves, le  Holstein,  le  Hanovre,  la  Weslphalie,  la  Bavière  méridio- 
nale, le  Salzbourg,  la  Carintbie,  leTyrol,  les  petits  canLons  suisses, 
le  nord  de  l'Italie  et  de  l'Espagne,  et  qu'il  est  encore  représenté  en 


8â0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

France  «  par  d'admirables  modèles,  »  malgré  la  prédominance  fatale 
dans  notre  pays  de  la  famille  instable. 

Bien  des  objections  se  présentent  tout  d'abord  quand  l'auteur 
de  l'Organisation  de  la  famille  recommande  ce  type  spécial  à  ses 
contemporains  en  vue  de  travailler  à  leur  régénération  morale  et 
sociale.  Supposez  que  la  loi  testamentaire  n'y  mette  point  obstacle, 
rien  ne  nous  paraît  moins  démontré  que  l'extension  d'un  tel  régime 
en  dehors  des  circonstances  où  il  s'est  développé  à  des  époques 
reculées.  Ces  parties  survivantes  d'un  édifice  en  grande  partie  dé- 
truit, dont  elles  attestent  encore  la  solidité  et  la  vigueur,  peu- 
vent-elles servir  de  modèle  dans  nos  temps  nouveaux?  L'idée  de 
les  imiter,  surtout  d'une  manière  si  complète,  n'est-elle  pas  un 
anachronisme?  Placez  près  d'un  grand  centre  industriel  ces  familles 
des  Basses- Pyrénées  et  de  quelques  autres  parties  de  la  France 
fidèles  aux  anciennes  coutumes,  sera-t-il  possible  que  la  famille- 
souche  n'en  souffre  pas  de  profondes  atteintes?  C'est  un  type  adapté 
à  l'agriculture,  disons  plus,  à  certaines  conditions  de  l'agriculture, 
qui  ne  saurait  être  beaucoup  généralisé.  L'état  des  mœurs  aussi 
bien  que  la  constitution  générale  du  travail  dans  notre  pays  s'y 
oppose.  Une  pareille  organisation  ne  tend-elle  pas  à  devenir  non 
plus  un  type,  mais  une  exception?  En  vérité,  nous  craignons  d'a- 
voir trop  raison  contre  M.  Le  Play  lorsque  nous  regardons  à  chacun 
des  traits  si  particuliers  d'une  telle  famille,  à  cet  héritage  électif 
constitué  par  le  père  et  de  son  vivant  au  profit  d'un  des  enfans,  à 
cette  autorité  de  la  mère,  investie  de  tous  les  pouvoirs  de  direction 
et  d'administration  en  certains  cas,  à  ce  groupe  indissoluble  de  tous 
les  membres,  sauf  de  ceux  qui  émigrent,  autour  du  chef  de  famille 
qui  leur  donne  aide  et  protection.  Que  ce  régime  de  quasi-commu- 
nauté ait  ses  raisons  de  subsister,  sa  place  dans  l'ensemble  de  la 
société,  ses  côtés  excellens,  on  ne  le  nie  pas.  Le  proposer  comme 
un  exemple  presque  universel ,  comme  une  de  ces  réformes  qui 
peuvent  et  doivent  pénétrer  dans  les  mœurs,  par  le  fait  seul  de 
l'ab''ogation  de  tel  ou  tel  article  de  la  loi  de  succession,  n'est-ce 
pas  là  qu'est  le  rêve? 

Nous  aurions  peur  d'insister  trop.  Ainsi  nous  ne  demanderons  pas 
comment  pourrait,  au  sein  des  villes,  s'installer  dans  les  trois  quarts 
des  cas  la  famille  organisée  sur  un  tel  modèle.  Il  ne  serait  pas  fa- 
cile aux  bourgeois,  même  jouissant  d'une  certaine  aisance,  avec 
leurs  appartemens  réduits  et  leur  fortune  médiocre,  de  fonder  des 
familles-souches.  Et  combien  de  difficultés,  de  frottemens  pénibles 
de  nature  à  compromettre  la  bonne  harmonie  résulteraient  de  cette 
cohabitation  dans  un  si  étroit  espace!  Serait-il  facile  aussi  de  main- 
tenir une  pareille  agglomération  avec  la  division  des  occupations 


LA  LOI  DE  SUCCESSION  EN  FRANCE.  841 

qui  se  partagent  les  membres  des  nombreuses  familles?  Ce  que  com- 
porte l'association  agricole,  mélangée  de  quelques  élémens  de  tra- 
vail industriel,  convient-il  de  près  ou  de  loin  à  la  plupart  de  nos 
familles?  Là  chacun  a  sa  tâche  sans  relation  avec  celle  des  autres 
membres,  l'un  le  bureau,  l'autre  l'atelier  ou  le  comptoir.  N'est-il  pas 
trop  certain  que  nous  avons  mis  le  pied  dans  un  monde  chimérique? 
Venons  aux  accusations  que  formule  l'auteur  de  VOrganisation 
de  la  famille  contre  la  loi  de  succession.  Il  lui  reproche  de  déve- 
lopper en  France  sans  mesure  la  famille  instable  et  de  dissoudre 
d'une  manière  préjudiciable  à  tous  égards  ce  qu'il  reste  chez  nous 
de  ces  familles  animées  d'un  esprit  de  tradition.  La  comparaison 
qu'il  fait  des  différens  régimes  de  succession  et  de  leurs  effets  offre 
d'ailleurs  un  grand  intérêt.  M.  Le  Play  les  ramène  sous  les  caté- 
gories suivantes  :  conservation  forcée,  partage  forcé,  liberté  tes- 
tamentaire. Le,  premier  de  ces  régimes  résultait  de  l'ancienne  orga- 
nisation sociale.  Peut-on  nier  qu'il  ait  eu  de  grands  avantages?  11 
assurait,  en  maintenant  les  biens  dans  les  mêmes  familles,  la  perpé- 
tuité de  leur  influence  et  des  meilleures  traditions  nationales.  L'aî- 
nesse en  a  été  l'application  la  plus  ordinaire,  mais  non  pas,  il  s'en 
faut,  unique.  Le  droit  d'aînesse  lui-môme  a  été  souvent  en  usage 
sans  distinction  de  sexe.  11  a  régné  et  conserve  encore  son  empire 
chez  plusieurs  peuples,  aussi  bien  dans  la  classe  des  moyens  et  pe- 
tits propriétaires  ruraux  que  dans  l'aristocratie.  Parfois  ce  régime, 
qui  met  la  conservation  des  biens  sous  la  garde  de  la  législation, 
ne  s'applique  qu'aux  immeubles,  quelquefois  seulement  aux  biens 
reçus  en  héritage,  comme  dans  beaucoup  ai  pays  allemands  et 
Scandinaves.  Tantôt  il  s'établit  perpétuellement,  tantôt  il  ne  dé- 
passe pas  les  substitutions  à  deux  degrés;  il  en  est  ainsi  main- 
tenant en  Angleterre  pour  les  propriétés  rurales.  Les  gouverne - 
mens  d'ancien  régime,  ne  se  confiant  point  complètement  à  la 
sagacité  et  à  la  prévoyance  des  pères  de  famille,  ont  prescrit  le  sys- 
tème de  transmission  qui  leur  semblait  le  plus  propre  à  protéger  le 
bien-être  des  individus  et  les  grandes  traditions  de  l'état.  Le  régime 
de  conservation  forcée  a  été  au  moyen  âge,  selon  M.  Le  Play,  pour 
les  Français,  les  Allemands  et  les  Anglais,  la  source  de  la  prépon- 
dérance de  ces  trois  peuples.  Les  forces  matérielles  et  morales  de 
l'Europe  ont  dû  en  grande  partie  leur  essor  à  ces  familles  fécondes 
qui  «  cultivaient  les  arts  usuels  et  les  professions  libérales,  exer- 
çaient l'assistance  et  le  patronage  des  masses  imprévoyantes,  re- 
crutaient l'armée  ou  la  marine,  et  fournissaient  avec  une  fécondité 
inépuisable  le  personnel  de  l'émigration.  »  Ce  n'est  pourtant  pas 
sans  raison  que  l'Europe  s'éloigne  de  ce  régime.  On  en  a  maintes 
fois  décrit  les  inconvéniens,  qui  étaient  allés  croissant  :  inconvéniens 


8/i2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moraux  au  sein  de  la  famille  même,  manifestés  par  roppression  et 
l'arbitraire,  la  froideur  ou  l'hostilité,  inconvéniens  économiques  par 
l'abus  de  la  mainmorte.  Le  principal  tort  du  système,  qui  explique 
les  autres,  est  d'être  en  contradiction  avec  la  liberté  individuelle, 
c'est-à-dire,  l'auteur  le  reconnaît,  avec  le  principe  «  sur  lequel  se 
fondent  aujourd'hui  des  constitutions  plus  fécondes  et  non  moins 
stables  que  celles  de  l'ancien  régime.  » 

Le  même  élément  de  contrainte  règne  dans  le  partage  égalitaire. 
L'auteur  de  l'Organisation  de  la  famille  nous  rappelle  les  origines 
révolutionnaires  de  ce  régime,  qui  substitue  les  prcscripiions  uni- 
formes de  la  loi  à  de  libres  arrangemens.  Ce  n'est  pas,  il  le  recon- 
naît aussi,  que  l'habitude  du  partage  ég-alitaire  date  exclusivement 
de  la  révolution;  lui-même  en  montre  les  traces  déjà  profondes  dans 
notre  vieille  soci.été.  Ainsi,  entre  autres  exemples,  l'égal  partage 
était  consacré  par  l'ancien  régime  de  l'Ile-de-France  et  de  l'Orléanais 
pour  les  bourgeois  et  les  paysans,  tandis  que  la  conservation  forcée 
y  était  employée  à  maintenir  exclusivement  les  familles  nobles.  Au 
contraire,  en  Normandie  et  dans  les  provinces  du  centre  et  du  midi, 
la  transmission  volontaire  des  biens  ruraux  aux  aînés  était  l'usage 
commun  des  nobles,  des  bourgeois  et  des  paysans.  Si  la  révolution 
eût  procédé  avec  intelligence  dans  l'emploi  de  la  contrainte  en  vue 
du  succès  de  ses  idées,  elle  eût  pu  prendre  le  contre-pied  de  ce 
qu'elle  a  fait;  elle  n'aurait  établi  le  partage  égal  que  pour  les  biens 
des  nobles,  en  vue  de  les  dissoudre,  et  eût  soumis  à  la  loi  de  la 
conservation  forcée  les  biens  ruraux  moyens  et  petits,  dont  elle  eût 
par  là  maintenu  l'intégrité.  C'est  ainsi  que  le  gouvernement  russe 
s'y  est  pris  pour  amoindrir  l'influence  des  grands  propriétaires.  Le 
partage  forcé  y  est  imposé  à  ces  derniers,  tandis  que,  d'après  le  ré- 
gime qui  a  duré  jusqu'à  1863,  les  paysans  se  tran.smL^taient  pour 
la  plupart  leurs  biens  dans  un  système  de  conservation  foicée. 

La  révolution  a  déclaré  à  la  liberté  testamentaire  une  guerre  à  la 
fois  de  principes  et  de  circonstance.  En  théorie,  elle  l'a  niée  sou- 
vent pour  la  remplacer  par  l'état.  Elle  s'en  e.^t  défiée  comme  d'un 
instrument  destiné  à  restaurer  les  privilèges  de  famille  et  de  pro- 
priété; elle  a,  ici  comme  plus  d'une  fois  ailleurs,  trop  sacrifié  la 
liberté  à  l'égalité.  Notre  loi  de  succession  actuelle  est  loin  de  re- 
produire complètement  les  excès  auxquels  la  révolution ,  à  cer- 
tains momens,  s'est  laissé  emporter  contre  le  testament.  Par  la  voix 
de  quelques-uns  de  ses  principaux  organes,  depuis  Mirabeau  jus- 
qu'à Robespierre,  elle  est  allée  jusqu'à  contester  philosophique- 
ment toute  espèce  de  droit  de  tester,  qu'elle  aboutit  à  interdire  par 
la  loi  du  7  mars  1793.  C'était  s'avancer  infiniment  plus  loin  que  le 
décret  du  8  avril  1791,  qui,  réglant  seulement  la  succession  ab  in- 


LA    LOI    DE    SUCCESSION    EN    FRANCE.  8/|3 

testât,  posait  en  principe  l'égalité  absolue  dps  héritiers  placés  au 
même  degré  par  oidre  de  naissance,  et  détruisait  en  conséquence 
toutes  les  distinctions  établies  jusque-là  par  les  coutumes  locales 
entre  les  aînés  et  les  puînés,  les  garçons  et  les  fdles,  les  immeubles 
et  les  meubles,  les  biens  patrimoniaux  et  les  biens  acquis,  etc. 
C'était  aller  plus  loin  aussi  q^ie  le  décret  du  14  novembre  179*2, 
portant  que  les  substitutions  seraient  absolument  interdites  à  l'ave- 
nir. Ce  déplorable  décret  du  7  mars  1793  abolissait  la  faculté  de 
tester  en  ligne  directe  ;  en  conséquence,  tous  les  descendans  d'un 
même  degré  avaient  désormais  un  droit  formel  et  égal  sur  le  par- 
tage des  biens  de  leurs  ascendans;  puis  venaient  ces  décrets  au 
plus  haut  chef  destructeurs  de  la  famille,  qui  ne  faisaient  qu'aller 
plus  avant  dans  cette  voie  désastreuse.  Le  décret  notamment  du 
2  novembre  1793  admettait  les  enfans  naturels  au  mèuie  titre  que 
les  enfans  légitimes,  et  par  un  effet  rétroactif,  aux  successions  de 
leurs  père  et  mère  ouvertes  depuis  le  11  juillet  1789.  Une  fois  une 
telle  limite  franchie,  il  n'y  avait  plus  qu'à  aboutir  au  communisme 
ou  à  rétrograder.  A  mesure  qu'on  s'est  rapproché  des  conditions 
d'une  société  plus  régulière,  c'est  au  dernier  parti  qu'on  s'est  ar- 
rêté. €n  s'y  avance  par  une  série  de  mesiir-es  réagissant  contre  ces 
divers  excès,  jusqu'au  décret  de  germinal  an  xi  (19  août  1803),  qui 
établit  les  bases  essentielles  de  lois  aujourd'hui  en  vigueur.  Il  étend 
les  limites  des  libéralités  faites  par  actes  entre  vifs  ou  par  testament 
en  faveur  des  enfans  ou  des  étrangers  :  ces  libéralités  peuvent  s'é- 
lever à  moitié  du  1  ien  s'il  y  a  un  enfant,  à  un  tiers  dans  le  cas  de 
deux  enfans,  à  un  quart  dans  le  cas  où  il  y  a  trois  enfans  ou  plus 
(art.  913).  Enfin  le  même  décret  autorise  les  pères  et  mères  à  don- 
ner la  quotité  disponible  à  un  ou  plusieurs  de  leurs  enfans,  sous  di- 
verses clauses  restrictives. 

Des  modifications  ont  été  apportées  par  l'empire  et  par  la  res- 
tauration dans  un  sens  aristocratique,  elles  oniété;sur  plusieurs  points 
abrogées  par  les  gouvernemens  qui  ont  succédé;  mais  rien  n'a  été 
changé  à  ces  dispositions  essentielles.  M.  Le  Play,  qui  demande  l'a- 
brogation des  dispositions  principales  de  cette  loi,  ou  au  moins  de  la 
liberté  testamentaire  absolue,  ne  les  accuse  pas  seulement  d'avoir 
accompli  une  œuvre  de  décomposition  depuis  plus  de  soixante-dix 
ans;  à  l'en  croire,  cette  •œuvre  continue  et  aclïève  de  détruire  ces  fa- 
milles-souches qui  occupent  encore  une  partie  de  notre  sol.  Ce  n'est 
pas  seidement  dans  les  rangs  élevés  de  la  société  qu'on  rencontre 
de  ces  familles,  il  en  est  à  tous  les  degrés  qui  justifient  ce  titre, 
sinon  toujours  par  tous  les  traits  dont  les  a  peintes  l'auteur  de 
VOrgniiisation  de  la  famille,  au  moins  par  les  plus  essentitîls.  Elles 
ont  résisté  successivement  aux  maux  qui  émanèrent  de  la  monarchie 


Sllh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

absolue,  des  erreurs  du  xviii"  siècle,  des  révolutions  déchaînées 
en  1789,  enfin  du  matérialisme  et  des  mœurs  déréglées  de  notre 
temps.  Elles  luttent  contre  le  système  établi  par  le  code  civil.  Il 
faut  les  compter,  dit  M.  Le  Play,  par  dizaines  de  mille,  ce  qui  nous 
paraît  limiter  un  peu  les  ravages  accomplis  par  le  code.  Il  en  existe 
beaucoup  dans  le  midi,  et  c'est  parmi  les  paysans  du  Lavedan  que 
l'auteur  en  va  chercher  des  exemples,  qu'il  étudie  avec  un  soin  in- 
fini. Ces  paysans  du  Lavedan,  en  gardant  les  mœurs  des  Basques, 
ont  résisté  mieux  que  nos  autres  races  de  petits  propriétaires  aux 
contraintes  exercées,  sous  l'influence  du  code  civil,  par  les  agens 
du  partage  forcé.  Allons  plus  loin  :  bien  que  les  familles  taillées  sur 
ce  patron  modèle  soient  fort  nombreuses  dans  certaines  contrées 
de  l'Europe,  nulle  part  elles  ne  présentent  ce  degré  de  perfec- 
tion. Dans  le  Lavedan,  elles  jouissent  complètement  des  avantages 
inhérens  à  la  meilleure  organisation  de  la  famille.  En  conférant 
autant  que  possible  l'héritage  à  la  fille  aînée,  les  propriétaires 
de  ce  pays  prolongent  pendant  vingt -cinq  ans  au  moins  la  pé- 
riode de  fécondité  de  chaque  génération.  Ils  ne  mettent  point  en 
lambeaux  l'œuvre  des  ancêtres,  mais  ils  partagent  équitablement 
entre  tous  les  rejetons  de  la  vieille  souche  le  produit  net  du  tra- 
vail commun  ;  ils  conservent  ainsi  à  la  France  l'un  de  ces  foyers 
à' émigration  inche  qui  se  sont  éteints  dans  les  autres  provinces,  en 
Normandie  notamment.  La  communauté  et  la  cohabitation,  ferme- 
ment maintenues  parmi  les  membres  des  générations  successives, 
assurent  aux  groupes  naturels  fondés  sur  les  liens  de  parenté  les 
avantages  qu'on  s'efforce  en  vain  de  créer  à  l'aide  d'associations 
factices.  Cette  combinaison  fait  d'ailleurs  participer  autant  que  pos- 
sible la  petite  propriété  aux  avantages  de  la  grande  culture.  N'ou- 
blions pas  enfin  que  la  coutume  du  Lavedan  règle  l'héritage  dans 
les  familles  de  tout  rang,  en  haut  comme  en  bas,  ce  qui  évite  ces 
distinctions  blessantes  si  propres  à  développer  les  sentimens  de 
haine  et  d'envie  sous  les  régimes  exceptionnels.  C'est  donc  bien 
d'une  organisation  générale  au  moins  dans  cette  région  qu'il  s'agit, 
et  non  pas  d'un  groupe  spécial. 

Pour  donner  plus  de  précision  k  cette  peinture  et  plus  de  force 
aux  conclusions  qu'il  en  tire,  l'auteur  de  V Organisation  de  la  fa- 
mille produit  à  l'appui  de  sa  thèse  une  de  ses  monographies  les 
plus  curieusement  étudiées,  destinée  à  mettre  en  évidence  une  obs- 
cure et  séculaire  famille  du  Lave:lan  qui  bien  évidemment  ne  s'at- 
tendait pas  à  un  tel  honneur.  L-^histoire  des  Mélougas  (ce  nom  ou 
ce  surnom  désigne  une  honnête  famille  des  environs  de  Cauterets) 
n'est  qu'une  mise  en  œuvre  en  quelque  sorte  dramatique  des  effets 
du  code  civil  au   chapitre  des  successions.  Elle  a  pour  objet  dé- 


LA    LOI    DE    SUCCESSION    EN    FRANCE.  845 

claré  :  1°  de  faire  l'éloge  de  la  famille-souche  et  de  la  présenter  à 
l'imitation;  2°  de  montrer  comment,  après  avoir  résisté  à  l'action 
dissolvante  de  la  loi  d'égal  partage,  un  modèle  aussi  intact  et  aussi 
pur  peut  finir  lui-même  par  être  altéré  et  même  brisé.  M.  Le  Play 
étudie  cette  famille  en  1856,  il  en  reprend  l'histoire  à  partir  de 
trente  années  auparavant,  et  elle  ne  se  termine  qu'en  1869.  Le 
nom,  l'âge  et  les  relations  des  quinze  membres  qui  la  composaient 
en  1856  sont  indiqués  dans  un  tableau  complet  jusqu'à  la  minutie. 
Toutes  les  habitudes  de  vie  sont  passées  en  revue  et  donnent  l'idée 
d'un  intérieur  respectable,  animé,  ordonné,  heureux,  quoique  res- 
tant un  peu  à  cet  état  de  demi-enveloppement  intellectuel  que  M.  Le 
Play  ne  hait  pas,  et  dont  il  nous  a  présenté  d'autres  spécimens  bien 
plus  accusés  dans  des  pays  à  peine  civilisés,  notamment  en  Orient. 
Au  point  de  vue  du  bon  ordre  et  du  bonheur  tranquille,  il  peut 
avoir  raison.  Ce  coin  d'idylle  dans  une  société  si  agitée  ne  nous  dé- 
plaît pas.  La  culture  morale,  même  avec  des  lumières  très  res- 
treintes, vaut  niieux  que  le  développement  intellectuel  incomplet, 
mal  dirigé,  si  fréquent  dans  nos  grands  centres.  Pourtant  ces  échan- 
tillons, pris  dans  l'orient  de  l'Europe  en  général,  où  l'homme  paraît 
encore  plongé  dans  une  sorte  de  sommeil,  sont-ils  vraiment  des 
types  à  recommander?  Cette  famille  du  Lavedan  s'offre  d'ailleurs, 
eu  égard  à  la  situation  modeste  qu'elle  occupe,  dans  des  conditions 
à  cet  égard  beaucoup  plus  satisfaisantes.  On  y  possède  l'instruc- 
tion primaire  unie  à  une  forte  éducation  religieuse  qui  garde  son 
empire  pendant  toute  la  vie.  Les  mœurs  y  sont  exemplaires.  La 
monotonie  des  habitudes  n'y  exclut  pas  cette  gaîté  qui  tient  ici  au 
climat,  au  tempérament  du  midi,  à  la  liberté  et  aux  épisodes  de  la 
vie  rurale.  On  y  est  robuste;  à  soixante-quatorze  ans,  le  maître  de  la 
maison  prend  part  encore  à  tous  les  travaux.  Les  filles  aînées,  âgées 
de  dix-huit  ans,  portent  aisément  sur  les  épaules  et  sur  la  tête,  par 
des  chemins  difficiles,  des  charges  de  80  kilogrammes.  Elles  ne  se 
marient  qu'après  avoir  acquis  tout  leur  développement  physique. 
La  fécondité  est  grande,  et  elle  peut  l'être,  grâce  au  régime  spé- 
cial de  succession  qui  préside  au  partage  des  fruits  et  des  biens;  la 
maîtresse  de  la  maison  a  en  1856  sept  enfans  vivans,  sa  mère  eu  a 
eu  douze,  et  sa  grand'mère  dix.  La  conservation  intégrale  du  patri- 
moine permet  aussi  d'offrir  à  l'hygiène  comme  à  la  vie  morale  des 
enfans  une  foule  de  ressources.  Tout  s'e^t  arrangé  en  vue  de  ces 
jeunes  êtres  à  conserver,  à  développer.  La  médecine  domestique 
trouve  sous  la  main  les  plantes  médicinales  cultivées  dans  le  jar- 
din. L'association  à  une  société  de  secours  mutuels  fournit  l'as- 
sistance quelquefois  nécessaire  du  médecin  et  du  pharmacien.  La 
famille  est  non  pas  riche,   mais  aisée.  Elle  possède  comme   im- 


8AÔ  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

meubles  le  domaine  clans  la  vallée,  le  germ  clans  la  montagne,  en 
tout  28,000  francs;  elle  élève  des  animaux  domestiques  évalués  à 
3,26/i  francs;  son  matériel  de  travaux  est  d'environ  670  francs.  Ces 
chiffris  ne  donnent  qu'une  idée  imparfaite  des  revenus;  il  faut  y 
joindre  les  nombreuses  ressources  de  détail  que  fournissent  la  vie  des 
champs,  les  tolérances  forestières  et  surtout  la  quantité  dessilaires 
due  au  travail  des  difi'érens  membres.  Le  régime  alimentaire  est 
sain,  suflisant,  peu  luxueux.  On  y  mange  de  la  viande  de  porc 
presque  exclusivement,  plusieurs  fois  par  semaine;  le  beurre,  quel- 
ques légumes,  les  céréales  sous  fonjie  de  pain  de  seigle  et  de  fro- 
ment mélangés,  de  mcstura,  pain  d'orge,  de  maïs,  de  millet  et  de 
sarrasin,  de  bouillie  de  maïs,  de  crêpes  de  maïs  ou  de  sarrasin. 
Les  noces  sont  la  seule  circonstance  pour  laquelle  les  repas  pren- 
nent le  caractère  de  l'abondance.   Encore  faut- il  savoir  ce  que 
sont,   dans  cette  famille  tempérante  et  dans  ce   sobre  pays,  ce 
qu'on  appelle  des  excès;  ils  feraient  l'effet  d'un  jeûne  des  plus  aus- 
tères à  nos  ouvriers  du  nord.  Voici  la  bombance  faite  à  l'occasion 
d'un  mariage  célébré  dans  la  famille  et  où  furent  invitées  trente- 
deux  personnes.  On  y  but  20  litres  de  vin,  on  y  consomma  22  ki- 
logrammes de  viande.  N'est-ce  pas  un  festin  d'anachorète  mal- 
gi'é  ce  qui  s'y  ajoute  de  beurre,  de  lard  et  d'œufs?  Au  reste,  les 
hommes  s'abstiennent  absolument  de  l'usnge  du  tabac  et  des  spiri- 
tueux. Tout  au  plus  trois  ou  quatre  fois  par  an  voit-on  une  consom- 
mation modérée  de  café  dans  les  auberges.  Passons  sur  l'inventaire 
et  les  autres  détails,  minutieusement  décrits  :  meubles  qui  montent 
à  j,171  fr.,  ustensiles  à  224  fr.,  linge  à  528  fr.,  vêtemens,  non  sans 
élégance  pour  ce  qui  concerne  les  femmes,  s'élevant  au  chiffre  res- 
pectable de  3,5Ziâ  francs.  Omettons  les  budgets  des  recettes  et  des 
dépenses,  dressés  article  par  article,  supputés  jusqu'au  dernier  cen- 
time; ne  relevons  que  quelques  faits  importans,  qui  se  rattachent 
au  régime  des  successions  dans  ces  familles  du  Lavedan  et  aux 
effets  moraux  et  économiques  qu'il  y  produit  assez  uniformément. 
C'est  bien  en  effet  aux  arrangemens  permis  par  la  liberté  testa- 
mentaire que  revient  le  mérite  de  l'organisation  satisfaisante  de  ces 
familles,  menacées  en  si  grand  nombre  de  destruction  par  l'œuvre 
de  fractionnement  non  achevée  encore.  Les  preuves  en  sont  tirées 
ici  de  l'historique  même  de  la  distribution  des  biens  et  des  tâches 
après  le  décès  des  membres  importans  de  la  famille.  Sur  ce  point 
encore,  les  détails  précis,  circonstanciés,  qui  ailleurs  pourraient  pa- 
raître superflus,  semblent  nécessaires.  En  1810,  Pierre  Dulmo, 
grand-père  de  Savina  Py,  maîtresse  de  la  maison  Mélonga  en  1856, 
marie  sa  fille  aînée  à  Joseph  Py,  chef  de  la  communauté  en  cette 
même  année.  Selon  l'usage,  cette  fille,  destinée,  en  qualité  d'héritière 


LA   LOI   DE    SUCCESSION    EN    FRANCE.  8^7 

[ayrêlé),  à  posséder  un  jour  le  bien  patrimonial,  ne  reçut  aucune 
dot  en  argent,  et  devint  désormais,  avec  son  mari  et  ses  enfans, 
partie  intégrante  de  la  maison.  A  la  même  époque,  les  autres  en- 
fans  de  Pierre  Dulmo  étaient  pour  la  plupart  en  bas  âge.  Joseph  Py 
avait  encore  à  marier  sept  beaux-frères  ou  belles-sœurs  et  à  satis- 
faire aux  engagemens  contractés  à  l'occasion  des  mariages  anté- 
rieurs. L'auteur  de  l  Organisation  de  la  famille  nous  dit  «  qu'en 
1835  ces  dernières  obligations  avaient  été  remplies,  et  que  les  dots 
avaient  été  intégralement  payées,  qu'un  seul  beau-frère  décidé  à 
garder  le  célibat  restait  fixé  dans  la  famille,  se  réservant,  ce  qui  a 
été  accompli  plus  tard,  de  léguer  à  sa  nièce  sa  part  de  propriété.  » 
Il  ajoute,  et  tous  ces  détails  ont  aussi  leur  portée,  plusieurs  parti- 
cularités qui  mettent  en  action  ces  libres  arrangemens  de  la  famille. 
Ainsi  l'acte  notarié  du  père  de  famille  Pierre  Dulmo  est  un  modèle, 
une  eliarte  en  quelque  sorte,  où  l'effort  pour  éluder  les  consé- 
quences du  code  civil  sur  les  partages  est  poussé  très  loin.  Sur  un 
capital  de  17,368  fr.,  il  attribue  à  sa  fdle  aînée,  à  titre  de  préciput 
et  hors  part,  conformément  aux  articles  913  et  919  du  co  le  civil,  le 
quart  disponible,  soit  4,3/i2  francs.  Le  surplus  devait  être  partagé 
entre  les  huit  enfans  survivans  et  assurer  à  chacun  d'eux  une  part 
de  1,6'28  francs.  «  Depuis  lors,  dit  M.  Le  Play,  toutes  les  forces  de 
la  communauté  ont  été  employées  à  constituer  par  l'épargne  cette 
somme,  à  titre  de  dot,  aux  enfans  de  Pierre  Dulmo.  Lors  de  la  mort 
de  ce  derni.^r,  survenue  en  1836,  les  enfans  non  mariés  n'ont  sou- 
levé aucune  difficulté  contre  les  intentions  de  leur  père,  ni  avancé 
aucune  prétention  au  partage  en  nature  que  l'article  815  du  code 
civil  leur  donnait  le  droit  de  réclamer.  Trois  d'entre  eux  se  sont 
mariés  en  renonçant,  moyennant  iepaiementdeleiu'  dot  de  1,628  fr., 
à  toute  réclamation  ultérieure  sur  le  bien  patrimonial.  Les  deux 
autres,  restés  jusqu'à  ce  jour  célibataires,  co  itinuent  à  faire  partie 
de  la  maison  :  selon  toute  apparence,  ils  légueront  en  mourant  à 
leur  nièce  Savina  ou  à  Marthe,  sa  fille  aînée,  leur  part  de  pro- 
priété. » 

Une  réflexion  se  présente  ici  naturellement.  Si  des  combinaisons 
aussi  conformes  au  maintien  du  patrimoine  et  à  la  conservation  de 
la  famille  sont  possibles  sous  le  régime  du  code  civil,  il  n'en  me- 
nace donc  pas  l'intégrité  autant  qu'on  le  prétend.  Lorsqu'on  veut 
et  qu'on  sait  s'y  prendre  pour  tourner  les  obstacles,  il  est  conci- 
liabhi  avec  ces  traditions  et  cette  stabilité  qu'on  rechercha  dans  les 
familles  moyennes  comme  dans  les  grandes.  La  suite  de  cette  his- 
toire a  pour  but  de  détruire  une  pareille  confiance.  Quelle  famille 
paraissait  avoir  plus  de  chances  d'être  préservée  contre  sa  propre 
dissolution  et  contre  le  fractionnement  de  la  propriété?  Où  la  tra- 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(lition  locale  et  l'intérêt  collectif  eurent-ils  jamais  plus  de  puissance  ? 
Et  comment  ne  pas  compter  aussi  pour  beaucoup  cet  isolement  in- 
tellectuel résultant  d'un  patois  et  du  manque  de  communications  ra- 
pides? Eh  bien!  en  dépit  de  ces  circonstances,  cette  œuvre  de  con- 
servation a  dû  céder  à  la  force  dissolvante  de  la  loi  actuelle.  Cette 
famille  qui,  au  dire  de  M.  Le  Play,  s'était  maintenue  sur  son  do- 
maine pendant  au  moins  quatre  cents  ans  dans  un  état  de  bien-être 
et  de  moralité,  cette  famille  bénie  a  vu  s'amonceler  l'orage  sur 
sa  tête.  Un  collaborateur  de  M.  Le  Play,  M.  Cheysson,  ingénieur 
des  ponts  et  chaussées,  est  allé  s'enquérir  en  1869  du  sort  des 
Mélougas;  il  a  publié,  sous  forme  d'appendice,  la  fin  de  ce  petit 
drame  qu'on  a  vu  commencer  sous  de  si  favorables  auspices.  Le 
début  de  ce  dernier  acte  en  garde  encore  un  reflet  et  s'ouvre  sur 
une  scène  presque  biblique.  On  trouve  de  ces  tableaux  agréables  et 
sourians  dans  le  voyage  en  France  d'Arthur  Young.  En  voyant  la 
famille  réunie,  employée  au  travail  des  regains,  dans  une  jolie  prai- 
rie inclinée,  la  maîtresse  de  la  maison  occupée  d'un  travail  de  tri- 
cot à  l'ombre  d'un  arbre,  autour  d'elle  ses  petits  enfans  qui  se 
roulent  sur  l'herbs,  tandis  que  les  autres  membres  de  la  famille, 
disséminés  sur  la  pente,  coupent  les  foins  ou  les  étendent  au  soleil, 
qui  croirait  devant  un  tel  tableau  si  plein  de  calme  et  de  séré- 
nité, qu'encadre  cette  belle  et  grandiose  nature  des  Pyrénées,  que 
l'inquiétude  est  là,  que  ce  bonheur  atteint  déjà  va  bientôt  dispa- 
raître ?  Combien  la  situation  a  changé  depuis  1856  !  Combien  de 
vides  a  faits  la  mort!  En  même  temps  que  les  rangs  se  serraient,  la 
famille  a  vu  fuir  son  aisance.  Elle  a  dû  vendre  successivement  une 
partie  de  ses  terres  pour  une  somme  de  2,200  francs.  Son  bétail 
s'est  réduit  presque  des  deux  tiers  et  ne  comprend  plus  que  6  bêtes 
à  cornes,  30  brebis,  12  agneaux,  2  porcs.  Par  suite,  les  revenus 
de  la  viande,  du  lait,  du  beurre  et  de  la  laine  ont  très  notablement 
baissé,  et  la  gêne  est  venue.  Gomment  s'est  accomplie  cette  triste 
transformation?  Les  mœurs  de  la  famille  ont-elles  donc  changé? 
Non,  c'est  toujours  la  même  moralité,  la  même  économie  exem- 
plaires. A-t-elle  été  frappée  par  quelque  sinistre  venant  de  la  na- 
ture? Pas  davantage.  Qui  a  fait  le  mal?  Le  code  civil.  Les  détenteurs 
du  domaine  avaient  encore  à  compter  tous  les  ans  en  espèces  à 
leurs  cohéritiers  une  soûl  te  de  500  à  700  francs.  La  famille  se  vouait 
à  cette  tâche  et  la  menait  à  bien,  lorsqu'en  I86/1  la  mort  de  l'aïeul 
interrompit  le  cours  de  cette  prospérité.  Un  des  oncles  de  l'héritière 
Savina,  qui  n'avait  pas  réussi  dans  ses  affaires,  obéissant  à  de 
mauvaises  suggestions,  entraîna  une  de  ses  sœurs  avec  lui  et  atta- 
qua l'acte  de  partage  du  27  février  1835,  pour  cause  de  lésion  de 
plus  du  quart  (article  1079  du  code  civil),  et  en  outre  pour  violation 


LA    toi   DE    SUCCESSION    EN    FRANCE.  849 

des  articles  82(3,  832  et  1075.  Cette  instance  fut  poursuivie  pendant 
plus  de  quatre  ans  devant  toutes  les  juridictions.  Colloques  inter- 
minables avec  les  gens  de  loi,  voyages  incessans  à  Lourdes,  siège 
du  tribunal,  fatigues  et  pertes  énormes  de  temps  et  d'argent,  procès 
perdu  en  première  instance,  déféré  en  appel  à  la  cour  de  Pau,  qui 
casse  le  premier  jugement,  pourvoi  en  cassation,  affaire  terminée  à 
l'avantage  de  la  famille  et  maintien  de  l'acte  de  partage  de  1835, 
mais  avec  des  frais  judiciaires  s' élevant  à  plus  de  6,000  francs. 
Voilà  pourquoi  il  a  fallu  vendre.  Un  des  fils  s'est  engagé  moyennant 
2,000  francs  pour  aider  au  paiement.  Plusieurs  des  filles  se  sont 
mariées  au-dessous  de  leur  condition.  La  foi  de  la  famille  en  elle- 
même  est  perdue.  Le  mauvais  exemple  de  la  discorde,  du  désir  de  se 
séparer,  a  été  donné.  Les  influences  extérieures  agissent  enfin  avec 
une  intensité  croissante  dans  le  sens  du  code  contre  la  coutume, 
dont  tout  annonce  la  défaite  inévitable,  prochaine  sans  doute.  Ce 
n'est  là  qu'un  exemple  du  danger  qui  achève  de  menacer  tout  ce 
qu'il  y  a  de  familles  résistant  à  la  désorganisation.  M.  Le  Play  et 
ses  collaborateurs  en  citent  d'autres,  pris  également  dans  cetle 
classe  des  moyens  ou  petits  capitalistes.  Les  palliatifs  sont  impuis- 
sans.  Le  préciput  qui  peut  être  attribué  à  l'héritier  ayant  été  réduit 
par  le  code  au  quart  de  la  valeur  des  propriétés,  il  devient  tiès  dif- 
ficile à  la  communauté  de  doter  les  enfans  et  de  conserver  le  bien 
sans  le  grever  d'hypothèques.  Les  enfans  qui  ne  sont  pas  mariés  à 
la  mort  du  chef  de  famille  ont  le  droit  de  reclamer  le  partage  en 
nature  par  l'article  815;  par  suite,  la  conservation  du  bien  de  fa- 
mille a  cessé  d'être  un  principe  social,  et  reste  subordonnée  au  ha- 
sard des  volontés  individuelles.  Il  est  enfin  dans  la  nature  des 
choses  que  l'esprit  public  cède  à  la  direction  que  la  loi  ab  intestat 
lui  imprime.  Qu'attendre  de  l'avenir  avec  cette  tendance?  La  dis- 
persion des  familles  qui  restaient  debout,  le  morcellement  des  pro- 
priétés qui  demeuraient  intactes,  apparaissent  comme  l'issue  fatale 
de  cette  marche  progressive.  C'est  à  nous  de  voir  si  nous  voulons 
aviser. 

III. 

Nous  avons  le  plus  possible  laissé  la  parole  à  l'auteur  de  i Or- 
ganisation de  la  famille.  Il  faut  maintenant  conclure.  La  question 
qu'il  pose  est-elle  sans  gravité?  Nous  ne  le  croyons  pas.  A-t-elle 
toute  l'étendue,  tout  le  degré  d'importance  que  ceux  qui  se  rangent 
sous  la  même  bannière  lui  accordent  en  l'élevant  à  la  hauteur  de 
question  principale  et  dominante  de  la  société  française?  Nous  le 
pensons  encore  moins.  La  liberté  illimitée  de  tester  aurait-elle  en 

TOME  xcviir.  —  1872.  154 


850  REVUK    DES    DEUX    MOJNDES. 

un  mot  l'elTicacité  qu'on  lui  suppose?  et  ne  s'exagère-t-on  pas  à  la 
fois  l'influence  à  laquelle  on  ramène  une  partie  de  nos  maux  et  la 
puissance  du  remède  qu'on  préconise?  Il  nous  semble  que  tout  est  là. 
Il  y  aurait  lieu  de  demander  si  la  lui  d'égal  partage,  —  en  admet- 
tant, ce  que  nous  faisons  nous-méme,  que  la  part  disponible  soit 
trop  resserrée  et  contienne  des  restrictions  excessives  à  l'autorité  pa- 
ternelle et  aux  libres  combinaisons  de  la  propriété  et  de  la  famille,  ^— 
violente  au  point  où  on  le  prétend  les  principes  et  les  faits  de  l'ordre 
moral  et  économique.  Envisagée  ainsi,  la  question  se  réduit  beaucoup. 
Le  droit  de  tester  existe,  et  n'est  plus  attaqué  que  par  le  Socialisme 
ou  plutôt  par  certains  systèmes  socialistes,  en  lutte  impuissante  avec 
ce  qu'il  y  a  de  plus  respectable  dans  la  liberté  individuelle.  Faut-il 
pour  cela  que  l'exercice  en  soit  illimité?  Le  droit  même  de  propriété 
ne  l'est  pas,  et  de  quelle  liberté  peut-on  dire  qu'elle  est  absolue? 
Dans  le  cas  où  il  n'y  a  pas  de  testament,  la  loi  d'égal  partage  pa- 
raît évidemment,  en  thèse  générale,  ce  qu'il  y  a  de  plus  équitable. 
La  loi  le  reconnaît,  même  en  Angleterre,  pour  les  biens  meubles.  Les 
raisons  de  limiter  la  liberté  de  tester  sont  connues  depuis  long- 
temps. On  a  pu  exagérer  ces  limites,  il  est  excessif  de  soutenir  qu'il 
n'y  en  a  pas.  Les  abus  auxquels  l'absolue  liberté  testamentaire  a 
donné  lieu  ne  sont  pas  un  simple  épisode  de  l'iiistoire;  ils  y  tien- 
nent une  place  énorme.  Il  a  fallu  qye  la  loi  dans  les  pays  aristocra- 
tiques mît  des  bornes  à  cette  faculté  indéllnie  des  substitutions  qui, 
sous  prétexte  de  liberté  du  testateur,  supprime  la  liberté  de  plu- 
sieurs générations,  frappe  la  terre  d'une  inaliénabilité  funeste  par 
son  excès,  crée  des  fainéans  et  des  prodigues,  et  trouble  tous  les 
rapports  de  famille  pendant  tout  le  temps  de  leur  durée.  Les  im- 
perfections et  les  vices  de  la  nature  humaine  subsistent  chez  le  père 
de  famille.  Ses  injustes  partialités,  la  faiblesse  des  vieillards  sujets 
à  captation,  remplissent  les  annales  juridiques,  comme  les  comé- 
dies du  répertoire  antique  et  moderne.  Est-il  exorbitant  d'admettre 
que  ces  considérations  sufîisent  pour  motiver  quelques  précautions 
et  quelques  mesures  limitatives?  Tout  ce  qu'exige  le  droit  naturel, 
c'est  que  la  liberté  reste  le  fait  dominant.  Il  ne  semble  même  pas 
que  cette  interprétation  ait  paru  trop  tyrannique  à  certains  états  de 
l'Amérique  du  i\ord.  On  trouve  dans  la  législation  de  quelques-uns 
des  clauses  restrictives  en  ce  qui  concerne  la  faculté  de  léguer  aux 
associations.  Des  enfans  mineurs  au  moment  de  la  mort  de  leur 
père,  entrant  à  peine  dans  la  vie,  ayant  d'ailleurs,  quel  que  soit 
leur  âge,  quelle  que  soit  leur  situation,  un  titre  naturel  à  la  préfé- 
rence, à  de  rares  exceptions  près,  seront-ils  entièrement  exclus  de 
tout  droit  à  la  succession?  On  dit  qu'il  n'y  a  pas  de  droit  à  l'héri- 
tage. Il  faudrait  s'entendre  sur  ces  mots.  Au  point  de  vue  de  plu- 


LA  LOI  DE  SUCCESSION  EN  FKANCE.  85  î 

sieurs  grandes  législations  antiques,  en  Orient,  à  Athènes  et  ail- 
leurs, ce  droit  était  positivement  reconnu.  Plus  le  droit  de  l'individu 
et  de  la  propriété  s'est  déterminé  à  part,  plus  ce  droit  indivis  de  la 
l'amiile  s'est  elïacé,  pour  ne  laisser  place  qu'à  une  question  de  li- 
mites. Sans  doute  il  serait  exorbitant  de  soutenir  que  le  fds  d'un 
père  millionnaire  a  droit,  nous  entendons  parler  d'un  droit  naturel 
et  strict,  à  hériter  d'un  million.  Est-ce  une  raison  d'aller  jusqu'à 
prétendre  avec  Montesquieu  qu'il  n'a  de  droit  qu'à  la  iiourriiure? 
L'illustre  écrivain  n'aurait  pas  sans  doute  lui-même  refusé  d'y 
joindre  Véducalion,  et  il  n'eut  peut-être  pas  été  bien  difficile  de 
le  ramener  à  cette  idée,  que  c'est  aussi  de  la  part  d'un  père  plus 
qu'un  devoir  large  et  facuUaiif  de  ne  pas  mettre  son  fils  dans  une 
situation  qui  fasse  trop  contraste  avec  celle  où  il  l'a  fait  naître  et 
où  il  l'a  élevé.  La  société  tient  compte  non  pas  seulement  des  droits 
stricts,  absolus,  mais  aussi  de  ce  qui  fait  titre.  Elle  n'elface  pas 
la  famille  comme  un  fait  indifférent  devant  la  liberté  individuelle 
du  testateur  et  au  profit  exclusif  du  droit  de  propriété.  Elle  fait  en- 
trer dans  les  prescriptioTiS  légales  ces  considérations  d'équité,  de 
sympathie,  de  parenté,  que  la  morale,  toutes  les  fois  surtout  qu'il 
s'agit  de  pères  et  d'enfans,  ne  saurait  regarder  com  me  non  avenues, 
et  laisser  trop  ouvertement  et  trop  fréquemment  fouler  aux  pieds. 
On  peut  donc,  en  se  plaçant  au  point  de  vue  des  principes  et 
aussi  des  circonstances  de  noire  pays,  qui  cherche  dans  la  rc^staura- 
tion  de  la  famille  un  élément  de  salut,  regarder  des  modifications 
comme  possibles.  La  quotité  dont  dispose  le  père  de  famille  peut 
être  en  droit  considérée  comme  trop  faible  pour  laisser  à  sa  liberté 
une  étendue  suffisante.  De  même  cette  exiguïté  de  la  portion  dispo- 
nible comparée  à  la  légitime  assurée  aux  enfans  présente  sous  le 
double  rapport  moral  et  économique  des  inconvéniens  réels.  11  n'y 
a  rien  qui  soit  pour  ainsi  dire  sacramentel  dans  le  chilïre  indiqué 
par  le  code  civil.  Les  peuples  ({ui  ont  adopté  nos  principes  ont  le 
plus  souvent  étauli  une  portion  disponible  plus  considérable.  Rien 
n'empêcherait  que  nous  fissions  comme  eux.  Les  défiances  qui  ont 
dicté  ce  que  notre  loi  a  de  trop  restrictif  ont  dû  disparaître  depuis 
1789.  Le  danger  public  ne  semble  pas  être,  à  vrai  dire,  aujourd'hui 
dans  le  rétablissement  des  privilèges;  mais  évitons  les  exagérations 
et  les  illusions.  L'exagération  dont  sont  empreintes  les  récentes 
critiques  adressées  à  la  loi  de  succession  dans  ses  principes  et  dans 
ses  effets  d  passe  toute  mesure.  Au  fond,  la  loi  de  l'égal  partage  est, 
sauf  un  nombre  de  cas  limité,  fondée  sur  la  nature  du  cœur  pa- 
ternel, qui  répand  l'affection  à  peu  près  également  sur  les  enfans, 
et  qui  se  reprocherait  de  donner  cours  à  d'injustes  préférences, 
même  trop  aisément  en  pareille  matière  à  des  préférences  IbndéeKS. 


852  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

La  facilité  avec  laquelle  le  code  civil  a  été  sur  ce  point  si  important 
imité  par  un  grand  nombre  de  peuples  européens,  qui  ne  songent  ni 
à  s'en  plaindre  ni  à  s'en  défaire,  n'est-elle  pas  la  preuve  la  plus  frap- 
pante que  la  loi  est  en  général  d'accord  avec  les  convenances  na- 
turelles? La  plus  grande  partie  de  l'Allemagne  a  adopté  notre 
régime;  on  ne  voit  pas  que  la  famille  ait  beaucoup  à  en  souffrir. 
Comparez  les  effets  moraux  de  la  loi  de  succession  en  Angleterre  et 
en  France  en  prenant  pour  types  deux  bonnes  familles  dans  les 
deux  pays.  Les  Anglais  eux-mêmes  reconnaissent  que  la  supériorité 
appartient  à  la  famille  française;  l'union  des  cœurs  et  des  intérêts 
y  est  plus  grande  sans  comparaison.  Ces  rapports  froids  ou  peu  bien- 
veillans  fondés  sur  l'inégalité  nous  répugneraient  essentiellement. 
Les  moralistes  et  les  romanciers  anglais  ont  jugé  et  peint  bien  des 
fois  ces  intérieurs  glacés  ou  divisés  sans  se  méprendre  sur  la  cause. 
On  ne  prétend  pas  que  toutes  les  familles  soient  en  Angleterre 
formées  sur  ce  modèle.  Non,  assurément  :  on  y  accepte  l'aînesse 
même  dans  les  moyennes  familles;  mais  les  défauts  se  montrent  en 
raison  même  de  l'action  exercée  par  l'inégalité.  Retenir  les  enfans, 
comme  on  le  propose,  dans  un  respect  de  commande  par  l'appât 
d'une  augmentation  dans  la  part  d'héritage  n'est  peut-être  pas  mo- 
ralement une  inspiration  très  élevée.  Ne  pourrait-on  objecter  que 
c'est  encourager  les  apparences,  peut-être  l'hypocrisie,  au  préjudice 
de  la  réalité  de  l'affection?  Les  critiques  du  régime  établi  insistent 
sur  ce  fait,  que  les  enfans  escomptent  trop  souvent  leurs  espérances 
par  des  dettes.  En  voyant  notre  mal,  avons-nous  oublié  celui  que 
produit  l'autre  système?  N'est-ce  pas  exactement  ce  que  faisaient, 
ce  que  font  encore  les  fils  de  famille  dans  des  proportions  tout'  au- 
trement étendues,  avec  un  tout  autre  scandale  et  un  bien  plus  grand 
préjudice,  sous  le  régime  delà  succession  inégale?  L'idée  de  stimu- 
ler au  travail  ceux  qui  seraient  dépouillés  de  toute  part  d'héritage 
est  aussi  fort  sujette  à  objection.  La  réserve  dont  dispose  un  jeun: 
homme  entrant  dans  la  vie,  ou  qu'il  attend  plus  tard,  n'est  pas  un 
secours  à  dédaigner  dans  l'état  d'exiguïté  de  nos  fortunes.  On  en- 
gage les  enfans  qui  n'auront  rien  ou  qui  auront  peu  à  émigrer, 
tandis  qu'un  de  leurs  frères  gardera  la  propriété  de  la  terre  ou  de 
l'usine.  Cette  émigration  indiquée  comme  une  carrière  à  une  masse 
d'hommes  appartenant  à  la  classe  moyenne  est  chez  nous  de  tous 
les  remèdes  le  moins  praticable.  Une  foule  de  considérations  morales 
et  matérielles  contrarient  l'expatriation  au  sein  de  nos  moyennes 
familles.  Nous  n'avons  pas  les  Indes  comme  l'Angleterre;  nous  ne 
possédons  aucun  de  ces  moyens  qui  sont  à  sa  portée  de  pourvoir 
ses  cadets.  Nous  n'avons  guère  que  l'Algérie  et  nos  fonctions  pu- 
bliques, déjà  trop  encombrées. 


LA    LOI    DE    SUCCESSION    EN    FRANCE.  853 

Au  surplus,  on  pourrait  proclamer  la  liberté  de  tester  sans  opérer 
en  France  une  véritable  révolution  :  les  mœurs  s'y  opposent.  En 
Amérique,  cette  liberté  existe,  et  l'égalité  des  partages  n'en  reste 
pas  moins  la  condition  commune.  Illimitée,  la  liberté  testamentaire 
se  manifesterait  par  des  abus;  mais  ces  abus,  si  regrettables  qu'ils 
fussent,  n'iraient  pas  eux-mêmes  jusqu'à  changer  la  lace  de  la  so- 
ciété. Les  avantages  que  présenterait  la  même  liberté  à  certains 
égards  ne  la  modifieraient  pas  non  plus  très  sensiblement.  Une  faible 
minorité  des  pères  de  famille  se  déciderait  à  braver  sur  ce  point 
l'opinion  publique,  prononcée  contre  l'exhérédation,  si  ce  n'est  tout 
à  fait  exceptionnelle.  On  ne  fait  aujourd'hui  même  qu'un  médiocre 
usage  de  la  portion  disponible;  plus  étendue,  on  en  userait,  dit-on, 
davantage,  parce  que  ce  serait  d'une  manière  plus  efiicace.  Je  le 
veux  bien;  toujours  est- il  que  ce  qui  se  passe  n'est  pas  un  signe  à 
négliger.  On  a  cité  un  chiffre  concluant  pour  l'époque  de  la  restau- 
ration. «  J'ai  sous  les  yeux,  écrivait  M.  Dunoyer,  peu  suspect  pour- 
tant de  partialité  en  faveur  de  la  loi,  le  chiffre  des  successions  qui 
se  sont  ouvertjs  à  Paris  dans  le  cours  de  l'année  1825,  à  l'époque 
où  la  restauration  était  fort  préoccupée  de  l'idée  de  rétablir  le  droit 
d'aînesse.  Le  nombre  de  ces  successions  est  de  8,730.  Eh  bien  !  sur 
ces  8,730  successions  il  n'y  en  avait  que  1,081  dans  lesquelles  on  eût 
testé,  et  dans  le  nombre  de  celles  où  l'on  avait  testé,  59  personnes 
seulement  avaient  disposé  du  préciput  légal  en  faveur  de  tel  ou  tel 
de  leurs  enfans.  »  Aujourd'hui  encore  la  substitution  existe  dans 
notre  droit.  Elle  est  permise  comme  en  Angleterre  pour  la  quotité 
disponible  jusqu'au  second  degré.  C'est  chez  nous  lettre  morte.  Et 
c'est  avec  de  telles  indications  qu'on  se  croit  en  droit  de  prédire  une 
révolution  morale,  économique,  sociale,  par  une  modification  des 
articles  du  code  relatifs  à  l'héritage  en  ligne  directe!  N'est-ce  pas 
enfler  sans  limite  l'importance  d'une  question  qui,  réduite  à  ses 
justes  termes,  a  ses  raisons  d'être  posée? 

Il  est  certain  que  l'article  8'26,  qui  permet  de  demander  le  par- 
tage en  nature,  pousse  à  un  fractionnement  parcellaire  funeste  à  la 
famille,  à  la  propriété,  à  l'agriculture.  Il  existe  sans  doute  un  cor- 
rectif. L'article  827  porte  que,  «  si  les  immeubles  ne  peuvent  pas 
se  partager  commodément,  il  peut  être  procédé  à  la  vente  par  lici- 
tation  devant  le  tribunal.  »  A  l'île  Bourbon,  cet  article  suffit  pour 
empêcher  la  division  des  sucreries,  bien  qu'elles  aient  des  centaines 
d'hectares;  les  experts  trouvent  toujours  qu'une  sucrerie  ne  peut 
se  diviser,  et  le  tribunal  est  toujours  de  leur  avis;  mais  ce  moyen, 
dit-on,  est  onéreux,  la  vente  par  licitation  entraîne  des  frais,  laisse 
les  affaires  en  suspens.  Il  y  a  pourtant  là  un  remède  dont  il  dé- 
pendrait des  héritiers  d'user  plus  souvent.  La  polémique  trouve 


85 !i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

commode  ou  de  passer  ces  remèdes  sous  silence  ou  d'en  diminuer  à 
l'excès  l'efficacité.  De  même,  dans  la  discussion  générale,  elle  ne 
tient  pas  le  moindre  compte  de  ce  que  les  donations  faites  par  le 
père  de  son  vivant  à  tel  de  ses  enfans  plus  méritant  ou  dans  le  be- 
soin apportent  de  tempéramens  à  ce  que  l'égalité  de  partages  après 
la  mort  peut  avoir  d'excessif.  On  a  raison  de  vouloir  s'opposer  au 
fractionnement  parcellaire.  Le  procès  qu'on  lai  fait  laisse  intacte 
d'ailleurs  la  canse  de  la  petite  propriété  et  de 'la  petit  ^.  culture, 
auxquelles  la  condition  même  de  notre  sol  et  notre  état  social 
vouent  la  plus  grande  partie  de  notre  territoire,  sans  qu'il  y  ait 
lieu  de  s'en  affliger,  bien  loin  de  là.  Pourquoi  d'autres  mesures 
encore  que  l'augmentation  de  la  portion  disponible,  qui  pourrait 
être  insuffisante  ici,  ne  seraient-elles  pas  prises  pour  combattre 
l'excès  du  morcellement  parcellaire?  Plusieurs  pays  en  ont  donné 
l'exemple.  La  législation  autrichienne  frappe  d'indivisibilité  toutes 
les  propriétés  foncières  dont  l'étendiie  ne  dépasse  pas  26  ou  27  hec- 
tares. Vous  trouverez  de  telles  précautions  légales  dans  le  Mec- 
klembourg,  la  Westphalie,  quelques  parties  de  la  Prusse  rhénane, 
dans  presque  tout  le  Hanovre,  le  grand-duché  d'Oldenbourg,  les 
pays  de  Thuringe,  la  Saxe,  etc.,  preuve  évidente  que  dans  ces 
arrangemens  de  propri'^té  la  liberté,  si  respectable  et  si  utile  qu'elle 
soit,  ne  supprime  pas  toute  prévoyance  légale,  et  peut  accepter 
quelques  utiles  restrictions.  M.  L.  de  Lavergne,  dans  des  observa- 
tions fort  sages  que  lui  inspiraient  ici  môme  en  1856  les  critiques 
qui  n'ont  fait  depuis  lors  que  prendre  pins  de  force  et  de  dévelop- 
pement, recommandait  ce  moyen  et  quelques  autres.  Il  incUnait,  lui 
aussi,  vers  l'extension  de  la  portion  disponible,  ce  qui  ne  l'empê- 
chait pas  d'écrire  :  «  La  loi  du  partage  égal  est  la  chair  et  le  sang 
de  la  France  (1).  » 

La  question  de  l'organisation  delà  famille  dépasse  de  toutes  parts 
les  limites  dans  lesquelles  certains  esprits  préoccupés  d'un  point 
de  vue  s'efforcent  de  la  renfermer.  La  famille  française,  si  on  veut 
n'en  voir  que  les  défauts  et  lés  lacunes,  a  plus  besoin  d'être  res- 
tauré^, dans  son  esprit  moral  que  réorganisée  sur  des  bases  nou- 
velles en  vertu  d'arrangemens  juridiques  ou  économiques.  C'est  par 
un  ensemble  de  remèdes  qu'il  y  faut  tendre.  Ici  le  problème  de 
l'éducation  se  pose  comme  ailleurs.  C'est  sous  l'inffuence  de  causes 
générales  que  la  famille  s'altère  et  se  relève  comme  la,société  dont 
elle  fait  partie.  Poser  le  problème  de  la  régénération  sociale  sur  le 
terrain  exclusif  de  la  famille,  c'est  d'ailleurs  rétrécir  presque  autant 
la  question  qu'on  la  rétrécit  en  posant  la  question  de  la  famille  elle- 

(1)  Vo^•ez  !a  Hevue  dn  I"  févripr  1856. 


LA  LOI  DE  SUCCESSION  EN  FRANCE.  855 

même  sur  le  terrain  des  articles  du  code  relatifs  à  la  succession. 
Ceux-là  sans  doute  ont  mille  fois  tort  qui  s'imaginent  qu'en  dé- 
veloppant les  sentimens  de  la  famille  on  n'arrive  qu'à  tuer  le  pa- 
triotisme. Les  anciens  ont  pu  le  croire  quelquefois,  et  ici  encore 
nos  communistes  ne  sont  que  de  mauvais  imitateurs  ;  jamais  l'a- 
mour du  pays  chez  les  nations  modernes  ne  se  passera  de  ce  pre- 
mier aliment.  A  la  chaleur  de  ce  doux  et  puissant  foyer  naissent 
tous  les  affectueux  sentimens,  comme  toutes  les  sortes  de  respect. 
Quelle  autorité  extérieure  et  plus  ou  moins  artificielle  respectera 
celui  qui  n'a  pas  respecté  l'autorité  la  plus  naturelle  et  la  plus 
sainte  qui  soit  au  monde?  C'est  un  tort  néanmoins  de  ne  pas  voir 
qu'il  faut  à  la  famille  elle-même  des  complémens  et  même  des  cor- 
rectifs. Nous  ne  nous  éloignons  pas,  en  le  remarquant,  de  la  société 
française.  Il  y  a  un  dévoûment  au  bien  public,  un  degré  de  désinté- 
ressement nécessaire  que  la  famille  ne  donns  pas.  Elle  le  combattrait 
plutôt,  si  d'autres  sentimens  n'étaient  fortement  mis  en  jeu.  La  déca- 
dence de  la  famille  envahie  par  le  matérialisme,  détruite  par  l'esprit 
révolutionnaire,  serait  le  premier  de  nos  maux.  Est-il  faux,  est-il 
hors  de  propos  d'ajouter  que  la  prépondérance  exclusive  des  affec- 
tions et  des  calculs  qui  se  rapportent  à  la  famille  seule  serait  le 
second  de  nos  dangers?  Ce  dernier  péril  est-il  chimérique?  Moins 
encore  que  l'autre  peut-êfre.  Il  y  a  la  part  à  faire  en  France  à  la  fa- 
mille existant  à  peine,  tantôt  altérée  et  corrompue,  tantôt  obéissant 
trop  peu  à  l'esprit  de  tradition;  il  y  a  la  part  à  faire  aussi  à  la  famille 
bien  constituée  avec  ses  influences  amollissantes.  C'est  contre  cet 
excès  que  nous  voudrions  appeler  le  secours  de  l'éducation  pu- 
blique, qu'on  attaque  sans  mesure,  et  du  service  obligatoire  auquel 
on  n'attache  peut-être  pas  une  assez  grande  importance  morale. 
Quoi  qu'il  en  soit,  la  question  de  la  famille  a  deux  faces,  ce  qui  lui 
manque  et  ce  qu'elle  pourrait  avoir  en  trop  au  point  de  vue  du  sa- 
crifice au  bien  public.  En  insistant  sur  le  premier  point,  nous  n'a- 
vons pas  entendu  qu'on  négligeât  le  second,  qui  cache  peut-être 
plus  d'embûches.  Le  mal  qui  se  présente  sous  sa  vraie  forme,  on  le 
combat.  Le  mal  qui  s'offrirait  sous  les  traits  séduisans  des  affections 
honnêtes,  on  s'en  défie  moins.  Il  fiiut  y  veiller  aussi. 

Henri  Baudrillart. 


NÉGOCIATIONS  AVEC  L'ALLEMAGNE 


LA  CONVENTION  POSTALE 


Depuis  la  signature  du  traité  de  paix  du  10  mai  1871,  les  gou- 
vernemens  de  France  et  d'Allemagne  ont  poursuivi  les  négociations 
nécessaires  pour  rétablir  les  rapports  entre  les  deux  pays.  Les  trai- 
tés conclus  à  Berlin  le  12  octobre  1871,  en  stipulant  l'évacuation 
anticipée  d'une  partie  de  notre  territoire,  ont  organisé  d'urgence  un 
régime  provisoire  pour  les  relations  commerciales  entre  la  France 
et  ses  anciennes  provinces  d'Alsace-Lorraine  (1).  La  convention  du 
11  décembre,  signée  à  Francfort,  a  réglé  les  questions  qui  concer- 
nent la  nationalité  des  personnes,  les  pensions  civiles  et  militaires, 
la  procédure  judiciaire,  les  hypothèques,  les  offices  ministériels,  les 
juridictions  ecclésiastiques,  les  brevets  d'invention,  en  un  mot  les 
principaux  détails  de  l'organisation  administrative  et  des  intérêts 
privés.  Dans  la  situation  ingrate  et  difficile  où  ils  étaient  placés,  les 
plénipotentiaires  français,  MM.  de  Goulard  et  de  Glercq,  ont  dé- 
fendu de  leur  mieux  la  cause  des  vaincus;  ils  se  sont  appliqués  à 
faire  prévaloir  la  modération  et  l'équité  au  profit  de  nos  anciens 
compatriotes,  si  cruellement  frappés  par  les  destins  de  la  guerre. 
S'ils  n'ont  pu  résister  avec  succès  sur  tous  les  points,  notamment 
pour  la  détermination  de  la  nationalité,  aux  exigences  de  la  chan- 
cellerie allemande,  du  moins  l'acte  diplomatique  auquel  ils  ont 
donné  leur  signature  pourvoit  dans  son  ensemble  aux  intérêts  les 
plus  urgens. 

Nous  avons  vu  de  notre  temps  des  annexions  de  territoires  au  sujet 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre  1871,  Négociations  avec  VAUemagne,  les  Traités 
de  Berlin. 


LA   CONVENTION    POSTALE.  857 

desquelles  se  sont  présentées  des  questions  analogues  à  celles  qui 
ont  été  récemment  débattues  à  Francfort;  mais  pour  ces  annexions 
toutes  les  parties  étaient  d'accord,  et  la  nation  qui  cédait  le  terri- 
toire et  la  nation  qui  le  recevait  et  les  populations  qui  changeaient 
de  patrie.  Les  décisions  libérales  étaient  proposées  et  acceptées  avec 
le  commun  désir  de  ne  pas  amoindrir  par  des  restrictions,  ni  par 
des  mesures  de  défiance,  l'acte  politique  qui  les  inspirait.  Ici  au 
contraire  quelle  différence!  C'est  un  divorce  imposé  à  des  popula- 
tions qui  se  trouvent  brusquement  arrachées  à  leur  ancien  dra- 
peau, à  des  lois  séculaires;  c'est  un  véritable  déchirement,  et  ce 
contrat  de  séparation,  écrit  au  lendemain  de  la  guerre,  conserve 
nécessairement  la  marque  de  sa  violente  origine.  Cependant  les 
principes  de  la  civilisation,  qui  ne  permettent  plus  aujourd'hui  les 
stipulations  impitoyables  et  qui  ont  adouci,  dans  la  forme  au  moins, 
le  vœ  victis  de  l'antiquité,  ont  secondé  l'action  des  négociateurs  de 
Francfort;  ils  ont  contenu  les  abus  de  la  force.  L'assemblée  natio- 
nale a  donc  approuvé  les  conventions  du  11  décembre. 

Cet  acte  n'avait  pu  résoudre  toutes  les  questions  pendantes  entre 
la  France  et  l'Allemagne.  Il  restait  à  régler  de  graves  intérêts  rela- 
tifs au  commerce  et  aux  postes.  Des  négociations  avaient  été  en- 
gagées à  Francfort  pour  conclure  une  convention  postale,  mais  elles 
n'avaient  point  amené  de  résultat.  Elles  ont  été  reprises  à  Versailles, 
et  elles  viennent  d'aboutir  à  la  signature  d'une  convention  en  date 
du  12  février  1872,  qui  est  en  ce  moment  soumise  à  l'examen  de 
l'assemblée  nationale.  Ce  nouveau  traité  mérite  à  divers  titres  une 
attention  particulière.  Non-seulement  il  aî)partient  à  l'ensemble  de 
nos  négociations  avec  l'Allemagne,  négociations  dont  tous  les  dé- 
tails, si  douloureux  qu'ils  soient,  doivent  être  étudiés  de  très  près, 
mais  encore  il  concerne  un  service  qui  prend  chaque  jour,  dans  les 
relations  de  peuple  à  peuple ,  une  importance  de  plus  en  plus 
grande;  il  engage  des  principes  très  sérieux  en  matière  de  relations 
internationales  et  de  revenu  financier;  enfin  il  fournit  pour  la  pre- 
mière fois  à  l'assemblée  nationale  l'occasion  de  se  prononcer  sur 
ces  principes.  Aux  termes  de  la  constitution  de  18/i8,  l'approbation 
des  traités  conclus  avec  l'étranger  était  réservée  à  l'autorité  légis- 
lative; cette  attribution  est  aujourd'hui  remise  en  vigueur.  L'assem- 
blée actuelle  pourra  donc  consulter  utilement,  sur  les  règles  appli- 
cables aux  conventions  postales,  les  travaux  parlementaires  de  la 
période  comprise  entre  18/i8  et  1851.  On  verra  plus  loin  quelles 
sont  ces  règles,  que  l'administration  de  l'empire  a  respectées  dans 
la  rédaction  des  traités  négociés  depuis  vingt  ans  avec  la  plupart 
des  nations  étrangères,  particulièrement  avec  la  Prusse  et  d'autres 
pays  d'Allemagne. 


85S  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

I. 

Il  faut  remonter  très  loin  pour  rencontrer  les  premières  traces  de 
conventions  postales.  Les  services  réguliers  pour  le  transport  des 
correspondances  ne  furent  organisés  en  Fiance,  en  Allemagne,  en 
Angleterre,  en  Espagne,  que  dans  le  cours  du  xv!""  siècle.  Il  n'est 
pas  besoin  de  dire  combien  ils  étaient  incomplets.  Pourtant,  dès  le 
début,  on  comprit  l'utilité  d'établir  des  courriers  internationaux, 
d'abord  pour  faciliter  les  relations  entre  les  zones  frontières  des 
pays  limitrophes,  ensuite  pour  rendre  possibles,  au  moyen  du  tran- 
sit, les  relations  plus  lointaines;  mais  à  cette  époque  le  service  des 
postes,  bien  qu'il  fût  déjà  considéré  comme  un  service  public  et 
comme  une  attribution  royale,  s'exécutait  le  plus  souvent  en  vertu 
de  concessions  particulières  et  de  privilèges  accordés  à  de  grands 
personnages  de  l'état  ou  à  des  favoris  de  la  cour.  Les  premiers 
traités  conclus  entre,  les  fermiers  des  postes  dans  les  différens  pays 
ne  figurent  donc  point  dans  les  archives  nationales. 

Un  édit  de  Louis  XIII  en  l'année  1630  créa  trois  offices  de  maîtres- 
courriers  pour  les  dépêches  étrangères,  dont  le  service  était  dis- 
tinct de  la  régie  des  postes  intérieures,  et  donna  à  ces  maîtres- 
courriers  (c  pouvoir  de  renoui^eler  les  traités  faits  avec  les  généraux 
et  courriers-majors  des  posées  d'Espagne,  Flandre,  Angleterre  et 
autres  pays.  »  Il  e?jistait  donc  avant  cette  époque  des  conventions, 
soit  avec  les  courriers-majors  d'Espagne,  qui,  pourvus  de  brevets 
royaux,  apportaient  les  dépêches  de  Madrid  à  divers  points  de  la 
frontière- française  par  des  courriers  partant  tous  les  quinze  jours, 
soit  avec  le  général  des  postes  féodales  d'Allemagne,  qui  étaient 
exploitées  depuis  le  commencement  du  xvi'^  siècle  par  la  maison  La 
Tour  et  Taxis.  En  1663,  la  charge  de  surintendant- général  des 
postes  de  France  fut  remise  à  Louvois,  qui  en  recueillit  d'abonclans 
bénéfices,  dus  en  grande  partie  aux  améliorations  qu'il  introduisit 
dans  le  service  des  correspondances  étrangères.  Les  plus  anciens 
traités  dont  on  possède  la  date  furent  conclus  avec  le  prince  La 
Tour  et  Taxis  en  1669,  et  avec  les  courriers-majors  d'Espagne  en 
1670.  A  la  mort  de  Louvois  en  1691,  Louis  XIV,  voulant  faire  ren- 
trer dans  les  caisses  de  l'état  le  produit  des  dépêches  internatio- 
nales et  désireux  de  surveiller  plus  facilement  les  courriers  pendant 
la  lutte  qu'il  soutenait  à  la  fois  sur  toutes  les  frontières,  supprima 
la  surintendance,  et  constitua,  sous  son  contrôle  immédiat,  un  bu- 
reau spécialement  chargé  des  rapports  avec  les  offices  étrangers. 
En  1695,  ce  bureau  fut  rattaché  à  la  ferme-générale  des  postes, 
dont  il  continua  à  faire  partie  jusqu'à  la  révolution.  Lors  de  la  ré- 


LA    CONVENTION    POSTALE.  859 

organisation  définitive  da  service  sous  le  consulat,  toutes  les  cor- 
respondances intérieures  et  étrangères  furent  confiées  à  la  même 
direction  générale. 

Pendant  la  surintendance  de  Louvois,  et  après  lui  jusqu'à  la  ré- 
volution, les  conventions  destinées  à  régler  le  tarif  des  dépêches 
internationales  reposaient  habituellement  sur  le  principe  du  paie- 
ment intégral  des  taxes  perçues,  pour  les  dépêches  intf^rieures,  par 
chacune  des  administrations  contractantes,  en  y  ajoutant,  s'il  y 
avait  lieu,  une  taxe  maritime  et  des  frais  de  transit.  Par  expinple, 
les  lettres  transportées  d'E^^pagne  ou  d'Allemagne  dans  les  diffé- 
rentes zones  de  la  France  étaient  taxées  de  telle  sorte  que  chaque 
office  reçût  pour  chacune  d'elles  un  port  égal  à  celui  d'une  lettre 
intérieure  effectuant  sur  son  territoire  le  même  parcours,  —  principe 
très  simple,  dont  l'application  n'était  modifiée  que  par  les  combi- 
naisons des  tarifs  de  transit;  la  concurrence  était  alors  la  règle  des 
prix.  Ainsi,  pour  attirer  sur  leurs  lignes  les  correspondances  échan- 
gées entre  l'Angleterre  et  l'Italie,  les  postes  de  France  et  d'Alle- 
magne, pays  intermédiaires,  consentaient  à  réduire  le  péage  du 
transit  au-dessous  des  taxes  exigées  pour  le  transport  intéiieur  des 
dépêches  nationales.  Ces  services  d-î  postes,  concédés  à  des  admi- 
nistrations particulières,  avaient  uniquement  pour  objet  l'accrois- 
sement du  revenu,  sur  lequel  il  fallait  prélever  la  redevance  stipulée 
au  profit  du  souverain  ou  de  l'état.  Au  surplus,  les  postes  inté- 
rieures étaient  également  exploitées  de  manière  à  procurer  directe- 
ment les  recettes  les  plus  élevées  au  fisc  ou  à  la  ferme-générale. 
En  France,  avant  1789,  l'impôt  des  postes  versait  au  trésor  8  ou 
10  millions  de  francs,  somme  considérable  pour  cette  époque,  et 
les  financiers  soupçonnaient  qu'une  portion  du  revenu  était  dissi- 
mulée et  détournée  par  la  ferme  chargée  de  la  perception. 

Parmi  les  services  étrangers  avec  lesquels  la  France  a  conclu  des 
traités  pour  le  transport  des  dépêches,  l'office  de  La  Tour  et  Taxis 
occupe  l'un  des  premiers  rangs.  De  \()Q9  à  1861,  on  ne  compte  pas 
moins  de  trente-trois  conventions  qui  attestent  l'importance  et  la 
continuité  de  ses  rapports  avec  notre  administration  postale.  Il  a 
ainsi  négocié  avec  presque  tous  les  états,  et  les  dépêches  de  TEu- 
rope  entière  ont  été,  soit  directement,  soit  par  vo'e  de  transit,  con- 
fiées à  ses  courriers.  Quelle  est  l'origine,  quels  ont  été  les  progrès 
successifs  de  cette  singulière  organisation,  oui  nous  montre  une 
maison  princière  formant  en  quelque  sorte  une  dynastie  de  maîtres 
de  postes,  se  taillant  au  centre  de  l'Europe  un  fief  d'un  genre  tout 
nouveau,  traversant  les  périodes  de  guerre  et  de  révolution  sans  se 
détourner  un  seul  jour  de  son  œuvre,  et  survivant  longtemps  en- 
core à  la  ruine  du  régime  féodal?  Cette  étude  d'histoire  postale  ne 


8(50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

manque  pas  d'intérêt,  et  elle  vient  à  propos  lorsqu'il  s'agit  de  négo- 
ciations avec  l'Allemagne,  c'est-à-dire  sur  le  terrain  où  la  noble 
maison  de  La  Tour  et  Taxis  a  exercé  le  plus  activement,  pendant 
près  de  trois  siècles,  son  utile  industrie. 

Les  premiers  courriers  de  postes  furent  établis  vers  l'an  1500  par 
le  comte  Roger  de  Taxis  entre  Vienne  et  le  Tyrol.  En  1516,  le 
comte  François  de  Taxis,  neveu  de  Roger,  se  chargea  d'un  service 
régulier  entre  Vienne  et  les  Pays-Ras,  qui  venaient  d'être  annexés 
à  la  maison  d'Autriche,  par  suite  du  mariage  de  l'empereur  Maxi- 
milien  avec  Marie  cle  Rourgogne,  et  il  obtint  en  récompense,  par 
investiture  féodale,  la  charge  de  général  des  postes  dans  tous  les 
états  de  l'empire.  Charles-Quint  confirma  par  lettres  patentes  le  titre 
et  les  privilèges  attribués  au  comte  de  Taxis,  dont  le  domaine  pos- 
tal acq  it  à  cette  période,  par  les  victoires  de  l'empereur,  sa  plus 
vaste  étendue.  Vienne  était  le  point  central  d'où  les  courriers 
rayonnaient  au  nord  vers  les  Pays-Ras,  au  sud  vers  l'Italie;  mais 
après  l'abdicaiion  de  Charles-Quint  plusieurs  princes  d'Allemagne 
commencèrent  à  revendiquer  le  droit  d'organiser  pour  leur  propre 
compte  et  sous  leur  autorité  les  services  de  postes  que  le  chef  de 
l'empire  prétendait  se  réserver  comme  un  droit  régalien,  exclusive- 
ment attaché  à  sa  couronne.  De  là  des  démêlés  sans  lin.  Aux  pro- 
testations des  princes,  l'empereur  ripostait  en  comblant  de  titres  et 
de  parchemins  la  maison  de  Taxis.  Vers  1615,  Mathias  constitua  en 
fief  la  charge  de  grand-maître  des  postes  de  l'empire  au  profit  de 
Lamoral  de  Taxis  et  de  ses  descendans  mâles.  En  1621,  Ferdinand 
décréta  qu'à  défaut  de  succession  masculine  le  fief  passerait  à  l'aî- 
née des  filles  et  à  sa  postérité.  11  faut  croire  cependant  que  les  Taxis 
étaient  avant  tout  hommes  d'affaires,  et  qu'ils  n'avaient  pas  une 
absolue  confiance  dans  la  vertu  des  parchemins  impériaux.  En 
même  temps  qu'ils  acceptaient  les  faveurs  et  les  dignités  dont  on 
les  accablait  à  Vienne,  ils  jugeaient  prudent  de  s'entendre  avec  les 
princes  qui  contestaient  la  validité  de  leur  privilège;  ils  essayaient 
d'obtenir  des  traités  particuliers  pour  assurer  partout  le  libre  pas- 
sage de  leurs  courriers.  Ce  débat  occupa  maintes  fois,  pendant  le 
xvii*  siècle,  la  diète  de  l'empire.  Chanceliers  et  docteurs  discutèrent 
à  perte  de  vue  sur  les  droits  de  l'empereur  et  sur  les  droits  des 
princes  en  matière  de  postes.  On  dut  secouer  à  cette  occas'on  toutes 
les  archives  du  code  féodal.  En  1681,  le  roi  d'Espagne  Charles  II  et 
en  1686  l'empereur  Léopold  élevèrent  au  rang  de  prince  le  général 
héréditaire  des  postes.  Ce  surcroît  de  grâces  n'était  que  l'indice 
d'un  échec  subi  par  la  cause  impériale.  Le  landgrave  de  Hesse  et 
l'électeur  de  Saxe  venaient  en  eltet  d'établir  des  postes  dans  leurs 
états  au  lieu  et  place  des  postes  de  l'empire,  et  ils  donnaient  ainsi 


LA   CONVENTION   POSTALE.  861 

l'exemple  de  la  révolte.  Le  titre  de  prince  ne  protégea  point  la  mai- 
son de  Taxis  contre  les  entreprises  de  dépossession  :  elle  eut  h  sup- 
porter, avec  l'appui  de  la  cour  de  Vienne,  une  longue  série  de  luttes 
pour  défendre  son  réseau  postal,  qui,  vers  le  milieu  du  xviii^  siècle, 
se  trouva  fortement  entamé.  La  Bavière,  la  Hesse,  la  Saxe,  le  Bran- 
debourg, la  Westphalie  prussienne,  d'autres  pays  encore  avaient 
conquis,  à  son  détriment,  leur  indépendance  postale.  Cependant, 
malgré  cette  défection,  les  services  de  La  Tour  et  Taxis  conservaient 
le  parcours  le  plus  étendu  dans  le  centre  de  l'Europe;  ils  tenaient, 
les  ports  et  les  principales  routes,  et,  s'ils  ne  pouvaient  plus  s'op- 
poser à  la  création  de  concurrences,  ils  s'appliquaient,  par  des  trai- 
tés habilement  combinés,  à  multiplier  partout  les  échanges  de  dé- 
pêches. Rien  de  plus  curieux  que  ce  petit  fief  sans  territoire  et  sans 
armée  luttant  contre  les  subtilités  et  les  brutalités  féodales,  se 
tirant  toujours  d'embarras  dans  les  passes  les  plus  difficiles,  ma 
nœuvrant,  sans  être  écrasé,  entre  l'empereur  et  les  princes,  et  sa- 
chant s'imposer  à  tous  par  l'excellence  relative  de  son  organisation. 
Il  y  a  là  vraiment  un  prodige  d'habileté  administrative  et  de  diplo- 
matie. 

Pendant  la  révolution  et  sous  le  consulat,  lorsque  la  république 
française  devint  maîtresse  des  Pays-Bas  et  de  la  rive  gauche  du  Bhin, 
le  grand-maître  des  postes  féodales  dut,  comme  bien  d'autres  sou- 
verains, se  replier  devant  elle.  Il  céda  la  place  aux  postes  françaises; 
mais  il  avait  su  se  ménager  la  protection  du  vainqueur,  et  il  avait 
obtenu  que,  par  une  stipulation  insérée  dans  un  acte  de  1803  fai- 
sant suite  au  traité  de  Luneville  (1801),  la  situation  des  services  de 
La  Tour  et  Taxis  en  Allemagne  fût  maintenue  telle  qu'elle  était  lors 
de  la  signature  de  ce  traité.  Il  invoqua  donc  cette  clause  pour  con- 
server les  postes  dans  les  territoires  de  la  rive  droite  du  Rhin  qui 
venaient  d'être  attribués  à  la  Prusse.  La  France  était  intéressée  à 
ce  qu'il  en  fût  ainsi,  non- seulement  parce  que  les  services  de  Taxis 
avaient  toujours  été  bien  exécutés  au  profit  du  gouvernement  et  du 
public  français,  et  en  dehors  de  toute  influence  politique,  mais  en- 
core parce  qu'il  était  désirable  de  ne  point  remettre  à  l'adminis- 
tration prussienne  la  direction  des  postes  allemandes.  Il  y  eut  à  ce 
sujet  des  pourparlers  diplomatiques  qu'il  n'est  pas  inutile  de  rap- 
peler. 

Dans  un  rapport  adressé  au  premier  consul,  le  directeur  des 
postes  françaises,  M.  de  Lavalette,  proposait  d'appuyer  auprès  du 
roi  de  Prusse  la  réclamation  du  prince  de  La  Tour  et  Taxis.  «  Il  ne 
s'agit  pas  seulement,  disait-il,  des  relations  avec  l'empire  (l'Alle- 
magne), mais  des  correspondances  de  Qi  pour  plusieurs  états  du 
nord,  correspondances  que  l'office  français  a  toujours  évité  avec 


862  KtVUii    DES    DEUX    MOiNDh». 

soin  de  livrer  aux  postes  prussiennes,  qui  aujourd'iiui  ne  dissimu- 
lent pas  le  désir  de  s'en  approprier  le  transit  exclusif.  »  Consulté 
sur  cette  proposition,  le  ministre  des  affaires  étrangères,  M.  de 
Taileyrand,  émit  une  opinion  de  tout  point  conforme  à  celle  de 
M.  de  Lavalette.  Il  ajouta  que  le  gouvernement  français  avait  in- 
térêt à  traiter  avec  un  office  général  dans  l'enipiie  plutôt  qu'avec 
les  offices  particuliers  de  chacun  des  princes  qui  composaient  la 
confédération  germanique.  M.  de  Taileyrand  s'attendait  à  rencon- 
trer du  côté  de  la  Prusse  une  vive  résistance;  mais  il  jugea  qu'il  y 
avait  lieu  d'entretenir  officiellement  de  cette  affaire  le  cabinet  de 
Berlin.  Comme  on  l'avait  prévu,  le  roi  de  Prusse  se  montra  fort 
éloigné  d'accueillir  la  prétention  du  prince  de  La  Tour  et  Taxis,  et 
il  répondit  lui-même  par  un  ordre  émané  de  son  cabinet  à  l'adresse 
de  son  ambassadeur  à  Paris  :  «  Les  postes  impériales  ne  sont  point 
encore  abolies  dans  mes  nouvelles  provinces,  non  pas  que  sur  la 
question  même  j'aie  pu  être  un  seul  moment  indécis.  L'inconve- 
nance d'un  établissement  étranger  dans  le  sein  de  mes  états  saute 
aux  jeux,  et  sous  tous  les  points  de  vue,  militaire,  politique,  de 
finances  et  de  police,  la  sûreté,  la  dignité,  l'ordre,  me  prescrivent 
la  même  mesure.  Quand  il  s'agit  de  considérations  aussi  essen- 
tielles, le  droit  naît  du  besoin...  »  Sauf  cette  étrange  doctrine  sur 
l'origine  du  droit,  doctrine  qui  s'est  pieusement  conservée  en  Prusse 
et  dont  notre  génération  a  pu  voir  toutes  les  conséquences,  il  est 
juste  de  reconnaître  que  la  prétention  de  Frédéric-Guillaume  n'a- 
vait rien  d'excessif.  Un  pays  indépendant  doit  avoir  sa  po-ste  et  ne 
poijit  la  laisser  à  d'autres.  Aussi  le  roi  de  l*rubse,  invoquant,  outre 
son  intérêt,  le  sens  général  du  traité  de  Lunévilie  et  l'opposant  aux 
revendications  particulières  du  prince  de  Taxis,  ae  mit  en  mesure 
d'organiser  un  service  de  poste  dans  ses  nouveaux  états.  Seulement 
le  prince  régnant  de  La  Tour  et  Taxis  étant  son  beau-frère,  il  vou- 
lut bien  accorder  une  indemnité  pécuniaire  aux  postes  impériales 
({ui  se  trouvaient  ainsi  dépossédées.  L'affaire  s'arrangea  donc  en 
famille  par  un  acte  du  1""  novembre  1803.  Dès  cette  époque,  le 
cabinet  de  Berlin  essaya  de  conclure  une  convention  postale  avec 
la  France,  mais  les  négociations  échouèrent,  et  pendant  toute  la 
durée  de  l'empire  l'office  de  Taxis  conserva  notre  clientèle  pour  le 
transit' de  nos  dépêches  à  travers  l'Allemagne. 

En  1815,  le  congrès  dt;  Vienne  reconnut  le  droit  héréditaire  du 
grand-maître  des  postes  féodales,  qui  ramena  ses  courriers  dans  les 
pays  que  lui  avait  momentanément  enlevés  la  conquête  française. 
Alors  que  les  princes  allemands  rentraient  dans  leurs  états,  le 
prince  de  Taxis  obtenait,  lui  aussi,  la  restauration  de  sdu  vieux  fief 
postal  sur  la  rive  gauche  du  Bhin.  Bientôt  cependant  le  VVurtem- 


LA.   CONVENTION    POSTAifi.  863 

berg  et  quelques  autres  contrées  allemandes,  imitant  l'exemple  de 
la  Prusse,  organisèrent  directement  leurs  services  de  poste,  et  peu 
k\)eu  roffice  de  Taxis  vit  son  domaine  se  restreindre  aux  grands- 
duchés  de  la  Hesse-Darmstadt,  de  la  Hesse-Électorale  et  de  Saxe- 
\\'eimar,  aux  duchés  de  JNassau,  de  Saxe-Cobourg  et  de  Saxe-Mei- 
niugen,  à  quelques  principautés  moins  in)portantes  et  à  la  ville 
libre  de  Francl'ort;  il  conservait  en  outré  des  bureaux  dans  les  ports 
anséatiques.  Même  avec  ces  proportions  réduites,  il  continuait  à 
remplir  un  rôle  considérable  dans  l'échange  des  dépèches  euro- 
péennes et  à  traiter  d'égal  à  égal  avec  les  administrations  des  prin- 
cipales puissances.  De  1818  à  1861,  le  prince  de  Taxis  conclut  dix 
conventions  avec  l'administration  française.  Il  avait  su  maintenir  la 
bonne  organisation  de  son  service,  une  exacte  fidélité  dans  les 
transports  et  un  régime  de  taxes  internationales  qui  ne  le  cédait  en 
libéralisme  à  aucun  autre.  Cependant  après  Sadowa  ses  jours  étaient 
comptés.  La  politique  prussienne  ne  pouvait  plus  tolérer  cette  pe- 
tite souveraineté  si  vivace,  si  indépendante,  qui  représentait  l'an- 
cienne Allemagne,  et  semblait  protester  contre  le  grand  programme 
unitaire.  En  1867,  le  prince  de  La  Tour  et  Taxis  fut  annexé  et  assez 
mal  indemnisé.  Ainsi  finit  cette  intéressante  dynastie  postale  dont 
le  règne  trois  fois  séculaire  mérite  assurément  l'estime  des  histo- 
riens, des  économistes  et  des  diplomates.  En  cessant  de  vivre,  elle 
a  légué  à  l'empire  d'Allemagne  le  soin  d'exécuter  le  dernier  traité 
qu'elle  avait  conclu  avec  la  France  en  1861. 

La  Prusse,  on  fa  rappelé  plus  haut,  n'avait  pu  obtenir  de  la 
Fnmce  la  convention  postale  qu'elle  avait  essayé  de  négocier  en 
1803.  Elle  excitait  certaines  défiances,  car  les  affaires  postales  ont 
toujours  eu,  particulièrement  à  cette  époque,  un  caractère  politi- 
que; d'un  autre  coté,  l'administration  française  préférait  étendre 
ses  bons  rapports  avec  l'office  de  Taxis,  dont  la  discrétion  ne  lui 
était  pas  suspecte.  Ce  fut  seulement  en  1817,  sous  la  restauration, 
que  le  cabinet  de  Berlin  réussit  à  négocier  à  Paris  un  traité  postal. 
Depuis  cette  époque,  d'autres  conventions  sont  intervenues,  et  la 
dernière,  en  date  du  21  mai  1858,  complétée  par  des  actes  addi- 
tionnels de  1861  et  1865,  était  encore  en  vigueur  lorsque  la  gueire 
de  1870  a  éclaté.  L'état  de  guerre  mit  tout  d'abord  à  néant  les  di- 
vers contrats  diplomatiques  passés  antérieurement  entre  la  France 
et  les  gouvernemens  d'Allemagne.  Bientôt  l'invasion  fit  passer  aux 
mains  de  fonctionnaires  allemands  le  service  des  postes  dans  les 
départeinens  occupés  par  l'ennemi.  Dès  la  signature  de  l'armistice, 
puis  après  l'échange  des  ratifications  du  traité  de  paix,  on  s'enten- 
dit pour  rétablir  la  régularité  du  service,  dont  la  direction  fut  resti- 
tuée partout  aux  agens  français,  sous  la  réserve  des  conditions  par- 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ticulières  nécessitées  par  la  présence  de  l'armée  d'occupation.  Ces 
arrangemens  pris  à  la  hâte  ne  pouvaient  avoir  qu'un  caractère  pro- 
visoire (1),  et  il  était  indispensable,  dans  l'intérêt  des  deux  pays  et 
spécialement  dans  l'intérêt  de  l'Alsace-Lorraine,  de  remplacer  par 
une  convention  nouvelle  et  définitive  non-seulement  l'ancien  traité 
franco-prussien,  mais  encore  les  traités  conclus  avec  le  duché  de 
Bade  en  1856  et  avec  la  Bavière  en  1858.  Il  convient  en  effet  que 
deux  grands  pays  qui  sont  limitrophes  ne  demeurent  point  privés 
des  avantages  réciproques  qui  résultent  d'an  bon  service  postal.  De 
même  qu'au  lendemain  de  la  guerre  on  s'est  empressé  de  niveler 
les  routes,  de  ressouder  les  rails  et  de  rouvrir  toutes  les  voies  à  la 
circulation,  de  même,  quelle  que  puisse  être  la  vivacité  des  ressen- 
timens  entre  deux  peuples  qui  viennent  à  peine  de  déposer  les 
armes,  il  faut  réorganiser  au  plus  vite  l'échange  des  correspon- 
dances publiques  et  privées,  les  postes,  les  télégraphes,  en  un  mot 
tout  ce  qui  entretient  les  relations  internationales.  La  politique  le 
conseille,  et  l'intérêt  du  travail  l'exige.  En  se  rapprochant  pour  né- 
gocier le  nouveau  traité  qui  a  été  signé  à  Versailles  le  12  février 
1872,  les  deux  gouvernemens  ont  obéi  à  une  nécessité  impérieuse. 
Il  reste  à  juger  l'œuvre  des  négociateurs,  qui  ne  doit  être  définitive 
qu'après  avoir  été  approuvée  par  le  pouvoir  législatif  en  France  et 
en  Allemagne. 

II. 

Toute  convention  postale  a  pour  objet  premièrement  de  faciliter 
l'échange  des  correspondances  entre  les  deux  nations  contractantes, 
en  second  lieu  de  régler  les  conditions  auxquelles  chacun  des  deux 
pays  peut  faire  passer  sur  le  territoire  de  l'autre  les  correspon- 
dances adressées  à  une  destination  plus  lointaine.  Il  s'agit,  dans  le 
premier  cas,  des  dépêches  internationales;  dans  le  second  cas,  des 
dépêches  de  transit.  On  doit  régler  les  modes  de  transports,  le  ré- 

(1)  11  est  aujourd'hui  sans  intérêt  d'examiner  ces  arrangemens.  Nous  dirons  cepen- 
dant quelques  mots  d'une  convention  signée  le  10  mars,  à  Reims,  par  les  directeurs- 
généraux  des  postes  de  France  et  d'Allemagne.  Daas  ce  document,  sorti  des  presses 
de  l'Imprimerie  nationale,  on  lit  des  plirases  telles  que  celles-ci  :  «  Le  gouvernement 
allemand  consent  à  ce  que  l'administration  des  postes  françaises  sera  remise...,  sans 
que  ce  fait  donnera  lieu  à  aucun  décompte,..  Les  habitans  seront  avertis  déjà  dès  à 
présent...  etc..  »  Il  ne  faut  pas  toujours  juger  du  fond  par  la  forme;  mais  si  le  négo- 
ciateur français  n'a  pas  mieux  défendu  nos  intérêts  qu'il  n'a  défendu  notre  langue, 
nous  devons  regretter  doublement  qu'un  acte  ainsi  libellé  figure  dans  nos  archives 
diplomatiques.  L'Allemand  ne  s'est  pas  borné  à  dicter  les  clauses  de  la  convention  :  il 
les  a  écrites,  et  il  leur  a  donné  la  marque  de  ses  solécismes.  On  aurait  bien  dû  nous 
épargner  cette  disgrâce. 


LA   CONVENTION    POSTALE.  865 

gime  des  taxes  et  la  répartition  du  produit  entre  les  deux  gouver- 
nemens  dont  l'un  a  reçu  et  l'autre  a  distribué  ou  transmis  plus 
loin  les  dépèches. 

D'après  l'ancien  traité,  qui  est  maintenu  provisoirement  en  vi- 
gueur, la  taxe  entre  la  France  et  la  Prusse  était  de  hO  centimes 
pour  les  lettres  affranchies,  du  poids  de  10  grammes,  à  destina- 
tion ou  en  provenance  des  provinces  rhénanes,  et  de  50  centimes 
pour  les  autres  piovinces  prussiennes.  Les  lettres  non  affranchies 
supportaient  une  augmentation  de  10  centimes,  ce  qui  élevait  res- 
pectivement !a  taxe  à  50  et  60  centimes.  Le  traité  conclu  avec  la 
Bavière  fixait  les  taxes  de  liO  centimes  pour  les  lettres  affranchies 
de  10  grammes,  et  de  60  centimes  pour  les  lettres  non  affranchies. 
Enfin  le  traité  badois  établissait  les  taxes  de  30  et  hO  centimes  pour 
les  lettres  de  7  grammes  1/2.  Le  partage  des  produits  entre  les 
gouvernemens  était  ainsi  calculé  :  la  France  recevait  les  deux  tiecs 
pour  les  lettres  des  provinces  rhénanes,  et  la  Prusse  le  tiers;  le  pro- 
duit de  la  taxe  pour  les  lettres  échangées  avec  les  autres  provinces 
prussiennes  était  partagé  par  moitié.  D'après  le  ttaitp  bavarois,  la 
France  recevait  six  dixièmes  et  la  Bavière  quatre  dixièmes;  d'après 
le  traité  badois,  il  revenait  à  la  France  deux  tiers  et  à  Bade  un  tiers. 

La  convention  du  12  février,  destinée  à  remplacer  les  trois  trai- 
tés dont  nous  venons  de  résumer  les  conditions  en  ce  qui  touche 
au  transport  des  lettres  internationales,  établit  une  taxe  de  hO  cen- 
times pour  les  lettres  affranchies,  du  poids  de  10  grammes,  adres- 
sées de  France  en  Allemagne,  et  de  3  gi^os  ou  37  centimes  1/2  pour 
les  lettres  adressées  d'Allemagne  en  France.  La  taxe  des  lettres 
non  affranchies  est  respectivement  de  60  centimes  et  de  5  gros  ou 
62  centimes  1/2.  Une  faveur  est  accordée  aux  correspondances  dont 
le  parcours  entre  le  bureau  de  départ  et  le  bureau  de  destination 
ne  dépasse  pas  30  kilomètres;  pour  ces  correspondances,  la  taxe 
n'est  que  de  30  ou  hO  centimes,  selon  qu'elles  sont  ou  ne  sont  pas 
affranchies.  Cette  réduction  a  sans  doute  été  combinée  pour  com- 
battre la  fraude,  qu'un  tarif  trop  élevé  eût  encouragée,  et  pour  fa- 
voriser les  relations  entre  les  cantons  limitrophes  de  la  France  et  de 
l'Alsace-Lorraine.  Quant  au  partage  des  produits,  les  proportions 
stipulées  dans  les  traités  antérieurs  sont  complètement  supprimées. 
Chaque  gouvernement  gardera  en  totalité  les  sommes  qu'il  aura  per- 
çues soit  au  départ  des  lettres  affranchies,  soit  à  l'arrivée  des  lettres 
non  affranchies. 

Si  l'on  ne  considère  que  le  montant  des  taxes,  la  convention  du 
12  février  ne  modifie  pas  très  sensiblement  pour  le  public  les  con- 
ditions existantes.  D'un  côté,  elle  accorde  une  diminution  de  10  cen- 
times pour  les  lettres  qui  s'échangent  avec  un  certain  nombre  de 

TOME  xr,viii.  —  1872.  55 


8l<(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pays  allemands  situés  au-delà  du  Rhin,  pays  avec  lesquels,  sauf 
Berlin,  nos  relations  ne  sont  pas  des  plus  actives;  d'un  autre  côté, 
en  élevant  le  poids  de  7  grammes  1/2  à  10  grammes,  elle  augmente 
de  10  centimes  le  port  des  lettres  échangées  avec  le  grand-duché 
de  Bade.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  dans  l'ensemble  une  légère  ré- 
duction de  tarif,  réduction  que  les  négociateurs  auraient  eux-mêmes 
désirée  plus  forte,  car  ils  sont  convenus  que  le  port  des  lettres  af- 
franchies sera  abaissé  de  liO  à  30  centimes,  dès  que  les  circon- 
stances le  permettront. 

Le  public  français  et  allemand  ne  retirera  donc  pas  immédiate- 
ment un  avantage  bien  sérieux;  mais,  s'il  est  désintéressé,  il  n'en 
est  pas  de  même  du  trésor  français,  qui  jusqu'ici  recevait  les  deux 
tiers  ou  les  six  dixièmes  des  produits  de  la  taxe  sur  la  plus  grande 
partie  des  dépêches  franco-allemandes,  et  qui  désormais  n'en  per- 
cevra plus  que  la  moitié.  Il  est  même  permis  de  craii^dre  que  cer- 
taines dispositions  de  détail,  résultant  du  système  de  perception  ou 
du  mode  de  transport,  ne  lui  enlèvent  une  portion  de  cette  moitié, 
que  la  convention  ne  lui  attribue  qu'en  principe,  sans  comptabilité 
et  sans  garantie.  Sur  ce  point,  la  convention  du  12  février,  compa- 
rée avec  les  traités  précédens,  nous  est  évidemment  désavanta- 
geuse, elle  diminue  au  profit  de  l'Allemagne  notre  part  de  recettes, 
et  elle  porte  une  première  et  grave  atteinte  à  une  doctrine  équi- 
table que  notre  diplomatie  postale  était  parvenue  à  Mre  prévaloir 
dans  tous  les  traités  conclus  depuis  18Zi9.  Cette  doctrine,  c'est  que, 
dans  l'application  du  tarif  international,  qui  se  compose  en  général 
des  deux  taxes  perçues  à  l'intérieur  de  chacun  des  pays  contrac- 
tans,  le  partage  des  produits  doit  être  réglé  selon  l'importance  du 
service  rendu  et  des  dépenses  faites  par  chaque  administration  pour 
le  transport  des  dépêches. 

Le  tarif  intérieur  français,  qui  était  de  20  centimes,  a  été  élevé  à 
25  ''.entimes  par  la  loi  du  24  août  187Î;  le  tarif  intérieur  allemand 
est  de  1  gros  ou  12  centimes  1/2.  En  fixant  à  hO  centimes  ou  à 
S  gros  (37  centimes  1/2)  le  montant  de  la  taxe  internationale,  la 
convention  applique  le  tarif  français  et  le  tarif  prussien,  qui,  ajoutés 
l'un  à  l'autre,  forment  bien  le  total  de  37  centimes  1/2  (1);  mais, 
comme  chaque  office  ne  perçoit  la  taxe  que  dans  un  sens,  il  faut, 
pour  calculer  le  produit  que  lui  laisse  le  transport  d'une  lettre,  et 
en  supposant  de  part  et  d'autre  un  nombre  égal  d'expéditions  af- 
franchies, prendre  la  moitié  des  chiffres  ci-desst'S  fixés.  Par  consé- 
quent, chaque  lettre  échangée  entre  les  deux  pays  produirait  à  la 

(1)  Le  taux  de  40  ceutime»  adopté  pour  les  lettres  qui  soxpédient  do  Fiance  s'ex- 
plique par  rimpossibilité  de  percevoir  avec  la  monnaie  française  le  prix  exact  de 
37  centimes  1/2,  qui  correspond  en  Prusse  à  3  gios. 


LA   CONVENTION   POSTALE.  867 

France  20  centimes,  soit  5  centimes  de  moins  que  son  tarif  inté- 
rieur, et  à  l'Allemagne  18  centimes  3/4,  soit  6  centimes  Ijh  de  plus 
que  son  tarif,  qui  est  de  12  centimes  1/2.  Ce  rapprochement  de  chif- 
fres montre  que  par  l'effet  de  sa  convention  la  France  ne  retrouvera 
pas  dans  les  taxes  stipulées  le  prix  qu'elle  est  obligée  d'appliquer 
aux  lettres  nationales,  et  que  l'Allemagne,  au  contraire,  en  retirera 
une  recette  supérieure  de  moitié  au  produit  de  son  tarif  intérieur. 
Il  y  a  là  une  première  anomahe,  et  nous  devons  répéter  ici  que  les 
négociateurs  de  la  convention  du  12  février  ont  com|)létement  ren- 
versé la  situation  qui  avait  été  adoptée  dans  les  anciens  traités,  car 
ceux-ci  attribuaient  à  la  France  les  deux  tiers  ou  les  six  dixièmes 
des  taxes  pour  une  partii^.  des  lettres  franco- allemandes,  et  ces  pro- 
portions nous  faisaient  bénéficier  d'un  port  supérieur  à  notre  propre 
tarif,  qui  n'était  alors  que  de  20  centimes.  C'est  donc  une  double 
perte  pour  le  trésor  français. 

A  première  vue,  l'on  serait  disposé  à  penser  que  la  France  a  tous 
les  torts  dans  cette  querelle  de  centimes,  qu'elle  doit  porter  la  peine 
de  ses  exagérations  fiscales,  qu'elle  ne  saurait  les  imposer  aux  au- 
tres peuples,  et  que  les  Allemands  sont  très  heureux  de  ne  payer 
que  12  centimes  1/2  pour  leurs  lettres  intérieures,  les  Anglais  10  cen- 
times 1/û,  les  Américiins  des  États-Unis  15  centimes,  alors  que  Les 
Français  sont  condamnés  à  payer  20  centimes  et  même  aujourd'hui 
25  centimes.  Cette  réflexion  se  présente  naturellement  à  l'esprit. 
Elle  se  propage  dans  l'opinion  publique;  elle  inspire  les  apprécia- 
tions trop  sévères  que  nous  portons  parfois  sur  l'un  de  nos  grands 
services  administratifs,  et,  ce  qui  serait  plus  grave,  elle  tend  à  nous 
créer  une  situation  désavantageuse,  lorsque  nous  avons  à  traiter 
avec  les  offices  étrangers.  11  convient  donc  d'examiner  si  elle  est 
fondée,  de  la  conti  ô'er  à  l'aide  des  faits,  et  de  savoir  décidément 
si,  comme  on  paraît  le  supposer,  la  France  persiste  à  méconnaître 
les  principes  économiques  et  financiers  qui  doivent  régir  un  bon 
tarif  postal. 

Sous  l'ancien  régime,  le  transport  des  correspondances  par  des 
courriers  plus  ou  m:)ins  réguliers  était  une  attribution  régalienne 
que  les  souverains  exploitaient  directement  ou  affermaient  à  des 
entrepreneurs,  et  qui  était  pour  eux  matière  à  revenu.  Plus  tard, 
il  a  continué  à  former  un  monopole  d'état,  non-seulemer.t  dans 
un  intérêt  politique  et  financier,  mais  encore  dans  l'intérêt  du 
service  postal,  qui  par  son  extension,  par  ses  combinaisons  multi- 
ples et  par  l'obligation  de  rayonner  sur  tous  les  points  du  terri- 
toire, c'est-à-dire  de  fonctionner  très  souvent  à  perte,  échappait 
aux  moyens  d'action  et  aux  spéculations  habituelles  de  l'industrie 
particulière.  Enfin,  dans  la  dernière  période,  les  gouvernemcns  et 


868  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  peuples  ont  jugé  que  les  postes  doivent  se  dégager  autant  que 
possible  de  leur  caractère  fiscal,  que  les  rapports  de  famille  ne  sont 
point  de  nature  à  être  taxés,  et  que  le  trésor  public  gagne  plus  au 
développement  de  l'industrie  et  du  commerce,  favorisé  par  l'abais- 
sement des  taxes  postales,  qu'il  ne  gagnerait  par  la  perception  de 
taxes  élevées.  C'est  en  vertu  de  cette  doctrine  économique  et  libé- 
rale que  dans  tous  les  pays,  en  France  comme  ailleurs,  on  a  depuis 
trente  ans  simplifié  et  réduit  les  tarifs  des  correspondances.  Cepen- 
dant, tout  en  opérant  ces  réductions,  les  gouvernemens  se  sont  ap- 
pliqués à  ce  que  la  poste  rapportât  au  moins  ce  qu'elle  coûte.  Ils 
ont  bien  voulu  ne  pas  réaliser  de  gros  bénéfices,  mais  ils  n'ont 
point  voulu  subir  de  pertes.  Les  États-Unis  font  exception  à  cette 
règle.  Ils  ont  adopté  une  taxe  très  basse  (15  centimes).  Sur  leur 
territoire  immense  et  avec  leur  population  éparse,  ils  ont  le  plus 
grand  intérêt  à  développer  les  relations,  et  il  leur  aurait  fallu  éta- 
blir un  tarif  fort  élevé  pour  couvrir  leurs  frais.  Ils  ont  préféré  su- 
bir un  grand  sacrifice  d'argent  pour  hâter  l'œuvre  du  peuplement 
et  de  la  colonisation,  qui  est,  dans  le  Nouveau-Monde,  l'œuvre  ca- 
pitale. Sauf  cette  exception,  qui  s'explique  par  des  considérations 
particulières  et  impérieuses,  les  grands  états  ont  organisé  leur  ser- 
vice postal  de  manière  à  ne  pas  perdre,  et,  quand  ils  gagnent,  à  ne 
pas  gagner  beaucoup. 

Comment  donc  se  fait-il  qu'il  y  ait  une  telle  différence  entre  la 
taxe  française,  même  quand  elle  n'était  que  de  20  centimes,  et  les 
taxes  de  l'Angleterre,  de  l'Allemagne  et  d'autres  nations?  C'est  que 
la  taxe,  purement  rémunératrice,  doit  être  calculée  d'après  les  dé- 
penses et  fimportance  du  service  rendu.  Si  la  France  a  plus  de 
/iO,000  boîtes  aux  lettres,  levées  au  moins  une  fois  par  jour,  tandis 
que  l'Angleterre  n'en  compte  que  18,000  et  l'Allemagne  entière 
(y  compris  l'Autriche)  35,000,  si  elle  a  une  armée  de  20,000  fac- 
teurs, effectif  très  supérieur  à  celui  que  possède  l'Angleterre  ou 
l'Allemagne,  si  elle  entretient  des  bureaux  dans  les  pays  du  Levant, 
et  si  elle  subventionne  plusieurs  lignes  de  paquebots,  alors  que 
l'Allemagne  ne  sacrifie  pas  un  centime  pour  faciliter  les  correspon- 
dances d'outre-mer,  on  comprend  que  le  service  français,  plus 
étendu,  plus  fréquent,  plus  complet  que  le  service  anglais  ou  alle- 
mand, coûte  plus  cher,  et  que  par  suite  sa  taxe  soit  plus  élevée. 
Economiquement,  le  transport  des  correspondances  est  une  indus- 
trie, et  l'opération  en  elle-même  n'est  autre  chose  qu'un  produit. 
Or  il  y  a  produit  et  produit.  Les  services  de  postes  ne  sont  pas 
absolument  identiques,  et  ils  ne  sont  pas  aussi  perfectionnés  ni 
aussi  coûteux.  VoiLà  tout  le  secret  de  la  différence  entre  la  taxe 
française  et  certaines  taxes  étrangères.  Cette  assertion  peut  ren- 


LA   CONVENTION    POSTALE.  869 

contrer  clés  incrédules,  car  on  na  se  figure  pas  aisément  que,  dans 
la  Grande-Bretagne  par  exemple,  le  service  ne  soit  pas  aussi  com- 
plet qu'en  France.  Rien  n'est  plus  vrai  cependant  :  un  membre  de 
la  chambre  des  communes  déclarait  au  parlement  en  1S68  que  les 
lettres  de  Londres  à  destination  de  certains  districts  de  l'Ecosse  res- 
taient un  mois  en  route.  Qui  ne  sait  au  contraire  que  la  plus  mo- 
deste commune  de  France  possède  depuis  longtemps  un  service 
quotidien,  et  que  les  hameaux  neigeux  des  Alpes  et  des  Cévennes 
reçoivent  la  visite  du  facteur?  En  Allemagne,  les  lettres  adressées 
hors  des  villes  ont  été  longtemps  frappées  d'une  taxe  supplémen- 
taire qui  n'a  été  abolie  qu'au  1"  janvier  1872;  souvent  même  elles 
n'étaient  point  portées  à  domicile,  et  les  destinataires  devaient  les 
faire  prendre  au  bureau  de  poste.  En  France,  le  décime  rural  est 
supprimé  depuis  vingt-cinq  ans.  Bref,  la  comparaison  des  taxes  ne 
peut  s'établir  équitablement  que  si  l'on  compare  en  même  temps 
l'étendue,  la  variété,  la  régularité  des  services  qu'elles  ont  à  rému- 
nérer. A  ces  divers  points  de  vue,  notre  ancienne  taxe  de  20  cen- 
times était  relativement  très  modique. 

11  suffit  au  surplus  d'examiner  les  budgets  pour  rendre  cette  dé- 
monstration plus  saisissante.  Le  service  des  postes  rapporte  à  l'An- 
gleterre environ  35  millions,  tous  frais  payés.  Le  produit  des  postes 
de  l'empire  germanique,  non  compris  le  grand-duché  de  Bade,  le 
Wurtemberg  et  la  Bavière,  qui  ont  des  comptes  distincts,  est  éva- 
lué à  près  de  9  millions.  En  France,  la  moyenne  des  recettes  effec- 
tu-'es  pendant  les  trois  années  18(37,  1868  et  1869,  s'est  élevée  à 
90  millions,  et  la  moyenne  des  dépenses  portées  au  budget  à  63  mil- 
lions, ce  qui  laisserait  un  bénéfice  annuel  de  27  millions  ;  mais  ce 
bénéfice  n'est  pas  réel;  il  disparaît  même  complètement,  si  l'on 
ajoute  aux  dépenses  le  prix  du  transport  des  dépêches  par  les  che- 
mins de  fer.  En  Angleterre,  l'office  des  postes  traite  avec^les  com- 
pagnies, qui  forment,  comme  on  le  sait,  des  entreprises  particu- 
lières et  indépendantes;  la  somme  qu'il  leur  paie  pour  le  transport 
des  malles  est  comprise  dans  le  montant  de  ses  dépenses.  De  même 
pour  l'Allemagne,  cet  élément  de  frais  est  chiffré  dans  le  budget 
postal.  En  France,  les  compagnies  sont  obligées  par  les  cahiers  des 
charges  d'effectuer  gratuitement  la  presque  totalité  des  transports 
de  la  poste,  et  ce  service  leur  est  imposé  en  compensation  des  sub- 
ventions et  des  garanties  d'intérêt  qui  leur  ont  été  accordées.  La 
gratuité  n'est  donc  que  nominale,  elle  correspond  à  une  dépense 
faite  sous  une  autre  forme  par  le  trésor,  de  telle  sorte  que,  si  Ton 
veut  se  rendre  compte  exactement  du  prix  de  revient  pour  les  postes, 
il  faut  calculer  le  chiffre  auquel  on  doit  évaluer  le  coût  du  transport 
par  les  chemins  de  fer.  On  lit  dans  un  rapport  publié  par  l'An- 


870  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nuaire  des  postes  de  \  867  que  ce  chiffre  pouvait  être  alors  estimé  à 
61,81/1,000  francs.  Plus  récemment,  les  six  principales  compagnies 
ont  fourni  le  chiffre  de  22  millions,  auquel  s'ajouteraient  les  trans- 
ports opérés  par  les  compagnies  secondaires.  La  différence  entre 
les  deux  évaluations  est  très  considérable.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  l'on 
accepte  le  chiffre  de  V Annuaire,  le  bénéfice  apparent  de  27  mil- 
lions, porté  au  budget  des  postes  pour  la  période  triennale  de  1867 
à  1869,  se  transforme  en  une  perte  annuelle  de  3/i  millions,  et  si 
l'on  prend  pour  base  le  chiffre  énoncé  par  les  compagnies,  il  n'y  a 
ni  gain  ni  perte.  Ainsi,  contrairement  aux  offices  anglais  et  alle- 
mand, qui  retirent  l'un  et  l'autre  un  profit  net  et  certain  du  trans- 
port des  correspondances,  l'administration  française  ne  réalise  aucun 
bénéfice,  si  même  elle  ne  subit  pas  une  perte.  C'est  l'idéal  des  éco- 
nomistes, qui  refusent  aux  gouvernemens  le  droit  d'exploiter  la 
poste  comme  un  élément  de  revenu.  La  taxe  française  n'est  devenue 
un  impôt  que  depuis  son  relèvement  à  25  centimes.  Il  n'est  pas  be- 
soin de  rappeler  les  motifs  de  cette  augmentation,  qui  pès3  lourde- 
ment sur  nos  correspondances  intérieures,  et  qui  doit  peser  de  m.êrae 
sur  les  correspondances  que  la  France  échange  avec  l'étranger. 

A  quel  titre  les  lettres  allemandes,  qui  sont  admises  dans  l'in- 
térêt commun  à  circuler  sur  notre  territoire  et  à  profiter  de  notre 
service  perfectionné,  de  nos  nombreux  buiraux,  de  notre  armée  de 
fact'jurs,  —  à  quel  titre  ne  paieraient-elles  au  trésor  français  que 
20  centimes,  quand  nos  lettres  nationales  paieront  25  centimes? 
D'un  autre  côté,  alors  que  la  taxe  intérieure  de  l'Allemagne  est  de 
12  centimes  1/2,  prix  rémunérateur  et  même  profitable,  pourquoi 
l'administration  de  Berlin  percevrait-elle  sur  les  lettres  échangées 
entre  la  France  et  l'Allemagne,  pour  la  part  afférente  au  parcours 
sur  son  territoire,  une  taxe  de  18  centimes  3/6?  De  telles  condi- 
tions semblent  difficiles  à  justifier.  A  quelque  point  de  vue  que  l'on 
se  place,  les  dépêches  internationales  ne  méritent  pas  d'être  mieux 
traitées  que  les  dépêches  nationales.  Si  l'office  qui  expédie  est  dis- 
pensé de  la  levée  de  la  lettre,  et  si  l'office  qui  reçoit  n'a  point  à 
faire  la  distribulion,  cette  économie  est  largement  compensée  par 
le  plus  long  paî cours  moyen  des  lettres  en  provenance  ou  à  desti- 
nation de  l'étranger.  Les  dépêches  internationales,  consacrées  pour 
la  plupart  aux  correspondances  de  la  banque  et  du  commerce, 
ne  sont  pas  plus  intéressantes,  s'il  nous  est  permis  d'employer  ce 
terme,  que  nos  correspondances  de  famille  ou  celles  du  commerce 
intérieur  :  les  profits  de  la  banque  et  du  commerce  avec  l'étranger 
proviennent  ordinairement  d'opérations  plus  considérables  qui  peu- 
vent le  plus  aisément  supporter  la  taxe,  quelle  qu'elle  soit.  Enfin, 
puisque  la  France  est  condamnée  à  payer  un  surcroît  d'impôt,  il 


LA   CONVENTION    POSTALE.  871 

n'est  pas  juste  qu'une  catégorie  particulière  de  correspondances 
échappe  à  cette  triste  loi,  et  c'est  le  cas  plus  que  jamais  de  tenir 
bon  pour  l'application  du  principe  qui  recommande  d' assurer  à 
chacun  des  deux  pays,  liés  par  une  convention,  la  perception  de 
son  tarif  intérieur  sur  les  lettres  internationales. 

L'explication  de  la  clause  qui  a  été  acceptée  au  nom  de  la  France 
se  fonde  sans  doute  siir  l'avantage  que  présenterait  la  suppression 
de  tous  comptes  entre  les  deux  offices,  peut-être  aussi  sur  la  résis- 
tance qu'aurait  opposée  le  négociateur  allemand,  si  l'on  avait  voulu 
obtenir  une  répartition  inégale  des  produits  entre  la  France  et  l'Al- 
lemagne. Il  est  délicat  d'apprécier  des  discussions  diplomatiques, 
et  l'on  doit  y  apporter  de  grands  ménagemens,  aujourd'hui  sur- 
tout qu'il  faut  tenir  compte  des  difficultés  de  notre  situation  et  du 
caractère  des  parties  en  i)résence.  Aussi  nous  oserions  à  peine 
nous  permettre  ces  observations,  si  nous  n'avions  pour  nous  soutenir 
non-seulement  le  sentiment  de  l'intérêt  national,  mais  encore  les 
principes  de  notre  législation,  l'avis  formel  de  l'assemblée  législa- 
tive de  1851,  la  pratique  constante  da  plus  de  vingt  années  et  l'ad- 
hésion que  les  puissances  étrangères,  la  Prusse  entre  autres,  ont 
donnée  à  ces  principes  en  les  pratiquant  elles-mêmes. 

Certes  rien  ne  paraît  plus  simple,  au  premier  abord,  que  de  par- 
tager également  entre  les  deux  pays  qui  se  lient  f)ar  un  traité  les 
produits  de  la  recette  postale.  Chaque  nation  n'a-t-elle  pas  un  égal 
intérêt  à  l'établissement  de  correspondances  régulières  et  rapide.^» 
A  quoi  bon  compliquer  les  opérations  par  àes  calculs  qui  seront 
toujours  plus  ou  moins  hypothétiques?  N'y  a-t-il  pas  en  outre  un 
regrettable  préjugé  d'infériorité  contre  celui  des  deux  gouv  rne- 
mens  qui  accepterait  pour  l'échange  des  dépêches  une  rétribution 
moindre  que  celle  dont  l'autre  serait  appelé  à  profiter?  Voilà  com- 
ment on  tente  de  soutenir  le  principe  du  partage  égal  des  recettes; 
mais,  en  pareille  matière,  l'égalité  absolue  n'aboutit  le  plus  sou- 
vent qu'cà  l'injustice.  Le  premier  fondement  d'une  convention,  c'est 
la  réciprocité  ou,  pour  mieux  dire,  l'équivalence  des  avantages  que 
les  deux  parties  contractantes  s'accordent  mutuellement.  Si  l'un 
des  deux  pays  a  une  plus  grande  étendue,  s'il  est  mieux  desservi, 
s'il  fait  plus  de  sacrifices  que  l'autre  pour  son  organisation,  évi- 
demment il  a  droit  à  un  prélèvement  plus  fort  sur  les  recettes  de 
la  correspondance  internationale,  et  il  serait  lésé  par  un  égal  par- 
tage. De  même,  s'il  est  reconnu  que,  par  l'effet  des  relations  éta- 
blies, le  plus  long  parcours  des  dépêches  s'effectue  sur  l'un  dds 
deux  territoires,  il  est  logique  d'allouer  une  rétribution  plus  élevée 
à  l'administration  qui  supporte  ainsi  le  plus  de  dépenses.  Le  par- 
tage égal  des  recettes  est  une  opération  simple,  mais  arbitraire  et 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

brutale;  l'inégale  répartition,  quand  les  services  rendus  ne  sont  pas 
égaux,  est  une  opération  qui  peut  être  parfois  compliquée,  mais  qui 
réalise  l'équité,  la  loyauté  des  contrats.  L'administration  française, 
qui,  nous  l'avons  démontré  plus  haut  à  son  honneur,  a  fait  le  plus 
de  sacrifices  pour  améliorer  le  régime  postal ,  devait  naturellement 
eu  réclamer  le  prix  dans  les  traités  qu'elle  avait  intérêt  à  conclure, 
et  déjà,  sous  le  gouvernement  de  juillet,  elle  avait  réussi  à  obtenir 
de  plusieurs  états  étrangers  une  part  supérieure  des  recettes  pro- 
duites par  les  correspondances  étrangères.  Appelée  à  étudier  la 
question  en  lS!i9  et  en  1850,  à  l'occasion  des  traités  conclus  avec 
la  Belgique  et  la  Suisse,  l'assemblée  législative  avait  proclamé  la 
justice  du  principe  invoqué  par  le  gouvernement  et  tracé  la  règle  à 
suivre  en  pareille  matière  lors  des  futures  négociations. 

En  1851,  la  même  assemblée  eut  à  examiner  le  traité  conclu  le 
9  novembre  1850  entre  la  France  et  la  Sardaigne.  Le  rapporteur 
de  la  commission,  M.  de  Lagrené,  indiqua  de  nouveau  les  prin- 
cipes qui  doivent  régir  les  conventions  postales;  il  le  fit  en  termes 
si  nets  et  si  clairs  qu'.il  nous  paraît  utile  de  reproduire  cette  partie 
du  rapport.  «  Pour  être  conforme  au  principe  de  la  vérité,  la  ré- 
parLition  entre  les  parties  contractantes  du  prix  fixé  pour  les  lettres 
internationales  doit  être  exactement  proportionnelle  aux  services 
rendus  et  aux  dépenses  effectuées  de  part  et  d'autre.  Il  fallait  une 
enquête  pour  dégager  tous  les  élémens  du  problème  à  résoudre  : 
elle  a  été  contradictoirement  opérée,  pendant  cinq  jours,  des  deux 
côtés  de  la  frontière,  et  qu'il  nous  soit  permis  à  ce  sujet  de  féliciter 
les  deux  gouvernemens  d'être  entrés  dans  cette  voie  de  l'enquête  si 
laborieuse,  il  est  vrai,  mais  si  féconde  en  enseignemens  profitables. 
L'enquête  en  effet,  quand  il  s'agit  d'arriver  aune  solution  conforme 
aux  règles  de  la  justice  et  de  la  proportionnalité,  est  la  seule  base 
rationnelle  d'une  négociation  sérieuse,...  elle  seule,  au  nom  des 
faits,  en  vertu  de  la  précision  des  chiffres,  peut  avoir  l'autorité  né- 
cessaire pour  dominer  l'antagonisme  des  intérêts  contradictoires  et 
ramener  à  une  moyenne  équitable  les  prétentions  divergentes.  — 
Le  résultat  de  l'enquête  a  été  de  constater  que  la  dislance  utile- 
ment parcourue  sur  les  territoires  respectifs  par  les  correspon- 
dances échangées  entre  les  deux  pays  avait  été,  pour  la  France, 
de  2,971,078  kilomètres,  et,  pour  la  Sardaigne,  de  1,122,004  ki- 
lomètres. —  La  taxe  uniforme  ayant  été  préalablement  fixée  à 
50  centimes  par  lettre,  il  ne  restait  plus  qu'à  répartir  équitablement 
cette  somme  entre  les  deux  offices,  proportionnellement  aux  frais 
de  transport  réciproques  constatés  par  la  distance,  en  tenant  compte 
des  frais  généraux  qui  sont  en  proportion  inverse  de  l'importance 
de  chaque  administration.  —  Telle  a  été  la  base  du  calcul  dont  le 


LA   CONVENTION    POSTALE.  873 

résaltat  a  donné  pour  la  France  les  deux  tiers  des  50  centimes,  et 
un  tiers  pour  la  Sardaigne...  »  Sur  les  conclusions  de  l'honorable 
rapporteur,  l'assemblée  législative  décida  par  son  vote  que  ce  mode 
d'opérer  serait  désormais  employé  pour  la  préparalion  des  conven- 
tions postales.  De  1851  à  1870,  le  système  de  l'enquête  a  été  pres- 
que toujours  mis  en  pratique.  La  plupart  des  gouvernemens  ont  ac- 
cepté comme  juste  le  principe  de  l'inégale  répartition  des  recettes; 
le  cabinet  de  Berlin  l'avait  accepté  dans  la  convention  de  1858, 
le  cabinet  de  Londres  dans  un  traité  de  1869  qui,  prorogeant  l'exé- 
cution d'une  clause  admise  dans  des  traités  antérieurs,  attribuait 
cinq  huitièmes  à  la  France  et  trois  huitièmes  à  l'Angleterre  dans 
la  répartition  de  la  taxe  des  lettres  anglo-françaises.  Il  suffit  de  citer 
ces  deux  exemples,  l'Angleterre  et  la  Prusse  ayant  l'enviable  répu- 
tation de  veiller  avec  le  plus  grand  soin  à  la  défense  de  leurs  inté- 
rêts. Après  ces  explications  et  à  la  suite  de  ces  précédens,  il  est  re- 
grettable que  les  négociateurs  de  la  convention  franco -allemande 
du  12  février  1872  se  soient  écartés  de  la  règle  si  nettement  tracée 
en  1851  par  l'assemblée  législative.  Les  vrais  principes  sont  atteints, 
et  la  France  y  perd. 

Les  autres  articles  de  la  convention  qui  concernent  l'échange  des 
correspondances  internationales  comporteraient  également  diverses 
observations.  S'il  faut  louer  l'adoption  du  régime  que  l'Allemagne 
applique  aux  lettres  recommandées,  il  est  permis  de  n'accueillir  que 
sous  réserve  les  clauses  relatives  aux  lettres  cluirgccs.  Ces  clauses 
augmentent  sans  profit  la  responsabilité  pécuniaire  de  notre  admi- 
nistration, et  les  taxes  sont  combinées  de  telle  sorte  que  l'envoi 
d'une  somme  d'argent  de  Paris  à  Berlin  coûte  moins  cher  qu'un 
envoi  de  Paris  au  Havre.  Il  y  aurait  encore  à  signaler  une  inéga- 
lité, sinon  de  droit,  du  moins  de  fait,  qui  se  rapporte  au  paiement 
de  la  taxe  des  journaux.  Ce  sont  là  des  points  relativement  secon- 
daires. Les  dispositions  adoptées  pour  le  transit  ont  beaucoup  plus 
d'importance. 

Par  sa  situation  géographique,  la  France  est  une  grande  voie  de 
transit  pour  les  lettres  comme  pour  les  marchandises  qui  s'échan- 
gent d'une  part  entre  la  péninsule  ibérique  et  le  reste  de  l'Europe, 
d'autre  part  entre  la  plus  grande  partie  de  l'Europe  et  le  Nouveau- 
Monde.  Cette  voie  de  transit  est  desservie  par  des  moyens  de  trans- 
port très  multipliés,  elle  aboutit  à  plusieurs  lignes  de  paquebots, 
pour  lesquelles  le  trésor  paie  une  subvention  annuelle  de  près  de 
30  millions.  Aucune  nation,  pas  même  l'Allemagne,  qui  occupe  le 
centre  de  l'Europe,  n'est  en  mesure  de  fournir  à  la  France  en  ma- 
tière de  transit  l'exacte  réciprocité  des  services  que  la  France  lui 
rend.  Les  autres  ont  besoin  de  nous  plus  que  nous  n'avons  besoin 
d'eux.  C'est  un  avantage  naturel,  dont  notre  gouvernement  a  aug- 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mente  le  prix  par  d'intelligens  sacrifices  :  il  serait  malséant  d'en 
abuser,  mais  l'équité  veut  qu'il  nous  profite. 

La  doctrine  sur  le  transit  postal  a  éi,é  exposée  dès  1791  dans  un 
rapport  pr.'senté  à  l'assemblée  nationale.  Parlant  du  transit  franco- 
hollandais,  le  rapporteur  s'exprimait  ainsi  :  «  Existe-t-il  pour  la 
Hollande  une  autre  voie  que  celle  de  la  France  pour  recevoir  les 
lettres  d'Espagne?  Nous  devons  estimer  notre  position  à  cet  égard 
comme  nous  calculons  les  productions  de  notre  sol.  Ce  n'est  pas 
user  tyranniquement  de  la  nécessité  où  est  la  Hollande  de  passer  par 
nos  mains  que  de  soumettre  son  commerce  à  payer  à  notre  office 
les  lettres  que  nous  lui  remettons  le  même  prix  que  paient  les 
Français  qui  habitent  la  frontière...  H  est  ceriain  que,  si  nous  tirons 
parti  des  avantages  que  notre  position  nous  assure  vis-à-vis  de 
l'étranger  pour  la  correspondance,  on  ménagera  d'autant  le  com- 
merce de  la  France...  H  y  aurait  de  la  maladresse  à  demander  à 
l'office  de  Londres  un  trop  haut  prix  pour  sa  correspondance  avec 
l'Italie,  puisque  les  courriers  d'Augsbourg  sont  en  concurrencé  avec 
las  nôtres;  mais  il  y  a  de  la  duperie  à  lui  faii  e  trop  bon  marché  de 
celle  que  personne  ne  peut  nous  disputer.  «Ainsi,  d'après  le  principe 
énoncé  en  1791,  les  dépêches  de  transit  doivent  acquitter  au  moins 
la  même  taxe  que  les  di^pêches  natiouaies  sur  les  parcours  qu'elles 
effectuent  à  travers  la  France,  sauf  dans  les  cas  où  il  est  nécessaire 
de  lutter  contre  une  voie  concurrente. 

L'assemblée  législative  adopta  en  1850,  sur  le  rapport  de  M.  de 
Lagrené  et  à  l'occasion  du  traité  conclu  avec  la  Suisse,  la  même 
doctrine,  exprimée  en  ces  termes  :  «  Le  transit  ne  doit  pas  en  gé- 
néral êU*e  accordé  à  un  prix  tel  que  les  habitans  du  pays  dont  le 
territoire  tst  emprunté  soient  soumis,  pour  ieiu*  [)ropre  correspon- 
dance vers  une  môme  destination,  à  des  conditions  plus  onéreuses 
que  l'étranger  forcé  d'emprunter  ce  territoire.  Les  seules  excep- 
tions que  comporte  ce  principe  ne  sauraient  être  que  celles  qui 
sont  réclamées  par  l'intérêt  du  trésor,  quand  il  s'agit  par  exemple 
soit  de  conquérir  un  nouveau  transit,  soit  de  conserver  un  transit 
sérieusement  menacé,  ou  bien  encore  par  les  sacrifices  réciproques 
que  pourrait  s'imposer  le  pays  auquel  on  accorderait  une  semblable 
faveur.  »  Faut-il  ajouter  que,  pour  le  transit  comme  pour  la  taxe 
des  dépêches  internationales,  la  doctrine  rationnelle  et  équitable 
exprimée  en  1791,  rappelée  et  précisée  en  1 850,  a  servi  de  règle  dans 
les  négociations  qui  ont  été  engagées  depuis  celte  dernière  date? 
La  plupart  des  traités  ont  substitué  à  l'ancienne  uniformité  des  prix 
du  transit  dans  les  deux  pays  contractans  un  système  de  taxation 
gradué  suivant  la  nature  des  services  respectifs  et  le  danger  plus 
ou  moins  éloigné  de  la  concurrence. 

11  est  juste  de  reconnaître  que  cette  conquête  de  l'équité  n'a  pas 


LA.    CONVENTION    POSTALE.  875 

été  obtenue  sans  peine  ni  sans  protestation.  Dans  la  conférence  in- 
ternationale des  postes  tenue  à  Paris  en  1863,  les  représentans  de 
plusieurs  puissances  insistèrent  pour  que  le  transit  des  dépêches 
fût  réciproquement  gratuit.  Ils  invoquaient  éloqueniraent  les  droits 
de  la  civilisation  moderne;  mais  le  mérite  de  cette  invocation  quel- 
que peu  emphatique  était  sin^ulièroment  alFaibli  par  la  situation 
personnelle  de  ceux  qui  la  proféraient  au  sein  du  congrès  postal. 
Ces  partisans  de  la  gratuité  appartenaient  à  des  pays  qui  n'offrent 
pas  de  grandes  facilités  de  transit,  et  qui  ont  besoin  du  transit  sur 
les  autres  territoires.  Leur  opinion  découlait  donc  dos  sources  les 
plus  pures  de  rinlérêt,  ce  qui  est  assez  ordinaire  en  pareils  cas. 
Malgré  l'avis  des  délégués  de  la  France,  qui  désiraient  laisser  à 
chaque  état  le  soin  de  débattre,  selon  ses  intérêts,  les  conditions  si 
variables  du  transit,  la  conférence  de  1863  adopta  un  moyen  terme 
en  exprimant  le  vœu  que  la  taxe  de  transit  fût  réduite  à  moitié  de 
la  taxe  nationale,  c'est-à-dire  que,  dans  un  pays  où  le  tarif  postal 
intérieur  serait  de  !^0  ceiit'mes  par  lettre,  le  tarif  de  trans't  fût  fixé 
à  10  centimes.  Elle  alléguait  que  cette  catégorie  de  dépêches, 
n'exigeant  que  l'opérat^on  du  transport  sans  levée  ni  distribution, 
doit  entraîner  moins  de  frais,  et  que  la  réduction  de  tarif  réalise  le 
principe  général  qui  proportionne  la  taxe  à  la  dépense  laite  et  au 
service  rendu.  Au  surplus,  cette  décision  platonique  de  la  confé- 
rence internationale  est  demeurée  sans  exécution.  Dans  les  diverses 
conventions  postales  négociées  depuis  1863,  les  parties  contrac- 
tantes ont  rt'glé  les  conditions  du  transit  d'après  les  lois  de  la  réci- 
procité, en  vue  de  la  concurrence  et  au  mieux  de  leurs  intérêts.  La 
Prusse  elle-même  s'est  trouvée  dans  le  cas  de  refuser  à  l'Angleterre 
la  demi-taxe  de  transit  que  son  délégué  à  la  conférence  de  Paris 
avait  appuyée. 

EsL-il  vrai  que  les  dépêches  en  transit  coûtent  moins  cher  à  trans- 
porter que  les  dépêches  nationales?  Cela  est  contestable,  car  le 
plus  ordinairement  ces  dépêches  traversent  tout  le  territoire  et  font 
le  plus  long  parcours.  En  outre,  pour  celles  qui  doivent  prendre  la 
voie  de  mer  sur  nos  paquebots,  à  Marseille,  à  Bordeaux,  à  Saint- 
INazaire,  à  Brest  ou  au  Havre,  il  est  juste  qu'on  leur  fasse  payer 
leur  part  des  lourdes  subventions  allouées  aux  services  de  paque- 
bots qui  les  attirent  et  les  transportent  au  loin.  Enfin  les  journaux 
et  imprimés,  dont  la  taxe  est  toujours  fort  modérée,  encombrent 
nos  wagons-poste,  où  ils  prennent  la  première  place,  selon  les  con- 
ventions, ce  qui  nuit,  dans  certains  cas,  à  la  transmission  des  dépê- 
ches nationales.  Pourquoi  ne  dirai-je  pas  à  cette  occasion  qu'étant 
préfet  des  Ilautes-A'pes,  je  n'ai  pu  obtenir  en  1870  pour  les  corres- 
pondances de  Gap  et  de  la  partie  haute  du  département  le  mode 
de  transport  le  plus  régulier  par  la  voie  de  Marseille,  parce  que  le 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

train  rapide  de  Paris  à  Marseille  était  surchargé  par  les  malles  ex- 
pédiées en  transit  vers  la  Méditerranée?  Pour  les  postes  comme 
dans  toute  industrie,  il  arrive  un  moment  où  l'encombrement  de  la 
marchandise  crée  de  graves  embarras  et  augmente  la  dépense.  Il 
faut  assurément  faire  le  service  coûte  que  coûte,  mais  il  n'est  que 
juste  de  retrouver  dans  la  taxe  nationale,  internationale  ou  de  tran- 
sit, au  moins  le  prix  de  revient.  Ce  qu'il  importe  seulement  d'éta- 
blir pour  cette  discussion,  c'est  que  le  coût  du  transit  n'est  point 
nécessairement  au-dessous  de  celui  des  dépêches  intérieures;  il 
peut  même  quelquefois  être  plus  élevé.  Dans  tous  les  cas,  lorsque 
la  France  traite  avec  une  nation  étrangère,  il  est  prudent  de  pro- 
céder à  une  enquête  pour  savoir  quelle  est  au  juste  la  valeur  des 
services  que  se  rendent  réciproquement  les  deux  parties  contrac- 
tantes. On  peut  être  certain  que  presque  toujours,  grâce  à  notre 
situation  géographique  et  à  la  supériorité  de  notre  organisation 
postale,  la  part  de  la  France  sera  la  plus  forte,  et  devra  par  suite 
être  la  plus  rémunérée. 

L'assemblée  nationale  appréciera  si  les  dispositions  de  la  con- 
vention du  12  février  1872  sur  le  transit  franco-allemand  sont  con- 
formes à  nos  intérêts.  Elles  dérogent  complètement  aux  principes 
recommandés  par  les  précédentes  assemblées,  elles  stipulent  la  gra- 
tuité pour  le  transit  à  dccoiiveri,  et  elles  ne  frappent  le  transit  en 
dépêches  closes  (1)  que  d'une  taxe  très  faible,  dont  une  partie  pourra 
même  être  éludée;  elles  accordent  pour  les  transports  par  mer  le 
trait-ement  réciproque  de  la  nation  la  plus  favorisée;  réciprocité  bien 
illusoire,  car  nous  donnons  à  l'Allemagne  le  service  de  plusieurs 
lignes  de  paquebots,  et  l'Allemagne,  dont  le  littoral  est  si  restreint, 
ne  subventionne  aucune  ligne  dont  nous  ayons  à  profiter;  enfin  il 
semblerait  résulter  de  la  combinaison  de  certains  tarifs  que  parfois 
la  dépêche  alleinande  transitant  par  la  France  et  expédiée  par  nos 
paquebots  serait  moins  taxée  que  la  dépêche  française  adressée  à 
la  même  destination. 

Il  serait  permis  de  s'écarter  des  anciennes  règles  et  d'entrer  lar- 
gement dans  le  système  adopté  par  la  convention  du  12  février,  si 
l'expérience  démontrait  que  nos  tarifs  internationaux  ou  de  tran- 
sit, ainsi  que  le  mode  d'application,  se  sont  opposés  au  développe- 
ment des  correspondances.  La  statistique  démontre  au  contraire 
qu'à  la  faveur  du  régime  actuel  les  correspondances  se  sont  accrues 
dans  des  proportions  très  sensibles.  De  18A8  à  1869,  le  nombre  des 
lettres  intérieures  s'est  élevé  à  36/i  millions,  soit  2/12  millions  ou 

(1)  Le  transit  à  découvert  s'applique  aux  correspondances  expédJL'es  par  dépêches 
ou  paquets  à  l'administration  qui  sert  d'internit'diaire,  et  le  transit  en  dépêches  closes 
aux  malles,  valises  ou  paquets  scellés  que  l'administration  intermédiaire  doit  trans- 
mettre intacts  à  l'office  destinataire. 


LA    CONVETNTION    POSTALE.  87/ 

190  pour  100  de  plus  qu'en  18/i8.  Celui  des  lettres  internationales 
a  été  porté  de  7  millions  à  33  millions,  soit  357  pour  100  de  plus, 
et  celui  des  lettres  étrangères  transportées  en  transit  présente  une 
augmentation  de  506  pour  100;  il  n'était  que  de  1,677,000  en  18/i8, 
il  a  atteint  10,165,000  en  1869.  La  progression  pour  le  transport 
des  imprimés  est  également  très  considérable.  Notre  tarif  à  l'égard 
des  étrangers  ne  saurait  donc  être  critiqué  comme  illibéral,  et  il 
semble  peu  opportun  de  le  réduire  au  moment  où  nous  sommes 
obligés  d'élever  tous  les  impôts  intérieurs. 

L'intérêt  financier,  que  l'on  doit  moins  que  jamais  perdre  de  vue, 
est  ici  très  sérieusement  engagé.  De  18/i0  à  18/18,  le  solde  payé  à 
la  France  par  les  offices  étrangers  et  coloniaux  n'était  en  moyenne 
que  de  1  million  de  francs;  il  s'est  accru  chaque  année  sous  le  ré- 
gime des  nombreux  traités  qui  ont  été  successivement  conclus  de 
1848  à  1869,  et  pour  cette  dernière  année  le  solde  au  profit  du  tré- 
sor atteint  5,380,000  francs.  La  statistique  officielle  ne  fait  pas 
connaître  quelle  est  dans  ce  chiffre  la  proportion  payée  par  les  pays 
qui  forment  aujourd'hui  l'empire  d'Allemagne;  mais  la  distinction 
importe  peu,  attendu  que,  si  nous  n'y  prenions  garde,  les  autres 
nations  seraient  disposées  à  réclamer  de  la  France  des  conditions 
postales  analogues  cà  celles  qui  sont  inscrites  dans  le  récent  traité, 
et  que  par  suite  une  grande  partie  du  bénéfice  actuel  risquerait 
d'être  compromise. 

Ce  sont  en  effet  les  principes  qui,  dans  la  convention  du  12  fé- 
vrier 1872,  provoquent  un  examen  approfondi  et  quelquefois  criti- 
que. Priruipiis  ohsta.  Ainsi  que  le  déclarait  en  1851  l'éminent  rap- 
porteur de  l'assemblée  législative,  M.  de  Lagrené,  le  mécanisme 
des  conventions  postales  est  difficile  à  saisir,  et  «  elles  exigent  une 
étude  particulière,  à  laquelle  des  hommes  politiques  ont  rarement 
occasion  de  se  livrer.  »  Il  est  à  craindre  que  le  négociateur  alle- 
mand, qui  dirige  depuis  de  longues  années  le  service  des  postes 
prussiennes  et  qui  n'est  pas  un  homme  politique,  n'ait  usé  large- 
ment contre  nous  de  ce  dernier  avantage.  11  a  proposé  de  substituer 
aux  doctrines  acceptées  par  lui  en  d'autres  temps  des  combinaisons 
qui  se  recommandent  par  la  simplicité  de  leur  mécanisme,  mais  qui 
renversent  complètement  les  notions  de  réciprocité  et  les  pratiques 
équitables  introduites  depuis  vingt  ans,  après  de  longs  débats, 
dans  cette  partie  du  code  international.  Si  la  convention  est  ap- 
prouvée par  l'assemblée  nationale,  l'expérience  prononcera  sur  le 
mérite  de  ces  combinaisons,  et,  dans  le  cas  où  nos  intérêts  finan- 
ciers se  trouveraient  trop  fortement  atteints  sans  autre  compensa- 
tion, il  serait  possible  de  remédier  promptement  à  un  état  de  choses 
qui  n'aurait  pas  répondu  à  l'attente  loyale  des  négociateurs,  car 
chacune  des  parties  contractantes  s'est  réservé  la  faculté  de  résilier 


878  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  traité,  en  prévenant  l'autre  de  ses  intentions  une  année  à  l'a- 
vance. Cette  clause  prudente  est  insérée  dans  toutes  les  conven- 
tions postales,  qui  demeurent  ordinairement  étrangères  à  la  poli- 
tique et  se  règlent  sur  les  intérêts. 

Il  reste  d'autres  questions  à  débattre  entre  la  France  et  l'empire 
d'Allemagne.  Oserions-nous,  en  terminant,  indiquer  dans  quel  es- 
prit elles  doivent  être  appréciées  par  les  deux  peuples  et  discutées 
par  les  deux  gouvernemens?  Après  une  lutte  des  plus  sanglantes, 
le  sort  des  armes  s'est  déclaré  contre  nous.  Nous  pourrions,  comme 
les  orgueilleux,  nous  exalter  au  souvenir  de  nos  tiinmplies  passés, 
lancer  de  nouveaux  défis  à  la  fortune  et  rêver  l'immédiate  revanche. 
La  sagesse  et  le  patriotisme  commandent  une  autre  conduite.  Tant 
que  nous  avons  des  troupes  étrangères  sur  notre  sol,  le  présent  ne 
nous  appartient  pas;  l'avenir  n'appartient  ni  à  nos  vainqueurs  ni 
à  nous.  II  y  a,  pour  le  moment,  une  immense  plaie  à  cicatriser,  un 
besoin  universel  d'apaisement  et  de  travail,  une  loi  supérieure  qui 
commande  aux  deux  peuples,  si  acharnés  hier  l'un  contre  l'autre, 
de  remettre  en  place  les  intérêts,  de  rassurer  les  familles  et  de  ré- 
tablir sur  toute  la  surface  de  l'Europe  ces  rapports  de  toute  nature 
qui  sont  le  devoir,  le  profit  et  l'honneur  des  nations  civilisées.  C'est 
l'œuvre  de  la  diplomatie.  L'Allemagne  n'a  point  à  être  généreuse, 
et  la  France,  qui  n'est  pas  d'humeur  à  s'abaisser,  n'a  point  lieu 
de  se  montrer  hautaine;  mais  dans  les  négociations  qui  doivent  ré- 
gler à  nouveau  les  échanges  du  commerce,  les  mouvemens  de  la 
navigation,  le  régime  des  postes,  en  un  mot  tous  les  intérêts  maté- 
riels, les  représentans  des  deux  nations  peuvent  librement  traiter 
d'égal  à  égal,  pendant  que  la  France  se  soumet  aux  plus  durs  sa- 
crifices et  redouble  d'efforts  .pour  payer  sa  rançon.  Notre  budget 
politique  se  compose  de  deux  comptes  bien  distincts,  le  compte  de 
la  guerre  et  le  compte  de  la  paix.  La  diplomatie,  s'inspirant  de  sa 
mission  conciliante,  aura  bientôt  régli  ce  dernier  compte.  L'autre 
ne  sera  sollé  que  le  jour  oi^i  le  territoire  français  sera  définitivement 
libre,  et,  s'il  arrivait  que  d'ici  là  pour  le  conunerce,  pour  les  postes 
ou  pour  tout  autre  objet,  nous  fussions  disposés  à  faire  quelques 
concessions  à  l'Allemagne,  l'équité  et  fintérèt  mutuel  du  bon  ac- 
cord voudraient  qu'il  nous  en  fût  tenu  compte.  Le  traité  postal  du 
12  février  187*2  devrait,  à  notre  sens,  figurer  au  nombre  de  ces 
concessions;  c'est  à  ce  point  de  vue  seulement  qu'il  nous  a  paru 
utile  de  mettre  en  relief  les  avantages  qu'il  procure  à  l'Allemagne. 

G.   Lavollée. 


IMPRESSIONS  ET  SOUVENIRS 


D'UN   JEUNE   INVALIDE 


I. 

Le  train  courait  à  tonte  vapeur  sur  la  ligne  de  Rouen,  nous  avions 
dépassé  Amiens;  il  était  alors  minuit  environ.  Soldats  du  W  chas- 
seurs à  piid,  après  un  mois  de  séjour  h  Boulogne,  où  se  trouvait  le 
dépôt,  nous  allions  à  l'armée  de  la  Loire  rejoindre  notre  corps. 
Nous  étions  là,  pressés  les  uns  contre  les  autres,  dans  ces  wagons 
de  troisième  classe  aux  comparlimens  anguleux,  trop  étroits,  qu'en- 
combraient encore  nos  nombreux  objets  d'équipement  militaire. 
Chacun  s'était  logé  un  peu  au  hasard,  comme  il  avait  pu.  La  gaîté 
du  reste  n'avait  pas  manqué  le  long  de  la  route;  c'étaient  des  rires 
sans  fin,  des  jeux  de  mots,  des  plaisanteries  dont  les  Prussiens 
avaient  la  bonne  part;  on  entonnait  en  chœur  des  chants  patrio- 
tiques, ks  voix  se  répondaient  d'un  wagon  à  l'autre,  et,  quand  nous 
passions  dans  les  gares,  nos  clairons  par  les  portières  allègrement 
sonnaient  la  charge.  Cependant,  la  nuit  venue,  tout^  cette  efier- 
vescence  du  départ  s'était  un  peu  calmée;  le  moins  exigeant  eût 
bien  voulu  dormir.  Pour  moi,  en  montant  dans  le  train,  séparé  de 
mon  escouade,  je  n'avais  pu  retrouver  qu'un  de  mes  amis,  Paul  V..., 
autre  engagé  vo'ontaire.  Épuisé  de  fatigue,  je  sommeillais  en  face 
de  lui.  Tout  à  coup  une  épouvantable  secousse  se  produit,  en  même 
temps  nous  nous  sentons  soulevés  de  nos  places;  autour  de  nous,  les 
cloisons  vacillent  et  se  rapprochent  avec  un  craquement  sinistre, .les 
banquettes  se  brisent,  les  vitres,  les  quinquet«,  volent  en  mille 
pièces,  et  nous-mêmes,  saisis,  broyés,  cherchant  en  vain  à  re- 
pousser loin  de  nous  eu  des  torsions  désespérées  ces  fusils,  ces 
sacs,  ces  éclats  de  bois  qui  nous  étouffent  et  nous  déchirent,  nous 
sommes  emportés  dans  le  tourbillon.  Cela  ne  dura  qu'un  instant, 


880  REVUE    DES    DEUX    iMONDES. 

instant  aiïreux,  avec  des  hurlemens  de  douleur,  des  cris  de  rage,  des 
supplications,  des  blasphèmes;  puis  une  dernière  secousse  se  fit,  et 
tout  rentra  dans  le  silence. 

J'ai  connu  plus  tard  les  détails  de  l'accident.  A  l'heure  où  nous 
quittions  Amiens,  le  chef  de  gare  de  Critot,  petit  village  des  envi- 
rons, avait  été,  comme  tous  les  autres,  prévenu  de  notre  passage. 
Soit  oubli,  soit  toute-  autre  cause,  il  négligea  de  placer  un  aiguil- 
leur qui  nous  eût  avertis.  En  arrivant  k  Critot,  au  lieu  de  suivre  la 
droite  voie,  la  machine  s'engagea  sur  un  chemin  de  garage,  heurta 
le  poteau  transversal  où  viennent  s'appuyer  les  trains,  enfonça  du 
même  coup  le  mur  de  maçonnerie  qui  le  soutenait,  parcourut  en- 
core une  trentaine  de  mètres  sans  rails,  en  terre  libre,  et  d'un  der- 
nier bond  vint  s'enfoncer  de  plusieurs  pieds  dans  le  sol.  Lancés  à  la 
suite,  les  wagons  rencontrèrent  l'obstacle,  et  sous  l'impulsion  ac- 
quise essayèrent  de  le  franchir,  se  poussant,  se  heurtant,  montant 
les  uns  sur  les  autres;  mais  le  choc  avait  été  si  violent  que  les 
chaînes  rompirent  au  cinquième  wagon,  et  sauvèrent  ainsi  ceux  qui 
nous  suivaient. 

Par  malheur  pour  moi,  je  me  trouvais  au  commencement  du 
train.  Une  douleur  atroce  me  saisit  quand  je  sentis  mes  os  crier 
sous  la  pression.  Je  n'eus  plus  bientôt  le  temps  de  souffrir  :  le  flot 
m'enleva.  Lorsque  je  me  retrouvai,  j'étais  couché  en  travers  de  la 
voie,  le  corps  engagé  sous  un  énorme  amas  de  débris  :  ma  tête 
seule  dépassait;  j'étouffais.  De  mon  bras  gauche  resté  libre,  j'essayais 
de  me  soulever  pour  respirer  un  peu;  mais  mon  poignet  déchiré  ne 
me  soutenait  plus.  Dans  le  mouvement  de  recul  produit  par  la  rup- 
ture des  chaînes,  j'avais  été  traîné  sur  le  sol  l'espace  de  plusieurs 
mètres;  l'effort  même  que  je  faisais  pour  me  retenir  de  la  main 
n'avait  servi  qu'à  me  briser  davantage  :  les  nerfs  étaient  à  nu.  Je 
retombai  la  face  contre  terre,  mordant  des  lèvres  le  sable  de  la 
voie.  A  quelque  hauteur  au-dessus  de  moi  râlait  un  de  nos  cama- 
rades, un  pauvre  petit  chasseur  qui,  pendant  le  voyage,  occupait 
m.on  compartiment,  et  qui,  voulant  dormir,  s'était  couché  à  nos 
pieds.  Par  un  fait  singulier,  tandis  qu'après  deux  tours  sur  moi- 
même  j'étais  renversé  à  terre,  lui,  soulevé  en  sens  contraire,  était 
porté  tout  au  haut  des  débris.  Pris  entre  deux  ais  disjoints,  il  res- 
tait là  suspendu,  le  corps  brisé,  et  son  sang  tiède,  à  larges  gouttes 
pressées,  me  découlait  sur  le  front. 

Cependant  parmi  nos  camarades,  dans  le  reste  du  train,  l'émo- 
tion était  grande.  On  crut  d'abord  à  une  attaque  des  Prussiens. 
Tout  le  monde  était  descendu.  Les  soldats  en  hâte  chargeaient  leurs 
fusils;  les  officiers,  sabre  en  main,  cherchaient  à  rallier  leurs 
hommes  et  criaient  :  En  avant!  On  connut  enfin  la  triste  réalité. 


UA    JEUNE    INTALIDE.  881 

Deux  ou  trois  ble'^sés  projetés  sur  la  voie  par  la  violence  du  choc 
se  traînaient  péniblement  le  long  du  talus;  les  survenans  les  ren- 
contraient du  pied.  Pas  de  lumière  :  des  voix  s'appelaient  dans 
l'obscurité;  la  nuit  était  si  noire  qu'à  peine  pouvais-je,  à  la  lueur 
des  feux  de  la  machine  échouée  près  de  là,  distinguer  quelques 
silhouettes  qui  n'avançaient  qu'en  hésitant.  Je  crus  reconnaître 
un  ami;  j'appelle,  on  accourt,  on  s'empresse,  on  écarte  la  masse 
énorme  qui  pèse  sur  moi.  En  moins  d'une  minute,  je  suis  dégagé; 
on  veut  me  faire  tenir  debout.  Hélas!  c'était  trop  demander  à  mes 
membres  rompus.  Je  me  repliai  sur  moi-même  avec  un  gémisse- 
ment de  douleur.  Alors,  me  soulevant  doucement  par  le  haut  du 
corps,  quatre  camarades  me  portèrent  dans  une  prairie  en  contre- 
bas qui  longe  la  voie  du  chemin  de  fer.  Quand  j'y  arrivai,  je  trouvai 
déjà  couchés  sur  l'herbe  une  trentaine  de  corps,  morts  ou  mou- 
rans;  celui  près  duquel  on  me  plaça  n'était  autre  que  Paul  V..., 
mon  ami.  Nous  nous  reconnûmes.  On  venait  d'apporter  la  lanterne 
qui  se  trouve  à  l'arrière  des  trains  :  je  pus  voir  son  pied  droit  horri- 
blement fracassé;  il  n'avait  plus  ni  guêtre  ni  soulier.  Jusque-là  je 
n'avais  pas  perdu  connaissance  un  seul  instant,  et  je  me  rendais 
parfaitement  comjjte  de  tout  ce  qui  se  passait  autour  de  moi;  de 
temps  en  temps  seulement  la  douleur  m'arrachait  un  cri.  Paul  V..., 
lui,  soulfrait  sans  se  plaindre.  Çà  et  là  dans  la  plaine,  nous  enten- 
dions nos  noms  ré[)étés  par  ceux  qui  nous  cherchaient;  nous  n'avions 
pas  la  force  de  ré|)ondre. 

Aussitôt  après  l'accident,  des  employés  étaient  sortis  de  la  gare 
pour  reconnaître  de  leurs  yeux  ce  qui  s'était  passé.  Une  locomotive 
arriva  enfin  avec  des  ouvriers,  des  torches,  des  outils.  En  même 
temps  les  gens  du  pays  commencent  à  s'éveiller.  Critot  est  un  petit 
village  de  quelques  centaines  d'habitans.  Les  deux  cloches  de  l'é- 
glise, ébranlées  à  la  fois,  tintaient  Jugubrement,  portant  au  loin  la 
mauvaise  nouvelle.  Là  aussi  on  croit  à  une  atta(|ue  des  Prussiens, 
et,  s'armant  de  fourches  et  de  fusils,  nos  paysans  s'apprêtent  à 
faire  une  vigoureuse  résistance.  A  peine  détrompés,  ils  se  mettent 
à  l'œuvre.  Grâce  à  ce  renfort,  le  déblaiement  s'opère  rapidement;, 
les  corps  viennent  de  plus  en  plus  pressés  s'aligner  dans  la  prai- 
rie. La  scène  était  étrange  et  lugubre  à  la  fois.  Cent  corps  et  plus 
étaient  couchés  dans  la  plaine;  on  nous  avait  tous  couverts  du  petit 
manteau  bleu  des  chasseurs.  Quelques-uns  autour  de  moi  avaient 
les  lèvres  noires,  les  dents  serrées,  les  yeux  hagnrds  et  grands  ou- 
verts; leurs  têtes  convulsivement  retournévis  disaient  une  horrible 
soulTrancri,  et  de  leurs  ongîes,  dans  les  dernières  crispations  de  l'a- 
gonie, ils  fouillaient  la  terre  gelée.  Un  groupe  d'ombres,  des  tor- 
ches à  la  main,  allait  de  l'un  à  l'autre  :  c'étaient  nos  officiers  cher- 

TOME  xcvm.  —  1872.  56 


8S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chant  à  reconnaître  leurs  hommes;  ils  se  baissaient  pour  regarder 
les  visages,  et  la  résine  dégouttait  le  long  de  leurs  doigts.  La  nuit 
était  toujours  sans  étoiles,  et  le  brouillard  du  matin,  tombant  sur  la 
plaine,  enveloppait  la  flamme  des  torches  d'un  nunge  épais  qui  de 
loin  lui  prêtait  une  teinte  sanglante.  Avec  les  officiers  marchait  un 
jeune  homme,  un  étudiant  en  médecine,  élève  des  hôpitaux  de 
Paris,  alors  de  séjour  à  Gritot.  Il  se  baissait,  lui  aussi,  et  regar- 
dait; parfois  il  disait  quelques  mots,  on  enlevait  le  corps  qu'on  dé- 
posait près  du  talus  en  un  endroit  où  d'autres  étaient  entassés  : 
ceux-là  étaient  morts.  Derrière  le  groupe  venait  un  prêtre.  Quand 
ils  s'approchèrent  de  moi,  un  des  officiers,  un  lieutenant,  me  re- 
connut et  me  serra  la  main;  le  jeune  étudiant  qui  venait  de  quitter 
Paul  V...  considéra  un  moment  mes  traits  décomposés  par  la  souf- 
france. —  Bien,  bien  1  fit-il,  —  et  il  passa.  En  face  de  moi  était  un 
pauvre  garçon  que  j'avais  eniendu  se  plaindre  peu  auparavant, 
mais  qui  ne  bougeait  plus.  A  deux  reprises,  l' étudiant  lui  appliqua 
une  glace  contre  les  lèvres.  —  Il  est  mort,  —  dit-il  enfin  en  se  re- 
levant, et  ce  nouveau  cadavre  alla  rejoindre  les  autres. 

A  cet  endroit  s'arrêtent  mes  souve-nirs;  l'épreuve  avait  été  trop 
forte,  je  m'évanouis.  Je  ne  revins  à  moi  qu'au  moment  où,  comme 
une  niasse  inerte,  on  me  hissait  avec  d'autres  malheureux  dans  une 
de  ces  carrioles  à  deux  roues  dont  se  servent  nos  paysans.  On  m'in- 
stalla aussi  commodément  que  possible,  et  lentement,  à  petits  pas, 
nous  prîmes  la  route  de  Gritot.  Ghaque  secousse  de  la  voiture  sur  ce 
chemin  caillouteux,  ravivant  nos  souffrances,  nous  arrachait  des  cris 
de  douleur.  Dans  l'un  des  cahots,  ma  main  alla  heurter  le  corps  de 
mon  voisin  de  droite;  je  sentis  son  bra,s  déjà  roidi  sous  la  veste,  et 
en  effet,  quand  il  fallut  le  descendre,  ce  n'était  plus  qu'un  cadavre. 
Du  reste,  je  ne  distinguais  plus  tiès  bien  les  objets  autour  de  moi; 
je  crois  que  j'avais  le  délire.  A  l'entrée  du  vi'lage  se  trouvait  une 
grange  où  l'on  nous  déposa  côte  à  côte;  quelques  bottes  de  paille, 
épandues  sur  la  terre  nue,  servirent  de  couche  à  nos  corps  meur- 
tris. Un  lumignon  fumeux,  dont  la  lumière  vacillante,  tremblotait 
sur  les  murs,  éclairait  mal  cette  vaste  salle,  laissant  dans  fombre 
les  coins  profonds  et  les  hautes  solives  du  toit.  A  côté  était  une  étable, 
où  l'on  entendait  grogner  les  pourceaux.  Deux  chasseurs  avaient 
été  chargés  de  nous  donner  à  boire.  Dévorés  de  fièvi'e  et  de  soif, 
nous  avions  juste  assez  de  sentiment  pour  souffrir.  Ainsi  se  passa 
la  nuit.  Au  matin, —  il  était  déjà  grand  jour, —  nous  vîmes  arriver 
cinq  ou  six  personnes.  C'étaient  les  médecins  de  Rouen  avec  leurs 
internes  qu'un  train  spécial  avait  amenés;  ils  étnient  munis  de  leurs 
trousses,  et  portaient,  attaché  au  cou,  leur  grand  tablier  d'opéra- 
teurs. Sans  perdre  de  temps,  ils  s'occupèrent  de  nous,  et  nous  firent 


UN   JEUNE    INVALIDE.  &SS 

le  premier  pansement.  Pour  ma  part,  j'avais  une  fracture  à  la  jambe 
gauche,  une  autre  à  la  cuisse  droite,  le  bras  gauche  fracassé,  la 
tête  fendue,  des  plaies  partout.  Pauvre  petit  chasseur!  toi  qui,  con- 
fiant dans  ton  ardeur  et  tes  vingt  ans,  te  promettais  de  courir  si 
lestement  à  l'ennemi! 

A  peine  pansé,  je  fus  installé  sur  un  brancard  pliant,  et  porté  à 
la  gare  pour  attendre  le  train  qui  nous  conduirait  à  Rouen.  Le 
bruit  de  notre  accident  s'était  déjà  répandu  par  tout  le  pays,  et  avait 
attiré  la  foule,  qui  s'apitoyait  sur  nous  au  passnge.  La  salle  d'at- 
tente où  l'on  me  déposa  contenait  déjà  quatre  ou  cinq  blessés.  Je 
reconnus  l'un  d'eux,  Coulmy,  un  ancien  soldat  de  Crimée  et  d'Ita- 
lie, à  la  poitrine  constellée  de  médailles  :  il  s'était  engagé  pour 
gagner  la  croix;  le  pauvre  diable  avait  la  jambe  gauche  littérale- 
ment broyée.  iNous  attendîmes  là  plus  de  quatre  heures.  Les  cu- 
rieux se  pressaient  autour  de  la  salle  et  regardaient  avidement  par 
les  vitres  avec  des  exclamations;  j'entendais  vaguement  le  muimure 
des  voix,  et,  dans  l'hallucination  de  la  fièvre,  toutes  les  figures 
tourbillonnaient,  dansaient  devant  mes  yeux,  et  semblaient  grima- 
cer au  travers  des  ca  reaux.  Enfin  le  train  arriva;  on  nous  installa 
dans  des  wagons  à  bestiaux,  pour  que  nous  ne  lL!S.-5ions  pas  gênés 
par  les  banquettes,  et  nous  partîmes  pour  Rouen. 

Tous  ces  transbordemens  m'avaient  horriblement  fatigué,  et  le 
dernier  ne  fut  pas  le  moins  douloureux.  Je  vis  l'hospice  général  de 
Rouen,  avec  sa  grille,  sa  longue  avenue  plantée  de  tilleuls  et  ses 
vieux  bâtimeus  noircis  qui  suintent  l'humidité.  Par  une  faveur  spé- 
ciale, alors  que  les  autres  blessés  étaient  transportés  daiis  les  salles 
communes,  nous  eûmes,  Paul  V...  et  moi,  une  petite  chambre  à  part. 
Cette  chambre,  située  au  second,  renfermait  quatre  lits.  A  côté  de 
moi  couchait  un  brave  homme,  pensionnaire  de  l'hospice;  en  face 
à  gauche,  Paul  V...;  à  droite,  un  pauvre  virfux,  tombé  en  enfance, 
dont  la  plainte  régulière  et  monotone  se  piolongeait  bien  avant 
dans  la  nuit.  Entre  les  deux  lits  du  fond  s'ouvrait  la  fenêtre,  d'où 
l'œil  embrassait  successivement  l'avenue,  le  boulevard  de  l'hospice 
et  l'entrée  de  la  gare.  Les  lits  en  fer  étaient  garnis  de  petits  rideaux 
blancs  courant  sur  des  tringles.  Pour  tous  meubles,  quelques  chaises 
de  paille,  une  table  de  bois  verni,  un  poêle  au  milieu  de  la  salle,  et, 
pendue  au  mur,  une  ancienne  toile,  toute  craquelée,  représentant  un 
cardinal  dont  je  n'ai  pu  jamais  connaître  le  nom.  Une  main  mala- 
droite avait  retouché  les  traits  du  prélat,  auquel  son  ample  simarre 
rouge  et  ses  moustaches  relevées  en  croc  donnaient  un  faux  air  de 
Richelieu.  La  couleur  nouvelle,  avec  ses  tons  criards,  faisait  tache 
sur  le  vieux  fond  terni.  Que  de  fois,  pendant  mes  longues  nuits  d'in- 
somnie, ai-je  vu  cette  figure  se  détacher  de  son  cadre  dédoré,  des- 


884  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cendre  jusqu'à  ma  couche,  et,  fixant  sur  moi  son  regard  sans  flamme, 
obséder  mon  esprit  effrayé!  Le  manteau  rouge  aux  vanités  replis  s'al- 
longeait démesurément,  les  lèvres  minces  s'agitaient,  et  la  main 
droite,  levée  pour  bénir,  avait  soudain  des  gestes  de  menace.  Je  me 
roidissais  tout  éveillé  contre  le  cauchemar.  —  Telle  était  la  chambre 
où  je  devais  rester  couché  près  de  huit  mois. 

Je  passai  les  premiers  jours  entre  la  vie  et  la  mort.  J'avais  des 
intervalles  de  lucidité,  bientôt  suivis  d'accès  de  fièvre  et  de  délire. 
C'est  dans  un  de  ces  tristes  momens  où  ma  raison  luttait  encore 
qu'eurent  lieu  les  funérailles  des  soldats  qui  avaient  succombé.  Le 
train  qui  nous  avait  conduits  à  Rouen  ramenait  avec  nous  une  dou- 
zaine de  cadavres;  ils  furent  déposés  à  l'hospice  et  enterrés  le  len- 
demain. Toutes  les  troupes  alors  présentes  dans  la  ville,  des  ba- 
taillons de  mobiles,  quelques  hussards,  avaient  été  réunis  pour  la 
cérémonie;  les  tambours,  drapés  de  noir,  battaient  lentement  des 
marches  funèbres.  Sans  doute  la  souffrance  avait  brisé  en  moi  tout 
ressort,  car  ce  roulement  sourd,  montant  de  l'avenue  jusqu'à  mes 
oreilles,  me  causait  une  émotion  singulière;  je  sentais  ma  gorge  se 
serrer,  je  plongeais  ma  tête  sous  les  coussins,  j'avais  peur.  Sur  le 
soir,  nos  officiers  et  quelques  camarades  vinrent  nous  faire  leurs 
adieux;  ils  devaient  se  remettre  en  route  au  point  du  jour.  Tous 
étaient  péniblement  affectés  :  partis  300,  ils  se  retrouvaient  150  à 
peine,  avant  même  d'avoir  vu  un  champ  de  bataille;  mais  le  devoir 
était  là  et  l'ennemi,  il  fallait  marcher.  Du  reste,  les  plus  à  plaindre 
n'étaient-ce  pas  ceux  qui  restaient? 

Ainsi  qu'il  est  d'usage  lorsque  les  casernes  sont  encombrées,  nos 
chasseurs  avaient  été  logés  chez  l'habitant.  L'un  d'eux,  morne  et 
abattu,  ne  parlait  à  personne.  C'était  ce  même  soir,  la  veille  du 
départ;  accoudé  au  marbre  de  la  cheminée,  il  pleurait  silencieuse- 
ment et  ne  voulait  pas  manger.  Lorsqu'on  lui  demanda  la  cause  de 
sa  douleur  :  —  Ah  !  dit- il,  je  laisse  ici  un  de  mes  bons  amis  que  je 
ne  reverrai  plus!  —  J'ai  rencontré  dans  la  suite  et  [)ar  pur  hasard 
les  personnes  qui  l'avaient  reçu.  Au  portrait  qu'on  me  fit  de  lui,  à 
ses  cheveux  courts  taillés  en  brosse,  à  ses  grands  yeux  pleins  de 
franchise,  à  ses  traits  forts  et  réguliers,  je  le  reconnus  sans  peine. 
George  E...  était  un  de  mes  anciens  camarades;  je  faisais  mon  droit 
avec  lui,  et  nous  nous  étions  engagés  ensemble.  Hélas!  deux  mois 
après,  il  devait  tomber  frappé  d'une  balle  en  face  de  l'ennemi,  et 
je  survis  aujourd'hui  à  celui  qui  pleurait  sur  moi. 

A  vrai  dire,  je  semblais  perdu;  les  soins  qu'on  me  prodigua  m'ar- 
rachèrent à  une  mort  certaine.  Bien  des  personnes  vn  effet  s'em- 
pressaient autour  de  moi  :  la  sœur  d'abord,  la  snsur  de  notre  salle, 
dont  je  voyais  l'om^bre  silencieuse  glisser  à  chaque  instant  le  long 


UN   JEUNE    INVALIDE.  885 

des  rideaux.  Quand  je  la  devinais  près  de  moi,  je  me  sentais  plus 
tranquille.  Chaque  matin,  vers  six  heures,  le  médecin  de  l'hospice 
faisait  sa  visite  dans  notre  salle.  Ce  n'était  certes  pas  une  petite 
affaire  que  de  panser  trois  fractures  sur  un  même  corps;  il  restait 
parfois  plus  d'ime  heure  auprès  de  mon  lit.  Dans  la  soirée,  un 
jeune  interne  venait  s'assurer  de  notre  état,  et  renouveler  le  pan- 
sement pour  la  nuit. 

J'avais  fait  prévenir  ma  famille  de  l'état  où  je  me  trouvais.  Un 
petit  mobile,  qui  couchait  dans  une  des  salles  voisinas,  s'était 
chargé  d'écrire  la  lettre.  Un  jour,  —  le  docteur  venait  de  sortir, — 
la  porte  s'ouvre,  et  je  vois  entrer  ma  mère  et  ma  jeune  sœur,  toutes 
deux  vêtues  de  deuil.  Quelque  effort  qu'elle  fît  pour  se  contenir, 
ma  mère  pâlit  affreusement  en  voyant  ce  visage  livide  et  amaigri  où 
elle  avait  peine  à  reconnaître  les  traits  de  son  fils.  Elle  s'approcha 
de  moi,  et  sans  mot  dire  déposa  un  long  baiser  sur  mon  front.  De 
grosses  larmes  perlaient  dans  ses  yeux,  et  moi,  pour  la  rassurer, 
ranimé  aussi  par  la  présence  de  ces  deux  êtres  qui  m'étaient  si 
chers,  je  me  mis  à  parler,  à  rire,  je  roulai  même  du  bout  des  doigts 
une  cigarette  dont  je  tirai  deux  ou  trois  bouffées.  Le  cœur  d'une 
mère  a  besoin  d'espérer;  la  mienne  ne  soupçonna  jamais  que  dès 
le  principe  les  médecins  m'avaient,  condamné.  Elle  venait  passer 
toutes  les  après-midi  près  de  moi,  ne  causant  pas  de  peur  de  me 
fatiguer.  Ma  sœur  était  \k  aussi  bien  tranquille;  n'avail-elle  pas  en- 
trepris de  me  fournir  de  charpie?  En  retournant  un  peu  la  tête  sur 
l'oreiller,  —  c'était  le  seul  mouvement  qui  me  fût  permis,  — je  la 
voyais  le  front  penché,  ses  boucles  blondes  lui  retombant  sur  les 
joues,  effiler  ardemment  le  linge  de  ses  petits  doigts,  heureuse 
lorsque  la  trame  se  défaisait  sans  peine,  et  que  les  fils  entassés  for- 
maient dans  la  corbeille  comme  une  petite  montagne  blanche. 

Cependant  les  Prussiens  allaient  arriver.  Depuis  un  long  mois 
déjà,  on  annonçait  leur  marche  sur  Rouen.  Les  communications 
une  fois  coupées,  que  deviendrait  notre  aïeule,  que  son  grand  âge 
avait  retenue  à  l'autre  bout  de  la  Normandie?  Partagée  entre  deux 
affections  égales,  ma  mère  hésitait  encore.  Quelques  bonnes  paroles 
du  docteur,  un  souhait  plutôt  qu'une  promesse,  finirent  par  la  dé- 
cider; elle  partit,  et  je  me  trouvai  seul  de  nouveau.  Seul,  j'ai  tort 
de  parler  ainsi;  n'avais-je  pas  là  Paul  V...,  devenu  mon  compagnon 
de  souffrances,  comme  il  l'était  autrefois  de  mes  jeux  et  de  mes 
plaisirs?  Le  pauvre  garçon  allait  mal  :  du  pied,  l'inflammation  avait 
gagné  la  jambe;  on  était  forcé  de  l'attacher  sur  son  lit  pour  qu'il 
ne  pût  pas  bouger.  Visiblement  ses  forces  déclinaient;  il  ne  man- 
geait plus.  Quand  au  travers  des  rideaux  blancs  je  considérais  ses 
yeux  caves,  son  front  blême,  ses  traits  décharnés,  j'étais  effrayé. 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Moi  du  moins,  je  sentais  l'appétit  renaître,  et,  m'accrochant  à  ce 
petit  trapèze  de  bois  qui  dans  les  lits  d'hôpital  aide  les  malades 
à  se  soulever,  je  me  dressais  sur  mon  séant.  Un  jour,  il  me  pria  de 
chanter.  Chanter!  je  ne  l'aurais  pu;  je  lui  récitai  tout  bas  quelques- 
uns  des  airs  que  nous  aimions  tant  et  que  nous  disions  ensemble 
naguère  :  le  Lac  de  Lamartine,  des  poésies  d'Alfred  de  Musset;  puis 
je  me  mis  à  pailer  du  passé.  Emporté  au  flot  de  mes  souvenirs,  je 
lui  rappelai  le  collège  de  Sainte-Barbe,  où  nous  avions  été  élèves 
tous  deux.  De  là  j'arrivai  au  temps  de  notre  j'unesse,  à  ces  pre- 
miers jours  de  liberté  si  gaîment  dépensés.  Mille  détails  me  révé- 
laient à  l'esprit,  je  revivais  par  la  pensée,  et,  tout  entier  à  mon 
plaisir  égoïste,  je  ne  tarissais  pas.  Quant  à  Paul  Y...,  il  ne  disait 
rien  ;  le  front  plongé  dans  ses  mains,  les  yeux  voilés  de  larmes,  il 
souriait  mélancoliquement  à  ces  images  d'un  passé  qu'il  m'était 
doux  d'évoquer,  mais  qui  l'attristait,  lui,  parce  qu'il  allait  mourir. 

Dès  l'aube,  j'étais  réveillé  par  la  voix  des  corneilles  qui  venaient 
s'abattre  en  croassant  sur  les  arbres  dépouillés  de  l'avenue.  Je  les 
voyais  tournoyer  longuement  par  bandes  sinistres  avant  de  se  po- 
ser, et  leurs  grandes  ailes  noires,  lourdement  seco-uées,  rasaient  les 
vitres  de  la  fenêtre.  A  la  même  heure,  dans  les  cours  de  la  caserne 
voisine,  de  leur  timbre  clair  et  sonore,  les  clairons  des  hussards 
chantaient  la  diane,  coupée  parfois  par  le  hennissement  lointain 
d'un  cheval.  Un  1  ailo;i  monté  était  tombé  à  Rouen,  apportant  des 
délégués  du  gouvernement  de  Paris.  L'enthousiasme  était  au  comble 
dans  toute  la  ville,  la  foule  se  pressait  aux  abords  de  la  gare,  et  nous 
pouvions  entendre  de  loin  les  acclamations  et  les  vivats.  Tout  cela 
nous  mêlait  en  quelque  sorte  aux  faits  de  la  guerre,  et  jusque  dans 
notre  infortune  nous  trouvions  une  singulière  douceur  à  faire  des 
vœux  pour  la  France.  Le  26  novembre,  je  reçus  une  lettre.  Cette 
lettre  portait  le  large  cachet  à  croix  rouge  des  ambulances;  elle  était 
de  R...,  un  autre  de  nos  camarades  parti  de  Paris  avec  nous.  Dès  la 
première  aflQûre  où  il  assistait,  à  Saint-Laurent-des-Bois,  il  avait  reçu 
une  balle  dans  la  cuisse;  toutefois  la  blessure  n'était  pas  dange- 
reuse, et  il  espérait  bien  avant  peu  retourner  à  l'ennemi.  Le  20*  chas- 
seurs s'était  du  reste  bravement  conduit,  et  avait  été  mis  à  l'ordre 
du  jour.  M...,  George  E...,  deux  des  nôtres,  allaient  monter  en  grade; 
lui-même  en  terminant  saluait  d'avance  le  jour  où,  de  nouveau  réiî- 
nis,  nous  pourrions  tous  les  cinq  nous  conter  nos  souffrances  et  nous 
serrer  la  main. 

Ce  souhait,  hélas  1  ne  devait  pas  se  réaliser.  J'avais  fait  passer  à 
Paul  V...  la  lettre  de  notre  ami;  je  remarquai  qu'au  lieu  de  Hre  il 
murmurait  à  part  lui  des  phrases  incohérentes.  L'avant-veille  déjà, 
nne  hémorrhagie  s'était  déclarée,  qu'on  n'avait  pu  arrêter  qu'à 


UN  JEUNE   INVALIDE.  887 

grand'peine.  L'infirmier  qui  nous  veillait  s'était  absenté  un  moment; 
au  cri  que  poussa  Paul  V...  en  sentant  sa  vie  s'échapper,  le  vieil- 
lard infirme  dont  le  lit  était  placé  à  côté  du  mien  bondit  sur  ses 
jambes  paralytiques,  et  je  le  vois  encore,  tout  perclus,  tout  courbé, 
longeant  les  murs  de  la  main,  se  traîner  précipitamment  jusqu'à  la 
porte  pour  appeler  du  secours.  A  partir  de  ce  jour,  les  instans  de 
mon  malheureux  camarade  étaient  comptés.  L'agonie  commença 
bientôt,  et  dura  quarante-huit  heures.  Une  nuit,  brisé  de  fatigue 
et  d'émotion,  je  m'étais  assoupi.  Lorsque  je  me  réveillai,  par  un 
mouvement  instinctif,  à  la  lueur  de  la  petite  veilleuse  posée  sui'  la 
table,  je  jetai  les  yeux  sur  le  lit  en  face;  le  lit  était  vide.  Je  restai 
muet,  immobile,  les  yeux  hagards;  je  regardais  toujours,  me  refu- 
sant à  comprendre.  Alors  le  paralytique,  qui  attendait  mon  réveil, 
se  pencha  vers  moi  et  me  dit  à  voix  basse  :  —  Il  est  parti. 

IL 

Nous  étions  au  commencement  de  décembre.  Depuis  si  longtemps 
déjà  l'arrivée  des  Prussiens  nous  avait  été  annoncée  que  bien  des 
gens  n'y  voulaient  plus  croire.  Quand  le  !i  au  matin  ils  parurent 
devant  PiOuen,  la  surprise,  puis  l'effroi,  furent  extrêmes.  Personne 
n'est  là  pour  donner  ou  pour  exécuter  les  ordres;  gardes  natio- 
naux et  mobilisés,  soldats  de  la  veille,  s'empressent  de  jeter  leurs 
fusils;  des  vauriens  s'en  emparent  et  vont  casser  lus  vitres  de  l'hôtel 
de  vil'e.  On  croit  à  l'émeute,  au  pillage;  quelques  heures  après, 
une  députalion  des  principaux  magistrats  se  rendait  au-devant  des 
ofliciers  ennemis,  les  invitant  à  entrer  dans  la  ville.  Le  seul  inci- 
dent de  la  journée  fut  le  coup  de  tête  d'un  pauvre  épicier  qui  pen- 
dant le  défilé  tira  sur  un  officier  prussien,  et  fut  passé  par  les  armes 
immédiatement. 

Il  était  tombé  de  la  neige  pendant  la  nuit,  le  ciel  avait  une 
teinte  grise  et  sale;  de  mon  lit,  en  me  redressant  un  peu,  à  travers 
la  fenêtre  ouverte  malgré  le  froid,  —  car  nous  voulions  voir,  — je 
distinguais  le  boulevard  de  l'hospice  couvert  d'un  vaste  manteau 
blanc;  les  alentours  étaient  déserts  et  silencieux.  Quatre  uhlans  pa- 
rurent d'abord,  débouchant  par  le  Pont  de  Pierre.  Mousqueton  au 
poing,  de  la  main  gauche  rassemblant  leur  monture,  le  corps  plié 
sur  la  selle,  ils  avançaient  de  front  sur  toute  la  largeur  de  la  chaus- 
sée, lentement,  posément,  au  petit  pas  de  leurs  chevaux  roux,  re- 
gardaient de  dioite  et  de  gauche  avec  persistance,  et  n'avaient  l'air 
rien  moins  que  rassuré.  Après  ceux-là,  il  en  vint  huit,  puis  seize, 
puis  trente,  et  d'autres  encore.  Dès  que  les  premiers  avaient  par- 
couru deux  ou  trois  cents  mètres,  ils  se  rabattaient  sur  ceux  qui 


888  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

suivaient;  quatre  autres  se  détachaient  alors  à  leur  tour  pour  ex- 
plorer le  terrain.  Le  même  manège  se  renouvelait  dans  chaque 
groupe;  de  temps  en  temps  partait  un  coup  de  sifflet  aigu  et  pro- 
longé. On  connaît,  du  reste  la  prudente  tactique  dr-s  éclaireurs  prus- 
siens. Une  heure  s'écoula  ainsi  en  marches  et  contre-marches,  et 
le  gros  de  l'ai mée  arriva.  Il  était  alors  une  heuie  de  l'après-midi 
environ.  On  voyait  passer  là  des  soldats  de  toute  arme  et  de  pays 
divers,  des  Bavarois,  des  Saxons,  des  Prussiens,  des  Wurtember- 
geois,  les  uns  avec  le  casque  à  pointe  ou  cà  chenille,  les  autres  avec 
le  béret  rond  de  drap  gros  bleu.  Ils  marchaient  en  bon  ordre,  les 
rangs  serrés,  \ô  bras  gauche  ballant  par  derrière,  au  son  d'une 
musique  où  je  croyais  reconnaître,  —  comme  pour  nous  faire  af- 
front, —  quelques  mesures  intercalées  de  nos  airs  nationaux.  A 
part  cela,  rien  de  plus  contraire  à  l'idée  que  nous  nous  faisons  en 
France  d'une  marche  guerrière.  La  voix  criarde  du  fifre  dominait, 
alternativement  mêlée  aux  ronflemens  du  tambourin,  sur  un  petit 
rhythme  pressé,  saccadé  et  sautillant  comme  un  air  de  danse.  On 
a  comparé  cette  musique  à  celle  de  nos  foires,  et  c'est  justice.  Par 
intervalles  passait  au  galop  quelque  officier  supérieur,  lançant  à 
pleins  poumons  un  cri  guttural  que  d'autres  apiès  lui  répétaient; 
au  commandement,  on  voyait  les  bataillons  s'agiter,  presser  le  pas 
ou  ralentir  leur  maiche.  Le  défilé  dura  ainsi  jusqu'au  soir.  Ce  fut 
alors  le  tour  des  canons,  toute  la  nuit  nous  les  entendîmes  passer 
devant  l'avenue;  pièces  et  caissons  roulaient  pesamment  sur  la 
neige  battue,  et  leurs  lourds  cahots  ébranlaient  le  soi  :  des  coups  de 
sifflet  dirigeaient  la  manœuvre.  Dans  notre  salle,  comme  s'il  eût  pu 
comprendre,  le  vieil  infirme  du  fond  ne  cessait  de  pousser  sa  plainte 
douloureuse.  Moi,  j'avais  le  cœur  tristement  serré,  car  je  venais 
de  voir  l'invasion,  et  je  sentais  plus  que  jamais  mon  impuissance  et 
mon  malheur. 

Le  lendemain,  nouveau  défdé.  C'était  l'arrière-garde,  des  chas- 
seurs bavarois  avec  leur  petit  shako  en  toile  cirée  à  grande  visière 
et  leur  manteau  gris-fer;  ils  trottaient  péniblement  dans  la  boue,  et 
paraissaient  harassés  de  fatigue.  D'ailleurs  durant  ces  premiers 
jours  j'eus  plusieurs  fois  l'occasion  de  voir  passer  des  troupes  al- 
lemandes; peut-être  n'était-ce  là  qu'un  stratagème  de  nos  ennemis, 
multipliant  les  mouvemens  pour  nous  en  imposer  sur  leur  nombre. 
En  effet,  un  corps  français  tenait  encore  la  campagne  dans  les  en- 
virons. Un  beau  matin,  le  canon  commence  à  tonner  :  on  se  battait 
aux  Moulineaux,  au-dessous  de  Rouen.  A  cet  endroit,  l'un  des  plus 
beaux  sites  de  la  xNormandie,  et  sur  une  petite  hauteur,  s'élève  un 
amas  de  ruines  informes  connues  dans  le  pays  sous  le  nom  de 
château  de  Robert  le  Diable.  C'est  là  que,  retranchés  derrière  les 


UN   JEUNE    INVALIDE.  '  889 

murs  croulans  et  les  anciens  fossés  plus  qu'à  demi  comblés,  des 
mobiles  de  l'Ârdèche  surpris,  trahis  peut-être,  luttèrent  énergique- 
ment  pendant  trois  heures,  ménageant  leurs  cartouches  comme  de 
vieux  soldats,  et  causant  aux  Prussiens  des  pertes  cruelles.  Dans 
Rouen,  on  eut  un  moment  de  joie  folle,  mal  contenue  par  la,  pré- 
sence de  l'envahisseur.  A  mesure  que  la  lutte  se  prolongeait,  l'es- 
poir et  la  confiance  nous  revenaient  au  cœur.  Pour  moi,  l'oreille 
aux  aguets,  tremblant  d'émotion,  j'échangeais  quelques  mots  avec 
mon  voisin  de  droite,  le  père  Gosselin,  comme  on  l'appelait  fami- 
lièrement. Depuis  la  mort  de  Paul  V...,  je  m'étais  lié  avec  lui  de 
bonne  amitié,  et  nous  causions  fréquemment  ensemble.  Ancien 
garde-mine,  exposé  par  état  à  de  brusques  alternatives  de  chaleur 
et  de  froid,  il  s'était  vu  pris  avant  l'âge  de  douleurs  rhumatismales 
qui  lui  avaient  ravi  peu  à  peu  l'usage  de  ses  jambes.  U  e  modeste 
pension  qu'on  lui  servait  lui  permettait  de  se  faire  soigner  à  l'hos- 
pice. Depuis  plus  de  quinze  ans  déjà,  il  n'en  était  pas  sorti;  il  s'était 
fait  du  reste  à  cette  vie-là  :  pourvu  que  rien  ne  vînt  déranger  ses  pe- 
tites habitudes,  pourvu  qu'au  retour  de  chaque  semaine  sa  tabatière 
d'écaille  fût  bien  remplie  de  tabac  frais,  son  linge  blanc  disposé 
au  pied  de  son  lit,  l'excellent  homme  était  content.  Comme  nous 
avions  ouvert  la  fenêtre  pour  mieux  entendre  :  —  Ecoutez,  écou- 
tez, on  se  bat,  lui  disais-je;  tout  à  l'heure  arriveront  les  blessés. — 
Oui,  caporal,  me  répondait-il,  faisant  allusion  à  mes  galons  jaunes, 
que  je  n'avais  pas  portés  bien  longtemps.  Ah  !  je  ne  suis  guère 
valide,  et  j'ai  grand' peine  à  me  tenir  sur  mes  vinilles  jambes;  mais 
malgré  tout  cela  me  ferait  plaisir  de  céder  ma  place  à  l'un  de  nos 
braves  petits  soKlats. 

Ils  nous  arrivèrent  en  effet,  mais  le  lendemain  seulement,  et  sous 
la  conduite  d'un  haiiplmann  prussien.  Dès  leur  entrée  dans  la  ville, 
sans  perdre  un  moment,  avec  cette  régularité  systématique  qui  les 
caractérise,  les  Prussiens  s'étaient  em[)arés  de  tous  les  services;  un 
fort  détachement  vint  surveiller  l'hospice,  tandis  que  leurs  médecins 
parcouraient  les  salles  et  passaient  la  visite.  Il  leur  fallait  toucher 
du  doigt  nos  plaies,  constater  nos  blessures,  voir  de  leurs  yeux  si 
c'était  bien  du  sang  français  qui  tachait  la  charpie.  Je  me  rappelle 
encore  quelle  fut  la  panique  du  personnel  de  l'hospice  et  des  ma- 
lades au  premier  moment.  Parmi  nous  se  trouvaient  plusieurs  francs- 
tireurs,  pauvres  diables  arrêtés  en  route,  quelques-uns  par  les 
balles  ennemies,  d'autres,  le  plus  grand  nombre,  par  la  misère  et 
le  froid.  Or  les  Prussiens  passaient  pour  n'aimer  point  les  corps- 
francs;  ne  parlait-on  pas  déjà  de  représailles  et  de  fusillades?  Aus- 
sitôt les  sœurs  de  jeter  au  feu  les  vêtemens  compromettans,  va- 
reuses bariolées  et  chapeaux  à  plumes  de  coq.  Restaient  les  cartes 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  présence  appendues  au  lit  de  chacun  avec  des  inscriptions  di- 
verses :  vengeurs  du  Il/ivre,  hussards  de  la  morl,  noms  pompeux 
dont  nos  volontaires  aimaient  à  baptiser  leurs  bataillons.  On  s'em- 
presse de  changer  le-,  cartes,  et,  pieuse  supercherie,  un  terme 
unique  et  plus  modeste,  éclaireurs  à  cheval,  remplace  les  titres 
suspects.  Ces  bons  A!lem;',iicis  ignoraient  sans  doute  que  jamais 
notre  armée  régulière  ne  compta  de  corps  ainsi  désigné;  toujours 
est-il  qu'ils  se  tinrent  pour  convaincus.  Cependant  leur  déliance 
n'était  pas  facile  à  mettre  en  défaut.  Le  surlendemain  de  l'occu- 
pation, comme  je  dormais  encore,  je  me  sens  légèrement  frappé 
sur  l'épaule.  Je  me  retourne  :  l'économe  de  l'hospice  était  devant 
moi,  et  avec  lui  un  homme  brun  de  haute  taille,  à  l'air  rébarba- 
tif, aux  épaisses  moustaches  noires.  C'était  le  docteur  prussien 
chargé  de  m' interroger.  11  portait  la  petite  casquette  à  liséré  rouge, 
de  hautes  buttes  jaunes  aux  pieds;  une  vaste  pelisse  couvrait  sans 
la  cacher  sa  pelile  tunique  bleue  ornée  de  larges  boutons  dorés; 
sur  la  poitrine,  plusieurs  décorations  parmi  lesquelles  la  croix  de 
fer;  deux  galons  d'or  couraient  sur  les  manches.  On  entendait  d'au- 
tres officiers  causer  à  voix  haute  dans  le  couloir.  —  Votre  nom?  me 
demanda-t-il  sèchement. 

Je  lui  désignai  du  doigt  mon  livret  de  chasseur  posé  sur  une 
planchette  au  chevet  de  mon  lit.  11  le  prit,  et  se  mit  à  lire.  —  Où 
avez-vous  été  blessé?  continua-t-il  au  bout  d'un  moment. 

—  Dans  un  accident  de  chemin  de  fer,  à  Critot,  répondit  pour  moi 
l'économe. 

Cependant  l'Allemand  s'était  approché  de  la  table,  où  il  prenait 
des  notes.  —  Ah!  oui,  fit-il,  parlant  par  saccades,  cherchant  ses 
mots,  avec  un  accent  tudesque  fortement  prononcé,  oui,  nous  avons 
vu  cela  en  passant;  des  wagons  les  uns  sur  les  autres,  la  machine 
brisée,  oh!  malheur,  gros  malheur! 

Mais  bientôt,  comme  saisi  d'un  soupçon  subit,  il  s'avança  vers 
moi,  et  vivement,  d'un  geste  brusque,  releva  les  couvertures.  Ce 
qu'il  vit  de  mon  état  le  rassura  sans  doute,  car  il  n'insista  plus;  il 
replaça  mon  livret  sur  la  planche,  toucha  légèrement  sa  casquette 
du  bout  des  doigts,  et  sortit.  La  même  visite  devait  se  renouveler 
tous  les  huit  jours. 

En  même  temps  que  les  nôtres,  quelques  blessés  prussiens  avaient 
été  portés  à  l'hospice.  Comme  bien  on  pense,  nos  vainqueurs  ne 
s'étaient  pas  fait  faute  d'attribuer  à  leurs  soldats  toute  une  partie 
des  bâtimens;  du  reste  les  malades  abondaient  parmi  eux.  Chaque 
matin,  ils  traversaient  l'avenue  par  bandes  de  vingt  k  trente,  hâves, 
défaits,  suivis  de  quelques  camarades  plus  valides  qui  portaient  les 
fusils  et  les  sacs.  Les  salles  qui  leur  étaient  réservées  se  trou- 


UN   JEUNE    INVALIDE.  891 

vaient  dans  un  corps  de  logis  à  part,  sur  les  derrières  de  l'hospice; 
mais  i!s  n'y  restaient  pas.  A  peine  convalescens,  ils  se  répandaient 
dans  tous  les  couloirs,  d'où  l'on  n'osait  trop  les  chasser,  rôdant, 
fouillant,  cherchant  à  pénétrer  partout.  Leur  pas  lourd  et  pesant 
se  reconnaissait  au  passage.  Parfois  l'un  d'eux  entrait  chez  nous; 
par  l'embrasure  de  la  porte  entre-bâillée,  j'apercev.iis  nne  large  face 
aux  gros  yeux  ronds  à  (leur  de  tête,  à  la  barba  inculte  et  roussâtre; 
l'intrus  regardait  un  moiiient  d'un  air  elTaré,  puis,  gpué  [)ar  notre 
silence,  disparaissait  comme  il  était  venu.  On  a  beaucoup  trop  parlé 
du  goût  des  Allemands  pour  l'idéal  :  ces  gens-là  ne  songeaient  qu'à 
manger,  et,  grâce  aux  réquisitions,  ils  avaient  toujours  quelque 
chose  à  cuire.  Force  était  aux  sœurs  de  l'hospice  de  défendre  sans 
cesse  contre  leurs  prétentions  les  fourneaux  où  chaulTaient  les  ali- 
mens  des  malades.  Ps'ettement  éconduits,  ils  baissaient  la  tête  et  se 
retiraient  dociles  en  murmurant  ya,  ya,  mais  pour  revenir  à  la 
charge  un  quart  d'heure  après. 

Dans  Rouen,  c'était  lien  autre  chose  encore.  Des  rixes  sanglantes 
éclataient  à  tout  propos  entre  les  soudards  étrangers  et  les  gens  du 
pays,  et  il  n'y  avait  presque  pas  de  jour  où  l'on  n'amenât  à  l'hos- 
pice quelque  malheureux,  la  tète  ouverte  d'un  coup  de  sabre  bien 
appliqué,  toujours  au  même  endroit  et  de  même  façon,  par  le  tra- 
vers de  la  figure.  Eux-mêmes,  il  est  vrai,  perdaient  du  monde  à  ce 
jeu-là.  Aussi  par  ordre  supérieur  fut-il  bientôt  interdit  de  se  mon- 
trer le  soir  dans  les  rues.  Le  couvre-feu  sonnait  d^s  neuf  heures, 
plus  triste  encore  et  plus  lugubre  que  le  nôtre,  quelque  chose 
comme  un  gémissement  prolongé.  J'accueillais  avidement  tous  les 
bruits  qui  me  revenaient  de  la  ville.  Tantôt  c'étaient  dix  soldats 
prussiens  publiquement  décorés  pour  avoir  tué  de  leur  main  un 
égal  nombre  d'officiers  français;  tantôt  au  contraire  un  des  leurs 
était  fusillé  en  pleine  place  de  Rouen  pour  désobéissance  à  ses 
chefs;  même  en  pays  conquis,  la  discipline  prussienne,  une  disci- 
pline de  fer,  n'ab  liquait  rien  de  ses  droits.  D'autres  fois,  lorsqu'un 
officier  mourait  des  suites  de  ses  blessures,  —  et  le  fait  se  renou- 
velait encore  assez  souvent,  —  en  grande  pompe  on  élébrait  les  fu- 
nérailles; les  musiques  des  régimens  jouaient  des  airs  funèbres,  et 
j'entendais  au  loin  les  gros  instrumens  de  cuivre  pleurant  comme 
des  orgues  d'église.  Un  beau  jour  arriva  le  prince  Frédéric-Charles; 
les  hurrahs  des  Allemands,  mille  fois  répétés,  le  saluaient  au  pas- 
sage, mais  dans  la  ville  occupée  bien  des  maisons  avaient  arboré 
le  drapeau  noir,  au  risque  d'avoir  à  loger  dès  le  lenVmain  un 
nombre  double  de  garnisaires,  ce  qui  eut  lieu  en  effet.  En  même 
temps  circulaient  sur  les  événemens  de  Paris  les  bruits  les  plus 
étranges  et  les  plus  contradictoires  :  le  général  Ducrot  avait  percé 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  lignes,  le  roi  Guillaume  fuyait  de  Versailles,  la  gard'e  nationale 
marchait  sur  Étampe-;,  où  devait  s'opérer  la  jonction  avec  les  troupes 
de  province,  et  le  soir  même  tout  était  démenti.  Ballottés  ainsi  d'un 
sentiment  à  l'autre,  de  la  joie  sans  borne  au  plus  cruel  abattement, 
nous  ne  savions  plus  que  croire,  et  nous  osions  à  peine  envisager 
l'avenir.  Encore  si  quelque  billet,  la  lettre  d'un  i)arent,  d'un  ami, 
fût  parvenu  jusqu'à  nous,  portant  la  vérité  dans  ses  plis,  qui  sait 
si  l'échange  même  de  nos  patriotiques  douleurs  ne  nous  eût  pas 
rendu  et  le  courage  et  la  confiance?  mais  les  Prussiens  avaient  mis 
ordre  à  tout.  Les  com  nuuications  étaient  interromjiues  avec  le  de- 
hors, aucun  courrier  n'arrivait  plus,  et  peut-être  n'est-ce  pas  la 
moindre  cause  du  succès  de  nos  ennemis  que  ce  vide,  ce  silence, 
cette  atmosphère  de  doute  et  d'ignorance  qu'ils  surent  faire  autour 
de  nous  dans  chaque  ville,  dans  chaque  province  du  pays  occupé, 
si  bien  que  la  France,  disjointe  et  démembrée,  se  cherchant  elle- 
même  et  ne  se  trouvant  pas,  ne  sentait  plus  sa  force  ni  son  unité. 

Un  peu  avant  l'entrée  des  Prussiens  dans  la  ville,  un  homme  du 
W"  chasseurs  avait  passé  par  Rouen;  blessé  au  combat  de  Yilleplon, 
il  regagnait  le  dépôt.  Par  lui,  j'appris  que  George  E...  avait  jus- 
que-là échappé  à  tout  danger,  et  je  m'empressai  d'envoyer  cette 
bonne  nouvelle  à  la  vieille  mère  de  mon  ami.  J'eus  encore  le  temps 
de  recevoir  la  réponse,  —  c'est  du  reste  la  dernière  lettre  qui  me 
soit  arrivée;  —  M"""  E...  m'y  remerciait  de  l'intérêt  que  je  portais 
à  son  fils,  et,  rassurée  sur  le  présent,  faisait  des  vœux  pour  notre 
bonheur  futur.  Pauvre  femme!  ce  que  j'ignorais  alors,  ce  que  je 
n'appris  que  six  mois  plus  tard,  c'est  que  le  soir  même  de  Ville- 
pion,  à  Loigny,  après  le  succès  de  la  journée,  comme  nos  soldats 
débordés  étaient  contraints  de  se  replier,  dans  une  dei'nière  charge 
à  la  baïonnette,  George  E...  fut  frappé  d'une  balle  en  plein  front. 
Quelques  camarades  le  virent  tomber;  par  malheur,  il  ne  fut  pas 
relevé,  son  nom  ne  parut  sur  aucun  registre  d'ambulance,  sur  au- 
cune liste  d'inhumation,  et  longtemps  plus  d'un  put  croire  qu'il 
était  seulement  pri>ounier;  mais  il  n'a  pas  reparu. 

Cependant  mon  état  commençait  à  s'améliorer.  J'avais,  l'un  après 
Pautre,  quitté  les  appareils  de  fracture,  et  je  ne  saurais  dire  quel 
bien-être  j'éprouvai  à  me  sentir  enfin  dégagé  ;  le  supplice  durait 
depuis  quatre  mois.  Bien  qu'à  les  remuer  mes  jambes  me  parussent 
lourdes  comme  du  plo'ub,  j'entrevoyais  le  jour  où  l'on  pourrait  me 
lever.  Les  premières  fois,  la  chose  ne  se  fit  pas  sans  peine;  il  ne 
fallait  rien  moins  que  quatre  personnes  pour  déplacer  mon  corps 
inerte.  Avec  précaution,  j'étais  déposé  sur  un  grand  fauteuil,  deux 
coussins  rangés  sous  mes  pieds.  Je  n'avais  pas  voulu,  pour  m'ha- 
biller,  des  vètemens  de  l'hospice  :  sur  ma  prière,  on  avait  pris  soin 


UN   JEUNE    INVALIDE.  893 

de  réparer  mon  pantalon  bleu  et  ma  petite  veste  de  chasseur;  quel- 
ques gouttes  de  sang  lâchaient  encore  les  galons.  Plaisante  qui 
voudra  un  sentiment  bien  légitime,  ce  costume  de  soldat,  pour 
lequel  j'avais  souiïert,  me  consolait,  et  me  relevait  à  mes  propres 
yeux. 

On  m'approchait  de  la  fenêtre,  mais  pour  quelques  instans  seu- 
lement. En  vain  aurais-je  voulu  me  tromper  moi-même,  surmonter 
la  fatigue  :  le  grand  air  me  grisait,  et  il  fallait  m'emporter  bien 
vite.  Peu  cà  peu  cependant  les  forces  me  revini-ent,  et  je  fus  libre 
de  rester  levé  plus  longtemps.  Je  passais  là  de  longues  heures, 
couché  dans  mon  fauteuil,  regardant  l'horizon  par  la  fenêtre  ou- 
verte. L'hiver  allait  finir,  le  soleil  se  montrait  déjà  plus  fréquent  et 
plus  chaud;  dans  l'avenue,  les  bourgeons  des  arbres,  gonflés  de 
sève,  faisaient  ciaquer  leur  brune  enveloppe.  En  face  de  l'hospice, 
par-delà  le  boulevard,  se  dressait  une  haute  colline,  âpre  et  rocail- 
leuse, où  d'énormes  cailloux,  de  leur  dos  rond  et  luisant,  perçaient 
le  sol  grisâtre.  On  n'y  voyait  ni  maisons  ni  cultures,  on  apercevait 
simplement  à  mi-côte  un  large  espace  clôturé  de  murs  en  pisé; 
c'était  le  cimet'ère  particulier  de  l'hospice.  Grâce  à  la  disposition  du 
terrain,  qui  s'élevait  en  pente,  je  pouvais  en  saisir  les  moindres  dé- 
tails. Rien  de  plus  nu,  rien  de  plus  désolé  que  ce  champ  des  morts. 
Point  de  pierres  tombales  ni  de  monumens;  à  peiiie  quelques  croix 
de  bois  peinies  en  noir,  hautes  de  deux  pieds.  De  vast'S  tertres 
formant  carré  indiquaient  la  place  des  fosses  communes,  comblées 
l'une  après  l'autre  par  la  misère  et  la  maladie;  sur  le  fond  gris  et 
sombre,  les  tombes  nouvelles  s'annonçaient  par  leur  terre  fraîche- 
ment remuée.  De  temps  en  temps,  la  cloche  de  la  chapelle  faisait 
entendre  sa  voix  fêlée  et  suraiguë;  à  cet  appel,  d'un  des  bâtimens 
du  bas  sortait  la  voiture  des  morts  portant  une  bière  étroite,  à  peine 
recouverte  d'im  mince  drap  noir;  en  avant  marchait  un  prêtre  avec 
son  long  sui[)lis  blanc,  qui  récitait  à  demi-voix  l'office  des  trépas- 
sés; derrière,  pour  tout  cortège,  deux  ou  trois  pauvres  vieillards 
nourris  à  l'ho-pice.  Le  convoi  lentement  montait  la  pente  raboteuse, 
entrait  dans  l'enclos  funèbre,  cherchait  son  chemin  à  travers  les 
tondues,  et  s'arrêtait  enfin  auprès  d'un  trou  béant.  Alors,  aidé  des 
vieillards  qui  avaient  suivi,  le  fossoyeur  se  mettait  à  l'œuvre.  Du 
sommet  de  la  côte,  quelques  Prussiens  inoccupés  regardaient  d'un 
air  d'insouciance. 

Et  moi,  silencieux,  je  songeais,  car  j'avais  là  un  de  mes  vrais 
amis,  et  c'est  ainsi  que  s'en  était  allé  Paul  V...  Je  m'étais  fait  indi- 
quer le  lieu  do  sa  tombe  :  il  reposait  tout  en  haut,  à  gnuche  :  un 
arbre  planté  à  ses  pieds  lui  promettait  pour  les  jours  d'été  un  peu 
d'ombrage  et  de  verdure.  Tout  à  coup  je  rompais  le  chaime,  et,  se- 


89i5i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

couant  la  tête  comme  pour  chasser  mes  idées  noires,  je  regardais 
autour  de  moi.  Le  temps  avait  marché,  la  guerre  était  finie,  l'ar- 
mistice signé.  Une  co  isolation  me  restait  au  milieu  de  nos  mal- 
heurs :  j'allais  enfin  revoir  ma  mère,  connaître  le  sort  de  mes  amis. 
Le  printemps  revenait  jojeux  avec  son  gai  cortège  de  beaux  jours 
et  de  fleurs.  Les  arbres  du  boulevard,  de  leurs  feuilles  nouvelles, 
formaient  déjà  comme  un  rideau  vert,  et  me  cachaient  la  vue  du  ci- 
metière. L'air  chaud  et  bienfaisant  était  chargé  d'odorantes  sen- 
teurs. Du  jardin,  on  m'apportait  à  l'envi  chaque  malin  les  pre- 
mières violettes  et  les  premières  roses,  et  les  lilas  aux  longues 
grappes  mauves.  On  les  déposait  en  tas  sur  mon  lit  :  à  pleines 
mains,  je  les  prenais,  et,  plongeant  ma  tête  au  milieu  des  fleurs, 
j'en  buvais  à  longs  traits  le  parfum.  Aussitôt  je  me  sentais  ranimé, 
une  indicible  sensation  de  fraîcheur  pénétrait  tout  mon  être;  je  re- 
naissais à  l'espoir,  j'étais  heureux,  je  voulais  vivre. 

III. 

Grâce  à  la  jeunesse  et  aux  bons  soins.  Dieu  aidant,  je  vécus.  Mes 
fractures  se  consolidaient,  comme  disent  les  médecins.  On  me  fai- 
sait déjà  espérer  le  jour  où  je  pourrais,  sur  des  béquilles,  quitter  la 
chambre,  })arcouiir  l'avenue.  Oh!  ces  chères  béquilles!  dans  mon 
impatience  bien  excus  ble,  je  les  avais  fait  faire  trois  semaines  à  l'a- 
vance; elles  étaient  là  dans  un  coin  de  la  salle,  toutes  capitonnées  de 
cuir,  et  je  les  regardais  d'un  œil  d'envie.  Avoir  couru  sur  deux  bonnes 
jambes,  être  âgé  de  vingt  ans,  et  soupirer  après  ces  morceaux  de 
bois!  quel  douloureux  changement!  Du  reste,  j'évitais  de  penser  à 
cela,  pour  n'être  qu'au  plaisir  de  me  retrouver  debout.  II  arriva  enfin 
ce  jour  tant  désiré.  Après  quelques  essais  préparatoires,  je  me  hasar- 
dai à  descendre.  Bien  lentement,  avec  précaution,  croyant  marcher, 
me  traînant  à  peine  et  soutenu  de  tous  les  côtés,  j'ac^.omplis  le  tra- 
jet, et  me  trouvai  dans  la  cour.  Un  magnifique  soleil  de  printemps 
illuminait  la  longue  avenue,  les  arbres  touffus,  la  pelouse,  et  sur  les 
bas  côtés  la  double  allée  coupée  d'espace  en  espace  par  des  bancs 
de  bois  peint.s  en  vert.  Je  vis  à  droite  l'amphithéâtre:  c'est  de  là 
que  sortait  la  voiture  des  morts,  puis,  tout  au  fond,  la  grille  ouvrant 
sur  le  boulevard,  avec  la  loge  du  portier.  Des  vieillards  goutteux, 
impotens,  pensionnaires  de  l'hospice,  se  chauffaient  au  soleil  et 
causaient  entre  eux;  l'un  d'eux,  un  aveugle,  assis  sur  un  banc, 
avec  un  mauv.iis  eustache  confectionnait  de  petits  objets  de  bois; 
plus  loin,  quelques  convalescens,  des  jeunes  gens  ceux-là,  jouaient 
aux  cartes  sur  le  sable.  J'allai  jusqu'à  la  grille,  où  m'attendait  un 
fauteuil,  et  je  m'assis,  sentant  la  fatigue  venir;  mais  mon  malheur 


UN   JEUNE    INVALIDE.  895 

m'avait  fait  des  amis.  Jeunes  et  vieux,  en  me  voyant  passer,  avaient 
interrompu  qui  leur  partie  de  cartes,  qui  leurs  causeries;  plusieurs 
se  levèrent,  et  vinrent  me  serrer  la  main. 

Or  ce  jour-là,  je  fis  la  connaissance  de  M.  Chapelle,  Louis  Cha- 
pelle du  Havre,  engagé  volontaire  en  181/i-1815  et  défenseur  du 
fort  de  Vincennes,  comme  il  se  plaisait  à  dire  lui-même.  \'if,  ar- 
dent, expansif,  il  me  rappelait  mon  grand-père  maternel  que  j'avais 
perdu,  ancien  soldat  également  et  simple  autant  que  bon.  M.  Cha- 
pelle avait  alors  quatre-vingts  ans  bien  sonnés,  mais  il  ne  voulait 
pas  avouer  son  âge,  et  nous  le  taquinions  quelque  peu  sur  ce  léger 
travers;  au  dei^eurant,  le  plus  charmant  petit  vieillard  que  j'aie 
jamais  rencnntré.  Aux  heures  de  midi,  quand  le  mauvais  temps  me 
forçait  de  garder  la  chambre,  je  le  voyais  arriver  d'un  air  dégagé; 
il  s'asseyait  au  chevet  de  mon  lit,  et  les  heures  s'écoulaient  pour 
nous  en  longues  causeries.  Après  une  de  ces  existences  ternes  et 
monotones  comme  en  cache  tant  la  province,  —  il  était  libraire  ou 
papetier,  je  ne  saurais  dire,  —  la  vieillesse  le  surprenant  sans  fa- 
mille,- il  avait  vendu  son  fonds  et  s'était  retiré  k  l'hospice,  où  du 
moins  il  était  tranquille.  Chose  étrange,  il  semblait  que  toute  cette 
partie  intermédiaire  de  son  existence  n'eût  pas  laissé  de  trace  dans 
ses  souvenirs;  sans  cesse  il  revenait  aux  teuips  aventureux  de  sa 
jeunesse.  Ah  1  c'est  qu'il  avait  bien  des  choses  à  raconter,  le  père 
Chapelle!  II  pouvait  vous  faire  toucher  du  doigt,  bien  près  de  la 
tempe,  une  petite  cicatrice  blanche,  reste  d'un  coup  de  sabre  qu'il 
tenait  d'un  cosaque,  et  qui  ajoutait  à  sa  vieille  tète  une  ride  de 
plus.  De  son  ancien  fonds  de  commerce,  il  avait  conservé  quelques 
plates  enluminures,  telles  qu'on  n'en  voit  plus  aujourd'hui  que  chez 
les  marchands  d'estampes.  Sept  ou  huit  grenadiers  de  chaque  côté, 
du  bleu,  du  rouge,  une  roue  de  canon  sur  le  premier  plan,  un  gé- 
néral à  cheval  perdu  dans  la  fumée,  figuraient  tant  bie-n  que  mal 
les  grandes  batailles  du  premier  empire,  Wagram  ou  Friedland, 
Austerlitz  ou  Icna.  Eh  bien!  sous  ces  grossières  couleurs,  au  prisme 
de  ses  souvenirs,  le  brave  homme  retrouvait  nos  victoires  :  il  s'é- 
chauffait à  en  parler,  se  levant,  s'agitant,  enflant  la  voix,  sacrant 
même  un  peu  au  besoin.  Quand,  sous  nos  fenêtres,  défilaient  des 
troupes  allemandes,  musique  en  tête,  c'est  alors  qu'il  fallait  l'en- 
tendre. —  Allons,  un  peu  de  courage,  ami,  me  dis.iit-il;  ne  vous 
chagrinez  pas  tant.  Les  voici  chez  nous  aujouid'hui;  ça  ne  prouve 
rien,  ami,  ça  ne  prouve  rien.  11  est  vrai  qu'ils  en  sont  à  leur  se- 
conde visite,  je  les  ai  déjà  vus  ici,  moi  qui  vous  parle;  mais  les 
Français  font  bien  les  choses  aussi,  quand  ils  s'y  mettent.  Nous 
paierons  tout  en  une  fois.  Tenez,  je  vais  vous  chanter  une  chanson 
que  je  leur  ai  chantée  dans  le  temps,  à  leur  nez,  à  leur  barbe.  C'est 


896  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mon  lieutenant  de  Yincennes  qui  l'avait  faite;  moi,  j'étais  sergent- 
major.  Nous  ne  nous  étions  pas  rendus,  comme  vous  savez;  mais, 
Louis  XVIIl  revenant,  il  avait  bien  fallu  s'entendre  à  l'amiable,  et 
quelques  officiers  étrangers  avaient  voulu  visiter  le  fort  :  je  leur 
récitai  la  chanson  du  lieutenant;  ils  étaient  furieux,  voyez-vous,  ils 
m'auraient  fait  fusiller,  s'ils  l'avaient  pu;  l'un  d'eux  me  l'a  dit. 
Écoutez  plutôt.  —  Alors  d'une  voix  cassée  par  l'âge,  mais  qu'ani- 
mait encore  la  passion,  il  entonnait  ce  vieux  couplet  : 

Contons  de  vos  nobles  prouesses, 

Allez  cultiver  vos  guérets; 

Si  vous  emportez  nos  richesses. 

Vous  n'emportez  pas  nos  regrets; 

Et  quand,  nous  prenant  pour  des  lâches, 

Vous  croyez  nous  avoir  vaincus, 

Souvenez-vous  que  vos  moustaches 


—  Mais,  monsieur  Chapelle,  interrompait  gravement  la  sœur, 
quel  est  donc  ce  tapage?  On  n'entend  que  vous  aujourd'hui. 

—  C'est  bien,  ma  sœur,  je  me  tais,  répondait  le  brave  homme 
tout  interdit,  et  la  chanson  en  restait  là. 

A  mon  tour,  j'étais  devenu  l'un  des  familiers  de  la  grande  allée. 
Chaque  jour  après  le  dîner,  pourvu  que  le  ciel  n'eût  pas  de  me- 
naces, je  quittais  la  chambre,  chaudement  couvert,  et  venais  m'as- 
seoir  près  de  la  grille.  Autour  de  moi,  les  convalescens  marchaient, 
jouaient,  causaient;  plusieurs  étaient  des  chasseurs  victimes  du 
même  accident  que  moi,  d'autres  des  soldats  blessés  aux  Mouli- 
neaux,  et  c'était  vraiment  un  douloureux  spectacle  que  celui  de 
tous  ce3  uniformes  trop  larges  pour  les  corps  amaigris  ou  retom- 
bant languissamment  sur  un  membre  amputé.  Les  gens  du  dehors 
s'arrêtaient  devant  nous,  et  au  travers  de  la  giille  nous  considé- 
raient d'un  air  de  pitié.  Un  jour,  une  femme  d'un  certain  âge,  qu'à 
son  extérieur  on  reconnaissait  sans  peine  p  jur  une  femme  du  peuple, 
s'approcha  des  barreaux.  J'étais,  comme  à  l'ordinaire,  é'endu  dans 
mon  grand  fauteuil,  le  corps  caché  sous  les  couvertures.  Elle  me 
regarda  quelque  temps,  puis  je  la  vis  fouiller  dans  la  poche  de  sa 
vieille  robe  d'indienne  décolorée  et  se  détourner  un  peu.  —  Capo- 
ral, caporal!  —  fit-elle,  et  un  petit  paquet  tomba  à  mes  pieds;  on 
le  ramassa  pour  moi;  je  le  dépliai,  il  y  avait  sept  sous  dans  un  m.or- 
ceau  de  papier.  Que  vous  dirai-je?  Je  fus  ému;  la  pauvre  femme 
avait  sans  doute  un  fils  à  l'armée,  un  fils  blessé  peut-être,  et,  son- 
geant à  lui,  elle  m'avait  donné  sa  faible  obole,  sept  sous,  tout  ce 
qu'elle  avait  pu.  Comment  refuser  une  pareille  aumône?  commant 
repousser  cette  main  qui  se  tendait  vers  moi,  voulant  soulager  mon 


UN   JEUNE    INVALIDE.  897 

malheur?  Je  re  m'en  sentais  pas  le  courage.  Quand  je  relevai  la  tête 
pour  remercier  la  bonne  mère,  elle  avait  déjcà  disparu. 

De  l'endroit  que  j'avais  choisi,  j'apercevais  la  place  de  la  gare, 
où  gravement,  pendant  des  journées  entières,  manœuvraient  les 
Prussiens.  En  revanche  et  comme  contraste,  à  l'arrivée  des  trains, 
sur  le  boulevard  passaient  par  longues  files  nos  soldats  désarmés, 
artilleurs  et  lignards,  cavaliers  et  mobiles,  pauvres  diables  que  l'on 
renvoyait  chez  eux,  sans  pain,  sans  habits,  sans  chaussures;  leur 
air  minable  et  piteux  faisait  la  risée  de  nos  ennemis.  Soldat  fran- 
çais moi  aussi,  je  souffrais  pour  eux  de  ces  rires,  et  ma  haine  de 
l'étranger  s'en  fût  accrue  au  besoin.  Nombre  d'Allemands  étaient 
encore  soignés  à  l'hospice  ;  chaque  soir,  leurs  médecins  venaient  les 
visiter.  L'un  d'eux,  un  homme  à  cheveux  gris,  à  la  physionomie 
douce  et  bonne,  me  salua  un  jour  en  passant.  M'avait-il  déjà  vu?  Je 
ne  sais;  mais  il  revint  tout  à  coup  sur  ses  pas,  et,  après  un  f  ger 
moment  d'hésitation,  s'arrêtant  près  de  moi  :  —  Les  deux  jambes? 
Vous  êtes  blessé  des  deux  jambes?  —  me  dit-il  en  mauvais  fran- 
çais. Gomme  je  ne  répondais  pas,  il  chercha  son  porte- cigares,  y 
prit  un  londrès,  et  me  l'offrit.  Je  refusai  de  la  main.  —  Oh!  pour- 
quoi ne  pas  accepter?  reprit-il.  Vous  paraissez  bien  triste;  si  je  pou- 
vais faire  quelque  chose  pour  vous,  j'en  serais  heureux,  croycz-Ie. 
J'ai  une  femme  à  Berlin  et  de  petits  enfans;  je  ne  fais  pas  la  guerrcy 
moi,  je  suis  médecin,  je  soigne  les  blessés.  Acceptez,  je  vous  prie. 
—  En  vérité,  cela  était  dit  d'un  ton  persuasif  et  touchant;  il 
faudrait  cependant  s'entendre  sur  cette  feinte  bonhomie  des  Alle- 
mands. Quant  à  moi,  je  les  tiens  pour  plus  sensibles  que  tendres, 
braves  gens  égoïstes  jusque  dans  leurs  larmes,  pleurant  parce  qu'il 
est  doux  de  pleurer,  s'apitoyant  après  coup  sur  les  malheurs  qu'ils 
causent,  vous  offrant  un  cigare  et  mutilant  votre  patrie.  Je  regardai 
mon  homme  d'un  œil  si  froid  qu'il  se  tut;  seulement  il  prit  quel- 
ques cigares  dans  sa  poche,  les  jeta  sur  ma  couverture,  et  partit 
précipitamment.  Depuis  ce  jour,  je  l'ai  revu  bien  souvent;  il  saluait, 
mais  ne  s'arrêtait  plus;  je  lui  rendais  son  salut. 

Déjà  les  promenades  dans  l'avenue  ne  me  suffisaient  plus.  Fort  de 
la  bienveillance  générale,  je  vaguais  un  peu  partout  dans  les  bâti- 
mens  de  l'hospice.  Tantôt  j'allais  voir  les  vieux  pensionnaires  et 
causer  avec  eux  dans  leurs  petites  chambres  :  à  la  guerre  étrangère 
avait  succédé  la  commune,  la  guerre  civile;  ils  me  rapportaient  du 
dehors  nouvelles  et  journaux.  Tantôt  je  visitais  en  détail  les  salles 
des  malades,  le  réfectoire,  les  cuisines  aux  vastes  fourneaux  coiffés 
d'énormes  marmites  en  cuivre  jaune,  ou  bien  encore  la  chapelle 
avec  ses  bancs  de  bois  et  ses  fresques  naïves.  Enfin,  je  demandai 
à  sortir.  Ma  première  visite  devait  être  pour  le  cimetière;  j'ache- 

TOME  xcvm.  —  !872.  57 


8S8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tai  quelques  fleurs,  des  héliotropes,  des  marguerites,  et  ^n  com- 
pagnie de  Lons  Chapelle  j'allai  les  déposer  au  pied  de  la  tombe 
où  repose  mon  ami  Paul  Y...  Une  autre  fois,  je  désirai  faire  une 
promenade  dans  la  ville,  que  je  ne  connaissais  pas  encore.  Oa  m'em- 
maillotta  comme  un  enfant,  car  l'air  vif  du  matin  aurait  pu  me  sai- 
sir, et,  plus  qu'à  demi  couché,  la  tête  seule  émergeant  hors  des 
couvertures,  je  pris  place,  sur  une  voiture  découverte.  Mon  vieil  ami 
s'assit  à  côté  de  moi.  Pour  cette  occasion,  il  avait  mis  ses  plus  beaux 
habits  et  sa  médaille  de  Sainte-Hélène,  dont  l'orbe  de  métal,  bril- 
lant comme  de  l'or,  pendait  au  bout  d'un  ruban  neuf.  La  ville,  je 
ne  la  vis  point  :  un  autre  spectacle  m'absorbait  tout  entier.  Partout, 
dans  toutes  les  rues,  sur  toutes  les  places,  au  coin  des  casernes  et 
des  cafés,  nous  retrouvions  les  Allemands,  leurs  officiers,  rogues  et 
guindés,  traînant  le  long  des  quais  des  sabres  démesurés.  Un  ba- 
taillon saxon  faisait  l'exercice  auprès  de  la  cathédrale,  des  senti- 
ïïelles  silésiennes  montaient  la  garde  devant  la  maii'ie;  d'autres, 
dans  la  Grande-Rue,  se  promenaient  par  sept  ou  huit  à  pas  lourds, 
en  fumant  sans  mot  dire  leurs  longues  pipes  de*porcelaine.  Quand 
approchait  la  voiture,  ils  s'écartaient  lentement,  gagnaient  le  re- 
bord de  la  chaussée,: puis  fixaient  sur  nous  ce  long  regard  vague 
qui  semble  si  souvent  chez  eux  remplacer  la  pensée.  On  eût  pu  voir 
alors  Louis  Chapelle  se  redresser  fièrement  et  toiser  nos  vainqueurs 
d'un  air  de  menace  et  de  mépris.  Haine  inoffensive  sans  doute; 
mais  c'était  la  seule  qui  nous  fut  permise  !  A  nous  deux,  tels  que 
nous  nous  trouvions  là,  lui,  le  brave  vieillard  aux  glorieux  souve- 
nirs, moi,  pauvre  enfant  au  corps  brisé,  n'étions-nous  pas  la  vraie 
image  de  la  France? 

Cependant  le  séjour  de  l'hospice  m'était  devenu  insupportable. 
J'avais  hâte  de  fuir  cet  air  empesté  et  le  spectacle  attristant  de 
tant  de  misères.  Pour  acJiever  ma  guérison,  il  me  fallait  ma  mère 
et  le  pays  natal.  Je  m'adressai  à  l'intendance.  Après  de  trop  longs 
délais,  que  la  confusion  amenée  par  les  derniers  événemens  rendait 
peut-être  inévitables,  on  me  délivra  :mes>  papiers.  Un  détail  me 
frappa  en  les  parcourant  :  sur  ma  feuille  de  convalescence,  à, la  co- 
1-onne  des  blessures,  la  place  avait  fait  défaut  pour  noter  en  détail 
celles  que  j'avais  reçues;  le  docteur  avait  dû 'abréger.  Eh!  qu'im- 
portait après  tout?  J'étais  libre,  j'étais  sauvé.  Je  dis  adieu  à  cette 
salle  où  j'avais  vu  la  mort  de  si  près,  et  où  j'avais  perdu  mon  ami; 
je  dis  adieu  aux  médecins,  aux  sœurs  qui  m'avaient  soigné,  à  ces 
pauvres  vieux  que  le  malheur  m'avait  donnés  pour  camarades, 
et,  sous  la  garde  d'un  infirmier,  je  quittai  pour  toujours  les  murs 
de  l'hospice.  Au  moment  du  départ,  je  crus  voir  le  père  Gosselin 
glisser  discrètement  une  pièce  d'argent  dans  la  main  de  mon  guide 


UN    JEÛNE    INVALIDE.  899 

et  me  recommander  à  lui.  Dans  la  gare,  quand  j'y  arrivai,  je  fus 
frappé  du  désarroi  général; 'les  employés  couraient  rà  et  Ici  tout 
effarés,  ne  sachant  plus  auquel  entendre;  sur  les  quais  et  les  voies 
de  garage,  sans  souci  de  la  pluie,  d'énormes  amas  de  marchan- 
dises, des  malles,  des  colis,  attendaient  pêle-mêle;  les  salles 
regorgeaient  de  voyageurs.  L'afïîuence  était  telle  qu'on  ne  fai- 
sait plus  distinction  de  classes;  chacun  se  plaçait  à  sa  guise.  Dans 
cette  foule,  beaucoup  de  prisonniers  qu'on  rapatriait.  Leurs  yeux 
caves,  leurs  traits  tirés,  leurs  vêtemens  salis  par  huit  longs  mois 
de  captivité,  faisaient  vraiment  peine  à  voir.  Plusieurs  s'approchè- 
rent de  moi  en  apercevant  mon  uniforme  :  ils  me  demandaient  mon 
histoire,  et  me  racontaient  la  leur  en  retour  :  comme  quoi  trop 
longtemps  ils  avaient  vécu  en  Allemagne,  nourris  d'une  infecte 
bouillie  de  millet,  entassés  par  centaines  dans  des  casemates,  ma- 
lades la  plupart  de  misère  et  de  désespoir. 

J'ei;s  beaucoup  à  souffrir  durant  le  voyage.  Le  service  n'était  pas 
encore  rétabli  sur  toute  la  ligne;  tes  ponts  d'Elbenf  avaient  été  cou- 
pés par  l'ennemi,  et  ne  permettaient  plus  de  passer  le  fleuve  :  je 
'US,  prenant  la  route  de  Serquigny,  remonter  jusqu'à  Mantes  aux 
environs  de  Paris.  Les  temps  d'arrêt  se  renouvelaient  presque  à 
chaque  gare.  Après  dix  heures  passées  dans  le  train,  nous  n'étions 
encore  qu'à  quelques  lieues  de  Rouen.  Nous  arrivâmes  enfin  à  Ar- 
gentan. Le  soleil  s'était  levé  à  l'horizon,  ses  flèches  d'or  venaient 
frapper  les  vitres  du  train  couvertes  de  buée  et  dissipaient  le  som- 
meil. Je  mis  la  tête  à  la  portière.  Bien  au  loin  devant  moi  s'éten- 
daient à  perte  de  vue  ces  riches  p;aines  de  la  Normandie,  semées 
ce  trèfle  et  de  luzerne,  où  de  grosses  fleurs  rouges  perçaient  le  ta- 
pis vert;  autour  des  près  et  formant  lisière,  les  pommiers,  chargés 
de  petites  pommes  à  peine  formées,  inclinaient  paresseusement 
jusqu'à  terre  leurs  branches  alourdies.  Je  distinguais  au  vol  les 
jeunes  poulains  vaguant  en  liberté,  les  moutons  peureux  et  les 
troupeaux  de  belles  vaches  rousses  qui  cessaient  un  moment  de 
paître  et  nous  regardaient  passer.  C'était  précisément  le  jour  de  la 
Fête-Dieu.  De  toutes  parts  nous  arrivait  le  gai  carillon  des  cloches; 
par  les  routes  et  les  sentiers  qui  serpentaient  à  travers  la  plaine, 
allaient  en  groupes  animés,  leurs  livres  d'heures  à  la  main,  les 
bonnes  femmes  avec  la  haute  coiffe  du  pays,  les  gars  en  habit  clu 
dimanche  et  les  fillettes  tout  enrubannées.  Ces  champs,  ces  pom- 
miers, ces  villages,  je  les  avais  déjà  vus;  c'est  au  milieu  d'eux  que 
j'avais  passé  mon  enfance,  c'est  à  eux  que  je  p'ensais  si  souvent  sur 
mon  lit  de  douleurs,  c'est  auprès  d'eux  que,  mourant,  je  venais 
puiser  à  nouveau  les  forces  et  la  santé. 

A  Vire,  le  train  s'arrêta  :  nous  avions  encore  deux  heures  devant 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous.  L'air  du  matin  m'avait  mis  en  appétit;  j'y  retrouvais  comme 
une  petite  odeur  salée,  l'odeur  de  la  mer.  Je  sortis  de  la  gare;  non 
loin  de  là  s'offrait  une  humble  guinguette  fermée  d'une  clôture  en 
treillis,  à  l'extérieur  propret  et  avenant.  Dès  que  je  me  présentai, 
toute  la  maisonnée  accourut  au-devant  de  moi;  la  mère,  brave 
paysanne,  le  vieil  aïeul,  ingambe  encore  malgré  ses  soixante-dix 
ans,  et  les  petites  filles  sous  leurs  plus  beaux  atours  :  elles  reve- 
naient de  la  messe.  On  m'installa  une  modeste  table  en  plein  air; 
sur  la  nappe  blancbe,  quelques  mets  bien  simples,  le  beurre  du 
pays,  où  scintillaient  les  goutelettes  de  petit-lait,  du  cidre  de  l'an 
dernier  et  l'une  de  ces  omelettes  qui  fout  la  gloire  de  nos  ména- 
gères. Pendant  le  déjeuner,  les  poules  venaient  familièrement  pi- 
corer jusque  sous  mes  pieds.  En  partant,  j'embrassai  les  enfans, 
qui  regardaient  mes  béquilles  d'un  air  étonné,  et  deux  heures 
après  j'étais  à  Granville.  L(à  m'attendaient  ma  mère  et  ma  sœur; 
je  descendi'S  du  train,  recueillant  autour  de  moi  les  marques  de 
pitié  et  de  sympathie.  —  Oh!  doux  Jésus!  le  pauvre  monsieur!  — 
s'exclamaient  les  braves  villageoises  en  leur  parler  doucereux  et 
traînant,  et  les  hommes  se  découvraient  bien  bas.  J'arrivai  ainsi 
jusqu'à  notre  maison,  perchée  au  haut  de  la  ville  et  continuellement 
fouettée  par  le  vent  de  mer;  je  revis  la  bonne  Lise,  qui  m'avait  fait 
tout  enfant  sauter  sur  ses  genoux,  qui,  après  avoir  soigné  le  vieux 
grand-père,  doit  veiller  désormais  sur  le  petit-fds;  je  revis  la  ter- 
rasse, notre  petit  jardin  et  son  bel  altea  aux  feuilles  vernies  et  mé- 
talliques, aux  grosses  fleurs  tardives;  je  revis  la  mer  et  la  plage, 
et  rien  n'était  changé  que  moi  ! 

Combien  me  fut  douce  la  vie  de  famille  après  tant  de  jours  d'ab- 
sence, tant  de  maux  soufferts,  tant  de  désirs  ardemment  caressés, 
chacun  le  devinera  sans  peine.  Une  pensée  me  poursuivait  cepen- 
dant, qui  quelquefois  m'attriste  encore.  Je  venais  de  retrouver  à 
Granville  un  ami  d'enfance,  parti  depuis  longtemps.  Il  avait  servi 
dans  l'infanterie  de  marine,  et  avait  eu  dès  le  début  de  la  guerre 
la  jambe  droite  emporiée.  Égaux  par  le  malheur,  nous  eûmes  re- 
noué bientôt  les  liens  de  notre  ancienne  camaraderie.  Nous  nous 
réunissions  le  soir  sur  la  plage,  et  j'éprouvais  un  amer  plaisir  à 
1  interroger.  Lui  du  moins,  il  avait  fait  campagne,  il  avait  respiré 
l'odeur  de  la  poudre,  il  avait  entendu  gronder  le  canon  et  siffler  la 
mitraille,  il  était  tombé  un  jour  de  bataille,  à  l'heure  du  succès,  au 
milieu  des  morts  ennemis.  C'était  à  Bazeilles.  L'infanterie  de  ma- 
rine venait  de  pénétrer  dans  le  village,  après  en  avoir  chassé  les 
Allemands  :  trois  cents  Bavarois  tenaient  encore,  barricadés  dans 
l'église.  On  enfonce  la  porte  à  coups  de  canon,  et  nos  soldats  s'é- 
lancent, baïonnette  en  avant.  Les  premiers   tombent  foudroyés; 


UN   JEUNIi    INVALIDE. 


90-1 


d'autres  les  suivent,  et,  courbés,  à  pas  lents,  se  faisant  un  rempart 
avec  les  cadavres,  franchissent  la  porte  de  l'église.  Alors  la  mêlée 
fut  horrible.  En  vain  les  Bavarois,  acculés  aux  murs,  demandent 
grâce  et  jettent  leurs  fusils  :  on  les  poursuit  jusque  dans  les  tri- 
bunes, jusque  sous  les  orgues.  Quelques-uns,  fous  de  peur,  es- 
sayaient de  grimper  le  long  des  tuyaux,  leurs  doigts  crispés  glis- 
saient sur  les  parois  polies;  à  coups  de  baïonnette,  à  coups  de 
crosse,  les  nôtres  frappaient  sans  relâche,  et,  par  grappes  san- 
glantes, les  corps  lancés  dans  le  vide  allaient  se  briser  contre  le 
pavé,  pendant  que  les  orgues  heurtées  gémissaient  sourdement. 
Quelques  instans  plus  tard,  mon  ami  tombait  à  son  tour,  mais  il 
avait  pu  savourer  la  vengeance.  Yoilà  ce  que  j'entendais,  et  à  ces 
récits  de  guerre,  de  massacre,  je  sentais  tout  mon  sang  bouillonner 
dans  mes  veines,  mon  cœur  battait  plus  fort,  ma  tête  se  perdait, 
j'étais  fou.  J'enviais  au  brave  garçon  une  aussi  glorieuse  blessure, 
d'un  œil  jaloux  je  regardais  sa  jambe  de  bois. 

D'ailleurs,  pourquoi  me  plaindre?  Avoir  fait  son  devoir,  n'est-ce 
donc  pas  une  consolation?  Si  la  patrie  a  droit  vraiment  à  tout  notre 
amour,  sachons  lui  faire  encore  le  sacrifice  de  nos  petites  vanités. 
—  iNous  étions  cinq  en  quittant  Paris  au  commencement  du  mois 
d'août,  alors  que  l'ennemi  envahissait  la  frontière:  nous  nous  étions 
engagés  ensemble  pour  partager  le  même  sort  et  affronter  les 
mêmes  périls.  Sur  ce  nombre,  deux  sont  morts,  un  a  été  blessé,; 
un  autre,  fait  prisonnier  au  Mans,  comme  je  l'ai  su  plus  tard,  n'est 
rentré  en  France  que  trois  mois  après,  et  moi,  le  plus  malheureux 
de  tous  peut-être,  je  reste  maintenant  estropié,  boiteux,  invalide  à 
vingt  ans,  pour  tout  jamais  inutile.  Ah!  j'eusse  aimé  voir  wn  jour 
en  face  cet  ennemi  que  j'étais  allé  chercher,  et  que  je  n'ai  pu  com- 
battre! J'aurais  voulu,  au  premier  signal,  m' engager  de  nouveau, 
porter  le  sac  et  le  fusil,  prendre  ma  part  de  la  revanche.  Cet  espoir 
ne  m'est  pas  permis;  mais  j'ai  des  frères,  des  amis,  tous  animés 
de  la  haine  sainte,  tous  pleins  de  foi  dans  les  destinées  de  la  France, 
et  du  présent  injuste  en  appelant  à  l'avenir.  C'est  à  eux  que  j'ai 
confié  ma  dette... 

Tu  m'avais  demandé,  ami,  l'histoire  de  ma  triste  campagne;  la 
voici  telle  que  je  l'ai  écrite  pour  tromper  les  ennuis  d'une  longue 
convalescence.  F.  de  G. 

L.  Louis-Lande. 


LE    THEATRE 


DE   1869  A  1872 


Si  jamais  théâtre  s'est  peu  soucié  de  reproduire  l'image  dé  son 
temps,  c'est  sans  doute  celui  d'aujourd'hui.  Il  faut  que  le  miroir 
dont  parle  Molière,  et  qu'il  met  dans  la  main  de  la  Comédie,  se 
soit  perdu  ;  que  celle-ci  ait  renoncé  à  le  trouver,  ou  que  nous  soyons 
nous-mêmes  bien  différens  de  ce  que  nous  supposons.  En  effet, 
entrez  dans  la  plupart  des  salles  de  spectacle,  parcourez  quelques- 
unes  des  œuvres  dramatiques  récentes  :  vous  diriez  qu'il  n'y  a  rien 
de  changé  dans  notre  pays,  qu'il  n'est  rien  arrivé  durant  les  trois 
années  qui' viennent  de  s'écouler.  Il  semble  que  la  guerre  étrangère 
et  la  guerre  civile  n'aient  été  pour  les  jeux  de  la  scène  qu'un  en- 
tr'acte  plus  long  que  les  autres.  Le  rideau  était  tombé  sur  des  exhi- 
bitions, sur  des  caricatures  en  musique,  sur  des  gaîtés  triviales  où 
les  types  de  la  sottise  humaine  étaient  poussés  jusqu'à  l'invraisem- 
blance, sur  des  scandales  de  mœurs  tirés  de  leur  cachette  ou  du 
cerveau  des  auteurs,  sur  des  finesses  maladives,  des  frivolités  pré- 
tentieuses. Il  s'est  levé  à  peu  près  sur  des  choses  toutes  semblables. 
Ce  qui  était  par  exception  élevé,  délicat,  naturel,  reste  le  même, 
et  la  leçon  des  événemens  ne  paraît  pas  avoir  été  nécessaire  aux  es- 
prits distingués  à  qui  nous  le  devons;  mais  ce  qui  était  équivoque, 
immoral,  entaché  de  vulgarité,  ne  s'amende  pas. 

Le  théâtre  est  lent  dans  ses  évolutions,  et  le  goût  n'a  pas  de 
changemens  brusques;  mais  à  des  besoins  d'esprit  nouveaux  il  faut 
une  littérature  qui  ait  des  tendances  nouvelles.  On  n'exige  pas  des 
auteurs  dramatiques  des  homélies  pour  redresser  la  morale  pu- 
blique on  pour  prêcher  aux  citoyens  leurs  devoirs  :  à  cet  égard,  ils 
sont  quittes  de  toute  obligation,  s'ils  n'offrent  pas  à  la  foule  des 
distractions  que  l'honnêteté  désavoue.  On  attend  de  leur  conscience 


LE    THÉÂTRE    CONTEMPORAIN.  90 S 

et  de  leur  talent  qu'ils  prennent  au  sérieux  cet  art  admirable  et  si 
français  qui  a  fait  plus  que  tout  autre  notre  renommée  littéra^ire 
dans  le  monde.  On  leur  rappelle  que  la  culture  unique  de  bien  des 
intelligences  est  entre  leurs  mains,  et  que  leur  mission  de  conti- 
nuer àe  glorieux  devanciers  est  assez  belle  pour  combattre  les  sé- 
ductions de  la  paresse  ou  les  amorces  de  l'argent.  L'occasion  paraît 
favorable.  La  pénurie  relative  des  plaisirs  promet  aux  théâtres  une 
clientèle,  soit  qu'ils  continuent  de  représenter  des  œuvres  comme 
celles  que  nous  voyons,  soit  qu'ils  s'efforcent  de  mieux  faire.  Pour- 
quoi préféreraient-ils  le  médiocre  à  ce  qui  pourrait  être  bon?  Atten- 
dront-ils que  le  public  s'éloigne  de  ces  compositions  qui  se  trou- 
vent en  désaccord  avec  ses  sentimens?  Ce  qui  n'est  pas  douteux 
pour  nous,  c'est  que  le  théâtre  de  1872  est  la  fidèle  reproduction 
de  celui  de  1869,  que  les  spectateurs  attendent  quelques  essais 
nouveaux,  et  que  le  passé  d'il  y  a  trois  ans  est  vieilli  d'une  géné- 
ration. Nous  avons  voulu,  dans  les  pages  qui  suivent,  constater  que 
la  littérature  dramatique  est  demeurée  stationnaire,  montrer  qu'il 
y  a  nécessité  pour  elle  de  se  renouveler,  indiquer  ce  qui  peut  sur- 
vivre et  ce  qui  doit  périr,  soit  dans  les  élémens  dont  elle  se  com- 
pose, soit  dans  les  ouvrages  qu'elle  a  produits. 

L 

Entre  les  noms  que  répètent  avec  le  plus  de  faveur  les  échos  de 
nos  théâtres,  il  en  est  un  qui  a  forcé  la  renommée  à  s'occuper  de 
lui.  Nous  suivrons  l'exemple  de  la  renommée,  et  nous  parlerons  de 
M.  Victorien  Sardou  avant  d'aborder  les  écrivains  qui  représen- 
tent plus  décidément  le  niveau  de  l'art  dramatique.  Ceux-ci  for- 
ment une  liste  que  l'auteur  de  Fernande  veut  sans  doute  grossir  de 
son  nom;  il  reste  à  savoir  précisément  si  cette  ambition  de  sa  part 
est  justifiée. 

11  y  a  quelques  années,  M.  Sardou  a  fait  naître  chez  ceux  qui 
s'intéressent  à  la  destinée  de  notre  théâtre  un  mouvement  de  cu- 
riosité. Le  drame  historique  de  Patrie  n'ayult  pas  le  mérite  de  l'o- 
riginalité :  il  rappelait  à  la  mémoire  une  pièce  oubliée  aujourd'hui, 
le  Bourgeois  de  Gand,  qui  avait  trouvé  en  1839  sa  saison  favorable, 
l'âge  d'or  du  drame  ingénu  et  patriotique.  Pour  M.  Sardou,  c'était 
pourtant  une  tentative  nouvelle,  et  qui  pouvait  lui  faire  honneur. 
Il  annonçait  le  désir  de  quitter  le  métier  où  il  était  parvenu  d'ail- 
leurs à  une  grande  habileté  de  main,  pour  entreprendre  de  faire 
œuvre  d'art  à  son  tour.  Rien  ne  mérite  plus  d'encouragement  que 
le  dessein  d'un  auteur  qui  a  surpris  la  fortune,  mais  qui  profite  de 
ce  coup  de  bonheur  pour  tâcher  de  le  mériter.  Cette  résolution-là  se 


f)05  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rencontre  assez  rarement  pour  éveiller  l'attention  :  ce  n'est  pas 
la  faute  de  la  critique  si  le  succès  réel  ne  l'a  pas  suivie,  et  surtout 
si  l'écrivain  n'a  pas  justifié  depuis  les  espérances  auxquelles  donnait 
ÎÎ8U  son  essai. 

La  conception  de  Patrie  n'était  pas  commune  :  une  femme  qui 
ti'ahit  un  époux  trop  dévoué  au  service  du  pays  pour  s'occuper 
d'elle  et  de  son  amour:  un  époux  qui  pardonne  à  l'amant  de  sa 
femme  en  vue  d'un  grand  et  noble  but,  celui  de  délivrer  ses  conci- 
toyens du  joug  de  l'étranger.  Peu  importe  que  M.  Sardou  soit  re- 
devable de  cette  idée  à  la  pièce  du  Bourgeois  de  Gand,  où  elle  est 
d'ailleurs  reculée  dans  le  passé,  et,  comme  on  disait  autrefois,  dans 
l'avant-scène  :  le  drame  intime  qui  en  résulte  pouvait  à  merveille 
s'incorporer  dans  le  drame  politique  de  la  délivrance  des  Pays-Bas. 
Si  la  composition  n'a  pas  eu  le  suffrage  des  hommes  de  goût,  c'est 
que  M.  Sardou  n'a  pas  su  ou  voulu  fondre  ensemble  le  sujet  public 
et  le  sujet  particulier.  Il  s'ensuit  que  la  lutte  des  passions  ne  ré- 
chauffe pas  le  spectacle  très  froid  des  événemens  extérieurs,  et  que 
l'intérêt  de  la  cause  nationale  ne  vient  pas  ennoblir  une  intrigue 
d'amour  fort  vulgaire.  D'un  côté,  nous  avons  des  tableaux  de  con- 
spiration, de  combats,  de  villes  soumises  par  la  force,  de  cours  mar- 
tiales, de  supplices,  de  processions,  qui  n'ont  aucun  besoin  du 
secours  d'un  drame  pour  enchanter  les  yeux  de  la  multitude  sur 
îine  scène  à  grands  spectacles;  de  l'autre,  une  mésaventure  conju- 
'  gale,  un  amour  illégitime  avec  toutes  ses  misères,  moins  la  passion, 
des  explications  à  huis-clos,  la  situation  fausse  de  deux  amans  fa- 
tigués l'un  de  l'autre,  et  dont  le  public  est  encore  plus  fatigué,  le 
tout  transporté  dans  un  autre  siècle  et  dans  un  monde  idéal  dont 
ane  telle  aventure  n'est  pas  digne.  Voilà  ce  qu'est  devenue  entre 
les  mains  de  M.  Sardou  cette  conception,  qui  méritait  un  meilleur 
sort.  Tant  que  l'auteur  ne  s'efforcera  pas  de  mettre  de  l'unité  dans 
ses  drames,  il  ne  réussira  pas  à  faire  une  œuvre  d'art. 

Ce  n'est  pas  que  l'on  ne  trouve  dans  Patrie  les  qualités  ordinaires 
de  ses  pièces  de  théâtre.  Esprit  inventif,  M.  Sardou  sait  engager  les 
scènes  les  unes  dans  les  autres  de  manière  qu'elles  ne  se  produisent 
pas  au  hasard.  Une  déposition  qui  sauve  de  la  mort  Rysoor,  le  mari 
trompé,  lui  apprend  la  trahison  de  sa  femme.  Les  efforts  de  l'é- 
pouse adultère  pour  mettre  son  amant  en  sûreté  causent  la  perte 
de  celui-ci.  Rysoor  découvre  le  complice  de  sa  femme  dans  la  situa- 
tion la  plus  solennelle  où  le  place  son  patriotisme.  Tout  cela  prouve 
à  quel  point  M.  Sardou  est  maître  des  ressources  dont  il  dispose.  Il 
connaît  son  théâtre  ou  plutôt  ses  théâtres,  car  il  a  conquis  une 
sorte  d'universalité  sur  les  scènes  secondaires;  il  connaît  son  pu- 
blic, ses  acteurs.  Nul  ne  ressemble  mieux  à  M.  Scribe,  sur  lequel 


LE    THEATRE    COiNTIiMPOKAÎN-.  905 

il  l'emporterait  par  sa  manière  d'écrire,  s'il  ne  compromettait  trop 
souvent  cet  avantagé  par  la  vulgarité.  Malheureusement,  à  côté  des 
qualités  ordinaires  de  l'auteur,  il  est  impossible  de  ne  pas  recon- 
naître ses  défauts,  déjà  anciens,  dont  nous  avons  indiqué  le  prin- 
cipal, —  le  décousu  de  la  conception,  sinon  de  l'arrangement  des 
scènes.  11  fallait  s'attendre  aussi  dans  une  nouvelle  tentative  à  quel- 
ques défauts  nouveaux.  Certes  le  drame  moderne  nous  avait  fami- 
liarisés avec  les  noirceurs  tragiques;  il  s'efforçait  du  moins  d'être 
lyrique  dans  ses  plus  grands  excès.  Il  était  de  bonne  foi  et  semblait 
croire  tout  le  premier  aux  horreurs  qu'il  étalait  sur  la  scène;  il  y 
avait  dans  ses  peintures  une  exaltation  qu'il  est  impossible  de  con- 
tester :  c'est  un  art  qui  sort  de  la  nature,  mais  sans  en  avoir  con- 
science. M.  Sardou  a  mis  les  atrocités  en  vaudeville,  comme  pour 
prouver  qu'il  n'y  croit  pas  et  montrer  aux  spectateurs  qu'il  n'est 
pas  plus  dupe  qu'eux-mêmes.  Ses  cruautés  les  plus  sanguinaires 
sont  glaciales,  entremêlées  de  drôleries  qui  peuvent  amuser  les  es- 
prits sans  culture;  elles  ne  prouvent  rien,  sinon  que  M.  Sardou  est 
pressé  de  produire. 

Scî'aphine  et  Fernande  ne  trahissent  pas  dans  l'auteur  d'autre 
ambition  que  celle  d'être  aussi  fécond  que  par  le  passé.  Il  ne  se 
montre  guère  plus  soucieux  de  l'ensemble  de  son  œuvre.  A  moins 
qu'un  échec  salutaire  ne  vienne  corriger  M.  Sardou  de  son  sys- 
tème favori,  nous  n'espérons  point  qu'il  renonce  à  cette  habitude  de 
mettre  deux  pièces  dans  une  seule.  Jusqu'ici  cette  dualité,  comme 
diraient  les  Allemands,  n'a  pas  manqué  de  lui  réussir.  Il  a  des  actes 
pour  le  roman  de  la  pièce,  pour  l'intrigue,  et  d'autres  pour  ce  que 
l'on  appelle  des  peintures  de  mœurs  et  que  nous  regardons  plutôt 
comme  des  curiosités  de  mœurs.  Ces  croquis  serviraient  aussi  bicR 
dans  un  sujet  que  dans  un  autre.  Les  genres  descriptifs  se  ressem- 
blent toujours.  Au  temps  de  Delille,  on  avait  des  levers  ou  des  cou- 
chers de  soleil,  des  tempêtes,  des  coins  du  feu,  des  jeux  d'échecs, 
des  porcelaines  de  Sèvres  ou  du  Japon,  toutes  choses  faites  d'avance 
et  qui  servaient  dans  l'occasion.  Au  théâtre  aujourd'hui  l'on  a  de^i 
tables  d'hôte,  des  soupers  à  la  Maison  Dorée,  des  villes  d'eaux,  des 
bains  de  mer,  des  maisons  de  jeu.  Que  les  tableaux  de  mœurs  aient 
leurs  cadres  naturels,  cela  est  légitime  et  nécessaire;  mais  nous  de- 
mandons que  le  cadre  soit  fait  pour  le  tableau.  Si  d'autres  écrivains 
dramatiques  tombent  dans  la  même  erreur  que  M.  Sardou,  ils  n'en 
font  en  général  qu'un  accessoire  ou  un  agrément  de  leur  comédie; 
l'auteur  de  Fernande  semble  ériger  l'erreur  en  système.  L'acces- 
soire chez  lui  fait  une  moitié  de  la  pièce,  et  une  moitié  qui  pour- 
rait se  détacher  de  l'autre.  Prenez  dans  le  Diable  boiteux  de  Lesage 
le  récit  de  l'amant  surpris  qui  se  fait  passer  pour  voleur,  et  joignez-y 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  collection  de  petites  gens,  tracassiers  et  mal  élevés;  vous  avez 
Nos  Bons  villageois.  La  comédie  de  Nos  Intimes  est  à  peu  près  com- 
posée de  même;  celle  des  Ganaches  ne  s'en  éloigne  pas  sensible- 
ment. Nous  ne  voyons  pas  que  les  caricatures  des  incrédules  et  des 
dévots  soient  nécessaires  dans  Séraphine.  Il  n'y  a  peut-être  que  la 
Famille  Benoilon  dont  les  personnages  ridicules  soient  indispen- 
sables à  l'action  même.  Remarquez  qu'entre  les  pièces  de  M.  Sar- 
dou  c'est  la  seule  à  peu  près,  malgré  ses  vulgarités,  qui  soit  reprise 
après  que  la  curiosité  première  du  public  a  été  satisfaite. 

Pourquoi  trouvons- nous  l'intérieur  d'une  maison  de  jeu  dans 
Fernande?  Est-ce  que  l'histoire  de  cette  jeune  fille  déshonorée  se 
rattache  naturellement  à  ces  incidens  du  lansquenet  et  du  trente- 
et-un  à  huis -clos?  Ne  pouvait-elle  se  dérouler  entièrement  sans 
que  l'auteur  fît  apparaître  son  sculpteur  qui  ne  fait  pas  de  statue, 
son  commandeur  américain  chargé  de  pierreries  et  de  décorations, 
toutes  ces  caricatures  dont  il  était  facile  de  se  passer?  11  y  a  mille 
manières  pour  une  jeune  fille  de  se  perdre  sans  entrer  dans  le  dé- 
tail de  tel  ou  tel  monde  équivoque  dont  les  personnages  ne  sont 
pour  rien  dans  le  drame.  Diderot,  le  hardi  conteur,  auquel  M.  Sar- 
dou  a  emprunté  son  sujet,  se  contente  de  dire  que  la  jeune  per- 
sonne en  question  avait  tenu  avec  sa  mère  un  tripot.  Ce  simple 
mot  est  devenu  un  acte  fort  long,  et  occupe  un  bon  tiers  de  la  co- 
médie, après  quoi  tout  reste  à  faire,  et  la  pièce  commence.  Cette 
Clotilde  qui  était  dame  de  charité,  mieux  encore,  protectrice  et 
mère  de  filles  repenties,  l'auteur  en  fait  d'un  tour  de  main  la  plus 
méchante  des  femmes.  Pour  se  venger  d'un  amant  qui  ne  l'aime 
plus,  et  dont  elle  arrache  l'aveu  dans  une, scène  parfaitement  filée 
d'ailleurs,  elle  lui  fait  épouser  la  fille  perdue  qu'elle  patronne,  qu'elle 
lui  présente,  qu'elle  lui  jette  à  la  tête,  pour  lui  dévoiler  tout  après 
le  mariage  et  jouir  de  sa  vengeance.  M.  Sardou  croit-il  sérieuse- 
ment qu'une  femme  qui  a  de  tels  trésors  de  haine  ait  un  tel  surcroît 
de  charité?  Celle  qui  était  tout  entière  à  son  amant  et  à  sa  jalousie 
n'avait  pas  le  loisir  de  chercher  les  pécheresses  tombées  plus  bas 
pour  les  relever;  par  suite  du  même  raisonnement,  celle  qui  a  le 
souci  de  l'honneur  des  autres  ne  s'abaisse  pas  à  une  intrigue  qui 
ravale  le  sien  au  niveau  des  plus  infâmes.  En  un  mot,  ce  n'est  pas 
la  même  femme,  l'unité  morale  de  ce  caractère  n'existe  pas  plus 
que  l'unité  de  la  composition.   On   en  pourrait  dire  autant  des 
autres.  Est-il  nécessaire  d'ajouter  que  la  dextérité  habituelle  de 
M.  Sardou  l'a  sauvé  de  tous  les  mauvais  pas  où  il  s'engageait? 
L'auteur  fait  de  ses  personnages  tout  ce  qu'il  veut,  non  ce  qu'ils 
doivent  être,  étant  donnée  leur  nature.  Ils  agissent  non  suivant  les 
mobiles  qu'il  suppose  en  eux,  mais  suivant  les  ressorts  qui  servent 


LE    THEATRE    CONTEMPORAIN.  907 

à  les  mouvoir.  Us  sont  vertueux  ou  vicieux,  blancs  ou  noirs,  en 
vertu  des  combinaisons  qu'il  imagine.  -, 

Diderot,  est  beaucoup  plus  vrai  dans  l'immoralité  deisoa  récit. 
M'""  de  La  Pommeraye  n'a  pas  besoin  de  jouer  le  rôle  de  dame  de 
charité  pour  se  procurer  le  sujet  abject  qui  lui  est  nécessaire  pour 
assurer  sa' vengeance;  elle  le  reçoit  de  la  notoriété  publique  et  le 
dresse  convenablement.  Le  marquis  des  Arcis,  à  qui  elle  joue  ce 
toui'  infernal,  a  toute  l'inexpérience  nécessaire  que  donne  une  cer- 
taine habitude  du  vice.  Quand  il  est  pris  au  filet  tendu  par  une 
femme  vindicative,  par  une  aventurière  du  plus  bas  degré,  il  se 
contente  des  humiliations  volontaires  de  celle-ci;  c'est  tout  ce  qu'il 
faut  à  un  homme  de  cette  trempe,  qui  ne  ressent  d'autre  blessure 
que  celle  de  son  amour-propre,  qui  n'a  pas  l'idée  ni  le  besoin  de 
quelque  chose  ressemblant  à  de  la  vertu.  C'est  lui  beaucoup  plutôt 
que  le  marquis  de  M.  Sardou  qui  peut  dire  en  finissant  à  cette  mal- 
heureuse agenouillée  devant  lui:  «Levez-vous,  madame  la  mar- 
quise, embrassez  votre  époux!  »  Il  est  vrai  que  l'auteur  de  Fernande 
ne  paraît  pas  s'être  demandé  si  jamais  un  galant  homme  aurait  pro- 
noncé ce  mot.  11  a  mis  son  savoir-faire,  et  il  en  a  beaucoup,  à  dé- 
naturer les  situations,  à  disloquer  les  caractères,  de  manière  à 
obtenir  le  même  résultat.  En  jetant  sur  Fernande  le  voile  de  la  sen- 
timentalité, dont  le  public  est  si  souvent  dupe,  en  faisant  Glotilde 
d'abord  très  bonne  et  puis  très  mauvaise,  il  y  est  parvenu. 

Rabagcift  n'est  pas  encore,  il  faut  l'avouer,  l'échec  salutaire  qu'on 
était  tenté  de  souhaiter  à  M.  Sardou.  L'opposition  politique  provo- 
quée contre  la  pièce  a  grossi  sa  victoire,  qui  nous  a  paru  quelque 
peu  exagérée.  Après  plus  de  quarante  épreuves,  des  silïleurs  mala- 
droits, ou  peut-être  plus  adroits  qu'on  ne  pense,  réchaulfaient  l'en- 
thousiasme. Laissons  de  côté  les  souvenirs  aristophanesques.  Cette 
comédie  du  peuple  donnée  au  peuple  même  était  offerte  non  point 
par  le  caprice  individuel,  mais  par  l'association,  par  la  tribu,  qui 
en  faisait  les  frais;  elle  était  écrite  pour  un  pays  qui  se  gouvernait 
par  la  parole,  pour  une  nation  amoureuse  de  poésie,  de  dithyrambes 
mêlés  à  la  satire,  d'allégories  et  d'inventions  très  éloignées  de  la  vie 
réelle.  C'est  chose  risible  que  de  prononcer  le  nom  d'Aristophane  à 
propos  de  nos  petites  comédies  ou  de  nos  vaudevilles,  dont  les  au- 
teurs industrieux  ramassent  les  mots  de  celui-ci,  de  celui-là,  et 
prennent  pour  collaborateurs  tous  ceux  qui  ont  eu  de  l'esprit  un  jour 
ou  même  un  grain  de  démence  à  la  tribune,  dans  les  journaux,  et 
le  plus  souvent  dans  la  rue.  Pourtant  la  comédie  politique  nous 
est-elle  interdite?  M.  Sardou  l'a-t-il  rencontrée?  L'avocat  Rabagas, 
tour  à  tour  conspirateur  et  ministre,  brassant  des  complots  dans  lin 
café  (l'auteur  n'a  pas  inventé  ce  café,  d'où  sont  sortis  certains  mi- 


§■08  UEVUli    DES    DLLX    MONDES. 

nistres  et  un  grand  nombre  cie  préfets),  puis  gouvernant  au  palais 
durant  les  courtes  heures  de  sa  popularité,  est-ce  un  caractère  ou 
même  un  personnage?  11  arrive  au  pouvoir  par  la  grâce  de  l'oppo- 
sition et  par  l'entremise  d'une  personne  d'esprit;  la  scène  où  cette 
dame  négocie  le  portefeuille  du  ministre  contre  les  convictions  de 
l'homme  politique  est  la  seule  qui  témoigne  du  talent  dramatique 
de  M.  Sardou.  Ce  Rabagas,  incorruptible  hier,  séduit  aujourd'hui, 
redeviendra  demain  ce  qu'il  était  hier  :  d'abord  irréconciliable,  puis 
réconcilié,  puis  irréconciliable  encore.  On  le  voit,  avec  quelques 
aventures  de  M.  Ollivier,  il  s'efforce  d'être  M.  Gambetta.  C'est  trop. 
Nous  savons  que  Zeuxis,  pour  peindre  une  belle  femme,  prenait  une 
foule  de  belles  femmes  comme  modèles;  mais  la  comparaison  pèche, 
on  en  conviendra.  Rabagas  est  donc  un  homme  que  nous  n'avons  pas 
connu,  et,  s'il  en  faut  juger  par  tout  ce  qui  jure  et  se  heurte  dans  ce 
rôle,  c'est,  un  homme  que  l'on  ne  connaîtra  jamais.  Inutile  de  faire 
ki  mention  d'unité  :  jamais  M.  Sardou  ne  s'en  est  passé  plus  réso- 
lument; elle  est  tellement  absente  de  la  composition  même,  qu'il 
feut  un  effort  de  mémoire  pour  se  souvenir  du  petit  drame  inofifen- 
sif  qui  tâche  de  vivre  et  de  se  faire  jour  à  côté  de  la  comédie  poli- 
tique. 

Est-ce  à  tort  que  l'on  a  supposé  à  M.  Sardou  l'honorable  ambi- 
tion de  monter  plus  haut?  La  fécondité  un  peu  stérile  de  ses  pro- 
ductions depuis  trois  ans,  une  espèce  de  féerie  dont  il  n'est  pas 
nécessaire  d'inscrire  ici  le  nom  grotesque,  seraient  de  nature  à  le 
faire  croire.  S'il  veut  pourtant,  ce  que  nous  désirons  bien  sincère- 
ment, s'élever  aux  conceptions  de  l'art  véritable,  il  doit  commen- 
cer par  reconnaître  que  sans  l'unité  il  n'y  a  pas  de  succès  possible 
pour  le  poète.  Par  elle  seule,  une  œuvre  de  l'esprit  peut  se  dire 
une  création;  elle  est  l'âme  du  théâtre  ;  M.  Sardou  n'en  possède 
que  le  mécanisme. 

Il  a  manqué  à  M.  Sardou  d'avoir  dans  une  certaine  mesure  ce 
que  M.  Octave  Feuillet  possède  d'une  manière  presque  surabon- 
dante, le  don  du  moraliste;  c'est  l'observation  morale  qui  fournit 
aux  œuvres  de  ce  dernier  l'ensemble  harmonieux  de  chacune.  Pour 
s'en  assurer,  il  n'est  pas  nécessaire  de  chercher  parmi  ses  écrits 
antérieurs;  le  drame  de  Julie,  qui  ne  remonte  qu'à  1869,  en  fournit 
la  preuve.  On  peut  être  moraliste  de  bien  des  façons.  MoUère  étu- 
die au  dehors  les  passions  humaines  et  les  suit  à  la  piste  comme 
un  chasseur  qui  connaît  son  gibier;  il  jouit  tout  le  premier  des 
erreurs  de  l'instinct  qu'il  a  prises  sur  le  fait,  des  saillies  de  la  na- 
ture auxquelles  il  s'attendait.  M.  Octave  Feuillet  n'est  pas  de  cette 
école.  Racine  se  replie  sur  lui-même  pour  analyser  les  passions, 
une  surtout,  celle  de  l'amour,  dont  il  détaille  à  l'infini  les  nuances. 


LE   THÉÂTRE    CONTEMPORAIN.  909 

11  est  sobre  de  combinaisons  et  de  coups  de  théâtre;  le  cœur  nu- 
main  semble  à  son  talent  un  assez  vaste  champ  à  parcourir.  Il  fait 
une  tragédie  presque  avec  rien  (il  le  dit  lui-même)  parce  que  la 
passion  est  mépuisable.  De  tous  nos  auteurs  contemporains,  et  dans 
la  distance  qui  sépare  les  œuvres  de  notre  siècle  de  celui  de  Ra- 
cine, M.  Octave  Feuillet  est  l'écrivain  qui  ressemble  le  plus  à  l'aur 
teur  de  Phèdre  et  de  Bérénice,  tantôt  hardi  et  passionné  dans  sa 
prose  comme  un  souvenir  de  Phèdre,  tantôt  doux  et  tendre  comme 
un  écho  de  Bérénice. 

De  quoi  se  compose  le  drame  de  Julie?  D'une  femme  que  la  na- 
ture et  l'éducation  avaient  faite  vertueuse,  et  que  les  déréglemens 
de  son  mari  poussent  à  sa  perte,  d'un  ami  qui  trahit  le  devoir  de 
'amitié  pour  avoir  trop  compté  sur  sa  force,  d'un  époux  qu'a- 
veugle sa  légèreté,  et  qui  se  ravise  quand  il  est  trop  tard.  Rien  n'est 
plus  simple  et  plus  malheureusement  vrai  que  cette  donnée  dra- 
matique. L'auteur  la  simplifie  encore  en  se  refusant  les  développe- 
mens  progressifs  des  trois  caractères,  et  nous  ne  pouvons  que  l'ap- 
prouver; il  eût  été  dangereux  d'offrir  une  longue  étude  de  la  vie 
intime  à  un  public  blasé  par  les  péripéties  violentes,  et  de  trop 
compter  sur  les  nuances  pour  retenir  des  spectateurs  qui  n'en  ont 
pas  assez  le  sentiment  :  on  pouvait  se  passer  de  l'incident  de  l'o- 
rage et  de  la  maison  du  garde,  qui  nous  paraît  en  désaccord  avec  le 
ton  de  l'œuvre  tout  entière;  c'est  une  incursion  sur  un  domaine 
qui  n'est  pas  celui  de  M.  Octave  Feuillet.  Si  Julie  doit  faillir,  autant 
vaut  qu'elle  succombe  de  propos  délibéré,  comme  une  femme  qui  se 
perd  d'elle-même  après  avoir  lutté.  Nous  ne  voyons  pas  ce  que  la 
morale  gagne  à  une  surprise,  à  un  fâcheux  concours  de  circon- 
stances; nous  voyons  très  bien  ce  que  le  drame  y  perd.  En  écartant 
cette  conception  de  détail,  la  composition  dramatique  de  Julie  de- 
meure entière. 

Ces  réflexions  sur  les  œuvres  représentées  dans  les  trois  dernières 
années  seraient  sans  objet,  si  elles  n'aidaient  pas  à  entrevoir  ce  que 
les  écrivains  doivent  se  proposer  défaire.  Nous  avons  assez  montré, 
avec  M.  Sardou,  de  combien  de  manières  on  peut  manquer  à  l'u- 
nité morale  des  caractères  :  le  drame  de  Julie  nous  apprend  au 
besoin  comment  on  y  reste  fidèle.  Le  mari,  la  femme,  l'amant,  ont 
en  eux  un  principe  d'action  dont  ils  ne  s'écartent  pas,  une  passion 
qui  lès  pousse,  une  volonté  qui  tâche  de  lutter,  une  conscience  qui 
parle  et  qui  les  condamne,  tout  ce  qui  compose,  en  un  mot,  des 
êtres  libres  et  agissans,  non  des  marionnettes  à  ressorts.  L'amant 
reste  un  galant  homme  jusqu'à  ce  que  les  conseils  désintéressés 
qu'il  donne  soient  repoussés  avec  dédain.  La  femme,  offensée  de 
toutes  les  manières,  privée  de  la  société  de  sa  fille,  garantie  sacrée 


âiO  REVUE    DES   DEDX   MONDES. 

de  l'honneur,  ne  trouvant  plus  dans  l'ami  qu'un  amant,  voit  aussitôt 
l'abîme  s'ouvrir  sous  ses  pieds,  et  s'écrie  :  «  Je  suis  perdue!  »  Le 
mari  semble  passer  brusquement  de  ses  désordres  égoïstes  et  de 
son  persiflage  aux  pensées  honnêtes  et  au  langage  sérieux;  mais 
il  est  à  l'âge  où  le  plaisir  est  une  honte  sans  excuse,  où  la  parole  sé- 
vère d'un  ami  fait  rentrer  un  homme  en  lui-même.  Il  se  rend  compte 
àe  sa  faute;  il  s'aperçoit  que  sa  corruption  frivole ;n'était  qu'à  la 
surface,  que  sa  feaime  et  ses  enfansiyi  sont  chers;  il  n'avait  que  la 
pudeur  des  bons  sentimens.  De  csitte  clairvoyance  sur  son  cœur.,  il 
p^ssQ  aisément  à  une  vue  plus  claire  sur  celui  des  autres.  II.  dé- 
couvre les  souffrances  qui  s'agitent  autour  de  lui,  le  mal  irrémé- 
diable dont  il  est  l'auteur.  Ces  pages  de  Julie,  on  le  voit»  sont  d'un 
vrai  moraliste;  pas  de  combinaisons  matérielles,  pas  de  mécanisme 
ingépieux;.  les  personnages  parlant  pour  leur  propre  cqmpte  et 
marchant  au  but  où  les  conduit  le  conflit  de  leurs  sentimens,  non 
la  main  de  l'auteur. 

Prpuver  que  le  drame  vit  de  passion,  c'est  en  quelque  sorte 
prendre  un  soin  inutile.  Nous  voulons  du  moins  indiquer  dans 
M.  Octave  Feuillet  un  caractère  qui  le  distingue  entre  les  auteurs 
de  notre  temps.  Non-seulement  on  retrouve  chez, lui  la  passion 
proprement  dite,, mais  encore  cette  sorte  de  fatalité  qui  l'accom- 
pagne le  plus  souvent.  La  passion  est  à  peu  près  la  seule  paj-t  que 
la  fatalité  ait  conservée  au  théâtre  chez  les  modernes  (1);  sans  elle, 
la  liberté  humaine  ne  rencontre  sur  la  scène  aucune  force  morale 
qui  la  tienne  en  échec  :  elle  n'a  plus  de  combat  sérieux  à  soutenir, 
le  drame  est  supprimé.  Croyez-vous  qu'Othello  serait  intéressant 
s'il  était  maître  de  lui-même,  que  Macbeth  nous  retiendrait  frémis- 
sans  au  spectacle  de  ses  crimes,  si  les  sentimens  de  justice  et  d'hu- 
manité triomphaient  de  son  ambition?  L'un  et  l'autre  seraient  des 
meurtriers  vulgaires,  s'ils  n'étaient  poussés  par  une  aveugle  puis- 
sa^nce  contre  laquelle  leur  volonté  n'a  pu  lutter  jusqu'au  bout.  Her- 
mione  aclore  Pyrrhus  et  le  fait  assassiner  par  Oreste,  qu  elle  maudit 
ensuite.   .  ,     ■ 

Si  le  drame  de  Dalila  ept  le  plus  beau  succès  théâtral  de  M.  Oc- 
tave Feuillet,  n'en  cherchez  pas  d'autre  raison  :  c'est  l'œuvre  la 
pTtis  passionnée  de  l'auteur  de  Julie.  Cette  grande  dame,  qui  a  des 
caprices  de  don  Juan,  est  odieuse  ;  mais  l'auteur  a  su  mettre  dans 
cette,  femme  sans  cœur  assez  d'amorces  flatteuses  pour  égarer  ;et 
perdre  le  pauvre  artiste,  pour  le  porter  à  lui  sacrifier  honneur, 

(l)  Sur  cette  question  de  la  fatalité,  il  y  a  un  livre  plein  d'études  délicates  et  sa- 
vantes, celui  de  M.  Patin,  que  nous  avons  trouvé  entre  les  mains  des  étrangers  qui 
s'occupent  de  théâtre.  Nous  croyons  que  nos  écrivains  dramatiques  ne  le  consultent 
pas  assez  :  ils  font  en  général  beaucoup  de  pièces  et  peu  de  lectures. 


LE    THÉÂTRE   CONTEMPORAIN.  911 

fiancée,  espérances  de  gloire  et  d'avenir.  Pour  concevoir  ainsi  le 
drame,  et  il  paraît  impossible  de  le  concevoir  autrement,  il  faut 
croire  à  la  liberté  humaine,  et  en  même  temps  à  quelque  chose  de 
redoutable  et  de  fort  qui  engage  avec  elle  ces  luttes  tragiques.  Sans 
doute  Julie  n'est  pas  une  pièce  du  même  ordre  que  Dalila  ;■  mais 
pourquoi  la  fatalité  de  la  passion  n'ose-t-elle  pas  s'y  montrer?  car 
l'aventure  de  l'orage  n'en  est  pas,  j'imagine.  Cette  pièce  se  rap- 
proche trop  de  notre  vie  bourgeoise  pour  s'élever  jusque-là;  M.  Oc- 
tave Feuillet  s'est  arrêté  à  la  juste  mesure.  Cependant  la  destinée 
humaine  y  trouve  sa  place  :  les  personnages  ne ^  sont  pas  à  la  mercd 
du  hasard;  ils  agissent  librement  même  dans  leurs  erreurs,  et, 
quand  ils  sont  entraînés,  ils  ont  créé  par  leur  faute  la  force  irrésis- 
tible qui  les  perd. 

Il  n'en  est  pïis  moins  vrai  que  le  drame  n'a  pas  ses  coudées  fran- 
ches dans  les  bornes  étroites  de  cette  vie  à  l'image  de  la  nôtre.  Il 
est  peut-être  temps  d'en  finir  avec  la  tragédie  purement  bourgeoise, 
avec  cette  pauvreté  de  ressources  dont  elle  dispose.  En  effet,  l'au- 
teur a-t-il  beaucoup  de  choix  dans  les  moyens  de  supprimer  cette 
infortunée  Julie,  qui  ne  peut  survivre  entre  deux  hommes  que  sa 
faiblesse  a  rendus  ennemis  mortels?  La  tragédie  royale  et  le  drame 
princier  avaient  des  procédés,  tels  que  le  poignard,  le  poison,  l'é- 
chafaud,  qui  échappaient  à  la  vulgarité  parce  que  le  talent  du  poète 
pouvait  les  envelopper  d'un  prestige  de  grandeur,  et  qui  par  suite 
étaient  reproduits  sans  les  mêmes  inconvéniens.  Puisque  Julie  doit 
mourir  et  qu'il  ne  convient  pas  qu'elle  s'empoisonne  à  cause  de  sa 
fille,  il  faut  bien  qu'elle  succombe  à  la  rupture  d'une  veine  du  cœur« 
On  ne  peut  pourtant  pas  multiplier  outre-mesure  les  anévrismes 
dans  un  genre  qui  a  pour  loi  de  représenter  fidèlement  la  réalité. 
Le  réalisnie  est  usé,  la  réalité  toute  nue  semble  bien  près  de  le 
suivre;  la  place  est  toute  faite  pour  l'histoire  ou  pour  l'imagination. 
Qui  saura  la  prendre?  Quand  même  cet  homme  heureux  existerait 
parmi  nous,  il  resterait  encore  à  savoir  si  nous  ferions  l'accueil 
qu'ils  méritent  aux  développemens  intimes  et  aux  nuances  de  la 
passion. 

II. 

Avec  M.  Emile  Augier,  nous  ne  sortons  pas,  il  s'en  faut,  du  do- 
maine de  la  poésie,  et  certains  rapprochemens  avec  l'ancien  théâtre 
sont  toujours  de  mise.  Lui  aussi  observe  les  passions  humaines  et 
leur  demande  les  ressorts  dont  il  a  besoin  pour  faire  agir  ses  per- 
sonnages. Seulement  vous  ne  trouvez  jamais  chez  lui  celles  qui  sont 
violentes  et  fatales  :  selon  toute  apparence,  il  n'y  croit  pas.  L'au- 


*)1^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

teur  qui  a  divisé  quelque  part  tout  le  sexe  féiTiinin  en  deux  classes, 
celle  des  demoiselles  et  celle  des  mères ,  a  exprimé  dans  cette 
phrase  un  sentiment  très  honnête  et  très  pur,  mais  qui  découronne 
en  un  sens  la  vie  humaine  et  la  prive  d'une  de  ses  beautés.  Si  nous 
la  prenions  au  pied  de  la  lettre,  il  faudrait,  pour  l'écrirB,  être  un 
sceptique  en  matière  d'amour,  ou  un  j^iséniste  plus  outré  même 
que  Pascal,  puisque  celui-ci  a  écrit  sur  les  passions  de  l'amour  un 
chapitre  éloquent.  Il  est  vrai  que  M.  Augier  entend  par  ce  beau  nom 
de  mère  celui  de  la  femme  vertueuse  qui  est  pleinement  digne  de 
lî  porter.  Quoi  qu'il  en  soit,  son  talent  dédaigne  la  tendresse,  sa 
plume  ne  connaît  pas  les  entraînemens  du  cœur.  Ses  préférences 
sont  ailleurs  :  il  aime  à  verser  dans  l'âme  de  ses  personnages  fa- 
voris les  seniimens  qui  les  agrandissent  et  les  poétisent,  la  passion 
de  la  renommée,  du  désintéressement,  je  dirais  de  la  gloire,  si  les 
limites  du  genre  où  se  plaît  son  imagination  le  permettaient.  Il 
obéit  au  précepte  de  Vauvenargues  et  s'attache  aux  passions  nobles, 
mais  sans  aller  jusqu'au  bout;  il  exclut  de  ses  cadres  l'ambition,  la 
convoitise  du  pouvoir,  l'audace  des  grandes  entreprises.  De  là  tant 
de  rôles  de  poètes,  d'artistes,  d'ingénieurs,  de  militaires,  d'hommes 
de  lettres,  qui  se  heurtent  sur  son  théâtre;  de  là  surtout  tant  de  char- 
mans  rôles  de  jeunes  filles  fières,  pleines  d'enthousiasme  et  d'indé- 
pendance vertueuse,  à  qui  il  faut  un  poète  pour  époux,  poète  par  le 
cœur  autant  que  par  l'intelligence,  et  qui  vont  à  lui  hardiment, 
leur  cœur  dans  une  main  et  une  bonne  dot  dans  l'autre.  En  gé- 
néral, les  poètes  et  les  ingénieurs  de  M.  Augier  sont  tout  à  la  fois 
poétiquement  et  grassement  récompensés. 

La  pièce  de  Lions  et  Renards,  représentée  à  la  fin  de  1869,  a 
médiocrement  réussi;  toutefois  il  y  aurait  une  lacune  dans  cette 
revue  de  la  comédie  contemporaine,  si  nous  ne  faisions  une  place 
assez  large  à  l'écrivain  qui  semble  y  tenir  jusqu'ici  le  premier  rang. 
Un  autre  motif  nous  fait  parler.  Le  repos  où  M.  Augier  s'est  ren- 
fermé depuis  donnerait  lieu  de  penser  qu'il  ne  songe  pas  pour  le 
moment  à  renouveler  l'épreuve  :  s'il  en  était  ainsi,  dans  l'état  du 
théâtre,  nous  ne  prendrions  pas  notre  parti  de  son  silence  aussi 
facilement  peut-être  qu'il  le  prendrait  lui-même.  L'ouvrage  de 
Lions  et  Renards  ressemble  à  tous  ceux  que  l'auteur  avait  don- 
nés jusque-là.  On  y  trouve  deux  caractères  qui  ont  en  partage 
toutes  les  noblesses  de  l'âme,  et  deux  ou  trois  autres  qui  sont  ca- 
pables de  presque  toutes  les  bassesses.  En  effet,  M.  Augier  suit  à  sa 
manière  le  procédé  de  Corneille  :  il  grandit  ses  héros  en  leur  oppo- 
sant des  créatures  qui  ont  les  passions  et  les  vices  contraires  à 
leurs  vertus.  Peut-être  est-ce  l'inverse,  et  l'auteur  du  Gendre  de 
M.  Poirier  conçoit -il  ses  personnages  sacrifiés  avant  de  créer  ceux 


LE    THÉÂTRE    CONTEMPORAIN.  91S 

qu'il  veut  ennoblir.  On  serait  porté  à  croire  que  son  esprit  a  d'a- 
bord pratiqué  la  première  méthode,  et  qu'il  faisait  sa  statue  avant 
de  songer  au  piédestal.  Plus  tard,  il  est  venu  un  moment  où  la  sa- 
tire de  tout  ce  qui  lui  paraissait  cligne  de  ses  sarcasmes  a  occupé 
la  première  place  dans  ses  créations  :  c'est  l'époque  des  velléités 
aristophanesques  dont  les  amis  désintéressés  de  son  talent  ont  dé- 
ploré la  veine  fâcheuse.  Dès  lors  il  est  visible  que  les  rôles  nobles 
et  généreux  ont  été  imaginés  par  lui  pour  faire  contre-partie,  et  par 
une  conséquence  fatale  ont  paru  plus  ternes. 

Il  n'est  guère  douteux  que  la  comédie  de  Lions  et  Renards  a  été 
composée  pour  mettre  sous  nos  yeux  les  intrigues  de  deux  fourbes, 
M.  de  Sainte-Agathe,  un  tartufe  qui  est  affilié  à  je  ne  sais  quelle 
société  religieuse,  la  société  de  Jésus  par  exemple,  et  le  baron  d'Es- 
trigaud,  un  coureur  de  grosses  dots,  petit-maître  corrompu  jusqu'à 
la  moelle  et  usé  jusqu'à  la  corde,  qui, -se  voyant  battu  sur  son  ter- 
rain, passe  dans  le  camp  de  son  adversaire,  se  fait  tartufe  à  son 
tour  pour  commencer  une  autre  carrière,  et  devient  l'allié  de  M.  de 
Sainte-Agathe  contre  l'ennemi  commun,  le  noble  et  jeune  Cham- 
plion.  Ces  deux  intrigans,  qui  entre  parenthèses  semblent  faire  de 
l'art  pour  l'amour  de  l'art,  sont  les  renards  de  la  pièce.  Mais  pour- 
quoi tant  de  ruses?  Il  en  faudrait  une  seule  qui  fût  bonne.  Rarement 
M.  Augier  a  mis  plus  d'esprit  dans  un  imbroglio,  rarement  plus 
d'habileté  pour  préparer  les  effets,  pour  ménager  les  transitions;  à 
quoi  bon,  si  tant  d'artifices  doivent  nécessairement  échouer?  Les 
difficultés  accumulées  autour  d'une  intrigue  ne  sont  intéressantes 
que  par  l'objet  qu'on  se  propose;  toute  la  peine  qu'on  se  donne 
peut- elle  servir,  peut-elle  nuire  au  résultat  désiré?  là  est  toute  la 
question.  Il  s'agit  d'un  mariage  que  veut  négocier  la  société  reli- 
gieuse de  M.  de  Sainte-Agathe;  les  spectateurs  pourraient  bien  re- 
tourner contre  M.  Augier  ces  mots  qu'il  prête  au  baron  d'Estrigaud  : 
((  voilà  un  grand  déploiement  d'énergie  pour  aboutir  à  un  dénoû- 
ment  de  vaudeville.  »  On  parle,  il  est  vrai,  d'une  dot  de  9  mil- 
lions; les  auteurs  dramatiques,  pour  agrandir  leurs  conceptions, 
disposent  de  trésors  inépuisables,  et  9  millions  sont  au-dessus  de  la 
portée  d'un  modeste  vaudeville;  de  si  fortes  sommes  appartiennent 
à  la  haute  comédie.  Pourtant  il  faudrait  que  l'intrigue  de  deux 
fourbes  d'une  si  haute  volée  eût  chance  de  réussir;  mais  si  la  main 
de  Catherine  de  Bh-ague  dépend  d'elle  et  de  sa  volonté,  qu'elle  ne 
laisse  pas  ignorer,  si  le  loyal  et  courageux  Champlion  n'a  rien  à 
craindre,  pas  même  le  préjugé  de  naissance,  et  que  la  main  et  les 
millions  ne  puissent  aller  qu'à  lui,  pourquoi  se  mettre  en  si  grands 
frais  d'esprit?  Le  Sainte-Agathe  et  le  d'Estrigaud,  à  la  fin  de  la  co- 
médie, ont  beau  recommencer  leur  échange  perpétuel  de  conipli- 

TOME  xcvin.  —  1872.  5S 


S14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mens  réciproques,  chacun  d'eux  rappelle  aux  spectateurs  le  vers  de 
La  Fontaine  :  ' 

Honteux  comme  un  renard  qu'une  poule  aurait  pris.  , 

Champlion  et  Catlierine  de  Birague  sont  les  lions  de  la  pièce. 
Ils  remplissent  le  troisième  acte  et  une  partie  du  second;:  c'est  là 
qu'est  l'intérêt  de  la  comédie.  M.  Emile  Augier  a  tiré  de  ces  deux 
rôles  un  excellent  parti  :  lui  seul  peut-être  était  capable  de  le  faire. 
Il  y  a  un  troisième  lion,  et  celui-là  élevé  par  les  renaitls,  qui  ne 
s'attendaient  pas  à  se  voir  trahis  par  leur  protégé,  par  l'enfant  de 
leur  prédilection.  Ces  étourdis  aimables  qui  se  trouvent  avoir  le 
cœur  haut  placé  ont  toujours  réussi  à  M.  Augier.  Adhémar  de  Yal- 
travers  est  une  sorte  d'Éliacin,  de  séminariste  dont  on  a  mal  de- 
viné la  vocation  :  il  est  beaucoup  mieux  conçu  que  celui  qui  se  fai- 
sait à  peine  tolérer  dans  le  Fils  de  Giboye7\  Point  d'hypocrisie  :  sa 
nature  franche  et  joyeuse  s'échappe  librement  dès  qu'on  lui  met 
la  bride  sur  le  cou.  Tandis  que  les  conspirations  se  trament  péni- 
blemenit  pour  lui  faire  épouser  Catherine  de  Birague  et  ses  millions, 
il  s'accorde  en  secret  avec  celle-ci  pouf  faire  échouer  un  mariage 
dont  ils  ne  veulent  ni  l'un  ni  l'autre.  C'est  là  un^persomiage  de  plus 
pour  disputer  .notre  intérêt,  mais  un  motif  de  moins  pour  nous  at- 
tacher à  l'action.  Non-seulement  celle  dont  on  demande  la  mainda 
refuse,  mais  celui  pour  qui  on  la  demande  y  renonce  tout  d'abord. 

Il  est  facile,  on  le  voit,  de  reconnaître  dans  Lions  et  Renards  la 
tournure  d'imagination  de  M.  Augier,  la  veine  de  ses  conceptions, 
qui  n'est  pas  tarie  et  qu'il  pourrait  développer  au  grand  avantage 
de  notre  théâtre,  dont  il  est  un  soutien  considérable.  Ce  qui  manque 
à  Lions  et  Renards,  c'est  un  intérêt  plus  élevé.  On  nous  permettra 
un  rapprochement  qui  montre  avec  clarté  ce  qu'il  nous  semble  qu'on 
peut  attendre  de  l'auteur. 

Le  sujet  de  la  comédie  de  M.  Augier  est  presque  le  même  que 
celui  de  ISicomède.  Mettez  à  la  place  du  prince,  dans  la  pièce  de 
Corneille,  un  voyageur  enthousiaste  et  courageux,  un  héros  de  la 
géographie;  mettez  une  jeune  fille,  libre  et  fière  autant  qu'elle  est 
riche,  à  la  place  d'une  princesse  qui  veut  un  grand  homme  pour 
mari.  Rapetissez,  mais  beaucoup,  l'ambassadeur  romain  Flaminius, 
qui  a  jeté  ses  vues  sur  Laodice,  et  la  dispute  à  Nicomède;  peut- 
être  pourra-t-il  atteindre  à  la  bassesse  de  d'Estrigaud.  La  reine 
Arsinoé,  qui  tend  des  pièges  à  Nicomède  pour  le  perdre,  est  déjà 
plus  d'à  moitié  une  comtesse  de  Prévenquière.  Au  sénat  romain, 
qui  ne  veut  pas  du  mariage  de  Nicomède,  substituez  la  société  reli- 
gieuse de  M.  de  Sainte- Agathe.  Vous  avez  un  Adhémar  tout  trouvé  : 


LE    THÉÂTRE    CONTEMPORAIN.  916 

c'est  le  prince  AMale,  pour  lequel  tout  le  monde  s'emploie,  et  qui 
trompe  tout  le  monde  par  sa  générosité  en  laissant  Laodice  à  un 
homme  qui  lui  semble  plus  digne  d'elle.  Voilà  de  point  en  point  la 
pièce  de  M.  Augier  :  Corneille  avait  donc  fait,  lui  aussi,  ses  Lioiis 
et  Renards.  Gomment  les  a-t-il  rendus  intéressans?  La  beauté  des 
pensées  et  du  style  n'explique  pas  toute  seule  le  chef-d'œuvre, 
ou  plutôt  il  Fa  puisée  dans  la  grandeur  du  sujet  même.  JSico- 
mède  doit  sa  supériorité  littéraire  beaucoup  moins  aux  machina- 
tions de  la  reine  Arsinoé,  du  roi  Prusias  et  de  l'ambassadeur  Fla- 
minius  qu'à  l'héroïsme,  aux  vues  élevées,  à  l'ironie  éloquente  de 
Nicomède.  M.  Augier  reproche  avec  raison  aux  Français  de  ne  pas 
faire  assez  d'état  de  la  géographie  :  nous  le  savons  bien,  l'ayant 
appris,  hélas  !  à  nos  dépens.  Ce  n'est  pas  une  raison  cependant 
pour  proposer  à  notre  admiration,  quoi?  un  géographe,  qui  se  mêle 
par  hasard  à  une  expédition  du  soudan  de  Wadaï  contre  le  Darfour, 
qui  étrangla  un  nègre,  et  qui  partira  pour  délivrer  son  ami  re- 
tenu captif  aussitôt  qu'il  aura  trouvé,  grâce  à  une  souscription, 
ZiOO,000  francs.  Le  Darfour  nous  intéresse  en  raison  inverse  de  sa 
distance,  et  l'on  pourrait  imaginer,  pour  exciter  notre  enthou- 
siasme, quelque  chose  de  plus  grand  qu'un  triomphs  au  sein  de  la 
Société  de  géographie.  Vous  avez  le  choix  entre  les  passions  nobles  : 
montrez-nous  pour  but  l'amour  de  la  patrie,  l'ambition,  la  gloire, 
mais  éclatante,  incontestable.  J'aimerais  mieux,  je  l'avoue,  un  soldat, 
un  tribun,'  que  sais-je?  un  séditieux,  pourvu  qu'il  ait  de  nobles  chi- 
mères, que  ce  Champlion  tout  frais  débarqué  d'Afrique.  En  exaltant 
le  héros,  vous  grandissez  du  coup  ses  adversaires  et  ses  spectateurs 
eux-mêmes.  Nous  voulons  croire  que  M.  Augier  n'y  aurait  pa?i  man- 
qué deux  ans  plus  tard.  Aujourd'hui  le  public  serait  tout  préparé  à 
bien  recevoir  des  conceptions  plus  hautes;  nous  avons  un  immense 
besoin  de  puissantes  aspirations,  de  force  morale,  de  tout  ce  qui 
nous  dérobe  aux  petitesses  de  ce  monde,  où  nous  avons  eu  la  fai- 
blesse de  nous  arranger' au  mieux  pour  vivre  commodément.  Le  cou- 
rage fait  défaut  pour  dire  de  mâles  vérités  beaucoup  plus  que  pour 
les  entendre;  les  poètes  dramatiques  ont  un  devoir  à  remplir,  et  il 
semble  qu'ils  n'y  songent  pas.  Voilà  des  auditeurs  frivoles  qu'une 
maigre  plaisanterie,  faute  de  mieux,  amuse.  Qu'une  pensée  virile, 
qu'un  sentiment  héroïque  les  surprenne  tout  à  coup,  ils  seront  ra»- 
vis  de  se  trouver  capables  de  les  comprendre.  Nous  savons  bien  que 
la  comédie  admirative  ne  présenterait  pas  les  mêmes  ressources 
que  le  genre  tragique  désigné  par  cette  épithète;  mais,  puisque  le 
vieux  Corneille  a  feit  descendre  le  drame  royal  sans  en  amoindrir 
la  dignité,  pourquoi  la  comédie,  seule  m.aîtresse  du  terrain,  ne  ten- 
drait-elle pas  à  monter  un  peu  vers  la  tragédie?  A-t-elIe  peur,  en 


91 G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s' élevant  d'un  étage,  de  laisser  en  bas  sa  gaîté?  Sauf  quelques  ex- 
ceptions trop  rares,  tout  le  monde  sait  que  de  nos  jours  elle  n'est 
pas  fort  gaie,  et  d'ailleurs  le  rire  est  d'autant  mieux  rxcueilli  qu'il 
ne  prétend  pas  occuper  toute  la  place.  Il  faut  donc  oser  aujour- 
d'hui ou  jamais  :  trop  de  prudence  énerve  le  talent.  Rien  de  ce  qui 
veut  revivre  et  se  rajeunir  de  nos  jours,  le  théâtre  pas  plus  que  le 
reste,  ne  doit  prendre  conseil  de  la  timidité. 

L'imagination  ne  suffit  pas;  pour  nous  captiver,  le  cœur  se  doit 
mettre  de  la  partie.  Assurément  il  y  a  peu  de  dialogues  aussi  jolis 
que  ceux  de  M.  Augier;  le  Post-scnptwn,  un  petit  acte  de  la  même 
année,  le  prouverait  au  besoin.  Eh  bien  !  jusque  dans  ce  marivau- 
dage il  faut  un  peu  de  chaleur  de  sentiment,  et  la  finesse  n'en 
donne  pas.  Ce  propriétaire  garçon  qui  donne  congé  à  sa  locataire 
et  reprend  son  congé,  si  elle  veut  bien  l'épouser,  aurait  de  la  peine 
à  nous  persuader  de  son  amour.  Placée  dans  une  pareille  alterna- 
tive, une  femme  doit  avoir  une  singulière  horreur  des  déménage- 
mens  pour  hésiter.  Dans  le  Dédit  de  Marivaux,  c'est  une  somme  im- 
portante qu'il  faudra  payer,  si  l'on  épouse  suivant  son  inclination  : 
on  paiera,  et  l'inclination  l'emporte  sur  l'intérêt.  Gela  est  plus  com- 
mun, nous  le  voulons  bien,  mais  plus  conforme  à  la  nature.  Il  est 
vrai  que  M"""  de  Verlière  ne  se  laisse  pas  mettre  le  marché  à  la  main, 
et  que  l'ingénieux  M.  de  Lancy  a  pris  celte  forme  nouvelle  pour 
proposer  ses  vues  matrimoniales;  cependant  un  tel  début  est  plus 
raffiné  qu'encourageant,  et  l'on  ne  peut  s'y  prendre  mJeux  pour  an- 
noncer qu'on  veut  faire  un  simple  mariage  de  raison.  De  son  côté, 
M'""  de  "Verlière  n'est  pas  plus  éprise  :  un  prétendant  dont  elle  at- 
tendait les  résolutions  se  décide  parce  qu'il  a  perdu  ses  cheveux, 
et  cette  perte  détruit  l'illusion  de  la  jeune  veuve.  Personne  n'aime 
donc  ni  celui  qui  est  préféré,  ni  celui  qui  est  sacrifié,  ni  celle  qui 
décide  entre  eux,  et  on  donnerait  beaucoup  de  ces  mots  agréables 
qui  abondent  dans  la  comédie  de  i\I.  Augier  pour  une  étincelle  de 
tendresse.  Le  talent  de  Marivaux  est  de  ne  jamais  oublier  la  part 
de  l'inclination.  S'il  n'émeut  pas  profondément  le  cœur,  il  se  joue 
autour,  circwn  prœcordia  ludit.  Ses  intrigues  ne  sont  pas  des  ga- 
geures, ni  ses  dénoûmens  des  tours  de  force.  Un  moment,  une  cir- 
constance accidentelle  semble  décider  du  sort  de  ses  personnages 
pour  la  vie;  mais  il  a  mis  en  eux  un  penchant  vrai  dès  le  principe, 
et  il  fait  désirer  le  mariage  de  Dorante  avec  Aramiute,  bien  que  tous 
deux  agissent  comme  s'ils  ne  le  voulaient  pas.  Le  jeu  d'esprit  con- 
siste ici  à  faire  naître  les  obstacles  de  ceux-là  mêmes  qui  devraient 
ne  pas  les  supporter;  il  est  racheté  ou  plutôt  justifié  par  la  vérité 
de  leurs  sentimens  et  le  naturel  de  leurs  contradictions. 

]Ni  M.  Octave  Feuillet  ni  M.  Emile  Augier  n'ont  abordé  la  scène 


LE    THEATRE   CONTEMPORAIN.  917 

depuis  1870.  Les  révolutions  opérées  coup  sur  coup  dans  le  pays 
ont  été  si  violentes  qu'on  s'explique  trop  !e  besoin  de  se  recueillir 
avant  d'essayer  des  tentatives  littéraires,  et  notre  but  est  surtout 
d'indiquer  où  en  est  le  théâtre,  afin  d'entrevoir,  s'il  est  .possible,  où 
il  doit  tendre.  M.  Alexandre  Dumas  n'a  laissé  lieu  à  personne  de  se 
plaindre  qu'il  ait  gardé  le  silence.  Nous  le  trouvons  au  théâtre,  dans 
les  journaux,  un  peu  partout.  Loin  de  nous  la  pensée  de  lui  contes- 
ter le  droit  de  s'intéresser  à  la  chose  publique!  Cette  fin  de  non- 
recevoir  est  sans  doute  ce  qui  déplairait  le  plus  à  M.  Alexandre 
Dumas.  Bien  qu'une  première  lettre  de  lui  ait  été  généralement  ac- 
cueillie avec  faveur,  il  accuse  injustement  le  public,  dans  une  se- 
conde, de  ne  pas  permettre  qu'un  auteur  dramatique  ait  une  opi- 
nion en  pareille  matière.  Si  ce  n'est  pas  une  sorte  de  coquetterie, 
et  qu'il  doute  réellement  de  l'accueil  qui  lui  a  été  fait,  on  est  obligé 
de  penser  qu'il  a  repris  la  parole,  comme  certains  personnages  de 
la  comédie,  pour  s'assurer  qu'il  ne  s'était  pas  trompé,  que  c'est 
bien  lui  qui  avait  parlé  avec  succès.  Ce  doute  l'a  mal  conseillé,  car 
la  seconde  épreuve  a  été  moins  heureuse. 

Nous  regrettons  les  professions  de  principes,  et  l'on  pourrait  dire 
les  promesses,  inscrites  dans  la  seconde  lettre,  quand  on  les  rap- 
proche de  la  Visite  de  noces  et  de  la  Princesse  George.  En  effet, 
M.  Dumas  raisonne  en  termes  que  nous  voudrions  moins  pompeux  de 
l'art  dramatique  et  du  théâtre,  où  il  s'occupe  «  des  intérêts  les  plus 
sacrés  et  les  plus  graves  de  l'homme.  »  Sans  doute  il  livre,  non  sans 
courage,  à  la  dérision  et  au  mépris  les  petits  dramaturges  devenus 
des  politiques  de  barricades  et  d'incendies,  qui  ont  passé  de  la  bour- 
souflure de  mélodrame,  des  décors  à  grand  effet,  des  feux  de  Ben- 
gale, aux  massacres  d'otages,  aux  démolitions,  aux  feux  de  pétrole. 
Cette  page,  nous  aimons  à  le  dire,  honore  son  patriotisme;  mais  une 
autre  qui  fait  moins  d'honneur  à  son  goût  et  surtout  à  sa  prudence 
est  celle  où  il  nous  représente  les  écrivains  dramatiques  comme  des 
religieux  qui  confessent  les  hommes  assemblés  et  des  moralistes 
qui  les  rendent  meilleurs.  La  Visite  de  noces  une  confession!  la 
Princesse  George  un  traité  de  morale  !  A  quoi  bon  promettre  ce  qu'on 
ne  lui  demande  pas?  En  prenant  des  engagemens  qu'il  ne  peut  te- 
nir, à  qui  pense-t-il  faire  illusion  si  ce  n'est  à  lui- môme?  Ses  mo- 
destes devanciers  ne  se  chargeaient  pas  d'une  si  lourde  responsa- 
bilité :  ils  s'appelaient  pourtant  Shakspeare,  Molière,  Corneille, 
Racine.  Lorsqu'ils  étaient  parvenus  à  faire  rire  ou  pleurer  les  hon- 
nêtes gens  sans  porter  atteinte  aux  bonnes  mœurs,  ils  se  tenaient 
pour  contens.  Ce  ne  sont  pas  eux  qui  se  seraient  annoncés  comme 
pontifes  de  la  morale  :  Voltaire  lui-même,  dont  les  ambitions  n'é- 
taient pas  petites,  se  montrait  d'une  simplicité  parfaite  quand  il 


918  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

parlait  du  théâtre,  et  pourtant,  si  quelqu'un  s'en  est  fait  une  tri- 
,bune  religieusement  écoutée,  c'est  bien  lui.  11  a  écrit  aussisa:  co- 
médie contre  le  préjugé  de  la  naissance,  Nanine,  qui  charma  hos 
arrière-grand' mères.;  il  n'en  a  pas  averti  l'univers  comme  d'une  ré- 
vélation de  la  morale,  il  n'y  a  pas  ajouté  la  moindre  préface.  Quel 
pauvre  petit  préjugé  vaincu,  il  est  vrai,  que  celui  de  la  naissance! 
M.  Dumas  ne  semble  pas  se  douter  que  ses  théories  ambitieuses  de 
morale  ne  seront  pas  prises  au  sérieux  par  les  uns,  et  paraîtront 
aux  autres  les  indices  dé  je  ne  sais  quelle  inquiétude-.  S'il  pouvait 
se  convaincre  une  bonne  fois  de  l'honnêteté  de  ses  comédies,  il  re- 
noncerait à  nous  persuader  que  le  théâtre  est  un  temple,  et  que 
l'on  en  sort  tout  édifié.  Tout  homme  pèche;  mais  M.  Dumas,  avec 
ses  préfaces,;  convertit  ses  péchés  en  actions  méritoires.  Voilà  ce  qui 
oblige  la  critique  de  remettre  les  choses  à  leur  place,  les  pièces jde 
cet  écrivain  parmi  celles  qui  ont  compromis  la  bonne  renommée  de 
l'art  le  plus  français  de  tous,  et  ses  préfaces  parmi  les  pages  qui 
méritent  peu  de  confiance. 

Sans  la  prétention  de  M.  Dumas  à  être  impeccable,  la  Visite  de 
noces  était  tout  simplement  une  méprise.  L'écrivain,  sous  prétexte 
de  peinture  (de  mœurs,  mettait  sur  la  scène  un  homme  vicieux,  Cy- 
gneroi,  qui  serait  disposé  à  renouer  avec  une  ancienne  maîtresse, 
s'il  trouvait  dans  cette  liaison  l'assaisonnement  du  vice.  Aussitôt 
qu'il  s'aperçoit  qu'elle  est  libre  et  que  sa  cOrniption  serait  dimi- 
nuée de  moitié,  il  y  renonce,  estimant  que,  pour  posséder  une 
femme  honnête  ou  à  peu  près,  il  vaut  tout  autant  s'en  tenir  à  l'é- 
pouse légitime.  Voilà  un  raffinement  qu'il  n'était  pas  précisément 
nécessaire  de  dévoiler  sous  les  yeux  du  public.  Si  maintenant  celui- 
ci  vient  déclarer  qu'il  luiiest  interdit. à  la  scène  de  faire  triompher 
le  mal,  nous  demandons  naturellement  quelle  est  la  punition  de 
son  Cygneroi  :  il  s.'en  va  pourvu  d'une  bonne  petite  femme  qui 
l'adore  et  qui  ne  se  doute  pas  qu'il  le  mérite  si  peu.  Son  châtiment 
se  réduit  à  ne  pouvoir  faire  tout  le  mal  dont  il  aurait  été  capable, 
et  en  définitive  il  emporte  précisément  la  récompense  que  la  comé- 
die, avant  M.  Dumas,  tenait  en  réserve  pour  ses  élus.  Notez  que  ce 
n'est  pas  nous  qui  parlons  du  triomphe  définitif  de  la  vertu;  mais 
est-ce  ainsi  qu'il  l'entend?  Première  imprudence  :  celle  de  poser 
un  principe  que  l'on  viole  à  chaque  instant.  Second  principe  et  se- 
conde imprudence  :  l'auteur  se  regarde  comme  le  confesseur  des 
hommes  assemblés;  non-seulement  le  théâtre  devient  un  temple  où 
nous  allons  chercher  la  règle  des  mœurs,  mais  on  pense  involon- 
tairement à  la  primitive  église  où  la  confession  était  générale,  et  où 
le  prêtre  se  bornait  à  lire  les  commandemens.  En  vérité,  M.  Du- 
mas, dans  ses  lettres  et  préfaces,  est  par  momens  bien  ascétique. 


LE    THÉÂTRE    CONTEMPORAIN.  9l9 

De  quoi  pourtant  peut-il  confesser  la  majorité  des  spectateurs  de 
la  Visite  de  noces?  Est-ce  du  caprice  sensuel  et  très  corrompu  de 
M.  de  Cygneroi?  Nous  craignons  bien  que  la  confession,  comme 
l'entend  M.  Dumas,  ne  ressemble  fort  aux  élucubrations  de  certains 
casuistes  qui,  pour  ne  rien  oublier,  et  peut-être  pour  faire  briller 
leur  pénétration  d'esprit,  risquent  fort  d'apprendre  le  mal  à  ceux 
qui  ne  le  connaissent  pas,  ou  mettent  en  fuite  ceux  qui  ont  la  sa- 
gesse de  ne  pas  le  vouloir  connaître  si  bien. 

Nous  avons  eu  l'occasion  de  chercher  si  la  Princesse  George  éiaàt 
en  contradiction  avec  le  principe  un  peu  banal  de  l'écrivain  sur  le 
triomphe  de  la  vertu  (1);  il  nous  a  paru  plus  utile  de  montrer  que 
la  pièce  était  sans  dénoûment.  Nous  préférons,  toutes  les  fais  que 
l'auteur  nous  le  permet,  ne  pas  sortir  du.domaine  de  l'art;  mais, 
smvant  la  règle  invoquée  par  M.  Dumas  pour  prouver  la  moralité  du 
théâtre,  il  se  condamnerait  encore  ici  lui-même.  Le  mari  en  faute 
n'est  pas  puni,  pas  plus  qu'il  n'est  corrigé;  la  balle  du  pistolet  qui 
lui  était  destinée  casse  la  tète  d'un  autre  qui  n'avait  à  se  reprocher 
que  des  intentions.  A-i-on  voulu  ici  encore  confesser  l'auditoire?  Il 
est  impossible  de  croire  que  la  majorité  des  hommes  réunis  devant 
cette  pièce  soient  disposés,  comme  a  prince,  à  tromper  sans  mo- 
tif, sans  inclination  réelle,  une  femme  qui  n'est  ni 'indifférente,  ni 
importune,  dont  l'unique  défaut  est  un  amour  sincère  et  profond, 
comme  cette  passionnée  princesse.  Si  cet  homme  existe,  c'est  un 
malheureux  dont  le  vice  même  est  effacé  et  sans  couleur.  Que  nous 
veut-il  donc?  et  de  quel  droit  viendrait-on  nous  dire  :  «  C'est  de 
vous  qu'il  s'agit  ?  »  Il  est  si  nul  qu'il  ne  mérite  pas  même  la  colère  : 
il  ne  vaut  pas  la  balle  que  l'auteur  aurait  pu  lui  loger  dans  la  tète. 
Ce  personnage  est  visiblement  destiné  à  une  moins  noble  fin.  Triste 
excuse,  on  en  conviendra,  pour  le  dénoûment!  Nous  imaginerions 
volontiers  le  Cygneroi  de  la  pièce  précédente  devenu  prince  George 
par  voie  d'avancement  dans  la  bassesse  aussi  bien  que  dans  la  con-' 
dition.  Il  ne  voulait  plus  de  la  comtesse  Lydie  parce  qu'elle  était 
encore  trop  honnête;  il  a  trouvé  cette  comtesse  de  Terremonde, 
qui  est  à  la  hauteur  de  ses  goûts.  Craignons  une  troisième  iacar- 
nation  de  Cygneroi  ! 

N'est-il  pas  allligeant  de  voir  ce  qui  peut  se  perdre  de  talent  et 
d'esprit  dans  de  tels  sujets?  M.  Dumas  a  le  secret  de  l'unité  dans 
ses  compositions;  il  y  est  arrivé  tout  d'abord,  par  un  instinct  de 
nature  et  comme  sans  étude.  Il  a  la  marque  de  l'originalité.  Avec 
ces  dons,  que  nous  ne  croyons  pas  épuisés,  comment  ne  sent-il 
pas  le  besoin  de  se  renouveler?  Tout  a  changé  autour  de  nous,  le 

(IJ  Voyez  la  Revue  du  15  dccenibre  1871. 


920  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sol  a  été  ébranlé  sous  nos  pieds;  la  vie,  la  pensée,  se  ressentent  par- 
tout de  la  crise  à  la  merci  de  laquelle  nous  sommes  jetés,  et  M.  Du- 
mas seul  ne  changera  pas  !  11  reviendra  frivole  comme  par  le  passé, 
toujours  l'enfant  gâté  et  le  mauvais  sujet  de  la  littérature,  avec  son 
éternel  demi-monde  mal  dissimulé  et  ses  infantes  à  peine  cachées 
sous  le  masque  de  grandes  dames!  N'est-il  pas  temps  d'en  finir 
avec  ces  formes  variées  d'un  vice  toujours  le  même?  11  faut  bien 
que  l'auteur  le  sache,  il  confond  trop  le  vice  avec  la  passion,  et 
l'erreur  de  la  Princesse  George  n'a  pas  d'autre  source.  On  ne  sau- 
rait appeler  passion  une  habitude  qui  ramène  un  homme  vulgaire 
à  l'objet  de  ses  instincts  matériels  :  ce  n'est  pas  à  un  entraîne- 
ment puissant  ni  fatal  que  la  princesse  est  forcée  de  disputer  son 
mari;  ce  rôle  de  femme  offensée,  qui  est  la  recommandation  de  la 
pièce,  est  bien  amoindri  par  la  nullité  intellectuelle  et  morale  du 
mari.  Que  dire  de  l'intérêt  qu'elle  doit  inspirer?  Nous  supposons 
qu'une  femme  est  contrainte  de  guetter  son  mari  au  moment  où 
il  se  glisse  à  la  faveur  des  ténèbres  dans  un  mauvais  lieu  :  elle  est 
certainement  à  plaindre;  mais  vous  n'en  ferez  pas,  j'imagine,  l'hé- 
roïne d'un  drame.  Le  mari  de  la  princesse  George  n'est  pas  plus 
digne  de  sa  jalousie  que  de  son  amour.  11  faut  même  que  la  rivale 
ne  soit  pas  une  créature  subalterne;  si  elle  ne  fait  rien  que  de  don- 
ner un  rendez-vous  en  a  parte,  si  elle  ne  dit  rien  qu'une  tirade  mê- 
lée de  rhétorique  et  de  cynisme,  si  elle  n'est  rien  qu'une  Laïs  sans 
grâce  ni  esprit,  nous  sommes  en  présence  de  tout  autre  chose  que 
de  la  passion,  et  il  faut  tirer  le  voile  sur  ces  misères,  qui  ne  sont 
pas  du  domaine  de  l'art. 

M.  Dumas  se  pique  de  confesser  ses  contemporains  :  pourquoi  ne 
commence-t-il  pas  par  lui-même?  Il  dédaigne  avec  raison  d'obteni?i* 
par  l'emphase  ce  qu'il  appelle  les  gros  applaudissemens  :  que  ne  se 
propose-t-il  pour  but  les  applaudissemens  honnêtes,  qui  sont  tou- 
jours d'accord  avec  le  goût?  Il  aime  son  pays;  c'est  surtout  ici  que 
nous  admirons  son  inconséquence.  Quand  on  aime  son  pays,  on  ne 
s'applique  pas  à  exagérer  ses  scandales,  à  compter  curieusement 
ses  plaies  sans  utilité  pour  la  guérison,  à  lui  prêter  peut-être  des 
maladies  dont  il  est  permis  de  douter.  Quand  on  aime  son  pays, 
on  ne  favorise  pas  la  malheureuse  habitude  qu'il  a  de  se  donner 
pour  plus  mauvais  qu'il  n'est,  de  chercher  je  ne  sais  quel  bon  air 
au  détriment  de  la  bonne  renommée,  de  se  montrer  toujours  fan- 
faron de  vices  :  on  s'efforce  de  réparer  la  mauvaise  réputation  qu'on 
a  peut-être  contribué  à  lui  faire.  Aimer  son  pays,  c'est  ne  pas  ou- 
blier que  les  ennemis  de  la  France  se  délivrent  à  eux-mêmes  des 
certificats  de  bonne  vie  et  mœurs,  et  s'arment  contre  nous  de  tous 
les  aveux  qui  échappent  à  la  légèreté  nationale.  Aimer  son  pays, 


LE    THÉÂTRE    COATEMPOUAIN.  921 

c'est  ne  pas  fournir  par  des  tableaux  de  fantaisie  des  sophismes  à 
ceux  qui  rêvent  la  destruction  de  la  société.  Enfin  aimer  son  pays, 
c'est  employer  un  heureux  talent  à  réveiller  en  lui  le  sentiment  du 
devoir,  le  goût  des  choses  pures,  l'admiration  des  nobles  sacrifices; 
c'est  lui  offrir  des  consolations  ou  de  nobles  plaisirs,  c'est  lui  ap- 
prendre, quand  on  a  l'honneur  de  le  réunir  devant  cette  illustre 
scène  française,  à  garder  son  rire  pour  ce  qui  est  vraiment  risible, 
et  ses  larmes  pour  ce  qui  fait  pleurer  l'honnête  homme  et  le  bon 
citoyen.  M.  Dumas  a  le  patriotisme  et  le  talent  :  qu'il  les  interroge 
dans  le  secret  de  sa  conscience  d'artiste;  ils  lui  montreront  la  voie 
nouvelle  où  il  pourra  trouver  de  meilleurs  applaudissemens. 

III. 

Parmi  les  noms  moins  populaires  ou  plus  nouveaux,  deux,  grâce 
à  leurs  succès,  semblent  mis  li^rs  de  pair,  ceux  de  MM.  Edouard 
Pailleron  et  Edmond  Gondinet.  M.  Pailîeron  est,  dans  la  généra- 
tion des  jeunes  écrivains,  celui  qui  a  le  plus  de  ressemblance  avec 
M.  Augier.  Échappées  de  poésie,  tour  d'esprit  satirique,  dialogue 
excellent,  autant  de  qualités  qui  leur  sont  communes  et  qui  leur 
valent  les  mêmes  suffrages.  Ils  sont,  avec  des  titres  que  l'expérience 
et  le  temps  ne  permettent  pas  encore  de  mettre  dans  la  même  ba- 
lance, les  poètes  qui  répondent  le  plus  exactement  à  celte  société 
émancipée,  sans  préjugés,  mais  sensée,  attachée  à  ses  traditions  de 
politesse,  de  littérature  et  de  goût.  Nous  ne  prétendons  pas  que 
M.  Pailleron  suive  les  traces  de  son  devancier  ;  si  quelque  chose 
est  vrai  de  la  situation ,  c'est  qu'on  peut  classer  les  auteurs  suivant 
deux  ou  trois  idées  générales;  mais  il  n'y  a  pas  d'école.  Les  cher- 
cheurs dispersés  poussent  leur  pointe  chacun  de  son  côté.  On  s'ob- 
serve, comme  on  l'a  toujours  fait  d'ailleurs,  sans  être  divisé  en  deux 
ou  trois  camps;  on  est  à  l'affût  de  ce  qui  se  présente  de  nouveau, 
prêt  à  courir  vers  le  filon  fraîchement  découvert.  On  tente  peu 
d'efforts  périlleux;  les  sages  ne  veulent  pas  risquer  ce  qui  n'est 
pas  essayé  déjà;  on  attend  le  résultat  obtenu  par  les  aventureux. 
M.  Pailleron  nous  semble  donc  un  travailleur  isolé  comme  les  autres, 
un  des  plus  ardens  au  culte  de  cet  art  du  théâtre.  Il  se  rapproche 
de  l'auteur  de  la  Ciguë  et  de  Gabridle,  et  ne  procède  pas  de  lui. 
Certaines  qualités  de  jeunfjsse  le  prouveraient  au  besoin.  Il  n'est 
pas  venu  au  monde  de  la  littérature  en  un  temps  de  lutte  entre  des 
imaginations  sans  frein  et  un  bon  sens  satisfait  de  ses  qualités  né- 
gatives; il  n'en  a  pas  gardé  une  mesure  de  scepticisme  presque 
inévitable.  Son  penchant  pour  la  poésie  est  aussi  plus  déclaré.  Sa 
comédie  des  Faux  Ménages  en  porte  très  bien  le  caractère. 


922  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Amour  et  poésie  se  confondent  en  une  seule  et  même  idée  dan;s 
le  cœur  d'EsLher  et  d'Armand.  11  n'y  a  pas  d'églogue  sans  mise  en 
scène;  le  cadre  qui  entoure  celle-ci  est  une  chambrette  d'ouvrière 
où  l'amant  enseigne  à  sa  maîtresse,  outre  l'écriture,  la  grammaire 
et  la:  musique,  les  sentimens  qui  réveillent  une  âme  et  l'ennoblis- 
sent, où  la  maîtresse  est  initiée  k<  l'honneur  dont  elle  n'avait  pas 
ridé€,  et  qu'elle  reçoit  comme  une  révélation.  Toutes  ces  leçons 
naïves  comme  l'enfance  de  l'amour  ont  la  grâce  d'une  poésie  eoi- 
tièremrat  détachée  de  la -réalité.  Ge  n'est  pas  une  petite  hardiesse 
de  nous  avoir  montré  ce  maître  corrigeant  les  devoirs  de  cette 
élève,  cet  amoureux  sans  peur  et  sans  reproche  accompagnant  son 
amoureuse  au  magasin  où  elle  va  porter  son  ouvrage  et  recevoir  le 
salaire  du  mois.  Le  public  s'est  mis  du  parti  de  l'auteur,  et  il  a  bien 
voulu  croire  qu'il  y  a  des  ménages  si  purs  parmi  ceux  qui  n'ont  pas 
le  droit  de  porter  ce  nom. 

Armand  est  un  poète  en  praticfue;  il  transforme  la  vie,  et  lui 
donne  la  couleur  des  principes  qu'il  s'est  faits.  Enthousiaste  de  l'hon- 
neur des  femmes,  c'est  pour  l'avoir  iéveillé  dans  un  cœur  qu'il  est 
épris.  I!  y  a  bien  en  lui  quelque  autre  chose;  nous  y  reviendrons 
tout  à  l'heure.  Eslher,  touchée  du  rayon  qu'elle  ne  connaissait  pas 
avant  de  rencontrer  ce  jeune  homme,  n'est  pas  poète  à  un  moindre 
degré.  Ge  n'est  pas  tout  pourtant.  L'auteur  a  mis  en  elle  un  désin- 
téressement qui  la  grandit  et  lui  donne  l'avantage  sur  Armand.  En 
aimant  celui-ci,  quoi  qu'il  arrive,  soit  qu'il  s'attache  à  elle,  soit 
qu'il  la  quitte,  elle  mérite  d'être  aimée,  et  ce  mérite  commence  au 
moment  où  elle  se  montre  désintéressée.  Gependant  il  veut  s'assu- 
rer qu'elle  paraîtra  digne  d'être  accueillie  :  dès  l'entrée  d'Esther 
dans  la  maison  maternelle,  la  lutte  ne  reste  plus  entre  la  poésie 
d'un  amour  caché  et  la  prose  de  la  vie  en  famille,  comme  on  au- 
rait pu  le  croire  d'abord  :  c'est  la  famille  qui  prend  sa  revanche,  et 
avec  elle  la  vertu  de  la  mère,  la  chasteté  de  la  femme,  l'innocence 
de  la  jeune  fille.  L'églogue  qui  manquait  de  toutes  ces  choses  avoue 
sa  défaite;  elle  disparaît  et  ne  laisse  à  sa  place  qu'une  réalité  dou- 
loureuse qu'elle  dissimulait.  Voilà  au  fond  le  drame  imaginé  par 
M.  Pailleron.  On  pouvait  craindre  que  la  conclusion  de  la  comédie 
ne  fût  amenée  que  par  la  convenance,  la  possibilité,  l'esprit  pra- 
tique. Armand  rompait  avec  Esther  parce  que  ses  réflexions  le  ren- 
daient plus  sage  et  qu'il  pressentait  les  regrets  de  l'avenir;  seule- 
ment la  poésie  avait  les  honneurs  du  combat,  quoique  le  champ  de 
bataille  restât  à  la  prose.  M.  Pailleron  a  été  mieux  inspiré,  et  sa 
comédie  prend  un  vif  essor  dès  le  moment  qu'Esther  est  mise  en 
présence  de  l'idée  de  son  devoir.  Aline,  une  cousine  d'Armand,  qui 
doit  devenir  sa  femme  et  qui  l'aime,  s'est  aperçue  de  l'amour  qui 


LE    THÉÂTRE    CONTEMPORAIN.  9^3 

existe  entre  son  cousin  et  l'étrangère  :  elle  se  sacrifie,  elle  cède 
celui  qu'elle  aime,  et  ne  fait  d'autre  condition  à  Esther  que  de  le 
rendre  heureux;  mais  celle-ci  a  respiré  dans  cette  famille  une  atmo- 
sphère de  pureté  qui  l'étonné  et  la  rend  hésitante.  Elle  voit  ensuite 
dans  Aline  tant  de  générosité  qu'elle  conçoit  des  remords  sur  les 
prétentions  qu'elle  garde,  tant  de  candeur  et  d'ignorance  du  mal 
qu'elle  rougit  de  s'être  regardée  comme  réhabilitée. 

Nous  avons  dit  qu'il  y  avait  dans  Armand  autre  chose  que  sa 
poésie  et  son  enthousiasme.  Poussé  dans  ses  derniers  retranche- 
mens,  il  le  reconnaît  quand  il  dit  vers  la  fin  du  troisième  acte  qu'il 
ne  veut  plus  se  donner  le  bien  et  l'idéal  pour  complices,  que  tous 
ces  grands  mots  sont  des  mensonges,  et  qu'il  n'a  qu'un  mobile, 
qu'un  attrait  :  il  aime,  et  voilà  tout.  Son  père  lui  fait  entendre  net- 
tement à  la  fin  que  sa  chimère  sublime  est  une  erreur  égoïste.  Pour- 
quoi Armand  n'est-il  pas  montré  ce  qu'il  est  réellement,  faible  et 
livré  à  sa  passion?  En  deviendrait-il  moins  dramatique?  Pourquoi 
tant  parler  d'utopies  et  de  beaux  rêves?  pourquoi  développer  cet 
enthousiasme  en  tête-à-tête?  On  n'y  sent  pas  le  trait  do  la  satire, 
et  c'est  de  très  bonne  foi  que  les  deux  amans  s'élèvent  au  diapason 
du  genre  lyrique.  Cependant  Armand  est  beaucoup  moins  détaché 
qu'il  ne  le  veut  paraître  des  choses  terrestres.  Que  devons -nous 
penser  de  cette  situation? 

Il  n'y  a  de  réhabilitation  de  la  femme  que  par  le  désintéresse- 
ment absolu.  Esther  se  rachète  parce  qu'elle  renonce  à  son  amant. 
Il  n'appartient  pas  à  Armand  de  lui  rendre  la  pureté,  parce  qu'il 
l'aime  et  qu'il  la  veut  pour  lui.  Yauvenargues  nous  semble  de  cet 
avis.  Il  a  dessiné  le  portrait  d'un  jeune  homme  naïf  qui  est  bon  par 
tempérament  sans  connaître  les  règles  dà  la  bonté.  Thyeste,  «  s'il 
rencontre  la  nuit  une  de  ces  femmes  qui  épient  les  jeunes  gens, 
souffre  qu'elle  l'entretienne  et  marche  quelque  temps  à  côté  d'elle, 
et  comme  elle  se  plaint  de  la  nécessité  qui  détruit  toutes  les  ver- 
tus,... il  l'exhorte  à  une  vie  meilleure,  et,  ne  se  trouvant  point 
d'argent  parce  qu'il  est  jeune,  lui  donne  sa  montre,  qui  n'est  plus  à 
la  mode  et  qui  est  un  présent  de  sa  mère.  Ses  camarades  se -moquent 
de  lui...  Mes  amis,  dit-il,  vous  riez  de  trop  peu  de  chose,...  le 
monde  est  rempli  de  misères  qui  serrent  le  cœur,...  etc.  »  Ce  ' 
portrait  date  de  cent  vingt-cinq  ans,  et  l'on  voit  qu'un  simple  mo- 
raliste, sans  être  missionnaire  ni  ascétique,  sans  être  un  saint,  a 
fait  à  ce  genre  de  personnes  l'aumône  de  la  pitié,  mais  de' la  pitié 
seulement.  Remarquez  en  quoi  Thyeste  diflere  de  l'Armand  des 
Faux  Ménages.  11  est  bien  du  tempérament  de  ceux  que  M.  Pailleron 
appelle  plaisamment  des  rchahiliteurs;  seuleiYient  il  est  désinté- 
ressé :  il  ne  prend  rien  en  échange  de  sa  montre  et  de  ses  conseils. 


924  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

II  ne  s'informe  pas  même  lequel,  de  sa  montre  ou  de  ses  conseils, 
est  le  mieux  accueilli. 

Nous  ne  voudrions  pourtant  pas  assurer  que  la  comédie  eût  gagné 
à  diminuer  l'enthousiasme  poétique  et  réformateur  d'Armand.  Il  y 
est  trompé  tout  le  premier,  et  bien  des  débutans  le  sont  comme  lui. 
Il  faut  tenir  aujourd'hui  le  langage  qui  convient  au  temps  présent, 
et  qui  peut-être  ne  sera  plus  si  bien  entendu  demain.  Un  temps 
viendra  sans  doute  où  Von  rira  fort  de  nos  fantaisies  poétiques,  où 
l'on  s'étonnera  peut-être  que  le  lyrisme  d'Armand  n'ait  pas  été  l'ob- 
jet d'une  moquerie  plus  décidée.  On  sentira  pourtant  qu'il  y  a  sous 
le  travers  de  cette  poésie  en  apparence  inopportune  un  sentiment 
sérieux,  et  que  ce  sentiment  est  précisément  celui  de  la  jeunesse; 
elle  a  des  trésors  de  confiance  pour  tout  ce  qui  lui  paraît  au-dessus 
du  vulgaire  niveau,  et  c'est  pour  tous  les  âges  qu'un  écrivain  a  dit; 
«  L'esprit  est  la  dupe  du  cœur.  » 

M.  Pailleron  a  peut-être  fait  la  plus  longue  et  la  plus  courte  des 
pièces  en  un  acte,  le  Monde  où  ïon  s'amuse  et  V Autre  Motif.  La 
plus  longue  ne  le  paraît  pas  au  spectateur;  la  plus  courte  le  paraît 
plus  qu'elle  ne  l'est,  et  ce  double  résultat  est  dû  à  la  gaîté  qui 
anime  l'une  et  l'autre.  Malgré  le  regret  qu'on  éprouve  en  voyant 
tomber  le  rideau  sur  la  seconde,  un  instant  de  réflexion  suffit  pour 
reconnaître  que  l'auteur  a  bien  fait  de  ne  pas  s'arrêter  en  route 
pour  amuser  l'auditeur;  il  a  pris  le  meilleur  parti,  celui  de  l'empê- 
cher de  se  reconnaître  au  milieu  d'un  imbroglio  qui  tient  à  un  fil. 
Cette  situation  d'une  femme  qui  est  veuve  sans  l'être,  qui  se  donne 
pour  veuve  quand  elle  ne  l'est  pas,  et  qui  se  croit  encore  mariée 
quand  elle  ne  l'est  plus,  est  une  fort  jolie  intrigue  qui  grossira  la 
liste  des  actes  destinés  à  égayer  le  répertoire.  Et  maintenant  que 
nous  avons  indiqué  à  M.  Pailleron  l'espoir  justifié  par  ses  Faux 
Ménages^  et  les  exigences  sérieuses  que  nous  avons  le  droit  d'ex- 
primer après  r Autre  Motif,  nous  l'invitons  à  ne  pas  reculer  devant 
les  sujets  de  la  haute  comédie  :  la  jeunesse  de  son  talent  donne  à 
notre  conseil  l'opportunité  qui  est  la  règle  de  la  critique. 

Il  faut  faire  un  choix  entre  les  comédies  de  M.  Gondinet  pour 
juger  son  œuvre  dramatique  sans  surprise.  On  y  trouve  en  effet  un 
mélange  qu'il  serait  un  peu  sévère  de  reprocher  dès  aujourd'hui  à 
l'auteur  :  entre  ses  pièces  avouées  par  le  goût  et  celles  d'un  ordre 
inférieur,  on  ne  peut  affirmer  encore  qu'il  se  soit  classé;  on  ne  peut 
dire  s'il  lui  est  arrivé  de  monter  progressivement,  s'il  est  un  parvenu 
du  talent  qu'il  convient  de  féliciter,  ou  un  talent  aimant  à  déroger 
qu'il  est  utile  d'avertir.  Laissons  donc  Gavaut,  Minard  et  C'^  au 
Palais-Royal ,  où  celte  plaisanterie  en  trois  actes  est  à  sa  place,  et 
bornons  à  C/wistiane ,  comédie    reçue   avec  applaudissement  au 


LE    THÉÂTRE    CONTEiMPORAIN.  925 

Théâtre-Français,  les  réflexions  que  nous  inspirent  l'habileté  très 
réelle  et  le  savoir-faire  peu  commun  de  M.  Gondinet. 

Christiane  s'annonce  tout  d'abord  comme  une  œuvre  d'il  y  a  deux 
ans,  c'est-à-dire  d'autrefois.  Parmi  celles-là  mêmes  qui  ont  été  re- 
présentées avant  1870,  il  en  est  plusieurs  qui  rappellent  moins 
l'état  maladif  des  esprits  à  cette  époque,  et  qui  semblent  davantage 
tournées  vers  l'avenir.  C'est  bien  là,  malgré  un  vernis  incontestable 
d'honnêteté,  une  de  ces  conceptions  nées  d'un  temps  ennuyé,  dé- 
sœuvré en  morale  comme  en  littérature.  Ces  curiosités-là  s'expli- 
quaient par  le  loisir,  par  le  raflinement,  par  le  dégoût  du  vrai,  par 
les  besoins  d'une  imagination  sans  aliment.  Par  malheur,  il  n'y 
a  pas  de  revirement  soudain  en  matière  d'art  comme  de  politique, 
et  une  pièce  met  plus  de  temps  à  se  monter  qu'une  révolution  à 
s'accomplir,  d'autant  pltis  que  celle-ci  apporte  à  celle-là  des  re- 
tards imprévus.  Voilà  l'histoire  de  presque  tout  ce  que  nous  voyons 
au  théâtre  aujourd'hui,  et  la  cause  qui  fait  que  nos  comédies  res- 
semblent trop  souvent  à  des  almanachs  de  l'an  passé.  Cependant 
le  public  applaudit.  Les  auteurs  ont  fait  leur  siège,  ils  ne  veulent 
pas  le  perdre.  De  leur  côté,  les  spectateurs  ne  sont  pas  moins  les 
esclaves  de  leurs  habitudes.  Ils  réclament  d'abord  des  distractions, 
fussent-elles  les  mêmes,  et  ne  s'aperçoivent  qu'ils  peuvent  y  renon- 
cer que  le  jour  où  de  nouvelles  leur  sont  présentées. 

Quelle  est  donc  la  curiosité  particulière  que  l'on  a  vue  dans 
Christiane?  Un  amant  qui  dispute  ses  droits  au  mari,  non  plus  sur 
la  femme,  qui  d'ailleurs  est  morte,  mais  sur  l'enfant,  dont  il  se  pré- 
tend le  véritable  père.  Cette  idée  des  privilèges  paternels  d'un  amant 
est  si  bien  un  des  raffmemens  littéraires  de  l'époque  dont  nous  ve- 
nons de  parler,  qu'on  en  pourrait  suivre  l'histoire  dans  le  Filleul 
de  Pompignac,  dans  VAulre,  dans  Séraphine,  et  môme  dans  les 
romans  qui  ont  précédé;  nous  en  pourrions  citer  au  moins  un  qui 
est  de  1867,  et  que  nous  voulons  laisser  dans  l'oubli  où  il  nous  pa- 
raît tombé.  Rien  ne  prouve  mieux  le  soin  pris  par  les  auteurs  dra- 
matiques pour  mettre  à  profit  une  expérience  faite.  N'oublions  pas 
que  Molière  prenait  son  bien  partout  où  il  le  trouvait,  et  que  Voltaire 
a  dit  :  «  Quand  on  vole,  il  faut  être  de  force  à  tuer  son  homme.  » 
M.  Gondinet  a  été  de  beaucoup  le  plus  habile,  et  il  parait  avoir  tué 
les  autres  sur  le  terrain  de  cette  invention  ;  reste  à  savoir  la  valeur 
du  sujet.  Plus  il  est  fragile,  plus  M.  Gondinet  a  déployé  de  finesse 
et  de  dextérité  pour  le  faire  accepter. 

Ne  regardons  pas  de  trop  près  au  raffinement;  les  prétextes  à  co- 
médies s'épuisent.  Après  avoir  montré  une  combinaison  sous  toutes 
ses  faces,  le  théâtre  la  renverse  en  quelque  sorte  et  la  présente  à 
rebours.  Quand  on  a  été  fatigué  de  rire  des  infortunes  des  maris. 


926  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

on  s'est  pris  à  les  voir  du  côté  tragique,  «  J'ai  deux  enfans  dont  je 
crois  pieusement  être  le  père,  »  dit  Gil  Blas.  Quand  on  a  ri  tout 
son  soûl  du  problème  de  la  paternité,  que  l'on  a  tiré  de  l'opposition 
de  père  et  de  parrain  assez  de  vaudevilles  égrillards,  on  a  trouvé 
qu'il  serait  nouveau  d'en  faire  une  comédie  sérieuse,  presque  un 
drame.  Soit,  il  ne  faut  pas  couper  les  vivres  à  l'art  dramatique 
souffrant  de  disette.  A-t-on  réfléchi  pourtant  que  tout  le  plaisant 
du  mot  de  Gil  Blas  et  des,  imbroglios  plus  ou  moins  impertinens 
vient  de  l'incertitude  d'une  pareille  matière?  «  D'où  savez- vous  que 
vous  êtes  père?  »  a-t-on  demandé  au  Nojac  de  M.  Gondinet;,  nous 
ajoutons  :  «  L'avez -vous  jamais  désiré?  «  Doit -on  se  récrier  sur 
l'excellence  de  la  morale  qui  règne  dans  Cliristiane?  L'amant  est 
obligé,  il  est  vrai,  da  reculer  devant  la  dignité  du  mari,  il  n'y  a  pas 
pour  lui  de  droits  de  paternité.  Yoilà  le  public  réconcilié  avec  sa  cu- 
riosité passablement  malsaine;  mais  à  quoi  se  réduit  la  leçon  dont 
cette  comédie  s'honore,  si  de  n'est  que- les  amans  de  femmes  mariées 
n'auront  pas  d'enfans?  Au  reste,  c'est  au  nom  de  la  vérité  plutôt  que 
des  moeurs  que  nous  faisons  ces  réserves  contre  l'œuvre  de  M.  Gon- 
dinet.  La  donnée  principale  de  sa  comédie  n'est  ni  morale  ni  immo- 
rale :  elle  est  fausse.  S'il  en  est  ainsi,  comment  le  public  ne  s'en 
est-il  pas  aperçu?  L'auteur  est  fort  adroit,  et  le  public  s'est  fait  le 
complice  de  la  situation.,  M.  de  Nojac,  tendre  et: caressant ,  a  toutes 
les  timidités  et  les  délicatesses  de  l'amour  près  de  celle  dont  il  est 
le  père,  il  adore  cette  enfant,  qui  est  pour  lui  tout  ce  qui  rests 
d'une  femme  aimée,  mieux  encore,  une  part  de  lui-même,  et  il 
n'ose  pas  le  lui  dire  ouvertement.  Gomment  un  auditoire  blasé  ne 
se  laisserait-il  pas  gagner  à  cette  sensibilité  d'un  nouveau  genre? 
Gomment  ne  serait-il  pas  charmé  de  le  voira  chaque  instant  sur  le 
point  de  trop  parler  et  s'arrêter  à  la  dernière  limite?  11  ne  songe 
même  point  à  se  demander  si  c'est  bien  là  un  père,  si  ce  n'est  pas 
un  amant  retrouvant  une  partie  de  ses  ardeurs  ;près  de  la  jeune  fille 
dans  laquelle  revit  celle  qu'il  a  perdue.  Il  se  prête  à  une  compli- 
cation qu'il  ne  supporterait  pas,  si  elle  éclatait,  et  rit  de  fort  bon 
cœur  des  incidens  qu'elle  amène,  par  exemple  des  efforts  de  l'ami 
Briac  pour  empêcher  un  père  de  se  trouver  avec  sa  fille  :  on  ne  sur- 
veillerait pas  des  amoureux  avec  plus  d'inquiétude.  La  comédie  se 
continue  et  s'achève  sans  apporter  d'autre  satisfaction  que  celle  de 
la  curiosité  :  ni  le  cœur,  ni  la  loi  sociale,  ne  peuvent  être  contens 
du  dénoûment.  Christiane  épouse  M.  de  Kerhuon,  qu'elle  aime;  mais 
M.  Maubray  ne  sera  pas  plus  pour  elle  un  père  tendre  que  par  le 
passé.  11  ne  consent  à  faire  le  bonheur  de  sa  fille  que  pour  en  ôter  le 
plaisir  à  M.  de  Nojac,  l'amant  de  feu  M""*  Maubray,  et  il  l'embrasse 
pour  marquer  à  l'autre  sa  haine  :  dénoûment  pénible,  par  suite  du- 


LE   THEATRE    CONTEMPORAIN.  927 

quel  la  jeune-  fille  gagne  un  mari  et  n'a  pas  décidément  de  père, 
dénoûmcnt  qui  ne  tranche  rien,  puisque  le  père  légal  ne  mettra 
peut  être  pas  les  pieds  chez  Ghristiane,  et  que  le  père  prétendu, 
qui  est  arrivé  à  ses  fins,  est  sûr  d'y  être  le  mieux  accueilh.  N'insis- 
tons pas  davantage  sur  une  combinaison  de  sentimens  qui  est  au 
rebours  de  la  nature,  et  qui  serait  le  symptôme  d'une  maladie  du 
goût  public,  si  elle  devait  trouver  des  imitateurs.  M.  Gondinet  a  de 
l'esprit,  et  le  public  a  grand  besoin  d'être  amusé;  mais  l'esprit  de 
l'un  et  le  désœuvrement  de  l'autre*  rappellent  trop  un  temps  qui. 
n'est  plus.  ' 

Après  avoir  formé  avec  six  ou  sept  talens'  inégaux  entre  eux, 
mais  qui  représentent  les  autres,  une  galerie:  du  théâtre  contempo- 
rain, le  hasard  de  la  dernière  heure  nous  fournit  dans  un  auteur 
nouveau,  qui  du  moins  n'avait  jamais  travaillé  que  pour  les  scènes 
secondaires,  le  résumé  singulier  des  défauts  et  des  qualités  que 
nous  avons  signalés  dans  quelques-uns.  Absence  d'unité,  succession 
capricieuse  des  situations,  confiance  absolue  dans  le  détail  pour 
soutenir  l'intérêt,  plaisanteries  souvent  vulgaires,  —  à  côté  de  ces 
taches  fort  graves,  saillies  heureuses,  sentimens  naturels  et  par 
momens  bouffées  imprévues  d'imagination,  voilà  ce  que  l'on  trouve 
dans' M.  Henri  Meilhac,  Ge  mélange  n'avait  pas  trop  nui  à  la  comé- 
die de  Froufrou,  cadre  un  peu  commun  dans  lequel  on  voyait  avec 
plaisir  et  surprise  des  peintures  agréables  ou  touchantes.  iVrt«?/,  que 
vient  de  représenter  le  Théâtre-Français,  témoigne  d'efforts  sérieux 
pour  créer  un  caractère  :  nous  doutons  que  l'auteiir  ait  atteint  son 
but.  Gertes  cette  Auvergnate  veuve  d'un  petit  tailleur  de  village, 
animée  d'une  haute  ambition  pour  son  fils  qui  est  parvenu  à  la  for- 
tune, jalouse  de  lui  et  le  regardant  comme  son  œuvre  et  sa  pro- 
priété, l'empêchant  de  se  marier  pour  qu'il  travaille  et  lui  reste 
tout  entier,  c'est  là  une  conception  qui  ne  manque  pas  d'originalité 
malgré  la  bassesse  de  condition  où  M.  Meilhac  a  placé  des  vues  si 
hautes.  On  est  frappé  de  la  lutte  laborieuse  de  ces  pensées  qui  ne 
trouvent  pas  dans  les  paroles  de  la  paysanne  les  moyens  d'éclater 
au  dehors.  Ge  combat  de  l'ambition  et  de  la  jalousie  contre  le  pen- 
chant de  la  nature  et  l'amour  maternel  a  son  éloquence.  Gependant 
les  élémens  du  succès  sont  fort  compromis  par  l'inégalité  morale  de 
ce  caractère  de  femme  impérieuse.  Tantôt  c'est  l'ambition,  tantôt 
c'est  la  convoitise  et  le  plaisir  de  posséder  qui  parlent  par  sa  bouche. 
Elle  se  ravale  par  une  infamie  quand  elle  écrit  à  une  maîtresse  de  son 
fils  pour  que  celle-ci  vienne  rompre  le  mariage  qu'elle  redoute;  elle 
s'annule  elle-même  et  fait  tomber  la  pièce  dans  la  banalité  quand 
elle  cède  et  donne  son  consentement.  Nous  ne  parlons  pas  de  la 
famille  dans  laquelle  l'artiste  veut  entrer  :  où  M,'  Meilhac  en  a-t-il 


028  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouvé  de  cette  facilité  plus  que  débonnaire?  Observer  la  société 
telle  qu'elle  existe  au  grand  jour,  et  se  souvenir  que  l'unité  non  pas 
abstraite,  mais  vivante,  est  l'admirable  privilège  de  l'art,  ce  son-t 
deux  préceptes  qui  semblent  être  oubliés  de  plus  en  plus. 

Ari'êtons  ici  cet  aperçu  des  acquisitions  ou  des  pertes  de  l'art  dra- 
matique contemporain.  D'autres  noms  pourraient  venir  à  la  suite  de 
ceux  dans  lesquels  se  résument  les  efforts  les  plus  récens  de  la  co- 
médie et  du  drame.  Ils  ne  changeraient  rien  à  l'impression  géné- 
rale, et  risqueraient  même  de  la  troubler,  l'un  par  les  triviales 
facéties  où  il  renferme  une  fécondité  naturelle,  l'autre  par  les  pré- 
tendues peinturés  de  mosurs  qu'il  mêle  à  des  photographies  de 
cour  d'assises,  celui-là  par  les  beaux  vers  dont  il  enguirlande  de 
parti-pris  les  sujets  les  plus  dénués  d'intérêt. 

Nous  avons  indiqué  l'état  du  théâtre  actuel,  d'une  part  T insou- 
ciance qui  ne  tient  aucun  compte  des  événemens  et  qui  continue  de 
se  faire  une  industrie  des  petitesses  qu'elle  aperçoit  ou  des  scan- 
dales qu'elle  cherche  dans  notre  société,  sans  se  proposer  réelle- 
ment de  réparer  ou  de  corriger,  de  l'autre  l'étude  consciencieuse 
qui  s'efforce  de  maintenir  les  traditions  de  l'art,  mais  qui  se  trompe 
quelquefois  ou  se  décourage  et  s'arrête  à  moitié  chemin.  Il  en  est 
qui  ont  poussé  jusqu'au  bout  la  prétention  d'étonner  le  public  par 
des  conceptions  équivoques;  ils  confondent  la  crudité  des  traits  et 
du  langage  avec  la  hardiesse.  Ces  analyses  du  vice  et  de  la  corrup- 
tion prirent  jadis  leur  source  dans  les  romans  de  Balzac  :  nous  es- 
pérons que  les  symptômes  d'épuisement  qui  s'y  laissent  apercevoir 
en  présagent  la  fin.  Il  en  est  qui  sont  restés  plus  fidèles  à  leur  art  : 
ils  n'ont  pas  renoncé  à  l'élévation  des  sentimens.  Toutefois  il  con- 
vient de  leur  rappeler  que  la  passion  même,  qui  est  un  idéal,  a  ses 
périls,  et  qu'elle  peut  dégénérer  en  des  crises  malsaines.  La  pein- 
ture de  ces  travers  du  cœur  est  encore  un  souvenir  qu'il  ne  faut 
pas  transporter  dans  notre  vie  d'aujourd'hui,  qui  devrait  être  si 
sérieusement  occupée.  Parmi  ces  talens  d'un  ordre  plus  haut,  il 
manque  peut-être  à  ceux  qui  étaient  et  qui  sont  restés  poètes  plus 
de  confiance  dans  le  public  et  une  fermeté  plus  soutenue  dans  leurs 
conceptions.  Qu'ils  se  gardent  de  cette  prudence  pusillanime  qui 
fuit  les  grands  sujets,  comme  aussi  de  confondre  l'élévation  avec  la 
simple  poésie.  Le  poète  ne  doit  pas  être  à  lui-même  son  térnoin  et 
son  admirateur,  et  le  lyrisme  n'est  pas  le  moyen  le  plus  assuré  de 
faire  naître  dans  les  âmes  l'idée  du  grand.  Corneille  a  l'héroïsme  et 
la  force;  il  n'a  jamais  mis  le  poète  et  à  peine  la  poésie  sur  la  scène. 

Entre  ces  deux  manières  d'envisager  le  théâtre,  on  rencontre 
ceux  qui  n'ont  pas  de  vues  particulières  ni  de  principes  arrêtés.  Ils 
n'ont  foi  que  dans  la  pratique  :  ils  se  contentent  d'expédiens  et  de 


LE    THÉÂTRE    CONTEMPORAIN.  &29 

procédés.  11  en  est  (ce  sont  les  plus  délicats)  qui  s'emparent  d'une 
situation  dont  ils  connaissent  les  périls  aussi  bien  que  les  res- 
sources, et  lui  font  produire  tous  ses  fruits  :  il  dépend  d'eux  de 
mieux  faire  ou  de  devenir  les  plus  habiles  arrangeurs  de  leur  temps; 
ils  savent  aussi  enlever  à  la  hâte  une  esquisse  de  ce  qu'il  y  a  de 
plus  piquant  dans  les  mœurs  extérieures  de  leurs  contemporains, 
il  en  est  encore  qui  n'hésitent  pas  à  corriger  le  code,  se  gardant 
bien  d'ailleurs  d'envoyer  à  la  commission  d'initiative  de  l'assemblée 
nationale  les  résultats  de  leur  manie  réformatrice.  On  aurait  tort 
cependant  de  les  accuser  d'ambition  :  ils  ne  font  pas  leurs  comé- 
dies pour  changer  les  lois;  ils  changent  les  lois  pour  donner  du 
mordant  à  leurs  comédies. 

Le  théâtre  a  des  périodes  stériles  dont  la  responsabilité  ne  pèse 
pas  seulement  sur  ceux  qui  se  consacrent  à  la  composition  des 
œuvres  dramatiques  :  nos  écrivains  n'ont  pas  cette  excuse.  Un  pu- 
blic considérable  ne  demande  tous  les  soirs  qu'à  être  intéressé,  di- 
verti honnêtement  :  il  y  a  donc  pour  eux  des  obligations  à  remplir. 
Celui  qui  s'adresse  aux  foules,  s'il  ne  pense  qu'à  l'intérêt  de  sa 
fortune  ou  de  sa  vanité,  s'il  ne  songe  pas  à  nourrir  leur  esprit,  à 
élever  leur  âme,  à  leur  procurer  du  moins  un  noble  plaisir,  celui- 
là  déserte  son  devoir.  Un  auteur  qui  se  ferait  l'esclave  de  leurs  pen- 
chans  les  moins  honorables  ou  le  bouflbn  de  leur  frivolité,  qu'il  ne 
parle  pas  d'un  talent  dont  il  a  une  si  misérable  idée,  d'un  art  dont 
il  trahit  la  règle  suprême.  Que  sera-ce  donc  s'il  s'agit  d'un  temps 
qui  ne  permet  à  aucune  conscience  de  s'endormir,  d'un  pays  au- 
trefois jaloux  de  sa  gloire  et  qui  doit  avoir  appris  dans  le  malheur 
à  la  chérir  doublement?  Ce  n'est  plus  le  moment  de  l'exalter  par 
de  vaines  promesses;  quand  vous  voyez  ce  peuple  assemblé,  parlez- 
lui  comme  à  celui  qui  a  possédé  de  grands  poètes.  Gardez-vous  de 
croire  qu'il  ne  se  souvienne  pas!  Souvenez-vous  vous-mêmes,  et 
la  peur  d'un  froid  accueil  ou  d'une  médiocre  recette  occupera  moins 
de  place  dans  votre  pensée. 

Louis  Etienne. 


lON.F,   vr.wii. 


PEINES  PERDUES 


SOUVENIR    D   UN    SEJOUR    AU    JAPON. 


I. 


C'était  à  Yokohama,  au  mois  de  septembre  de  l'année  1866.  Pen- 
dant tout  le  jour,  la  chaleur  avait  été  accablante.  Au  moment  du 
coucher  du  soleil,  un  violent  orage  avait  éclaté  et  rafraîchi  l'atmo- 
sphère; puis  le  temps  s'était  calmé,  et  la  nuit  commençait  belle  et 
sereine.  J'étais  assis  sous  la  vérandah  d'une  jolie  maison  de  cam- 
pagne que  mon  ami  Henri  L'IIermet  venait  de  faire  bâtir  sur  La 
Colline,  à  une  petite  distance  du  quartier  étranger,  et  dans  laquelle 
il  se  proposait  de  passer  dorénavant  les  mois  les  plus  chauds  de 
l'année.  L'emplacement  du  biingidou  avait  été  choisi  avec  un  soin 
tout  particulier;  de  l'endroit  où  nous  nous  trouvions,  on  jouissait 
d'un  spectacle  fait  pour  le  plaisir  des  yeux.  A  droite  s'élevait  un 
bois  touITu;  les  arbres  de  haute  futaie  y  recevaient  le  vent  d'orage  et 
ia  brise  de  mer,  et  dispersaient  aux  alentours  leurs  mugissemens  ou 
leurs  plaintes;  à  gauche,  dans  la  vallée,  on  apercevait  les  nouveaux 
quartiers  de  Yokohama;  dans  le  lointain  se  dressaient  les  sommets 
de  Hakkoni ,  chaîne  de  montagnes  bouleversée  et  tourmentée  par 
une  action  volcanique  séculaire  qui  donne  fréquemment  des  preuves 
terribles  de  sa  fureur  indomptée.  A  l'extrême  gauche,  l'immense 
cratère  du  Fouzi-yama,  la  ynontiigne  sans  pareille,  limitait  le  pay- 
sage; sa  silhouette  sombre  et  majestueuse  domine  la  contrée  en- 
tière, et  sa  cime,  chargée  de  neiges  et  perdue  dans  les  nuages, 
semble  en  effet,  comme  le  prétend  la  légende,  servir  de  trône  à 
la  divinité  suprême  du  Japon.  Devant  nous  enfin  s'étendait  la  mer, 
la  mer, vaste  et  belle,  la  mer  d'azur  de  l'empire  du  Soleil  levant.  La 
tempête  qui  l'avait  fouettée  quelques  heures  auparavant,  sous  la- 
quelle elle  s'était  soulevée  furieuse  et  écumante,  avait  cessé,  et 


PEINES    PERDUES.  931 

les  vagues  calmées  venaient  en  murmurant,  comme  si  elles  se 
plaignaient  encore  de  la  violence  qui  leur  avait  été  faite,  mourir 
sur  la  plage  sablonneuse  de  la  baie.  La  lune  s'était  levée;  elle  sem- 
blait glisser  à  travers  un  épais  tourbillon  de  petits  nuages  blancs 
qu'elle  illuminait  au  passage  d'une  lumière  d'opale,  et  qui  tantôt 
s'entassaient  sur  elle,  comme  pour  la  dérober  aux  yeux,  tantôt 
s'écartaient  brusquement  pour  la  laisser  paraître  dans  toute  sa 
splendeur.  Un  large  sillon  argenté  s'étendait  en  éventail  sur  la  mer; 
en  deliois  des  limites  de  cette  zone  miroitante,  les  eaux  disparais- 
saient dans  les  ténèbres.  A  de  longs  intervalles,  une  barque,  émer- 
geant brusquement  de  l'ombre,  se  montrait  dans  le  cercle  de  lu- 
mière et  le  traversait  rapidement.  Elle  glissait  sur  les  eaux  en 
feu,  muette  et  mystérieuse  comme  une  apparition  fantastique;  des 
silhouettes  noires  s'y  mouvaient  en  cadence.  De  temps  en  temps, 
un  cri  rauque  et  sauvage,  le  cri  du  batelier  et  du  pêcheur  japonais, 
montait  jusqu'à  nous;  mais  ce  cri  était  si  faible,  si  peu  distinct, 
qu'il  semblait  venir  d'un  autre  monde. 

La  nuit  avançait,  et  je  me  levai  pour  me  retirer.  Mon  ami,  qui  de- 
puis quelque  temps  n'avait  pas  rompu  le  silence,  parut  se  réveiller. 
—  Où  allez-vous?  demanda-t-il.  —  Je  lui  rappelai  que  l'heure  du 
repos  était  venue,  que  j'étais  las  d'avoir  fait  dans  la  journée  de  nom- 
breuses visites  d'adieu,  et  que  je  devais  m'embarquer  le  lendemain. 
Il  ne  répondit  rien;  mais,  lorsqu'après  une  courte  pause  je  lui 
souhaitai  le  bonsoir:  —  Rien  ne  vous  presse,  dit-il;  vos  malles  sont 
laites,  et  vous  ne  partirez  pas  de  bonne  heure  :  ce  soir  même,  j'ai 
entendu  le  capitaine  se  plaindre  qu'il  lui  manque  (a  moitié  de  son 
charbon.  Accordez-moi  une  demi-heure,  je  voudrais  vous  parler  de 
moi. 

L'Hermet,  qui  jusqu'alors  s'était  tenu  à  demi  couché  sur  une  de 
ces  grandes  chaises  en  bambou  d'un  usage  général  aux  Indes,  en 
Chine  et  au  Japon,  se  leva,  resta  un  moment  debout  comme  pour 
se  recueillir,  et  vint  s'asseoir  à  côté  de  moi.  La  lune  éclairait  sa 
figure  loyale  et  me  la  montrait  grave  et  triste  comme  je  l'avais  tou- 
jours connue.  Sa  voix  aux  notes  profondes,  sa  façon  de  parler  un 
peu  monotone  et  lente,  étaient  en  harmonie  avec  l'expression  de  sa 
physionomie. 

—  Vous  partez  demain  pour  l'Europe ,  et  sans  doute  je  ne  vous 
reverrai  de  longtemps.  —  Et  comme  j'allais  protester  :  —  Oui,  je  le 
sais,  continua-t-il,  vous  avez  l'intention  de  revenir  bientôt;  mais, 
croyez-moi,  il  est  très  probable  que  vous  n'en  ferez  rien.  Combien 
de  compagnons  n'ai-je  pas  vus  s'éloigner  qui  devaient  revenir  l'an- 
née suivante...  Ils  se  sont  mariés  là-bas,  ou  ils  sont  morts.  Vous  i'e-r 
rez  comme  eux  :  vous  vous  marierez;  vous  mourrez  bientôt,  au  moins 
pour  nous,  puisque  vous  nous  oublierez.  Si  vous  revenez  ici,  ce  ne 


932  REVUE    DiiS    DEUX   ^MONDES. 

sera  point  l'année  prochaine,  ce  sera  le  plus  tard  possible;  et  vous 
ferez  bien.  L'existence  qu'on  mène  ici  n'est  pas  saine.  Un  séjour 
prolongé  dans  ces  pays  fait  perdre  h  l'Européen  le  goût  et  la  pra- 
tique de  la  vie  civilisée.  L'étroitesse  du  cercle  où  l'on  se  meut  enlève 
à  l'esprit  la  largeur  de  vues,  au  cœur  la  délicatesse  des  sentimens. 
Les  devoirs  envers  la  société  se  simplifient  à  tel  point  qu'ils  cessent 
pour  ainsi  dire  d'exister.  Nous  n'avons  autour  de  nous  ni  patrie,  ni 
parens,  ni  amis,  dans  l'ancien  et  le  vrai  sens  du  mot.  Les  rela- 
tions d'affaires  priment  toutes  les  autres,  —  le  but  ostensible  et 
reconnu  de  tout  étranger  qui  vient  se  fixer  parmi  nous  est  de  faire 
fortune.  Nous  possédons,  il  est  vrai,  tous  les  avantages  d'une  in- 
dépendance presque  absolue  que  les  vieilles  sociétés  de  l'Occi- 
dent ne  connaîtront  jamais.  Cette  indépendance  est  le  fruit  de 
notre  isolement;  mais  renoncer  à  l'un,  c'est  se  condamner  forcé- 
ment à  dépouiller  l'autre.  Société  est  synonyme  d'obligation  ou 
de  dépendance.  Pour  avoir. une  patrie,  une  famille,  des  amis,  il 
faut  savoir  payer  de  sa  personne,  de  sa  bourse,  de  son  esprit,  de 
son  bien-être,  de  sa  liberté  individuelle.  Tout  se  paie  en  ce  monde, 
et  cette  indépendance  si  précieuse  à  nos  yeux,  nous  la  payons,  selon 
moi,  trop  cher,  car  nous  ne  l'avons  qu'au  prix  de  toutes  les  satis- 
factions, de  toutes  les  jouissances  que  la  société  offre  à  l'homme  ci- 
vilisé. Une  longue  privation  de  ces  biens  nous  ùîe  peu  à  peu  jus- 
qu'au désir  d'y  rentrer  et  à  la  faculté  d'en  jouir.  Que  sommes-nous 
iciV  Des  automates,  des  morts  ambulans.  Piien  de  l'Européen  ne  vit 
plus  en  nous  :  la  musique  nous  trouve  sourds,  la  peinture  aveugles; 
toute  conversation  sérieuse  nous  pèse,  la  lecture  nous  ennuie.  Faire 
des  affaires,  gagner  de  l'argent,  manger,  boire,  montera  cheval, 
voilà  notre  existence.  Peu  à  peu,  le  vieil  homme  s'en  va;  nous  de- 
venons colons.  Japonais,  Chinois,  Indiens.  Au  bout  de  quelques 
années,  nous  sommes  tout  à  fait  déclassés  dans  la  société  euro- 
péenne, et,  si  nous  nous  y  hasardons  encore  de  temps  à  autre,  c'est 
pour  en  sortir  au  plus  vite  et  pour  nous  renfermer  ici,  où,  si  nous 
ne  sommes  rien,  du  moins  nous  ne  devons  rien  aux  autres.  Il  faut 
éviter  d'en  arriver  là;  mieux  vaut  partir  à  temps. 

Je  ne  répondis  rien,  et  L'Hermet,  sans  s'arrêter  à  mon  silence, 
continua.  —  Je  n'ai  guère  d'amis  dans  cette  partie  du  monde,  dont 
je  suis  aujourd'hui  le  plus  ancien  résident  étranger.  Ceux  auxquels 
je  finis  par  m' attacher  s'éloignent  juste  au  moment  où  je  commen- 
cerais peut-être  à  les  traiter  en  intimes.  Néanmoins  je  leur  garde 
un  bon  souvenir;  souvent  même  ma  pensée  est  avec  eux.  Je  n'ai 
pas  grand  mérite  à  cela,  n'ayant  guère  autre  chose  à  faire.  Quand 
je  bois  après  dîner  «  aux  amis  absens,  »  je  fais  la  meilleure  action 
de  toute  ma  journée.  Eux,  c'est  dans  l'ordre,  ils  m'oublient.  Ils  ont 
leurs  affections  à  la  portée  de  la  main  pour  amA  dire;  je  ne  leur  en 


PEINES    PERDUES.  933 

veux  pas  de  ne  plus  s'occuper  de  ceux  qu'ils  ont  laissés  de  l'autre 
côté  de  la  mer.  Et  cependant  je  crois  que  je  serais  heureux  d'avoir 
quelqu'un  qui  de  là-bas,  de  l'Europe,  m'enverrait  de  temJDS  en 
temps  une  pensée  affectueuse.  Tout  à  l'heure,  quand  vous  alliez 
me  quitter,  j'ai  éprouvé  un  véritable  chagrin  à  l'idée  de  vous  perdre 
complètement.  Je  me  suis  dit  que,  si  vous  me  connaissiez  mieux,  il 
vous  serait  plus  facile  de  ne  pas  m'oublier,  et  je  vous  ai  prié  de 
m'écouter.  Je  vous  verrai  partir  avec  moins  de  regret  quand  je 
saurai  qu'à  l'avenir  il  me  sera  permis  de  vous  écrire  franchement 
de  tout,  ou  plutôt  de  la  seule  chose  qui  me  touche. 

Un  domestique  japonais  qui  allait  et  venait  dans  la  maison  dis- 
crètement et  sans  bruit,  comme  les  serviteurs  orientaux  seuls  vont  et 
viennent,  se  montra  pour  s'assurer  si  nous  avions  besoin  de  ses  ser- 
vices. Voyant  que  nous  avions  allumé  de  nouveaux  cigares,  il  nous 
apporta  du  thé,  et  s'accroupit  ensuite  dans  un  coin  obscur  de  la 
vérandah,  où  il  s'endormit.  L'Hermet,  sans  s'occuper  de  lui,  com- 
mença son  récit. 

—  Mon  premier  départ  de  l'Europe  date  de  loin.  J'avais  alors  dix- 
neuf  ans.  J'étais  sans  fortune,  les  contrées  lointaines  attiraient  mon 
imagination,  enfm  un  parent  qui  m'avait  précédé  en  Chine  et  avec 
lequel  j'étais  en  correspondance  me  conseillait  de  venir  le  joindre 
en  me  proposant  de  prendre  à  sa  charge  les  frais  de  mon  équipe- 
ment et  de  mon  passage.  Ma  famille  se  composait  d'une  sœur  aînée, 
mariée  depuis  plusieurs  années,  et  de  ma  mère,  qui  demeurait 
chez  son  gendre.  Nous  habitions  une  grande  ville  de  commerce, 
un  port  de  mer;  on  y  était  accoutumé  à  l'idée  de  voyages  loin- 
tains, et  ma  mère,  quoiqu'elle  me  vît  partir  avec  un  réel  chagrin, 
ne  s'opposa  point  à  l'exécution  de  mon  projet.  Elle  mourut  dans 
l'année  qui  suivit  mon  départ;  je  perdis  ainsi  la  seule  affection 
qui  m'attachait  à  l'Europe.  Ma  sœur,  qui  avait  quinze  ans  de  plus 
que  moi,  s'était  mariée  lorsque  j'étais  encore  enfant;  elle  avait  com- 
plètement embrassé  les  intérêts  de  sa  nouvelle  famille,  et  ne  pa- 
raissait pas  se  soucier  beaucoup  de  moi. 

Mon  cousin,  qui  s'était  établi  à  Canton,  me  reçut  à  bras  ouverts, 
et  me  procura  bientôt  un  emploi  lucratif.  Le  commerce  de  Canton 
était  alors  quelque  chose  de  merveilleux.  Chinois  et  et:  angers  y 
trouvaient  également  leur  profit;  de  part  et  d'autre  on  gagnait  des 
millions.  C'était  l'âge  d'or.  De  cette  époque  date  le  genre  de  vie 
fastueuse  adopté  par  les  marchands  anglais  et  américains,  et  qui 
faisait  ressembler  le  train  de  leurs  maisons  à  celui  d'une  cour  prin- 
cière.  L'argent  ne  coûtait  rien,  comme  on  dit;  aussi  le  dépensait-on 
à  pleines  mains,  sans  y  prendre  garde.  Les  temps  sont  changés.  Le 
principe  économique  de  l'offre  et  de  la  demande  nous  a  mis  au  ni- 
veau des  hommes  d'affaires  de  l'Europe.  On  gagne  peu  à  présent, 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  c'est  avec  peine  et  à  gros  risques.  On  n'en  veut  pas  moins  vivre 
en  grand  seigneur  et  dépenser  comme  autrefois.  De  là  l'état  pré- 
caire du  commerce  en  Chine  et  le  discrédit  dans  lequel  il  est  tombé 
après  avoir  dépassé  par  son  éclat  et  sa  puissance  les  plus  opulens 
marchés  du  monde. 

J'avais  mené  en  Enrope  une  existence  des  plus  modestes;  mais, 
me  laissant  aller  bientôt  à  la  dérive,  je  suivis  l'exemple  général,  et 
pris  les  habitudes  de  luxe  et  de  prodigalité  qui  régnaient  autour  de 
moi.  11  n'y  avait  aucun  inconvénient  à  cela,  sinon  qu'au  bout  de 
cinq  ans  je  me  trouvai  à  peu  près  aussi  avancé  qu'à  mon  arrivée 
à  Canton,  c'est-à-dire  sans  autre  bien  que  ce  qui  me  venait  au 
jour  le  jour  du  fruit  de  mon  travail.  Quoique  fort  jeune  encore, 
j'entrepris  alors  de  m'établir  à  mon  compte.  Quelques  amis  me 
vinrent  en  aide,  et  j'obtins,  grâce  à  eux,  le  crédit  suffisant  pour 
entrer  en  affaires.  La  sympathie  et  l'amitié  ne  reculaient  pas  dans 
notre  société  devant  une  question  d'argent. 

J'avais  léussi  au  bout  de  quelques  années  à  mettre  environ  trente 
mille  dollars  de  côté  lorsque  le  settlement  de  Canton  fut  brûlé  par 
les  Chinois.  Ma  maison  fut  détruite,  et  il  fallut  chercher  asile  à 
Hongkong.  Cet  accident  me  causa  une  perte  considérable,  mais  je 
la  supportai  philosophiquement.  Je  me  sentais  de  force  à  la  réparer, 
et  nies  amis,  plus  riches  ou  moins  éprouvés  que  moi,  m'offraient  à 
l'envi  leurs  services.  Cette  fois  je  n'en  voulus  pas  profiter.  11  y  avait 
plus  de  dix  ans  que  j'avais  quitté  l'Europe,  et  je  commençais  à  res- 
sentir l'influence  nuisible  du  climat  sous  lequel  je  vivais  mainte- 
nant. De  plus  le  séjour  à  Canton  avait  été,  durant  les  derniers  mois 
que  j'y  passai,  rempli  d'émotions  pénibles.  Le  vice-roi  de  la  pro- 
vince, le  terrible  Yih,  procédait  à  cette  époque  à  l'extermination 
légale  des  rebelles.  Les  Chinois  sont  beaucoup  moins  sensibles  que 
nous,  leur  système  nerveux  n'a  point  la  délicatesse  de  celui  des 
peuples  d'Occident;  ils  peuvent  supporter  et  infliger  des  tortures 
qui  nous  semblent  atroces.  Yih  signa  journellement,  pendant  des 
mois  entiers,  des  centaines  d'arrêts  de  mort.  La  petite  île  de  Dutrh 
Folly,  située  à  l'extrémité  du  quartier  européen,  était  devenue  le 
théâtre  d'exécutions  en  masse.  En  une  seule  matinée,  six  cents  re- 
belles y  furent  décapités;  il  se  passait  rarement  un  jour  où  l'on  n'en 
mît  de  trente  à  cinquante  à  mort.  Lorsque  venait  le  tour  d'un  chef, 
c'étaient  des  raffinemens  inouis  de  cruauté  :  on  le  crucifiait,  on  lui 
coupait  les  extrémités  des  membres,  on  lui  arrachait  la  peau  avant 
de  lui  donner  le  coup  de  grâce.  Une  fois  j'entendis  jusque  dans  ma 
maison  les  cris  horribles  d'un  malheureux  auquel  on  infligeait  la 
torture.  Je  voulus  voir  de  mes  yeux  ce  qui  se  passait  à  Dntch  Folly. 
Mal  m'en  prit;  pendant  des  semaines  entières,  je  ne  pus  chasser  de 
mon  esprit  l'épouvantable  spectacle  auquel  j'avais  assisté.  C'était 


PEINES    PERDUES.  935 

un  «  grand  jour.  «  Yili  s'était  rendu  en  personne  sur  le  lieu  des 
exécutions,  afin  de  voir  ses  bourreaux  à  l'œuvre.  Pour  fêter  la  pré- 
sence d'un  tel  personnage,  on  avait  condamné  trois  officiers  rebelles 
à  la  mort  lente.  Je  m'enfuis  sans  attendre  le  moment  de  leur  sup- 
plice, saturé  d'horreurs,  pour  ainsi  dire,  après  avoir  assisté  à  l'exé- 
cution d'une  trentaine  de  coupables  vulgaires.  L'apathie  des  victimes 
et  l'indjfterence  des  bourreaux  étaient  également  remarquables;  la 
vie  humaine  ne  semblait  avoir  de  valeur  ni  pour  les  unes  ni  pour  les 
autres. 

Les  événemens  de  cette  époque  sanglante  devinrent  un  sujet  qui 
s'imposait  constamment  aux  entretiens  de  notre  petite  communauté. 
L'homme  trouve  dans  sa  faiblesse  même  le  moyen  de  résister  au  dé- 
goût de  la  vie  que  le  spectacle  continu  de  la  souffrance  fait  naître. 
La  sensibilité  s'émousse,  les  émotions  que  l'on  éprouve  sont  de  moins 
en  moins  vives;  on  finit  presque,  c'est  triste  à  dire,  par  s'habituer 
à  l'horrible;  mais  le  cœur  se  refroidit  en  même  temps  pour  les  joies 
de  l'existence.  Quant  à  moi,  sous  la  double  influence  d'un  climat  dé- 
létère et  des  événemens  que  je  viens  de  raconter,  ma  bonne  humeur 
d'autrefois  avait  disparu;  j'étais  devenu  morose,  irritable,  enclin 
aux  idées  noires?  Le  médecin  qui  me  soignait  depuis  quelque  temps, 
et  auquel  ces  symptômes  étaient  famiUers,  ne  cessait  de  me  con- 
seiller un  voyage  en  Europe.  Mes  affaires  étaient  liquidées,  je  con- 
vertis ce  qui  me  restait  d'argent  comptant  en  traites  sur  Londres, 
et,  disant  «  au  revoir  »  à  mes  connaissances  de  Hongkong  et  de 
Canton,  je  m'embarquai  muni  d'un  nombre  considérable  de  lettres 
d'introduction  pour  les  parens  et  amis  de  mes  compagnons  d'exil. 

Je  n'avais  pas  de  projet  bien  arrêté  en  partant  pour  l'Europe. 
Mon  intention  était  de  me  distraire  ou  plutôt  de  prendre  du  repos; 
je  me  sentais  las  et  ennuyé.  Les  divertissemens  clés  grandes  villes, 
théâtres,  concerts,  bals,  soirées,  ne  me  tentaient  guère.  Je  n'avais 
que  trente  ans  ;  mais  je  paraissais  plus  âgé,  l'indépendance  et  la 
solitude  m'avaient  vieilli.  La  fréquentation  continuelle  des  étran- 
gers, l'absence  des  relations  de  famille,  la  privation  de  la  société 
des  femmes,  m'avaient  rendu  sérieux  et  réservé.  En  voyage,  il  me 
vint  l'idée  d'aller  consulter  un  médecin  en  renom,  et,  sauf  avis  con- 
traire, de  me  faire  envoyer  dans  quelque  ville  d'eaux  point  trop 
fréquentée.  Là  j'espérais  recouvrer  la  santé;  le  reste  était  sans  im- 
portance. 

Pendant  la  traversée  d'Alexandrie  à  Marseille,  je  passai  bien  des 
heures  à  m'imaginêr  la  joie  du  retour  sur  la  terre  natale;  de  très 
bonne  fni,  je  me  figurais  que  cette  joie  serait  immense.  Je  me  rap- 
pelais de  vieilles  chansons  dans  lesquelles  on  parlait  de  pauvres 
exilés  rentrant  chez  eux  après  une  longue  absence.  Tout  cela  s'éva- 
nouit comme  un  songe  au  moment  où  je  débarquai.  Un  instant  seu- 


^)3()  RF.VUE    DES    DliUX    MONDES. 

lement,  l'émotion  me  gagna.  Nous  arrivâmes  un  dimanche  à  Mar- 
seille. Dans  la  rade,  notre  paquebot  se  croisa  avec  une  grande 
embarcation  remplie  d'hommes  et  de  femmes  en  habits  de  fête.  Sur 
l'avant  du  bateau,  une  jeune  et  joiie  fille,  les  cheveux  flottans  au 
vent,  se  tenait  debout,  et  nous  souhaita  la  bienvenue  en  agitant  son 
mouchoir.  Un  grand  et  beau  garçon,  son  amant  peut-être,  voulut 
lui  faire  quitter  ce  poste  quelque  peu  périlleux.  La  fillette  le  re- 
poussa en  riant.  Son  rire  jeune  et  franc  frappa  mon  oreille  comme 
une  douce  musique  presque  oubliée.  Mon  cœur  se  serra  en  son- 
geant c^  ma  jeunesse  qui  s'était  passée  à  l'étranger,  sans  amour, 
sans  rire,  sans  fête,  et  qui  s'enfuyait  déjà  loin  de  moi  sans  me 
laisser  rien  à  regretter.  Le  souvenir  de  ma  mère,  le  seul  être  qui 
m'avait  aimé,  me  revint  à  l'esprit;  j'aurais  voulu  cacher  ma  tête 
dans  mes  mains  et  pleurer. 

En  mettant  pied  à  terre,  je  fus  assailli  par  les  douaniers,  porte- 
faix, cochers,  garçons  d'hôtel,  m'offrant  des  services  dont  je  n'avais 
que  faire,  se  disputant  qui  ma  personne,  qui  mes  malles.  Dans  la 
disposition  d'esprit  où  j'étais,  je  les  aurais  chassés  volontiers  à  coups 
de  canne;  je  me  contentai  de  les  écarter  rudement,  en  me  rappe- 
lant que  j'étais  en  pays  civilisé.  Je  ne  passai  que  quelques  heures 
à  Marseille;  le  soir  même,  je  partis  pour  aller  chez  ma  sœur,  à  la- 
quelle j'avais  annoncé  mon  arrivée.  Elle  vint  à  ma  rencontre  au  che- 
min de  fer.  Je  ne  l'avais  pas  vue  depuis  dix  ans,  mais  je  la  reconnus 
immédiatement.  Elle  ressemblait  beaucoup  à  ma  mère,  et  le  cœur 
me  battit  lorsqu'elle  m'embrassa  en  m'appelant  son  frère.  Si  elle 
l'avait  voulu  alors,  nous  aurions  pu  devenir  de  bons  amis;  mais  elle 
ne  m'ouvrit  pas  son  cœur  et  ne  provoqua  de  ma  part  aucune  con- 
fidence. Elle  me  témoigna  maintes  petites  attentions,  elle  s'informa 
de  l'état  de  ma  santé  et  de  ma  fortune,  mais  ne  sortit  point  de  sa 
réserve.  Au  bout  de  quelques  jours,  je  me  séparai  d'elle  sans  beau- 
coup d'émotion. 

Le  médecin  que  j'avais  consulté  ne  vit  rien  d'inquiétant  dans 
l'état  de  ma  santé;  il  me  cita  plusieurs  villes  de  bains  qui,  selon 
lui,  devaient  toutes  me  convenir  également.  Je  choisis  un  petit  en- 
droit retiré  dans  les  Vosges,  dont  il  me  vantait  le  bon  air  et  les 
charmans  paysages. 

Le  voyage  à  travers  la  France  me  laissa  indifférent.  Lorsqu'en 
Orient  nous  parlons  de  l'Europe,  nous  ne  pensons  qu'à  regretter  la 
patrie  absente;  nous  ne  nous  souvenons  que  de  ce  qu'il  y  a  de  bon 
là-bas  et  de  ce  qui  nous  manque  ici.  Nous  oublions  que  nous  étions 
jeunes  en  quittant  l'Europe.  A  l'étranger,  dans  l'exil,  les  absens  ont 
toujours  raison;  les  présens  ont  tort.  Vivant  dans  l'abondance  comme 
tous  nous  vivons  ici,  pauvres  et  riches,  nous  ne  nous  rappelons  plus 
que  cette  largeur,  cette  aisance  de  la  vie  matérielle  est  considérée 


PFTM-S    PERDIIFS.  937 

en  Europe  comme  un  des  principaux  élémens  de  bien-être,  que  cet 
élément  nous  a  fait  défaut  jadis.  Nous  ne  tenons  aucun  compte  de 
ce  que  la  vie  civilisée,  pour  offrir  des  jouissances  dont  nous  sommes 
forcés  de  nous  passer  ici,  entraîne  d'un  autre  côté  une  foule  de 
concessions  et  d'obligations  qui  pèsent  d'un  poids  écrasant  sur 
l'homme  déshabitué  de  porter  un  tel  fardeau.  Je  le  répète  :  u  tout 
se  paie  dans  cette  vie.  »  De  retour  en  Europe,  nous  commençons 
d'ordinaire  par  être  aussi  injustes  dans  nos  exigences  que  nous  l'é- 
tions ici  dans  nos  appréciations.  Vouloir  jouir  de  tous  les  avan- 
tages de  la  vie  civilisée  sans  avoir  à  renoncer  à  aucun  des  agré- 
mens  de  l'existence  facile  et  indépendante  à  laquelle  nous  nous 
sommes  accoutumés,  c'est  une  prétention  inadmissible.  Nous  sommes 
à  Rome  :  bon  gré  mal  gré,  il  nous  faut  y  mener  la  vie  des  Romains. 
Alors  nous  regrettons  la  Chine  :  ce  sont  encore  les  absens  qui  ont 
raison;  nos  chevaux,  nos  donn^stiques,  notre  table  ouverte,  tout  cela 
est  loin.  Nous  ne  sommes  plus  de  grands  seigneurs  abordés  avec 
respect  par  la  foule,  peu  soucieux  des  détails  de  la  vie,  L'Europe 
nous  force  à  rentrer  dans  les  rangs.  Nous  voilà  redevenus  des  gens 
ordinaires,  qu'on  heurte,  qu'on  fait  attendre,  qu'un  garçon  d'hôtel 
traite  de  difficiles,  lorsqu'ils  ne  se  déclarent  pas  satisfaits  de  la 
première  chambre  offerte. 

Je  ne  fus  que  médiocrement  édifié  des  propos  qui  se  débitèrent 
autour  de  moi  en  chemin  de  fer.  En  Chine  et  au  Japon,  j'en  con- 
viens, les  sujets  de  conversation  ne  sont  pas  très  variés;  en  re- 
vanche, chacun  comprend  à  peu  près,  sinon  même  à  fond,  la  ques- 
tion dont  il  veut  parler.  Nous  formons  des  communautés  d'hommes 
pratiques  et  sommes  des  gens  de  négoce.  En  Europe,  on  a  plus  de 
loisirs  apparemment;  en  tout  cas,  on  s'y  occupe  moins  de  ses 
propres  affaires  et  davantage  de  celles  des  autres.  C'est  là  l'impres- 
sion que  j'emportai  des  conversations  dont  les  hasards  de  la  route 
me  rendaient  malgré  moi  témoin.  Ce  sont  même,  si  je  ne  me  trompe, 
les  hommes  les  mieux  élevés  et  appartenant  aux  classes  les  plus  in- 
struites qui  s'arrogent  le  privilège  de  débiter  le  plus  de  paradoxes. 
Ils  en  tirent  vanité,  s'imaginant  être  spirituels  ou  originaux;  cela  les 
dispense  d'apprendre  et  de  savoir.  Remarquez  que  je  n'applique  pas 
ces  observations  à  la  France  ou  à  aucun  pays  occidental  en  particu- 
lier: je  parle  de  l'Europe  en  général,  de  toutes  les  contrées  civilisées 
que  j'ai  revues  après  un  séjour  prolongé  dans  ces  parages.  Après 
tout,  peut-être  est-ce  moi  qui  ai  tort,  et  mon  jugement  se  ressent-il 
de  l'influence  nuisible  de  la  société  par  trop  prosaïque  dans  laquelle 
j'ai  vécu. 

A  une  heure  de  N...,  je  rencontrai  un  homme  d'une  quarantaine 
d'années,  fort  réservé  et  de  manières  polies.  A  la  façon  dont  il 
parlait,  je  compris  qu'il  devait  être  du  pays  :  je  lui  adressai  quel- 


938  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ques  questions  auxquelles  il  répondit  nettement  et  catégoriquement. 
Dans  le  cours  de  la  conversation ,  il  m'apprit  qu'il  était  le  mé- 
decin attaché  à  l'établissement  thermal.  Il  me  plut  beaucoup,  et  je 
résolus  sur-le-champ  de  me  confier  à  ses  soins.  Nous  échangeâmes 
nos  cartes,  et  il  s'offrit  à  m'orienter  dans  la  petite  ville  où  nous 
nous  rendions.  Le  lendemain,  il  m'aidait  à  trouver  un  logis,  et  il 
vint  dans  la  suite  me  voir  régulièrement.  Grâce  à  lui,  je  fis  bientôt 
plusieurs  connaissances  qui  m'entraînèrent  peu  à  peu  dans  une 
vie  de  plaisirs  fort  agréable  dont  je  n'avais  pas  même  pressenti  le 
charme  à  mon  arrivée. 

Je  n'étais  pas  riche,  je  vous  l'ai  déjà  dit;  je  portais  sur  moi  en 
lettres  de  crédit  ou  en  argent  comptant  tout  ce  que  je  possédais 
alors.  Néanmoins,  étant  dans  la  ferme  intention  de  retourner  en 
Chine,  où  les  moyens  de  rétablir  mes  affaires  ne  me  manqueraient 
pas,  je  ne  regardais  guère  à  mes  dépenses.  J'avais  d'autant  plus  le 
droit  d'en  agir  ainsi  que  mon  séjour  en  Europe  n'était  à  mes  yeux 
qu'un  temps  de  repos  et  de  distraction  mérité  par  dix  années  d'un 
travail  sans  relâche.  Une  semblable  manière  de  vivre  me  fit  paraître 
cependant  beaucoup  plus  riche  que  je  ne  l'étais.  Je  n'avais  pas  à 
m'expliquer  sur  l'état  de  ma  fortune,  ne  supposant  pas  qu'on  vînt 
à  prendre  quelque  intérêt  à  cette  question.  Je  n'étalais  au  reste 
aucun  luxe;  je  vivais  sans  prétention  comme  depuis  de  longues 
années  j'avais  vécu  en  Chine,  c'est-à-dire  en  ne  me  privant  de 
rien  de  ce  qui  pouvait  contribuer  à  mon  bien-être.  Après  avoir  loué 
un  assez  bel  appartement,  j'achetai  un  bon  cheval,  et  ma  table 
était  toujours  ouverte  à  trois  ou  quatre  convives.  Ce  train  de  vie 
facile,  tout  simple  qu'il  me  semblait,  suffit  à  me  faire  décerner,  je 
ne  l'appris  que  plus  lard,  le  surnom  de  nabab  par  les  bourgeois  et 
visiteurs  de  la  petite  ville. 

IL 

Parmi  les  personnes  dont  j'avais  fait  connaissance,  je  ne  tardai 
pas  à  m'intéresser  d'une  manière  toute  particulière  à  la  fainille  de 
Norman,  composée  de  la  mère  et  de  ses  deux  filles.  Jeanne,  l'aînée, 
n'avait  pas  plus  de  vingt  ans,  et  me  parut  fort  belle.  M'"^  de  Nor- 
man était  veuve  d'un  haut  fonctionnaire,  et  appartenait  au  meil- 
leur monde.  Elle  me  fit  un  gracieux  accueil,  m'invita  d'abord  à 
ses  soirées,  puis  à  dîner,  et  au  bout  d'un  certain  temps  d'épreuve 
je  pus  me  considérer  comme  faisant  partie  de  son  petit  cercle. 

Le  genre  de  vie  généralement  adopté  à  N...  me  permettait  de 
faire  à  M'""  de  Norman  de  fréquentes  visites.  D'ailleurs  je  ne  la 
voyais  pas  seulement  chez  elle;  je  la  rencontrais  à  la  promenade,  à 
la  source,  au  concert.  Jeaniie  me  plut  infiniment.  Je  ne  me  rendais 


PEINES    PERDUES.  939 

pas  compte  de  l'espèce  de  fascination  qu'elle  exerçait  sur  moi;  mais 
je  sentais  que  je  parlais  mieux  et  beaucoup  plus  aisément  avec  elle 
qu'avec  d'autres.  Mes  voyages,  la  vie  que  j'avais  menée  en  Chine, 
l'intéressaient.  Elle  m'adressait  des  questions,  et  prêtait  grande 
attention  à  mes  réponses.  Elle  fit  quelques  observations  générales 
qui  flattèrent  mon  amour- propre,  et  me  donnèrent  à  penser  qu'elle 
m'estimait  même  au-delà  de  ma  valeur.  Un  jour,  à  propos  d'un 
livre  nouveau  qu'elle  me  vanta  fort,  je  dus  avouer  que  je  ne  l'avais 
pas  lu,  et  que  du  reste  j'avais  lu  bien  peu  d'ouvrages.  —  J'ai  quitté 
l'Europe  à  dix-neuf  ans,  lui  dis-je;  depuis  il  m'a  fallu  beaucoup 
travailler,  et  je  n'ai  eu  que  de  rares  loisirs  à  donner  à  la  lecture. — 
Travailler  vaut  mieux  que  lire,  répliqua-t-elle.  —  De  semblables 
paroles  dans  la  bouche  d'une  jeune  fille,  toutes  simples  qu'elles 
fussent,  me  charmaient.  J'avais  bien  l'habitude  de  réfléchir,  mais 
je  n'étais  pas  expansif,  et  les  expressions  me  venaient  difficilement 
dès  que  je  sortais  du  domaine  positif  des  faits.  M"*"  de  Norman  au 
contraire,  élevée  par  une  mère  qui  passait  à  bon  droit  pour  une 
femme  supérieure,  vivant  constamment  en  compagnie  de  gens  in- 
struits, polis,  spirituels,  s'exprimait  avec  élégance  et  facilité. 

Nous  avons  en  Chine  un  certain  nombre  de  locutions  familières 
qui  forment  la  menue  monnaie  de  la  conversation,  et  dont  nous 
usons  sans  viser  aucunement  à  l'esprit.  J'avais  sans  y  penser  pris 
l'habitude  de  les  placer  çà  et  là.  Vous  connaissez  comme  moi  l'a- 
dage :  «  la  vie  est  trop  courte,  »  dont  nous  faisons  un  si  fréquent 
emploi.  Nous  disons  que  la  vie  est  trop  courte  pour  faire  des  vi- 
sites ennuyeuses,  trop  courte  pour  fumer  de  mauvais  cigares,  trop 
courte  pour  entreprendre  des  affaires  avec  l'Amérique  du  Sud.  M"*  de 
Norman  s'empara  de  cette  locution ,  et  l'employait  en  plaisantant 
lorsque  je  la  rencontrais.  —  La  vie  serait-elle  trop  courte,  monsieur 
L'Hermet,  me  demandait-elle,  pour  vous  promener  avec  nous?  — 
Hélas  !  non.  Je  commençais  à  entrevoir  que  je  trouverais  toujours 
le  temps  de  faire  ce  qu'elle  s'aviserait  de  me  demander,  et  que  ma 
vie  ne  serait  pas  trop  courte  pour  lui  en  donner  tout  ce  qu'elle  vou- 
drait en  prendre.  Pardonnez-moi  d'insister  sur  ces  détails.  Pendant 
de  longues  années,  j'ai  vécu  du  souvenir  de  l'intimité  qui  s'était 
formée  entre  M""  de  Norman  et  moi.  Pour  la  première  fois  aujour- 
d'hui, je  parle  de  cette  époque  lointaine,  qui  fut  la  plus  heureuse  de 
ma  vie,  et  malgré  moi  je  m'y  arrête. 

Un  soir,  j'étais  assis  à  côté  de  Jeanne  sur  le  balcon  de  son  ap- 
partement. Dans  le  salon,  on  causait,  on  jouait,  on  chantait.  Per- 
sonne ne  s'occupait  de  nous.  —  Passerez-vous  l'hiver  à  Paris?  me 
demanda  Jeanne. 

—  Je  ne  sais  si  j'en  aurai  le  temps,  répondis-je,  mais  je  compte 
y  aller  souvent. 


9h0  REVUF,  nr.s  im-.ux  mondks, 

—  Pourquoi  ne  pas  vous  établir  tout  à  fait  à  Paris?  Vous  êtes  bien 
libre  d'aller  et  de  rester  où  il  vous  plaît? 

—  Pas  autant  que  cela.  Je  n'ai  plus  que  quelques  semaines  à 
moi.  Au  commencement  de  l'hiver,  il  faut  que  j'aille  à  Londres 
pour  y  traiter  diverses  afTaires,  afin  de  préparer  mon  retour  pour 
la  Chine. 

—  Quoi!  fit-elle  d'un  ton  alarmé,  vous  quitterez  l'Europe? —  Elle 
s'était  levée,  et  son  visage  trahissait  une  certaine  émotion. 

Je  lui  répondis  avec  quelque  étonnement  :  —  Ne  vous  en  ai-je 
jamais  parlé?  Je  ne  suis  ici  qu'en  vacances,  et  l'an  prochain  je  dois 
me  remettre  au  travail. 

—  Vous  ne  m'en  aviez  pas  dit  un  mot...  Ses  paroles  m'atteignirent 
comme  un  reproche.  Elle  avait  pourtant  raison,  la  mémoire  m'en 
revint  aussitôt;  je  ne  lui  avais  jamais  parlé  de  mes  projets,  non 
pour  les  lui  cacher,  l'idée  ne  m'en  était  pas  venue,  mais  simplement 
parce  que  mon  retour  en  Chine  devenait  pour  moi  un  sujet  de 
moins  en  moins  agréable  que  j'essayais  de  chasser  de  mon  esprit 
chaque  fois  qu'il  s'y  présentait.  D'ailleurs  mes  relations  avec  M""  de 
Norman  ne  dataient  pas  de  loin  ;  nous  avions  toujours  causé  du 
passé  et  du  présent,  de  l'Orient,  de  Paris,  et,  sans  qu'il  y  eût  de 
parti  pris,  l'avenir  avait  été  réservé. 

Après  un  moment  de  silence,  Jeanne  continua  :  — Je  m'imaginais 
que  vous  alliez  vous  fixer  en  Europs.  Serez-vous  longtemps  absent? 
—  Sa  voix  était  triste,  presque  plaintive.  Une  profonde  émotion  me 
gagna,  tout  mon  sang  afflua  au  cœur;  je  ne  pouvais  parler,  je  ne 
pouvais  non  plus  détourner  mes  yeux  des  siens.  Je  m'approchai 
d'elle,  et  je  l'appelai  par  son  nom  :  —  Jeanne! 

Elle  recula  d'un  pas,  se  retourna  d'un  air  effrayé,  et  rentra  dans 
le  salon  par  une  porte-fenêtre  qui  était  restée  ouverte.  Je  la  suivis 
au  bout  de  quelques  minutes,  et  la  vis  assise  près  d'une  table  feuil- 
letant un  album,  écoutant  d'un  air  distrait  les  propos  d'un  jeune 
homme  placé  à  côté  d'elle.  Elle  ne  leva  pas  les  yeux  sur  moi,  et, 
quoique  je  cherchasse  son  regard  pendant  le  reste  de  la  soirée,  je 
ne  pus  jamais  le  rencontrer. 

La  saison  des  eaux  touchait  à  sa  fin.  Les  pluies  survinrent,  il 
fallut  renoncer  à  nos  promenades  quotidiennes.  Je  continuai  mes 
visites  chez  M'"''  de  Norman  :  il  n'y  avait  aucun  changement  dans 
sa  manière  de  me  recevoir;  mais  Jeanne  n'était  plus  la  même  pour 
moi.  C'était  elle  qui,  en  acceptant  mon  bras  à  la  promenade,  avait 
provoqué  ces  intimes  causeries  dont  le  souvenir  me  poursuivait  à 
présent  comme  un  remords.  J'étais  trop  maladroit,  trop  timide,  pour 
prendre  l'initiative  qu'elle  me  laissait  maintenant,  et  une  semaine 
entière  s'écoula  sans  qu'il  m'eût  été  possible  d'échanger  une  parole 
seul  avec  Jeanne. 


PELNES    PERDUES.  9^1 

Un  soir,  après  dîner,  M'"^  de  Norman  m'annonça  son  prochain 
départ.  C'était  un  coup  terrible  pour  moi.  Je  sus  me  contenir  ce- 
pendant, et  M'"''  de  Norman  n'eut  pas  l'air  de  s'apercevoir  de  mon 
émotion.  —  Nous  passerons  encore  quelques  semaines  à  la  cam- 
pagne auprès  de  ma  sœur,  dit-elle;  puis  nous  reviendrons  à  Paris. 
Yous  êtes  à  présent  un  ami  de  la  maison  :  il  faut  nous  promettre  de 
continuer  vos  visites  à  Paris.  Quand  viendrez-vous  nous  y  rejoindre? 

Je  balbutiai  quelques  paroles  de  remercîment.  L'idée  me  vint 
que  c'était  le  moment  ou  jamais  de  bien  éclaircir  ma  position,  de 
déclarer  mes  projets,  peut-être  mes  espérances.  Une  timidité  in- 
vincible, comme  une  sorte  de  honte  me  ferma  la  bouche.  11  me 
semblait  qu'en  annonçant  mon  retour  en  Chine  j'allais  divulguer  un 
secret  que  j'avais  eu  le  tort  de  garder  trop  longtemps.  Cependant 
Dieu  m'est  témoin  que,  quinze  jours  auparavant,  j'aurais  pu  parler 
de  tout  cela  sans  le  moindre  embarras.  La  pensée  de  dissimuler 
ma  position  véritable  ne  m'était  jamais  venue;  le  fait  que  je  cachais 
en  ce  moment  quelque  chose  m'était  excessivement  pénible.  M'""  de 
Norman  m'examina  attentivement,  quelque  peu  surprise  de  mon 
air  contraint.  —  En  tout  cas,  ajouta-t-elle  enfin,  voyant  que  je  ne 
parlais  point,  vous  serez  encore  notre  esclave  pour  trois  jours;  vous 
avez  donc  le  temps  de  réfléchir,  et,  lorsque  vous  nous  accompa- 
gnerez au  chemin  de  fer,  vous  nous  direz  peut-être  si  nous  aurons 
le  plaisir  de  vous  voir  à  Paris. 

Quelques  minutes  auparavant,  Jeanne  était  entrée  au  salon.  Elle 
était  pâle  et  avait  l'air  fatigué.  Elle  entendit  les  dernières  paroles 
de  sa  mère,  et  cette  fois  mes  yeux  rencontrèrent  les  siens.  Ah! 
que  son  regard  était  suppliant!  Si  j'avais  pris  sa  main,  si  je  lui 
avais  demandé:  —  Voulez -vous  venir  avec  moi  pour  toujours? 
Jeanne,  voulez -vous  être  ma  femme? —  si  j'avais  eu  ce  courage, 
elle,  j'en  suis  certain,  m'aurait  répondu  :  —  Oui.  —  Hélas!  je 
n'osai  parler,  et,  si  je  me  trouvais  dans  les  mêmes  circonstances, 
je  me  tairais  probablement  encore.  Sans  le  vouloir,  j'avais  donné  à 
M'""  de  Norman  une  fausse  idée  de  ma  situation;  je  ne  pouvais  sur- 
prendre sa  bonne  foi,  mon  premier  devoir  était  de  faire  connaître  à 
la  mère  et  à  la  fille  quels  étaient  mon  genre  de  vie  et  mes  res- 
sources. Je  n'étais  pas  embarrassé  pour  mettre  Jeanne  à  l'abri  du 
besoin,  ni  pour  satisfaire  ses  désirs,  ses  caprices  même;  mais  la 
vie  des  Européennes  en  Chine  est  triste,  monotone,  tout  autre  que 
celle  à  laquelle  M"^  de  Norman  était  accoutumée  depuis  son  en- 
fance. Pour  la  première  fois  de  ma  vie,  je  regrettai  amèrement  de 
ne  pas  être  riche. 

Pendant  les  trois  jours  qui  suivirent,  je  ne  vis  Jeanne  et  sa  mère 
qu'à  de  rares  instans.  Elles  étaient  toutes  les  deux  occupées  à  faire 
des  visites  d'adieu,  à  surveiller  les  préparatifs  du  départ,  et  n'a- 


9/l2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

valent  que  peu  de  temps  à  donner  aux  amis  qui  venaient  les  voir. 
M'""  de  Norman  m'avait  cependant  dit  qu'elle  passerait  la  dernière 
soirée  chez  elle,  et  m'avait  invité  à  prendre  le  thé.  En  entrant  dans 
le  salon,  je  trouvai  Jeanne  seule;  sa  mère  et  sa  sœur  étaient  sor- 
ties pour  s'acquitter  d'une  course  oubliée.  Les  mille  petits  objets 
dont  M'"'  de  Norman  et  ses  filles  avaient  l'habitude  de  s'entourer, 
qui  donnaient  au  salon  un  air  de  confort  élégant,  avaient  disparu. 
On  n'y  voyait  plus  que  le  vilain  mobilier  d'un  salon  d'auberge.  Le 
tapis  de  la  table,  d'un  dessin  vulgaire,  couvert  naguère  de  jour- 
naux, de  livres,  d'albums  de  photographies,  attirait  l'œil  désagréa- 
blement; le  piano  avait  été  enlevé  et  laissait  une  grande  place  vide 
qu'on  avait  essayé  de  remplir  par  deux  méchantes  chaises.  Je  re- 
connaissais à  peine  dans  cette  chambre  banale  et  froide  l'endroit  oîi 
s'étaient  écoulés  les  momens  les  plus  heureux  de  mon  existence;  je 
m'y  sentais  oppressé,  mal  à  l'aise.  Jeanne  elle-même,  dans  une 
robe  de  voyage  que  je  ne  lui  avais  jamais  vue,  me  semblait  une 
étrangère.  Elle  était  sérieuse,  presque  solennelle,  comme  embar-- 
rassée  de  ma  présence. 

—  Ne  voudriez-vous  pas  venir  sur  le  balcon?  lui  dis-je;  votre 
salon  me  paraît  aujourd'hui  bien  triste.  —  Jeanne,  sans  répondre, 
se  leva  lentement  et  me  précéda  sur  le  balcon.  La  soirée  était  belle 
et  tiède,  la  rue  à  nos  pieds  déserte;  dans  le  lointain  éclatait  le  cri 
plaintif  d'un  oiseau  de  nuit,  et  j'entendais  distinctement  les  bat- 
temens  de  mon  cœur.  Je  sentais  que  quelque  chose  d'important 
allait  arriver,  mille  pensées  confuses  me  montaient  au  cerveau; 
j'oubliais  l'avenir  et  le  passé,  je  ne  vivais  que  dans  le  présent  au- 
près de  Jeanne,  qui  devait  décider  de  ma  destinée,  que  j'aimais  de 
toutes  les  forces  de  mon  âme,  et  qui  me  faisait  oublier  tout  ce  qui 
n'était  pas  elle. 

Nous  nous  étions  accoudés  sur  la  balustrade  du  balcon,  et  restâmes 
longtemps  muets.  Enfin  elle  releva  la  tête  en  se  tournant  h  demi 
vers  moi.  A  la  douteuse  clarté  de  la  lumière  qui  venait  du  salon, 
j'aperçus  son  visage  inondé  de  larmes.  Je  saisis  sa  main  et  l'attirai 
à  moi  doucement.  Elle  s'abandonna  sans  résistance  et  laissa  tomber 
sa  tête  pur  mon  épaule.  —  Jeanne,  dis-je,  Jeanne,  pourquoi  pleu- 
rez-vous? —  Elle  ne  répondit  pas;  je  l'entendis  sangloter.  —  Jeanne, 
ne  pleurez  pas,  je  vous  en  prie.  Dites-  moi  que  vous  me  permettez 
de  vous  aimer;  dites  que  vous  voulez  rester  près  de  moi.  Je  vous 
aime,  vous  le  savez  depuis  longtemps  ;  mes  paroles  ne  sauraient 
vous  blesser.  Dites-moi  que  vous  me  pardonnez! 

Elle  resta  immobile,  la  tête  inclinée  sur  mon  épaule,  et  dit  douce- 
ment :  —  Ne  me  quittez  pas.  Que  deviendrais-je,  si  vous  me  lais- 
siez seule? 

Ce  que  j'éprouvais,  je  ne  puis  le  décrire;  le  cœur  me  battait  à  se 


PEINES    PERDUES.  943 

rompre,  ma  poitrine  me  semblait  trop  étroite  pour  contenir  tant  de 
bonheur,  tant  d'émotions.  Jeanne  se  calma  enfin;  elle  releva  la  tête, 
et,  prenant  une  de  mes  mains  entre  les  siennes,  elle  me  regarda 
longuement,  en  souriant  avec  une  douceur,  une  tristesse  infinies. 
Je  n'oublierai  jamais  ce  regard.  —  Parlez,  dit-elle,  parlez! 

Je  redevins  alors  maître  de  moi-même,  et  en  peu  de  mots  j'ex- 
posai ma  situation.  Je  lui  dis  que  l'état  de  ma  fortune  ne  me  per- 
mettait pas  de  m'établir  encore  en  Europe,  qu'il  me  fallait  retour- 
ner en  Chine,  que  j'y  resterais  le  moins  de  temps  possible,  que  je 
ne  doutais  pas  de  réussir  vite  et  complètement.  Elle  avait  l'air  de 
m'écoLiter,  mais  je  ne  crois  pas  qu'elle  comprît  toutes  mes  raisons. 
Elle  m'interrompit  plusieurs  fois  pour  me  dire  :  —  Que  vous  êtes 
bon  de  me  parler  ainsi  !..  ^oas  savez  mieux  que  moi  ce  qu'il  con- 
vient de  faire...  J'ai  élé  bien  triste  depuis  le  soir  où  vous  m'avez 
appris  ce  départ;  maintenant  je  suis  heureuse... 

Quant  à  moi,  ma  poitrine  se  dilatait  comme  si  on  l'eût  débarras- 
sée d'un  immense  fardeau.  Je  n'avais  plus  de  secret  pour  Jeanne; 
elle  connaissait  enfin  toute  la  vérité.  Il  me  fallait  partir  cependant. 
M'"^  de  Norman  allait  revenir,  et  je  me  sentais  aussi  incapable  de  lui 
cacher  mon  émotion  que  de  lui  parler  raisonnablement.  —  Je  vais 
lui  écrire,  dis-je  à  Jeanne;  vous  plaiderez  pour  nous.  A  demain  !  — 
Et  je  la  serrai  sur  mon  cœur. 

En  rentrant  chez  moi,  la  fièvre  me  brûlait  le  sang,  et  dans  cet 
accès  de  fièvre  j'écrivis  à  M'"^  de  Norman;  puis,  trouvant  ma  lettre 
peu  facile  à  lire,  j'en  fis  avec  soin  une  copie  pour  l'expédier  le 
lendemain.  La  nuit  était  avancée,  mais  il  me  fut  impossible  de 
dormir;  jusqu'à  l'aube,  je  me  promenai  de  long  en  large  dans  ma 
chambre  en  répétant  en  moi-même  ce  que  je  venais  de  dire  à 
Jeanne,  et  ce  qu'elle  m'avait  répondu.  Quelques  heures  plus  tard, 
je  me  rendis  cà  la  gare  pour  faire  mes  adieux  à  M'"*'  de  Norman.  Elle 
arriva  bientôt  et  me  salua  amicalement.  Je  crus  démêler  pourtant 
un  certain  embarras  dans  son  accent;  je  remarquai  aussi  qu'elle 
ne  parla  point  de  mon  absence  de  la  veille.  Jeanne  lui  avait-elle 
raconté  ce  qui  s'était  passé  entre  elle  et  moi?  Je  ne  pus  éclaircir 
ce  point.  Plusieurs  autres  personnes  étaient  venues  pour  prendre 
congé  de  M'"'=  de  Norman,  et  je  n'échangeai  que  quelques  paroles 
avec  elle.  —  Vous  avez  mon  adresse,  dit-elle,  et  j'attends  de  vos 
nouvelles.  J'espère  vous  revoir  bientôt  à  Paris. 

Je  rencontrai  plusieurs  fois  le  regard  de  Jeanne,  et  ce  regard  me 
rassura.  Jeanne  semblait  heureuse;  elle  allait  et  venait  avec  anima- 
tion, elle  riait,  elle  parlait  plus  que  d'habitude,  et  lorsque  je  lui 
tendis  la  main,  elle  la  garda  un  instant  dans  la  sienne  et  me  dit  : 
—  Croyez  en  moi.  —  Non,  je  n'ai  pas  rêvé  tout  cela.  Vraiment  elle 
m'aimait. 


9hh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  réponse  de  M"'*"  de  Norman  à  ma  lettre  se  fit  attendre  un  jour 
de  plus  que  je  n'avais  calculé.  Ce  temps-là  me  parut  bien  long;  je 
n'avais  plus  la  force  de  penser  à  autre  chose.  J'allais  et  venais  comme 
dans  un  rêve,  attendant  les  heures  de  distribution  avec  une  impa- 
tience fébrile  et  guettant  le  facteur  du  plus  loin  possible.  Je  reçus 
enfin  la  lettre  tant  souhaitée.  Je  déchirai  l'enveloppe  et  je  lus  en  tète  : 
«  cher  monsieur  et  ami,  »  puis  je  courus  à  la  signature  :  «  votre  sin- 
cèrement dévouée.  »  En  quelques  secondes,  sans  avoir  lu  une  ligne, 
j'avais  deviné  ce  que  l'on  m'écrivait  :  ma  demande  était  repoussée. 
Je  fis  plusieurs  tours  dans  la  chambre,  j'essayai  machinalement 
d'allumer  un  cigare,  je  m'assis  et  lus  alors  la  malheureuse  lettre 
d'un  bout  à  l'autre.  C'était  la  réponse  d'une  bonne  et  prudente 
mère  de  famille;  je  n'avais  pas  le  droit  de  m'en  plaindre.  M'"*  de 
Norman  me  rendait  pleine  justice,  elle  ajoutait  que  ma  proposition 
l'honorait,  qu'elle  en  était  fière  et  m'en  remerciait.  «  Mais,  conti- 
nuait-elle, les  devoirs  sérieux  et  sacrés  d'une  mère  me  défendent 
d'accueillir  votre  demande  ou  même  de  l'encourager.  Vous  avez  dix 
ans  de  plus  que  Jeanne,  et  ma  fille  est  d'un  âge  qui  ne  permet  pas, 
dans  l'intérêt  de   son  bonheur,  de  trop  reculer  l'époque  de  son 
mariage.  Je  n'ai  nulle  envie  d'abuser  cfe  mon  autorité  maternelle 
lorsqu'il  s'agira  de  marier  ma  fille.  Elle  n'épousera  jamais  que 
l'homme  de  son  propre  choix,  celui  auquel  elle  accordera  son  af- 
fection et  sa  confiance.  Toutefois,  pour  lui  conserver  cette  liberté 
entière,  que  vous-même  vous  réclamez  pour  elle,  je  dois  la  proté- 
ger contre  un  engagement  prématuré.  Vous  avez   l'intention  de 
rester  encore  plusieurs  mois  en  Europe,  et  vous  me  donnez  à  pen- 
ser que  votre  séjour  en  Chine  ne  se  prolongera  pas  au-delà  de 
trois  ans.  En  supposant  que  tout  réussisse  comme  vous  l'espérez, 
Jeanne  resterait  cependant  près  de  quatre  ans  votre  fiancée,  quatre 
ans  durant  lesquels  vous  vivriez  à  mille  lieues  l'un    de  l'autre! 
Quatre  ans,  c'est  bien  long;  vos  sentimens  aussi  bien  que  ceux  de 
ma  fille  pourront  se  modifier.  Je  viens  donc  vous  prier  de  retirer 
votre  demande,  je  suis  même  obligée  d'aller  plus  loin  :  je  dois  exi- 
ger de  vous  la  promesse  de  ne  point  troubler  le  repos  de  mon  en- 
fant. A  cette  condition  seule,  j'autoriserai  avec  plaisir  la  conti- 
nuation des  rapports  agréables  qui  se  sont  établis  entre  nous.  » 
M'"*  de  Norman  terminait  ainsi  sa  lettre  :  «  Ma  fille  est  libre  et  restera 
libre  jusqu'à  l'époque  où  elle  disposera  elle-même  de  sa  liberté. 
Quand  vous  reviendrez  en  Europe,  si  rien  n'est  changé  dans  la  situa- 
tion de  Jeanne,  si  vos  propres  sentimens  sont  encore  les  mômes 
qu'aujourd'hui,  je  vous  présenterai  pleine  de  confiance  à  ma  fille, 
et,  si  elle  vous  aime,  je  serai  heureuse  de  vous  appeler  mon  fils. 
Maintenant  il  ne  me  reste  qu'à  vous  dire  adieu.  C'est  le  cœur  bien 
triste  que  je  le  fais.  » 


PEINES    PERDUES.  9/15 

Je  restai  encore  deux  semaines  à  N...,  passant  et  repassant  clans 
les  endroits  que  j'avais  parcourus  avec  Jeanne,  répétant  dans  mon 
esprit  les  paroles  qu'elle  m'avait  dites.  Je  tombai  dans  un  profond 
accablement.  Le  soir  je  m'arrêtais  devant  le  balcon  où  j'avais  serré 
Jeanne  dans  mes  bras.  Les  fenêtres  de  son  appartement  étaient  fer- 
mées et  noires;  le  balcon,  naguère  rempli  de  fleurs  et  d'arbustes, 
était  nu  et  froid.  Je  passais  là  des  heures,  le  cœur  plein  d'angoisse, 
et  triste  à  mourir. 

Au  bout  de  quinze  jours,  je  résolus  de  me  rendre  à  Paris.  C'était 
l'époque  où  Jeanne  devait  y  rentrer  elle-même  avec  sa  mère.  Je 
louai  un  petit  appartement  dans  la  rue  qu'elle  habitait.  Je  me  tenais 
à  la  fenêtre,  osant  à  peine  sortir  de  peur  de  manquer  une  occasion 
de  la  voir.  Plusieurs  journées  se  passèrent  en  attente  inutile.  Enfin 
j'aperçus  Jeanne;  elle  n'était  point  changée;  sa  figure  était  pâle  et 
calme,  telle  que  je  l'avais  toujours  vue.  Je  lui  en  voulais  presque 
de  cette  tranquillité.  Elle  aurait  dû  souffrir  autant  que  moi;  n'avait- 
elle  pas  avoué  qu'elle  m'aimait?  Or,  si  elle  m'aimait,  d'où  lui  ve- 
nait ce  calme  lorsque  j'étais  si  malheureux? 

Un  soir,  comme  j'errais  sur  les  boulevards,  je  fus  accosté  par 
un  ancien  ami  de  Canton.  Il  m'entraîna  dans  un  café  pour  me  parler 
de  ses  affaires  et  de  ses  plaij^irs.  Tout  à  coup  il  s'arrêta,  et,  reculant 
sa  chaise  pour  m'examiner  plus  attentivement,  il  s'écria  :  —  Mais 
qu'avez-vous  donc?  Je  ne  vous  avais  pas  encore  regardé;  vous  êtes 
bien  changé.  Seriez-vous  souffrant?  Vous  ave«  maigri  et  vous  pa- 
raissez horriblement  triste.  —  Je  répondis  que  je  ressentais  un  peu 
de  fatigue.  —  Si  vous  ne  voulez  rien  dire,  reprit-il,  c'est  votre 
affaire;  mais  je  vois  connais  depuis  dix  ans,  et  j'ai  vu  de  bons  et 
de  mauvais  jours  avec  vous.  Si  je  puis  vous  être  utile  à  quelque 
chose,  disposez  de  moi.  Un  changement  d'air  vous  serait  salutaire. 
Je  pars  demain  pour  Londres;  venez  avec  moi,  si  rien  ne  vous  re- 
tient ici.  Je  vais  chasser  chez  mon  frère,  et  je  vous  promets  que 
vous  serez  le  bienvenu,  si  vous  m'accompagnez.  Je  puis  aussi  vous 
prêter  un  cheval,  une  excellente  bête  irlandaise.  Allons!  une  bonne 
course  à  travers  champs  guérit  de  bien  des  maux. 

Je  n'avais  pas  le  courage  de  discuter  le  conseil  de  mon  ami.  Pour 
couper  court  à  la  conversation,  je  lui  promis  de  le  suivre  dans  quel- 
ques jours,  et  je  le  quittai.  Cette  rencontre  cependant  me  fit  du 
bien.  Je  compris  enfin  que  je  devais  cesser  au  plus  vite  la  misérable 
existence  que  je  menais.  La  résolution  prise  de  quitter  Paris,  je 
sentis  renaître  en  moi  un  peu  de  force.  Deux  jours  plus  tard,  je 
partis  pour  Londres.  Mon  ami  Stratton  avait  raison,  le  changement 
d'air  me  fut  utile.  Je  retrouvai  beaucoup  d'anciennes  connaissances 
à  Londres,  rendez-vous* ordinaire  de  tous  ceux  qui  arrivent  d'O- 

TOME  xcviii.  —  1872.  CO 


9^6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rient  ou  qui  se  préparent  à  y  retourner.  Je  ne  pus  refuser  toutes 
les  invitations  qu'on  m'adressa.  Mes  amis  n'ét;ii<^nt  pas  les  pre- 
miers venus.  C'étaient  des  hommes  avec  lesquels  j'avais  entretenu 
des  rapports  constans,  qui  m'avaient  rendu  quelque  service,  ou  qui 
en  avaient  accepté  de  moi.  Vous  connai^sr-z  l'espèce  de  franc-ma- 
çonnerie qui  unit  entre  eux  tous  les  virur  Chinois.  Je  d^-vais  des 
égards  à  ceux  que  je  rencontrai  à  Londres,  et  malgré  l'ennui  qui 
me  rongea't  je  m'exécutai  de  bonne  grâce.  C'est  alois  que  Stralton 
me  proposa  de  m'associer  aveclui  et  d'établir  notre  maison  à  Shang- 
haï. J'acceptai.  La  discussion  de  notre  a.cte  de  société  m'occupa  plu- 
sieurs jours. 

Sur  ces  entrefaites,  quelque  confiance  rentra  dans  mon  âme.  Je 
me  disais  qu'après  tout  rien  n'était  perdu.  Si  Jeanue  est  sincère  et 
loyale,  elle  m'attendra;  j'ai  sa  parole.  Devant  Dieu,  el'e  s'est  fian- 
cée à  moi.  Pourquoi  m'aurait-elle  menti? —  Cette  pensée  me  rendit 
assez  calme  pour  me  permettre  de  répondre  à  M'"^  de  Norman.  J'ex- 
cusai mon  silence  par  l'émotion  que  sa  lettre  m'avait  causée;  je  ne 
pouvais  faire  autrement  que  d'accepter  les  conditions  qu'elle  avait 
mises  à  nos  relations  ultérieures;  je  lui  annonçai  ensuite  ma  réso- 
lution de  retourner  très  prochainement  en  Chine,  avant  l'expiration 
même  du  délai  que  j'avais  d'abord  fixé,  et  je  lui  demandai  la  per- 
mission de  la  revoir  avant  mon  départ.  Le  retour  du  courrier  m'ap- 
porta une  réponse  des  plus  amicales.  Elle  ne  contenait  pas  un  root 
de  mes  relations  avec  Jeanne.  M'"*  de  Norman  se  bornait  à  me  dire 
que  ses  deux  filles  se  rappelaient  au  bon  souvenir  de  leur  ami  de 
N...,  et  ne  me  pardonneraient  pas  de  quiiter  TE  irope  sans  leur  avoir 
fait  mes  adieux.  Je  passai  encore  un  mois  à  Londres,  fort  occupé  de 
mes  affaires.  J'échangeai  plusieurs  lettres  avec  M'"®  de  Norman. 
Enfin  j<^  pus  lui  annoncer  que  le  jour  de  mon  départ  était  arrêté,  et 
que  je  serais  à  Paris  le  23  novembre,  en  route  pour  Marseille,  où  je 
devais  m'embarquer  le  26  sur  un  des  bâtimens  de  la  Compagnie 
péninsulaire-orientale. 

Au  jour  et  à  l'heure  indiqués,  j'arrivai  à  Paris.  Je  ne  fus  point 
surpris  de  rencontrer  M""'  de  Norman  au  chemin  de  fer.  —  Je  suis 
heureuse  de  vous  voir,  dit-elle;  cela  me  montre  que  vous  approuvez 
ma  conduite  et  que  vous  entrez  dans  mes  vues.  —  Ce  fut  la  seule 
allusion  à  ce  qui  s'était  passé  depuis  son  départ  de  N...;  puis  elle 
changea  de  conversation,  me  donnant  à  comprendre  par  toute  sa 
manière  d'être  qu'elle  avait  un  plan  arrêté  d'avance.  Elle  en  était 
la  maîtresse.  E')  acceptant  son  invitation,  j'avais  implicitement  ac- 
cepté ses  conditions.  J'inclinai  la  tête  en  signe  d'assentiment,  et 
tout  fut  dit. 

Le  même  soir,  je  me  rendis  chez  M'"^  de  IVorman.  En  entrant  dans 
le  salon,  je  vis  Jeanne  assise  près  d'une  table  presque  en  face  de 


PEINES   PERDUES.  047 

la  porte.  Elle  pâlit,  et  ne  bongoa  pas  de  sa  chaise.  Je  lui  offris  la 
main  cotnirie  j'en  avais  pris  l'habitude;  elle  la  retint  un  instant  et  la 
serra  avec  force;  sa  voix,  en  me  parlant,  avait  un  accent  étrange, 
et  ses  yeux  s'attachèrent  sur  moi  sans  nul  souci  de  la  présence 
de  sa  mère  et  de  sa  sœur.  Nous  étions  tous  les  quatre  assis  au- 
tour de  la  table  où  était  servi  le  thé,  Jeanne  et  sa  sœur  à  mes  côtés, 
leur  mère  en  face  de  moi.  —  Quand  partez-vous? demanda  Jeanne. 
—  Je  ré[)ondis  que  c'était  ma  visite  d'adieu,  et  que  le  lendemain 
matin  j'aurais  quitté  Paris.  Elle  s'informa  ensuite  où  j'irais  habiter, 
et  quelle  serait  la  durée  probable  de  mon  absence.  Toutes  ces  ques- 
tions, elle  me  les  fit  d'une  voix  plus  haute  que  d'habitude.  Il  y  avait 
chez  elL-î  une  résolution  prise.  Je  sentais  qu'elle  était  surexcitée, 
que  son  cahue  apparent  ne  tenait  qu'à  un  fil,  et  qu'elle  éclaterait 
au  moindre  prétexte.  M'"*"  de  Norman  semblait  le  comprendre  comme 
moi  et  se  diriger  en  conséquence,  afin  d'éviter  une  scène  pénible. 
Elle  ne  fit  aucune  observation  sur  ce  que  m'avait  dit  sa  fille,  et  en 
me  parlant  à  son  tour  elle  eut  soin  d'insister  sur  le  maintien  de 
nos  relations.  —  Vous  m'écrirez  régulièi-ement,  dit-elle,  et  vous 
verrez  que  je  suis  une  bonne  correspondante.  Vous  aurez  mes  ré- 
ponses par  le  retour  du  courrier. —  Puis  elle  me  demanda  des  ren- 
seign;  mens  sur  la  manière  de  m'adresser  ses  lettres,  sur  les  dé- 
parts des  malles  de  Chine,  etc.;  mais,  sitôt  que  Jeanne  pn  nait  la 
parole,  la  mère  se  taisait,  comme  résolue  d'avance  à  ne  point  con- 
trarier sa  fille. 

Dans  le  courant  de  la  soirée,  Jeanne  trouva  moyen  de  me  glisser 
un  papier  dans  'a  main.  Dès  lors  le  désir  de  le  l  re  m'empêcha  de 
tenir  en  place.  Bientôt  je  me  levai  pour  prtmdre  congé.  11  y  eut  un 
moment  de  silence  embarrassant.  M'^'^  de  Norman  et  sa  plus  jeune 
fille  avaient  quitté  leur  siège  presque  en  même  temps  que  moi. 
Jeanne  restait  assise.  Je  crois  vraiment  qu'elle  avait  peur  de  faiblir. 
Je  serrai  la  main  à  M"'"  de  Norman  et  à  la  sœur  de  J^>anne;  puis 
je  m'approchai  de  celle-ci.  Elle  se  leva  péniblement  alors,  et,  s' ap- 
puyant de  la  main  gauche  sur  la  chaise,  elle  me  tendit  la  main 
droite. —  Adieu,  cher  ami,  dit-elle,  ou  plutôt  au  revoir.  Ne  m'ou- 
bliez pas.  —  Je  m'inclinai  sans  pouvoir  proférer  une  parole,  et  je 
gagnai  l'escalier  sans  savoir  comment.  A  la  lueur  d'un  bec  de  gaz, 
je  lus  le  billet  de  Jeanne.  Il  ne  contenait  que  quelqfies  lignes.  Après 
m'avoir  dit  qu'elle  savait  tout  ce  qui  s'était  passé,  qu'elle  me  priait 
de  n'en  pas  vouloir  à  sa  mère,  elle  terminait  par  ces  mots  :  «  Je 
n'aime  que  vous,  et  n'aimerai  que  vous;  je  vous  attendrai  aussi 
longtemps  qu'il  le  faudra,  et  le  jour  où  vous  me  direz  :  venez,  je 
viendrai.  Adieu,  ne  m'oubliez  pas,  revenez  bientôt.  Aimez -moi 
comme  je  vous  aime.  »  Elle  avait  signé  de  tout  son  nom  :  —  Jeanne 

DE    NURMAN. 


9Zi8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

J'ai  gardé  ce  billet.  Mille  fois  je  l'ai  lu  et  relu  ;  de  temps  en 
temps  je  le  lis  encore.  Je  le  sais  par  cœur,  j'en  connais  chaque 
mot,  chaque  caractère.  J'ai  fait  de  vains  efforts  pour  y  découvrir 
un  autre  sens  que  celui  que  j'avais  trouvé  tout  d'abord.  Cela  m'a 
été  impossible.  La  lettre  était  simple,  honnête,  franche,  ne  souf- 
frant pas  deux  interprétations.  Elle  renfermait  l'aveu  et  l'assurance 
spontanés  de  l'amour  de  Jeanne,  et  pas  autre  chose. 

Le  lendemain  matin,  je  quittai  Paris.  Jusqu'au  dernier  moment, 
je  me  berçai  de  l'espoir  chimérique  de  recevoir  encore  de  Jeanne 
un  signe  de  vie.  Rien  ne  vint,  et  je  partis  en  mettant  la  tête  à  la 
portière  pour  voir  si  le  hasard  ne  m'enverrait  point  un  dernier  sou- 
venir de  celle  que  j'aimais.  C'est  quelque  chose  de  singulièrement 
tenace  et  d'insensé  que  les  illusions  de  l'amour. 

in. 

La  traversée  de  Marseille  à  Shanghaï  dura  quarante-huit  jours, 
et  m'intéressa  médiocrement.  Je  revis  pour  la  troisième  fois  Malte, 
l'Egypte,  Aden,  Ceylan,  Poulo-Pinang  et  Singapour;  les  Arabes, 
les  Indiens  et  Malais  me  laissèrent  indifférent  au  même  degré.  Je 
rencontrai  à  bord  un  ancien  ami  de  Hongkong  qui  devint  mon  voi- 
sin de  table,  et  qui  me  tint  compagnie  lorsque  j'arpentais  pendant 
des  heures  entières  le  pont  du  navire.  Comme  moi,  il  était  peu  en- 
clin à  la  causerie,  et  nous  ne  fîmes  pas  de  nouvelles  connaissances. 
Lui  aussi  quittait  l'Europe  le  cœur  triste;  il  y  laissait  femme  et  en- 
fans,  les  médecins  ayant  conseillé  de  ne  pas  les  ramener  en  Chine. 

Les  voyageurs  qui  font  pour  la  première  fois  la  longue  traversée 
de  Marseille  aux  Indes  ou  à  la  Chine  ne  manquent  pas  de  distrac- 
tions. La  vie  de  bord  les  intéresse.  Ils  relèvent  les  longitudes  et  la- 
titudes comme  s'ils  naviguaient  sur  des  mers  inconnues,  ils  s'in- 
quiètent du  beau  et  du  mauvais  temps;  ils  aiment  à  s'entretenir 
avec  les  officiers  et  demandent  toute  sorte  de  renseignemens  qu'ils 
trouveraient  à  l'instant  et  plus  exactement,  s'ils  prenaient  la  peine 
de  lire  un  des  nombreux  guides  publiés  sur  la  route  qu'ils  parcou- 
rent. Les  pays  qu'ils  aperçoivent  ont  pour  eux  l'attrait  de  la  nou- 
veauté; ils  s'imaginent  volontiers  y  faire  des  découvertes.  Le  lan- 
gage, le  costume,  la  démarche  des  indigènes,  la  flore  et  la  faune 
des  régions  tropicales,  tout  est  sujet  de  surprise  et  d'observation 
pour  eux;  puis  ceux  qui  s'expatrient  pour  la  première  fois  sont 
jeunes  d'ordinaire  et  ont  l'égoïsme  de  la  jeunesse.  Ils  laissent  bien 
derrière  eux  quelques  joies,  quelques  affections  de  famille;  mais 
devant  eux  s'ouvre  une  existence  inconnue,  grande,  mystérieuse. 
L'imagination  les  travaille  plus  que  le  souvenir,  et,  s'ils  devien- 
nent fatigans  à  force  d'être  communicatifs,  au  moins  ne  le  sont-ils 


PEINES    PERDUES.  9^9 

que  pour  les  autres.  Quant  à  eux,  ils  s'amusent  fort,  et  plus  tard 
on  les  entenri  parler  encore  avec  plaisir  des  charmes  de  ce  premier 
grand  voyage. 

Le  vieux  voyageur,  celui  qui  retourne  en  Chine  ou  aux  ïndes 
pour  la  seconde  ou  troisième  fois,  n'a  plus  aucune  des  illusions  et 
des  distractions  de  son  compagnon  de  route.  Il  est  habitué  aux 
pays  étrangers;  les  indigènes,  Indiens,  Chinois,  Malais,  même  les 
meilleurs,  ne  lui  inspirent  plus  le  moindre  intérêt.  Il  les  appelle  tous 
niggers,  et  il  professe  pour  eux  un  profond  mépris,  que  je  ne  justi- 
fierai pas,  mais  dont  je  constate  l'existence.  Ceux  qui  se  trouvent 
sur  le  passage  des  voyageurs  sont  d'ailleurs  presque  toujours  des 
espèces  de  charlatans  qui  exploitent  la  curiosité  et  l'inexpérience  des 
nouveau-venus.  Le  vieux  voyageur,  lui,  les  connaît  à  fond,  et  le  Parsi 
d'Aden  ne  lui  vendra  pas  de  plume  d'autruche,  ni  l'Indien  de  Pointe- 
de-Galles  de  pierre  précieuse.  —  Laissez-moi  tranquille, — dit-il  au 
marchand  qui  étale  devant  lui  ses  prétendues  richesses,  et  le  mar- 
chand n'insiste  pas,  car  il  sait  qu'il  y  perdrait  ses  peines.  Quant  à 
la  vie  de  bord,  elle  est  familière  à  l'ancien  résident  de  l'extrême 
Orient.  Le  bateau  à  vapeur  est  pour  lui  un  simple  moyen  de  com- 
munication, comme  le  wagon  du  chemin  de  fer  l'est  pour  le  voyageur 
européen.  Dès  qu'il  a  trouvé  une  place  commode,  un  bon  coin,  il  est 
satisfait  d'avoir  tout  ce  qu'il  a  le  droit  d'attendre  en  fait  de  confort, 
et  il  se  soucie  peu  du  reste,  ni  des  autres  voyageurs.  La  route,  il 
la  connaît  par  cœur.  Il  a  conversé  avec  cent  personnes  qui  ont  fait 
le  même  voyage,  et  il  ne  s'attend  point  à  y  découvrir  rien  d'im- 
prévu ou  de  curieux.  Les  officiers  ne  sont  à  ses  yeux  que  des 
employés  qui  lui  doivent  des  égards  et  qu'il  traite  avec  politesse. 
Il  en  a  rencontré  un  si  grand  nombre  qu'il  ne  saurait  les  voir  autres 
qu'ils  ne  sont  en  effet,  tandis  que  le  novice  n'est  pas  loin  de  les 
regarder  comme  des  êtres  singuliers,  qui  courent  toute  sorte  de 
dangers  et  d'aventures  extraordinaires.  L'existence  que  celui-ci  va 
mener,  le  vieux  résident  qui  retourne  à  l'étranger  l'a  pratiquée.  Il 
ne  s'attend  à  aucune  surprise,  à  aucun  mystère.  Il  sait  qu'il  devra 
recommencer  uni3  vie  d'affaires,  sans  imprévu  ni  passions,  une  vie 
uniforme,  incolore,  prosaïque,  sérieuse,  et  cela  le  jour  même  où  il 
arrivera  à  destination.  Jusque-là,  il  n'a  pas  à  s'en  occuper.  Il  se 
souvient  du  passé  qui  fuit  derrière  lui,  des  amis  auxquels  il  a  dit 
adieu  et  qu'il  ne  reverra  peut-être  plus;  pendant  que  le  jeune  voya- 
geur se  tient  debout  à  l'avant  du  navire,  afin  d'être  le  premier 
à  découvrir  une  terre  nouvelle,  lui  ne  bouge  pas  du  pont  de  l'ar- 
rière. S'il  rêve,  c'est  en  contemplant  la  mer  qu'il  vient  de  par- 
courir et  où  le  navire  qui  l'emporte  a  tracé  à  perte  de  vue  un  sil- 
lage écumant.  Il  ne  prend  point  de  notes,  il  ne  date  point  ses 


950  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lettres  de  tel  degré  de  longitude;  s'il  écrit  à  quelqu'un,  c'est  pour 
l'entretenir  de  ceux  qu'il  a  laissés  derrière  lui,  et  non  pour  lui  con- 
firmer que  les  H'ndous  ont  en  effet  la  peau  bronzée,  que  les  Ma- 
lais mâchent  du  b  tel,  et  que  les  Chinois  portent  de  longues  queues. 
Il  cause  peu,  il  ne  fatigue  personne.  En  revanche,  il  est  quelquefois 
dévoré  d'ennui  et  de  tristesse. 

Je  m'arrêtai  quelques  jours  à  Hongkong,  et  j'envoyai  de  là  une 
première  lettre  à  M'"^  de  Norman,  où  je  me  bornai  à  lui  annoncer 
mon  arrivée  en  Chine;  puis  je  m'embarquai  pour  Shanghaï.  La 
nouvelle  positiou  q^  e  j'avais  acceptée  à  Londres  me  donna  beau- 
coup à  faiie;  un  travail  incessant  m'absorba  tout  en'ier.  Je  m'y 
livrai  avec  une  ardeur  fébrile.  Gagner  de  l'argent,  beaucoup  et 
proniptement,  c'était  le  moyen  de  réaliser  mon  seul  et  unique  rêve 
de  bonheur.  Lorsqu'un  homme  résolu  veut  une  chose  et  n'en  veut 
qu'une  à  la  fois,  lorsqu'il  a  le  courage  de  regarder  avec  indifférence 
tout  ce  qui  s'écarte  de  son  but,  il  est  rare  qu'il  ne  réussisse  pas. 

Mes  efforts  furent  couronnés  de  grands  et  rapides  succès;  chaque 
courrier  qui  partait  pour  l'Europe  em|)ortait  pour  M"""  de  INorman 
un  compte-rendu  favorable  de  mes  affaires.  Ses  réponses  m'arri- 
vèrent  avec  une  certaine  régularité,  quf)iqM'elle  n'écri\ît  pas  aussi 
souvent  que  moi.  Elle  me  félicitait  de  mes  suc  es,  elle  seuib'ait  y 
prendre  une  part  sincère,  elle  me  conseillait  de  ne  pas  trop  me 
fatiguer  et  d'être  prudent  afin  de  ne  pas  perdre  d'un  seul  coup  les 
fruits  de  mon  travail.  Il  y  avait  dans  chacune  de  ses  lettres  quel- 
ques lignes  sur  ses  deux  lilles.  C'étaient  toujours  les  mémos  mots  : 
«  mes  filles  se  portent  bien,  elles  vous  gardent  un  bon  souvenir, 
et  vous  envoient  leurs  meilleurs  complimens.  »  Je  lisais  cette  pe- 
tite phrase  deux  ou  trois  fois,  me  flattant  d'y  découvrir  autre  chose 
que  ce  qui  s'y  trouvait.  «  M  ts  filles  vous  gardent  un  bon  souvenir,  » 
c'est-à-dire  Jeanne  se  souvient  de  sa  promesse,  de  sa  lettre;  elle 
tiendra  ses  eugagemens.  Vous  pouvez  toujours  compter  sur  elle. 
—  C'est  ainsi  que  dans  des  heures  de  courage  et  d'espoir  je  tra- 
duisais la  petite  phrase  de  M'"*  de  Norman.  Quant  à  Jeanne,  elle 
ne  me  donna  dlrecteme-nt  aucun  signe  de  vie.  Eiait-ce  l'oubli  qui 
la  prenait  déjà  en  présence  de  la  difficulté  de  rester  fidèle  à  sa 
promesse?  Était-ce  la  réserve  d'une  jeune  fille,  ou  simplement  la 
conséquence  d'un  engagement  exigé  par  sa  mère,  et  auquel  son 
caractère  loyal  l'obligeait  de  ne  pas  manquer?  Je  n'en  ai  jamais 
rien  su. 

Deux  années  se  passèrent  ainsi,  deux  années  sans  trêve  ni  re- 
pos. J'avais  paifois  des  momens  de  défaillance,  et  je  cédais  à  la 
crainte  de  voir  toutes  mes  peines  perdues;  a'ors  je  prenais  la  cor- 
respondance de  M'""  de  INorman  et  je  lisais  le  passage  :  «  mes  filles 


PEINES   PERDUES.  951 

VOUS  gardent  un  bon  souvenir...  »  Ces  simples  paroles  me  rendaient 
l'espéraure,  et  je  me  remettais  avec  une  nouvelle  ardeur  au  travail. 
L'amour  demande  beaucoup  et  se  contente  de  peu. 

A  cette  époque,  la  Cliine  était  dévastée  par  la  plus  sanglante  des 
révolutions.  Lhîs  Ciiangmaos,  «hommes  aux  longs  cheveux,  »  après 
avoir  traversé  et  conquis  une  grande  partie  de  l'Euipire-Géleste, 
semant  la  mort  et  la  ruine  sur  leur  passage,  laissant  derrière  eux 
un  interminable  sillon  de  sang  et  de  misère,  veualent  d'occuper  les 
dc'ux  plus  bdics  cités  du  nord,  Hang-chou  et  Sou-chou  (1).  Les  po- 
pulations affolées  s'étaient  enfuies  à  leur  approche  ou  avaient  péri 
durant  l'invasion.  Les  massacres  avaient  été  horribles.  A  Ilang- 
chou,  la  terreur  avait  pris  des  proportions  immenses  :  quarante 
mille  personnes  de  tout  âge  et  de  toutes  coudiiions,  arrivées  au 
paroxysme  de  l'épouvante,  atteintes  d'une  folie  contagieuse,  avaient 
couru  se  préci[)iter  dans  la  mer,  où  elles  avaient  trouvé  la  mort. 
Pendant  des  semaines  entièies,  la  plage  était  restée  couverte  de 
cadavres.  Sui,  le  gouverneur  de  Sou-chou,  à  la  tête  d'un  corps 
d'armée  cousidéi'able,  avait  essayé  de  s'opposer  aux  rebelles;  ses 
soldats  l'avaient  lâchement  abandonné.  Cet  iuf  )rtané  mandarin, 
voyant  cju'il  ne  pouvait  conserver  la  ville  que  l'empereur  avait  con- 
fiée à  sa  garde,  redoutant  la  colère  du  maître  autant  que  la  fureur 
de  ses  ennemis,  s'était  pendu  après  avoir  mis  le  feu  à  son  palais, 
où  il  avait  enfermé  ses  femmes  et  ses  enfans.  Les  vastes  provinces 
de  Ché-kiang  et  de  Kiang-sou  étaient  à  feu  et  à  sang. 

Mon  cotiiprador  Alloy,  c  dut -là  même  qui  est  encore  aujour- 
d'hui à  mon  S'rvice,  est  un  homme  d'une  intelligence  peu  ordinaire. 
11  est  djvenu  riche  chez  moi,  et  il  l'est  devenu  un  peu  à  mou  pré- 
judice, en  prélevant,  comme  le  fout  tous  ses  collègues  d'ailL^urs, 
un  squceze,  —  espèce  de  pot-de-vin,  — sur  toutes  les  affaires  qui 
lui  ont  passé  par  les  mains.  Cependant  je  n'ai  pas  le  droit  de  m'en 
plaindie,  puisque  c'est  à  son  zèle,  je  l'avoue,  que  je  dois  la  plus 
grande  partie  dj  ma  fortune.  Quelque  temps  avant  d'ap|)rendre  à 
Shanghaï  d'une  manière  certaine  la  nouvelle  de  l'occupation  des  ca- 
pitales du  Ché-klang  et  du  Kiang-sou,  mon  intendant  Alloy  eutia  dès 
six  heures  du  matin  dans  ma  chambre  à  coucher;  il  ne  prenait  une 
tellejiberté  que  dans  les  circonstances  exceptionnelles. 

—  Maître,  me  dit-il  d'uu  air  mystérieux  après  s'être  assuré  que 
personne  ne  pouvait  nous  entendre;  maître,  cette  fois  j'ai  à  vous  en- 
tretenir d'une  grande  affaire.  Avez-vous  beaucoup  d'argent  en  caisse? 
vous  est-il  pus>ible  d'en  réaliser  tout  de  suite,  pour  trois  mois  au 
moins?  —  Mon  crédit,  dès  cette  époque,  était  bien  établi  sur  toute  la 
côte  de  Chine;  aussi  répondis-je  qu'il  me  serait  facile  de  me  procurer 

(1)  Un  proverbe  chinois  dit  :  «  Au-dessus  de  nous  le  ciel,  sur  la  terre  Hang  et  Sou.  » 


95*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  fonds  nécessaires  pour  n'importe  quelle  opération  raisonnable. — 
Très  bien,  continua  le  comprador.  Voici  de  quoi  il  s'agit  :  Tchoung- 
wang,  lechefdes  rebelles,  vient  de  battre  Haou-kvvaï-tsin,  général 
de  l'empereur;  ses  troupes  ont  pris  Hang-chou,  et  elles  prendront 
Sou-chou.  Un  de  mes  amis,  presque  un  frère,  qui  habitait  à  Canton  la 
même  rue  que  moi  et  qui  ne  m'a  jamais  trompé,  vient  de  m'appor- 
ter  cette  nouvelle,  encore  inconnue  à  Shanghaï.  Mon  ami,  —  il  s'ap- 
pelle Alloung,  —  est  un  homme  habile;  il  prévoit  que  les  Chinois 
chercheront  un  asile  dans  les  villes  où  ils  pourront  se  placer  sous 
la  protection  des  étrangers;  il  ne  fait  aucun  doute  que  iNingpo  et 
Shanghaï  ne  soient  sous  peu  remplies  de  fuyards.  Alloung  possède 
en  propre  quarante  mille  taels  (trois  cent  vingt  mille  francs  envi- 
ron); il  veut  placer  cette  somme  immédiatement  en  achetant  des 
maisons  et  des  terrains  à  Shanghaï  ei  dans  le  voisinage  du  seule- 
ment. Il  est  intimement  convaincu  que  ces  propriétés  doubleront, 
tripleront  même  de  valeur  en  très  peu  de  temps.  Pour  ma  part,  je 
suis  du  même  avis.  Alloung  cependant  n'est  pas  connu  ici;  il  craint 
d'attirer  l'attention  publique  sur  ses  spéculations,  il  redoute  sur- 
tout l'intervention  du  laou-tai  (préfet  de  la  ville).  Il  est  venu  mede- 
mander  conseil;  je  lui  ai  répondu  que  la  chose  pourrait  se  faire  par 
votre  intermédiaire,  et  que  vous  y  seriez  directement  intéressé. 

Le  comprador  s'arrêta  pour  me  laisser  le  temps  de  la  réflexion;  il 
connaissait  toute  l'imporiance  du  secret  dont  il  venait  de  m'instruire 
et  n'avait  nulle  intention  de  surprendre  ma  bonne  foi.  Il  ne  m'était 
pas  difficile  de  saisir  son  projet,  et  je  vis  qu'il  y  avait  là  l'occasion 
sans  pareille  d'une  belle  alfaire.  Je  fis  descendre  Alloy  dans  le  bu- 
reau, qui  était  encore  désert  à  cette  heure  matinale.  Examinant 
alors  rapidement  ma  situation  financière,  je  vis  que  je  pouvais 
disposer  d'environ  cinquante  mille  taels.  Cette  somme,  je  résolus 
sur-le-champ  de  la  placer  dans  cette  entreprise.  Je  risquais  d'en 
perdre  une  bonne  partie,  mais  je  pouvais  gagner  une  fortune.  Alloy 
fit  une  moue  significative  en  apprenant  que  je  n'avais  que  cette 
somme  de  libre.  —  C'est  peu  de  chose,  dit-il  ;  il  en  faudrait  dix 
fois  autant.  —  Il  se  refusait  à  comprendre  que  je  n'avais  pas  en- 
vie d'user  de  mon  crédit  pour  me  procurer  plus  d'argent  que  je 
ne  serais  en  mesure  d'en  rembourser  en  cas  de  perte.  Le  coin- 
prador  revint  à  la  charge.  —  Vous  ne  pouvez  pas  tout  perdre, 
objecta-t-il.  Supposez  que  je  sois  mal  informé,  que  les  fugitifs 
des  provinces  envahies  n'arrivent  pas,  Shanghaï  n'en  restera  pas 
moins  Shanghaï,  la  grande  cité  commerciale  du  nord,  et  les  pro- 
priétés y  conserveront  toujours  une  valeur  réelle.  Ce  que  vous  achè- 
teriez aujourd'hui  cent  taels  ne  vaudrait  peut-être  que  quatre- 
vingt-dix,  si  vous  étiez  obligé  de  revendre;  la  dépréciation  ne 
pourrait  être  plus  forte;  à  quoi  bon  dès  lors  prendre  des  précau- 


PEINES    PERDUES.  953 

tions  comme  s'il  y  avait  danger  d'une  ruine  complète?  Avec  une 
marge  de  dix  pour  cent,  vous  parez  aux  plus  mauvaises  chances. — 
Les  argumens  d'Alloy  ne  réussirent  pas  à  me  convaincre;  mais, 
comme  après  tout  ils  ne  manquaient  pas  d'une  certaine  justesse,  je 
consentis  enfin  à  lui  confier  cent  mille  taels.  Les  deux  Chinois,  AI- 
loy  et  Alloung,  S3  mirent  ensemble  à  l'œuvre,  et  en  peu  de  }ours  la 
somme  entière  avait  été  dépensée;  je  me  trouvai  propriétaire  d'un 
nombre  assez  considérable  de  bicoques  chinoises  et  de  quelques 
vastes  terrains  situés  dans  le  voisinage  du  champ  de  courses. 

Vous  connaissez  le  résultat  de  cette  spéculation,  qui  fit  beaucoup 
de  bruit,  et  trouva  dans  la  suite  un  grand  nombre  d'imitateurs; 
quelques-uns  réussirent  aussi  bien  et  mieux  même  que  moi,  d'au- 
tres s'y  ruinèrent.  Suivant  les  prévisions  d'Alloy,  Shanghaï  ne  tarda 
pas  en  effet  à  se  remplir  de  milliers  de  malheureux  fuyant  l'ap- 
proche des  rebelles;  les  loyers,  maisons  et  terrains  augmentèrent 
en  valeur  de  jour  en  jour.  Dans  l'espace  de  quelques  semaines,  j'a- 
vais triplé  ma  fortune.  Malgré  les  conseils  de  mon  comprador,  je 
n'hésitai  pas  un  instant  à  revendre  tout  ce  que  j'avais  acheté,  et 
je  réalisai  ainsi  des  bénéfices  énormes. 

Je  ne  puis  vous  exprimer  avec  quelle  immense  satisfaction  je  con- 
templais la  balance  que  le  teneur  de  livres  mit  sous  mes  yeux,  et 
qui  constatait  en  grands  et  beaux  chiffres,  avec  une  précision  ma- 
thématique, que  le  but  de  mon  retour  en  Chine  était  atteint,  que 
j'étais  riche  enfin  et  en  état  de  me  présenter  devant  M'"^  de  Norman 
pour  lui  dire  :  —  J'ai  le  droit  de  demander  aujourd'hui  la  main 
de  votre  fille.  Confiez-moi  son  bonheur. 

Je  résolus  sur-le-champ  de  repasser  en  Europe.  11  ne  s'agissait 
que  de  liqui  1er  mes  affaires,  ou,  si  cela  était  impossible,  de  les  ar- 
ranger de  façon  à  rendre  la  liquidation  facile.  Je  calculai  qu'il  fal- 
lait trois  mois  pour  en  arriver  là.  Nous  étions  au  mois  de  mars;  en 
juin  ou  juillet,  au  plus  tard  en  août,  j'étais  libre  de  quitter  la  Chine 
de  manière  à  me  trouver  à  Paris  en  septembre  ou  octobre,  en 
tout  cas  avant  l'expiration  du  terme  de  trois  ans  dont  j'avais  parlé. 

Durant  plusieurs  semaines,  j'avais  vécu  dans  une  véritable  fièvre 
de  travail,  et  en  cherchant  alors  la  date  de  ma  dernière  lettre  je 
m'aperçus  que,  pour  la  première  fois,  j'avais  laissé  un  mois  en- 
tier s'écouler  sans  donner  de  mes  nouvelles.  Je  remarquai  en  même 
temps  que,  depuis  près  de  huit  semaines,  je  n'en  avais  point  reçu 
de  M'"*  de  Norman.  Le  temps  avait  fui  si  rapidement  que  cette  cir- 
constance ne  m'avait  point  frappé.  L'inquiétude  me  saisit.  Je  relus 
la  dernière  lettre  de  M'"*  de  Norman,  datée  de  la  fin  de  décembre. 
Rien  n'y  transpirait  de  ce  qui  aurait  pu  m'éclairer.  La  mère  de 
Jeanne  m'envoyait,  en  son  nom  et  au  nom  de  ses  enfans,  ses  com- 
plimens  de  nouvel  an.  Elle  parlait  de  quelques  soirées  auxquelles 


954  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  avait  assisté,  et  vantait  la  grâce  et  la  beauté  de  Marie,  sa  fille 
cadette,  «  que  j'aurais  de  la  peine  à  reconnaître,  tant  elle  avait 
grandi  et  embelli.  »  De  J  anne,  pas  un  mot;  son  nom  même  n'était 
pas  prononcé  une  seule  fols.  «  Mes  filles  se  joignent  à  moi  pour 
vous  présenter  leurs  meilleurs  vœux.  »  C'était  le  seul  passage  où 
M'"*  de  Norman  faisiit  allusion  à  sa  fills  aînée. 

Je  mis  la  letiie  de  côté.  La  bonne  humeur,  la  confiance  dans  l'a- 
venir, qui  m'avaient  soutenu  pendant  les  dernières  semaines,  dispa- 
rurent. J'écrivis  seulement  quelques  ligm-s  à  M'""  de  Norman  pour 
annoncer  que  la  S[)éculation  commerciale  dont  j'avais  parlé  dans  ma 
dernière  lettre  avait  pleinement  réussi,  que  j'allais  être  libre  dans 
trois  ou  quatre  mois,  et  qu'avant  la  fin  de  l'auiomne  je  serais  à 
Paris.  Je  me  réservais  de  lui  indiquer  ultérieurement  le  jour  précis 
de  mon  départ. 

La  malle  suivnnte  ne  m'apporta  aucune  nonvelie.  Les  quinze 
jours  qui  se  passèrent  jusqu'à  l'arrivée  d'un  autre  courtier  d'Eu- 
rope me  parurent  horriblement  longs;  mais  je  n'étais  qu'un  peu 
inquiet  sans  concevoir  de  ciaintes  sérieuses.  La  dernière  lettre  de 
Paris  était  nprès  tout  aussi  aimable  et  bonne  (pie  toutes  celles  que 
j'avais  reçues  depuis  mon  départ.  M'"''  de  iNorman  pouvait  être  oc- 
cupée ou  même  malade.  Certes  on  m'aurait  écrit,  soit  la  mère,  soit 
une  de  ses  filles,  si  quelque  événement  grave  était  survenu.  Ainsi 
je  1  aisonn;iis  pour  dissiper  mes  alarmes  et  calmer  mon  impatience. 

tn  matin,  mon  domestique  chinois  vint  m'éveiller  de  fort  bonne 
herre  pour  ni'annoncer  que  l'on  venait  de  signaler  l'arrivée  de  la 
malle  à  Woussoung.  Le  jiaquebot  avait  déjà  fianchi  la  barre;  avant 
deux  heures,  il  mouillerait  dans  le  port  de  Shanghaï.  Je  sautai  en 
bas  du  lit,  donnai  l'ordre  de  seller  un  cheval,  et  m'habillai  en 
toute  hâte;  puis  je  sortis  au  grand  trot  du  scttlcmcut,  et,  remon- 
tant le  "\\h;impoa  le  long  d'un  sentier  qui  suit  h  s  boids  de  cette 
rivière  depuis  Shanghaï  jusqu'à  Woussoung,  je  courus  à  la  ren- 
contre du  bateau  à  vapeur.  Le  so'eil  était  encore  bas,  la  chaleur 
supportable,  le  temps  sup^^be.  Je  me  sentais  plein  de  vigueur  et  de 
confiance.  Mon  j)eiit  poney,  de  la  forte  race  de  Tient-sin,  sautait 
gaîment  par-dessus  les  nombreux  obstacles  dont  la  route  était 
obstruée,  et  seuiblait  comme  moi  de  bonne  et  courageuse  humeur. 
—  Au  tournant  du  chemin,  j'aperçus  le  paquebot,  luttant  contre  la 
marée  et  le  courant  pour  remonter  le  fleuve.  Je  l'examinai  un  in- 
stant :  au  grand  mât  flottait  le  pavillon  rouge  à  ancie  d'or,  signal 
arboré  par  les  navires  qui  portent  le  courrier  d'Europe.  Je  tournai 
bride  et  repris  le  chemin  de  la  maison. 

L'heure  qui  devait  s'écouler  encore  jusqu'à  la  distribution  des 
lettres  me  pai'ut  interminable;  j'errais  de  chambre  en  chambi'e 
comme  une  âme  en  peine.  Enfin  le  garçon  de  bureau  apporta  un 


PEINES    PERDUES.  955 

premier  pa7uet;  ce  n'était  que  la  correspondance  de  Hongkong, 
Canton  et  de  la  côte.  Le  courrier  d'Europe  manquait  encore.  Je 
m'assis  pour  en  prendi'e  connaissance.  Matthisson,  mon  tt-neur  de 
livres,  un  ancien  ami  de  Canton  qui  m'avait  suivi  à  Shanghaï  et 
qui  était  au  courant  de  mes  affaires  comme  moi-nième,  vint  se 
placer  à  une  petite  table  de  mon  cabinet  pour  pi-endre,  suivant 
notre  habitudt3,  1 3S  lettres  que  j'avais  lues  et  annotées,  afin  de  s'oc- 
cuper immédiatement  des  diverses  choses  dont  elles  traitaient.  Mon 
bureau  dô  travail  était  contre  la  fenêtre;  le  casier  me  cachait  à 
Matthisson  lorsqu'il  était  à  sa  table,  placée  derrière  la  mienne.  Le 
boy  chinois  m'apporta  un  second  paquet  de  lettres.  Sur  l'enve- 
loppe d'une  des  premières,  je  reconnus  la  grande  et  belle  écriture 
de  M'""^  de  Norman.  Matthisson  s'était  levé  ei  vint  à  moi  pour  me 
demander  un  renseignement.  Je  l'écoutais  machinalement;  je  ne 
compris  pas  un  mot  de  ses  paroles.  —  Pardon,  cher  ami,  lui  dis-je; 
je  voudiais  d'abord  lire  une  lettre  particulière  qui  m'intéresse.  — 
Matthisson  ne  dit  plus  rien,  et  prit  tranquillement  la  correspon- 
dance ouverte  et  lue  que  j'avais  mise  de  côté  pour  lui.  Je  l'entendis 
regagner  sa  phice  et  s'asseoir. 

A  peine  la  lettre  de  M"""  de  Norman  fut-elle  ouveit?,  que  j'eus  le 
pressentiment  d'une  mauvaise  nouvelle.  Je  parcourus  les  premières 
lignes  :  rien;  puis  je  saisis  ces  mots  sans  suite  :  Jeanne,...  M.  de 
Cissaye,...  mariage.  Je  n'a'lii  pas  plus  loin,  ma  vue  s'obscurcit; 
mais  je  revins  bientôt  à  moi.  Un  grand  silence  régnait  dans  la  salle 
où  je  me  trouvais;  j'entendis  Matthissoii  plier  des  papiers,  j'en- 
tendis le  balancement  monotone  et  régulier  de  la  pendule.  Je  me 
souviens  d'avoir  appuyé  mon  front  sur  ma  mam  en  regardant  at- 
tentivement par  la  fenêtre  :  des  hommes  d'affaires,  des  gnrçons  de 
bureau,  des  mes-ag-rs  passaient  rapidement.  Sur  la  rivière,  les 
sampans  (canots  chinois)  allaient  et  venaient  comme  à  l'ordinaire. 
J'entendis  le  souilla  violent  de  la  machine  d'im  bateau  qui  dégorgeait 
sa  vapeur;  les  cris  et  les  chants  des  matelots  et  des  portefaix  m'ar- 
rivaient  distinctement,  et  semblaient  venir  d'une  distance  éloignée. 
Le  même  spectacle,  je  l'avais  eu  sous  les  yeux  mille  fois,  les  mêmes 
bruits  avaient  journellement  frappé  mon  oreille;  mais  à  cette  heure 
fatale  je  regardais  et  j'écoutais  comme  si  j'allais  découvrir  une  si- 
gnification inattendue  à  cette  animation  turbulente.  J'avais  la  tête 
lourde;  je  sentais  mon  malheur  comme  dans  un  rêve,  sans  pouvoir 
mesurer  la  portée  du  coup  qui  venait  de  me  frap[)er;  je  sava's  seu- 
lement que  j'étais  blessé,  cruellement  blessé,  et  que  je  souffrais. 

Je  rei)ris  la  lettre  de  M'"''  de  Norman,  la  pliai  avec  so'n  et  m'effor- 
çai de  la  faire  rentrer  dans  son  enveloppe.  Mes  mains  tremblaient, 
et  l'enveloppe  se  déchira.  Je  la  mis  alors  dans  la  poche  de  ma  re^ 


956  REVUE    DES    DEUX    MONDÉS. 

dingote,  et  recommençai  à  lire  et  à  ranger  les  papiers  qui  étaient 
sur  mon  bureau  :  «  soie,  thé,  opium,  riz.  »  Je  voyais  les  mots,  mais 
je  ne  comprenais  rien  à  ce  que  je  lisais.  Machinalement  je  répé- 
tais cette  phrase,  qui  terminait  un  avis  de  mon  agent  de  Saigon  : 
((  je  me  félicite  d'avoir,  par  la  consciencieuse  exécution  de  vos 
ordres,  contribué  au  succès  de  l'affaire  dont  vous  m'entretenez,  et 
je  me  mets  entièrement  à  votre  disposition  pour  de  nouvelles  com- 
mandes. »  Je  n'avais  plus  d'ordres  à  donner,  de  commandes  à  faire. 
Pourquoi  en  avais-je  donné?  A  quoi  bon  le  travail  auquel  je  m'étais 
livré?  Le  monde  était  transformé;  il  ne  m'intéressait  plus.  Je  tour- 
nai ma  chaise  vers  la  fenêtre,  de  manière  à  cacher  mon  visage  à 
Matthisson,  s'il  revenait  à  mon  bureau;  puis  doucement  je  retirai 
la  lettre  de  M"'  de  Norman  de  ma  poche,  et,  faisant  un  grand  effort 
sur  moi,  je  la  lus  avec  attention  du  commencement  jusqu'à  la  fin. 
Je  m'aperçus  vaguement  que  Matthisson  remuait  les  papiers  d'af- 
faires étalés  sur  mon  bureau,  et  je  l'entendis  regagner  sa  chaise; 
je  ne  levai  pas  la  tète  et  ne  me  retournai  pas. 

La  lettre  de  M'""  de  Norman  était  longue,  écrite  avec  soin;  l'écri- 
ture était  ferme  et  décidée  comme  chacune  des  expressions  dont 
elle  se  servait.  Il  n'y  avait  pas  d'hésitation,  pas  de  rature;  un  mal- 
entendu était  impossible.  Elle  débutait  par  des  excuses  et  des  expli- 
cations de  son  long  silence;  elle  ajoutait  quelques  mots  sur  les  soucis 
d'une  mère,  unique  gardienne  de  deux  jeunes  fiiles,  et  abordait 
sans  transition  le  véritable  but  de  sa  lettre  en  m'annonçant  briève- 
ment qu'un  M.  de  Cissaye  venait  de  demander  Jeanne,  sa  fille  aînée, 
en  mariage,  et  que  cette  demande  avait  été  agréée.  «  Je  n'ai  point 
influencé  le  choix  de  ma  fille,  écrivait  M'"*"  de  Norman;  mais  je 
l'approuve,  et  je  dois  m'en  réjouir.  M.  de  Cissaye  est  d'une  bonne 
famille,  d'un  caractère  irréprochable;  le  mariage  se  fait  sous  les 
plus  heureux  auspices.  Il  est  vrai  qu'il  détruit  un  projet  que  depuis 
deux  ans  j'avais  caressé  au  fond  de  mon  cœur,  et  qui  m'était  devenu 
cher...  » 

La  lettre  m'échappa  des  mains;  je  restai  à  la  fenêtre,  voyant  des 
formes,  vagues  glisser  devant  mes  yeux,  mais  ne  me  rendant  au- 
cun compte  de  ce  que  je  voyais,  n'entendant  rien,  ne  pensant  à 
rien.  Soudain  je  me  sentis  toucher  au  bras.  Je  me  retournai  len- 
tement. Matthisson  était  derrière  moi.  Il  recula  et  me  regarda  un 
instant  d'un  air  effrayé.  —  Que  vous  est-il  arrivé?  dit-il  enfin.  Vous 
êtes  malade;  avez-vous  reçu  de  mauvaises  nouvelles?  —  Je  ne  sais 
comment  les  paroles  me  vinrent.  —  J'ai  perdu  tout  mon  bonheur! 
m'écriai-je;  —  puis  je  cachai  ma  tête  entre  mes  mains  et  me  mis  à 
pleurer.  Matthisson  s'npprocha,  et  je  sentis  sur  mes  épaules  la  pres- 
sion amicale  de  ses  deux  mains.  —  Lisez  les  autres  lettres,  lui  dis-je 


PEINES    PERDUES.  957 

sans  me  retourner;  je  voudrais  monter  dans  ma  chambre.  —  Je 
l'entendis  ramasser  les  papiers  et  s'approcher  de  la  porte  qui,  de 
mon  cabinet,  conduisait  à  son  bureau. 

Nicolas  Gogol  a  écrit  une  petite  histoire  intitulée  le  Manteau.  Un 
pauvre  emp'oyé  russe  qui  veut  acheter  un  manteau  neuf  s'impose 
dans  cette  intention  les  plus  grands  sacrifices,  pour  amasser  la 
somme  d'argent  nécessaire.  Enfin  il  la  possède.  Pour  en  arriver  là, 
plus  d'une  l'ois  il  n'a  pas  mangé  à  sa  faim,  il  n'a  pas  bu  à  sa  soif; 
mais  tout  cela,  il  l'a  supporté  stoïquement.  Le  dimanche  arrive;  il 
sort  pour  montrer  le  précieux  vêtement  dans  les  grandes  rues  de 
Moscou.  Eu  regagnant  le  soir  son  domicile,  il  est  attaqué  par  des 
voleurs  qui  le  dépouillent  de  son  cher  manteau.  C'est  trop  de  mi- 
sèi'e  pour  le  cœur  du  pauvre  homme.  Il  en  tombe  malade,  se  met 
au  lit  et  meurt.  Je  pensais  à  cet  infortuné  personnage,  et  je  répé- 
tais :  —  On  m'a  volé  mon  manteau.  —  II  me  semblait  qu'il  ne  me 
restait  plus  autre  chose  à  faire  qu'à  mourir.  Au  bout  de  quelque 
temps,  je  me  reprochai  ma  faiblesse;  j'eus  peur  de  montrer  ma  dou- 
leur à  des  étrangers.  Je  ne  voulais  pas  de  leur  pitié  ni  de  leurs  con- 
solations. 

La  nature  humaine,  grâce  à  Dieu,  est  trop  faible  pour  résister 
longtemps  aux  grandes  souffrances;  on  en  guérit  ou  bien  on  en 
meurt.  Ma  guérison  fut  lente.  Je  n'ai  pas  recouvré  tout  à  fait  la 
santé,  et  ce  que  j'avais  de  meilleur  en  moi  a  été  brisé;  j'ai  repris  ce- 
pendant assez  de  forces  pour  pouvoir  vivre  sans  que  l'existence  me 
soit  à  charge.  Ainsi,  lorsqu'on  a  perdu  le  bras  droit,  il  faut  apprendre 
à  écrire  de  la  main  gauche;  c'est  moins  commode,  mais  on  s'y  fait. 

Je  renonçai  au  projet  de  me  fixer  dans  cette  Europe  qui  m'était 
devenue  odieuse,  je  résolus  de  rester  en  Chine  et  d'y  chercher  les 
distractions  que  j'avais  jusqu'alors  dédaignées.  Mes  chevaux  de 
course  furent  bientôt  cités  comme  les  meilleurs,  mes  maîtresses 
comme  les  plus  jolies.  Je  me  disais  quelquefois  que  c'était  profaner 
ma  douleur  que  de  vivre  ainsi;  j'avoue  pourtant  que  je  n'en  eus 
jamais  de  remords.  On  m'avait  trahi;  moi,  je  ne  trahissais  personne; 
je  ne  faisais  de  mal  à  qui  que  ce  fût.  Je  me  mis  à  voyager,  je  par- 
courus la  Chine  dnns  tous  les  sens. 

Un  jour,  j'étais  parti  de  Shanghaï  en  bateau  d'excursion  pour  aller 
voir  les  grands  lacs  de  Woussoung.  Le  soir,  nous  jetâmes  l'ancre  aux 
abords  d'une  cité  populeuse  dont  j'ai  oublié  le  nom.  Je  me  levai  le 
lendemain  avec  l'aube  pour  visiter  la  ville  avant  que  les  habitans 
ne  fussent  sur  pied.  Mon  boy  m'accompagnait  pour  me  servir  à  l'oc- 
casion de  guide  et  d'interprète.  A  l'entrée  de  la  ville,  un  grand  édifice 
attira  mon  attention;  c'était  une  espèce  de  temple  ouvert  à  tous  les 
vents  et  surmonté  d'une  immense  toiture  que  supportaient  de  mas- 


958  ■      REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sives  colonnes  peintes  en  ronge  vif,  dont  les  chapiteanx  étaient  sur- 
chargés de  sciilptuiTS  grotesques.  Le  sol  du  temple  était  jonché  de 
paille,  et  sur  cette  litière  étaient  étendus  une  dizaine  d'hommes  en 
haillons.  La  misère  chinoise  est  horrible  à  voir.  Ces  hommes  étaient 
d'une  saleté  i'e[)Oussante,  à  peine  vêtus,  et  plusieurs  d'entre  eux 
semblaient  ror:gés  par  de  hideuses  maladies.  Quelques-uns  dor- 
maient encore,  d'autres  mangeaient  du  riz  dans  des  écnelles  en  bois 
qu'on  avait  placées  à  côté  d'eux.  Un  gardien  se  promenait  près  de 
là,  fumant  une  longue  pipe  en  cuivre  jaune  et  veillant  à  ce  que 
chacun  de  ses  hôtes  de  passage  ne  prît  que  la  portion  qui  lui  était 
destinée.  Ils  mangeaient  avec  l'avidité  de  bêtes  aiïamées,  sans  faire 
attention  à  moi,  quoique  les  Européens  viennent  rarement  dans  ce 
pays,  et  qu'ils  y  soient  d'ordinaire  l'objet  d'une  grande  curiosité. 
L'un  de  ces  malheureux,  ayant  fini  avant  les  autres,  leva  ses  yeux 
caves  sur  moi,  et  avec  un  sourire  hébété  il  me  tendit  un  bras  dé- 
charné pour  demander  l'aumône.  Je  questionnai  mon  boy  pour  avoir 
l'explication  de  ce  que  je  voyais  là.  11  m'apprit  que  l'établisse- 
ment était  un  asile  de  charité  fondé,  aux  portes  de  la  ville,  par  un 
riche  marchand,  et  où  l'on  donnait  deux  re[);'S  aux  vagabonds  qui 
y  arrivaient  le  soir  et  qui  devaient  repartir  le  lendemain.  Il  attira 
ensuite  mon  attention  sur  une  tablette  en  bois  verni  placée  entre 
deux  colonnes  et  sur  laquelle  on  lisait  cette  inscript'on  :  «  reposez- 
vous  ici,  voyageurs  fatigués.  »  Pendant  que  j'étais  encore  occupé  à 
conteujpler  ce  triste  spectacle,  le  gardien  s'appiocha  tour  à  tour  des 
voyageurs  et  réveilla  ceux  qui  dormaient  en  les  poussant  du  pied, 
sans  brutalité  toutefois.  Chacun  d'eux  prit  alors  son  plat  de  riz,  le 
dévoia  rapidement  et  se  prépara  au  départ.  Un  seul  resta  couché. 
Le  gardien  rai)pe!a  à  haute  voix  et  le  poussa  riiden)ent;  l'homme  ne 
répondit  pas  et  ne  s'éveilla  pas  davantage.  Il  était  mort.  —  Repose- 
toi,  voyageur  fatigué!  — Le  gardien  jeta  une  vieille  natte  sur  le  ca- 
davre, ramassa  l'écutlle  de  riz  et  s'éloigna  lentement...  Les  êtres 
les  plus  misérables  trouvent  le  repos  à  la  fin  de  leur  triste  journée. 
Moi  aussi,  j'ai  trouvé  le  repos. 

Depuis  longtemps,  je  vis  paisiblement  en  ces  parages;  je  passe 
l'hiver  à  Hongkong,  l'été  au  Japon.  J'ai  refait  deux  fois  le  voyage 
d'Europe.  Je  n'ai  pas  revu  M""'  de  Norman  ni  sa  fille,  et  je  n'ai  pas 
cherché  à  les  revoir.  Je  ne  craindrais  pas  de  rencontrer  M'"^  de 
Cissaye,  et  je  ne  crois  pas  que  sa  présence  me  causât  une  vive  émo- 
tion. Tout  le  mal  que  Citte  femme  pouvait  me  faire,  elle  me  l'a  fait 
il  y  a  longtemps.  Souvent  cependant  il  m'arrive  de  p  ;nser  à  elle. 
Je  ne  m'imagine  point  qu'elle  ait  des  reinords,  sa  vie  est  calme  et 
heureuse,  je  l'espère;  mais  lorsque  je  relis  sa  lettre,  que  j'entends 
sa  voix  me  dire  :  —  Henri,  ne  m'abandonnez  pas,  —  lorsque  je 


PEINES    PERDUES.  959 

pense  que  je  n'ai  travaillé  que  pour  elle,  que  j'aurais  voulu  lui 
consacrer  toute  ma  vie,  lorsque  le  souvenir  du  passé  me  revient,  le 
souvenir  de  Fanionr  qu'elle  avait  juré  et  qu'elle  a  renié,  je  sens  un 
frisson  parcourir  mes  veines. 

Je  suis  souvent  seul,  et  dans  ces  momens-là  elle  m'apparaît 
quelquefois  sans  que  mon  imagination  l'évoque,  malgré  moi  en 
quelque  sorte.  Elle  n'est  point  changée,  elle  est  pâle  et  belle  comme 
le  soir  où  je  lui  dis  le  dernier  adieu.  Elle  s'avance  lentement;  lors- 
qu'elle m'aperçoit,  elle  s'arrête.  Une  frayeur  mortelle  semble  la 
clouer  au  sol.  Ses  yeux  sont  grands  ouverts,  et  sou  reji^ard  reste 
fixé  sur  moi.  Je  passe  eu  saluant;  mais  soud.dn  j'entends  une  voix 
qui  m'appelle:  a  Ilenii!  Henri!  »  Alors  je  songe  aux  années  loin- 
taines de  ma  pauvre  jeunesse.  Je  suis  vieux.  Personne  ne  m'appelle 
plus  Henri.  Je  suis  L'Hermet  ou  M.  L'Hermet  pour  tous  ceux  qui 
m'appiochent.  «  Henri!  »  le  souvenir  renaît  avec  la  vivncité  des  pre- 
miers jours;  mon  cœur  se  gonfle  à  rompre  ma  poitrine,  je  me  sens 
étoulTer  de  joie  et  de  douleur.  Je  m'approche  d'elle  po.r  lui  parler; 
à  ce  moment,  je  vois  Jeanne  disparaître  comme  dans  un  nuage,  je 
m'éveille,  et  le  songe  reste  inachevé;  mais  il  ne  m'abandonne  pas 
complètement,  il  fait  partie  de  mon  être.  Il  me  semitle  qu'il  reparaît 
depuis  quelipie  temps  plus  fréquemment  qu'autrefois,  et  je  suis 
couvai nca  qu'il  reviendra  pour  la  dernière  fois  lors(iue  je  serai  sur 
mon  lit  de  mort, 

L'Hermet  se  tut,  et  demeura  quelques  instans  ahsorbé  dans  un 
douloureux  silence.  La  lune  était  parvenue  au  zénith;  ie  pays  d'a- 
lentour donnait  à  cotte  calme  etdouce  lumière.  I.e  domestique  japo- 
nais, qui  s'était  éveillé,  allait  et  venait  autour  de  la  taStle,  implorant 
par  sa  mine  f  itigut'-e  la  permission  d'aller  goûter  le  reposa.  Un  pa- 
pillon de  nuit,  s'étant  imprudemment  approché  de  la  bougie  qui 
nous  écla'rait,  se  débattait  inq:>uissaut  contre  le  feu  qui  le  consu- 
mait. L'Hermet  prit  une  .d'umette,  et,  afin  d'abréger  les  soulTrances 
de  l'insecte  à  moitié  brûlé  déjà,  il  le  poussa  dans  le  foyer  de  la 
flamme.  —  Pauvie  petit  être,  dit-il,  si  tu  n'avais  pas  quitté  ton  coin 
obscur,  tu  aurais  pu  y  mouiir  sans  connaître  la  douleur.  La  bril- 
lante lumière  t'a  sédidt,  et  tu  meui  s  pour  y  avoir  touché  un  instant. 
—  Puis  ii  vint  <à  moi,  me  souhaita  une  bonne  imtt,  et  nous  nous 
séparâmes. 

Le  lendemain  p  quittai  le  Japon.  La  dernière  mal'e  vient  de 
m'apporter  la  nouvelle  de  la  mort  de  mon  ami  L'Hermet. 

Rodolphe  Lindao. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


M  avril  1872. 

Le  malheur  ne  serait  qu'une  odieuse  et  inutile  brutalité  de  la  fortune, 
s'il  ne  laissait  pas  dans  les  âmes  un  sentiment  plus  sévère  des  choses,  si 
on  ne  sortait  pas  des  épreuves  les  plus  dures  corrigé,  éclairé  et  tout  au 
moins  affranchi  de  quelques-unes  des  néfastes  influences  qui  nous  ont 
perdus.  A  quoi  servirait  d'avoir  souffert,  si  on  n'apprenait  rien,  si  le  len- 
demain, comme  la  veille,  on  devait  se  retrouver  avec  la  même  passion 
des  meurtrières  animosités  de  parti  ou  avec  le  même  goût  des  vaines  et 
décevantes  déclamations?  C'est  pourtant  ce  qui  arrive  quelquefois,  et  ce 
qui  ne  laisse  pas  d'être  un  des  caractères  du  moment  présent. 

Qu'est-ce  en  effet  que  cette  étrange  affaire  oîi  un  homme,  qui  a  eu  la 
douloureuse  et  périlleuse  responsabilité  de  représenter  son  pays  au  mo- 
ment le  plus  difficile,  s'est  vu  réduit  à  venir  disputer  la  dignité  de  sa 
vie  et  de  son  nom  à  toutes  les  animosités,  à  toutes  les  récriminations? 
Le  général  Trochu  aurait  pu  sans  doute  se  dispenser  de  céder  à  une 
provocation  trop  visible;  il  s'est  laissé  aller,  il  a  fait  un  procès  pour  se 
défendre  devant  un  jury  parisien  d'avoir  trahi  l'empire  au  4  septembre, 
d'avoir  trahi  Paris  pendant  le  siège  des  Prussiens,  d'avoir  commis  un 
assassinat  en  envoyant  la  garde  nationale  au  combat,  —  et  le  jury  a 
prononcé,  le  jugement  a  dit  qu'on  avait  outragé,  qu'on  n'avait  pas  dif- 
famé l'ancien  gouverneur  de  Paris  en  l'accus-ant  d'avoir  éié  un  incapable 
ou  un  traître.  Outrage  ou  diffamation,  le  verdict  peut  faire  toutes  les 
distinctions  qu'il  voudra;  au  point  de  vue  politique,  c'est  une  seule  et 
même  chose.  Ce  qu'on  a  voulu  manifestement,  c'est  profiter  de  l'occa- 
sion pour  tenter  un  coup  de  parti,  pour  exercer  des  représailles  contre 
un  chef  militaire  qu'on  croit  plus  que  tout  autre  coupable  de  la  chute 
de  l'empire,  pour  faire  en  quelque  sorte  violence  à  l'histoire  en  essayant 
d'accabler  un  homme  sous  le  poids  de  passions  vengeresses.  Malgré  tout, 
et  c'est  là  le  dernier  mot,  la  moralité  de  ce  singulier  et  triste  procès, 
l'homme  n'a  point  été  accablé,  l'empire  n'a  point  été  réhabilité. 

Ce  qui  reste  évident  au  contraire,  après  ces  débats  où  tout  a  été  pas- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  961 

sionnément  scruté  et  torturé,  où  l'on  a  donné  rendez-vous  à  toutes  les 
insinuations,  à  tous  les  chuchotemens  comme  à  toutes  les  colères,  c'est 
que  le  général  Trochu  a  pu  se  tromper,  qu'il  a  pu  être  plus  ou  moins 
habile,  plus  ou  moins  heureux,  mais  qu'il  a  certainement  fait  son  de- 
voir de  soldat  dans  l'effroyable  crise  où  l'empire  venait  de  plonger  la 
France.  11  n'a  pas  réussi,  nous  en  convenons,  il  a  même  fait  son  devoir 
sans  illusion,  si  l'on  veut,  il  a  subi  les  fatalités  irrésistibles  d'une  situa- 
lion  sans  exemple.  Est-ce  donc  à  ceux  qui  ont  préparé  Sedan  et  Metz  à 
se  montrer  si  sévères  pour  celui  qui  a  su  tenir  à  Paris  pendant  cinq  mois 
au  milieu  de  toutes  les  incandescences,  de  toutes  les  difficultés,  et  on 
pourrait  presque  dire  de  toutes  les  impossibilités?  La  vérité  est  que  les 
uns,  les  partisans  du  régime  impérial,  poursuivent  dans  le  géîîéral  Tro- 
chu l'homme  qui  avait  prévu  les  désastres,  et  qui  après  la  réalisation 
de  ses  tristes  pressentimens  a  mis  la  France  au-dessus  de  l'empire,  — 
les  autres,  les  Parisiens,  ne  peuvent  lui  pardonner  d'avoir  trompé  leurs 
illusions,  de  ne  les  avoir  pas  conduits  à  la  délivrance  et  à  la  victoire. 
Aux  yeux  de  tous,  il  porte  la  peine  de  n'avoir  pas  fait  l'impossible,  de 
n'avoir  pas  sauvé  l'empire  au  k  septembre,  de  n'avoir  pas  sauvé  Paris 
pendant  le  siège.  C'était  inévitable.  L'impopularité  d'un  chef  militaire 
ou  poliiique  qui  échoue  n'est  point  un  phénomène  nouveau.  Le  général 
Trochu  en  est  un  exemple  de  plus.  Il  a  trouvé  l'impopularité  après  avoir 
été  un  instant  peut-être  trop  populaire.  Il  ne  reste  pas  moins  un  homme 
qui  avant  la  guerre  avait  eu  le  sentiment  profond  des  malheurs  vers 
lesquels  on  se  précipitait,  et  qui  au  milieu  des  anxiétés  d'une  lutte  dé- 
sespérée a  gardé  l'honneur  de  Paris  jusqu'à  la  dernière  bouchée  de 
pain.  C'est  là  le  fait  que  ne  peuvent  obscurcir  toutes  les  plaidoiries 
chargées  de  ressentimens  et  de  passions. 

Cette  manie  de  dénigrement  qui  s'attache  à  tous  les  hommes,  à  toutes 
les  situations,  qui  se  déploie  jusque  dans  les  prétoires,  elle  tient  sans 
doute  à  des  haines,  à  des  ardeurs  de  partis;  elle  se  complique  et  s'ag- 
grave malheureusement  aussi  d'une  autre  maladie  morale  qui  a  depuis 
longtemps  un  grand  et  déplorabhi  rôle  dans  nos  affaires,  de  cette  habi- 
tude qu'on  s'est  faite  de  jouer  avec  tout,  avec  la  vérité,  avec  l'équité, 
avec  les  choses  les  plus  inviolables  comme  avec  l'honneur  des  hommes, 
de  suppléer  à  tout  par  la  phrase,  par  les  banalités  retentissantes  de  la 
parole.  On  manque  de  respect  aux  faits,  qui  parfois  se  vengent  cruelle- 
ment, on  traite  tout  comme  une  fiction,  ce  qu'on  ne  sait  pas,  on  le  met 
en  discours.  Qui  nous  délivrera  de  cette  affliction,  la  plus  dure  qui 
puisse  nous  être  infligée  aujourd'hui  après  toutes  les  afflictions  que  nous 
avons  épuisées,  du  mal  qui  a  fait  le  plus  de  ravages  depuis  bien  des 
années,  —  le  fléau  de  la  phrase  et  de  la  déclamation?  Autrefois,  quand 
on  vivait  encore  dans  Tillusion  des  prospérités  trompeuses,  quand  on  ne 
s'était  pas  trouvé  en  face  de  ce  que  la  réalité  a  de  plus  douloureux  et 
TOME  xcyiii.  —  1872,  61 


962  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  plus  implacable,  cela  passait  pour  une  fanlaisie  sans  conséquence, 
c'était  de  l'art  pour  l'art,  une  f.!çon  d'éloquence  qui  n'était  point  sans 
doute  la  véritable  éloquence,  mais  qui  en  imposait  par  une  certaine 
prostid  gitation.  Parler  pendant  trois  heures  pour  ne  ritn  dire,  en  cares- 
sant des  instincts,  des  infatuations  et  des  rêves  dans  un  auditoire  com- 
plaisant, c'éiait  un  spectacle  qui  semblait  faire  partie  de  la  politique 
telle  qu'on  la  comprenait.  Aujoiii^d'hui  la  déclamation  n'est  plus  de  cir- 
constance, la  phrase  a  perdu  son  prestige,  et  quand  elle  per.-iste  à  s'éta- 
ler glorieusement  comme  si  rien  ne  s'était  passé,  elle  froisse  un  senti- 
ment intime.  Elle  forme  un  tel  contraste  avec  la  réalité  des  choses 
qu'elle  ressemble  à  une  choquante  inconvenance.  On  aura  beau  dire,  ce 
n'est  pas  avec  des  mots  et  des  exhibitions  vaniteuses  qu'on  guérira  le  mal 
qui  a  été  fait.  La  politique,  et  la  meilleure  politique  aujourd'hui,  le  vrai 
rôle  de  ceux  qui  ont  une  certaine  part  dans  la  direction  des  affaires  pu- 
bliques, c'est  de  revenir  simplement  à  l'élude  des  faits,  de  parler  obsti- 
nément le  langage  d'une  raison  sévère,  d'être  enlin  des  hommes  sé- 
rieux qui  comprennent  la  situation  de  leur  p.'iys,  —  et  voilà  pourquoi 
M.  Gambeita  s'est  trompé  tout  au  moins  d'époque  en  allant  à  Angers 
recommencer,  au  profit  d'une  importance  sans  emploi,  le  cours  de  ses 
exhibitions  et  de  ses  amplifications. 

Que  M.  Gambttia  se  fût  rendu  à  Angers  ou  dans  toute  autre  ville,  non 
pas  comme  un  phraseur  en  voyage,  mais  comme  un  homme  public  sou- 
cieux de  se  rapprocher  de  ses  électeurs,  de  s'entretenir  avt^c  eux  de  ce 
qu'il  a  fait,  de  ce  qui  reste  à  faire  jiour  hâter  la  solution  nécessaire  des 
questions  qui  intéressent  le  pays,  c'eût  été  au  mieux  assuréirient.  C'est 
un  spectacle  qui  est  offert  chaque  jour  en  Angleterre,  et  qui  rehausse  la 
vie  anglaise  en  lui  communiquant  l'animation  et  la  force  d'une  liberté 
sérieusement,  régulièrement  pratiquée.  Ce  n'est  maiheureusemenî  ici 
rien  de  semblable.  M.  Gambetta  est  allé  à  Angers  pour  se  poser  en  chef 
de  parti,  pour  placer  un  discours  qui  le  tourmentait,  et  il  n'a  pas  vu 
qu'il  s'exposait  à  ce  que,  par  un  sentiment  assez  naturel  de  curiosiié,  on 
lui  demandât  ce  qu'il  a  fait  depuis  qu'il  est  membie  de  l'asseuiblée  natio- 
nale, quelle  part  sérieuse,  décisive,  il  a  prise  aux  discussions  publicjues, 
aux  travaux  de  commis-ions  qui  occupent  incessamment  la  chambre.  Ce 
qu'il  a  fait?  c'est  bien  simple,  il  n'a  rien  fait  absolument.  Certes  les  oc- 
casions n'ont  pas  manqué.  Depuis  des  mois,  on  est  à  l'étude  de  tous  les 
moyens  possibles  de  relever  notre  situation  financière,  de  mettre  la 
France  en  mesure  de  porter  l'accablant  faideau  de  dettes  et  de  charges 
auxquelles  la  dictatiu'e  de  Bordeaux  n'est  point  étrangère.  On  a  mis  en 
présence  tous  les  s\stèmes  d'impôts,  toutes  les  combinaisons,  les  débats 
les  plus  substantiels  et  les  plu^  instructifs  se  sont  déroulés  devant  l'as- 
semblée. Où  est  la  trace  de  l'intervention  de  M.  Gambetta?  On  s'est 
occupé  de  la  politique  commerciale  de  notre  pays,  tons  les  problèmes 
d'administration  intérieure  ont  été  agités,  une  réforme  de  la  magistra- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  963 

ture  a  été  discutée,  les  questions  les  plus  graves  de  diplomatie  se  sont 
produites.  Qu'a  dit  et  qu'a  fait  M.  Gambetta  en  tout  cela?  Lui  qui  sait  si 
bien  «  profiter  d'une  circonstance,  »  qu'il  va  chercher  à  Angers,  il  trouve 
bon  de  laisser  échapper  pendant  six  mois  toutes  les  occasions  qui  se 
succèdent  incessamnaent  autour  de  lui.  il  n'a  point  d'opinion  sur  les 
finances,  sur  l'administration,  sur  la  magistrature,  sur  la  politique  com- 
merciale, sur  la  poliiique  extérieure,  ou,  s'il  intervient  une  fois  par  ha- 
sard, c'est  par  quelque  fausse  tactique  qui  nuit  à  la  cause  qu'il  veut 
servir.  II  laisse  les  autres  poursuivre  les  besognes  difficiles;  puis  vient 
un  jour  de  vacances,  et  il  s'en  va  au  loin  porter  un  discours,  lancer  des 
sarcasmes  d'un  gijùt  douteux  contre  cette  assemblée  qui  a  au  moins  le 
mérite  de  savuir  bien  des  choses  qu'il  ignore,  de  faire  le  travail  qu'il  ne 
fait  pas. 

Encore  si  M.  Gambetta  disait  dans  les  discours  qu'il  réserve  pour  ses 
voyages  ce  qu'il  ne  dit  pas  à  l'assemblée,  ce  ne  serait  qu'un  demi-mal, 
il  y  aui'ait  quelque  compensation.  Malheureusement  la  déception  est  ici 
plus  grande  que  jamais,  car  enfin  ce  discours  d'Angers,  en  quoi  con- 
siste-t-il?  C'est  une  amplification  sonore  et  rien  de  p'us,  c'est  une  dé- 
claination  perj  étuelle  aussi  vide  d'idées  que  retentissante  et  préten- 
tieuse dans  l'expression.  Des  questions  qui  ont  une  vériiable  importance 
pour  le  pays,  M.  Gambetta  ne  dit  rien  ou  presque  rien;  mais  en  revaiiche 
il  parle  de  la  république,  du  fleuve  républicain  qui  coule  à  pleins  flots, 
des  vertus  et  des  services  du  parti  républicain.  Un  ensemble  d'idées  po- 
litiques, un  programme  de  gouvernement,  on  ne  l'aperçoit  pas.  Nous 
nous  trompons  peut-être,  M.  Gambetta  a  quelques  idées,  il  a  même  une 
certaine  philosophie  assez  étrange  et  aussi  vide  que  son  éloquence.  Il  a 
révélé  à  ses  convives  d'Angers  que  «  les  peuples  ne  périssent  jamais  par 
des  conuilsions  intérieures,  par  des  luttes  de  partis,  »  —  et  le  moment, 
on  en  conviendra,  est  singulièrement  choisi  pour  promulguer  de  telles 
vérités,  lorsque  l'édifice  de  la  grandeur  française  treujble  sin-  un  sol  qui 
s'effondre,  lorsqu'au  bout  de  quatre-vingis  ans  de  «  convulsions  inié- 
rieures  »  et  de  «  luttes  de  partis,  »  on  se  trouve  en  présence  d'un  dé- 
mend3remi3nt  de  la  patrie,  lorsque  notre  unique  pensée,  si  nous  gar- 
d  îus  une  étincelle  de  dévoûment  à  notre  pa\s,  doit  être  de  réparer  les 
ruines  accumulées  par  ces  luttes  et  ces.  convulsions! 

Que  veut  dire  ce  représentant  de  la  république  en  tournée  avec  ses 
grands  mots  sur  le  silence  qui  se  fait  autour  des  peuples,  sur  la  néces- 
sité de  Cl  l'expansion  et  du  rayonnement  au  dehors?»  Essayez  donc  ûq 
relever  la  France  au  dedans,  de  raviver  en  elle  la  flamme,  la  généreuse 
flamme  des  pensées  supérieures  et  des  sentimens  désintéressés,  avant 
de  lui  parler  de  ce  u  rayoïme^nent  au  dehors,  »  qui  a  été  une  des  formes 
de  sa  puissance, 'que  toutes  les  révolutiims  de  la  foice  ont  affaiblie  par 
•degrés!  Après  cela,  M.  Gambetta  est  (pielquefois  plus  gai  sans  le  vou- 
loir. U  est  tout  prêt  à  trouver  que  les  Allemands  ont  quelque  raison  de 


QQk  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  reprocher  d'ignorer  jusqu'ici  la  géographie  de  notre  pays,  et  lui 
qui,  pendant  sa  dictature,  a  pris  Épinay-sur-Seine  pour  Épinay-sur-Orge, 
et  Bar-le-Duc  pour  Bar-sur-Seine,  il  vient  de  faire  une  découverte  de  la 
plus  haute  importance,  qu'il  a  confiée  aux  braves  Angevins.  11  a  décou- 
vert que  le  Maine,  la  Vendée,  le  Bocage,  n'étaient  pas  «  des  steppes,  des 
landes,  »  comme  on  le  lui  avait  dit,  que  c'étaient  au  contraire  de  belles 
terres,  nullement  encombrées  par  les  broussailles  du  privilège,  mer- 
veilleusement préparées  pour  le  progrès.  La  preuve,  c'est  qu'elles  sont 
déjà  républicaines.  Ah!  si  le  Maine,  la  Vendée  et  le  Bocage  n'étaient  pas 
républicains,  ils  redeviendraient  sans  doute  des  landes  et  des  steppes; 
l'ancien  dictateur  de  Bordeaux  en  serait  quitte  pour  recommencer  son 
instruction  géographique.  Et  voilà  de  quelle  façon  on  justifie  l'airibition 
d'être  un  chef  départi,  comment  on  croit  «ervir  la  république!  La  répu- 
blique, qui  donc  la  compromet  plus  gravement  que  ceux  qui  prétendent 
en  être  les  gardiens  et  les  représentans  privilégiés?  Est-ce  qu'il  suffit  de 
tout  décrier  chez  les  autres  pour  donner  un  atome  de  force  de  plus  à  la 
république,  de  répéter  à  tout  propos  que  les  républicains  sont  les  plus 
zélés  défenseurs  de  l'ordre  contre  les  anarchistes  monarchiques,  de  s'ex- 
tasier sur  le  personnel  d'élite,  tout  démocratique,  qui,  depuis  un  an, 
dans  certaines  villes  comme  dans  certains  départemens,  est  sorti  des 
élections  des  conseils-généraux,  des  élections  municip;des?  Est-ce  qu'il 
suffit  enfin  d'aller  de  temps  à  autre  dans  un  banquet  chanter  un  air  de 
bravoure,  une  cantj'.te  oratoire?  Une  bonne  fois  qu'on  en  finisse  donc 
avec  toutes  ces  déclamations  creuses  qui  ne  sont  que  le  déguisement  de 
l'infatuation  et  de  l'impuissance.  Sortons  des  phrases  et  rentrons  dans 
la  vérité ,  qui  convient  toujours  à  tout  le  monde,  dans  la  simplicité,  qui 
convient  particulièrement  aux  peuples  éprouvés,  dans  le  sentiment  mo- 
deste et  fier  d'une  situation  oii  les  coups  d'état,  les  révolutions  et  les 
guerres  aventureuses  ont  laissé  des  ruines  qu'on  ne  relèvera  pas  avec 
des  harangues  Iribuiiitiennes. 

Au  lieu  de  jeter  aux  esprits  des  discours  excitans  qui  n'ont  même  pas 
l'excuse  de  la  passion,  qu'on  s'attache  à  l'œuvre  pratique  de  la  reconsti- 
tution française,  qu'on  étudie,  avec  l'unique  préoccupation  de  l'intérêt 
national,  toutes  ces  questions  de  finances,  de  réorganisation  intérieure, 
d'organisation  militaire,  qui  ont  beaucoup  plus  d'importance  pour  le 
pays  que  toutes  les  tirades  amphigouriques  sur  le  fleuve  de  la  démocra- 
tie. Au  lieu  d'agiter  les  passions,  qu'on  les  apaise,  qu'on  fasse  bien  com- 
prendre à  ceux  qui  l'ignorent  qu'après  tous  les  bouleversemens  dont  la 
France  a  souffert  le  premier  de  tous  les  progrès  est  le  respect  de  la  loi. 
Malheureusement  c'est  là  ce  dont  on  s'occupe  le  moins,  et  on  a  même 
imaginé  depuis  quelques  jours  une  théorie  nouvelle  pour  se  mettre  à 
l'aise.  Violer  la  loi,  non,  on  ne  le  veut  pas,  surtout  quand  on  se  croit  fa- 
vorisé par  cette  loi;  seulement  il  est  bien  permis  de  l'éluder  dans  ce 
qu'elle  peut  avoir  de  contrariant.  Ainsi  la  loi  défend  aux  conseils-géné- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  965 

raiix  d'émettre  des  vœux  politiques  :  fort  bien,  mais  qui  empêche  que, 
la  séance  une  fois  levée  pour  la  forme,  les  conseillers-généraux  réu- 
nis ne  votent  les  adresses  qu'ils  voudront  et  ne  fassent  toutes  les  ma- 
nifestations qui  leur  passeront  dans  l'esprit?  Une  disposition  de  la  loi, 
à  laquelle  le  gouvernement  a  tenu  d'une  façon  particulière,  donne  au 
pouvoir  exécutif  le  droit  de  nommer  les  maires  dans  certaines  villes; 
soit,  mais  voilà  le  conseil  municipal  de  Lyon  présentant  sa  liste  sans 
être  consulté  et  déclarant  avec  arrogance  que,  si  on  ne  choisit  pas  le  maire 
parmi  ses  candidats,  il  se  mettra  en  guerre  ouverte  avec  l'administra- 
tion. Or  quel  est  ce  conseil  municipal?  C'est  celui  qui,  depuis  dix-huit 
mois,  sous  des  noms  différens,  a  gouverné  Lyon,  a  jeté  la  confusion  et 
le  désordre  dans  tous  les  intérêts  municipaux  dont  il  avait  la  sauve- 
garde, et  qui  pour  tout  dire  a  mis  la  seconde  ville  de  France  dans  une 
sorte  d'état  de  banqueroute.  Comment  s'en  tirera-t-on?  La  question  ne 
laisse  pas  d'être  grave  pour  la  grande  ville,  qui  se  trouve  à  la  merci 
d'un  radicalisme  aussi  présomptueux  qu'ignorant,  et  pour  le  gouver- 
nement, qui  a  un  maire  à  nommer.  Qu'on  remarque  bien  seulement 
que  ce  conseil  municipal,  c'est  ce  personnel  républicain  que  vante 
M.  Gambetta.  Si  les  vœux  de  l'ancien  dictateur  de  Bordeaux  étaient 
comblés,  la  France  entière  risquerait  donc  d'être  représentée  comme 
l'est  la  ville  de  Lyon;  les  finances  nationales  seraient  administrées 
comme  le  sont  les  finances  lyonnaises.  Ce  serait  l'idéal  de  la  répu- 
blique selon  M.  Gambetta,  —  avec  l'ordre  dont  il  se  fait  le  garant,  et 
surtout  avec  la  libération  du  territoire,  qui  s'ensuivrait  bien  vite,  on  le 
voit  d'avance! 

La  France  n'en  est  pas  là  heureusement.  Tout  ce  qui  touche  aux 
grands  intérêts  publics  reste  sous  la  sauvegarde  de  l'assemblée  et  du 
gouvernement,  qui  sont,  quant  à  eux,  la  vraie  et  légale  expression  du 
pays,  qui  le  représentent  dans  ses  besoins  de  sécurité,  dans  ses  ten- 
dances, même  dans  ses  contradictions  si  l'on  veut.  Qu'il  y  ait  eu  quelque- 
fois entre  eux,  qu'il  puisse  y  avoir  des  ombrages,  des  mésintelligences 
passagères,  cela  n'a  rien  de  sérieusement  inquiétant.  Le  malheur  est 
que,  lorsqu'il  n'y  en  a  pas,  on  se  plaît  à  en  créer;  on  se  querelle  pour 
les  petites  choses  lorsqu'on  devrait  rester  unis  par  la  grande  et  souveraine 
considération  de  l'œuvre  à  poursuivre  en  commun.  Pour  l'assemblée  et  le 
gouvernement,  quand  ils  vont  se  retrouver  ensemble,  après  ces  vacances 
dont  M.  Thiers  a  profité  pour  faire  à  la  ville  de  Paris  la  galanterie  de 
quelques  réceptions  du  soir,  pour  l'asseniblée  et  le  gouvernement,  il 
reste  assurément  bien  des  choses  à  mener  à  bonne  fin.  11  y  en  a  même 
de  délicates  et  de  pénibles,  comme  de  surveiller  l'exécution  de  ce  mal- 
heureux traité  de  paix  qui  a  détaché  l'Alsace  de  la  France,  et  que  l'Al- 
lemagne ne  se  préoccupe  pas  d'adoucir.  Les  Alsaciens,  on  le  croyait  du 
moins  d'après  les  conventions,  avaient  gardé  le  droit  d'opter  pour  la 
natioualilé  française  en  demeurant  dans  leur  pays.  L'administration  al- 


966  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lemande,  interprétant  le  droit  à  sa  manière,  prétend  aujourd'hui  que 
ceux  qui  optent  pour  la  nationalité  française  doivent  tran  porter  leur 
domicile  rét^l  en  France,  c'est-à  dire  quitter  le  pays.  C'est  une  aggrava- 
tion évidente,  c'est  le  règne  de  la  force  qui  continue.  Il  n'y  a  rien  à  dire 
dès  que  l'Âllem  igne  tient  à  bien  conslater  elle-même  que  c'est  la  force 
et  la  force  seule  qui  s'iiiteipose  par  le  droit  de  la  guerre  entre  l'Alsace 
et  sa  patrie  d'hier. 

La  condition  de  la  France  est  certes  fort  laborieuse,  même  en  dehors 
de  ces  questions  poignantes  qui  survivent  à  la  paix  la  plus  cruelle.  C'est 
l'histoire  éternelle  des  nations  qui  sortent  à  peine  des  grandes  crises  et 
qui  restent  longtemps  endolories,  qui  se  retrouvent  debout,  vivantes, 
mais  ayant  en  quekjue  sorte  leur  existence  à  ri^faire,  le  fil  de  leur  des- 
tinée à  ressaisir.  Pour  la  France  d'aujourd'hui,  telle  que  les  événemens 
l'ont  laissée,  le  conimencem3nt  dj  la  régénératio'i,  c'est  l'nitellig  nce 
patriotique  di  sa  situation  et  de  ses  intérêts  de  toite  nature,  c'est  la 
prévoyance  dans  le  onseil,  la  banne  volonté  dans  le  travail,  un  senti- 
ment simple  et  juste  des  choses.  Voir  clair  devant  soi  et  se  bien  conduire, 
c'est  encore  la  pre;nière  de  toutes  les  habiletés  et  la  meilleure  m  uiière 
de  remettre  nos  alTaire-i  intérieures  aussi  bien  que  nos  affaires  exté- 
rieures dans  la  bonne  route.  Il  faut  se  dire  qu'il  y  a  des  heures  où 
tout  se  tient,  où  tout  peut  dépendre  d'un  mouvement  juste,  comme 
aussi  une  résolution  mal  calculée  peut  entraîner  les  conséquences  les 
plus  diverses  et  les  plus  imprévues.  Le  gouvernement  fait  aujourd'hui 
une  expérience  où  apparaît  précisément  cet  intime  lien  qui  existe  entre 
des  intérêts  d  un  ordre  différent;  cette  expérience,  il  la  fait  assurément 
avec  conviction,  et  en  cela  M.  le  président  de  la  république  n'a  pas 
vraiment  besoin  de  se  disculper  d'être  un  novateur,  de  s'êire  fait  une 
opinion  de  circonstance;  il  est  au  contraire  le  plus  p'rséviîrant  des 
hommes  dans  une  idée  invariable.  En  fin  de  compte,  il  eU  arrivé  à  ce 
qu'il  voulait  :  le  traité  de  commerce  avec  l'Angleterre  a  été  dérmitive- 
ment  dénoncé  le  mois  dernier,  le  traité  avec  la  Belgique  vient  d'être 
dénoncé  égali^nent.  Le  livre  />/ea  anglais  et  une  com  nunication  au  par- 
lement belge  nous  l'ont  dit.  C'est  le  cominencement  d'une  évolution 
économique.  Jusqu'où  ira  l'évolution  et  où  conduira  t-elle?  Voilà  le  point 
obscur.  La  dénonciation  des  traités  avec  l'Angleterre  et  avec  la  Belgique 
n'est  vraisemblabhiinent  que  le  préliminaire  des  négociations  par  les- 
quelles on  espère  arriver  à  l'abrogation  ou  à  la  inodilication  des  traités 
qui  lient  la  Fi  ance  pour  quelques  années  encore  à  d'autres  pays  de  l'Eu- 
rope. Maintenint  le  chemin  est  ouvert. 

C'est  une  grosse  quest'on  qui  s'engage,  il  n'y  a  point  à  s'y  méprendre. 
Elle  n'est  en  apparence  que  commerciale;  en  réalité  elle  touche  à  tout, 
elle  peut  réagir  sur  tout.  Elle  a  particulièrement  l'inconvénient  de  n'être 
pas  claire.  Est-co  un  mouvement  décidé  de  retraite  de  celte  politique  de 
liberté  commerciale,  après  tout  très  modérée,  qui  a  prévalu  depuis  plus 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  9Q7 

de  dix  ans?  Alors  on  peut  se  heurter  contre  des  intérêts  nombreux, vivaces, 
puissans,  qui  sont  devenus  la  richesse  du  pa\s,  qui  se  soiU  développés 
à  la  faveur  de  ce  régime  et  ne  céderont  pas  le  t  rraiu  sans  combat.  Ne 
va-t  on  pas  au-devant  d'une  agitation  comme  celle  qui  s'est  récemment 
produiie  à  l'occasion  de  cet  impôt  sur  les  maiières  premières  qui  reste 
toujours  en  réserve,  qui  n'a  pu  triory.pher  encore  des  répugnances  visi- 
bles de  l'assemblée  nationale  et  du  pays?  S'il  ne  s'agit  que  de  quelques 
modifie;! ti<ins  légères  pour  arriver  à  retrouver  la  disposition  des  tarifs 
et  à  se  procurer  quelques  ressources,  comme  il  est  peut-être  permis  de 
]e  supposer,  est-ce  la  peine  d'avoir  l'air  de  tout  remuer  dans  l'ordre  éco- 
nomique, de  risqtier  beaucoup  pour  des  résultats  uiédiocres  ou  incer- 
tains? Sau'^  douie,  en  présence  de  la  situation  financière  de  la  France,  la 
question  des  ressources  a  une  gravité  supérieure;  rien  n'est  plus  simple 
et  plus  juste  que  d'avoir  des  prévoyances  de  fiscalité,  de  se  ménager 
tous  les  mo\ens  de  faire  face  à  des  charges  qui  dépassent  toutes  les  pro- 
portions connues  JMsqu'ici.  Le  gouvernement  ne  f;  it  que  ce  qu'il  doit 
en  ch(  reliant  tout  ce  qui  peut  porter  une  obole  au  budget,  à  ce  budget 
dont  le  i'ap|;orteur.  M,  de  la  Bouillerie,  faisait  récenmient  un  exposé 
cruellement  instructif. 

Qu'on  y  prenne  garde  cependant,  on  croit  ag'r  dans  un  intérêt  fiscal, 
et  on  va  quelquefois  contre  son  but.  On  rétablit  les  passeports  pour 
prélever  un  droit  de  circidation,  et  par  le  fait,  sans  parler  d'une  gêne 
toujoiu's  incommode,  peu  effi.  ace  pour  la  sûreté  publique,  on  s'expose 
à  refroidir  les  étrangers  qui  visitaient  la  PYance,  à  détourner  ce  courant 
de  600,000  Anglais  qui  venaient  annuellement  à  Paris.  Le  parlement  de 
Londres  s'en  (!St  occupé,  les  conseils-généraux  du  Nord,  du  Pas-de-Ca- 
lais, se  plaignent;  l'essai  n'a  point  réussi,  et  h  s  passeports  vont  dispa- 
raître encere  une  fois  par  une  résolution  de  M.  le  président  de  la  ré- 
publique qui  doimeia  certainement  à  cette  mesure  l'extension  la  plus 
libérale.  —  On  a  augmenté  les  droits  de  poste  :  lien  ne  semblait  plus 
simple,  c'était  un  impôt  tout  créé,  auquel  on  était  accoutumé,  et  qui, 
avec  une  augm.entation  légère,  sans  frais  nouv(  aux  de  perception,  pou- 
vait devenir  fructueux  pour  le  budget.  Seulement  est-il  bien  sûr  aujour- 
d'hui que  la  surtaxe  n'ait  point  atteint  déjà  le  transit  des  correspondances 
étrangères  par  la  France,  et  que  le  trésor  ne  finisse  point  par  peidre  de 
ce  côté  ce  qu'il  sem.ble  g.igner  d'un  autie?  Récemment  encore,  à  la  der- 
nière heiu'e  de  la  session,  on  a  voté  à  la  hâte  un  impôt  sur  les  valeurs 
étrangères;  il  se  trouve  malheureusement  que  le  m;jiché  français  des 
capitaux  serait  atteint  de  la  manière  la  plus  sérieuse,  au  moment  oij  il 
est  le  plus  nécessaire  de  lui  laisser  toute  sa  puissance  et  son  élasticité, 
—  si  bien  que  M.  le  président  de  la  république,  ému  des  considérations 
qui  lui  ont  été  soumises  par  les  représentans  les  plus  autorisés  de  la 
banque,  a  pris  sur  lui  de  suspendre  la  promulgation  de  la  loi  jusqu'au 
retour  de  l'assemblée.  Enfin  on  profitera  de  la  liberté  qu'on  aura  recon- 


968  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

quise  pour  élever  les  tarifs  de  douanes  :  soit,  les  industries  qui  crient 
le  plus,  comme  on  le  dit,  sont  assez  riches  pour  payer  ce  qu'on  veut  leur 
demander.  Et  si  le  travail  intérieur  se  ralentit,  si  les  relations  commer- 
ciales de  la  France  diminuent,  la  perte  ne  dépassera-t-elle  pas  cent  fois 
ce  que  le  douanier  aura  prélevé  à  la  frontière?  C'est  là  justement  le 
danger  d'une  politique  qui,  sans  le  vouloir,  conduirait  infailliblement  à 
une  révolution  d'intérêts  par  un  déplacement  inévitable  des  conditions 
du  travail  et  de  l'industrie.  Pour  une  ressource  de  budget  qu'on  ne  peut 
même  pas  se  promettre  immédiatement,  on  risque  d'atteindre  ou  de 
ralentir  un  mouvement  de  richesse  publique  dans  lequel  la  France  peut 
trouver  après  tout  le  meilleur  moyen  de  se  relever  de  la  situation  difficile 
où  les  événemens  l'ont  conduite. 

Puisque  les  traités  de  commerce  sont  dénoncés  au  moins  à  Londres 
et  à  Bruxelles,  puisque  c'est  fait,  le  mieux  est  certainement  aujourd'hui 
d'atténuer  autant  qu'on  le  pourra  les  conséquences  de  ce  changement 
de  régime,  et  de  conduire  les  négociations  qui  vont  sans  doute  se  re- 
nouer de  façon  que  ni  les  conditions  du  travail  national,  ni  les  rapports 
généraux  de  notre  pays  n'en  soient  altérés.  Ce  n'est  pas  seulement  une 
question  commerciale,  c'est  une  question  politique.  Quelque  soin  qu'on 
ait  mis  du  côté  du  gouvernement  français,  comme  du  côté  du  gouver- 
nement anglais,  à  déclarer  qu'un  tel  incident  ne  doit  ni  ne  peut  nuire 
à  la  cordiale  intelligence  qui  existe  entre  les  deux  pays,  il  est  bien  clair 
que  cela  ressemble  toujours  plus  ou  moins  à  une  séparation  sur  un  point 
essentiel,  qu'il  peut  en  résulter  des  froissemens,  et  c'est  là  le  danger. 
Ces  traités  de  commerce,  que  représentent-ils  en  effet?  Ils  représentent 
un  rapprochement  permanent  d'intérêts,  un  lien  tout  matériel,  si  l'on 
veut,  mais  puissant  encore,  une  certaine  solidarité  qu'il  serait  peu  poli- 
tique de  laisser  s'affaiblir.  Ne  voit-on  pas  aujourd'hui  ce  travail  hardi- 
ment poursuivi  par  ceux  qui,  après  avoir  fait  ce  qu'ils  ont  pu  pour  ex- 
ténuer et  pressurer  la  France,  seuiblent  multiplier  les  efforts  pour 
l'empêcher  de  renaître?  Leur  politique  est  justement  de  nous  isoler;  ils 
font  ce  qu'ils  peuvent  pour  qu'on  n'ait  point  recours  à  la  France,  pour 
qu'on  ne  passe  pas  par  la  France,  pour  détourner  de  nous  les  courans 
de  relations  qui  en  d'autres  temps  ont  fait  de  notre  pays  le  centre  vivant 
et  préféré  de  l'Europe.  Ils  organisent  des  communications  directes  avec 
l'Italie,  ils  en  organiseraient  même  au  besoin  avec  l'Espagne  pour  éviter 
le  sol  français.  Toute  leur  ambition  est  d'opposer  une  industrie  à  notre 
industrie,  môme  un  marché  financier  à  notre  marché.  Le  succès  n'est 
point  aussi  facile  qu'ils  le  croient  assurément,  ils  ne  savent  pas  ce  qu'il 
y  a  encore  de  vitalité  en  France.  Dans  tous  les  cas,  ce  n'est  pas  à  nous 
de  les  aider  en  nous  isolant  nous-mêmes,  en  laissant  s'accomplir  jus- 
qu'au bout  ce  mouvement  qui  tend  à  détourner  de  notre  pays  les  rela- 
tions du  nord  avec  le  midi  de  l'Europe,  de  l'Angleterre  avec  l'Inde,  de 
l'A'îemogne  avec  l'Amérique,  en  dénouant  de  nos  propres  mains  tous 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  969 

ces  liens  ('rindiistrie  et  de  travail  dont  les  traités  de  commerce  sont  la 
consécration  visible  et  la  garantie.  Les  intérêts  ne  sont  que  des  intérêts 
sans  doute;  il  y  a  des  moniens  où  ils  sont  dans  la  main  des  hommes 
d'état  le  levier  le  plus  efTicace  pour  relever  la  politique  de  leur  pays. 

A  quoi  cela  a-t-il  servi  qu'il  y  eût  des  traités  de  commerce?  dira-t-on. 
Cela  ne  nous  a  guère  servi  dans  nos  dernières  épreuves,  nous  en  conve- 
nons, cela  n'a  pas  non  plus  servi  beaucoup  à  l'Angleterre  d'oublier  les 
liens  d'intérêts  de  toute  sorte  qui  la  rattachaient  à  la  France,  et,  tout 
considéré,  cela  n'a  même  pas  servi  à  la  fortune  du  ministère,  qui  est 
peut-être  exposé  à  expier  d'ici  à  peu  cette  abdication  qu'il  a  érigée  en 
système. 

Est-ce  que  l'Angleterre  en  effet  serait  sur  le  chemin  qui  conduit  à  un 
changement  de  politique?  Le  fait  est  que  le  ministère  de  M.  Gladstone, 
sans  être  positivement  en  péril  de  mort  Immédiate,  semble  assez  ébranlé 
dans  sa  situation.  Il  n'a  pas  été  heureux,  sa  politique  n'a  pas  su  détour- 
ner de  l'Angleterre  de  véritables  déboires.  Sans  doute  il  est  doux  de 
savourer  dans  son  île  l'égoïste  et  suprême  volupté  de  la  paix  pendant  que 
les  autres  sont  ballottés  par  l'orage.  C'est  là  le  premier  mouvement;  le 
lendemain,  on  commence  à  s'apercevoir  que  décidément  on  n'a  pas  joué 
un  rôle  brillant,  ni  même  un  rôle  profitable.  Les  mécomptes  se  succè- 
dent :  un  jour  on  est  réduit  à  se  faire  soi-même  très  diplomatiquement 
le  fossoyeur  de  ce  traité  de  Paris  qui  était  le  prix  de  la  guerre  de  Cri- 
mée; un  autre  jour  on  se  réveille  en  face  de  cette  question  de  VAla- 
&ama  qui  passe  par  toutes  les  péripéties,  qui  va  prochainement  arriver, 
avec  toute  sorte  de  mémoires,  de  contre-mémoires,  d'explications,  de 
réserves,  devant  la  conférence  arbitrale  de  Genève,  qui  finira  sans  doute 
par  une  transaction,  mais  qui  ne  reste  pas  moins  un  cuisant  ennui  pour 
l'orgueil  britannique.  La  dénonciation  du  traité  de  commerce  français, 
c'est  moins  grave,  si  l'on  veut,  ce  n'est  pas  pourtant  un  succès.  Le  mi- 
nistère porte  évidemment  aujourd'hui  la  peine  de  tous  ces  mécomptes 
devant  l'opinion  émue,  mécontente  de  la  situation  effacée  faite  à  l'An- 
gleterre. M.  Gladstone  réussirat-il  à  se  maintenir  malgré  tout?  Succom- 
bera-t-il  définitivement  dans  quelque  rencontre  obscure  ou  dans  une 
lutte  ouverte?  Ci3  qui  apparaît  assez  clairement,  c'est  qu'il  n'a  plus,  comme 
.aux  premiers  temps  de  son  existence,  le  vent  dans  ses  voiles,  fl  se  sent 
pressé  par  des  adversaires  qui  ont  désormais  im  programsne  de  griefs 
tout  trouvé  contre  lui,  qui  ont  pour  complice  la  fierté  britannique  frois- 
sée, et  qui  s'avancent  maintenant  avec  la  confiance  d'héritiers  assurés 
de  recueillir  une  succession  près  de  s'ouvrir.  Ces  jours  derniers,  lord 
Derby,  qu'on  a  connu  il  y  a  quelques  années  ministre  des  affaires  étran- 
gères sous  le  nom  de  lord  Stanley,  ne  disait-il  pas  sans  détour  qu'il 
n'y  avait  plus  à  s'occuper  de  la  majorité  actuelle  du  parlement,  mais 
de  la  majorité  qui  sortirait  des  élections  prochaines? 

Le  parti  conservateur,  après  une  retraite  obligée  de  quelques  an- 


970  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nées,  rentre  en  scène  bannières  déployées,  voilà  le  fait,  et  à  coup  sûr 
un  des  signes  les  plus  caracté'-istiques  de  ce  mouvement  d'opinion, 
c'est  celte  récente  manifesîation  de  Manchester  dont  M.  Disraeli  en  per- 
sonne a  été  le  liéros,  où  M'"''  Disraeli  elle-même,  la  nouvelle  lady  Bea- 
consfield,  a  eu  sa  part  de  harras.  Cette  l'ois  M.  Disraeli  a  pu  g<jùter  comme 
un  autre  tous  les  plaisirs  de  la  popularité.  Il  a  été  reçu  en  triomphe 
non-seulement  par  les  habitans  de  Manchester,  mais  encore  par  les  popu- 
lations des  comtés  voisins,  accourues  à  sa  rencontre  avec  des  drapeaux 
aux  couleurs  tories.  En  véiité,  tout  est  singulier  dans  celte  fêie,  et  ce 
qu'il  y  a  de  frappant  d'abord,  c'est  que  cette  sorte  de  rentrée  en  scène 
du  parti  conserva  leur  s'accomplisse  dans  la  cité  manufaciuricre,  dans 
cette  salle  du  free  iradc  de  Manchester  0''i  l'éloquence  de  Bri^lit,  de  Cob- 
den,  a  si  souvent  retenti  contre  les  tories.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux 
encore  que  tout  le  reste,  ce  qui  est  un  des  phénomènes  les  plus  signi- 
ficatifs du  temps,  c'est  que  le  héros  delà  fêle  soit  M.  Disraeli,  un  homme 
d'origine  Israélite,  sans  fortune  au  début,  ayant  commencé  sa  carrière 
poliiique  pu-  les  chutes  oratoires  les  plus  décourageantes,  élevé  succes- 
sivement par  le  talent,  par  la  verve,  par  l'esprit,  par  une  dextérité  mê- 
lée d'audace,  et  anivé  aujourd'hui  à  mai'cher  de  pair  avec  les  représen- 
tans  des  plus  vieilles  familles  de  l'Angleterre.  Si  quelqu'un  a  été  étonné 
à  Manchester,  ce  n'est  pas  M.  Disraeli;  lui,  il  ne  s'étonne  de  rien.  S'il 
est  un  parvenu,  il  ne  s'en  doute  pas.  Il  a  voulu  êlie  le  chef  du  parti  con- 
servateur, et  il  l'est  bon  gré  mal  gré,  en  dépit  des  railleries  et  des  mau- 
vais vouloirs.  M.  Disraeli  a  naturellement  prononcé  un  discours  qui  est 
le  manileste  du  parti  conservateur,  le  i)rocès  de  la  politique  ministé- 
rielle, rexp(»sé  do  la  situatiim  de  l'Angleierre,  l'apologie  des  institutions 
anglaises;  il  a  trouvé  même  le  moyen  de  venger  la  chambre  des  lords 
des  attaques  dont  elle  est  l'objet,  et  il  n'a  point  odblié  de  toucher  une 
fibre  assez  sensible  aujourd'hui  en  Angleterre,  en  s'adressant  à  cet 
instinct  de  loyalisme  monarchique  que  la  maladie  du  piince  de  Galles 
a  fait  éclater  sous  des  formes  si  vives  et  si  imprévues.  L'accueil  que 
M.  Disraeli  vient  de  trouver  à  Manchester  prouve-t-il  que  les  Anglais 
soient  tout  prêts  à  revenir  aux  principes  du  torysuie,  au  parti  tory?  .Non 
pas  précisérneni,  les  chos3S  ne  marchent  pas  ainsi.  Cela  veut  dire  qu'il  y 
a  «  des  hauts  et  des  bas  dans  les  luttes  politiques,  »  selon  le  mot  de 
lord  Derby  à  Manchester,  que  la  fortune  ministérielle  de  M.  Giadstone 
subit  un  temps  d'arrêt,  et  que  les  chefs  du  parti  conservateur,  favorisé  s 
par  les  circonstances,  s'efforcent  de  familiariser  l'opinion  avec  la  pensée 
de  leur  retour  au  pouvoir;  ils  cherchent  les  occasijns  de  se  Tendre  pos- 
sibles, comme  ils  l'ont  fait  plus  d'une  fois,  en  sauvegardant  la  dignité 
de  leur  situation  et  de  leurs  idées  sans  prétendre  réagir  contre  un  cer- 
tain mouvement  de  libéralisme  cher  au  peuple  anglais. 

Que  sous  ces  conflits  réguliers  des  partis,  sous  ces  mêlées  purement 
politiques,  il  reste  toujours  des  problèmes  sociaux,  économiques,  qui  agi- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  971 

tent  l'Angleterre  comme  ils  agitent  d'autres  pnys,  cela  n'est  point  dou- 
teux; lien  ne  le  prouverait  mieux  au  besoin  que  ces  grèves  qui  viennent 
d'éclater  là  où  on  ne  les  avait  pas  vues  jusqu'ici,  dans  Us  conirés  agri- 
coles. Le  mouvement  a  commencé  dans  le  Warwick^hirc,  il  s'est  étendu 
dans  le  Buckinghamsiiire,  dans  le  Lincolnsliire.  Les  ouvriers  ruraux  de- 
mandent une  diminution  des  heures  de  travail,  une  augmentation  des 
salaires,  qui  ne  dépassent  guère  10  ou  11  shillings  par  semaine,  et,  si 
on  ne  fait  pas  droit  à  leurs  réclamations,  ils  menacent  d'émigrer.  D'un 
autre  côté,  les  fermiers  ont  des  baux  avec  les  propriétaires,  les  salaires 
qu'ils  paient  sont  proportionnés  aux  prix  de  leurs  fermages.  La  difficulté 
est  de  sortir  de  là.  La  France,  qui  est  bien  autrement  remuée  que  l'An- 
gleterie  par  tes  problèmes,  a  du  moins  cet  avar.t;ige  de  posséder  une 
classe  de  paysans  pauvres  sans  doute,  mais  intéressés  au  sol,  proprié- 
taires en  uiême  temps  qu'ouvriers.  Au-delà  de  la  Manche,  la  propriété 
est  concentrée  en  quelques  mains,  et  au-dessous  s'agite  un  vaste  pro- 
léiaiiat  rural  qui,  s'il  venait  à  s'ailier  avec  le  pro'étariat  des  villes,  se- 
rait à  coup  sûr  un  redoutable  élément  de  pertuibati m.  A  travers  ces 
grèves  du  Warwicksliire,  c'est  la  question  même  de  la  constitution  ter- 
ritoriale de  l'Angleterre  qui  apparaît.  St  ulement  l'Angleterre  a  le  génie 
et  la  sagesse  des  léformes  opportunes,  elle  a  mcme  la  faiblesse  de  ne 
pas  soui^ei'  à  la  république  pour  se  tirer  de  tous  les  embarras.  La  répu- 
blique a  voulu  dans  ces  derniers  temps  lever  son  drapeau  jusque  dans 
le  parlement,  et  elle  a  été  reçue  avec  une  irrévérence  vraiment  découra- 
geante. Ces  jours  passés  encore,  un  homme  prévo\ant  s'est  avisé  d'offrir 
la  première  [)résidence  de  la  future  république  anglaise  à  M.  John  Bright, 
qui  est  ministre  du  commerce  dans  le  cabii.et  Gladstone,  et  M.  Bright, 
malgré  ses  vieilles  opinions  radicales,  a  pris  un  ton  moitié  grondeur, 
moitié  humoristique  pour  renvoyer  son  correspondant  et  la  république 
«  aux  arrière-neveux.  »  D'ici  là,  on  verra. 

La  réptil)li(|iie  sera-t-elle  plus  heureuse  en  Espagne,  et  son  orateur 
le  plus  biillaut,  M.  Castelar,  qui  vient  de  parcourir  les  piovinces,  qui, 
lui  aussi,  fait  des  discours,  M.  Castelar  a-t-il  réussi  à  lui  faire  des  prosé- 
lytes? La  question,  à  vrai  dire,  n'est  point  absolument  tranchée  par  les 
élections  qui  viennent  d'avoir  lieu.  Ces  élections  agitées,  entremêlées 
de  scènes  violentes,  ont  été  une  véritable  bataille  où  le  gouvernement 
ne  s'est  pas  montré  beaucoup  plus  scrupuleux  que  l'oiposition.  L'ar- 
bitraire, semblable  au  fleuve  rt'publicain  de  M.  Gamhetta,  a  coulé  à 
pleins  bords,  les  camps  étaient  d'ailleurs  fort  tranchés,  aussi  tranchés 
qu'ils  puissent  l'êire  au  milieu  de  la  confusion  qui  règne  en  Espagne 
depuis  quehjues  années.  D'un  côté,  le  gouvernement  combattait  pottr 
son  existence,  si  bien  qu'une  défaite  laissait  évidenmienl  la  nionaichie 
constitutionnelle  représentée  par  le  roi  Amédée  dans  l'alternative  de  di^;- 
paraître  ou  d'en  appeler  à  quelque  coup  d'autorité  sommaire.  Dans  l'autre 
camp  était  une  coalition  composée  de  toutes  les  nuances  possibles  d'opi- 


972  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nions,  républicains  fédéraux,  républicains  unitaires,  radicaux  avancés, 
partisans  du  prince  don  Alphonse  avec  la  régence  du  duc  de  Montpen- 
sier,  partisans  de  l'infant  sans  la  régence,  carlistes,  absolutistes  et  le 
reste,  Qu'est-il  sorti  du  scrutin?  Le  gouvernement  a  éLé  battu  dans 
quelques  grandes  villes,  à  Madrid  surtout;  il  a  triomphé  dans  d'autres 
villes,  dans  beaucoup  de  districts  mieux  garantis  contre  les  propagandes 
ou  plus  faciles  à  manier,  et  au  demeurant,  sur  près  de  quatre  cents 
élections  il  se  croit  en  possession  d'une  armée  parlementaire  qui  comp- 
terait de  220  à  250  soldats.  La  coalition,  de  son  côté,  reviendrait  à  la 
chambre  avec  un  contingent  que  les  uns  évaluent  à  120,  les  autres  à 
150  voix.  Le  gouvernement  resterait  donc  en  définitive  maître  du  terrain 
airec  la  majorité.  Seulement  il  ne  faut  pas  trop  s'y  méprendre,  la  situa- 
tion n'est  pas  sensiblement  changée,  parce  que,  si  la  coalition  est  inco- 
hérente, la  phalange  gouvernementale  ne  l'est  pas  moins.  Un  fait  qui 
pourrait  cependant  ressembler  à  un  signe  plus  favorable,  c'est  que  dans 
cette  confusion  la  fraction  la  plus  modérée,  représentée  par  des  hommes 
comme  le  général  Serrano,  l'amiral  Topete,  M,  Rios-Rosas,  cette  fraction 
est  en  sensible  progrès. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  que,  pendant  qu'on  bataillait  autour 
du  scrutin  et  que  la  garde  civile  était  employée  par  le  ministère  à  ma- 
nipuler les  élections,  un  train  de  chemin  de  fer  a  été  arrêté  et  dévalisé 
dans  la  Manche,  près  de  Manzanarès,  par  une  bande  de  voleurs.  Ces  ci- 
toyens, peu  inquiets  de  voter  pour  M.  Zorrilla  ou  pour  M.  Sagasta,  ont 
fait  tranquillement  leur  besogne,  puis  ils  se  sont  retirés,  emportant  leur 
butin,  chevauchant  en  paix  vers  la  montagne  comme  aux  beaux  temps 
de  José-Maria!  Qui  donc  avait  assuré  que  le  pittoresque  allait  disparaître 
de  l'Espagne  avec  les  chemins  de  fer?  Maintenant  que  les  élections  sont 
passées,  les  gendarmes  espagnols  vont  sans  doute  pouvoir  reprendre 
leur  œuvre  de  sécurité,  et  ce  sera  encore  leur  plus  utile  occupation,  dût 
le  pittoresque  en  souffrir.  ch.  de  mazade. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 

Elude  sw  la  condition  forestière  de  l'Orléanais  an  moyen  âge  et  à  la  renaissance, 
par  René  de  Maulde;  1871. 

Depuis  quelques  années,  l'histoire  du  moyen  cage  a  été  étudiée  sous 
toutes  ses  faces  ;  non-seulement  l'histoire  militaire,  mais  encore  et  sur- 
tout ce  qu'on  peut  appeler  Vliisloire  économique  de  la  France.  Parmi  les 
études  de  ce  genre,  une  des  plus  intéressantes  est  celle  qui  a  trait  à 
l'état  des  campagnes,  aux  travaux  agricoles  et  forestiers,  sur  lesquels 
nous  possédons  dans  nos  dépôts  d'archives  de  si  précieux  et  de  si  nom- 
breux documens.  M.  René  de  Maulde  a  su  en  tirer  un  excellent  parti  : 
son  ouvrage  est  rempli  de  recherches  intéressantes,  de  textes  inédits, 


REVUE.    CHRONIQUE.  973 

choisis  avec  sens,  qui  jettent  une  lumière  nouvelle  sur  certaines  ques- 
tions demeurées  obscures  jusqu'ici;  mais  son  érudition  ne  lui  a  pas  fait 
oublier  le  côté  littéraire  de  l'œuvre,  et,  au  milieu  des  extraits  de  chartes 
et  de  cartulaires,  on  retrouve  un  certain  accent  de  poésie  qui  sied  à  un 
ami  des  forêts. 

Après  avoir  établi  d'une  manière  approximative  l'étendue  des   an- 
ciennes forêts  de  l'Orléanais  avant  le  xn"'  siècle  et  démontré  qu'à  l'épo- 
que gallo-romaine  des  exploitations  rurales  considérables  existaient  déjà 
dans  ces  parages,  l'auteur  passe  en  revue  les  grands  propriétaires  du 
pays.  Parmi  ceux-oi,  les  établissemens  religieux  tenaient  le  premier 
rang  :  c'étaient  l'abbaye  de  Fleury- Saint-Benoît,  le  chapitre  de  Sainte- 
Croix,  les  abbayes  de  Sainte-Euverte,  de  Micy,  de  la  Cour-Dieu,  de  Fer- 
rières,   de  Gercanceau,  puis  quelques  grands  seigneurs  et   quelques 
bourgeois.  Une  fois  qu'il  nous  les  a  fait  connaître,  il  nous  transporte  au 
milieu  d'eux,  et  nous  assistons  à  leurs  travaux  de  défrichement,  d'irri- 
gation, de  dessèchement,  à  leurs  contestations,  en  un  mot  à  leur  vie 
intime.  Toutes  les  coutumes  intéressantes  sont  expliquées  avec  soin  :  la 
gruerie,  le  dangier,  droit  à  propos  duquel  il  rectifie  une  erreur  com- 
mune, les  droits  d'usage,  de  pâturage,  de  chasse,  les  dispositions  parti- 
culières aux  garenues  et  aux  parcs,  rien  ne  manque  dans  cet  exposé  clair 
et  lucide.  En  s'occupant  du  régime  forestier,  M.  de  Maidde  est  obligé  de 
traiter  une  foule  de  questions  agricoles  qui  en  dépendent  :  c'est  ainsi 
qu'il  propose  une  théorie  nouvelle  fondée  sur  des  preuves  sans  réplique 
au  sujet  de  la  condition  des  hôtes,  dont  on  avait  faii  jusqu'ici  une  classe 
intermédiaire  flottant  entre  la  liberté  et  le  servage.  Les  hôtes  peuvent  être 
regardés  comme  les  pères  de  l'agriculture  moderne;  ce  sont  eux  qui  les 
premiers  ont  mis  en  culture  une  grande  partie  de  la  France.  M.  de  Maulde 
fait  de  l'hôte  une  sorte  de  fermier;  selon  lui,  ce  mot  désigne  le  métier 
et  non  pas  l'état  civil  comme  on  l'avait  supposé.  Mais  ces  hardis  pion- 
niers de  l'agriculture  virent  bien  souvent  leurs  travaux  anéantis;  la  forêt 
d'O  iéans,  aussi  bien  au  temps  de  Jeanne  d'Arc  que  de  nos  jours,  a  été 
considérée  parles  hommes  de  guerre  comme  un  point  stratégique  im- 
portant :  aussi  les  Anglais  et  les  grandes  compagnies  la  ravagèrent  fré- 
quemment. Le  détail  de  toutes  ces  incursions  n'est  pas  oublié;  mais  à 
côté  de  ces  scènes  de  désordre  en  voici  d'autres  plus  attrayantes  pour 
Ihomme  paisible  :  ici  le  charron,  le  sculpteur  sur  bois,  le  potier,  le  tui- 
ier  nous  apparaissent  au  milieu  de  leurs  industries;  là  le  vigneron  et  le 
cultivateur.  Le  voisinage  de  la  forêt  était  d'un  grand  secours  pour  l'éle- 
vage des  bestiaux,  des  haras  même  y  furent  établis,  —  Tous  ceux  qui 
s'intéressent  à  l'histoire  des  forêts  ou  de  l'agriculture  devront  lire  ce 
livre;  ils  y  trouveront  une  abondante  moisson.  Qu'il  nous  soit  permis 
d'exprimer  un  regret;  l'auteur  aurait  dû  joindre  une  carte  à  son  ou- 
vrage. H.  DE  v. 


97A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


Traité  dex  Imfô's  en  Francr,  par  Edouard  "Vlgner;  2  vol.  in-S".  Guillamnin. 

En  matière  d'impôts,  beaucoup  de  gens  sont  de  l'avis  de  Voltaire, 
que  la  façon  de  les  lever  est  cent  fois  plus  onéreuse  que  le  tribut  même. 
D'autres  soutieruienl  que  l'impôt  le  meilleur  est  celui  qui  fait  le  moins 
crier,  A  cela  se  borne  la  science  fiscale  du  plus  grand  nombre,  si  bien 
qu'au  jour  où  l'élat  se  trouve  obligé  de  demander  de  plus  foi  tes  contri- 
butions aux  !oi  tunes  privées,  on  voit  surgir  de  tontes  parts  des  projets 
bizarres,  des  combinaisons  condamnées  par  l'expérience.  Cependant  il 
existe  une  science  des  im[)ôts,  qui  a  ses  savans  et  ses  professeurs,  ses 
historiens  et  ses  archéologues,  ses  croyans  et  ses  hérétiques.  Contenue 
d'abord  dans  des  livres  spéciaux,  que  l'on  ne  lit  guère  en  temps  ordi- 
naire, cette  science  se  manifeste  dans  les  momens  de  crise,  lorsque  le 
public  tout  entier  se  voit  forcé  de  porter  son  attention  sur  la  législation 
fiscale  du  pa\s.  A  coup  sûr,  quiconque  aura  pris  la  peine  de  suivre  les 
di'bals  de  l'assemblée  législative  depuis  quelques  mois,  et  en  même 
temps  les  discussions  souvent  passionnées  de  la  presse  politique,  aura 
appris  non  sans  surprise  combien  le  fisc  a  de  ressources  imprévues.  Il  y 
en  a  p.lus  d'un  parmi  nous  qui  songeait  avec  tristesse,  au  lemleniMin  du 
malheureux  traité  de  1871,  que  la  France  all;iit  peut-être  se  voir  ré- 
duite au  rang  des  nations  telles  que  l'Italie  et  l'Espagne,  dont  le  budget 
se  solde  invariablement  par  le  déficit.  Et  l'année  est  à  peme  écoulée 
que  l'on  discute  déjà,  non  plus  sur  l'existence  même  de  l'équilibre 
financier,  mais  simplement  sur  le  ciioix  entre  deux  ou  trois  moyens  de 
l'obtenir. 

Le  Trailé  des  impôts  de  M.  Vigner  nous  initie  au  mécanisme  singulier 
de  notre  organisation  financière.  Ecrit  à  une  époque  où  rien  ne  faisait 
prévoir  un  brusque  soubresaut,  cet  ouvrage  coniient  néanmoins  l'exposé 
de  toutes  les  doctrines  qui  sont  aujourd'hui  en  discussi  n.  La  raison  en 
est  naturelle.  Les  économistes  étaient  persuadés  depuis  longteuips  que 
les  impôts  devaient  être  remaniés  par  certains  côtés.  Les  uns  parais- 
saient injustes  par  1  ur  assiette,  d'autres  exorbitans  dans  leurs  tarifs. 
Pour  modifier  ce  qui  était  défectueux  ou  abroger  ce  qui  était  mauvais,  il 
fallait  bien  rechercher  ce  que  l'on  pouvait  mettra,  à  la  place.  C'est  ainsi 
notamment  que  l'impôt  sur  le  revenu  était  depuis  longtemps  l'objet 
d'un  examen  attentif,  et  les  financiers  les  plus  sages,  écartant  la  forme 
la  plus  générale  de  cette  nouvelle  taxe,  se  ralliaient  assez  volonters 
à  l'impôt  sur  certains  revenus  qui,  dans  l'assemblée  actuelle,  a  compté 
un  grand  nombr  ;  de  partisans.  Par  malheur,  comme  le  dit  avec  raison 
M.  Vigner,  on  ne  louche  à  la  législation  fiscale  que  duns  les  temps  d'ad- 
versité, et  alors  c'est  pour  en  tirer  plus  de  ressources,  au  lieu  de  la 
rendre  plus  juste  et  plus  modérée  dans  les  époques  pro-pcres.  Il  est  à 
croire  qu'une  étude  habituelle  de  ces  questions  délicates  favoriserait  des 
réformes  auxquelles  nous  sommes  tous  intéressés.  h.  b. 


Le  directeur-gérant,  C.  Buloz. 


TABLE    DES    MATIERES 


QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME   VOLUME 


SECONDE  PÉRIODE. —XL11«  ANNÉE. 


MARS    —   AVRIL     1 872 


Livraison  ûa  1"  Mars. 

JnuA  DE  Tr.^roEUR,  par  M.  Octave  FEUILLET,  de  l'Académie  Française.  ...  S 

Récits  de   l'Histoihk  r,o\iAi\F,  au  v''   siècle.   —  La  Hk.va\chk  du  Bfiir.A\D\r,E 
d'Ephë.se,  PuLCHÉRiE  ET  MviiCiEN,  par    M.  AiiÉDÉE  THlliUllY,  de  l'Jastitut 
de  France 57 

Imprissions  de  voyagi£  ei  d"art.  —  1.  —  Souvesius  de  Bourcocme,  par  M.  É. 

MOiNIEGUl' 95 

Le  Judaïsme  depuis  la  captivité  de  Babylone,   d'a'rès  les  nouvelles  RECiiEa- 

CIIKS    D'iN    HISTORIKN    HOLLANDAIS,    par    M.    ALBERT    REVILLE 114 

La  LicrRAT'.ois    dc  Tinr.iToinE   selon   le   rode   d'emprunt   dls   Américains,   par 

M.  Victor   BON.NET 142 

Les  Originfs  du  Germanisme.  —  lit,  —  L'ltat  social  et   les  institutions  des 

Gei!mai\s,  par  M.  A.   GLFFUOY 158 

Les   Coaiitions   de    patrons   et  ^'ouvriers   et  l'enquête   parlemuntaire,   par 

M.  Eur.ÈNE  D'UCHTHAL 188 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 214 

La  Situation  he  l'Inde  an(;laise  en  1K72 226 

Théâtre.  —  Reprise  de  Ruy  Blas  a  l'Odéon „ 235 

Livraison  da  15  Alars. 

Le  roi  Lear  de  la  steppe,  par  M.   Ivan  TOURGUENEF 241 

L'Allemagne   coNiEMPor.AiNE,    études    et   porthaits.  —   11.  —    Les    poètes    du 

NOiVEL   EMPIRE   ALLEMAND,   par  M.    ViClOU    CHI  RBULILZ -96 

Un  ministre  de  Philippe  lk  Bel,  Guillaume  de  Nogaret,  première  partie,   par 

M.  Ernest  RLNAJN,  de  l'Institut  de  Frauce 328 


976  TABLE    DES    MATIERES. 

Les  OniGiNES  du  Grumanisve.  —  IV.  —  L'Imagination  romaine  a  l'aspect  d'un 

MONDE  NOUVEAU,  dernière  partie,  par  M.    A  GEFFROY 350 

Physiologie.  —  Des  fonctions  du  cerveau,  par  M.  Claude  BERNARD,  de  l'Aca- 
démie des  Sciences 373 

L'Aristochatie  anglaise,  son  origine  et  son  caractère,  par  M.  A.  LAUGEL.  .  386 
Un  Essai  de  syllogisme  économique.  —  Le  Capital,  le  Salaire  et  le  Revenu, 

par  M.  le  duc  d'AYEN 418 

Impressions  de  voyage  et  d'art.  —  II.  —  Tonnerre  et  Montbart,   par  M.   É. 

MONTÉGUT 418 

Chroniqhe  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 472 

Le  Mexique  en  1872 , 484 

Théâtre.  —  L'Autre  Motif  de  M.  Éd.  Pailleron.  —  Reprise  de  Turcaret.  .   .  491 

Livraison  du  l"  AvrU. 

Récits  de  l'Histoire   romaine  au   v*"  SiÈci.E.  —  L^  concile  de  Chalcédoine  et 

LA    guerre    religieuse     EN    OrIF.NT,    LA    RÉVOLTE    ET    LA   MORT    DE    L'IMPÉRATRICE 

KuDOCiE  A  JÉRUSALEM,  par  M.  Amédée  TIHERRY,  de  l'Institut  de  France.  .       497 
La  Politique  du  second  empire,  essai  d'histoire  contemporaine  d'après  les  do- 

cumens,  par  M.  Anatole  LEROY-BEALLIEU 53G 

Les  Missio.ns   extéhieures  de  la  Marine.  —  La  délimitation  du  Montenigro, 

par  M.  E.  JURIEN  DE  LA  GRAVIÉRE 573 

Un  ministre  de  Philippe  le  Bel.  —  Guillaume  de  Nogaret.  —  II.  —  Les  apo- 
logies   de    NOGARtT     ET    LE    PROCÈS   DES   TEMPLIERS,    par   M.    ErNEST    REiNAN, 

de  l'Institut  de  France 597 

Un  roman   américain.  —  Ma  femme  et  moi,  de  mistress  Beeciier  Stowe,  par 

M.  Th.  BEKTZON 622 

Les   chemins  de  fer  aux  États-Unis,  la   guerre  des  compagnies,  par  M.  H. 

BLERZY 644 

Natacha  de  V 601 

Les  écoles  de  commerce  en  France  et  a  l'étranger,  par  M.  L.  SIMONIN.  .   .  711 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 722 

L'Exposition  d'Henri  Regnault 734 

Llvraisnn  da  15  Avril. 

La  Hollande  et  le  nouvel  empire  germanique 737 

Un  ministre  de  Philippe  le  Bel.  —  Guillaume  de  Nogaret.  —  III.  —  Le  pro- 
cès  contre   la    mémoire    de   Boniface,    dernière   partie,   par   M.    Ernest 

RENAN,  de  l'Institut  de  France 764 

L'Allemagne  contemporaine,  études  et  portraits.  —  III.  —  M.  Th.  Mommsen, 

par  M.  Gaston  BOJSSIER. 798 

La  Famille  et  la  loi  de  succession  en  France,  par  M.  Henri  BÂUDRILLART, 

de  l'Institut 827 

Négociations   avec   l'Allemagne.  —  La   Convention   postale,  par  M.   Ch.  LA- 

VOLLÉE 856 

Impressions  et  souvenirs  d'un  jeune  invalide,  par  M.  L.  LOUJS-LANDE.    .   .  879 

Le  Théâtre  de  1809  a  1872,  par  M.  Louis  ETIENNE 902 

Peines  perdues.  Souvenir  d'un  séjour  au  Japon,  par  M.   R.  LINDAU 930 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 900 

Essais  et  Notices 972 


Paris.  —  J.  CLAYE,  Imprimeur,  7,  rue  Saint-Benoît. 


BRWIES 


3  9090  Ooy  "^'] 


6  566