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DES
DEUX MONDES
XLIi- ANNÉE. - SI COaDE PÉRIODE
TOME XCVIII. — i" MARS 1872.
REVUE
DES
DEUX
N
XLII« ANNEE. — SECONDE PÉRIODE
TOME QUATPtE-YINGT-DIX-HUITIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE BONAPARTE, 17
1872
JfJ^/^.
JULIA DE TRÉCŒUR
I.
Tous ceux qui, comme nous, ont connu Raoul de Trécœur dans
sa première jeunesse le croyaient destiné à une grande renommée.
Il avait reçu des dons très remarquables, il reste de lui deux ou
trois esquisses et quelques centaines de vers qui promettaient un
maître; mais il était fort riche et avait été fort mal élevé : il tourna
vite au dilettantisme. Parfaitement étranger, comme la plupart des
hommes de sa génération, au sentiment du devoir, il se laissa em-
port^ r à toutes guides par ses instincts, qui étaient, heureusement
pour les autres, plus vifs que malfaisans. Aussi le plaignit-on géné-
ralement quand il mourut en pleine jeunesse pour avoir aimé sans
discrétion tout ce qui lui était agréable. Le pauvre garçon, disait-on,
n'avait fait de mal qu'à lui, ce qui d'ailleurs n'était pas exact.
Trécœur avait épousé à vingt-cinq ans sa cousine Clotilde Andrée
de Pers, honnête et gracieuse personne qui n'avait d'une mondaine
que les élégances. M™* de Trécœur avait vf'cu avec son mari dans
une région de tempêtes malsaines où elle se sentait dépaysée et
comme dégradée. 11 la tourmentait de ses remords presque autant
que de ses fautes. Il la regardait avec raison comme un ange et
pleurait à ses pieds quand il l'avait trahie, se désespérant d'être
indigne d'elle, d'être victime de son tempérament et d'avoir vu le
jour dans un siècle sans croyances. Il menaça un jour de se tuer
dans le boudoir de sa femme, si elle ne lui pardonnait; elle lui par-
donna naturellement. Toute cette partie dramatique troublait Clo-
tilde dans sa vie résignée. Elle eût préféré un malheur plus tran-
quille et sans phrases.
Tous les amis de son mari avaient été amoureux d'elle et avaient
fondé de grandes espérances sur son abandon; mais les maris infi-
dèles ne font pas toujours les femmes coupables. C'est même sou-
vent le contraire, tant ce pauvre monde est peu soumis aux lois
REVUE DES DEUX MONDES..
de la logique. Bref, M""' de Trécœur après la mort de son mari
demeura sur la rive, épuisée et brisée, mais sans tache.
De cette triste union était née une fille, nommée Julia, que son
père, malgré toutes les résistances de Clotilde, avait gâtée à ou-
trance. On connaissait Tidolâtrie de M. de Trécœur pour sa fille, et
le monde, avec sa mollesse de jugement habituelle, lui pardonnait
volontiers sa vie scandaleuse en faveur de ce mérite, qui n'en est pas
toujours ujî. Il n'est pas très difficile en effet d'aimer ses enfans; il
suffit de n'être pas un monstre. L'amour qu'on leur porte n'est pas
en lui-même une vertu : c'est une passion qui, comme toutes les
autres, est bonne ou mauvaise, suivant qu'on en est le maître ou
le valet. On peut même penser qu'il n'est point de passion qui
puisse être plus que celle-là féconde pour le bien ou pour le mal.
Julia paraissait magnifiquement douée; mais son naturel ardent
et précoce s'était développé, grâce à l'éducation paternelle, comme
en pleine forêt vierge, à tort et à travers. C'était une petite per-
sonne brune et pâle, souple, élancée, avec de gi'ands jeux bleus,
pleins de feu, des cheveux noirs en broussailles et des sourcils d'un
arc superbe. Son air habituel était réservé et hautain; cependant,
elle déposait en famille ces apparences majestueuses pour faire la
roue suif le tapis. Elle avait des jeux qu'elle inventait. Elle tra-
duisait ses leçons d'histoire en petits drames mêlés de discours au
peuple, de dialogues, de musique et particulièrement de courses de
chars. Malgré sa mine sérieuse, elle était bouffonne à ses heures,
et parodiait cruellement les gens qui ne lui plaisaient pas.
Elle; montrait pour son père une prédilection passionnée, bizarre-
ment combattue par les sentimens de pitié attendrie qu'inspiraient
à son jeune cœur les tristesses de sa mère. Elle la voyait souvent
pleurer; elle se jetait alors à ses pieds en peloton, et demeurait là
pendant des heures immobile et muette, la regardant d'un œil
humide et buvant de temps en temps une larme sur sa joue. Elle
ne' lui demandait jamais pourquoi elle pleurait. Elle avait apparem-
ment saisi, comme beaucoup d'enfans, quelques échos des douleurs
du foyer. Sans nul doute, sa vive intelligence se rendait compte
des torts de son père; mais son père, ce beau cavalier, spirituel,
«onéreux et fou, elle l'adorait, elle était fière d'être sa fille; elle
palpitait de joie quand il la tenait sur son cœur. Elle ne pouvait ni
le juger, ni le blâmer. C'était un être supérieur. Elle se contentait
de. plaindre et de consoler de son mieux cette. Gréa,tiire douce et
charmante qui était sa mère et qui soulfrait.
Dans le cercle des relations de M'"' de Trécœur, Julia passait, sim-
plement pour une petite peste. Les ehères madames, comme elle les
appelait, qui ornaient^ les jeudis de sa mère, se contaient l'une à
l'auiitre avec amertume; les scènes d'imitation comiquie dont l'enfant
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faisait suivre leur entrée et leur sortie. Les hommes se regardaient
comme favorisés quand ils n'emportaient pas un chiffon de soie
dans le dos. Tout cela divertissait fort M. de Trécœur. Quand sa
fille exécutait avec une demi-douzaine de chaises quelqu'une de ces
courses olympiques qui faussaient tous les pianos du voisinage :
— Julia! criait-il, tu ne fais pas assez de bruit,... casse un vase! —
Et elle cassait un vase, sur quoi son père l'embrassait avec enthou-
siasme.
Cette méthode d'éducation prit un caractère plus grave à me-
sure que l'enfant grandit et devint une fillette. La tendresse de son
père se nuança d'une sorte de galanterie. 11 la menait avec lui au
bois, aux courses, au spectacle. Elle n'avait pas une fantaisie qu'il
ne prévînt et ne comblât. Elle eut à treize ans ses chevaux, son
groom, une voiture à son chiiTre. Déjà malade et se sentant peut-
être mortellement atteint, ce malheureux homme accablait cette
fille chère des gages de sa funeste affection. Il éteignait ainsi tous
ses goûts par une satiété précoce, comme s'il eût voulu ne lui laisser
que le goût du fruit défendu.
Julia le pleura avec des transports furieux, et conserva pour sa
mémoire un culte ardent. Elle avait un appartement particulier,
qu'elle remplit des portraits de son père et de mille souvenirs in-
times autour desquels elle entretenait des fleurs.
M'"*" de Trécœur, comme la plupart des cousines qui épousent leur
cousin, s'était mariée fort jeune. Elle resta veuve à vingt-huit ans,
et sa mère, la baronne de Pers, qui vivait encore, et qui était même
des plus vivantes, ne tarda pas à lui suggérer discrètement la conve-
nance d'un second mariage. Après avoir épuisé les raisons pratiques
et fort sensées d'ailleurs qui semblaient lui conseiller de prendre
ce parti, la baronne en venait aux raisons sentimentales. — De
bonne foi, ma pauvre fille, disait-elle, tu n'as pas eu jusqu'ici ta
part de bonheur terrestre... Je ne voudrais pas dire du mal de ton
mari, puisqu'il est mort; mais entre nous c'était un fier animal...
Mon Dieu! délicieux par instans, je te l'accorde, — j'y ai été prise
moi-même, — comme tous les mauvais sujets;... d'ailleurs mon-
strueux,... monstrueux!.. Eh bien! certes je ne dirai pas que le
mariage soit jamais un état de pure félicité;... néanmoins c'est
encore ce qu'on a trouvé de mieux jusqu'ici pour jouir honnê-
tement de la vie entre gens comme il faut... Tu es à la fleur de
l'âge,... tu es fort agréable à voir, fort agréable,... et tu ne perdras
rien, par parenthèse, quand tu seras juponnée un peu plus haut
par derrière, avec un pouf convenable,... car tu ne sais même plus
ce qui se porte, ma pauvre chatte... Tiens! vois! ce sont des hor-
reurs... Enfin que veux-tu? 11 ne faut pas se faire remarquer...
Bref, je voulais te dire que tu as encore tout ce qu'il faut et même
8 REVUE DES DEUX MONDES.
plus qu'il ne faut pour fixer un mari, — si tant est qu'il y en ait de
fixes, — ce que j'aime à croire... Il faudrait d'ailleurs désespérer
absolument de la Providence, si elle ne nous réservait pas quelques
compensations après toutes nos épreuves... C'est déjà un signe ma-
nifeste de sa bonté que tu aies repris ton embonpoint, ma pauvre
mignonne! Embrasse ta mère... Voyons, quand marions-nous celte
jolie femme?
Il n'y avait nulle exagération maternelle dans les complimens que
la baronne adressait à Clotilde. Tout Paris avait pour elle les yeux
de sa mère. Elle n'avait jamais été si attrayante, et elle l'avait tou-
jours été infiniment. Sa personne, reposée dans la paix de son deuil,
avait alors l'éclat d'un beau fruit mûr et frais. Ses yeux noirs d'une
tendresse timide, son front pur encadré dans des nattes magni-
fiques et vivaces, ses épaules de marbre rose, sa grâce spéciale de
jeune matrone à la fois belle, aimante et chaste, tout cela, joint à
une réputation intacte et à soixante mille francs de rente, ne pou-
vait manquer de susciter des prétendans. Il en surgissait effective-
ment une légion. La raison, l'opinion même, qui avait rendu jus-
tice à son mari et à elle, la poussaient à de secondes noces. Ses
sentimens particuliers, quelle qu'en fût la délicatesse naturelle, ne
semblaient pas devoir être un obstacle, car il n'y avait rien que de
vrai dans son cœur. Elle avait été fidèle à son mari, elle avait donné
des larmes amères à ce triste compagnon de sa jeunesse; mais il
avait fatigué et usé son affection, et, sans jamais s'associer aux ré-
criminations posthumes de sa mère contre M. de Trécœur, elle sen-
tait qu'elle n'avait plus d'autre devoir envers lui que la prière.
Il y avait cependant de longs mois qu'elle était veuve, et elle
continuait d'opposer aux solHcitations de la baronne une résistance
dont celle-ci cherchait vainement la raison mystérieuse. Elle crut
un jour l'avoir découverte. — Avoue la vérité, lui dit- elle : tu as
peur de contrarier Julia. Ah! pour ceci, ma fille, ce serait de la fo-
lie pure... Tu ne peux avoir de ce côté aucun scrupule sérieux.
Julia sera très riche de son chef, et n'aura aucun besoin de ta for-
tune. Elle se mariera elle-même dans trois ou quatre ans (je sou-
haite bien du plaisir à son mari, par parenthèse), et vois un peu
dans quelle jolie situation tu te trouveras... Mais, mon Dieu! nous
n'en aurons donc jamais fini ? Après le père, voilà la fille mainte-
nant... Eh ! mon Dieu, qu'elle fabrique des chapelles avec les por-
traits et les éperons de son père tant qu'elle le voudra, ça la re-
garde; ce n'est pas moi qui lui ferai concurrence, bien certainement;
au moins qu'elle nous laisse vivre! Comment, tu ne pourrais pas
disposer de toi sans lui demander la permission? Alors, si tu es son
esclave, ma chère petite, mets-moi à la porte! tu ne saurais rien
faire qui lui soit plus agréable, car elle ne peut pas me sentir, ta
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fille!.. Et puis enfin, de bonne foi, qu'est-ce que ça peut lui faire
que tu te remaries? Un beau-père n'est pas une belle-mère,... c'est
tout à fait différent. Eh ! mon Dieu, son beau-père sera charmant
pour elle,... tous les hommes seront charmans pour elle,... je lui
prédis cela : elle peut être tranquille!.. Enfin, conviens-en, c'est là
ce qui t'arrête?
— Je vous assure que non, ma mère, dit Clotilde.
— Je vous assure que si, ma fille... Eh bien ! voyons, veux-tu que
je parle à Jalia, moi, que j'essaie de lui faire entendre raison?..
J'aimerais mieux lui donner le fouet, mais enfin !.. .
— Ma pauvre chère maman, reprit Clotilde, faut-il tout vous dire?
Elle vint se mettre à genoux devant la baronne.
— Certainement, ma fillette, dis-moi tout;... mais ne me fais pas
pleurer, je t'en supplie!.. Est-ce très triste, ce que tu as à me
dire?
— Pas très gai.
— Mon Dieu !.. Enfin dis toujours.
— D'abord, ma mère, je vous avoue que je n'éprouverais per-
sonnellement aucun scrupule à me remarier...
— Je crois bien... Comment donc? Il ne manquerait plus que
cela!
— Quant à Julia, que j'adore, qui m'aime bien et qui vous aime
bien aussi, quoi que vous en disiez...
— Persuadée du contraire, dit la baronne. N'importe. Poursuis.
— Qiiant à Julia, j'ai plus de confiance que vous dans son bon
sens et dans son bon cœur;... malgré la tendresse exaltée, qu'elle
conserve pour son père, je suis sûre qu'elle comprendrait, qu'elle
respecterait ma détermination, et qu'elle ne m'en aimerait pas
moins, surtout si son beau-père ne lui était pas personnellement
antipathique, car vous connaissez la violence de ses sympathies^ et
de ses antipathies...
— Si je la connais! dit amèrement la baronne. Eh bien! il faut
lui donner une liste de ces messieurs, à cette chère petite, et elle
fera elle-même ton choix.
— C'est inutile, ma bonne mère, dit Clotilde. Le choix est^fait
par la principale intéressée, et je suis certaine qu'il ne serait pas
désagréable à Jalia.
— Eh bien ! alors, ma mignonne, cela va tout seul ?
— Hélas ! non. Je vais vous dire une chose qui me couvre de
confusion... Parmi tous les hommes que nous connaissons, le seul
que,... le seul qui me plaise enfin, est aussi le seul qui n'ait jamais
été amoureux de moi.
— Alors c'est un sauvage! ça ne peut être qu'un sauvage!..
Enfin qui est-ce?
10 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je VOUS l'ai dit, ma pauvre mère, ie seul de nos amis qui ne
soit pas amoureux de moi...
— Bah ! qui ça?.. Ton cousin Pierre?
— Non,... mais vous brûlez.
— M. de Lucan ! s'écria la baronne. Ça devait être ! c'est la
fleur des pois ! Mon Dieu ! ma chère petite, que nous avons donc les
mêmes goûts toutes deux ! 11 est charmant, ton Lucan, il est char-
mant... Embrasse -moi... Ne cherche plus, ne cherche plus; voilà
notre affaire positivement!
— Mais, ma mère, puisqu'il ne veut pas de moi !
— Bon ! il ne veut pas de toi à présent... Quelle histoire ! qu'en
sais-tu? Lui as-tu demandé? D'ailleurs c'est impossible, ma chère
petite,... vous êtes faits l'un pour l'autre de toute éternité. Il est
charmant, distingué, comme il faut, riche, spirituel, tout enfm, tout!
— Excepté amourQux, ma mère.
La baronne se récriant de nouveau contre une si forte invrai-
semblance, Clotilde lui mit sous les yeux une série de faits et de dé-
tails qui ne laissait point de place aux illusions. La mère conster-
née dut se résigner à cette conviction douloureuse qu'il se trouvait
en effet dans le monde un homme d'assez mauvais goût pour n'être
pas amoureux de sa fille, et que cet homme était malheureusement
M. de Lucan. Elle regagna son hôtel en méditant sur ce mystère
inoui, dont elle ne devait pas du reste attendre longtemps l'expli-
cation.
II.
George René de Lucan était intimement lié avec le comte Pierre de
Moras, cousin de Clotilde. Tous deux étaient compagnons d'enfance,
de jeunesse, de voyage et même de bataille, car, le hasard les
ayant conduits aux États-Unis quand la guerre civile y éclata, ils
avaient trouvé l'occasion bonne pour recevoir le baptême du feu.
Leur amitié s'était encore plus solidement trempée dans ces dan-
gers de guerre encourus fraternellement loin de leur patrie. Cette
amitié avait d'ailleurs depuis longtemps un caractère rare de con-
fiance, de délicatesse et de force. Ils s'estimaient mutuellement
très haut, et ils avaient raison. Ils ne se ressemblaient d'ailleurs
sous aucun rapport. Pierre de Moras était d'une grande taille, blond
comme un Scandinave, beau et fort comme un lion, mais comme un
lion bon enfant. Lucan était bran, mince, élégant, grave. II y avait
dans son regard fier et un peu sombre, dans son accent froid et doux,
dans sa démarche même, une grâce mêlée d'autorité qui imposait
et chai'mait.
Ils n'étaient pas moins dissemblables au point de vue moral : l'un
bon vivant, sceptique absolu et paisible, possesseur insouciant d'une
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danseuse; l'autre toujours troublé malgré son calme extérieur, ro-
manesque, passionné, tourmenté d'amour et de théologie. Pierre de
Moras, à leur retour d'Amérique, avait présenté Lucan chez sa cou-
sine Glotilde, et dès ce moment il y eut du moins deux points sut
lesquels ils furent parfaitement d'accord : une profonde estime pour
Glotilde et une profonde antipathie pour son mari. Ils appréciaient
d'ailleurs chacun à sa manière le caractère et la conduite de M. de
Trécœur. Pour le comte Pierre, Trécœur était simplement un être
malfaisant; pour M. de Lucan, c'était un criminel. — Pourquoi cri-
minel? disait Pierre. Est-ce sa faute s'il est né avec toutes les
flammes de l'enfer dans les moelles? Je conviens que je lui casserais
volontiers la. tête, quand je vois lies yeux rouges de Glotilde; mais
je n'y mettrais pas plus de colère que si j'écrasais un serpent. Puis-
que c'est sa nature, à cet homme!
— Vous me faites horreur, reprenait Lucan. Ce petit système-là
supprime simplement le mérite, la volonté, la liberté, — le monde
moral en un mot... Si nous ne sommes pas maîtres de nos passions,
du moins dans une large mesui'e, et si ce sont nos passions qui nous
maîtrisent fatalement, si un homme est nécessairement bon ou
mauvais, honnête ou fripon, traître ou loyal, au gré de ses in-
stincts, dites-moi donc un peu, je vous prie, pourquoi vous m'ho-
norez de votre estime et de votre amitié? Je n'y ai pas plus de
droits que le premier venu, que Trécœur lui-même.
— Pardon, mon ami, dit gravement Pierre: dans l'ordre végétal,
je préfère une rose à un chardon; dans l'ordre moral, je vous pré-
fère à Trécœur. Vous êtes un galant homme; je m'en réjouis, et j'en
profite.
— Eh bien! mon cher, vous êtes dans une complète eiTeur, re-
prenait Lucan. J'étais né au contraire avec de détestables instincts,
avec les germes de tous les vices.
— Gomme Socrate.
— Gomme Socrate, parfaitement. Et si mon père ne m'avait pas
fouetté à propos, si ma mère n'avait pas été une sainte, si enfin je.
n'avais mis moi-même très énergiquement ma volonté au service;
de ma conscience, je serais un scélérat sans foi ni loi.
— Mais rien ne dit que vous ne serez pas un jour un scélérat,
mon ami. Il n'y a personne qui ne puisse devenir un scélérat à son
heure. Tout dépend de la force de la tentation... Vous-même, quels
que soient vos instincts d'honneur et de dignité, êtes-vousbien sûr
de ne jamais rencontrer une tentation qui les domine?.. Ne pouvez-
vous concevoir par exemple telle circonstance où vous aimeriez assez
une femme pour commettre un crime?
— Non, dit Lucan, et vous?
— Moi,... moi, je n'ai aucun mérite,... je n'ai pas de passions...
12 REVUE DES DEUX MONDES.
J'en suis désolé, mais je n'en ai pas. Je suis né exemplaire... Vous
vous rappelez mon enfance : j'étais un petit modèle. Maintenant je
suis un grand modèle, voilà la seule différence,... et ça ne me coûte
pas du tout... Allons-nous chez Clotilde?
— Allons!
Et ils allaient chez Clotilde, bien digne elle-même de l'amitié de
ces deux braves gens. Ils y étaient reçus avec une considération
marquée, même par M"" Julia, qui paraissait subir à un certain
degré le prestige de ces natures élevées. Tous dejx avaient d'ail-
leurs dans leur tenue et dans leur langage une correction élégante
qui satisfaisait apparemment le goût fin de l'enfant et ses instincts
d'artiste. Dans les premiers temps de son deuil, l'humeur de Ju-
lia avait pris une teinte un peu farouche; quand sa mèra recevait
des visites, elle quittait brusquement le salon et allait s'enfermer
chez elle, non sans manifester contre les indiscrets un mécontente-
ment hautain. Le cousin Pierre et son ami avaient seuls le privilège
d'un bon accueil; elle daignait même sortir de son appartement
pour venir les rejoindre auprès de sa mère, quand elle les savait là.
Clotilde avait donc de bonnes raisons de supposer que sa préfé-
rence pour M. de Lucan obtiendrait l'agrément de sa fille; elle en
avait malheureusement de meilleures encore pour douter que les
dispositions de M. de Lucan répondissent aux siennes. Non-seule-
ment en effet il s'était toujours tenu vis-à-vis d'elle dans les termes
de l'amitié la plus réservée, mais, depuis qu'elle était veuve, cette
réserve s'était sensiblement aggravée. Les visites de Lucan s'espa-
çaient de plus en plus; il paraissait même éviter avec un soin par-
ticulier les occasions de se trouve'r seul avec Clotilde, comme s'il
eût pénétré les sentimens secrets de la jeune femme, et qu'il eût
affecté de les décourager. Tels étaient les symptômes tristement si-
gnificatifs dont Clotilde avait fait confidence à sa mère.
Le jour même où la baronne recevait, rue Tronchet, ces pénibles
renseignemens, un entretien avait lieu sur le môme sujet, rue
d'Aumale, entre le comte de Moras et Geoige de Lucan. Ils avaient
fait ensemble le matin une promenade au bois, et Lucan s'était
montré plus silencieux que de coutume. Au moment où ils se sépa-
raient : — A propos, Pierre, dit-il, je m'ennuie... Je vais voyager.
— Voyager! où ça?
— Je vais en Suède. J'ai toujours eu envie de voir la Suède.
— Quelle drôle de chose!.. Vous serez longtemps?
— Deux ou trois mois.
— Quand partez-vous?
— Demain.
— Seul?
— Entièrement. Je vous reverrai ce soir au cercle, n'est-ce pas?
JULIA DE TRÉCOEUR. 13
L'étrange réserve de ce dialogue laissa dans l'esprit de M. de
Moras une impression d'étonneinent et d'inquiétude. Il n'y put te-
nir, et deux heures après il arrivait chez Lucan. Il vit en entrant
des apprêts de départ. Lucan écrivait dans son cabinet. — Ah çà!
mon cher, lui dit le comte, si je suis indiscret, vous allez me le
dire franchement; mais ce voyage bâclé ne ressemble à rien... Sé-
rieusement qu'y a-t-il? Est-ce que vous allez vous battre hors
frontières?
— Bah!.. Je vous emmènerais, vous savez bien!
— Une femme alors?
— Oui, dit sèchement Lucan.
— Pardon de mon importunité, et adieu.
— Je vous ai blessé, mon ami? dit Lucan en le retenant.
— Oui, dit le comte. Je ne prétends certes pas entrer dans vos
secrets;... mais je ne comprends absolument pas le ton de con-
trainte, presque d'hostilité, sur lequel vous me répondez au sujet
de ce voyage... Ce n'est pas d'ailleurs le premier symptôme de cette
nature qui me frappe et m'afflige; depuis quelque temps, vous êtes
visiblement embarrassé avec moi; il semble que je vous gêne, que
notre amitié vous pèse,... et j'ai l'idée cruelle que ce voyage est
une façon d'y mettre un terme.
— Grand Dieu ! murmura Lucan. — Eh bien ! poursuivit-il avec un
peu d'agitation dans la voix, il faut donc vous dire la vérité. J'es-
pérais que vous l'auriez devinée,... c'était si simple... Votre cousine
Clotilde est veuve depuis deux ans bientôt,... c'est, je crois, le
terme consacré par l'usage... Je connais vos sentimens pour elle,
vous pouvez maintenant l'épouser, et vous aurez grandement rai-
son... Rien ne me paraît plus juste, plus naturel, plus digne d'elle
et de vous... Je vous atteste que mon amitié vous restera fidèle et
entière; mais je vous prie de trouver bon que je m'absente pendant
quelque temps. Voilà tout.
M. de Moras semblait avoir une peine infinie à saisir le sens de ce
discours : il demeura plusieurs secondes, après que Lucan eut cessé
de parler, la mine étonnée et le regard tendu, comme s'il eut cher-
ché le mot d'une énigme, puis se levant brusquement et saisissant
les deux mains de Lucan : — Ah! c'est gentil, cela! dit-il avec une
gravité émue, — et après une nouvelle étreinte cordiale il ajouta
gaîment: — Mais si vous comptez rester en Suède jusqu'à ce que
j'aie épousé Clotilde, vous pouvez y bâtir et même y planter, car je
vous jure que vous y resterez longtemps !
— Est-il possible que vous ne l'aimiez pas? dit Lucan à demi-voix.
— Je l'aime extrêmement au contraire, je l'apprécie, je l'ad-
mire;... mais c'est une sœur pour moi, purement une sœur... Ce
qu'il y a de délicieux, mon cher, c'est que mon rêve a toujours été
m REVUE DES DEUX MONDES.
de vous marier, Clotilde et vous; malheureusement vous me pa-
raissiez si froid, si peu empressé, si réfractaire, et dans ces der-
niers temps surtout.... Mon Dieu! comme vous êtes pâle, George!
Le résultat final de cet entretien fut que M. de Lucan, au lieu de
partir pour la Suède, se rendit peu d'insitans plus tard chez la ba
ronne de Pers, à laquelle il exposa ses vœux, et qui se crut, en l'é-
coutant, le jouet d'un songe enchanteur. Elle avait toutefois, sous
ses airs évaporés, un trop vif sentiment de sa dignité et de celle de
sa fille pour laisser éclater devant M. de Lucan la joie dont elle
était oppressée. Quelque désir qu'elle éprouvât de seiTer immédia-
tement sur son cœur ce gendre idéal, elle ajourna cette satisfaction
et se contenta de lui exprimer ses sympathies personnelles. S'asso-
ciant d'ailleurs à la juste impatience de M. de Lucan, elle lui conseilla
de se présenter le soir même chez M'"'' de Trécœur, dont elle ignorait
les sentimens particuliers, mais qui accueillerait tout au moins sa
démarche avec l'estime et la considération dues à un homme de son
mérite. Demeurée seule, la baronne s'épancha dans un monologue
mêlé de larmes : elle se fit d'ailleurs une exquise petite fête ma-
ternelle de ne pas prévenir Clotilde et de lui laisser tout entière la
saveur d^ cette surprise.
Le cœur des femmes est un organe infiniment plus délicat que le
nôtre. L'exercice incessant qu'elles lui donnent y développe des fa-
cultés d'une finesse et d'une subtilité auxquelles la sèche intelli-
gence n'atteint jamais; c'est ce qui explique leurs pressentimens,
moins rares et plus sûrs que les nôtres. Il semble que leur sensibi-
lité, toujours tendue et vibrante, soit avertie par des courans mys-
térieux, et qu'elle devine avant de comprendre. Clotilde, lorsqu'on
lui annonça M. de Lucan, fut comme traversée par une de ces élec-
ti'icités secrètes, et malgré toutes les objections contraires dont son
esprit était obsédé, elle sentit qu'elle était aimée et qu'on allait le
lui dire. Elle s'assit dans son grand fauteuil, en ramenant des deux
mains la soie de sa robe, avec un geste d'oiseau qui bat des ailes.
Le trouble visible de Lucan acheva de l'instruire et de la r^ivir.
Che2 de tels hommes, armés de passions puissantes, mais sévère-
ment contenues, habitués à se maîtriser, intrépides et calmes, le
trouble est effrayant ou charmant.
Après l'avoir informée, ce qui était inutile, que sa démarche au-
près d'elle était une démarch-e extraordinaire, — madame, ajouta-
t-il, la demande que je vais vous adresser exige, je le sais, une
réponse réfléchie... Aussi vous supplierai-je de ne pas me faire
cette réponse aujourd'hui, d'autant plus qu'il me serait véritable-
ment trop pénible de l'entendre de votre bouche, si elle n'était pas
favorable.
— Mon Dieu! monsieur,... dit Clotilde à demi- voix.
JULIA DE TRÉCOEDR. ib
— Madame votre mère, madame, que j'ai eu l'honneur de voir
dans la journée, a bien voulu m'encourager, — clans une certaine
mesure, — à espérer que vous m'accordiez quelque estime,... que
vous n'aviez du moins contre moi aucune prévention... Quant à moi,
madame, je... Mon Dieu! je vous aime, en un mot, et je n'imagine
pas de plus grand bonheur au monde que celui que je tiendrais de
vous. Vous me connaissez depuis longtemps. Je n'ai rien à vous dire
de moi... Et maintenant j'attendrai.
Elle le retint d'un signe, et elle essaya de parler; mais ses yeux
se voilèrent de larmes. Elle cacha sa tête dans ses mains, et mur-
mura : — Pardon ! j'ai été si peu heureuse !.. Je ne sais pas ce que
c'est !
Lucan se mit doucement à genoux devant elle, et quand leurs re-
gards se rencontrèrent, leurs deux cœurs s'emplirent soudain comme
deux coupes.
— Parlez, mon ami, reprit-elle. Dites- moi encore que vous
m'aimez... J'étais si loin de le croire... Et pourquoi?., et depuis
quand?
Il lui expliqua sa méprise, sa lutte douloureuse entre son amour
pour elle et son amitié pour Pierre. — Pauvre Pierre! dit Glotilde,
quel brave homme!.. Mais vraiment non ! — Pais il la fit sourire
en lui contant la terreur et la défiance mortelle qui l'avaient en-
vahi au moment où il lui demandait l'arrêt de sa destinée; elle
lui avait semblé plus que jamais en cet instant-là une créature
charmante et sainte, et tellement au-dessus de lui, que sa préten-
tion d'être aimé d'elle, d'être son mari, lui était apparae tout à coup
comme une sorte de folie sacrilège. — Oh! mon Dieu, dit-elle,
quelle idée vous faites-vous donc de moi?.. C'est effrayant;... au
contraire je me croyais trop simple, trop terre-à-terre pour vous;
je me disais que vous deviez aimer les passions romanesques, les
grandes aventures,... vous en avez un peu la mine, et même la
réputation,... et je suis si peu une femme comme cela!
Sur cette légère invite, il lui dit deux mots de sa vie passée, ba-
nalement orageuse, et qui ne lui avait laissé que désenchautemens
et dégoûts. Cependant jamais, avant de l'avoir rencontrée, la pen-
sée de se marier ne lui était venue; en fait d'a'iiour comme en fait
d'amitié, il avait toujours eu l'imagination éprise d'un certain idéal,
un peu romanesque en effet, et il avait craint de ne pas le trouver
dans le mariage. Il avait pu le chercher ailleurs, dans les grandes
aventures, comme elle disait; mais il- aimait l'ordre et la dignité de
la vie, et il avait le malheur de ne pouvoir vivre en guerre avec sa
conscience. Telle avait été sa jeunesse troublée. — Vous me de-
mandez, poursuivit-il avec effusion, pourquoi je vous aime... Je
vous aime parce que vous seule avez mis d'accord dans mon cœur
16 REVUE DES DEUX MONDES.
deux sentimens qui se l'étaient toujours disputé avec de cruels
déchiremens, la passion et l'honnêteté... Jamais, avant de vous
connaître, je n'avais cédé à l'un de ces sentimens sans être horri-
blement misérable par l'autre... Ils m'avaient toujours paru incon-
ciliables... Jamais je n'avais cédé à la passion sans remords; jamais
je ne lui résistais sans regret... Fort ou faible, j'ai toujours été mal-
heureux et torturé... Vous seule m'avez fait comprendre qu'on
pouvait aimer à la fois avec toute l'ardeur et toute la dignité de son
âme, et je vous ai choisie, parce que vous êtes aimante et que vous
êtes vraie, parce que vous êtes belle et que vous êtes pure, parce
que vous êtes le devoir et le charme,... l'amour et le respect,...
l'ivresse et la paix... Voilà pourquoi je vous aime... Voilà quelle
femme, quel ange vous êtes pour moi, Clotildel
Elle F écoutait, à demi penchée, aspirant ses paroles, et montrant
dans ses yeux une sorte d'étonnement céleste.
Mais il semble, — qui ne l'a éprouvé? — que le bonheur hu-
main ne puisse toucher certains sommets sans appeler la foudre. —
Clotilde, au milieu de son extase, frémit tout à coup et se dressa.
Elle venait d'entendre un cri étouffé, qui fut suivi du bruit sourd
d'une chute. Elle courut, ouvrit la porte, et vit à deux pas dans le
salon voisin Jalia étendue sur le parquet.
Elle comprit que l'enfant, au moment d'entrer, avait saisi quel-
ques-unes de leurs paroles, et que la pensée de voir la place de son
père occupée par un autre, la frappant ainsi sans préparation,
avait bouleversé jusqu'au fond cette jeune âme passionnée. Clotilde
la suivit dans sa chambre, où on la porta, et voulut rester seule avec
elle. Tout en lui prodiguant les soins, les caresses, les baisers, elle
n'attendait pas sans une affreuse angoisse le premier regard de sa
fille. Ce regard se fixa sur elle d'abord avec égarement, puis avec
une sorte de stupeur farouche; l'enfant la repoussa doucement; elle
se recueillait, et, à mesure que la pensée s'affermissait dans ses
yeux, sa mère y pouvait lire une lutte violente de sentimens con-
traires. — Je t'en prie, je t'en supplie, ma petite fille! murmurait
Clotilde, dont les larmes tombaient goutte à goutte sur le beau vi-
sage pâle de l'enfant. — Tout à coup Julla la saisit par le cou, l'at-
tira sur elle, et l'embrassant follement : — Tu me fais bien mal,
dit-elle, oh! bien mal! plus que tu ne peux croire;... mais je
t'aime bien,... je t'aime bien ! je veux t'aimer,... je veux! je veux
toujours,... je t'assure! — Elle éclata en sanglots, et toutes deux
pleurèrent longtemps, étroiteçnent attachées l'une à l'autre.
M. de Lucan avait cru devoir cependant envoyer chercher la
baronne de Pers, à laquelle il tenait compagnie dans le salon. La
baronne, en apprenantes qui se passait, avait montré plus d'agita-
tion que de surprise: — Mon Dieu! je m'y attendais, mon cher
JULIA DE TRÉCCffiUR. l7
monsieur! Je ne vous l'avais pas dit, parce que nous n'en étions
pas là;... mais je m'y attendais parfaitement! Cette enfant-là tuera
ma fille... Elle achèvera ce que son père a si bien commencé,...
car c'est un pur miracle si ma fille, après tout ce qu'elle a souf-
fert, a repris comme vous la voyez! — Je les laisse ensemble... Je
n'y vais pas... Oh! mon Dieu, je n'y vais pas... D'abord j'aurais
peur de contrarier ma fille,... et puis je sortirais de mon caractère
très certainement!
— Quel âge a donc M"^ Julia? demanda Lucan, qui conservait
dans ces pénibles circonstances sa courtoisie tranquille.
— Mais elle va avoir quinze ans,... et ce n'est pas malheureux,
par parenthèse, car enfin, entre nous, on peut espérer qu'on en
sera soulagé honnêtement dans un an ou deux... Oh! elle se ma-
riera facilement, très facilement, soyez sûr... D'abord elle est riche,
et puis enfin, quoi! c'est un joli monstre... On ne peut pas dire le
contraire, et il ne manque pas d'hommes qui aiment ce genre-là!
Clotilde les rejoignit enfin. Quelle que fût son émotion intérieure,
elle paraissait calme, n'ayant rien de théâtral dans sa manière.
Elle répondit simplement, d'une voix basse et douce, aux questions
fiévreuses de sa mère : elle demeurait persuadée que ce malheur
ne serait pas arrivé, si elle eût pu apprendre elle-même à Juha avec
quelques précautions l'évértement que le hasard lui avait brusque-
ment révélé. Adressant alors à M. de Lucan un triste sourire : —
Ces misères de famille, monsieur, lui dit-elle, ne pouvaient entrer
dans vos j) révisions, et je trouverai tout naturel que vos prpjets en
soient modifiés.
Une anxiété expressive se peignit sur les traits de Lucan. — Si
vous me demandez de vous rendre votre liberté, dit-il, je ne puis
que vous obéir; si c'est votre délicatesse seule qui a parlé, je vous
atteste que vous m'êtes encore plus chère depuis que je vous vois
souffrir à cause de moi, et souffrir si dignement.
Elle lui tendit sa main, qu'il saisit en s'inclinant.
— J'aimerai tant votre fille, dit-il, qu'elle me pardonnera.
— Oui, je l'espère, dit Clotilde; cependant elle veut entrer danS
un couvent pour y passer quelques mois, et j'y ai consenti...
Sa voix trembla, et ses yeux se mouillèrent. — Pardon, mon-
sieur, reprit-elle, je n'ai pas encore le droit de vous donner tant de
part à mes chagrins... Puis-je vous prier de me laisser avec ma
mère?
Lucan murmura quelques paroles de respect, et se retira. Il était
bien vrai, comme il l'avait dit, que Clotilde lui était plus chère que
jamais. Rien ne lui avait inspiré une si haute idée de la valeur mo-
rale de cette jeune femme que son attitude pendant cette triste soi-
TOiîE XCVT!I. — 1S72. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
rée. Frappée en plein vol de bonheur, elle était tombée sans un
cri, sans une plainte, en voilant sa blessure : elle avait montré de-
vant lui cette exquise pudeur de la souffrance, si rare chez son sexe.
Il lui en savait d'autant plus de gré qu'il était profondément ennemi
de ces démonstrations pathétiques et turbulentes dont la plupart
des femmes ne manquent pas de saisir avidement l'occasion, quand
elles ont la bonté de ne pas la faire naître.
III.
M. de Lucan était depuis plusieurs mois le mari de Clotilde quand
le bruit se répandit dans le monde que M'"" de Trécœur, cet ancien
diable incarné, allait prendre le voile dans le couvent du faubourg
Saint-Germain où elle s'était retirée quelque temps avant le ma-
riage de sa mère. Ce bruit était fondé. Julia avait d'abord subi avec
peine la discipline et les observances auxquelles les simples pen-
sionnaires de la communauté devaient elles-mêmes se soumettre;
puis elle avait été prise peu à peu d'une ferveur pieuse dont on
était forcé de tempérer les excès. Elle avait supplié sa mère de ne
pas mettre obstacle à la vocation irrésistible qu'elle se sentait pour
la vie religieuse, et Clotilde avait difficilement obtenu qu'elle ajour-
nât cette résolution jusqu'à l'accomplissement de sa seizième année.
Les relations de M'"" de Lucan avec sa fille depuis son mariage
étaient d'une nature singulière. Elle venait à peu près chaque jour
la visiter, et en recevait toujours de vifs témoignages d'affection;
mais sur deux pohits, et les plus sensibles, la jeune fille était de-
meurée impitoyable : elle n'avait jamais consenti ni à rentrer sous
le toit maternel, ni à voir le mari de sa mère. Elle avait même été
longtemps sans faire la moindre allusion à la situation nouvelle de
Clotilde, qu'elle affectait d'ignorer. Un jour enfin, sentant la gêne
intolérable d'une telle réserve, elle prit son parti, et, fixant sur sa
mère son regard étincelant : — Eh bien ! es-tu heureuse au moins?
dit-elle.
— Comment veux-tu, dit Clotilde, puisque tu hais celui que
j'aime?
— Je ne hais personne, reprit sèchement Julia. Comment va-t-il,
ton mari?
Dès ce moment, elle s'informa régulièrement de M. de Lucan sur
un ton de politesse indifférente ; mais elle ne prononçait jamais sans
hésitation et sans un malaise évident le nom de l'homme qui tenait
la place de son père.
Cependant elle venait d'avoir, seize ans. La promesse de sa mère
avait été formelle. Julia était libre désormais de suivre sa vocation,
et elle s'y préparait avec une ardeur impatiente qui édifiait la corn-
JULIA DE TRÉCOEUR. 19
munauté. M™^ de Lucan exprimant un matin devant sa mère et son
mari les angoisses qui lui serraient le cœur pendant ces derniers
jours de sursis : — Pour moi, ma fille, dit la baronne, je t'avouerai
que je presse de tous mes vœux le moment que tu redoutes... L'exis-
tence que tu mènes depuis ton mariage ne ressemble à rien d'hu-
main; mais ce qui en fait le principal [supplice, c'est la lutte que
tu soutiens contre l'obstination de cette enfant... Eh bien! quand
elle sera religieuse, il n'y aura plus de lutte, ce sera plus net au
cœur, et remarque bien que vous ne serez pas en réalité plus sé-
parées que vous ne l'êtes, puisque la maison n'est pas cloîtrée, —
j'aimerais autant qu'elle le fût, quant à moi; mais enfin elle ne l'est
pas... — Et puis, pourquoi s'opposer à une vocation que je regarde
véritablement comme providentielle? Dans l'intérêt même de cette
enfant, tu devrais te féliciter de la résolution qu'elle a prise... J'en
appelle à ton mari... Voyons, je vous demande un peu, mon- cher
monsieur, ce qu'on pourrait attendre d'une organisation pareille,
si elle était une fois déchaînée dans le monde? Elle y ferait des ra-
vages!.. Vous savez quelle tête elle a,.,, un volcan! Et notez bien,
mon ami, que c'est une vraie odalisque à l'heure qu'il est... II y a
longtemps que vous ne l'avez vue; vous n'imaginez pas comme elle
s'est développée... Moi, qui m'en régale deux fois la semaine, je
vous affirme que c'est une vraie odalisque, et avec cela mise comme
une déesse... Elle est si bien faite d'ailleurs... Il lui faut un rien...
Yous lui jetteriez un rideau sur le corps avec une fourche, elle au-
rait l'air de sortir de chezWorth!.. Tenez, demandez à Pierre ce
qu'il en pense, lui qui a l'honneur de ses bonnes grâces!
M. de Moras, qui entrait au même instant, partageait en effet
avec un très petit nombre d'amis de la famille le privilège d'ac-
compagner quekjuefois Clotilde au couvent de Julia.
— Eh bien! mon bon Pierre, reprit la baronne, nous parlions de
Julia, et je disais à ma fille et à mon gendre qu'il était vraiment
très heureux qu'elle voulût bien être une sainte, attendu qu'autre-
ment elle mettrait Paris en combustion.
— Parce que? demanda le comte.
— Parce qu'elle est belle comme le péché !
— Mais sans doute, elle est très bien, dit le comte assez froide-
ment.
La baronne étant allée faire quelques courses avec Clotilde,
M. de Moras resta seul avec Lucan. — il me semble vraiment, lui
dit-il, qu'on est bien dur pour cette pauvre Julia.
— Gomment?
— Sa grand'mère en parle comme d'une créature perverse!.. Et
qu'est-ce qu'on lui reproche, après tout? Son culte pour la mémoire
de son père ! Il est excessif, soit; mais la piété filiale, même exa-
20 REVUE DES DEUX MONDES.
gérée, n'est pas un vice, que je sache. Ses sentimens sont exaltés;
qu'importe, s'ils sont généreux? Est-ce une raison pour la vouer
aux dieux infernaux et la plonger dans les oubliettes?
— Mais vous êtes étrange, mon ami, je vous assure, dit Lucan.
Qu'est-ce qui vous prend? à qui en avez-vous? Vous n'ignorez pas
que Julia entre en religion de son plein gré, que sa mère en est dé-
solée, et qu'elle n'a rien épargné pour l'en détourner. Quant à moi,
je n'ai aucune raison de l'aimer : elle m'a causé et me cause encore
de grands chagrins; mais vous savez assez que j'étais prêt à la rece-
voir comme ma fille, si elle eût daigné nous revenir...
— Oh! je n'accuse ni sa mère ni vous, bien entendu, c'est la ba-
ronne qui m'irrite; elle est absurde, elle est dénaturée! Julia est sa
petite-fiUe après tout, et elle jubile, elle jubile positivement à la
pensée de la voir religieuse !
-^ Ma foi! je vous déclare que je suis tout près de jubiler aussi.
La situation est trop pénible pour Clotilde; il faut en finir, et comme
je ne vois pas d'autre dénoûment possible...
— Mais je vous demande pardon, il y en aurait un autre.
— Et lequel?
— Vous pourriez la marier.
— Bon! comme c'est vraisemblable!.. A qui?
Le comte se rapprocha de Lucan, le regarda en face, et souriant
avec embarras : — A moi, dit-il.
— Répétez! dit Lucan.
— Mon cher, reprit le comte, vous voyez que j'ai un pied de
rouge sur les joues, ménagez-moi. Il y a longtemps que je voulais
aborder avec vous cette question délicate, mais le courage me man-
quait; puisque je l'ai enfin trouvé, ne me l'ôtez pas.
— Mon cher ami, dit Lucan, laissez-moi d'abord me remettre,
car je tombe des nues. Comment! vous êtes amoureux de Julia?
— Extraordinairement, mon ami.
— INon! il y a quelque chose là-dessous; vous avez découvert ce
moyen de la rapprocher de nous, vous voulez vous sacrifier pour le
repos de la famille.
— Je vous jure que je ne songe pas du tout au repos de la fa-
mille, je songe au mien, qui est fort troublé, car j'aime cette enfant
avec une violence de sentimens que je ne connaissais pas. Si je ne
l'épouse, je ne m'en consolerai de ma vie.
— A ce point-là? dit Lucan ébahi.
— Mon cher, c'est une chose terrible, reprit M. de Moras. Je suis
absolument épris; quand elle me regarde, quand je touche sa main,
Quand sa toIdo me froisse, je sens courir des philtres dans mes
veines. J'avais entendu parler de ces sortes d'agitations, mais ja-
mais je ne les avais éprouvées. Je vous avoue qu'elles me ravissent;
JULIA DE TRÉCOEDR. 21
en même temps elles me désespèrent, car je ne puis me dissimuler
qu'il y a mille chances pour que cette passion soit malheureuse, et
il me semble vraiment que j'en porterai le deuil tant que mon cœur
battra.
— Quelle aventure ! dit Lucan, qui avait repris toute sa gravité.
C'est très sérieux, cela, très ennuyeux... — Il fit quelques pas à
travers le salon, absorbé dans des réflexions qui paraissaient d'une
nature assez sombre. — Julia connaît-elle vos sentimens? dit-il
tout à coup.
— Très certainement non. Je ne me serais pas permis de les lui
apprendre sans vous prévenir. Voulez-vous me faire l'amitié d'être
mon interprète auprès de sa mère ?
— Mais, . . . oui, . . . très volontiers, dit Lucan avec une nuance d'hé-
sitation qui n'échappa point à son ami.
— Vous pensez que c'est inutile, n'est-ce pas? dit le comte avec
un sourire contraint.
— Inutile... Pourquoi?
— D'abord il est bien tard.
— Il est un peu tard, sans doute. Julia est bien engagée; mais
je me suis toujours un peu défié de sa vocation... D'ailleurs, dans
ces imaginations tourmentées, les résolutions les plus sincères de
la veille deviennent aisément les dégoûts du lendemain.
— Mais vous doutez que... que je lui plaise?
— Pourquoi ne lui plairiez- vous pas? Vous êtes plus que bien de
votre personne... Vous avez trente-deux ans... Elle en a seize...
Vous êtes un peu plus riche qu'elle... Tout cela va très bien.
— Enfin pourquoi hésitez-vous à me servir?
— Je n'hésite point à vous servir; seulement je vous vois très
amoureux, vous n'en avez pas l'habitude, et je crains qu'un état si
nouveau pour vous ne vous pousse un peu vite à une détermination
aussi grave que le mariage. Une femme n'est pas une maîtresse...
Bref, avant de faire une démarche irrévocable, je voudrais vous
prier de bien réfléchir encore.
— Mon ami, dit le comte, je ne le veux pas, et je crois très sin-
cèrement que je ne le peux pas. Vous connaissez mes idées. Les
vraies passions ont le dernier mot, et je ne suis pas sûr que l'hon-
neur même soit contre elles un argument très solide. Quant ù leur
opposer la raison, c'est une plaisanterie... D'ailleurs, voyons, Lu-
can, qu'y a-t-il de si déraisonnable dans le fait d'épouser une per-
sonne que j'aime? Je ne vois pas qu'il soit absolument nécessaire
de ne pas aimer sa femme... Eh bien! puis-je compter sur vous?
— Complètement, dit Lucan en lui prenant la main. J'ai fait mes
objections; maintenant je suis tout à vous. Je vais pai'ler à Clotilde
dans un moment. Elle doit aller voir sa fille dans l'après-midi...
22 REVUE DES DEUX MONDES.
Venez dîner ce soir avec nous; mais rassemblez toute votre fermeté,
car enfin le succès est fort incertain.
ïl ne fut pas difficile à M. de Lucan de gagner la cause de M. de
Moras auprès de Clotilde. Après l'avoir écouté, non sans l'inter-
rompre plus d'une fois par des exclamations de surprise : — Mon
Dieu ! reprit-elle, ce serait l'idéal ! Non-seulement ce mariage rom-
prait des projets qui me navrent, mais il réunit toutes les condi-
tions de bonheur que je puis rêver pour ma fille, et de plus l'a-
mitié qui vous lie avec Pierre amènerait tout naturellement quelque
jour un rapprochement entre sa femme et vous. Tout cela serait
trop heureux; mais comment espérer une révolution si complète et
si soudaine dans les idées de Julia? Elle ne me laissera même pas
terminer mon message !
Elle partit, palpitante d'anxiété. Elle trouva Julia seule dans sa
chambre, essayant devant une glace sa toilette de novice : la guimpe
et le voile qui devaient cacher son opulente chevelure étaient posés
sur le lit; elle était simplement vêtue de la longue tunique de laine
blanche dont elle s'occupait d'ajuster les plis. Elle rougit en voyant
entrer sa mère; puis se mettant à rire : — Cymodocée dans le cirque,
n'est-ce pas, mère?
Clotilde ne répondit pas; elle avait joint les mains dans une atti-
tude suppliante et pleurait en la regardant. Julia fut émue dé cette
douleur muette, deux larmes glissèrent de ses yeux, et elle sauta
au cou de sa mère; puis la faisant asseoir : — Que veux-tu? dit-
eîie, moi aussi, j'ai un peu de chagrin au fond, car enfin j'aimais
la vie;... mais, à part ma vocation, qui est très réelle, j'obéis à une
véritable nécessité... Il n'y a plus d'autre existence possible pour
moi que celle-là... Je sais bien,... c'est ma faute; j'ai été un peu
folle... J'aurais dû ne pas te quitter d'abqrd, ou du moins retourner
chez toi tout de suite après ton mariage... Maintenant, après des
mois, des années même, est-ce possible, je te le demande!.. D'abord
je mourrais de confusion... Me vois-tu devant ton mari?.. Quelle
mine ferais-je? Puis il doit me détester,... le pli est pris;... moi-
même, qui sait si en le revoj^ant, dans cette maison... Enfin, de
toute façon, je serais une gêne terrible entre vous !
— Mais, ma chère fillette, dit Clotilde, personne ne te déteste;
tu serais reçue comme l'enfant prodigue, avec des transports...
Si cela te coûte trop de rentrer chez moi, si tu crains d'y trouver
ou d'y apporter des ennuis... Dieu sait combien tu t'abuses!.,
mais si tu le crains pourtant, est-ce une raison pour t' ensevelir
toute vivante et me briser le cœur? Ne pourrais-tu rentrer dans le
monde sans rentrer chez moi et sans afî'ronter tous ces embarras
qui t'effraient?.. Il y aurait pour cela un moyen bien simple, tu sais!
— Quoi? dit tranquillement Julia, me marier?
JULIA DE TRECOEUR. 2â
— Sans doute, dit Glotilde en secouant doucement îa tête et en
baissant la voix.
— Mais, mon Dieu! ma mère, quelle apparence! Quand je le
voudrais, — ■ et j'en suis loin, — je ne connais personne, personne
ne me connaît...
— Il y a quelqu'un, reprit Glotilde avec une timidité croissante,
quelqu'un que tu connais parfaitement, et qui... qui t'adore.
Julia ouvrit de grands yeux étonnés et pensifs, et après une
courte pause de réflexion : — Pierre? dit-elle.
— Oui, murmura Glotilde, pâle d'angoisse.
Les sourcils de Julia se contractèrent doucement : elle dressa sa
tête charmante et resta quelques secondes les yeux fixés sur le
plafond; puis, avec un léger mouvement d'épaules: — Pourquoi
pas? dit-elle d'un ton sérieux. Autant lui qu'un autre!
Glotilde laissa échapper un faible cri, et saisissant les deux mains
de sa fille : — Tu veux? dit-elle; tu veux bien? G'est vrai? Tu me
permets de lui porter cette réponse?
— Oui,... mais changes-en le texte, dit Julia en riant.
— Oh! ma chère, chère mignonne! s'écria Glotilde, qui couvrait
de baisers les mains de Julia; mais répète-moi encore que c'est
bien vrai,... que demain tu n'auras pas changé d'avis?
— Non, dit fermement Julia de sa voix grave et musicale.
Elle médita un peu et reprit : — Vraiment il m'aime, ce grand
garçon ?
— Gomme un fou.
— Pauvre homme!.. Et il attend la réponse?
— En tremblant.
— Eh bien! va le calmer... Nous reprendrons l'entretien de-
main. J'ai besoin de mettre un peu d'ordre dans ma tête, tu com-
prends, après tout ce bouleversement; mais sois tranquille,... je
suis décidée.
Quand M""^ de Lucan rentra chez elle, Pierre de Moras l'atten-
dait clans le salon. Il devint fort pâle en l'apercevant. — Pierre!
dit-elle toute haletante, embrassez-moi, vous êtes mon fils!.. Avec
respect, s'il vous plaît, avec respect ! ajouta-t-elle en riant pendant
qu'il l'enlevait et la serrait sur sa poitrine.
Il fit un peu plus tard la même fête à la baronne de Pers, qui
avait été mandée à la hâte. — Mon ami, lui dit la baronne, je suis
ravie, ravie,... mais vous m'étouffez. Oui, oui,... c'est très bien, mon
garçon,... mais vous m'étouffez littéralement! Réservez-vous, mon
ami, réservez-vous!.. Gette chère petite! c'est gentil à elle, c'est
très gentil... Au fond, c'est un cœur d'or!.. Et puis elle a bon goût
aussi,... car vous êtes très beau, vous, mon cher, très beau, très
beau ! Au reste, je m'étais toujours doutée qu'au moment de couper
24 REVUE DES DEUX MONDES.
ses cheveux elle réfléchirait... Il est vrai qu'elle les a admirables,
pauvre enfant !
Et la baronne fondit en larmes; puis, s'adressant au comte à tra-
vers ses sanglots : — Yous ne serez pas malheureux non plus, vous,
par parenthèse : c'est une déesse !
M. de Lucan, quoique vivement touché de ce tableau de famille
et surtout de la joie de Clotilde, prenait avec plus de sang-froid cet
événement inespéré. Outre qu'il se montrait en général peu pro-
digue d'expansions publiques, il était au fond de l'âme inquiet et
triste. L'avenir de ce mariage lui semblait des plus incertains, et
sa profonde amitié pour le comte s'en alarmait. Il n'avait osé lui
dire, par un sentiment de délicate réserve à l'égard de Julia, tout
ce qu'il pensait de ce caractère. 11 essayait de repousser comme in-
juste et partiale l'opinion qu'il s'en était faite; mais enfin il se rap-
pelait l'enfant terrible qu'il avait autrefois connue, tantôt emportée
comme un ouragan, tantôt pensive et enfermée dans une réserve
sombre; il se l'imaginait telle qu'on la lui avait représentée depuis,
grandie, belle, ascétique; puis il la voyait tout à coup jetant ses
voiles au vent, comme une des nonnes fantastiques de Robert^ et
rentrant dans le monde d'un pied léger : de toutes ces impressions
diverses, il composait malgré lui une figure de chimère et de sphinx
qu'il lui était très difficile d'allier à l'idée du bonheur domestique.
On parla en famille pendant toute la soirée des complications que
pouvait soulever ce projet de mariage, et des moyens de les éviter.
M. de Lucan entra dans ces détails avec beaucoup de bonne grâce,
et déclara qu'il se prêterait de grand cœur pour sa part à tous les
arrangemens que sa belle-fille pourrait souhaiter. Cette précaution
ne devait pas être inutile.
Clotilde était au couvent le lendemain dès le matin. Julia, après
avoir écouté avec une nonchalance un peu ironique le récit que lui
fit sa mère des transports et de l'allégresse de son fiancé, prit un
air plus sérieux. — Et ton mari, dit-elle, qu'est-ce qu'il pense?
— Il est charmé, comme nous tous.
— Je vais te faire une question singulière : est-ce qu'il compte
assister à notre mariage ?
— Comme tu voudras.
— Écoute, ma bonne petite mère, ne te désole pas d'avance...
Je sens bien qu'un jour ou l'autre ce mariage doit nous réunir
tous,... mais qu'on me laisse le temps de m'habituer à cette idée...
Accordez-moi quelques mois pour faire oublier l'ancienne Julia et
pour l'oublier moi-même,... n'est-ce pas, dis, tu veux bien?
— Tout ce qui te plaira, dit Clotilde en soupirant.
— Je t'en prie... Dis-lui que je l'en prie aussi.
— Je le lui dirai; mais tu sais que Pierre est là.
JULIA DE TRÉCOEUR. 25
— Ah ! mon Dieu !.. où donc ?
— Je l'ai laissé dans le jardin...
• — Dans le jardin ! . . quelle imprudence, ma mère ! mais ces dames
vont le déchirer comme Orphée, car tu peux croire qu'il n'est pas
en odeur de sainteté ici...
On envoya prévenir M. de Moras, qui arriva en toute hâte. Julia
se mit à rire quand il parut, ce qui facilita son entrée. Elle eut à
plusieurs reprises pendant leur entrevue des accès de ce rire ner-
veux qui est si utile aux femmes dans les circonstances difficiles.
Privé de cette ressource, M. de Moras se contenta de baiser timide-
ment les belles mains de sa cousine, et manqua d'ailleurs d'élo-
quence; mais ses beaux traits mâles resplendissaient, et ses grands
yeux bleus étaient humides de tendresse heureuse. Il parut laisser
une impression favorable. — Je ne l'avais jamais considéré à ce
point de vue, dit Julia à sa mère : il est réellement très bien,... c'est
un mari superbe.
Le mariage eut lieu trois mois plus tard sans aucun appareil et
dans l'intimité. Le comte de Moras et sa jeune femme partirent le
soir même pour l'Italie.
M. de Lucan avait quitté Paris deux ou trois semaines aupara-
vant, et s'était installé au fond de la Normandie dans une ancienne
résidence de sa famille, où Clotilde s'empressa de le rejoindre aus-
sitôt après le départ de Julia.
IV.
Vastville, domaine patrimonial de la famille de Lucan, est situé
à peu di distance de la mer, sur la côte occidentale du Finistère nor-
mand. C'est un manoir à toits élevés et à balcons de fer ouvragé,
qui date du temps de Louis XIII et qui a remplacé l'ancien château,
dont quelques ruines servent encore à la décoration du parc. Il se
cache dans un pli de terrain très ombragé, et une longue avenue de
vieux ormes le précède. L'aspect en est singulièrement retiré et
mélancolique à cause des bois épais qui l'enveloppent presque de
tous côtés. Ce massif boisé marque sur ce point de la presqu'île le
dernier effort de la végétation normande. Dès qu'on en franchit la
lisière, la vue s'étend tout à coup sans obstacle sur les vastes landes
qui forment le plateau triangulaire du cap La Hague : des champs
de bruyères et d'ajoncs, des clôtures en pierres sans ciment, çà et
là une croix de granit, à droite et à gauche les ondulations loin-
taines de l'Océan, tel est le paysage sévère, mais grandiose, qui se
développe tout à coup sous la pleine lumière du ciel.
M. de Lucan était né à Vastville. Les poétiques souvenirs de l'en-
fance se mêlaient dans son imagination à la poésie naturelle de ce
26 REVUE DES DEUX MONDES.
site et le lui rendaient cher. Il y venait chaque année en pèlerinage
sous prétexte de chasse. Depuis son mariage seulement, il avait
renoncé à cette habitude de cœur pour ne pas quitter Glotilde, que
sa fille retenait à Paris; mais il était convenu qu'ils s'ensyveliraient
tous deux dans cette retraite pendant une saison dès qu'ils auraient
recouvré leur liberté. Glotilde ne connaissait Vastville que par les
descriptions enthousiastes de son mari; elle l'aimait de confiance,
et c'était d'avance pour elle un lieu enchanté. Cependant lorsque la
voiture qui l'amenait de la gare s'engagea, à la tombée de la nuit,
entre les collines chargées de bois, dans la sombre avenue en pente
qui conduisait au château, elle eut une impression de froid. — Mon
Dieu! mon ami, dit-elle en riant, c'est le château d'Udolphe, votre
château ! — Lucan excusa son château comme il put, et protesta
d'ailleurs qu'il était prêt à le quitter le lendemain, si elle ne lui
trouvait pas meilleurç mine au lever du soleil.
Elle ne tarda pas à l'adorer. Son bonheur, si contraint jusque-là,
s'épanouit pour la première fois librement dans cette solitude, et la
lui éclaira d'un jour charmant. Elle voulut même y passer l'hiver
et y attendre Jalia, qui devait rentrer en France dans le courant de
l'année suivante. Lucan fit quelque opposition à ce projet, qui lui
semblait d'un héroïsme excessif pour une Parisienne, et finit pour-
tant par l'adopter, trop heureux lui-même d'encadrer dans ce lieu
romanesque le roman de ses amours. Il s'ingénia d'ailleurs à atté-
nuer ce que ce séjour pouvait avoir de trop austère en ménageant
à Glotilde quelques relations dans le voisinage, — en lui procurant
par intervalles la société de sa mère. M'"'' de Pers voulut bien se
prêter à cette combinaison, quoique la campagne lui fut générale-
ment répulsive, et que Yastville en particulier eût à ses yeux un
caractère sinistre. Elle prétendait y entendre des bruits dans les
murailles et des gémissemens nocturnes dans les bois. Elle n'y dor-
mait que d'un œil et avec deux bougies allumées. Les magnifiques
falaises qui bordent la côte à peu de distance, et qu'on essayait de
lui faire admirer, lui causaient une sensation pénible. — Très beau!
disait-elle, très sauvage î tout à fait sauvage !.. Cela me fait mal ce-
pendant; il me semble que je suis sur le haut des tours de Notre-
Dame. Au surplus, mes enfans, l'amour embellit tout, et je comprends
parfaitement vos transports; vous m'excuserez pourtant si je ne les
partage pas! Jamais je ne pourrais m' extasier devant ce pays-ci...
J'aime la campagne comme une autre; mais ceci ce n'est pas la cam-
pagne, c'est le désert, l'Arabie-Pétrée, je ne sais pas quoi... Et
quant à votre château, mon ami, je suis fâchée de vous le dire, c'est
une maison à crimes... Cherchez bien, vous verrez qu'on y a tué
quelqu'un.
— Mais non, chère madame, disait Lucan en riant; je connais
JULIA DE TRÉeOEUR. 27
parfaitement l'histoire de ma famille, et je puis vous garantir...
— Soyez sûr, mon ami, qu'on y a tué quelqu'un... dans le temps...
Vous savez comme on se gênait peu autrefois !
Les lettres de Jalia à sa mère étaient fréquentes. C'était un vrai
journal de voyage, rédigé à la diable, avec une saisissante origina-
lité de style, et où la vivacité des impressions se corrigeait par
cette nuance d'ironie hautaine qui était propre à l'auteur. Julia par-
lait assez brièvement de son mari, dont elle ne disait d'ailleurs que
du bien. Il y avait le plus souvent un post-scripumi rapide et bien-
veillant adressé à M. de Lucan.
M. de Moras était plus sobre de descriptions. Il ne paraissait voir
que sa femme en Italie. Il vantait sa beauté, encore accrue, disait-
il, au contact de toutes ces merveilles d'art dont elle s'imprégnait;
il louait son goût extraordinaire, son intelligence et même son ca-
ractère. A cet égard, elle était extrêmement mûrie, et il la trouvait
presque trop sage et trop grave pour son âge. Ces détails enchan-
taient Clotilde, et achevaient de lui mettre dans le cœur une paix
qu'elle n'avait jamais eue.
Les lettres du comte n'étaient pas moins rassurantes pour l'ave-
nir que pour le présent. Il ne croyait pas, disait-il, devoir presser
Julia au sujet de sa réconciliation avec son beau-père; mais il l'y
sentait disposée. Il l'y préparait d'ailleurs de plus en plus en l'en-
tretenant habituellement de la vieille amitié qui l'unissait à M. de
Lucan, de leur vie passée, de leurs voyages, de leurs périls parta-
gés. Non-seulement Julia écoutait ces récits sans révolte, mais sou-
vent elle les provoquait, comme si elle eût regretté ses préventions,
et qu'elle eût cherché de bonnes raisons de les oublier : — Allons!
Pylade, parlez-moi d'Oreste ! lui disait-elle.
Après avoir passé en Italie toute la saison d'hiver et une partie
du printemps, M. et M'"'' de Moras visitèrent la Suisse, en annon-
çant l'intention d'y séjourner jusqu'au milieu de l'été. M. et M'"" de
Lucan eurent la pensée d'aller les y rejoindre, et de brusquer ainsi
un rapprochement qui ne paraissait plus être dès ce moment qu'une
affaire de forme. Clotilde s'apprêtait à soumettre ce projet à sa fille,
quand elle reçut, par une belle matinée de mai, cette lettre datée
de Paris :
« Mère chérie,
« Plus de Suisse!., trop de Suisse! Me voilà. Ne te dérange pas.
Je sais combien tu te plais à Vastville. Nous irons t'y trouver un de
ces matins, et nous reviendrons tous ensemble à l'automne. Je te
demande seulement quelques jours pour préparer ici notre future
installation.
« Nous sommes au Grand-Hôtel. Je n'ai pas voulu descendre chez
28 REVUE DES DEUX MONDES.
toi pour toute sorte 'de raisons, pas davantage chez ma grand'mère,
qui me l'a offert toutefois très gracieusement : — Ah ! mon Dieu !
mes chers enfans,... mais c'est impossible... A l'hôtel!., ce n'est
pas convenable! Yous ne pouvez pas rester à l'hôtel! Logez chez
moi... Mon Dieu! vous serez très mal... Vous serez campés... Je ne
sais même pas comment je vous nourrirai, car ma cuisinière est
dans son lit, et mon imbécile de cocher qui a un loriot sur l'œil,
par parenthèse! Aussi on n'arrive pas comme cela... Yous me
tombez là comme deux pots de fleurs! C'est inimaginable! Yous
vous portez bien d'ailleurs, mon ami... Je ne vous le demande
pas... Ça se voit de reste... Et toi, ma belle minette? Mais c'est un
astre,... un vrai astre... Cache-toi... Tu me fais mal aux yeux!..
Est-ce que vous avez des bagages?.. Enfin! que voulez-vous?., on
les mettra dans le salon. Et pour vous, je vous donnerai ma chambre.
Je prendrai une femme de ménage et un cocher de remise... Yous
ne me gênerez pas du tout, du tout, du tout...
H Bref, nous n'avons pas accepté.
« Mais l'explication de ce retour subit?.. La voici. — Est-ce que
la Suisse ne vous ennuie pas, mon ami? ai-je demandé à mon mari.
— La Suisse m'ennuie, m'a répondu cet écho fidèle. — Eh bien! al-
lons-nous-en. — Et nous sommes partis.
« Contente et troublée jusqu'au fond de l'âme à la pensée de t'em-
brasser. Julia.
« P, S. — Je prie M. de Lucan de ne pas m'intimider. »
Les jours qui suivirent furent délicieusement remplis par CIo-
tilde. Elle défaisait elle-même les caisses qui se succédaient sans
interruption, eî. en rangeait le contenu de ses mains maternelles.
Elle dépliait, elle repliait, elle caressait ces jupes, ces corsages, cette
lingerie fine et parfumée, qui étaient déjà comme une partie, comme
une douce émanation de la personne de sa fille. Lucan, un peu ja-
loux, la surprenait méditant avec amour sur ces jolies nippes. Elle
allait aux écuries voir le cheval de Julia, qui avait suivi de près les
caisses; elle lui donnait du sucre et causait avec lui. Elle emplis-
sait de fleurs et de branchages verts l'appartement destiné au jeune
ménage.
Cette heureuse fièvre eut bientôt son heureux terme. Environ
huit jours après son arrivée à Pai'is, Julia lui écrivait qu'elle et son
mari comptaient partir le soir, et qu'ils seraient le lendemain ma-
tin à Cherbourg, C'était la station la plus rapprochée de Yastville.
Clotilde se disposa naturellement à les aller prendre avec sa voi-
ture. M. de Lucan, après en avoir conféré avec elle, ne crut pas
devoir l'accompagner. Il craignit de gêner les premières expansions
du retour, et, ne voulant pas cependant que Julia pût interpréter
JULIA DE TRÉCQEUR. 29
son absence comme un manque d'empressement, il résolut d'aller
à cheval au-devant des voyageurs.
V.
On était aux premiers jours de juin. Glotilde partit de grand ma-
tin fraîche et radieuse comme l'aube. Lucan se mettait en marche
deux heures plus tard au petit pas de son cheval. Les routes nor-
mandes sont charmantes en cette saison. Les haies d'épine parfu-
ment la campagne, et jettent çà et là sur les bords du chemin leur
neige rosée. Une profusion de jeune verdure constellée de fleurs
sauvages couvre le revers des fossés. Tout cela, sous le gai soleil
du matin, est une fête pour les yeux. M. de Lucan n'accordait ce-
pendant, contre sa coutume, qu'une attention distraite au spectacle
de cette souriante nature. Il se préoccupait à un degré qui l'éton-
nait lui-même de sa prochaine rencontre avec sa belle-fille. Julia
avait été pour sa pensée une obsession si forte que sa pensée en
avait gardé une empreinte exagérée. Il essayait en vain de lui
rendre ses proportions véritables, qui n'étaient après tout que celles
d'un enfant, autrefois enfant terrible, aujourd'hui enfant prodigue.
Il s'était habitué à lui prêter dans son imagination une importance
mystérieuse et une sorte de puissance fatale dont il avait peine à la
dépouiller. Il riait et s'irritait de sa faiblesse; mais il éprouvait une
agitation mêlée de curiosité et de vague inquiétude au moment de
voir en face ce sphinx dont l'ombre seule avait si longtemps troublé
sa vie, et qui venait maintenant s'asseoir en personne à son foyer.
Une calèche découverte, pavoisée d'ombrelles, parut au haut
d'une côte : Lucan vit une tête se pencher et un mouchoir s'agiter
hors de la voiture; il lança aussitôt son cheval au galop. Presque
au même instant la calèche s'arrêta, et une jeune femme sauta les-
tement sur la route; elle se retourna pour adresser quelques mots
à ses compagnons de voyage, et s'avança seule au-devant de Lu-
can. Ne voulant pas se laisser dépasser en procédés, il mit lui-
même pied à terre, donna son cheval au domestique qui le suivait,
et se dirigea avec empressement vers la jeune femme, qu'il ne re-
connaissait pas, mais qui était évidemment Julia. Elle venait à lui
sans hâter le pas, d'une démarche glissante, balançant légèrement
sa taille flexible. Tout en approchant, elle repoussa son voile d'un
coup de main rapide, et Lucan put retrouver dans ce jeune visage,
dans ces grands yeux un peu sombres, dans l'arc pur et allongé des
sourcils, quelques traits de l'enfant qu'il avait connu.
Quand le regard de Julia rencontra celui de Lucan, son teint pâle
se couvrit de pourpre. Il la salua très bas avec un sourire d'une
grâce affectueuse : — Welcomel dit-il.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
— Merci, monsieur, dit Julia d'une voix dont la sonorité grave et
mélodieuse frappa Lucan; — amis, n'est-ce pas? — Et elle lui tendit
ses deux mains avec une résolution charmante.
Il l'attira doucement pour l'embrasser; mais, croyant sentir un
peu de résistance dans les bras subitement raidis de la jeune
femme, il se borna à lui baiser le poignet au défaut du gant. Puis,
affectant de la regarder avec une admiration polie, qui d'ailleurs
était sincère : — J'ai vraiment envie de vous demander, dit-il en
riant, à qui j'ai l'honneur de parler.
— Yous me trouvez grandie? dit-elle en montrant ses dents
éblouissantes.
— Étonnamment, dit Lucan, très étonnamment. Je comprends
Pierre à merveille.
— Pauvre Pierre ! dit Julia, il vous aime bien. Ne le faisons pas
languir plus longtemps, si vous voulez.
Us se dirigèrent alors vers la calèche devant laquelle M. de Moras
les attendait, et tout en marchant côte à côte : — Quel joli pays!
reprit Julia,... et la mer tout près?
— Tout près.
— Nous ferons une promenade à cheval après déjeuner, n'est-ce
pas?
— Très volontiers ; mais vous devez être horriblement fatiguée,
ma chère enfant... Pardon!., ma chère... Au fait, comment voulez-
vous que je vous appelle?
— Appelez-moi madame,... j'ai été si mauvaise enfant! — Et elle
eut un accès de ce rire soudain, gracieux, mais un peu équivoque,
qui lui était familier. Puis élevant la voix : — Vous pouvez venir,
Pierre, votre ami est mon ami! — Elle laissa les deux hommes échan-
ger de cordiales poignées de main, s'élança dans la voiture, et repre-
. nant sa place auprès de sa mère : — Ma mère, dit-elle en l'embras-
sant, cela s'est très bien passé... N'est-ce pas, monsieur de Lucan?
— Très bien, dit Lucan en riant, sauf quelques détails.
— Oh! trop difficile, monsieur! dit Julia en se drapant dans ses
fourrures.
L'instant d'après, M. de Lucan galopait à côté de la portière pen-
dant que les trois voyageurs de la calèche se livraient à une de ces
causeries expansives qui suivent les crises heureusement dénouées.
Clotilde, désormais en possession de toutes ses amours, nageait dans
le ciel bleu. — Vous êtes trop jolie, ma mère, lui dit Julia. Avec une
grande fille comme moi, c'est coupable! — Et elle l'embrassait.
Lucan, tout en se mêlant à l'entretien et en démontrant le pay-
sage à Julia, essayait de résumer à part lui ses impressions sur la
cérémonie qui venait de s'accomplir. En somme, il pensait, comme
Sa belle-fille, que cela s'était bien passé, quoique la perfection n'y
JULTA DE TRECOEL'R. 31
fût pas. La perfection eût été de trouver en Julia une femme toute
simple qui se fût jetée bonnement au cou de son beau-père en riant
avec lui de son escapade d'enfant gâté; mais il n'avait jamais at-
tendu de Julia des allures aussi rondes. Elle avait été dans cette
circonstance tout ce qu'on pouvait attendre d'un naturel comme le
sien; elle s'était montrée gracieusement amicale; elle avait, il est
vrai, donné à cette première entrevue un certain tour dramatique
et solennel : elle était romanesque, et, comme Lucan l'était lui-
même passablement, cette bizarrerie ne lui avait pas déplu.
Il avait été au reste agréablement surpris de la beauté de M™* de
Moras, qui était en effet saisissante. La pureté sévère de ses traits,
l'éclat profond de son regard bleu frangé de longs cils noirs, l'ex-
quise harmonie de ses formes, n'étaient pas ses seules, ni même ses
principales séductions : elle devait son attrait rare et personnel à
une sorte de grâce étrange, mêlée de souplesse et de force, qui en-
chantait ses moindres mouvemens. Elle avait dans ses jeux de phy-
sionomie, dans sa démarche, dans ses gestes, l'aisance souveraine
d'une femme qui ne sent pas un seul point faible dans sa beauté,
et qui se meut, se développe et s'épanouit avec toute la liberté d'un
enfant dans son berceau ou d'un fauve dans les bois. Faite comme
elle l'était, elle n'avait pas de peine k se bien mettre : les plus sim-
ples toilettes s'ajustaient sur sa personne avec une précision élé-
gante qui faisait dire à la baronne de Pers, dans son langage inexact,
mais expressif : — On l'habillerait avec un gant de Suède !
Dans la même journée et dans les jours qui suivirent, Julia s'as-
sura de nouveaux titres aux bonnes grâces de M. de Lucan en se
prenant d'un goût vif pour le château de Vastville et pour les sites
environnans. Le château lui plut par son style romantique, son jar-
din à la vieille mode orné de charmilles et d'ifs taillés, les allées
solitaires du parc et ses bois mélancoliques semés de ruines. Elle
eut des extases devant les grandes plaines de bruyères fouettées
par les vents de l'océan, les arbres aux cimes tordues et convulsives,
les hautes falaises de granit creusées par les vagues éternelles. —
Tout cela, disait-elle en riant, avait beaucoup de caractère, et,
comme elle en avait beaucoup aussi, elle se sentait dans son élé-
ment. Elle avait trouvé sa patrie, elle était heureuse; sa mère, à
qui elle payait en effusions passionnées tout son arriéré de ten-
dresse, l'était encore davantage.
La plupart des journées se passaient en cavalcades. Après le dî-
ner, Julia, dans cette humeur joyeuse et un peu fiévreuse qui l'a-
nimait, racontait ses voyages en parodiant d'une manière plaisante
ses exaltations et la froideur relative de son mari devant les chefs-
d'œuvre de l'art antique. Elle illustrait ces souvenirs par des scènes
de mimique où elle déployait une adresse de fée, une verve d'ar-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
tiste, et parfois une drôlerie de rapin. En un tour de main, avec une
fleur, un chiffon, une feuille de papier, elle se faisait une coiffure
napolitaine, romaine, sicilienne. Elle jouait des scènes de ballet ou
d'opéra en repoussant la queue de sa robe d'un coup de pied tra-
gique, et en accentuant fortement les exclamations banales du ly-
risme italien : — O ciel! crudell perfidol O diol perdona! Puis
elle s'agenouillait sur un fauteuil, imitait la voix et les gestes
d'un prédicateur qu'elle avait entendu à Rome, et qui ne paraissait
pas l'avoir suffisamment édifiée. Dans toutes ces attitudes diverses,
elle ne perdait pas un atome de sa grâce, et ses poses les plus co-
miques gardaient de l'élégance. A la suite de ces folies, elle repre-
nait son air de reine ennuyée.
Sous le charme du mouvement et des prestiges de cette brillante
nature, M. de Lucan pardonnait volontiers à Julia les caprices et
les singularités dont elle était prodigue, surtout à l'égard de son
beau-père. Elle se montrait en général avec lui ce qu'elle avait été
dès le début, amicale et polie, avec une nuance d'ironie altière; mais
elle avait de fortes inégalités. Lucan surprenait parfois son regard
attaché sur lui avec une expression pénible et comme farouche. Un
jour, elle repoussait avec une brusque maussaderie la main qu'il lui
offrait pour l'aider à descendre de cheval ou à escalader une bar-
rière. Elle semblait fuir les occasions de se trouver seule avec lui,
et, quand elle ne pouvait échapper à quelques momens de tête-à,-
tête, elle laissait voir tantôt un malaise irrité, tantôt une imperti-
nence railleuse. Lucan pensait qu'elle se reprochait parfois de trop
démentir ses anciens sentimens, et qu'elle croyait se devoir à elle-
même de leur donner de temps en temps un gage de fidélité. Il lui
savait gré au surplus de réserver pour lui seul ces signes équivo-
ques et de n'en pas troubler sa mère. En somme, il n'attachait à
ces symptômes qu'une faible importance. S'^ y avait encore dans
les dispositions affectueuses de sa belle-fille un peu de lutte et d'ef-
fort, c'était de la part de ce caractère hautain un trait excusable,
une dernière défense qu'il se flattait de faire bientôt disparaître en
redoublant de délicates attentions.
Deux semaines environ après l'arrivée de Julia, il y eut un bal
chez la marquise de Boisfresnay, en son château de Boisfresnay, qui
est situé à deux ou trois lieues de Vastville. M. et M'"« de Lucan en-
tretenaient des relations de voisinage avec la marquise. Ils allèrent
à ce bal avec Julia et son mari, les hommes dans le coupé, les deux
femmes, à cause de leur toilette, seules dans la calèche. Vers mi-
nuit, Clotilde prit son mari à part, et lui montrant sa fille qui valsait
dans le salon voisin avec un officier de marine : — Chut ! mon ami,
lui dit-elle; j'ai une migraine affreuse, et Pierre s'ennuie à mourir;
mais nous n'avons pas le courage d'emmener Julia de si bonne
JULIA DE TRÉCOEUR. 33
heure... Voulez-vous être aimable? Vous la ramènerez, et nous al-
lons partir, Pierre et moi; nous vous laisserons la calèche.
— Très bien, ma chère, dit Lucan, sauvez-vous.
Clotilde et M. de Moras s'esquivèrent aussitôt.
Un instant plus tard, Julia, fendant dédaigneusement la foule qui
s'écartait devant elle comme devant un ange de lumière, souleva
son front superbe et fit un signe à Lucan. — Je ne vois plus ma
mère? lui dit-elle.
Lucan l'informa en deux mots de la combinaison qui venait d'être
arrêtée. Un éclair soudain jaillit des yeux de la jeune femme, ses
sourcils se plissèrent ; elle haussa légèrement les épaules sans ré-
pondre, et rentra dans le bal en se frayant passage avec la même
insolence tranquille. Elle s'abandonna de nouveau au bras d'un offi-
cier de marine, et parut prendre plaisir à tourbillonner dans sa
splendeur. Sa toilette de bal donnait en effet à sa beauté un étrange
éclat. Son sein et ses épaules, sortant de son corsage avec une sorte
d'insouciance chaste, gardaient dans l'animation de la danse la pu-
reté froide et lustrée du marbre.
Lucan lui proposa de valser avec elle; elle hésita, mais, ayant
consulté sa mémoire, elle découvrit qu'elle n'avait pas encore
épuisé la liste des officiers de marine qui s'étaient précipités par
escadres sur cette riche proie. Au bout d'une heure, elle se lassa
d'être admirée, et demanda la voiture. Comme elle s'enveloppait de
ses draperies dans le vestibule, son beau-père lui offrit ses services.
— INon! je vous en prie, dit-elle avec impatience; les hommes ne
savent pas,... pas du tout! — Puis elle se jeta dans la voiture d'un
air ennuyé. Cependant, comme les chevaux se mettaient en marche ;
— Fumez, monsieur, reprit-elle avec plus de bonne grâce. — Lucan
la remercia de la permission sans en profiter; puis tout en faisant
ses petits arrangemens de voisinage : — Vous éliez bien belle ce soir,
ma chère enfant! lui dit-il.
— Monsieur, dit Julia d'un ton nonchalant, mais affirmatif, je
vous défends de me trouver belle, et je vous défends de m'appeler :
ma chère enfant!
— Soit, dit Lucan. Eh bien! vous n'êtes pas belle, vous ne m'êtes
pas^chère, et vous n'êtes pas un enfant.
— Pour enfant, non, dit-elle énergiquement. Elle s'encapuchonna
de son voile, croisa les bras sur son sein, et s'accommoda dans son
coin où des clartés de lune venaient de temps à autre se jouer dans
ses blancheurs. — Peut-on dormir? demanda-t-elle.
— Comment donc? Très certainement. Voulez- vous que je ferme
la glace?
— S'il vous plaît. Mes fleurs ne vous feront pas mal?
TOME xcvui. — 1S72. 3
3/l REVUE DES DEUX MONDES.
— Pas du tout.
Après un silence : — M. de Lucan? reprit Julia.
— Chère madame?
— Expliquez-moi donc les usages, car il y a des choses que je
ne comprends pas bien... Est-ce qu'il est admis,... est-ce qu'il est
convenable qu'on laisse revenir du bal, en tête-à-tête, à deux heures
du matin, une femme de mon âge et un monsieur du vôtre?
— Mais, dit Lucan, non sans une certaine gravité, je ne suis pas
un monsieur,... je suis le mari de votre mère.
— Ah! sans doute, vous êtes le mari de ma mère! dit-elle en
scandant ces mots d'une voix vibrante, qui fit craindre à Lucan
quelque explosion. — Mais, paraissant dominer une violente émo-
tion, elle poursuivit d'un ton presque enjoué : — Oui, vous êtes le
mari de ma mère, et vous êtes même, suivant moi, un très mauvais
mari pour ma mère.
Suivant vous, dit tranquillement Lucan. Et pourquoi cela?
— Parce que vous ne lui convenez pas du tout.
Avez-voLîS consulté votre mère à ce sujet, ma chère dame? Il
me semble qu'elle en est meilleur juge que vous.
— Je n'ai pas besoin de la consulter. Il n'y a qu'à vous voir tous
deux. Ma mère est une créature angélique,... et vous, non.
— Qu'est-ce que je suis donc?
— Un romanesque, un tourmenté,... tout le contraire enfin. Un
jour ou l'autre vous la trahirez.
— Jamais, dit Lucan avec un peu de sévérité.
— En ètes-vous bien sûr, monsieur? dit Julia en dirigeant son
regard sur lui du fond de son capuchon.
— Chère madame, répondit M. de Lucan, vous me demandiez
tout à l'heure de vouloir bien vous apprendre ce qui est convenable
et ce qui ne l'est pas ; eh bien ! il n'est pas convenable que nous
prenions, vous votre mère, et moi ma femme, pour texte d'une
plaisanterie de ce genre, et par conséquent il est convenable de
nous taire.
Elle se tut, resta immobile et ferma les yeux. Après un moment,
Lucan vit une larme se détacher de ses longs cils, et glisser sur sa
joue. — Mon Dieu, mon enfant, dit- il, je vous ai blessée,... je vous
fais sincèrement mes excuses.
— Gardez vos excuses! dit -elle d'une voix sourde en ouvrant
brusquement ses grands yeux. Je ne veux pas plus de vos excuses
que de vos leçons!.. Yos leçons! comment en ai- je mérité l'humi-
liation?.. Je ne comprends pas. Quoi de plus inuocent que mes pa-
roles, et que voulez-vous donc que je vous dise? Est-ce ma faute si
je suis là seule avec vous,... si je suis obligée de vous parler,... si
je ne sais que vous dire? Gomment m'expose-t-on à cela? Pourquoi
JULIA DE TRÉCOEUR. 35
m'en demander plus que je n'en puis faire? On présume trop de
mes forces! C'est assez,... c'est mille fois trop déjà de la comédie
que je joue chaque jour... Dieu sait si j'en suis lasse !
Lucan eut peine à surmonter l'étonnement douloureux qui l'avait
saisi.
— Julia, dit-il enfin, vous avez bien voulu me dire que nous
étions amis; je le croyais... Ce n'est donc pas vrai?
— Non.
Après avoir lancé ce mot avec une sombre énergie, elle s'enve-
loppa la tête et le visage dans ses voiles, et demeura pendant le
reste du chemin plongée dans uji silence que M. de Lucan ne trou-
bla pas.
VI.
Après quelques heures d'un sommeil pénible, M. de Lucan se
leva le lendemain le front chargé de soucis. La reprise d'hostilités
qui lui avait été si clairement signifiée présageait sûrement pour
son repos de nouveaux troubles, pour le bonheur de Clotilde de
nouveaux déchiremens. Il allait donc rentrer dans ces odieuses agi-
tations qui avaient si longtemps désolé sa vie, et cette fois sans
aucune espérance d'en sortir. Comment en effet ne pas désespérer
à jamais de ce caractère indomptable que l'âge et la raison, que
tant d'égards et de tendresse avaient laissé impassible dans ses
préventions et ses haines? Comment comprendre et surtout com-
ment vaincre jamais le sentiment chimérique ou plutôt la manie
qui avait pris possession de cette âme concentrée, et qui s'y per-
pétuait sourdement, toujours près d'éclater en violences furieuses?
Clotilde et Julia n'avaient pas encore paru. Lucan alla faire un
tour dans le jardin pour respirer encore une fois la paix de sa chère
solitude, en attendant les orages prévus. A l'extrémité d'un berceau
de charmille, il aperçut le comte de Moras, le bras appuyé sur le
piédestal d'une vieille statue et les yeux fixés sur le sol. M. de Mo-
ras n'avait jamais été un rêveur; mais, depuis son arrivée au châ-
teau, il avait, dans plus d'une occasion déjà, laissé voir à Lucan des
dispositions mélancoliques très étrangères à son naturel. Lucan s'en
inquiétait cependant; comme il n'aimait pas lui-même qu'on forçât
sa confidence, il s'était abstenu de l'interroger.
Ils se prirent la main en s'abordant. — Vous êtes revenus tard
cette nuit? demanda le comte.
— Vers trois heures.
— Oh\ povet^o!.. A propos, merci de votre complaisance pour
Julia... Comment a-t-elle été pour vous?
— Mais... bien, dit Lucan. Un peu singulière, comme toujours.
— Oh! singulière... va de soi !
36 REVUE DES DEUX MONDES.
Il sourit assez tristement, prit le bras de Lucan, et, l'entraînant
dans les dédales de charmille : — Voyons, mon cher, lui dit-il
d'une voix contenue, entre nous deux, qu'est-ce que c'est que
Julia?
— Comment, mon ami?
— Oui, quelle femme est-ce que ma femme? Si vous le savez, je
vous en prie, dites-le-moi.
— Pardon;... mais c'est à vous que je le demanderai.
— A moi? dit le comte; mais je l'ignore absolument. C'est une
énigme dont le mot m'échappe. Elle me charme et m'épouvante...
Elle est singulière, disiez- vous? Elle est plus que cela,... elle est
fantastique. Elle n'est pas de ce monde. Je ne sais qui j'ai épousé...
Vous vous rappelez cette belle et froide créature des contes arabes
qui se relevait la nuit pour aller faire des orgies dans les cimetières. . .
C'est absurde, mais elle m'y fait songer !
L'œil troublé du comte, le rire contraint dont il accompagnait
ses paroles, émurent vivement Lucan. — Ainsi, lui dit-il, vous êtes
malheureux ?
— On ne peut davantage, répondit le comte en lui serrant la
main avec force. Je l'adore, et je suis jaloux,.... sans savoir de qui
ni de quoi. Elle ne m'aime pas,... et cependant elle aime,... elle
doit aimer! Comment en douter? Vous la voyez, c'est l'image
même de la passion ; le feu de la passion déborde dans ses paroles,
dans ses regards, dans le sang de ses veines!.. Et près de moi,
c'est la statue glacée d'un tombeau !
— Franchement, mon cher, dit Lucan, vous me semblez exagé-
rer beaucoup vos désastres. En réalité, ils me paraissent se réduire
à très peu de chose. D'abord, vous êtes sérieusement amoureux
pour la première fois de votre vie, je crois ; vous aviez beaucoup
entendu parler de l'amour, de la passion, et peut-être en atten-
diez-vous des merveilles excessives. En second lieu, je vous ferai
observer que les très jeunes femmes sont rarement très passion-
nées. L'espèce de froideur dont vous semblez vous plaindre est
donc très explicable sans l'intervention du surnaturel. Les jeunes
femmes, je vous le répète, sont en général idéahstes ; leurs amours
n'ont pas de corps... Vous demandez de qui ou de quoi vous devez
être jaloux? Soyez-le donc de tout ce romanesque vague qui tour-
mente les jeunes imaginations, du vent, de la tempête, des plaines
désertes, des falaises sauvages, de mon vieux manoir, de mes bois et
de mes ruines, car Julia adore tout cela! Soyez -le surtout de ce culte
ardent qu'elle conserve à la mémoire de son père, et qui absorbe
encore, — j'en ai la preuve récente, — le plus vif de sa passion.
— Vous me faites du bien, reprit Pierre de Moras en respirant
avec allégement, et cependant je m'étais dit tout cela,.. Mais, si elle
JULIA DE TRÉCOEUR. 37
n'aime pas,... elle aimera,... elle aimera un jour,... et si ce n'était
pas moi! Si elle donnait à un autre tout ce qu'elle me refuse!..
Mon ami, ajouta le comte, dont les beaux traits pâlirent, — je la
tuerais de ma main !
— Amoureux ! dit Lucan, et moi, je ne suis plus rien alors ?
— Vous, mon ami? dit Moras avec émotion,,., vous voyez ma
confiance! Je vous livre des faiblesses honteuses... Ah! pourquoi
ai-je jamais connu un autre sentiment que celui de l'amitié! Elle
seule rend tout ce qu'on lui donne, elle fortifie au lieu d'énerver;
c'est la seule passion digne d'un homme... Ne m'abandonnez ja-
rrtais, mon ami; vous me consolerez de tout.
La cloche qui annonçait l'heure du déjeuner les rappela au châ-
teau. Julia se disait fatiguée et souffrante. A l'abri de ce prétexte,
son humeur silencieuse, ses réponses plus que sèches aux ques-
tions poîies de Lucan, passèrent d'abord sans éveiller l'attention
de sa mère et de son mari ; mais pendant le reste de la journée, et
parmi les divers incidens de la vie de famille, le ton agressif de Ju-
lia et ses façons maussades à l'égard de Lucan s'accentuèrent trop
fortement pour n'être pas remarqués. Toutefois, comme Lucan avait
la patience et le bon goût de ne pas sembler s'en apercevoir, cha-
cun garda pour soi ses impressions. Le dîner fut ce jour-là plus
sérieux qu'à l'ordinaire. La conversation tomba vers la fin du repas
sur un terrain brûlant, et ce fut Julia qui l'y amena, sans d'ailleurs
penser à mal. Elle épuisait sa verve railleuse sur un bambin de huit
à dix ans, fils de la marquise de Boisfresnay, lequel l'avait fort aga-
cée la veille en promenant dans le bal sa suffisante petite personne,
et en se lançant agréablement comme une toupie dans les jambes
des danseurs et dans les robes des danseuses. La marquise se pâ-
mait de joie devant ces délicieuses espiègleries. Clotilde la défendit
doucement en alléguant que cet enfant était son fils unique. — Ce
n'est pas une raison pour faire cadeau à la société d'un drôle de
plus, dit Lucan.
— Au reste, reprit Julia, qui s'empressa de n'être plus de son
propre avis dès que son beau-père en était, il est parfaitement
reconnu que les enfans gâtés sont ceux qui tournent le mieux.
— Il y a bien au moins quelques exceptions, dit froidement
Lucan.
— Je n'en connais pas, dit Julia.
— Mon Dieu! dit le comte de Moras sur un ton de conciliation,
à tort ou à raison, c'est fort la mode aujourd'hui de gâter les enfans.
— C'est une mode criminelle, dit Lucan. Autrefois on les fouet-
tait, et on en faisait des hommes.
— Quand on a ces dispositions-là, dit Julia, on ne mérite pas
d'avoir des enfans... et on n'en a pas ! ajouta-t-elle avec un regard
38 REVUE DES DEUX MONDES.
direct qui aggravait encore l'intention désobligeante et même
cruelle de ses paroles.
M. de Lucan devint très pâle. Les yeux de Clotilde s'emplirent
de larnies. Julia, embarrassée de son triomphe, sortit de la salle.
Sa mère, après être restée quelques minutes le visage caché dans
ses mains, se leva et alla la rejoindre.
— Ah çà! mon cher, dit M. de Moras dès qu'il se trouva seul
avec Lucan, que s'est-il donc passé entre vous la nuit dernière?..
Vous m'aviez jiien dit quelque chose de cela tantôt,... mais j'étais si
absorbé dans mes préoccupations égoïstes que je n'y ai pas pris
garde... Enfin, que s'est-il passé? *■
— Rien de grave. Seulement j'ai pu me convaincre qu'elle ne me
pardonnait pas de tenir une place qui, suivant elle, n'aurait jamais
dû être remplie.
— Que me conseillez-vous, George? reprit M. de Moras. Je ferai
ce que vous voudrez.
— Mon ami, dit Lucan en lui posant doucement les mains sur les
épaules, ne vous offensez pas ; mais la vie commune dans ces con-
ditions devient bien difficile. N'attendons pas quelque scène irré-
parable. A Paris, nous pourrons nous voir sans inconvénient. Je vous
conseille de l'emmener.
— Si elle ne veut pas?
— Je parlerais ferme, dit Lucan en le regardant dans les yeux;
— j'ai à travailler ce soir, cela se trouve bien. A bientôt, mon ami.
M. de Lucan s'enferma dans sa bibliothèque. Une heure plus
tard, Clotilde vint l'y trouver. Il put voir qu'elle avait beaucoup
pleuré ; mais elle lui tendit son front avec son plus doux sourire.
Pendant qu'il l'embrassait, elle murmura simplement à voix basse :
— Pardon pour elle ! — Et la charmante créature se retira à la hâte
en dissimulant son émotion.
Le lendemain, M. de Lucan, levé comme de coutume d'assez grand
matin, travaillait depuis quelque temps près de la fenêtre de la bi-
bliothèque, qui s'ouvrait à une faible hauteur sur le jardin. Il ne
fut pas médiocrement surpris de voir apparaître le visage de sa
belle-fille entre les lianes de chèvrefeuille qui s'enlaçaient au feuil-
lage de fer du balcon : — Monsieur, dit-elle de sa voix chantante,
êtes-vous bien occupé ?
— Mon Dieu, non! répondit-il en se levant.
— C'est qu'il fait un temps divin, reprit-elle. Voulez-vous venir
vous promener avec moi?
— Mon Dieu, oui.
— Eh bien! venez... Dieu! ça sent bon, ce chèvrefeuille! — Et
elle en arracha quelques fleurs qu'elle jeta par la fenêtre à Lucan
avec un éclat de rire. Il les fixa dans sa boutonnière en faisant le
JULIA DE TRÉCOEUR. 39
geste d'un homme qui ne comprend rien à ce qui se passe, mais qui
d'ailleurs n'en est pas fâché.
Il la trouva en fraîche toilette du matin, piaffant sur le sable de
son pied léger et impatient. — Monsieur de Lucan, lui dit -elle gaî-
ment, ma mère veut que je sois aimable pour vous, mon mari le
veut, le ciel aussi, je suppose; c'est pourquoi je le veux également,
et je vous assure que je suis très aimable quand je m'en donne la
peine,... vous verrez ça!
— Est-il possible ? dit Lucan.
— Vous verrez, monsieur!., répondit-elle en lui faisant avec
testes ses grâces une révérence théâtrale.
— Et où al'ons-nous, madame?
— Où il vous plaira,... dans les bois, à l'aventure, si vous voulez.
Les collines boisées étaient si rapprochées du château qu'elles
bordaient d'une fi ange d'ombre un des cô'és de la cour. M. de Lu-
can et Julia s'engagèrent dans le premier sentier qui se présenta
devant eux; mais Julia ne tarda point à quitter les chemins frayés
pour marcher au hasard d'un arbre à l'autre, s'égarant à plaisir,
battant les fourrés de sa canne, cueillant des fleurs ou des feuil-
lages, s'arrêtant en extase devant les bandes lumineuses qui rayaient
cà et là les tapis de mousse, franchement enivrée de mouvement,
de plein air, de soleil et de jeunesse. Elle jetait à son compagnon
tout en marchant des mots de gracieuse camaraderie, des interpel-
lations foUes, des moqueries d'enfant, et faisait retentir les bois de
la mélodie de son rire.
Dans son admiration pour la flore sauvage, elle avait peu à peu
récolté un véritable fagot dont M. de Lucan acceptait la charge avec
résignation : s'apercevant qu'il succombait sous le poids, elle s'assit
sur les racines d'un vieux chêne pour faire, dit-elle, un triage dans
tout ce pêle-mêle. Elle prit alors sur ses genoux le paquet d'herbes
et de fleurs, et se mit à rejeter tout ce qui lui parut d'une qua-
lité inférieure. Elle passait à Lucan, assis à quelques pas d'elle, ce
qu'elle croyait devoir réserver pour le bouquet définitif, motivant
gravement ses arrêts à chacune des plantes qu'elle examinait ;
— Toi, ma chère, trop maigre!., toi, gentille, mais trop courte!..
toi, tu sens mauvais!., toi, tu as l'air bête!.. — Puis venant brus-
quement à un autre ordre d'idées qui ne laissa pas d'inquiéter
d'abord M. de Lucan : — C'est vous, n'est-ce pas, lui dit-elle, qui
avez conseillé à Pierre de me parler avec fermeté ? "^
— Moi ! dit Lucan ; quelle idée !
— Ça doit être vous. — Toi, poursuivit-elle en continuant de
s'adresser à ses fleurs, tu as l'air malade, bonsoir!.. — Oui, ça doit
être vous... On vous croirait doux, à vous voir,,, et vous êtes très
dur, très tyrannique...
àO REVUE DES DEUX MONDES.
— Féroce, dit Lucan.
— Au reste, je ne vous en veux pas. Vous avez eu raison. Ce
pauvre Pierre est trop faible avec moi. J'aime qu'un homme soit un
homme... 11 est pourtant très brave, n'est-ce pas?
— Infiniment, dit Lucan. Il est capable de la plus extrême
énergie.
— Il en a l'air, et cependant avec moi... c'est un ange.
— C'est qu'il vous aime.
— Très probable!.. Il y a de ces fleurs qui sont curieuses... On
dirait une petite dame, celle-ci !
— J'espère bien que vous l'aimez aussi, mon brave Pierre? ^
— Très probable encore. — Après une pause, elle secoua la tête :
— Et pourquoi l'aimerais-je?
— Belle question ! dit Lucan ; mais parce qu'il est parfaitement
digne d'être aimé, parce qu'il a tous les mérites, l'intelligence, le
cœur et même la beauté,... enfin parce que vous l'avez épousé.
— M. de Lucan, voulez-vous que je vous fasse une confidence?
— Je vous en prie.
— Ce voyage d'Italie a été très mauvais pour moi.
— Comment cela?
— Avant mon mariage, figurez-vous que je ne me croyais pas
laide précisément, mais je me croyais ordinaire.
— Oui,... eh bien?
— Eh bien! en me promenant en Italie, à travers tous ces souve-
nirs et tous ces marbres si admirés, je faisais d'étranges réflexions...
Je me disais qu'après tout ces princesses et ces déesses du monde
antique qui rendaient fous les bergers et les rois, pour lesquelles
éclataient les guerres et les sacrilèges, étaient à peu près des per-
sonnes dans mon genre. Alors m'est venue l'idée fatale de ma beauté.
J'ai compris que je disposais d'une puissance exceptionnelle, que
j'étais une chose sacrée qui ne devait pas se donner à un prix vul-
gaire, qui ne pouvait être que la récompense,... que sais-je? d'une
grande action... ou d'un grand crime!
Lucan resta un moment interdit par l'audacieuse naïveté de ce
langage. Il prit le parti d'en rire: — Mais, ma chère Julia, dit-il,
faites attention : vous vous trompez de siècls... Nous ne sommes
plus au temps où l'on se mettait en guerre pour les beaux yeux des
dames... Au reste, parlez-en à Pierre : il a tout ce qu'il faut pour
vous fournir la grande action demandée ; quant au crime, je crois
que vous devez y renoncer.
— Croyez-vous? dit Julia. C'est dommage, ajouta-t-elle en écla-
tant de rire. — Enfin vous voyez, je vous dis toutes les folies qui
me passent par la tête... C'est aimable, ça, j'espère?
— C'est extrêmement aimable, dit Lucan. Continuez.
JLLIA DE TRÉCOEUR. hi
— Avec ce précieux encouragement, monsieur!., dit-elle en se
levant et en achevant sa phrase par une révérence ; — mais pour
le moment allons déjeuner. Je vous recommande mon bouquet.
Tenez les têtes en bas... Marchez devant, monsieur, et par le plus
court, je vous prie, car j'ai un appétit qui m'arrache des larmes.
Lucan prit le sentier qui menait le plus directement au château.
Elle le suivit d'un pas agile, tantôt fredonnant une cavatine, tantôt
lui adressant de nouvelles instructions sur la manière de tenir son
bouquet, ou le touchant légèrement du bout de sa canne pour lui
faire admirer quelque oiseau perché sur une branche.
Cîotilde et M. de Moras les attendaient, assis sur un banc devant
la porte du château. L'inquiétude peinte sur leur visage se dissipa
au bruit de la voix rieuse de JulJa. Dès qu'elle les aperçut, la jeune
femme enleva le bouquet à Lucan, accourut vers Cîotilde, et, lui
jetant dans les bras sa moisson de fleurs : — -Ma mère, dit-elle, nous
avons fait une délicieuse promenade... Je me suis beaucoup amu-
sée, M. de Lucan aussi,... et de plus il a beaucoup profité dans ma
conversation... Je lui ai ouvert des horizons!.. (Elle décrivit avec la
main une grande courbe dans le vide, pour indiquer l'immensité
des horizons qu'elle avait ouverts à M. de Lucan.) Puis, entraînant
sa mère vers la salle à manger et aspirant l'air avec force : — Oh!
cette cuisine de ma mère! dit-elle. Quel arôme!
Cette belle humeur, qui mit le château en fête, ne se démentit
pas de toute la journée, et, chose inespérée, elle persista le lende-
main et les jours suivans sans altération sensible. Si Julia nourris-
sait encore quelques restes de ses farouches ennuis, elle avait du
moins la bonté de les réserver pour elle et d'en souffrir seule. Plus
d'une fois encore on la vit revenir de ses excursions solitaires, le
front soucieux et l'œil sombre; mais elle secouait ces dispositions
équivoques dès qu'elle se retrouvait en famille, et n'avait plus que
des grâces. Elle en avait surtout pour M. de Lucan, envers qui elle
sentait apparemment qu'elle avait beaucoup à réparer. Elle absor-
bait même son temps sans beaucoup de discrétion, et le mettait un
peu trop souvent en réquisition pour des promenades, des dessins
de tapisserie, de la musique à quatre mains, quelquefois pour rien,
simplement pour le déranger, se plantant devant ses fenêtres, et lui
posant à travers ses lectures des séries de questions burlesques.
Tout cela était charmant : M. de Lucan s'y prêtait avec complai-
sance, et n'avait pas d'ailleurs grand mérite.
La baronne de Pers vint sur ces entrefaites passer trois jours
chez sa fille. Elle fut informée aussitôt avec détails du changement
miraculeux qui s'était opéré dans le caractère de Julia et dans sa
manière d'être k l'égard de son beau-père. Témoin des gracieuses
attentions qu'elle prodiguait à M. de Lucan, M'"* de Pers eut des
h1 REVUE DES DEUX MONDES.
démonstrations de vive satisfaction, au milieu desquelles on re-
trouvait toutefois quelques traces de ses anciennes préventions
contre sa petite-fille.
La veille du départ de la baronne, on invita quelques voisins à
dîner pour lui être agréable, car elle n'avait qu'un faible goût pour
l'intimité de famille, et elle aimait passionnément les étrangers. On
lui donna donc, faute de temps pour mieux faire, le curé de Vast-
ville, le percppteur, le médecin et le receveur de l'enregistrement,
hôtes assez habituels du château et grands admirateurs de Julia.
C'était peu de chose sans doute, c'était assez cependant pour four-
nir à la baronne l'occasion suffisante de mettre une robe habillée.
Julia pendant le dîner parut s'appliquer à faire la conquête du
curé, vieillard candide, qui subissait la fascination de sa voisine
avec une sorte de stupeur joyeuse. Elle le faisait manger, elle le
faisait boire, elle le faisait rire. — Quel serpent, n'est-ce pas, mon-
sieur le curé? dit la baronne.
— Elle est bien aimable, dit le curé.
— A faire frémir, reprit la baronne.
Le soir, après quelques tours de valse, Julia, accompagnée par
son mari, chanta de sa belle voix grave des mélodies inédites, des
chansons nationales qu'elle avait rapportées d'Italie. Un de ces airs
lui rappelant une espèce de tarentelle qu'elle avait vu danser par
des femmes de Procida, elle pria son mari de la jouer. Elle contait
en même temps avec feu comment se dansait cette tarentelle, en
donnant une rapide indication des pas, des gestes et des attitudes;
puis, tout à coup entraînée par l'ardeur de son récit : — Attendez,
Pierre, dit-elle, je vais la danser... Ce sera plus simple. — Elle re-
leva sa traîne, qui la gênait, et pria sa mère de la fixer avec des
épingles. Pendant ce temps, elle s'occupait elle-même activement :
il y avait sur la cheminée et sur les consoles des vases remplis de
fleurs et de verdure; elle y puisait de ses mains alertes, et, posée
devant une glace, elle piqiiait et entrelaçait pêle-mêle dans ses
cheveux magnifiques des fleurs, des herbes, des grappes, des épis,
tout ce qui venait sous ses doigts. La tête chargée de cette cou-
ronne épaisse et frissonnante, elle vint se placer au milieu du salon.
— Allez, mon ami! dit-elle à M. de Moras. — Il joua la tarentelle,
qui débutait par une sorte de pas de ballet lent et solennel que Ju-
lia mima avec ses airs souverains, déployant et reployant comme
des guirlandes ses bras d'aimée; puis, le rhythme s'animanî de plus
en plus,, elle frappa le parquet de ses pas rapides et redoublés avec
la souplesse sauvage et le sourire épanoui d'une jeune bacchante ;
brusquement elle termina par une glissade prolongée qui l'amena
toute palpitante devant M. de Lucan, assis en face d'elle. Là, elle
fléchit un genou, porta d'un geste soudain ses deux mains à ses
JULIA DE TRÉCOEUR. l\Z
cheveux, et, secouant en même temps sa têle penchée, elle fit tom-
ber sa couronne en pluie de fle-urs aux pieds de Lucan, en disant
de sa plus douce voix, sur le ton d'un gracieux hommage : Mon-
sieur!., après quoi elle se redressa, toujours glissante, se jeta dans
un fauteuil, prit gravement le tricorne du curé, et s'en éventa le
visage.
Au milieu des applaudissemens et des rires qui remplissaient le
salon, la baronne de Pers se rapprocha doucement de Lucan sur le
canapé qu'ils occupaient en commun , et lui dit tout bas : — Ah
çà! mon cher monsieur, qu'est-ce que c'est donc que ce nouveau
système-là? Savez-vous que j'aimais encore mieux sa première ma-
nière?..
— Gomment, chère madame? Pourquoi donc? dit simplement
Lucan.
Mais avant que la baronne eût pu s'expliquer, en supposant qu'elle
en eût l'intention, Julia fut prise d'une nouvelle fantaisie. — Déci-
dément j'étouffe, dit-elle. Monsieur de Lucan, offrez-moi votre bras.
— Elle sortit, et Lucan l'accompagna. Elle s'arrêta dans le vestibule
pour se couvrir la tête de son grand voile blanc, parut hésiter un
moment entre la porte du jardin et celle de la cour, puis se déci-
dant : — Dans l'Allée aux Dames, dit-elle; c'est là qu'il fait le plus
frais.
L'Allée aux Dames, qui était le lieu de promenade favori de Ju-
lia, s'ouvrait en face de l'avenue, à l'autre extrémité de la cour.
C'était un sentier en pente douce pratiqué entre l'escarpement ro-
cheux des coteaux boisés et le bord d'un ravin qui paraissait avoir
été un des fossés de l'ancien château. Un ruisseau coulait au fond
de ce ravin avec un bruit mélancolique; il allait se perdre à quelque
distance, dans un petit étang ombragé de saules, et gardé par deux
vieilles nymphes de marbre, auxquelles l'Allée aux Dames devait
son nom, consacré par la tradition du pays. A mi-chemin entre la
cour et l'étang, des fragmens de murs et des cintres brisés, débris
de quelque fortification extérieure, s'étagcaient sur le revers du co-
teau ; pendant quelques pas, ces ruines bordaient le sentier de leurs
épais contre-forts, et y projetaient, avec des festons de lierre et
de ronces, une masse d'ombre que la nuit changeait en ténèbres
opaques. On eût dit alors que le passage était coupé par un abîme.
Le caractère sombre de ce site n'était pas d'ailleurs sans quelques
adoucissemens : un sable fin et sec jonchait le sentier; des bancs
rustiques étaient adossés çà et là contre l'escarpement; enfin les
talus gazonnés qui descendaient dans le ravin étaient semés de ja-
cinthes, de violettes et de rosiers nains dont le parfum s'élevait et
se conservait dans cette allée couverte comme l'odeur de l'encens
dans une église.
h^ REVUE DES DEUX MONDES.
On était alors à la fin de juillet, et la chaleur avait été accablante
dans la journée. En quittant l'atmosphère de la cour encore embra-
sée par les feux du couchant, Julia respira avec avidité l'air frais
du ruisseau et des bois. — Dieu! que c'est bon! dit-elle. — Mais
j'ai peur que ce ne soit trop bon, dit Lucan; permettez-moi... —
Et il lui roula en double autour du cou les bouts flottans de son
voile. — Gomment! vous tenez donc à mes jours? dit-elle. — Mais
certainement. — C'est magnanime !
Elle fit quelques pas en silence, s' appuyant légèrement sur le
bras de son compagnon, et balançant à sa manière sa taille gra-
cieuse. — Votre bon curé doit me prendre pour une espèce de
diable? reprit- elle.
— Il n'est pas le seul, dit Lucan avec un sang-froid ironique.
Elle eut un rire bref et contraint; puis après une nouvelle pause,
en continuant sa marche, le front penché : — Vous devez pourtant
me détester un peu moins maintenant, dites?
— Un peu moins.
— Soyez sérieux, voulez-vous? Je sais que je vous ai fait beau-
coup souffrir... Commencez-vous à me pardonner? — Sa voix avait
pris un accent de sensibilité qui ne iui était pas ordinaire, et qui
toucha M. de Lucan.
— Je vous pardonne de grand cœur, mon enfant, répondit-il.
Elle s'arrêta, et lui saisissant les deux mains : — C'est vrai? c'est
fini de nous haïr?., dit-elle d'un ton bas et comme timide... Vous
m'aimez un peu?
— Je vous remercie, dit Lucan avec une gravité émue; je vous
remercie, et je vous aime bien.
Comme elle l'attirait doucement, il l'enlaça d'une franche et
affectueuse étreinte, et posa les lèvres sur son front, qu'elle lui ten-
dait; mais au même instant il sentit la taille souple de la jeune
femme se raidir; sa tête se renversa, puis elle s'affaissa tout en-
tière, et glissa dans ses bras comme une tige fauchée.
Il y avait un banc à deux pas, il l'y porta; mais après l'y avoir
déposée, au lieu de lui porter secours, il demeura dans une attitude
d'étrange immobilité devant cette forme charmante et inerte. Il y
eut un long silence que troublait seul le bruit doux et triste du
ruisseau. Se réveillant enfin de sa stupeur, M. de Lucan appela plu-
sieurs fois d'une voix haute et presque dure: — Julia! Julia! —
Comme elle restait sans mouvement, il descendit dans le ravin à la
hâte et y puisa de l'eau dans sa main ; il lui en baigna les tempes.
Après un moment, il vit dans l'ombre ses grands yeux s'ouvrir, et
il l'aida à soulever sa tête. — Qu'est-ce que c'est? dit-elle en le
regardant d'un air égaré; qu'est-ce qui est arrivé, monsieur?
— Mais vous vous êtes trouvée mal , dit Lucan en riant.
JULIA DE TRÉCOEUR. A5
— Trouvée mal? répéta Julia.
— Sans doute; c'est ce que je craignais... Le froid vous aura sai-
sie. Pouvez-vous marcher? voyons, essayez.
— Très bien, dit-elle en lui prenant le bras.
Comme tous ceux qui éprouvent des défaillances subites, Julia ne
se rappelait que d'une manière très indistincte la circonstance qui
avait provoqué son évanouissement.
Ils avaient repris à pas lents le chemin du château. — Trouvée
mal! reprit-elle gaîment; Dieu ! que c'est ridicule ! — Puis avec une
vivacité subite : — Mais qu'est-ce que j'ai dit? Est-ce que j'ai parlé?
— Vous avez dit : J'ai froid ! et puis vous êtes partie.
— Comme cela?
— Comme cela.
— Est-ce que vous avez cru que j'étais morte?
— Je l'ai espéré un instant, dit froidement Lucan.
— Quelle horreur!.. Mais nous causions avant cela? Qu'est-ce
que nous disions?
— Nous faisions un pacte de bonne amitié.
— Eh bien ! il n'y paraît guère,... monsieur de Lucan!
— Madame?
— Vous avez l'air de m'en vouloir de ce que je me suis trouvée
mal?
— Sans doute... D'abord je n'aime pas les histoires,... et puis
c'est entièrement votre faute;... vous êtes si imprudente, si dérai-
sonnable !
— Oh! mon Dieu!., voulez-vous un bâton? — Et comme on
apercevait les lumières du château : — A propos, n'inquiétez pas
ma mère de ce détail, n'est-ce pas?
— Je n'aurai garde; soyez tranquille.
— Vous êtes parfaitement maussade, vous savez?
— C'est vrai; mais j'ai passé là quelques minutes tellement pé-
nibles...
— Je vous plains de toute mon âme, dit sèchement Julia. — Elle
se débarrassa de son voile dans le vestibule, et rentra dans le salon.
La baronne de Pers, qui devait partir le lendemain de bonne
heure, s'était déjà retirée. Julia joua des sonates à quatre mains
avec sa mère. M. de Lucan remplaça le mort au whist du curé, et
la soirée s'acheva paisiblement.
VII.
Le lendemain matin, Clotilde allait monter en voiture avec sa
mère, qu'elle conduisait à la gare; M. de Lucan, retenu au château
par un rendez-vous d'affaire, assistait à leur départ. Il remarqua
llQ REVUE DES DEUX MONDES.
l'air absorbé de la baronne; elle était silencieuse contre sa cou-
tume, elle jetait sur lui des regards embarrassés; elle s'approcha
plusieurs fois avec un sourire contraint et d'un air de confidence,
puis se borna à lui adresser des paroles banales. Enfin, profitant
d'un moment où Glotilde donnait quelques ordres, elle se pencha
par la portière, et serrant avec force la main de Lucan : — Soyez
honnête homme, monsieur! dit-elle. — Il vit en même temps ses
yeux se mouiller. La voiture partit aussitôt.
L'affaire dont s'occupait alors M. de Lucan, et dont il s'entretint
longuement ce matin même avec son avocat et son avoué, arrivés
de Gaen dans la nuit, était un vieux procès de famille que le maire
de Vastville, personnage ambitieux et taquiii, avait mis sa gloire à
ressusciter. Il s'agissait d'une ancienne revendication de biens com-
munaux qui n'allait à rien moins qu'à dépouiller M. de Lucan d'une
partie de ses bois, et à déshonorer son domaine patrimonial. Il
avait gagné ce procès en première instance; mais on allait bientôt
le juger en appel, et il conservait des craintes sur le résultat défi-
nitif. Il n'eut pas d; peine à colorer de ce prétexte pendant quelques
jours aux yeux des habitans du château une sévérité de physiono-
mie, une brièveté de langage, des goûts de solitude qui couvraient
peut -être des soucis plus graves. Ce prétexte ne tarda pas à lui
manquer. Un télégramme lui apprit dès le commencement de la se-
maine suivante que son procès était définitivement gagné, et il dut
manifester à cette occasion une allégresse qui était loin de son cœur.
Il reprit dès ce moment le train de la vie commune auquel Julia
continuait d'imprimer tout le mouvement de son active imagina-
tion. Toutefois il ne se prêta plus avec la même familiarité affec-
tueuse aux caprices de sa belle-fille. Elle s'en aperçut; mais elle ne
s'en aperçut pas seule. Lucan surprit dans les regards de M. de
Moras de l'étonnement, dans ceux de Glotilde des reproches. Un
danger nouveau lui apparut. Il se donnait des torts qu'il était éga-
lement impossible, également redoutable d'expliquer ou de laisser
interpréter.
Avec le temps d'ailleurs, la laeur effroyable qui lui avait traversé
le cerveau dans une circonstance récente s'affaiblissait; elle ne je-
tait plus dans son esprit la même force dô conviction. Il concevait
des doutes; il s'accusait par instans d'une véritable aberration; il
accusait la baronne de préventions cruelles et coupables, il se disait
enfin qu'en tout cas le parti le plus sage était de ne pas croire au
drame, et de ne pas le vivifier en y prenant sérieusement un rôle.
Malheureusement le caractère de Julia, plein de surprises et d'im-
prévu, ne permettait guère de suivre avec elle un plan de conduite
régulier.
Par une belle après-midi, les hôtes du château, accompagnés de
JULIA DE TRÉCOEUR. kl
quelques voisins, avaient fait une excursion à cheval jusqu'à l'ex-
trétnité du cap La Hague. Au retour et vers le milieu de la route,
Julia, qui avait été remarquablement silencieuse tout le jour, se dé-
tacha du groupe principal, et, jetant de côté à M. de Lucan un re-
gard expressif, poussa son cheval un peu en avant. Il la rejoignit
presque aussitôt. Elle lui lança de nouveau un coup d'oeil oblique,
et brusquement, de son accent le plus amer et le plus haut : —
Est-ce que ma présence vous est dangereuse, monsieur?
— Comment, dangereuse? dit-il en riant. Je ne vous comprends
pas, ma chère dame.
— Pourquoi me fuyez-vous? que vous ai-je fait? Que signifient
ces allures nouvelles et désagréables que vous affectez avec moi?
C'est une chose vraiment étrange que vous soyez d'autant moins
poli que je le suis davantage. On me persécute pendant des années
pour que je vous fasse des mines gracieuses, et quand je m'épuise
à vous en faire, vous boudez ! Qu'est-ce que cela veut dire? Qu'est-
ce qui vous passe par la tête?.. Infiniment curieuse de le savoir.
— C'est bien simple, et je vais vous l'apprendre en deux mots.
II me passe par la tète qu'après avoir été peu aimable avec moi,
vous l'êtes maintenant presque trop... J'en suis sincèrement tou-
ché et charmé; mais je crains véritablement quelquefois de trop dé-
tourner à mon profit des attentions auxquelles je n'ai pas seul droit.
Vous savez combien j'aime votre mari... Il ne peut être question ici
de jalousie, bien entendu; mais l'affection d'un homme est fière et
ombrageuse. Sans descendre à des sentimens bas et d'ailleurs im-
possibles, Pierre, se voyant un peu négligé, pourrait se froisser,
s'attrister, et nous en serions tous deux désespérés, n'est-ce pas?
— Je ne sais rien faire à demi, dit-elle avec un geste d'impa-
tience. On ne change pas son naturel. C'est avec mon cœur à moi,
et non avec celui d'un autre, que j'aime et que je sais... Et puis,...
pourquoi n'entrerait-il pns dans mes idées de donner de la jalousie
à Pierre?.. Ma vieille haine légendaire pour vous a peut-être fait
ce savant calcul... Il vous tuerait, ou moi, et ce serait un dénoû-
ment comme un autre.
— Vous me permettrez bien d'en préférer un autre, dit Lucan,
essayant toujours, mais sans grand succès, de donner un tour en-
joué à ce farouche entretien.
— Au reste, continua- t-elle, rassurez-vous, mon char monsieur.
Pierre n'est pas jaloux... Il ne se doute de rien, comme on dit dans
les vaudevilles ! — Elle eut un de ses rires mauvais et reprit aus-
sitôt d'un ton sérieux : — Et de quoi se douterait-il? Si je suis ai-
mable pour vous, c'est par ordre,... et personne ne peut savoir jus-
qu'à quel point j'y mets du mien.
— Je suis persuadé que vous ne le savez pas vous-même.
llS RE.VUE DES DEUX MONDES.
dit-il en riant. Vous êtes une personne naturellement agitée; il
vous faut de l'orage, et, quand il n'y en a pas, vous l'imitez... Que
vous aimiez ou que vous n'aimiez pas votre beau-père, cela n'a rien
au fond de très dramatique... Il n'y a lieu ici qu'à des sentimens
très simples et très ordinaires... Il faut bien les compliquer un
peu,... n'est-ce pas, ma chère?
— Oui, — mon cher! — dit-elle en accentuant ironiquement le
dernier mot, puis elle lança son cheval au galop.
On touchait alors à la lisière des bois. Il la vit bientôt quitter la
route directe qui les traversait et prendre un sentier à travers la
bruyère comme pour se jeter en pleine futaie. Au même instant,
Clotilde accourut près de lui, et lui touchant l'épaule du bout de sa
cravache : — Où va donc Julia? dit-elle vivement. — Lucan ré-
pondit par un geste vague et par un sourire. — Je suis sûre, reprit
Clotilde, qu'elle va boire à cette fontaine là-bas... Elle se plaignait
tout à l'heure d'avoir soif... Suivez-la, mon ami, je vous en prie,
et empêchez-la... Elle a si chaud... Cela peut être mortel... Courez,
je vous en supplie!
M. de Lucan rendit la main à son cheval, qui partit .comme le
vent. Julia avait déjà disparu sous le couvert du bois. Il suivit sa
trace; mais sous la futaie les racines et la pente du terrain ralen-
tirent un peu sa marche. A quelque distance, dans une clairière
étroite, le travail des siècles et les filtrations du sol avaient creusé
une de ces fontaines mystérieuses dont l'eau limpide, les parois
revêtues de mousse et l'air de profonde solitude enchantent l'ima-
gination, et en ont fait jaillir tant de poétiques légendes. Quand
M. de Lucan put apercevoir de nouveau Julia à travers les arbres,
elle avait mis pied à terre. Son cheval, admirablement dress', de-
meurait immobile à deux pas, broutant le feuillage, pendant que
sa maîtresse, à genoux et penchée sur le bord de la fontaine, buvait
dans ses mains. — Julia, je vous en prie! dit M. de Lucan en éle-
vant la voix.
Elle s'était relevée par une sorte de bondissement léger : elle le
salua gaîment. — Trop tard, monsieur! dit-elle; mais je n'ai bu que
quelques gouttes, quelques petites gouttes seulement, je vous jure!
— Vous êtes vraiment folle! dit Lucan, qui était alors tout près
d'elle.
— Le pensez-vous? — Elle agitait ses mains blanches et superbes,
qui lui avaient servi de coupe et qui semblaient secouer des dia-
mans. — Donnez-moi votre m^ouchoir!
Lucan lui donna son mouchoir. Elle s'essuya les mains grave-
ment; puis, en lui rendant le mouchoir de la main droite, elle se
dressa un peu sur ses pieds et lui présenta sa main gauche à la
hauteur du visage : — Là! ne boudez plus! — Lucan baisa la
JULIA DE TRÉCOEUR. h9
main. — L'autre maintenant, reprit-elle... Ne pâlissez donc pas,
mon ami!
M. de Lucan affecta de n'avoir pas entendu ces dernières paroles,
et descendit brusquement de cheval. — Il faut que je vous aide à
remonter, dit- il d'une voix sèche et dure.
Elle mettait ses gants, le front baissé. Tout à coup, relevant la
tête et le regardant d'un œil fixe : — Quelle misérable je fais,
n'est-ce pas? dit-elle.
— Non, dit Lucan; mais quelle malheureuse!
Elle s'appuya contre un des arbres qui ombrageaient la source,
la tête à demi renversée et une main sur ses yeux.
— Venez! dit Lucan. — Elle obéit, et il l'aida à se remettre à
cheval. Ils sortirent du bois sans se parler, regagnèrent la route et
eurent bientôt rejoint la cavalcade.
A peine échappé aux angoisses de cette scène, M. de Lucan n'hé-
sita point à penser que l'éloignement de Julia et de son mari en de-
vait être la conséquence nécessaire et immédiate ; mais, quand il
vint à chercher les moyens de provoquer leur brusque départ, son
e?prit se perdit dans des difficultés insolubles. Par quel motif en
effet justifier aux yeux de Clotilde et de M. de Moras une détermi-
nation si nouvelle, si imprévue? On était arrivé au milieu du mois
d'août, et il était convenu dès longtemps que toute la famille re-
tournerait à Paris le 1" septembre. La proximité même du terme
fixé pour le départ général donnerait plus d'invraisemblance au
prétexte invoqué pour expliquer cette séparation soudaine. Il était
presque impossible qu'elle n'éveillât pas dans l'esprit de Clotilde et
dans celui du comte des soupçons irréparables, des lumières mor-
telles pour le bonheur de l'un et de l'autre. Le remède était véri-
tablement plus menaçant que le mal lui-même, car, si le mal était
grand, il était du moins inconnu de ceux dont il aurait brisé le cœur
et la vie, et on pouvait encore espérer qu'il continuerait de l'être à
jamais. M. de Lucan songea un moment à s'éloigner lui-même; mais
il était encore plus impossible de motiver son départ que celui de
Julia. — Toutes ces réflexions faites, il résolut de s'armer de patience
et de courage. Une fois à Paris, les habitations séparées, les relations
plus rares, les obligations mondaines , l'activité de la vie, ne tar-
deraient pas à détendre, puis à dénouer paisiblement la situation
douloureuse et formidable sur laquelle il lui était désormais inter-
dit de s'abuser. Il compta sur lui-même et aussi sur la générosité
naturelle de Julia pour gagner sans éclat et sans brisement le terme
prochain qui devait mettre fin à l'existence commune et à sesln-
cessans périls. Il ne devait pas être impossible de conjurer, encore
pendant une courte période de quinze jours l'explosion d'un orage
TOME xcviii. — 1872. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
qui grondait depuis plusieurs mois sans laisser voir ses foudres. Il
oubliait avec quelle effrayante rapidité les maladies de l'âme comme
celles du corps, après avoir atteint lentement et graduellement cer-
taines crises fatales, précipitent soudain leurs progrès et leurs ra-
vages.
M. de Lucan se demanda s'il devait informer Julia de la conduite
qu'il avait arrêtée et des raisons qui la lui dictaient; mais toute
ombre d'explication entre eux lui parut souverainement malséante
et dangereuse. Leur intelligence confidentielle sur un tel sujet eût
pris un air de complicité que repoussaient tous ses senti mens d'hon-
neur. Malgré les clartés terribles qui s'étaient faites, il restait ce-
pendant entre eux quelque chose d'obscur, d'indécis, d'inavoué,
qu'il crut devoir conserver à tout prix. Aussi, loin de chercher les
occasions de quelque entretien intime, il les évita dès ce moment
avec un scrupule absolu. Julia d'ailleurs semblait pénétrée de la
même réserve, préoccupée au même degré que lui de fuir le tête-
à-tête , tout en sauvegardant les apparences ; mais à cet égard la
jeune femme ne disposait pas de la puissance de dissimulation que
Lucan devait à sa fermeté naturelle et acquise. Il pouvait, quant à
lui, sans effort visible, cacher sous sa contenance habituelle de
gravité les anxiétés qui le dévoraient. Julia n'arrivait pas sans une
contrainte presque convulsive à porter d'un front haut et riant le
fardeau de sa pensée. Pour le seul témoin qui eût le secret de ses
combats, c'était un spectacle poignant que celui de cette gracieuse
et fiévreuse animation dont la malheureuse enfant soutenait péni-
blement l'artifice. Il la voyait de loin quelquefois, semblable à une
comédienne épuisée, s'isoler sur quelque banc retiré du jardin, et
haleter., la main sur sa poitrine, comme pour contenir son cœur ré-
volté. Il se sentait alors, malgré tout, devant tant de beauté et de
misère, envahi d'une pitié immense.
N'était-ce que de la pitié?
L'attitude, les paroles, les regards de Glotilde et du mari de Ju-
lia étaient en même temps pour M. de Lucan l'objet d'une observa-
tion constante et inquiète. Glotilde évidemment ne concevait pas la
moindre alarme. La douce sérénité de ses traits demeurait inaltérée.
Quelques bizarreries de plus ou de moins dans les allures de Julia
n'étaient pas chose assez nouvelle pour appeler son attention par-
ticulière. Sa pensée d'ailleurs était trop loin des monstrueux abîmes
ouverts à ses côtés : elle y eût mis le pied et s'y fût engloutie avant
de les avoir soupçonnés.
La physionomie blonde, calme et belle du comte de Moras con-
servait en tout temps, comme le visage brun de Lucan, une sorte
de fermeté sculpturale. Il était donc assez difficile d'y lire les im-
pressions d'une âme qui était naturellement forte et très maîtresse
JULIA DE TRECOEUR.
51
d'elle-même. Sur un point cependant cette âme était devenue faible.
M. de Lucan ne l'ignorait pas; il connaissait l'amour ardent du comte
pour Julia et la susceptibilité maladive de sa passion. Il était in-
vraisemblable qu'un tel sentiment, s'il était sérieusement mis en
défiance, ne se trahît pas par quelque signe extérieur violent ou du
moins saisissable. M. de Lucan ne remarquait en réalité aucun de
ces symptômes redoutés. S'il surprenait par momens un pli fugitif
du sourcil, une intonation douteuse, un regard dérobé ou distrait,
il pouvait croire tout au plus à quelque retour de cette jalousie
vague et chimérique dont il savait le comte dès longtemps tour-
menté. Il.le voyait d'ailleurs apporter dans la vie de famille la même
impassibilité souriante, et il continuait d'en recevoir les mêmes té-
moignages de cordialité. Obsédé toutefois par ses légitimes scru-
pules de loyauté et d'amitié, il eut la tentation folle de prendre le
comte pour confident de l'épreuve qui leur était imposée; mais, en
allégeant son propre cœur, cette confidence si délicate et si cruelle
n'eût-elle pas désespéré le cœur de son ami? Et de plus ce pré-
tendu trait de loyauté, livrant le secret d'une femme, n'eût-il pas
été doublé d'une lâcheté et d'une trahison?
Il fallait donc, à travers tant d'écueils et d'angoisses, soutenir
seul jusqu'au bout le poids de cette épreuve, plus compliquée et
plus périlleuse encore peut-être que M. de Lucan ne voulait se
l'avouer à lui-même. — Elle devait avoir un terme plus prochain
qu'il ne pouvait le pressentir.
Clotilde et son mari, accompagnés de M. et M'"' de Moras, allèrent
un jour visiter en voiture les déljris d'une galerie couverte qui est
une des rares antiquités druidiques du pays. Ces ruines se trouvent
au fond d'une anse pittoresque creusée dans le flanc de la muraille
rocheuse qui borde la côte orientale de la presqu'île. Elles jonchent
de leurs masses informes une de ces croupes gazonnées qui s'avan-
cent çà et là au pied des falaises comme de monstrueux conlre-forts.
On y accède, malgré la raideur de la pente, par une route facile
qui descend en serpentant longuement jusque sur le sable jaune
de la petite baie. Clotilde et Juha firent un croquis du vieux temple
celtique pendant que les hommes fumaient; puis on s'amusa quel-
que temps à voir la mer montante étaler sur le sable ses franges
d'écume. On convint de remonter la côte à pied pour soulager les
chevaux. La voiture, sur un signe de Lucan, se mit en marche;
Clotilde prit le bras de M. de Moras, et ils commencèrent à gravir
lentement la route sinueuse. Lucan attendait, pour les suivre, le bon
plaisir de Julia; elle était restée à quelques pas en conversation ani-
mée avec un vieux pêcheur qui achevait de tendre ses amorces dans
le creux des rochers. Elle éleva un peu la voix en se retournant vers
Lucan : — 11 dit qu'il y a un chemin beaucoup plus court et très
52 REVUE DES DEUX MONDES.
facile, là tout près, le long de la falaise... J'ai envie de le prendre
pour éviter cette ennuyeuse côte.
— N'en faites rien, croyez-moi, dit Lucan; un chemin très f.xile
pour les gens du pays peut l'être beaucoup moins pour vous.
Après une nouvelle conférence avec sou pêcheur : — 11 dit, reprit
Jalia, qu'il n'y a vraiment aucun danger, et que les enfans montent
et descendent par là tous les jours. Il va me conduire jusqu'au bas
du sentier, je n'aurai plus qu'à monter tout droit... Dites à ma
mère que je serai là-haut avant vous.
— Votre mère va mourir d'inquiétude.
— Dites-lui qu'il n'y a aucun danger.
Lucan, renonçant à lutter plus longtemps contre une volonté qui
devenait impatiente, s'approcha du domestique qui portait les
châles et l'album de Jalia; il le chargea de rassurer Clotilde et
M. de Moras, qui avaient déjà disparu dans les angles de la route;
puis, retournant à Julia : — Quand vous voudrez, dit-il.
— Vous venez avec moi ?
— Naturellement.
Le vieux pêcheur les précéda en suivant le pied des falaises. Au
sortir de la baie sablonneuse, le rivage était encombré d'ccueils aux
crêtes aiguës, de gigantesques fragmens de roche, qui rendirent
leur marche très pénible. Quoique la distance fût courte, ils étaient
déjà brisés de fatigue quand ils arrivèrent à la naissance du sentier,
qui parut à Lucan et peut-être à Julia elle-même beaucoup moins
sûr et commode que le pêcheur ne le prétendait. Ni l'un ni l'autre
d'ailleurs ne voulut faire d'objections. Après quelques recomman-
dations dernières, leur vieux guide se retira, fort satisfait de la
générosité de Lucan. Tous deux commencèrent alors résolument
l'escalade de la falaise, qui, sur ce point de la côte, connue sous
le nom de côte de Jobourg, domine l'Océan d'une hauteur de trois
cents pieds.
Au début de leur ascension, ils rompirent le silence qu'ils avaient
gardé jusqu'à ce moment pour échanger sur un ton de plaisanterie
quelques brèves observations sur les agrémens de ce sentier de
chèvres; mais les difficultés réelles et même alarmantes du chemin
ne tardèrent pas d'absorber toute leur attention. La légère trace
frayée disparaissait par instans sur la roche nue ou sous quelque
éboulement de terrain. Ils avaient peine à en retrouver le fil rompu.
Leurs pieds hésitaient sur les parois polies de la pierre ou sur
l'herbe rase et comme savonneuse. Il y avait des momens où ils se
sentaient sur une pente presque verticale, et, s'ils voulaient s'arrê-
ter pour reprendre haleine, les grands espaces ouverts sous leurs
yeux, l'étendue infinie, l'éblouissement métallique de la mer, leur
causaient une impression de vertige et de flottement. Bien que le
JULIA DE TRÉCOEUR. 53
ciel fût bas et couvert, une chaleur lourde et orageuse pesait sur
eux, et accélérait le mouvement de leur sang. Lucan marchait en
avant avec une sorte d'ardeur fiévreuse, se retournant de temps à
autre pour jeter un regard sur Julia, qui le suivait de près, puis
levant la tête pour chercher quelque point de station, quelque plate-
forme sur laquelle on pût respirer un instant avec sécurité. Au-
dessus de lui comme au-dessous, c'était la falaise à pic et parfois
surplombante. Tout à coup Julia l'appela d'un ton d'angoisse : —
Monsieur ! monsieur ! je vous prie,... ma tète tourne !
Il redescendit vivement de quelques pas, au risque de se préci-
piter, et lui saisissant la main avec force : — Allons ! allons ! dit-il
en souriant; qu'est-ce que c'est donc?., une vaillante personne
comme vous!
— Il faudrait des ailes ! dit-elle faiblement.
Lucan se remit aussitôt à gravir le sentier, soutenant et traînant
à demi Julia presque évanouie.
Il eut enfin la joie de poser le pied sur une projection de terrain,
d'étroite esplanade, adossée au rocher. Il y attira avec effort Julia
toute palpitante. La tête de la jeune femme fléchit et se posa sur la
poitrine de Lucan. 11 entendait ses artères et son cœur battre avec
une effrayante violence. Peu à peu cette agitation se calma. Elle
souleva lentement sa tête, entr'ouvrit ses longs cils, et le regardant
d'un œil enivré : — Je suis si heureuse!., murmura-t-elle; je vou-
drais mourir là !
Lucan l'écarta de lui brusquement à la longueur de son bras,
puis, la ressaisissant tout à coup et l'enlaçant étroitement d'un geste
terrible, il jeta un regard trouble sur elle, un autre sur l'abîme.
Elle crut certainement qu'ils allaient mourir. Une légère pâleur
passa sur ses lèvres, qui sourirent; sa tête se renversa à demi : —
Avec vous,... dit-elle, quelle joie!
Au même instant, un bruit de voix se fit entendre à peu de dis-
tance au-dessus d'eux. Lucan reconnut la voix de Glotilde et celle
du comte. Son bras se détendit soudain, et se détacha de la taille
de Julia. Il lui montra sans parler, mais d'un signe impérieux, le
sentier qui tournait autour du rocher.
— Sans vous alors! dit-elle d'un accent doux et fier. — Et elle
monta.
Deux minutes après, ils étaient sur le plateau de la falaise, racon-
tant à Glotilde les périls de leur ascension, qui expliquèrent suffi-
samment leur trouble visible. Ils le crurent du moins.
Dans la soirée de ce même jour, Julia, M. de Moras et Glotilde se
promenaient après le dîner sous les charmilles du jardin. M. de
Lucan, après leur avoir tenu compagnie quelque temps, venait de
se retirer sous prétexte de quelques lettres à écrire. Il ne demeura
5Zi REVUE DES DEUX MONDES.
que peu d'instans dans sa bibliothèque, où les voix des promeneurs
frappaient son oreille et agitaient son esprit. Le désir de la solitude
absolue, du recueillement, peut-être aussi quelque sentiment bi-
zarre et inavoué, le conduisirent dans cette Allée aux Dames, mar-
quée pour lui d'un ineffaçable souvenir. 11 y marcha longtemps à
pas lents, dans l'ombre profonde que la nuit tombante achevait alors
d'y répandre. 11 voulait consulter son âme, pour ainsi dire, face à
face, sonder en homme sa pensée jusqu'au fond. Ce qu'il y décou-
vrit l'épouvanta. C'était une ivresse folle que la saveur du crime
exaltait. Devoir, loyauté, honneur, tout ce qui se dressait devant sa
passion pour y faire obstacle en exaspérait la fureur. La Vénus
païenne lui mordait le cœur, et y faisait couler ses poisons. L'i-
mage de la fatale beauté était là sans trêve, dans son cerveau brû-
lant, devant ses yeux troublés; il en respirait avidement malgré lui
la langueur, les parfums, le souffle.
Le bruit d'un pas léger sur le sable suspendit sa marche. Il
entrevit à travers l'obscurité une forme blanche qui venait. —
C'était elle. — Par un mouvement à peine réfléchi, il se jeta dans
l'angle obscur d'un de ces piliers massifs qui soutenaient les ruines
sur le revers du bois. Un fouillis de verdure y redoublait les ténè-
bres. — Elle passa, le front penché, de sa démarche souple et
rhythmée. Elle alla jusqu'au petit étang qui recevait les eaux du
ruisseau, rêva quelques minutes sur le bord, et revint. Une seconde
fois elle passa devant la ruine sans lever les yeux, et comme pro-
fondément absorbée. — Lucan restait persuadé qu'elle n'avait pas
soupçonné sa présence, quand tout à coup elle retourna un peu la
tête sans interrompre sa marche, et elle jeta derrière elle ce seul
mot : — adieu ! — d'un ton si doux, si musical, si douloureux, qu'on
eût dit une larme tombée sur un cristal sonore.
Cette minute était suprême. C'était une de ces minutes où la vie
d'un homme se décide pour l'éternel bien ou pour le mal éternel.
M. de Lucan le sentit. S'il cédait à l'attrait de passion, de vertige,
de pitié, qui le poussait avec une violence presque irrésistible sur les
traces de cette belle et malheureuse femme, — qui allait le préci-
piter à ses pieds, sur son cœur, — il comprit qu'il était une âme à
jamais perdue et désespérée. Ce'crime, dût-il rester ignoré de tous,
le séparait à jamais de tout ce qu'il avait eu jusque-là de respecté,
de sacré, d'inviolable : il n'y avait plus rien pour lui sur la terre
ni dans le ciel; il n'y avait plus ni foi, ni probité, ni honneur, ni
ami, ni Dieu ! Le monde moral tout entier s'évanouissait dans ce
seul instant.
Il accepta l'adieu, et n'y répondit pas. La forme blanche s'éloi-
gna et s'effaça bientôt dans les ténèbres.
La soirée de famille se passa comme de coutume. Julia, pâle,
JLLIA DE TRÉCœUR. 55
soucieuse et hautaine, travailla en silence à sa tapisserie. Lucan re-
marqua qu'elle embrassait sa mère, en la quittant, avec une effusion
extraordinaire.
Il ne tarda point à se retirer lui-même. Assailli des plus redou-
tables appréhensions, il ne se coucha pas. Vers le matin seulement,
il se jeta sur son lit. Il était environ cinq heures, et l'aube nais-
sait à peine quand il crut entendre marcher avec précaution sur le
tapis du corridor et de l'escalier. Il se releva. Les fenêtres de sa
chambre s'ouvraient sur la cour. Il vit Julia la traverser, habillée
comme pour monter à cheval. Elle entra dans les écuries, et en
sortit quelques instans après. Un domestique lui amena son cheval
et l'aida à y monter. Cet homme, habitué aux allures un peu excen-
triques de la jeune femme, ne vit apparemment rien d'alarmant
dans ce caprice de promenade matinale.
M. de Lucan, après quelques minutes de réflexions agitées, prit
sa résolution. Il se dirigea vers la chambre du comte de Moras. A sa
vive surprise, il le trouva levé et habillé. Le comte, en voyant en-
trer Lucan, parut frappé d'un profond étonnement. Il attacha sur
lui un regard pénétrant et visiblement troublé. — Qu'y a-t-il donc?
dit-il enfin d'une voix basse et émue.
— Rien de sérieux, j'espère, répondit Lucan. Cependant je suis
inquiet... Julia vient de sortir à cheval... Vous l'avez sans doute
vue et entendue comme moi, puisque vous êtes debout?
— Oui, dit Moras, qui avait continué de regarder Lucan avec un
air d'indicible stupeur; oui, répéta-t-il, se remettant avec peine, et
je suis vraiment aise, très aise de vous voir, mon ami. — En pro-
nonçant ces simples paroles, la voix de Moras s'embarrassa; un voile
humide passa sur ses yeiLX. — Où peut-elle aller à cette heure? re-
prit-il avec sa fermeté d'accent accoutumée.
— Je ne sais;... quelque fantaisie nouvelle, je pense; mais enfin
elle m'a piru plus étrangeclepuis quelque temps, plus sombre, et je
suis inquiet. Essayons de la suivre, si vous voulez.
— Allons, mon ami, dit le comte d'un ton froid après une pause
d'hésitation bizarre.
Ils sortirent tous deux du château, emportant leurs fusils de
chasse pour laisser croire qu'ils allaient, suivant une habitude assez
fréquente, tirer des oiseaux de mer. Au moment de prendre une
direction, M. de Moras consulta Lucan du regard. — Je ne vois de
danger, dit Lucan, que du côté des falaises;... quelques paroles
qui lui ont échappé hier me font craindre que le péril ne soit là;
mais avec son cheval elle est forcée de faire un long détour... En
traversant les bois, nous y serons avant elle.
Ils s'engagèrent sous la futaie , à l'ouest du château, et y mar-
chèrent en silence d'un pas rapide. Ce chemin les conduisait direc-
56 REVUE DES DEUX MONDES.
tement sur le plateau des falaises qu'ils avaient visitées la veille.
Les bois poussaient de ce côté une pointe irrégulière dont les der-
niers arbres touchaient presque au bord même de la falaise. Comme
ils approchaient, en accélérant le pas fébrilement, de cette lisière
extrême, Lucan s'arrêta tout à coup: — Ecoutez! dit-il. — Le bruit
du galop d'un cheval sur un sol dur se faisait entendre distincte-
ment.— Ils coururent. Un talus d'une faible élévation séparait le bois
du plateau. Ils le franchirent à demi en s' aidant des branches pen-
dantes; masqués eux-mêmes par les broussailles et le feuillage, ils
eurent alors sous les yeux un spectacle saisissant : à peu de distance,
sur leur gauche, Julia arrivait d'une course folle; elle longeait la
ligne oblique des bois, paraissant se diriger en droite ligne vers le
bord de la falaise. Ils crurent d'abord le cheval emporté; mais ils
virent qu'elle lui cravachait les flancs pour hâter encore son allure.
Elle était alors à une centaine de pas des deux hommes, et elle
allait passer devant eux. Lucan s'élançait pour se précipiter de
l'autre côté du talus, quand la main de M. de Moras s'abattit vio-
lemment sur son bras et le maintint... Ils se regardèrent... Lucan
fut stupéfait de la profonde altération qui avait subitement con-
tracté le visage du comte et creusé ses yeux: il lut en même temps
dans son regard fixe une douleur immense, mais une résolution
inexorable. 11 comprit qu'il n'y avait plus de secret entre eux. Il
obéit à ce regard, qui n'avait d'ailleurs pour lui, il le sentit, qu'une
expression de confiance et de supplication amicale. Il saisit de sa
main crispée la main de son ami, et resta immobile. Le cheval passa
à quelques pas comme un trait, le poitrail blanc d'écume, tandis
que Julia, belle, gracieuse et charmante encore à ce moment ter-
rible, bondissait légèrement sur la selle.
A quelques pieds de la coupure de la falaise, le cheval, sentant
l'abîme, se déroba brusquement et marqua un demi-cercle. Elle le
ramena sur le plateau, reprit du champ, et, le poussant de la cra-
vache et de la voix, elle le lança de nouveau vers l'effrayant préci-
pice. L'animal refusant encore ce formidable obstacle, la jeune
femme, les cheveux dénoués, l'œil étincelant, la narine ouverte, le
retourna et le fit reculer peu à peu sur l'arête de la falaise. Le che-
val, fumant, cabré, se levait presque droit et se dessinait de toute
sa hauteur sur le ciel gris du matin. — Lucan sentit les ongles de
M. de Moras entrer dans sa chair. — Enfin le cheval fut vaincu :
ses deux pieds de derrière quittèrent le sol et rencontrèrent l'es-
pace. Il se renversa, ses jambes de devant battirent l'air convulsi-
vement. — L'instant d'après, la falaise était vide. Aucun bruit ne
s'était fait. Dans ce profond abîme, la chute et la mort avaient été
silencieuses.
Octave Feuillet.
RÉCITS
DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU CINQUIÈME SIÈCLE
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE D'ÉPHÈSE.
rULCHÉRlE ET MAUCIEN. — CONCILE DE C II A I.C É D 0 I N E (1).
/j50 — h5{
I.
Rentrée en souveraine dans la demeure de ses pères, Pulchérie
Augustaen chassa d'abord ce troupeau d'eunuques qui l'infestaient,
et fit mettre à mort Chrysaphius. On dit qu'elle le livra au fils de
Jean le Vandale, général barbare, qu'il avait fait tuer traîtreuse-
ment parce que son crédit près de l'empereur l'offusquait : singu-
lière justice de punir un ciiminel public par une vengeance particu-
lière! Au reste, personne ne s'en plaignit : « Chrysaphius mourut,
et son avarice avec lui, » dit un chroniqueur du temps; ce fut là sa
seule oraison funèbre. L'impératrice Eudocie, pensant qu'au milieu
de cette réaction contre le règne passé sa place n'était plus au pa-
lais, demanda la permission à sa belle-sœur de retourner à Jérusa-
lem, permission que celle-ci lui accorda de grand cœur. Athénaïs,
en témoignage de sa reconnaissance, lui envoya de la sainte cité le
portrait de la vierge Marie peint par saint Luc, relique à laquelle
tout le monde alors croyait, et qui passait pour opérer des miracles.
La pieuse Augusta fit construire pour le recevoir une magnifique
(1) Voyez la Revue du 15 déccmLre 1871.
58 REVUE DES DEUX MONDES.
église clans un quartier de la vilb qui dominait la mer, et y fonda
un office du jour et de la nuit.
En réfléchissant à son isolement en face de l'empire, la vaillante
fille eut peur. L'empire d'Orient n'était plus ce qu'elle l'avait connu
en liili, lorsque, à peine âgée de seize ans, elle en avait tenu les
rênes. A cette époque, le calme régnait à l'intérieur, et l'on n'avait
à redouter au dehors que les Perses, faciles à vaincre; mais main-
tenant tout était cha,ngé. Jamais plus formidable tempête n'avait
été suspendue sur le monde romain. Attila agglomérait dans la
vallée du Danube toutes les populations sujettes des Huns, depuis
la Caspienne jusqu'à l'Océan-Glacial, et depuis les monts Oarals
jusqu'aux Carpathes. Or l'on se demandait où devait s'abattre cette
avalanche de peuples inconnus, sur l'Orient ou sur l'Occident. Les
Vandales, maîtres de l'Afrique, présentaient un semblable danger
par mer; les peuples germains et slaves s'agitaient dans les forêts
de l'Europe, les tribus sauvages de la Libye et de l'Ethiopie dans
les déserts voisins de l'Egypte : c'était comme une conjuration de la
barbarie universelle pour anéantir l'œuvre de Rome et la civilisation.
Pulchérie comprit que l'énergie morale d'une femme ne suffirait
pas à de telles conjonctures, qui réclamaient l'action d'un homme,
et d'un homme nourri dans la guerre. Cet homme lui manquait dans
sa famille, elle le chercha au dehors. Elle eut l'idée de s'associer
un collègue au gouvernement, sinon un mari. Pulchérie comptait
alors cinquante et un ans révolus, et avait passé l'âge d'avoir des
enfans : de plus elle voulait observer jusqu'à la fin de sa vie l'enga-
gement d'une continence perpétuelle qu'elle avait pris dans sa sei-
zième année par un dévoûment fraternel si mal récompensé. Mais
quel homme appellerait-elle à l'honneur de siéger à ses côtés sur
le trône des césars? En parcourant dans sa pensée le sénat et la cour,
elle arrêta son choix sur un vieux soldat que son caractère et l'estime
publique lui eussent au besoin recommandé comme un digne époux
pour la petite-fille de Théodose, et un chef capable de soutenir l'état
sur le penchant de sa ruine. Elle le manda près d'elle, et lui expo-
sant ses appréhensions et son projet : « C'est à vous que j'ai pensé, lui
dit-elle, pour être l'appui de l'empire et le compagnon de mes rudes
travaux. Je cherche un collègue et non un mari, car je garderai,
comme je m'y suis engagée devant Dieu, le vœu de chasteté formé
volontairement dans ma jeunesse. Notre union serait à ce prix. »
Marcien promit tout ce qu'elle voulut. Pulchérie, convoquant alors
le sénat, lui fit part de sa résolution et de son choix. Les fiançailles
eurent lieu par les soins du patriarche Anatolius, et l'époux d'Au-
gusta fut proclamé lui-même Auguste à l'Hebdomon, en présence
du sénat, de l'armée et du peuple, le 2/i août A50, moins d'un mois
après la mort du second Théodose.
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE d'ÉPIIÈSE. 59
Marcien, ou plus exactement Marcianus, était né en Thrace d'une
famille militaire, suivant le mot des historiens, c'est-à-dire d'une
famille qui suivait de père en fils la profession des armes dans une
province perpétuellement menacée, où la guerre faisait la vie de
chaque jour; sa carrière était ainsi marquée à l'avance, et son
goût l'y portait, non moins que la tradition des siens. A peine donc
avait-il atteint l'âge de servir, qu'il était allé se présenter à Philip-
popolis, où stationnait une légion. Les officiers de recrutement, char-
més de sa bonne mine, de sa haute taille, de son air décidé, non-seu-
lement l'admirent sans hésitation, mais au lieu de l'inscrire à la suite
sur le registre matricule du corps, comme le voulait la règle pour
tous les nouveaux arrivans, ils lui donnèrent une place d'un rang
supérieur, laissée vide par la mort récente d'un soh^at. Alors com-
mença la série de pronostics dans lesquels on se plut à lire la for-
tune du jeune Marcien, quand l'événement eut prononcé. Le soldat
qu'il remplaça par faveur sur le registre matricule se nommait Au-
guste, de sorte qu'il fut désigné dans la légion sous l'appellation de
Marcien, dit Auguste^ rapprochement fortuit qui sans doute alors
ne frappa personne, mais devint plus tard une annonce manifeste
de son avenir. Les indices les plus étranges semblaient suivre pas à
pas ce favori de la destinée comme pour le signaler à son insu à de
plus clairvoyans que lui. On raconte qu'étant encore simple sol-
dat, et voyageant de Grèce en Asie pour rejoindre l'armée envoyée
en i21 contre les Perses, il tomba malade et fut logé chez deux
frères qui étaient devins. Ceux-ci ne tardèrent pas à découvrir en
lui des signes de la plus haute fortune. « Quand vous serez empe-
reur, lui dirent-ils un jour, quelle récompense nous donnerez-vous?
— Je vous ferai patrices, répondit en riant le soldat, comme pour
continuer une plaisanterie. — Partez donc, reprirent sérieusement
ses hôtes : allez où le sort vous appelle, et souvenez-vous de nous. »
L'histoire ne dit pas ce qu'il arriva des deux devins.
La plus célèbre de ces aventures prophétiques est celle qui le mit
en rapport avec le roi des Vandales, Genséric, alors maître de Car-
thage. Il avait fait en qualité d'assesseur d'Aspar la désastreuse cam-
pagne de Zi31, où la flotte romaine fut détruite, et, tombé au pou-
voir du vainqueur, il attendait avec une foule de captifs ce qu'on
déciderait de sa vie. A l'heure de midi, ces malheureux se trouvaient
dans une plaine sans arbres, et un soleil perpendiculaire dardait
sur leur tête. Sous rinfluen-ce de cette chaleur accablante et de la
fatigue de la route, Marcien s'étendit par terre et s'endormit. On vit
alors se passer une scène extraordinaire rapportée par les historiens.
Un aigle, qui planait au haut du ciel, s'abattit sur Marcien assoupi,
et le couvrit de ses ailes qu'il agitait en volant comme pour lui pro-
curer de la fraîcheur. Ce qu'apercevant Genséric de la terrasse de_sa
60 REVUE DES DEUX MONDES.
maison, il fit venir le Romain et l'interrogea sur sa condition, puis il
lui dit : « La science de l'aruspicine (Genséric, comme beaucoup de
barbares, la pratiquait et s'y croyait expert) me révèle que tu seras
un jour empereur; je te donne la liberté, mais promets-moi de ne
jamais faire la guerre à ma nation quand tu disposeras de la for-
tune de la tienne. » Marcien pensa sans doute que le roi barbare
se moquait, et lui jura ce qu'il voulut; mais le hasard fit qu'il ne
déclara point la guerre aux Vandales. Ces contes au fond sont de
l'histoire, et c'est à ce titre que je leur donne place ici. Ils mon-
trent que ce siècle si dévot, où les plus délicates questions de la
théologie devenaient des causes populaires, n'en était pas moins
superstitieux à l'excès; ils font voir en outre que Marcien, malgré
tant de sollicitations surnaturelles, fut toujours trop honnête pour
vouloir aider à son destin. Il n'en fut d'ailleurs que mieux accepté
quand ce destin s'accomplit.
Marcien se montra digne de son élévation, et ne dépara point
cette pourpre sous laquelle il fallait un soldat. La sévérité de ses
habitudes un peu rudes, son désintéressement, son caractère franc
et ami de la justice, rappelaient ces vieilles mœurs romaines per-
dues dans la corruption des villes, mais qui florissaient encore sous
la tente, protégées par la discipline des camps. Il était peu lettré,
mais on estimait son sens droit, et sa bravoure était proverbiale.
Toutefois, l'intrigue et le savoir-faire n'étant point venus à son se-
cours, l'empereur prédestiné n'était encore que tribun lorsque Théo-
dose II, en considération de ses services, le fit entrer au sénat, où
Pulchérie l'avait connu. Il était dans sa cinquante-huitième année,
veuf d'un premier mariage, d'où provenait une fille qu'il maria au
petit-fils du patrice Anthémius, lequel devint empereur d'Occident
après les bouleversemens qui firent disparaître de cette autre moitié
de l'empire la famille du grand Théodose.
L'occasion se présenta comme à souhait pour le nouvel empereur
de montrer sa fermeté d'âme et son patriotisme romain. Il était à
peine proclamé, qu'Attila lui envoya un ambassadeur pour réclamer
le tribut que Théodose, dans l'abaissement de ses dernières années,
avait consenti à lui payer. — Marcien reçut au milieu de sa cour
l'ambassadeur du roi des Huns, et lui répondit par ces mots restés
fameux : « retournez vers votre maître, et dites-lui que, s'il s'adressa
à moi comme à un ami, je lui enverrai des présens; que si c'est
comme à un tributaire, j'ai pour lui du fer et des armées qui valent
les siennes. » Cette fière parole mit Attila en fureur, et il déclara
qu'il ferait payer aux Romains, outre le tribut qu'ils lui devaient,
les présens que leur empereur venait de lui promettre; toutefois
la colère du barbare n'eut pas d'efi"et pour le moment, car l'armée
innombrable qu'il réunissait sur le Danube était destinée à envahir
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE D EPIIESE. 61
la Gaule. Après sa défaite clans les plaines de Châlons, lorsqu'il se
jeta sur l'Italie avec de nouvelles troupes, Marcien fit passer une
partie des siennes au-delà des Alpes, provoquant ainsi dans un intérêt
romain le mortel ennemi de sa nation, et se montrant supérieur aux
mesquines jalousies qui divisaient trop souvent les deux moitiés de
l'empire pour leur ruine commune.
Tandis que par sa conduite au dehors il se donnait le droit d'in-
scrire en têie de ses lois des préambules tels que celui -ci : « nous
appliquant à nous rendre utile au genre Immain, consacrant nos
jours et nos nuits à faire que les peuples sous notre gouvernement
soient à l'abri des incursions barbares par la valeur de nos soldats,
et vivent dans la paix et la sécurité,... » à l'intérieur il travaillait
à cicatriser bien des plaies saignantes. Il épurait les magistratures
vouées à la corruption sous l'administration de Chrysaphius, il
modérait les impôts, remettait des amendes, amnistiait des con-
damnés; la religion surtout attira sa sollicitude.
Marcien était un catholique éprouvé, et la certitude de rencon-
trer en lui un frère en orthodoxie comme en amour du bien public
n'avait pas médiocrement pesé sur la détermination de la pieuse
Pulchérie. Cette conformité de doctrines dans un point alors si im-
portant augmenta la confiance publique, car pendant le dernier
règne en n'avait que trop senti le mal que faisaient à l'église et à
l'état les divisions de la famille impériale en matière de foi. On put
donc espérer de voir le calme renaître bientôt dans la chrétienté, si
profondément troublée par suite du faux concile d'Éphèse et de la
loi de Théodose qui rendait ses décrets obligatoires dans l'empire
d'Orient.
Un an s'était écoulé entre la clôture de cette assemblée « impie
et féroce, » comme l'appelait le pape Léon, et la mort de Théo-
dose II. Ce temps avait été activement employé au profit de la per-
sécution. Chrysaphius, par les moyens qui lui étaient familiers, avait
livré la chrétienté orientale à la merci de son protégé Dioscore; toutes
les églises courbaient maintenant la tête sous le même bâton « pha-
raonique » que connaissaient trop bien celles d'Egypte. Cependant
une partie des évoques qui avaient cédé pour éviter l'expulsion ou
l'exil maudissaient secrètement leur joug et étaient tout prêts à le
secouer; quelques-uns même donnaient l'exemple d'une fermeté
courageuse sous les sévices et les menaces. Tous au fond invo-
quaient l'instant de leur délivrance, la tyrannie de Dioscore étant
insupportable même à ceux qui professaient comme lui les opinions
eutychiennes. Ces opinions, malgré l'aversion générale pour l'homme
qui les personnifiait alors, n'avaient pas laissé de faire des progrès
dans une partie de l'empire, et un schisme semblait prochain, où
l'eutychianisme pourrait presque balancer les forces de l'orthodoxie.
62 REVUE DES DEUX MONDES.
Les monastères étaient généralement eutychiens fanatiques. Les
magistrats des villes, les préf^s des provinces, les personnages
considérables tenant à la cour, se rangeaient en vertu de leur di-
gnité sous les décrets d'Éphèse comme sous la religion officielle, et
y entraînaient leurs subordonnés. Le catholicisme se trouvait peu
à peu relégué de l'autre côté de la mer, dans les provinces de Syrie,
d'Asie, et dans les églises qui gravitaient comme des satellites au-
tour de ces grands centres religieux. On verra, par ies récits qui vont
suivre, que la Grèce continentale et l'Illyrie en Europe, l'Egypte et
la Palestine à l'extrémité opposée de l'empire, formaient le do-
maine de l'eutychianisme, ou du moins des opinions eutychiennes
à divers degrés de pureté, — la Syrie et ses annexes, celui de l'or-
thodoxie traditionnelle, penchant parfois vers le nestorianisme. An-
tioche était le foyer de celle-ci, Alexandrie le foyer de l'autre : on
retrouvait encore là l'antagonisme séculaire de ces deux métropoles
du monde oriental chrétien.
Tel on peut se figurer l'état de l'Orient. Une seule opinion ré-
gnait en Occident, celle de la foi traditionnelle orthodoxe; elle y
régnait non-seulement par la conscience de sa vérité, mais par l'in-
dignation qu'inspu'aient Dioscore et son synode tyrannique. Mortel-
lement blessée des procédés dont cette assemblée avait usé contre
les légats du pape et contre le pape lui-même, dont elle avait refusé
de recevoir la lettre, l'église romaine ne trouva pas de meilleure
justification pour elle-même, de meilleure condamnation pour ses
adversaires, que de publier cette lettre, où la foi catholique sur le
mystère de l'incarnation était résumée en termes concis d'une net-
teté et d'une élrgance qu'on pouvait dire admirables. Répandue
dans toutes les églises, elle fut souscrite par toutes et devint en Oc-
cident la règle de la foi opposée aux fausses doctrines d'Éphèse. Les
laïques eux-mêmes en sollicitaient des copies et se faisaient gloire
de l'approuver par l'apposition de leur signature.
Une des causes de la colère des Occidentaux contre l'Orient pro-
venait du mépris qu'on avait montré à Éphèse pour leurs représen-
tans et pour eux. Les légats envoyés par la grande église romaine
avaient été traités comme les derniers des clercs; on avait étouffé
leurs réclamations, et ils avaient eu peine à sauver leur vie. La per-
sonne du pape avait été exposée aux plus incroyables outrages.
L'évêque de la vieille Rome, le successeur de Pierre, avait été ex-
co imunié par une poignée d'évêques égyptiens sous la provocation
d'un patriarche hérétique souillé de tous les crimes; jamais l'église
occidentale n'avait eu à subir de pareils affronts. L'indignation
croissait quand on songeait que ce pape si grossièrement insulté
était le plus grand homme qui se fût encore assis sur le siège
apostolique, un évêque que l'élévation de ses idées, son courage
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE D EPHÈSE. 63
patriotique et la sagesse de son administration eussent dû rendre
l'objet du respect universel. A considérer tout cela, les Occidentaux
ne voyaient que de la démence dans la conduite des évèques d'O-
rient. Prenant fait et cause pour l'honneur de leur église non moins
que pour la pureté de la foi, ils réclamaient à grands cris la convo-
cation d'un vrai concile œcuménique qui rescinderait les actes de ce
faux synode, rayerait son nom du catalogue des conciles, abolirait
sa mémoire, et pour que la foi pût être sauvée et la dignité de l'épis-
copat protégée, pour qu'en un mot l'évêque de la vieille Rome, tête
de toutes les églises, pût consentir à y paraître, on demandait que
l'assemblée se tînt à Rome ou du moins en Italie. Le pape Léon se
fit l'interprète de ce désir près de l'empereur d'Orient, qui était
encore Théodose IL
Il écrivit une lettre à cet effet dans son synode provincial, qu'il
avait réuni pour le consulter sur la question. La lettre se fondait
en particulier sur l'appel interjeté par Flavien au moment de sa
condamnation ; on ignorait encore à Rome que le malheureux ar-
chevêque de Constantinople eût cessé de vivre, victime des vio-
lences qu'il avait subies; on le croyait en exil dans quelque endroit
reculé de l'Orient. En même temps qu'il écrivait à l'empereur, le
pape adressait à Pulchérie une copie de sa lettre synod.ile, la sup-
pliant de l'appuyer près de son frère; mais Théodose, devenu plus
irritable dans les derniers mois de sa vie, reçut d'assez mauvaise
grâce les observations de l'évêque de Rome, et se contenta de ré-
pondre que les décrets du concile d'Éphèse étaient la voix même
de l'église, qui complétait par eux l'exposition de Nicée; qu'il s'y
tiendrait donc, sans vouloir qu'il y fût rien changé. Quant à Pul-
chérie, que pouvait-elle faire, éloignée du palais et comme pri-
sonnière à l'Hebdomon, sinon confesser son impuissance à l'égard
de toute mesure désirable? Elle n'était plus rien pour son frère; ce
frère d'ailleurs n'avait pas la libre possession de lui-même: il
obéissait à Chrysaphius, maître de la conscience du prince comme
des affaires de l'état.
Dans ce naufrage de toutes ses espérances, Léon crut avoir saisi
un suprême moyen de salut. On était au mois de février hbO, et le
22 de ce mois se célébrait annuellement, avec une grande solen-
nité, la fête dite de la Chaire de saint Pierre, commémorative du
jour où l'apôtre Pierre avait pris le gouvernement du troupeau
chrétien dans la Babylone de l'Occident. Les évêques d'Italie se
rendaient à cette époque en grand nombre autour du successeur de
l'apôtre, et la fête en lirait un lustre tout particulier. Or on avait
su que cette année l'empereur Yalentinien IIÏ, l'impératrice Placi-
die, sa mère, et Eudoxie, sa femme et la fille de Théodose II, de-
vaient venir de Ravenne à Rome s'associer aux prières faites pour
64 REVUE DES DEUX MONDES.
l'empire. Le pape résolut de profiter de la circonstance pour enrôler
dans sa cause des personnages d'une autorité aussi puissante que
l'empereur d'Occident, et deux princesses, l'une fille, l'autre tante
de l'Auguste d'Orient.
La visite eut lieu en effet, et les souverains d'Occident, arrivés à
Rome le 21 février, allèrent dès le lendemain matin à l'église, où
Léon les attendait. Il y avait passé la nuit au milieu des évêques
pour célébrer avec eux l'office des Vigiles. A la vue de l'empereur,
il s'avança vers lui le visage trempé de larmes, la voix si entrecou-
pée de sanglots qu'il ne pouvait, disent les anciens documens, faire
entendre ses paroles; il le conjura par ce même apôtre dont ils ho-
noraient la mémoire, par son propre salut, par celui de Théodose
enfin, son collègue et son père, d'écrire à ce prince pour obtenir la
réparation des iniquités d'Éphèse et la remise des choses en l'état où
elles étaient avant le procès d'Eutychès. Dans l'excès de son émo-
tion, il se prosterna devant lui, tenant ses genoux embrassés, — les
impératrices unirent leurs supplications à celles du vieillard, et Ya-
lentinien consentit; mais sa lettre n'obtint de Théodose qu'une ré-
ponse pleine d'amertume et de dureté. « Le pape, y était-il dit, ne
pouvait point l'accuser d'avoir abandonné, en quoi que ce fût, la
foi des pères, lorsqu'il travaillait précisément à la maintenir. C'é-
tait dans ce dessein qu'il avait assemblé le concile d'Éphèse, où
l'on n'avait condamné que ceux que l'amour de la vérité et de la
justice obligeait de condamner. Flavien méritait ce qu'il avait souf-
fert, puisque sa déposition avait rendu la paix à l'Orient, où l'union
et la vérité recommençaient à régner dans toutes les églises. —
Qu'on ne me tourmente donc plus, ajoutait-il, pour remettre en
question une affaire jugée et terminée par l'autorité de Dieu même.»
Il n'y avait plus à espérer.
Sur ces entrefaites, on connut à Rome la mort de Flavien et les
circonstances da cette mort, — affreux dénoûment de la tragédie
d'Éphèse. On apprit bientôt que Théodose aussi avait cessé de vivre.
La première de ces nouvelles augmenta l'horreur des Occidentaux
pour Dioscore et son concile; la seconde rouvrit la porte à l'espé-
rance. Qu'était le nouvel empereur choisi par Pulchérie? On l'igno-
rait; mais la main qui l'avait choisi donnait confiance aux catho-
liques. Les premières mesures de Marcien firent voir qu'il abordait
résolument l'œuvre de la réparation religieuse, autant du moins
qu'elle pouvait être accomplie par l'autorité séculière. La loi qui
rendait obligatoire la reconnaissance du faux concile abrogée, les
recherches inquisitoriales supprimées, les bannis rappelés, Eutychès
chassé de son monastère, où un abbé catholique le remplaçait, inau-
guraient une nouvelle ère de reconstruction religieuse à laquelle le
pape s'empressa de s'unir en levant plusieurs dépositions scanda-
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE d'ÉPHÈSE. 65
leuses prononcées sous l'inspiration de Dioscore, Dans le nombre
furent celles d'Eusèbe de Dorylée et de Théodoret, mesures dictées
par un sentiment de justice, mais plus équitables que canoniques,
au jugement de beaucoup d'Orientaux. En marchant de ce pas,
avec prudence, la réparation du mal pouvait s'opérer progressive-
ment, sans secousse et sans éclat. Dans l'état d'anarchie où les es-
prits étaient plongés, Léon pensa que cette médecine lente et modé-
rée convenait mieux au malade que le remède bruyant d'un concile
œcuménique. Revenant donc de sa première idée, sur laquelle il
avait tant insisté du vivant de Théodose, il cessa tout à coup de la
soutenir près de Marcien et finit par la combattre : bonne avec un
gouvernement ennemi déclaré, elle ne l'était plus avec un ami. Ses
dernières lettres, que nous avons encore, furent un éloquent plai-
doyer contre les premières. « Il nous suffît de votre zèle, écrivait-il
à Marcien : la paix rentre dans l'église, et par l'église dans l'état.
Contentons-nous de ce que Dieu vous inspire, et ne provoquons
plus de ces discussions funestes dont l'impudence seule est un scan-
dale. Évitons de remuer des questions impies et déraisonnables que
le Saint-Esprit nous enseigne à étouffer dès qu'elles s'élèvent; il
n'est pas bon d'examiner ce qu'il faut croire, comme s'il y avait
lieu d'en douter; et l'on doit tenir pour certain aujourd'hui que les
sentimens d'Eatychès sont impies, et que Dioscore a failli à la foi en
condamnant Flavien. » Gela était vrai, et les contestations de cette
nature, quel qu'en soit le résultat, offrent toujours un danger; mais
l'avis du pape venait trop tard, lui-même avait sollicité trop ar-
demment la réunion d'un nouveau concile, et cette idée, préconi-
sée par tout le parti catholique, avait pris racine dans trop de têtes
pour qu'il fut possible de l'en arracher. C'est ce que Léon finit par
reconnaître.
Battu sur ce point, il demanda que du moins l'assemblée se tînt
en Italie; les raisons en étaient évidentes à ses yeux: il les avait
longuement déduites dans sa correspondance avec l'empereur dé-
funt; mais ici encore il trouva dans Marcien et dans Pulchérie une
opposition inébranlable. « Le scandale a eu lieu en Orient, répon-
daient-ils, la réparation doit avoir lieu en Orient. » — Repoussé
dans ses derniers retranchemens et ne voulant pas compromettre
l'union si heureusement rétablie entre l'église et le souverain d'O-
rient, il céda encore cette fois, en mettant à son concours et à la
présence de ses légats dans le concile des conditions qui furent offi-
ciellement discutées à Constantinople. Ce fut comme une négocia-
tion de puissance à puissance, et ainsi se trouva lié l'empereur
Marcien.
Le pape exigeait : 1° que l'empereur assistât au concile afin de
TOME xcviii. — 1872, 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
prévenir, par le respect dû à pa majesté, le retour des désordres
qui avaient déshonoré le faux synode d'Éplièse; T que la prési-
dence des évoques appartînt aux légats, quel que fût leur grade ec-
clésiastique : c'était aux yeux du pape un moyen de faire recon-
naître le droit de primauté de l'église romaine, tête de toutes les
églises, et aussi d'empêcher que ses représentans, par la conni-
vence d'un président hostile au siège apostolique, ne fussent in-
sultés, comme ils l'avaient été à Éphèse; 3° que sa lettre exposant
la foi de son église, lettre si insolemment repoussée par Dioscore et
ses assesseurs, fût lue dans le nouveau concile et insérée aux actes;
4° que Dioscore n'assistât pas comme évêque à l'assemblée. Cette
dernière condition surtout était absolue; en ne l'observant pas, on
amenait la retraite immédiate des légats. Ce refus du pape de lais-
ser siéger ses légats à côté du patriarche d'Alexandrie tenait prin-
cipalement à l'audace inconcevable de celui-ci, lorsque après le
brigandage d'Ephèse il avait réuni furtivement à Nicée un conci-
liabule d'Égyptiens pour lancer l'excommunication sur l'évêque de
Rome et sur ses envoyés. A défaut du pape, qui n'assistait jamais
à un concile œcuménique, que d'autres motifs retenaient d'ailleurs
au-delà des mers, l'absence des légats eût tout fait manquer; le con-
cile, privé de la seule représentation occidentale sur laquelle il pût
compter au milieu des désastres qui accablaient la Gaule et mena-
çaient l'Italie, eût été réduit à l'état d'un simple concile oriental,
inhabile à contrôler les décisions d'une assemblée œcuménique.
Enfin, toutes les difficultés étant levées, un décret de l'empereur,
daté du 17 mai /i51, fixa la réunion des évêques à Nicée pour le
•premier jour de septembre. Les métropolitains avaient le droit d'a-
mener avec eux le nombre de suffragans qu'ils jugeraient conve-
nable. L'empereur promettait de se trouver en personne au concile.
Le pape, de son côté, choisit pour ses légats Paschasinus, évêque
de Lilybée en Sicile, Lucentius, évêque d'Âscoli, et Cœlius Bonifa-
cius, prêtre de l'église romaine. Celui-ci fut envoyé de Rome, Pas-
chasinus de Sicile, d'où il pouvait arriver plus tôt à Constantinople,
le terme du concile étant fort rapproché : Lucentius se trouvait déjà
en Orient. Un secrétaire ou notaire leur fut attaché suivant l'usage.
Toutes les diligences possibles furent faites à la chancellerie de
Saint-Pierre pour que les instructions des légats fussent préparées
à temps, et Bonifacius prit la mer.
A Constantinople, on ne mettait pas moins de hâte aux préparatifs,
car le temps pressait. Comme pour attacher à la mesure qu'ils ve-
naient de prendre un signe éclatant de leur pensée, Pulchério et
Marcien envoyèrent chercher le cadavre de Flavien dans le bourg
d'Ipèpe, où l'exilé avait succombé aux suites de ses blessures, où,
pour se débarrasser d'un fardeau qui la gênait, son escorte l'avait
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE D EPHÈSE. 07
enterré précipitamment. L'exhnmtatioa se fit avec solennité sous
l'œil des préposés de l'empereur. Sur toute la route que suivit le
convoi, il fut accueilli par le respect public, par les prières des
clergés fidèles et les larmes des populations, émues d'une fin si tra-
gique. A Constantinople, où l'attendaient des funérailles dignes de
son rang, Flavien, étendu selon l'usage dans son cercueil, traversa
toute la ville au milieu d'une foule compacte, pressée autour de lui
comme des enfans autour d'un chef bien-aimé. Conduit ainsi jus-
qu'à l'église des Apôtres, l'archevêque assassiné dans un concile
alla reposer près de son prédécesseur Chrysostome, martyr comme
lui de l'inimitié des évêques.
Les mois se passèrent rapidement au milieu de ces préoccupa-
tions. Aux approches de septembre, les routes qui se dirigeaient
vers Nicée se couvrirent de convois de la course publique voiturant
des évêques réunis par diocèse, ou de bandes de moines à pied ve-
nant de toutes les parties de l'Orient à ce concile où ils n'étaieat
point convoqués. Il en arrivait d'Egypte, de Palestine, des hautes
vallées de l'Euphrate, où dominaient les idées eutychiennes, car
tous ces moines étaient partisans fanatiques de Dioscore et du faux
concile d'Éphèse. Avec eux cheminaient d'autres troupes de laï-
ques curieux d'émotions ou d'ecclésiastiq[ues déposés, évêques et
clercs, qui venaient épier quelque occasion de rentrer dans l'église
ou de nuire du moins à leur évêque. Bientôt la ville de Nicée, qui
était petite, se trouva encombrée de multitudes passionnées, ar-
dentes, dont l'attitude faisait prévoir bien des troubles, à ce point
qu'il fallût renforcer la garnison et éloigner tout individu, prêtre
ou autre, qui n'aurait pas été dûment appelé par son évêque. Ce fut
Pulchérie elle-même qui envoya cet ordre au consulaire de la Bi-
thynie, dont la ville de Nicée dépendait.
Cependant le temps fixé pour la session était déjà passé, et l'em-
pereur ne paraissait point. Soldat avant tout, Marcien, quel que fût
son zèle pour la religion, était d'abord aux affaires de la guerre,, et
ces affaires prenaient de jour en jour une importance plus excep-
tionnelle à cause de la lutte qui se livi-ait en Gaule entre les Ro-
mains et les Huns et dont on savait mal l'issue. Attila avait été battu
par Aétius dans les plaines de Châlons; bientôt les débris de son ar-
mée vinrent se reformer sur les bords du Danube, et menacer di-
rectement Constantinople et la Thrace. Les nécessités de la défense
retenaient donc Marcien, quoi qu'il en eûfi, dans le voisinage du
Danube. Toutefois les évêciues réunis à Nicée trouvaient le temps
long; les subsistances y devenaient rares pour tout le monde, enfin
l'ennui prenait ces vieillards, retenus oisifs si loin de chez eux. Ils
demandèrent à l'empereur de leur laisser ouvrir la session, s'il ne
lui était pas. possible de venir; cette demande contraria Marcien;
68 REVUE DES DEUX MONDES.
elle présentait efTectivement un grand danger, l'abstention des lé-
gats du pape qui n'y paraîtraient point sans lui; or cette abstention
changeait, comme nous l'avons dit, le caractère du concile, et re-
mettait tout en question. Les évêques insistaient cependant, et il
fallait compter avec la difficulté des hommes comme avec celle des
choses. Après y avoir mûrement réfléchi, Marcien écrivit aux évê-
ques que, ne pouvant pas les aller trouver hors du centre de ses
affaires, il avait résolu d'en rapprocher le concile, et que pour cette
raison il le transportait à Chalcédoine. « Chalcédoine, disait-il, n'é-
tait séparée de Constantinople que par le Bosphore, large en cet
endroit de moins d'un mille. Etre à Constantinople, c'était être à
Chalcédoine, et Marcien assisterait aux travaux de l'assemblée tan-
tôt en personne, tantôt par des communications de tous les mo-
mens. » Il ajoutait cette considération assez importante pour les évê-
ques, que Chalcédoine, étant une bien plus grande ville que Nicée,
leur offrirait soit par elle-même, soit par sa proximité de Constan-
tinople, toutes les facilités désirables pour un bon établissement,
même pendant une longue session.
Ce moyen terme mettait l'empereur à l'aise dans ses engagemens
vis-à-vis des légats, etlevaitune partie des difficultés dont on pourrait
se plaindre justement; toutefois il plut médiocrement aux évêques,
peu soucieux de se rapprocher de Constantinople, où régnait, di-
sait-on, une agitation assez vive, provenant des moines eutychiens.
Marcien mit fin à toute hésitation en donnant au concile l'ordre
formel de se transporter à Chalcédoine avant la fin de septembre
pour tout délai; l'ordre impérial était daté d'Héraclée en Thrace.
Les évêques, à bout d'opposition, partirent, et la tourbe des moines
et des étrangers les suivit, s'augmentant même pendant la route.
Au !'''■ octobre ou peu de jours après, le concile se trouva réuni
à Chalcédoine. C'était le plus nombreux qu'eût encore vu la chré-
tienté. Des documens officiels portent le chiffre des membres à 630,
parmi lesquels il faut comprendre les absens, pour qui leurs métro-
politains signèrent la définition de foi. Le concile lui-même, dans
une lettre écrite au pape Léon, ne s'attribue que 520 membres, et les
listes de signataires qui nous sont restées des différentes séances ou
actions en portent presque toujours beaucoup moins. Quoi qu'il en
soit, c'était une grande et imposante assemblée, puisque le premier
concile œcuménique n'avait compté que 318 membres et le second
que 150. Le lieu du rendez-vous était l'église de Sainte-Euphémie.
n.
A cent cinquante pas du Bosphore, en dehors des portes de Chaî-
ne, s'élevait sur un monticule la basilique dédiée à la martyre
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE D EPHESE. 69
Euphémie, une des saintes les plus vénérées de l'Orient. On y mon-
tait par une pente insensible ; mais lorsqu'on avait atteint le som-
met du coteau, on voyait se déployer aux regards un spectacle
merveilleux : d'un côté, la mer, ici tranquille, là plus ou moins agi-
tée, et jetant son écume sur les rochers de la rive; de l'autre, de
hautes montagnes couvertes d'antiques forêts; au fond de la vallée,
des prairies à perte de vue, des moissons jaunissantes, des vergers
couronnés des plus beaux fruits; en face, la ville de Constantinople,
s'éîageant sur la côte européenne du Bosphore, servait de fond à ce
magnifique tableau. La basilique elle-même était digne de cet enca-
drement par la beauté de son architecture. On y entrait par une
vaste cour rectangulaire, garnie d'une colonnade, et formant péri-
style à un ensemble d'édifices. L'église, de la même dimension et
d'une ordonnance pareille, conduisait à un oratoire circulaire sur-
monté d'une coupole qu'entourait une galerie d'où l'on pouvait
entendre l'office. C'était là le mariyrium proprement dit, lequel
contenait dans sa partie orientale le tombeau de la sainte et son
corps enfermé clans une châsse d'argent. La croyance générale
était qu'il s'opérait en ce lieu beaucoup de miracles. Dans les
temps de désastres ou de dangers publics, l'archevêque de Con-
stantinople, averti par certains signes, prévenait à son tour l'em-
pereur, et l'on se rendait processionnellement à l'oratoire, l'em-
pereur et l'impératrice en tête, puis les magistrats, le clergé et
tout le peuple de Constantinople. Entré seul dans le sanctuaire,
l'archevêque s'approchait du sépulcre, et, par une petite ouverture
pratiquée au côté gauche du monument, il introduisait une tige
de fer portant une éponge qu'il retirait pleine de sang; ce sang,
considéré comme un préservatif contre tous les maux, était en-
suite distribué par gouttes et envoyé dans des fioles jusqu'aux ex-
trémités de l'empire. Sous un portique couvert attenant à l'oratoire
se trouvait un grand tableau sur toile, dû au pinceau d'un peintre
célèbre et représentant la vie et la mort d'Euphémie martyrisée au
temps de Dioclétien. On l'y voyait brillante de jeunesse et de beauté,
revêtue du manteau brun des philosophes, indice de sa profession
religieuse et de sa consécration au Christ. Saisie par des soldats et
conduite devant le juge, puis livrée aux bourreaux, elle traversait
d'étape en étape, à travers la flamme et le fer, le chemin qui la me-
nait à sa fin glorieuse. La vierge Euphémie, patronne de Chalcédoine,
en était aussi l'oracle et jouissait auprès des fidèles d'une confiance
et d'une autorité illimitées en toute matière. Nous verrons plus tard
les pères du concile venir la consulter au fond de son tombeau sur
une des interprétations les plus délicates du dogme chrétien.
C'est là que s'ouvrit la première session du concile le 8 octobre
/i51. Elle s'ouvrit avec trois cent soixante évêques seulement, mais au
/O REVUE DES DEUX MONDES.
milieu d'un nombre considérable d'assistans, laïques, clercs, moines
surtout, venus, comme nous l'avons dit, de l'Egypte, de la Palestine
et de la Haute- Syrie, qui avaient été des premiers à se transporter
de Nicée à Ghalcédoine. L'archimandrite Barsumas s'y trouvait avec
ses mille moines assommeurs, devenus sinistrement fameux dans la
poursuite des nestoriens. Retenu par les affaires de la guerre, l'em-
pereur Marcien n'y parut pas; mais il y fut représenté par de hauts
fonctionnaires de l'état et des sénateurs, au nombre de dix-neuf,
ayant à leur tête un personnage consulaire, Anatolius, maître de
l'une et l'autre milice. La présidence de l'assemblée était dévolue
à ces magistrats, que nous verrons dans toutes les séances où ils
assistèrent fixer l'ordre des délibérations, conduire les débats, po-
ser les questions, formuler les avis, repousser même parfois les ré-
solutions auxquelles inclinait le concile pour leur en substituer
d'autres, enfin donner des conclusions quand les évêques avalent
opiné. On eût dit une cour de justice civile dirigeant une assemblée
ecclésiastique. Telle était la constitution des conciles, jugeant sur
des questions de fait, parfois même sur des questions de dogme.
La règle était que, lorsque les officiers impériaux assistaient à une
séance, ils la présidaient comme représentant la puissance souve-
raine. Deux notaires du consistoire impérial, Béronicien, et Constan-
tin, faisaient l'office de secrétaires synodaux et d'interprètes lorsqu'il
fallait traduire soit les pièces, soit les dépositions du latin en grec.
Les magistrats prirent place dans la nef de la basilique, adossés
à la balustrade du chœur; les évêques se rangèrent dans les tra-
vées, à droite et à gauche. A l'extrémité de la nef, du côté des
portes et faisant face aux magistrats, étaient des enceintes réser-
vées aux accusateurs, aux accusés, et aux témoins ou pétitionnaires
admis à la barre, lesquels ne devaient point être confondus parmi
les juges. Les légats du pape siégèrent en tête des évêques, à gauche
des magistrats, place d'honneur chez les Romains. Ils y si^^'gèrent
ensemble, l'évêque Paschasinus d'abord, Lucentiiis ensuite, puis
Cœlius Bonifacius, qui, bien que simple prêtre de l'église romaine,
se trouva primer par son rang le corps des évêques orientaux. Au-
dessous de Bonifacius venaient le patriarche de Gonstantinople,
celui d'Antioche, l'archevêque de Césarée et l'exarque d'Éphèse.
Tels étaient les premiers rangs dans la travée de gauche. En tête
de la droite s'assirent le patriarche d'Alexandrie, Dioscore, Juvé-
nal de Jérusalem, l'évêque d'Héraclée en Macédoine, remplaçant
le patriarche de Thessalonique, et l'évêque de Corinthe. Les autres
évêques se groupèrent par diocèses à la suite de leurs métropoli-
tains : ceux d'Orient, de Pont, d'Asie, de Cappadoce, à gauche, ceux
d'Egypte, de Palestine et d'Illyrie, cà droite; de sorte que tout le
parti de Dioscore se trouva concentré de ce dernier côté, tandis que
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE D EPHESE. 71
l'autre était occupé par les Orientaux et leurs amis, qui représen-
taient à l'assemblée les adversaires du faux concile d'Éphèse et le
parti de Flavien. Le livre des Evangiles fut apporté et dressé au
milieu de la nef sur un trône ou un autel portatif, comme c'était
l'usage.
Quand tout le monde eut pris place, les trois légats se levant de
leurs sièges s'avancèrent en face des magistrats, et l'évèque Pascha-
sinus, leur chef, prononça en latin ces mots qui furent traduits en
grec par le secrétaire Béronicien. « Les instructions du très heureux
et apostolique évêque de l'église de Rome nous défendent de siéger
dans ce concile avec Dioscore, archevêque d'Alexandrie, que nous
voyons séant ici parmi les juges. Or l'ordre que voici est absolu (et
il montra un rouleau de papier qu'il tenait à la main); que votre ma-
gnificence commande donc à Dioscore de sortir, ou nous sortons à
l'instant. — Une plainte particulière existe-t-elle contre le révéren-
dissime archevêque d'Alexandrie, dirent les magistrats, pour que
nous ki ordonnions de quitter le rang des évèques? — Il n'est pas ap-
pelé ici pour juger, mais pour être jugé, interrompit le second légat
Lucentius. — S'il n'y a pas d'accusation déposée, s'écria une voix,
j'en dépose une. » Et Eusèbe de Dorylée, quittant sa place, dit aux
magistrats : « J'ai été lésé par Dioscore, la foi a été lésée, Flavien a
été tué, ce saint évêque dont je ne puis prononcer le nom sans ver-
ser des larmes. Enfin, j'ai été injustement déposé avec lui. J'ac-
cuse Dioscore de tout cela et j'ai adressé à ce sujet à notre pieux
empereur une requête qu'il vous a renvoyée. Par la tête des maîtres
du monde, je demande qu'il en soit fait lecture à l'assemblée! » Et
il alla s'asseoir dans l'enceinte réservée aux accusateurs et aux ac-
cusés. Dioscore, sur un avertissement des magistrats, y prit place
non loin de lui.
La requête d'Eusèbe fut lue et contenait en les explî^quant les
griefs qu'il venait d'indiquer. L'ancien avocat était là dans son élé-
ment, et il demanda pour la régularité de la procédure qu'on lût
après sa requête les actes d'Éphèse, afin que l'assemblée connût
bien sur quels faits portait son accusation; Dioscore requit pareille-
ment cette lecture, puis se rétracta. « Je crois, dit-il, que la pre-
mière chose est d'examiner entre nous la question de foi. » C'était
précisément ce qu'il avait repoussé au faux synode d'Éphèse comme
une formalité superflue, et le concile y put voir une première preuve
de sa duplicité. « Vous êtes accusé, défendez-vous d'abord,» lui firent
observer les magistrats. La lecture des actes d'Éphèse, alors com-
mencée, donna lieu cà divers incidens où se dessina d'une façon toute
particulière la physionomie du concile.
Les actes ou procès-verbaux de ces assemblées ecclésiastiques
étaient très étendus et très complets, et on y annexait d'ordinaire in
72 REVUE DES DEUX MONDES.
extenso les pièces et correspondances qui faisaient corps avec eux.
Au procès- verbal de l'assemblée d'Éphèse se trouvaient jointes les
lettres de l'empereur Théodose II touchant la convocation du concile,
et une entre autres fort injurieuse pour l'évêque de Cyr, Théodo-
ret, dont elle prononçait l'exclusion. Quand le secrétaire eut lu cette
pièce, il ajouta : « Les choses ont changé depuis lors : notre pieux
empereur Marcien a fait cesser l'exil du révérendissime Théodoiet,
et, sur sa demande, le très saint pape Léon lui a rendu son rang
d'évêque; il peut dont entrer ici, notre empereur l'ayant d'ailleurs
convoqué. » Théodoret entra donc; mais son apparition fut le signal
d'un soulèvement général parmi les partisans de Dioscore. Les évê-
ques d'Egypte, d'illyrie et de Palestine se mirent à pousser des cris
assourdissans , au milieu desquels on entendait ces mots: « Misé-
ricorde ! la foi est perdue ; on fait entrer un homme déposé ! Hors
d'ici l'ennemi de Dieu, les canons le chassent! Hors d'ici le précep-
teur de Nestorius! » Les évêques d'Orient, de Pont et d'Asie rétor-
quaient non moins bruyamment : « Ce sont les meurtriers de Flavien
qu'il faut chasser! Hors d'ici les manichéens, hors d'ici les héréti-
ques ! A la porte ceux qui nous ont fait souscrire un papier blanc, à
la porte ceux qui nous frappaient pour nous faire signer ! » Dioscore,
se levant au milieu du tumulte, cria d'une voix forte en montrant
Théodoret : « Cet homme a anathématisé Cyrille, c'est donc Cyrille
que vous chassez ! » A ces mots, la colère des Orientaux ne connut
plus de bornes. « Hors d'ici l'assassin ! disaient-ils tous ensemble;
qui ne sait pas les hauts faits de Dioscore ? Chassez d'ici les meur-
triers ! » Le parti de Dioscore, prenant sa revanche, se mit à vo-
ciférer de son côté, traitant les Orientaux de nestoriens. « Longue
vie à l'impératrice Pulchérie, l'ennemie des nestoriens! criaient-ils;
il y en a encore ici, qu'on les chasse! Un synode orthodoxe ne re-
çoit pas Théodoret! » Théodoret alors, s'avancant dans l'enceinte
avec dignité et s'adressant aux magistrats : a J'ai présenté requête
à l'empereur, dit-il; j'ai exposé les cruautés que j'ai souffertes : je
demande qu'on examine ma lettre. — L'évêque Théodoret, dirent
les magistrats, a été rétabli dans son rang par l'archevêque de
Rome; il peut entrer ici , il y entre comme accusateur, qu'il aille
prendre place en cette qualité. » Et Théodoret alla s'asseoir dans la
même enceinte qu'Eusèbe de Dorylée.
Au moment où il s'assit près d'Eusèbe, les clameurs se réveillè-
rent avec une nouvelle énergie, mais en sens inverse; d'autres cla-
meurs y répondirent. On n'entendait plus dans la basilique que ces
apostrophes, qui se croisaient d'un côté à l'autre : « que Théodoret
vienne siéger avec nous, l'évêque orthodoxe! sa place est au mi-
lieu de nous, » disaient les Orientaux. — a Ne l'appelez pas évêque,
répondaient les Égyptiens, il ne l'est pas : c'est un ennemi de Dieu;
LA REVANCHE DU CrilGANDAGE d'ÉPIIÈSE. 73
— c'est un hérétique; — c'est un Juif. — Qu'on le fasse sortir
d'ici. » — « Ce sont les assassins qu'il faut chasser, répliquait-on
de l'autre côté; dehors les assassins, dehors les séditieux! » Le tu-
multe devenait inexprimable. Le chef des magistrats, se levant
alors, fit signe qu'il voulait parler. « Ces cris, dit-il, et ce Î3rait ne
conviennent qu'à une multitude désordonnée; ils sont indignes
d'une réunion d'évêques, et d'ailleurs ils ne servent en rien aux
parties; faites donc silence et laissez continuer la lecture des actes.
— Nous réclamons pour la religion, pour la foi orthodoxe, répon-
daient les Égyptiens; chassez un seul homme, et nous écoutons
tous. — Écoutez d'abord, répliqua sévèrement le magistrat, et ne
troublez plus l'ordre du concile. »
Cet incident terminé, la lecture continua; mais Dioscore se char-
gea d'en provoquer un second non moins tumultueux. On lisait la
lettre de Théodose qui lui conférait la présidence du concile d'É-
phèse, et lui donnait pour assesseurs ou vice-présidens Juvénal de
Jérusalem, Thalassius de Césarée, Eustathe de Béryte, Basile de Sé-
leucie et Eusèbe d'Ancyre. « Vous voyez par ce passage du rescrit
impérial, fit -il observer en interrompant la lecture , que je ne suis
pas le seul responsable de ce qui s'est passé à Éphèse. L'évêque
Juvénal, l'évêque Thalassius et les autres partageaient avec moi
l'autorité sur l'assemblée, et de plus tout ce que nous avons jugé,
le concile l'a approuvé de vive voix et par écrit. On en a fait le rap-
port à l'empereur Théodose, d'heureuse mémoire, qui l'a confirmé
par une loi générale. » A cette assertion, que le concile avait tout
approuvé, un démenti violent se fit entendre du côté des Orientaux.
« Cela est faux, réclama-t-on de toutes parts, personne n'a consenti,
nous avons été forcés, — nous avons été frappés, — on nous a fait
souscrire un papier blanc, — on nous a menacés d'exil, — des sol-
dats nous ont fait signer sous leurs bâtons et sous leurs épées, —
quel concile que celui qui se tient avec des épées et des bâtons! —
Dioscore avait ses raisons en faisant entrer des soldats; — hors d'ic
le meurtrier! — les soldats ont déposé Flavien ! » Du côté des Égyp-
tiens, on entendait des propos ironiques tels que ceux-ci : « de quoi
se plaignent-ils? ce sont ces évêques-là qui ont souscrit les pre-
miers ! )) Et, comme à ces mots des protestations se firent entendre
dans les rangs des clercs, les évêques d'Egypte se retournèrent fu-
rieux, u Qui est-ce qui crie là--bas? dirent- ils. Pourquoi laisse-t-on
crier des clercs? Qu'on les mette dehors, qu'on chasse les gens étran-
gers au concile ! »
Le niveau des colères montait rapidement. Alors les récrimina-
tions commencèrent au sujet des violences employées par Dioscore
et sa faction pour faire signer la condamnation de Flavien. Etienne
d'Éplièse raconta le siège de son évêché, assailli par trois cents sol-
7â REVUE DES DEUX MONDES.
dats et moines sous îe prétexte que, logeant chez lui Eusèbe de Do-
rylée et quelques autres, il faisait de sa maison épiscopale un repaire
pour les ennemis de l'empereur. «Ce crime, lui disaient-ils, mé-
rite la mort, » et ils voulaient le tuer. Il raconta ensuite comment,
s'étant réfugié dans la sacristie de son église avant le vote contre
Flavien, on l'y avait mis sous clé, sans vouloir le laisser sortir qu'il
n'eût signé. Thalassius de Césarée, qui avait été un des vice-prési-
dens d'Éphèse, protesta qu'il avait été désigné à son insu, et que,
lorsqu'il avait voulu s'opposer à des menées coupables, Dioscore avait
refusé de l'écouter. L'évèque de Glaudiopolis en Isaurie, Théodore,
fournit des explications détaillées sur la manière dont le président
avait enlevé le vote de la déposition de Flavien, moitié par astuce,
moitié par violence. «Ils tenaient entre eux, dit-il, des conciliabules
mystérieux autour du siège du président, puis ils venaient nous
dire : « Il faut opiner, il faut juger, » à nous qui étions assis simple-
ment à nos places, sans avoir aucune connaissance de l'afiaire que
l'on nous faisait décider. Nos adversaires allaient de siège en siège
pour nous épouvanter en criant : « Coupez en deux ceux qui parlent
de deux natures, divisez ceux qui divisent! » comme pour nous ac-
cuser d'être des nestoriens et de soutenir l'hérésie. Sous le coup de
semblables menaces, chacun de nous craignit d'être mis hors l'é-
glise comme hérétique, et de perdre ceux qu'il avait baptisés. Ne
fallait-il pas nous taire? Nous étions en tout cent trente-cinq, et
quarante-deux avaient reçu la défense de parler; les autres sui-
vaient Dioscore et Juvénal, et, accompagnés d'une foule de gens
inconnus, troublaient le concile par leur tumulte. Nous n'avions as-
surément rien à faire; ils se sont joués de notre sang! — Oui, oui,
s'écrièrent tout d'une voix les Orientaux, ce que dit l'évèque Théo-
dore est vrai, ies choses se sont passées ainsi. » Les Egyptiens ac-
cueillaient ces déclarations par des éclats de rire insultans. « Voyez
les vaillans évêques, disaient-ils, comme ils font honneur à leur
courage! Est-ce qu'un chrétien craint personne? Qu'on apporte du
feu, nous le verrons! Il n'y aurait point eu de martyrs, s'ils avaient
tremblé comme ceux-ci prétendent qu'ils ont fait. » Pendant cette
scène lamentable, Dioscore restait calme sur son siège, l'ironie aux
lèvres; se levant ensuite, il dit : « Puisque ces gens-là soutiennent
qu'ils n'ont pas su ce qui avait été jugé et qu'ils ont souscrit sur une
feuille de papier blanc, d'abord ils ne devaient pas souscrire sans
bien savoir ce qu'ils signaient, la foi étant en question; ensuite qu
donc a rédigé par écrit leurs déclarations (il parlait sans doute des
votes motivés qu'on leur arrachaitj, si ce n'est eux-mêmes? Que votre
magnificence les oblige à le dire. » Pour couper court à une alterca-
tion qui eût absorbé toute la séance sans résultat, les magistrats
ordonnèrent qu'on poursuivît la lecture des actes.
LA REVANCHE DU BRIGAx\DAGE D liPHESE. 75
La merition de la lettre du pape Léon à Flavien, dont on avait
refusé la communication au faux concile d'Éphèse par ime suite de
subterfuges , donna lieu à de nouveaux débats. Il en résulta que
Dioscore était seul responsable de ce refus, et non, comme il l'insi-
nuait, ses assesseurs Thalassius, Juvénal et les autres; mais ces
insinuations ne laissèrent pas d'irriter contre lui ses anciens collè-
gues à la présidence, qui virent bien que son plan de défense était
de rejeter sur eux une partie de ses fautes ou de les entraîner tous
dans sa perte; ils songèrent alors à se dégager d'une responsabilité
dangereuse. A un certain endroit des actes, les Orientaux ayant si-
gnalé une fausse déposition : « Il faut vérifier, dirent les membres
du concile; qu'on fasse venir les notaires synodaux. — Demandez
plutôt que Dioscore fasse venir les siens, interrompit Théodore de
Claudiopoiis, car il a chassé tous les autres, et n'a laissé recueillir
de notes qu'à des hommes dont il était sûr. — De quelle main sont
libellés les actes? d'rent les magistrats. — ■ Chacun, répondit Théo-
dore de Claudiopolis, a fait écrire pour lui ses notaires; les miens
l'ont fait pour moi, ceux de Thalassius pour lui, ceux de Juvénal
poiir lui; il y avait des notaires de plusieurs autres évêques qui
écrivaient, » Là-dessus Eusèbe de Dorylée pria les magistrats de
faire entendre Élienne d'Éphèse, qui avait des renseignemens cu-
rieux sur cet objet. Requis de s'expliquer, Etienne le fit en ces
termes : « Mes notaires, dit-il, pour fournir un exempie de la ma-
nière dont Dioscore traitait ou faisait traiter ceux des autres, te-
naient des notes pour moi; ils étaient deux, Julien, maintenant
évêque deLébède, et Crispinus, diacre. Lorsqu'ils furent aperçus de
Dioscore, il envoya vers eux ses notaires à lui, lesquels s'emparèrent
de leurs tablettes, qu'ils effacèrent, et faillirent leur rompre les doigts
en voulant leur arracher leurs écritoires. Cela fait que je n'ai point
eu de copie des actes, et je ne sais ce que sont devenues les notes
qui m'étaient destinées. » Les manœuvres de Dioscore se dévoil;:ient
ainsi à chaque ligne des actes, et tous les témoignages tournaient
à sa confusion.
Quand on en vint à la profession de foi d'Eutychès, insérée aux
actes, il s'éleva une discussion dogmatique fort embrouillée, et qui
montre combien Cyrille, soit par ses anathématismes, soit par quel-
ques-unes de ses lettres, avait jeté d'embarras dans une question
qu'il déclarait lui-même à peu près inaccessible aux intelligencas
théologiques les plus exercées. On avait reproché à Eutychès, dans
le concile de Constantinople, de dire : « deux natures en Jésus-
Christ avant l'incaraation, et une seule après, » et Basile de Séleu-
cie lui avait fait observer que, si, au lieu de dire simplement une na-
ture, il ajoutait' incarnée et humanisée, il penserait alors comme le
bienheureux Cyrille et comme tous les orthodoxes, « car enfin,
76 REVUE DES DEUX MONDES.
ajo 11 ait-il, il est clair que la divinité du Christ, qu'il tient de son
père, est autre chose que son humanité, qu'il tient de sa mère, et
qu'ainsi il confesserait les deux natures; » mais Eutychès n'y avait
point consenti. « Ce que vous souteniez alors à Eutychès, dirent
les magistrats à Basile de Séleucie, est parfaitement orthodoxe,
et le refus d'Eutychès le constituait en état d'hérésie. Expliquez-
nous donc pourquoi vous avez ensuite souscrit à l'absolution de
l'archimandrite et à la déposition de l'archevêque Flavien, de
sainte mémoire? — Parce que, répondit Basile, livré au juge-
ment de cent vingt ou cent trente évoques, j'ai cédé à la néces-
sité de leur obéir. — Yoici, s'écria Dioscore en l'interrompant,
voici l'accomplissement de ce mot de l'Évangile : « tu te justifie-
ras par ta bouche et tu te condamneras par ta bouche. » Tu as
prévariqué par respect humain et tu as méprisé la foi. Tu ne sais
donc pas qu'il a été écrit : « Ne rougis pas pour ta ruine? » A cette
dure et insolente remontrance, l'évêque Basile répondit : a Si j'avais
eu des juges civils, j'aurais combattu pour mon opinion jusqu'au
martyre, et j'ai donné à Constantinople plus d'une preuve de ma
fermeté; mais un fils jugé par son père ne se défend point, il se
soumet et meurt, même avec le droit pour lui; j'ai failli !» A ce mot,
les Orientaux s'écrièrent en masse : « Tous, tous, nous avons failli,
tous nous demandons pardon. » Ce mot parcourut de rang en rang
tout le côté gauche de l'assemblée; Thalassius, Eustathe et les au-
tres r;^pétèrent avec componction : a Nous avons tous péché, nous
demandons tous merci. » C'était un spectacle attendrissant que de
voir ces vieux évêques, les mains levées vers le ciel, implorant mi-
séricorde pour leur faiblesse.
Lorsque l'on en vint à la profession de foi de Flavien au concile
de Constantinople, l'assemblée en écouta la lecture avec un reli-
gieux silence. « Qu'en pensent les très révérends évêques? dit le
magistrat qui présidait; Flavien exposant ainsi sa foi restait-il dans
l'orthodoxie, ou en était-il sorti? Le concile actuel en jugera. —
L'archevêque Flavien a exposé la foi saintement, complètement, ca-
tholiquement, dit le légat Paschasinus, puisque son exposition con-
corde avec la lettre de l'archevêque de Rome. — Cela étant, ajouta
l'autre légat Lucentius, et les sentimens de Flavien, d'heureuse
mémoire, concordant avec ceux du siège apostohque et la tradition
des pères, il y a lieu au synode actuel de rétorquer contre les hé-
rétiques qui l'ont condamné leur sentence de condamnation. » De
toutes parts, des évêques importans déclarèrent la doctrine de Fla-
vien orthodoxe; quelques-uns ajoutèrent, conforme à celle de Cy-
rille, et les Orientaux en masse s'écrièrent : « Le martyr Flavi-en a
bien expliqué la foi. — Attendez, interrompit Dioscore, qu'on lise
le reste de ses paroles, et je répondrai ; on verra qu'il se contredit
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE D EPUESE. 77
et qu'il professe deux natures après l'union. — Oui, je supplie qu'on
lise le reste, s'écria Juvénal de Jérusalem, relevant les dernières
paroles de Dioscore, et l'on verra que tout y est orthodoxe. Le très
saint évêque Flavien a parlé comme Cyrille et comme la tradition
des pères. — INous disons la même chose, » crièrent les évêques de
Palestine; Juvénal, se levant avec eux, quitta son siège et passa de
l'autre côté, suivi de tous ses suffragans.
Ce fut un véritable coup de théâtre, qui jeta le parti de Dioscore
dans la consternation et remplit de joie le parti contraire. Une ac-
clamation s'éleva du corps des Orientaux eu l'honneur des évêques
qui se ralliaient à eux, et fut répétée par tout le côté gauche.
« Soyez les bienvenus, leur disait-on, évêques orthodoxes; c'est
Dieu qui vous amène! » Cette désertion, concertée entre Juvénal et
ses collègues de Palestine, parut une juste représaille des mauvais
procédés de Dioscore et de l'insistance qu'il avait mise à compro-
mettre dans sa cause ses anciens assesseurs d'Éphèse. Pierre de
Corinthe prit alors la parole et dit : « Je n'ai pas assisté au concile
dont il s'agit, attendu que je n'étais pas encore ordonné évêque,
mais, sur ce qu'on vient de hre, je trouve la doctrine de Flavien
d'une incontestable orthodoxie. » Et il' passa du côté des Orien-
taux, qui le saluèrent par ces cris : « Pierre croit comme Pierre,
soyez le bienvenu, évêque orthodoxe! » Irénée, évêque de Nau-
pacte, avec les évêques d'Hellade, de Macédoine et de Crète, obéi-
rent au torrent et passèrent à l'autre travée ; mais la surprise fut
au comble lorsqu'on vit quatre évêques égyptiens se déclarer aussi
pour la mémoire de Flavien et quitter le côté où ils siégeaient. Dios-
core, renié, délaissé, dévorait mal sa colère. « Flavien a été dé-
posé, disait-il, pour avoir soutenu deux natures après l'union, et
j'ai là vingt passages des pères qui condamnent cette proposition.
Qu'on me chasse donc avec les pères! »
Les faits de violences par lesquels s'était terminé le brigandage
d'Ephèse amenèrent un débat très vif entre Dioscore et certains
évêques déposans. Dioscore niait tout, répondait h tous les propos :
« Gela est faux, on en a menti ! » A l'en croire, il n'y aurait eu ni
soldats en armes envahissant l'église, ni parabolans, ni moines sy-
riens, milice féroce de Barsumas. Quand on parla de l'apparition
du proconsul avec des chaînes et une multitude de satellites, Dios-
core interrompit en ricanant : « Multitude ! dit-il, dix, vingt, trente,
cent personnes tout au plus; je produirai des témoins pour prouver
que tout cela n'est que mensonge. » Irrités de son air insultant et
de sa mauvaise foi, los évêques s'animaient de leur côté. « Je n'ai
forcé personne à souscrire, répétait Dioscore. Qui dit que je l'ai
forcé? — Moi, r 'pondit Basile de Séleucie. Vous nous avez forcés à
cette abomination par les menaces de vos satellites, » et, s'adres-
78 REVUE DES DEUX MONDES.
sant aux magistrats, il leur dit : « Jugez de quelle violence il
usait alors, étant maître absolu de son concile, lui qui maintenant
trouble le nôtre, quoiqu'il n'ait autour de lui que six adhérens. Je
demande que tous les métropolitains de Lycaonie, de Phrygie, de
Perge et des autres provinces déclarent sur les saints Évangiles s'il
n'est pas vrai qu'après la déposition de Flavien, comme nous étions
tous consternés et n'osions ouvrir la bouche , que quelques-uns
même s'enfuyaient, il se dressa sur ses pieds et dit : Voyez-vous, si
quelqu'un ne veut pas souscrire, il aura affaire à moi! » Les dépo-
sitions continuaient à être accablantes pour Dioscore, lorsque, pre-
nant la parole, il dit aux magistrats : « Yotre grandeur est fati-
guée; faites remettre la cause, s'il vous plaît. »
Il était environ six heures du soir; le soleil se couchant à cinq
heures et demie le 8 octobre sous le climat de Chalcédoine, l'obs-
curité envahissait la basilique. On alluma les torches, et le secré-
taire acheva la lecture des actes d'Ëphèse. Quant il eut fini, le pré-
sident annonça qu'on renvoyait au lendemain 9 les questions sur
la foi qui demandaient à être examinées plus amplement; quant an
jugement des faits qui s'étaient déroulés dans les débats de la pré-r
sente séance, d'après les pièces lues et les témoignages entendus,
Flavien, d'heureuse mémoire, paraissant avoir été condamné injus-
tement, ainsi que le très pieux évêque Eusèbe de Dorylée, le con-
seil des juges et des sénateurs estimait : « que, sous le bon plaisir
de l'empereur, Dioscore, évêque d'Alexandrie, Juvénal de Jérusa-
lem, Thalassius de Gésarée, Eusèbe d'Ancyre, Eustathe de Béryte,
et Basile de Séleucie, président et assesseurs au concile d'Ephèse,
devaient subir la même peine et être privés de la dignité épisco-
pale, selon les canons. »
La séance fut alors levée au chant du Trisagion, hymne nou-
veau, introduit par Proclus dans la liturgie de Constantinople, et qui
était alors fort en vogue. Il y était dit : « Dieu saint, saint et fort,
saint et immortel , ayez pitié de nous 1 » Après ce chant, les magis-
trats quittèrent la salle, et les évêques se dispersèrent.
III.
La séance annoncée pour le lendemain 9 octobre n'eut pas lieu,
mais il se tint le 10, dans la même église de Sainte-Euphémie, une
seconde action (J), où les magistrats présidèrent. Ni Dioscore ni ses
cinq assesseurs, mis en prévention dans la première, comme auteurs
ou complices des désordres d'Ephèse, ne s'y trouvèrent, les évêques
égyptiens en corps firent également défaut, et on remarque de-
(I) Dans les plus anciens conciles, action est synonyme de séance ayant un but
déterminé.
LA. REVANCHE DU BRIGANDAGE D EPHÈSE. 79
puis lors qu'aucun ne vint plus à l'assemblée. La réunion avait un
caractère tout à fait dogmatique. L'empereur désirait qu'une dé-
finition nette et précise du mystère de l'incarnation fût faite par le
concile, soit pour l'apaisement des consciences, soit afin de donner
à l'état une règle dans son action législative. Théodose II avait
rendu une loi eutycbienne en prescrivant l'adoption du faux concile
d'Éphèse : cette loi, Marcien l'avait c.bolie, mais que raettrait-il à la
place? Quel dogme imposerait-il à son tour comme étant le critérium
de la foi catholique? Il demandait une formule à l'assemblée de
Chalcédoine, comme jadis le grand Constantin en avait demandé une
à la première assemblée œcuménique sur le mystère de la trinité.
Marcien sans doute eût été heureux d'attacher à son nom la gloire
d'une définition sur un dogme aussi important que l'incarnation,
de même que Constantin avait attaché le sien à celui de la consub-
stantialité dans les trois personnes divines. Celles de ces raisons qui
pouvaient peser sur le concile, les magistrats les exposèrent dès
l'ouverture de la séance; mais elles ne touchèrent point les évêques,
peu soucieux de s'embarquer dans des discussions très délicates en
elles-mêmes, impossibles peut-être avec une assem.blée de six cents
membres divergens d'intérêts ou d'opinions. «A quoi bon, disaient-
ils, une chose aussi périlleuse qu'une définition nouvelle? Les an-
ciens pères n'avaient-ils pas laissé sur l'ensemble des dogmes des
expositions de foi qu'il fallait suivre? Que si des hérésies récentes
avaient créé le besoin d'éclaircissemens plus complets, ils avaient
été donnés, d'abord contre Nestorius par la seconde lettre de Cy-
rille, puis contre Eutychès par la lettre de Léon à Flavien. Il fallait
s'en tenir là, si on ne voulait envenimer les discordes au lieu de ré-
tablir la paix. D'ailleurs un canon des pères interdisait formelle-
ment tout symbole nouveau ou exposition nouvelle sur la foi; on
ne pouvait contrevenir à ce qui était désorm.ais une loi de l'église. »
Les évêques faisaient allusion à ce décret du premier concile d'É-
phèse si traîtreusement interprété par Dioscore contre Flavien.
Malgré ces argumens, qui dénotaient au fond chez les évêques
une grande timidité provenant de la divergence des sentimens, les
magistrats insistaient : « la définition, suivant eux, était nécessaire
comme règle à l'action de l'état; l'empereur aussi la voulait, » et ils
proposèrent de nommer une commission qui préparerait un projet
que l'on discuterait plus tard à l'assemblée générale; mais les évê-
ques n'y consentirent pas davantage, a En tout cas, s'il y a quelque
chose à faire, dit à ce sujet Florentins de Sardes, ce que pour mon
compte je ne crois pas, il faut nous laisser le tamps de réfléchir. »
Repoussés encore sur ce point, les magistrats invitèrent les évêques
à se concerter comme ils voudraient pour une résolution commune,
et à se réunir dans ce dessein chez le patriarche de Gonstantinople,
80 RLVCE DES DEUX MONDES.
Anatolius. « Puisqu'il y a des doutes sar la foi, répétaient-ils, il
faut les éclaircir, et l'archevêque s'adjoindra les hommes les plus
propres à rassurer les consciences; l'empereur vous donne cinq jours
pour vous entendre. » Quelques évêques réclamèrent la lecture de
la seconde lettre de Cyrille à Nestorius et la lettre du même père
aux Orientaux; on s'abstint de lire la troisième à Nestorius, qui
renfermait les anathématismes. On lut aussi en grec la lettre de
Léon, qui fut interrompue en plusieurs endroits par les protestations
des évêques d'Illyrie et de Palestine. Les magistrats profitèrent de
ces oppositions pour montrer la nécessité d'une définition nouvelle,
et les discussions sur la foi furent renvoyées à cinq jours de là.
Ils levaient la séance quand un mouvement de l'assemblée les
retint. Les évêques d'Illyrie et de Palestine, c'est-à-dire la fraction
du parti de Dioscore ralliée au côté gauche, demandèrent par accla-
mation qu'on rendît les pères au concile. Ils entendaient par là Ju-
vénal de Jérusalem, Thalassius de Gésarée, et les autres vice-pré-
sidens du faux concile d'Ephèse qui avaient été déclarés par les
magistrats complices des violences de Dioscore; plusieurs récla-
maient Dioscore lui-même. « Nous prions pour nos pères, disaient-
ils, rendez-les au concile. Portez nos prières à l'empereur, portez-les
à l'impératrice; nous avons tous péché, qu'on pardonne à tous! » Au
nom de Dioscore, les Orientaux se soulevèrent avec indignation.
(( Non, non, s'écrièrent-ils; que l'Égyptien soit banni! » Mais les Illy-
riens reprenaient : (c Ptendez Dioscore au concile ; nous avons tous
faiUi, pardon pour tous! — Ceux qui demandent le pardon de Dios-
core ne sont pas nombreux, dirent les clercs de Gonstantinople aux
magistrats; ce n'est pas là le concile. » Les magistrats, interrom-
pant les cris, dirent aux évêques : « Ce qui a été prononcé sera exé-
cuté. » Ainsi finit la seconde action.
L'objet de la première, on se le rappelle, avait été de constater
les faits du brigandage d'Éphèse et d'en rechercher les auteurs; il
restait maintenant à faire aux coupables l'application des peines
canoniques : ce fut l'objet de la séance qui se tint le 13 octobre,
cinq jours après l'autre. Lors de la première action, le concile
était constitué en cour de justice, sous la présidence des magis-
trats; il se forma cette fois en assemblée purement ecclésiastique,
ayant à appliquer les lois de l'église. Les légats du pape ou les
Romains, comme on les appelait, présidèrent conformément à la
convention passée entre le pape Léon et l'empereur Marcien. Pas-
diasinus, chef de la légation, dit, en occupant le siège de la prési-
dence, qu'il « le faisait au lieu et place du très saint archevêque de
la ville de Rome et par son ordre. »
Le droit romain, on le sait, ne connaissait pas, comme le nôtre,
l'institution d'un ministère public chargé de poursuivre, au nom
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE d'ÉPHÈSE. 81
de la société, les actes qui peuvent compromettre son existence; sauf
certains cas fort rares, la poursuite des crimes publics était lais-
sée à l'initiative d'accusateurs privés. Il en était de même dans le
droit canonique, qui avait emprunté sa procédure au droit civil. Ici
encore, Eusèbe de Dorylée se porta accusateur. Dans la première ac-
tion, devant une cour de justice ecclésiastique présidée par des ma-
gistrats, il avait adressé sa requête à l'empereur, qui l'avait renvoyée
au concile; dans celle-ci il saisit directement l'assemblée, parce qu'il
s'agissait de la juridiction ecclésiastique pure. Sa requête contenait
trois chefs principaux : 1° Eusèbe avait été injustement déposé; quoi-
que relevé de sa déposition par le pape, il réclamait son rétablis-
sement canonique dans l'église de Dorylée; 2" Dioscore ayant fait
triompher à Éplièse l'hérésie d'Eutychès, Eusèbe demandait qu'il fût
puni, pour l'exemple, des peines les plus graves des canons, et que
la doctrine perverse d'Eutychès fût solennellement anathématisée;
3° enfin il émettait le vœu que les actes de la criminelle assemblée
d'Éphèse fussent cassés, et l'assemblée rayée de la liste des conciles
sous une déclaration d'indignité. On remarqua que la mise en accu-
sation se bornait au seul Dioscore, et que ni Juvénal de Jérusalem,
ni Thalassius de Césarée, ni les trois autres vice-présidens d'Éphèse
ne s'y trouvaient compris. Eusèbe s'était aperçu sans doute que la
conduite de ces cinq évêques à la séance du 8 octobre et leur dé-
sertion courageuse en face de Dioscore leur avaient gagné la sympa-
thie de la majorité; or l'ancien avocat n'était pas homme à se four-
voyer dans une alTaire dont le résultat pouvait être douteux.
Quand la requête eut été lue, Eusèbe se leva et dit : « Plaise au
saint concile que mon adversaire soit appelé pour s'expliquer con-
tradictoirement avec moi sur les choses dont je l'accuse. — Il l'a
été, reprit l'archidiacre de Constantinople Aétius, qui faisait fonc-
tions de promoteur et de primicier des notaires. Les diacres Dom-
nus et Cyriacus l'ont invité, comme tous les évêques, à se rendre
aujourd'hui dans la basilique de Sainte-Euphémie. Il a répondu qu'il
s'y rendrait volontiers s'il était libre, mais qu'étant prisonnier du
maître des offices, qui le faisait garder par des mogistriens, il dépen-
dait d'eux, et que probablement ceux-ci ne le laisseraient pas s'éloi-
gner.— Voyons pourtant s'il ne serait pas aux environs de l'église,»
dit le président Paschasinus , et il fit signe à deux prêtres d'aller
s'en assurer. Ceux-ci sortirent, firent le tour de la basilique et rap-
portèrent qu'ils n'avaient vu personne. On résolut alors d'envoyer
trois évêques lui porter la sommation du concile à son logis; ces
trois évêques étaient accompagnés d'un notaire chargé de dresser
le procès-verbal de l'entrevue. Dioscore les reçut comme il avait
reçu la veille les envoyés du promoteur. « Je suis prisonnier, leur
TOME xcvin, — 1872 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
dit-il, les magistriens me gardent; informez-vous s'ils me permet-
traient de vous suivre. — Nous ne sommes pas députés aux magis-
triens, mais à vous, firent observer les commissaires; c'est à vous
de décider. » Dioscore se renfermant dans la même excuse, les
commissaires partirent. Ils sortaient à peine de la maison, que
l'accusé fit courir après eux. « J'ai réfléchi, dit-il, que les magis-
trats, dans la première action, ont prononcé quelque chose que le
concile veut révoquer maintenant en m'appelant devant lui. Je de-
mande que, si je comparais, les magistrats et les sénateurs alors
présens le soient encore à ma comparution. — Le saint concile ne
veut rien changer à ce que les magistrats ont résolu, répondit l'é-
vêque d'Ariarathée, un des commissaires. — Yous m'avez pourtant
dit, répliqua Dioscore, qu'Eusèbe avait présenté une requête contre
moi; je désire qu'elle soit examinée en présence des magistrats et
des sénateurs. » Un des commissaires, prenant la parole, dit à ce
moment : « Vous nous avez assuré d'abord que, si vos gardiens
l'autorisaient, vous viendriez au concile; or l'autorisation vous en
est donnée par le lieutenant du maître des offices, que nous avons
rencontré là-bas et qui nous accompagne. Youlez-vous ou non vous
rendre au concile? répondez nettement. — Je viens d'apprendre,
reprit Dioscore, que les magistrats et les sénateurs ne sont point à
l'assemblée; je n'ai rien de plus à vous dire. » Les trois évêques
s'en allèrent.
Leur rapport ayant été fait à l'assemblée, celle-ci envoya une se-
conde députation de trois évêques, porteurs d'une seconde citation :
c'étaient Pergamius, métropolitain d'Antioche en Pisidie, Cécropius
de Sébastopolis et Rufin de Samosate, lesquels étaient accompagnés
aussi d'un notaire. Ils rencontrèrent chez Dioscore les mêmes sub-
terfuges que leurs prédécesseurs. « J'ai déjà déclaré, leur dit-il, que
je suis retenu chez moi par la maladie, et, mon état s'aggravant,
j'ai différé de me rendre à la sommation. — Yous aviez parlé non
point de maladie, mais seulement de l'absence des magistrats, ré-
pondit Cécropius. Allons, agissez comme il est digne d'un évêque,
obéissez au concile. » Pressé pareillement par Rufin, Dioscore
s'enquit si Juvénal, Thalassius, Eusèbe, Rasile etEustathe, ses anciens
vice-présidensd'Éphèse, se trouvaient à l'assemblée. «Le concile ne
nous a point chargés de répondre à cette question, reprit assez
durement Pergamius. — Eh bien ! répliqua Dioscore, j'ai prié l'em-
pereur d'ordonner que les magistrats qui m'ont déjà entendu as-
sistent à ce nouvel examen de ma cause, ainsi que les évêques avec
lesquels elle m'est commune. — Eusèbe n'accuse que vous seul,
répondit Cécropius, et, quand on examine une affaire d'après les
canons, on n'a besoin de la présence ni des magistrats ni d'aucun
laïque. — Ce que j'ai dit est dit, » répliqua Dioscore, et les en-
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE d'ÉPHÈSE. 83
voyés se retirèrent. Lorsqu'ils eurent fait leur rapport à l'assem-
blée, Eusèbe déclara qu'il ne prétendait accuser que le seul Dios-
core; alors le concile discuta s'il fallait envoyer, séance tenante, à
l'évêque d'Alexandrie, une troisième et dernière sommation.
Pendant ces allées et venues, qui prirent beaucoup de temps,
parce que la basilique de Sainte-Euphémie était située hors la ville,
il s'était passé un incident qui porta au comble les mauvaises dis-
positions des évêques pour le patriarche accusé. Quatre Égyptiens
s'étaient présentés au seuil de l'église , porteurs chacun d'une re-
quête individuelle adressée au saint pape Léon et au concile, et ils
demandaient à être introduits pour les remettre eux-mêmes à l'as-
semblée et les affirmer par serment. Ces quatre Égyptiens , arrivés
d'Alexandrie tout exprès pour attaquer le patriarche, comptaient
dans leurs rangs un prêtre et deux diacres, et ce qui donnait à leur
apparition un intérêt tout particulier, c'est que le prêtre nommé
Athanase était un neveu de ce même Cyrille, prédécesseur de Dios-
core, et dont le nom était dans toutes les bouches depuis l'ouver-
ture du concile. Athanase représentait la famille entière de son
oncle, ou du moins ce qui restait de cette famille infortunée; elle
l'envoyait dénoncer, devant le seul tribunal en qui elle eût confiance
sur la terre, les persécutions odieuses qui l'avaient presque fait
disparaître. Chaque requérant, suivant l'usage, avait son placet
particulier, dans lequel il énumérait ses griefs propres, en y ajou-
tant des faits généraux capables de faire impression sur les juges.
Le légat Lucentius ordonna de les introduire tous les quatre, et leurs
requêtes furent lues successivement par un secrétaire du concile.
Le premier plaignant, Théodore, était un diacre de Cyrille qui
n'avait pas toujours été dans l'église. Magistrien, c'est-à-dire em-
ployé dans la maîtrise des offices pendant vingt-deux ans, il avait
mérité, par sa bonne conduite et aussi par quelques services ren-
dus, que Cyrille l'attachât à son clergé, où il avait figuré comme
diacre pendant quinze ans; mais Dioscore, dès son arrivée au trône
patriarcal, l'avait chassé, sans aucun autre motif que les distinctions
qu'il avait reçues de Cyrille et la familiarité dont celui-ci l'honorait.
« En effet, était-il dit dans la requête, cet archevêque (Dioscore),
qu'il faut appeler non pas très saint, mais très féroce, avait pris à
tâche d'expulser de la ville non-seulement la famille de son prédé-
cesseur, mais tous ceux qu'il avait favorisés. Il les expulsait comme
des ennemis de sa doctrine, car il faut savoir qu'il est hérétique ori-
géniste, et blasphème la très sainte Trinité. Aucun excès ne manque
à sa tyrannie, ni le meurtre, ni l'incendie des maisons, ni la des-
truction des arbres, quand il porte sa vengeance sur quelqu'un. De
plus il a toujours mené une vie infâme, ce que je m'engage à prou-
ver. Pour tout ce que j'avance, je produirai des témoins qui sont
84 REVUE DES DEUX MONDES.
là et que j'adjure le concile de mettre en lieu de sûreté, pour les
garantir des violences de Dioscore et de ses, satellites. »
Le deuxième plaignant, diacre comme le premier, et comme lui
familier de la maison de Cyrille, qui l'avait chargé de plusieurs
missions importantes par terre et par mer, s'était vu honteusement
chasser à l'avènement du nouveau patriarche, à qui les hommes
de confiance de son prédécesseur étaient tous suspects ou odieux.
Il se nommait Ischyrion. Sa requête contenait les détails les plus
étendus sur les vols publics et privés commis par Dioscore et sur
le scandale de ses mœurs. Elle racontait comment, les églises de
Libye ayant obtenu de l'empereur une part annuelle dans les blés
de l'annone à cause de la stérilité de leur sol, qui ne fournissait pas
toujours assez de grains pour la nourriture des étrangers et des
pauvres, pour le service des oblations sacrées, Dioscore avait ré-
clamé son droit d'en faire lui-même la distribution en qualité de chef
ecclésiastique, et, ce prétendu droit lui ayant été reconnu, il avait fait
emmagasiner les blés au fur et à mesure de leur délivrance, non pour
les distribuer, mais pour les garder et les vendre à son profit dans
les temps de cherté, si bien que plus d'une fois les églises de Libye en
manquèrent pour le sacrifice non sanglant. Gomme fait particulier de
fraude et de détournement, la requête citait celui d'une noble ma-
trone nommée Péristérie, qui avait légué par testament une grande
quantité d'or aux monastères, aux hôpitaux et aux pauvres de la
province d'Egypte, legs confisqué par Dioscore et distribué par lui
aux danseuses et aux baladins du théâtre. « Les mauvaises mœurs,
la luxure, les débauches du révérendissime personnage, ajoutait le
diacre Ischyrion, sont de notoriété publique, comme ses vols. Toute
la province les connaît; les femmes impudiques d'Alexandrie fré-
quentent l'évêché et font leurs délices des bains de l'évêque, prin-
cipalement la courtisane Pansophia, surnommée la Montagnarde,
Cette femme et l'archevêque son amant sont la fable du peuple
de la ville; on tient mille propos à leur sujet, et il en résulte
souvent des rixes et même des meurtres. » Un détail personnel
au plaignant fait voir à quel usage le patriarche employait sa mi-
lice monastique et ses ensevelisseurs de morts. « Ayant démérité
de lui, écrivait-il, j'ai vu lancer sur le petit héritage qui me faisait
vivre une troupe de moines et d'autres individus armés pour le
détruire. Ma maison de ferme a été incendiée, mes arbres fruitiers
coupés à la racine, ma terre mise en friche. Non content de cela,
Dioscore voulut me faire tuer, chargeant une bande de clercs, ou
plutôt de larrons, de lui apporter mon cadavre après ma mort. »
Ischyrion s'était sauvé, avait été repris, jeté en prison, puis en-
fermé dans un hôpital d'estropiés, car il avait gagné à ces persé-
cutions des infirmités incurables. Il offrait, comme le précédent, de
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE d'ÉPHÈSE. 85
fournir des témoins, même parmi les domestiques de l'archevêque.
On pas§a au troisième, le plus important, car c'était le neveu de
Cyrille, le prêtre Athanase. « Mon frère Paul et moi, disait-il dans
sa requête, étions neveux du bienheureux Cyrille, fils de sa sœur
Isidora. Par son testament, il laissait à son successeur, quel qu'il
fût, plusieurs legs considérables, le conjurant par les saints mys-
tères de protéger sa famille, loin de lui faire aucun tort. Bioscore
toutefois, au début de son épiscopat, nous menaça de la mort, mon
frère et moi, si nous réclamions la moindre parcelle de cet héri-
tage, et, par une persécution incessante, nous força tous de quitter
Alexandrie, pour aller chercher à Constantinople la protection qui
nous manquait chez nous. Le patriarche en effet effrayait les ma-
gistrats, et tous se taisaient devant lui; mais sa haine nous suivit à
Gonstantinople. On nous calomnia près du ministre ÎNomus et de l'eu-
nuque Chrysaphius, qui gouvernait tout alors et partageait avec lui
le fruit de ses rapines. A notre arrivée, nous fûmes appréhendés au
corps, jetés en prison, mis à la torture, jusqu'à ce que nous eussions
donné tout ce que nous apportions avec nous; nous fûmes même
obligés d'emprunter plusieurs sommes à gros intérêt. Mon frère
est mort de privations et de souffrance, et je suis demeuré avec sa
femme, ses enfans et nos tantes, chargé des dettes de la famille et
n'osant pas nous montrer, tant nous étions tous misérables. Cepen-
dant, de peur qu'il ne nous restât une retraite, Dioscore a jeté son
dévolu sur nos maisons pour en faire des églises; il a même en-
fermé dans le terrain ecclésiastique la mienne, qui est à quatre stades
des autres et dont la situation ne convient point à un tel usage. Non
content de cela, il m'a déposé de la prêtrise sans aucun sujet, et
depuis sept ans nous sommes errans, poursuivis tant par nos créan-
ciers que par Dioscore, n'ayant pas même la liberté de demeurer
dans les églises ou dans les monastères. Je m'étais réfugié dans
celui de la Métanée, à Canope, qui a de tout temps été un asile :
Dioscore, ne pouvant m'en arracher, a défendu que je pusse user
du bain public, ni acheter du pain ou aucune autre nourriture, de
sorte que, pour ne pas mourir de faim, j'en suis sorti volontaire-
ment, et maintenant je suis réduit à mendier avec deux ou trois
esclaves qui me restent. Les sommes qui ont été exigées de nous,
tant de notre bien que des emprunts que nous avons faits, montent
environ à 1,400 Uvres d'or et ont passé dans les mains de nos per-
sécuteurs. Tel est le destin des sœurs du bienheureux Cyrille, nos
tantes, de la veuve de mon frère et de ses enfans orphelins. »
La dernière requête était celle d'un laïque, Sophronius. Elle té-
moignait que, si le patriarche se montrait indulgent pour lui-même
en fait de mœurs, il n'était pas moins complaisant pour les vices
des autres. Sophronius, à ce qu'il paraît, était mari d'une fort belle
86 REVUE DES DEUX MONDES.
femme. Un officier de la préfecture d'Alexandrie en devint amou-
reux et l'enleva. Le mari fit sa plainte à l'empereur, et un ordre
arriva de la cour pour que sa femme lui fût rendue et le ravisseur
puni. Celui-ci se nommait Macarius. Une étroite liaison existait
entre Dioscore et lui, comme entre gens qui se rendaient parfois
des services de cette espèce. Dioscore le rassura en lui disant : « Sois
tranquille, l'ordre ne sera pas exécuté; je suis plus maître ici que
l'empereur, et je forcerai bien ton accusateur à déguerpir et à de-
mander miséricorde. » — « Alors, continuait le plaignant, il m'a
envoyé un diacre nommé Isidore avec une troupe de bandits qui
m'ont enlevé tout ce que je possédais en vêtemens et autres objets
à mon usage et à celui de mes enfans, de sorte que je fus obligé de
m'enfuir. Tel est Dioscore. D'autres que moi, en grand nombre, ont
éprouvé sa fureur, mais la pauvreté ou la crainte les a empêchés
de porter leurs plaintes jusqu'à vous. Je vous en supplie, venez à
mon secours et au secours de l'Egypte : je demande qu'Agorastès,
son syncelle, soit amené ici, interrogé par ce saint concile et con-
fronté avec moi. »
Après la lecture de leur requête, dont ils affirmèrent la sincérité,
les quatre Égyptiens sortirent, sauf à être rappelés plus tard, si le
concile donnait à leur plainte une suite convenable. L'assemblée re-
prit ses travaux, et, sous l'émotion de cette scène, elle envoya une
troisième sommation, qui n'eut pas plus de succès que les deux
autres. Aux nouvelles instances des commissaires, l'accusé se con-
tenta de répondre : « Ce que j'ai dit, je le dis encore; » il répéta
ces paroles jusqu'à sept fois dans les explications que les envoyés
essayèrent d'avoir avec lui. La sommation d'ailleurs était plus large
que les précédentes; elle se rapportait aux accusations privées des
quatre Égyptiens comme aux faits de l'assemblée d'Éphèse. « Les
accusations de ces hommes sont trop graves, disaient les commis-
saires; vous devez y répondre et les mettre à néant, pour l'hon-
neur de l'église et la dignité de l'épiscopat. » Toutes les objurga-
tions furent inutiles.
Devant ce refus opiniâtre de comparaître, le concile n'avait plus
qu'à juger l'accusé par contumace. « N'y a-t-il pas lieu, dit le pré-
sident Paschasinus, de le traiter suivant toute la rigueur des ca-
nons? )) On répondit de toutes parts qu'il en devait être ainsi.
Alors les trois légats résumèrent successivement les faits de la
cause, tels qu'ils ressortaient des débats de la première action, à
quoi ils ajoutèrent d'autres incriminations non mentionnées dans
ces débats, par exemple : d'avoir empêché à Éphèse la lecture de
la lettre de Léon, et ensuite d'avoir prononcé dans un conciliabule
furtif l'excommunication de ce très saint archevêque de Rome. Pour
ces motifs^ et sur ce que, cité par trois fois, il s'était abstenu de
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE d'ÉPHÈSE. 87
comparaître, les légats déclarèrent que Dioscore, ci-devant évêque
d'Alexandrie, s'était condamné lui-même aux peines portées par les
canons, qu'il avait violés de tant de manières. « En conséquence,
dirent-ils en terminant, le très saint archevêque Léon et l'apôtre
Pierre, qui est la pierre fondamentale de l'église catholique et de
la foi orthodoxe, par nous, les légats du siège apostolique, et par le
présent concile, le dépouillent de sa dignité d'évêque et de tout
ministère sacerdotal. »
Après ces discours par lesquels ils formulaient leur avis, les lé-
gats prièrent les membres du concile d'opiner l'un après l'autre. Le
patriarche de Gonstantinople, Anatolius, commença, comme le pre-
mier de rOrient, et dit que, « suivant en tout les sentimens de
Rome, il condamnait Dioscore à la déposition; » le patriarche d'An-
tioche en fit autant, « parce que l'accusé avait désobéi aux som-
mations du concile, » et ce fut la formule qu'employèrent presque
tous les Orientaux. Quelques-uns ajoutèrent aux motifs tirés de la
contumace « qu'il avait faussement condamné le martyr Flavien et
amené sa mort, » sur quoi Sabbas, évêque de Palthes, l'appela un
nouveau Gain. Beaucoup s'en référèrent dans leur vote à l'opinion
du siège apostolique et à celle de l'archevêque Anatolius, quel-
ques-uns au sentiment qu'ils voyaient régner dans l'assemblée. Le
prêtre Bonifacius dit qu'il le condamnait en vertu de la définition
de l'église romaine. Il y eut un évêque qui opina et souscrivit en
persan.
La condamnation ainsi prononcée verbalement, puis confirmée
par écrit, le concile la fit signifier au condamné et aussi à Gharmo-
synus, prêtre et économe, à Euthalius, archidiacre, et à d'autres
clercs d'Alexandrie qui se trouvaient à Chalcédoine, les avertissant
de mettre sous le séquestre les biens de leur église jusqu'à l'instal-
lation d'un autre archevêque. La sentence fut rendue publique par
une affiche adressée à tout le peuple de Gonstantinople et de Chal-
cédoine, déclarant qu'il ne devait rester à Dioscore aucune espé-
rance d'être jamais rétabli, quoi qu'il en pût dire, car l'ancien pa-
triarche, aussi insolent après qu'avant sa déposition, affirmait à tout
venant qu'il se souciait peu du concile, dont la sentence ne l'em-
pêcherait pas de reprendre bientôt son trône patriarcal et son trou-
peau. Pour faire taire ce bruit, qui commençait à courir et pouvait
agiter l'Lgypte, l'empereur Marcien se hâta de faire conduire le con-
damné à Gangres, en Paphlagonie, qu'il lui assigna pour lieu d'exil.
L'accusateur, Eusèbe, avait eu satisfaction sur le point principal;
son rétablissement dans son évêché de Dorylée ne pouvait souffrir
de difficultés après ce résultat, et quant cà la cassation des actes
d'Ephèse , qui ne pouvait plus laisser de doute , elle fut réservée
88 REVUE DES DEUX MONDES.
pour une séance ultérieure où elle serait examinée isolément. Ainsi
finit la troisième action.
lY.
Débarrassé des questions de personnes, de la plus considérable
du moins, le concile pouvait se livrer tout entier aux questions de
doctrine. On se souvient que, lors de la deuxième action, les magis-
trats avaient demandé aux évêques, de la part de l'empereur, une
définition de foi sur le mystère de l'incarnation, que les évêques
avaient décliné la demande, et que, sur l'observation de l'un d'entre
eux qu'il fallait à une telle œuvre du temps et de la réflexion,
les magistrats avaient accordé cinq jours pour la rédaction d'un
projet. Les cinq jours étaient expirés et au-delà lorsque la qua-
trième action s'ouvrit le 17 octobre. Rien n'avait changé dans l'in-
tervalle, et les conciliabules tenus chez l'archevêque de Constanti-
nople n'avaient point abouti; l'empereur s'obstinait à vouloir une
définition, les évêques s'obstinaient à la refuser, et au fond l'em-
pereur et les évêques étaient dans leur droit.
L'empereur était dans son droit en voulant une formule de foi
nette et précise qui pût faire la matière d'una loi et guider les tri-
bunaux chargés de l'appliquer. Chef extérieur de la religion, chargé
de protéger par des pénalités légales l'orthodoxie des croyances, il
avait raison de réclamer de l'assemblée, seul pouvoir compétent
pour définir les dogmes, une rédaction qui, en même temps qu'elle
éclairerait la conscience des fidèles, ne laisserait pas l'autorité sé-
culière s'égarer dans les mesures de répression. Il ne suffisait pas,
pour tracer la ligne de conduite du gouvernement, qu'une déci-
sion synodale eût condamné, au premier concile d'Éphèse, l'erreur
de Nestorius; il ne suffirait pas davantage que le présent concile
condamnât celle d'Eutychès : il était bon que le législateur dît ce
qu'il ne fallait pas croire; mais il était meilleur qu'il indiquât net-
tement ce qu'il fallait croire. A des déclarations négatives, il fallait
en joindre une positive. Cette marche était nécessaire pour que
l'action de l'état fût étroitement unie à la vérité des dogmes.
Ces raisons étaient justes, et, pour que l'assemblée ne s'y rendît
pas, il fallait qu'elle en eût de son côté d'aussi fortes à leur opposer.
Les évêques connaissaient mieux que Marcien et son gouvernement
l'état des esprits dans le concile. Ils sentaient bien qu'une réunion
de cinq ou six cents membres, appartenant à des églises différentes,
ayant traversé des milieux d'opinion très divers, n'aboutirait jamais
à une formule brève, explicite, telle que Marcien la désirait. Ten-
ter cette œuvre en discussion générale leur paraissait une chose
LA EEVANCHE DU BRIGANDAGE d'ÉPHÈSE. 89
inutile, dangereuse, plus faite pour fomenter des divisions que pour
les éteindre. On avait vu les évêques s'entendre à peine pour ana-
théniatiser dans le même sens Nestorius ou Eutychès, que serait-ce
lorsqu'ils devraient fixer les termes d'un symbole qui ne parût in-
cliner ni vers l'une ni vers l'autre des doctrines condamnées? L'arme
habituelle de la majorité contrariée dans ses sentimens était de
crier à l'hérésie; or ce cri effrayait les membres de la minorité : nul
ne savait, au milieu des passions effervescentes, si son opinion mal
comprise ne le provoquerait pas, et nul ne voulait s'y exposer, car
l'accusation d'hérésie, c'était souvent la déposition et l'exil. Trop
d'exemples justifiaient ces craintes, et on avait entendu, lors de la
première action, Basile de Séleucie s'exprimer ainsi dans le concile:
(( Nous craignions l'accusation d'hérésie, de peur de perdre ceux
que nous avions baptisés. «Ces argumens, tirés des besoins actuels,
pouvaient ne point toucher l'empereur, qui ne considérait que l'u-
tilité générale, absolue; ils n'en étaient pas moins déterminans aux
yeux des évêques.
Les légats, qui formaient un troisième pouvoir dans l'assemblée,
grâce à la convention passée entre le pape et l'empereur, parta-
geaient comme évêques les doutes de leurs collègues sur l'opportu-
nité d'une définition; comme représentans de l'église romains, ils
la repoussaient formellement. A quoi boa des nouveautés périlleuses
lorsqu'on avait, pour les circonstances présentes, la lettre du pape
Léon à Flavien, qui résumait si heureusement la doctrine ortho-
doxe sur l'incarnation? Souscrite déjà par beaucoup d'évêques,
n'offrait-elle pas la meilleure exposition dogmatique que le concile
pût sanctionner? Elle avait en outre l'avantage de couper court à
ces discussions impies, de qui le même pape avait dit que « leur
impudence seule était un scandale. » 11 était sage de s'en tenir là,
d'autant plus, pensaient-ils, qu'on ne s'entendrait jamais. Cette
opinion était corroborée chez les légats par le désir naturel de voir
une exposition de foi partie de l'église romaine acceptée par un
concile œcuménique d'Orient. La majeure partie des évêques se
ralliait à leur proposition, moitié par l'estime que la lettre elle-même
leur inspirait, moitié par la satisfaction d'éloigner d'eux la respon-
sabilité d'une œuvre nouvelle.
Telle était la disposition des esprits dans le concile lorsque les
magistrats qui présidaient ouvrirent la séance. Après un résumé
de ce qui s'était passé dans la deuxième action, « les cinq jours
affectés à la préparation d'un projet de définition sont écoulés, dirent-
ils, que les évêques veuillent bien dire ce qui a été décidé sur la
foi. » Paschasinus alors se leva, et, au nom des légats qui siégeaient
en tête des évêques, prononça ces paroles : « Le concile de INicée
90 REYUE DES DEUX MONDES.
ayant fait un symbole confirmé par les pères de Gonstantinople et
adopté par le premier concile d'Éphèse, et le très saint pape Léon
ayant suffisamment éclairci, dans sa lettre à Flavien, ce qui regarde
les hérésies de Nestorius et d'Eutychès, le présent concile embrasse
cette foi et ne veut rien y ajouter, rien en retrancher. » A cette dé-
claration de Paschasinus, faite en latin, puis expliquée en grec, le
concile s'écria : « Nous croyons tous ainsi; c'est ainsi que nous avons
été baptisés et que nous baptisons, que nous avons cru et que nous
croyons. » Devant cette manifestation de la majorité, qui témoignait
de sa persistance à ne faire aucune nouvelle définition, les magis-
trats n'osèrent aller plus loin, ils tournèrent la difficulté de ma-
nière à se rallier plus tard les légats, en leur faisant pour le mo-
ment la concession qu'ils désiraient. « Cela est bon, dirent-ils, mais
il est essentiel de savoir d'abord si la lettre du révérendissime arche-
vêque Léon s'accorde avec l'exposition des trois cent dix-huit pères
de^Nicée et celle des cent cinquante de Gonstantinople : que chacun
des évêques énonce là- dessus son opinion en présence des saints
Evangiles. » Le livre des Évangiles était placé sur un autel portatif,
au milieu de la nef. L'archevêque de Gonstantinople, Anatolius,
opina le premier. « Il y a, dit-il, entière conformité de doctrines :
c'est pourquoi j'ai consenti à la lettre, et je l'ai volontiers souscrite.
— La foi du pape Léon, ajouta Paschasinus au nom des légats, est
celle des pères; sa lettre, qui a renouvelé cette foi à cause de l'hé-
résie d'Eutychès, a été reçue comme émanant du même esprit. »
L'archevêque d'Antioche, l'exarque d'Éphèse et les Orientaux en
masse opinèrent de la même façon. Les évêques d'Épire, de Macé-
doine, de Thessalie et de Grèce, firent leur déclaration par écrit,
qui fut dictée au nom de tous par l'évêque de Philippes. Ils y di-
saient « qu'ayant conçu des doutes sur certains points de la lettre
du pape, ils en avaient demandé l'éclaircissement aux légats, et
que ceux-ci, dans une conférence chez l'archevêque de Gonstanti-
nople, avaient anathématisé quiconque sépare la divinité de la chair
du Sauveur, tirée de la vierge Marie sa mère, et ne lui attribue pas
tout ce qui est le propre de l'homme et du dieu, sans confusion, ni
changement, ni division. » Gette explication fit voir au concile qu'il
y avait eu des tiraillemens dans les conciliabules tenus chez l'ar-
chevêque à propos de la lettre du pape Léon, et que les points de
la lettre qui avaient surtout été discutés concernaient la distinction
des deux natures; beaucoup d' évêques, trouvant de l'obscurité dans
les mots, avaient accusé la lettre d'incliner à la séparation telle que
l'enseignait Nestorius. Les légats avaient répondu aux objections,
dissipé les doutes, mais il leur avait fallu prononcer anathème
contre le nestorianisme et ses affiliations. C'est ce qui avait engagé
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE d'ÉPHÈSE. 91
les magistrats, avertis de ces débats extérieurs, à poser prudemment
la question d'orthodoxie de la lettre. Les évêques de Palestine avouè-
rent à leur tour que de pareils scrupules les avaient tourmentés,
mais qu'à présent, grâce aux explications des légats, ils adhéraient
à la lettre du pape sans restriction. Cent soixante évêques ayant
opiné individuellement ou par groupes, les magistrats invitèrent
les autres à se prononcer aussi; ils répondirent tout d'une voix :
« Nous nous joignons à eux, nous pensons comme eux. »
Satisfaction était donnée aux légats; la lettre de Léon prenait
place en Orient comme en Occident parmi les documens régulateurs
de la foi ; les magistrats en restèrent là sans renoncer toutefois à
leur proposition, qu'ils ne firent que différer. Pour le moment, ils
ne voulurent pas troubler l'union qui régnait dans l'assemblée. Les
évêques profitèrent de ces dispositions favorables pour obtenir la
grâce des cinq vice-présidens du faux concile d'Éphèse, déclarés,
comme DioscoK, dignes de déposition lors de la première séance,
(t Ils sont catholiques, criait-on de toutes parts aux magistrats, ils
ont souscrit la lettre du pape (ils s'étaient hâtés de le faire en gens
habiles). Les cinq ont souscrit la foi, ils pensent comme l'arche-
vêque de Rome. Longues années à l'empereur! longues années à
l'impératrice! » Le cri de pardon était à peu près général, et les
magistrats crurent devoir consulter l'empereur. « Vous avez déposé
Dioscore, dirent-ils aux évêques, et vous voulez absoudre ceux-ci;
vous en porterez la responsabilité devant Dieu. En attendant, que
l'empereur décide ! » La séance fut suspendue pendant quelques
heures pour attendre la réponse du prince. Marcien laissait au juge-
ment du concile le sort de ces cinq évêques. « Qu'en voulez-vous
faire? dirent alors les magistrats. — Nous demandons qu'ils ren-
trent, » s'écria Anatolius le premier, et tous les autres répétèrent ce
cri. (( Eh bien donc ! qu'ils entrent, dirent les magistrats, vous en
rendrez compte là-haut. » Quand les cinq furent entrés et se furent
assis, des acclamations partirent de tous les rangs : « C'est Dieu
qui l'a fait, disait-on; longues années à l'empereur! longues an-
nées aux magistrats ! longues années au sénat! Yoilà l'union réta-
blie; voilà la paix des églises. »
Tandis que ces choses se passaient dans l'intérieur de la basili-
que, des pétitionnaires de haut rang attendaient à la porte le mo-
ment de présenter une requête au concile. C'étaient treize évêques
d'Egypte qui n'avaient pas assisté aux séances depuis la première
où leur patriarche avait été mis en cause, non plus que les autres
évêques égyptiens, et qui prétendaient parler au nom de tout l'épi-
scopat de leur province. La veille même, ils avaient adressé à l'em-
pereur une requête tendant à les faire dispenser de signer la lettre
92 REVUE DES DEUX MONDES.
du pape Léon, et rempereur les renvoyait avec leur requête s'ex-
pliquer devant l'assemblée. Les magistrats ordonnèrent de les in-
troduire. Comme ils s'acheminaient vers l'enceinte réservée aux
pétitionnaires, on leur cria de toutes parts de prendre place parmi
les évêques comme évoques eux-mêmes, et ils le firent. Ils avaient
à leur tète un certain Hiérax ou Hiéracus dont le nom signifiait
« épervier, » et qui était évêque de la petite cité des Aphnaïtes.
Quand ils furent assis, ce dialogue commença entre eux et le ma-
gistrat qui présidait : « Vous apportez une pétition? leur dit celui-ci.
— Oui, par la trace de vos pas que nous baisons, répondirent les
Égyptiens. — Et vous l'avez souscrite? — Oui, dirent- ils encore, ce
sont bien là nos signatures. — Eh bien donc! qu'on la lise. » Con-
stantin, secrétaire du consistoire impérial, en donna lecture. Elle
était laconique et embarrassée. On y lisait : « La foi qui nous a été
transmise par nos pères spirituels, par le saint évangéliste Marc,
l'illustre martyr Pierre d'Alexandrie, et les très saintsdocteurs Âtha-
nase, Théophile et Cyrille d'heureuse mémoire, cette foi orthodoxe,
nous la gardons comme des disciples fidèles, et en la professant
nous suivons les trois cent dix-huit pères de Nicée, ainsi que le pre-
mier concile d'Éphèse. De plus nous anathématisons toutes les hé-
résies, celles d'Arjus et d'Eunome, celles de Manès et de Nestorius,
et cette autre qui prétend que la chair du Seigneur est venue du
ciel et non de la sainte Yierge, mère de Dieu, et qu'elle n'est pas
semblable à la nôtre, sauf le péché. Nous anathématisons enfin
toutes les hérésies qui soutiennent et enseignent autre chose que
l'église catholique-. » La conséquence de cette brève exposition était
que les pétitionnaires n'admettaient aucune règle de foi en dehors
de celles qu'ils déclaraient, et que par cette raison absolue ils ne
souscriraient point la lettre du pape.
La lecture fut suivie de longs murmures dans l'assemblée. « Pour-
quoi, dirent beaucoup d'évêques, n'ont-ils pas anathématisé le dogme
d'Eutychès? C'est une requête calculée pour nous tromper. — Qu'ils
signent la lettre de Léon! — Qu'ils anathématisent Eutychès et sa
doctrine! — Ils veulent se jouer de nous et s'en retourner ensuite
dans leur pays, disait-on encore. — Le concile a été convoqué à
cause d'Eutychès, et non pour autre chose, ajoutait avec animation
Diogène de Cyzique; l'archevêque de Rome a écrit à cause d'Euty-
chès, et nous avons tous consenti à sa lettre en vue d'Eutychès; que
ces évêques en fassent autant! — C'est cela, s'écria Paschasinus au
nom des légats, qu'ils déclarent s'ils adhèrent à la lettre du siège
apostolique et qu'ils prononcent anathème sur Eutychès! — Oui,
dit un autre, qu'ils prononcent nettement l'anathème sur celui qui
a soutenu deux natures avant l'incarnation et une seule après! »
LA REVANCHE DU BRIGANDAGE d'ÉPHÈSE. 93
Tous les évêques en masse répétèrent : a Qu'ils signent la lettre
du pape et qu'ils anathématisent Eutychès! » Alors Hiéracus, leur
chef, prit la parole et dit : « Quiconque professe des doctrines con-
traires à ce que nous exprimons dans notre requête, fût-ce Euty-
chès lui-même, nous l'anathématisons! Quant à la lettre du très
saint pape de Rome, les évêques savent qu'en toute chose nous at-
tendons l'avis de notre bienheureux archevêque; nous supplions
donc votre clémence d'attendre que nous ayons reçu cet avis, car
les trois cent dix-huit pères de INicée ont ordonné que toute l'Egypte
se conformerait à la conduite de l'archevêque d'Alexandrie, et qu'au-
cun évêque ne ferait rien sans lui. — C'est faux, s'écria l'impétueux
Eusèbe de Dorylée, ils mentent! — Qu'ils montrent la preuve de ce
qu'ils avancent! » dit Florentins de Sardes. Les évêques criaient de
tous côtés : u Anathématisez Eutychès! Qui ne souscrit pas la lettre
que le concile a approuvée se déclare hérétique ! — Auathème à
Dioscore et à ceux qui l'aiment! — Si ces gens-là ne sont pas or-
thodoxes, comment ordonneront-ils un évêque? — Voyez, disait Pas-
chasinus, voyez des évêques de cet âge, qui ont vieilli dans leurs
églises, et qui connaissent si peu la foi catholique qu'ils attendent
l'opinion d'un autre pour se décider! » Effrayés par l'animation de
l'assemblée, les Égyptiens crièrent enfin : « Anathème à Eutychès
et à ceux qui le suivent! »
Toutefois on les pressait toujours de souscrire la lettre de Léon
sous peine d'excommunication. Hiéracus prit de nouveau la parole.
(( Les évêques de notre province, dit-il, sont nombreux, et nous
sommes trop peu pour nous porter garants de nos frères. Nous
supplions donc votre grandeur et tout le concile de nous avoir en
pitié, car, si nous faisons quelque chose sans notre archevêque, tous
les évêques d'Egypte s'élèveront contre nous, comme ayant violé
les canons. Ayez pitié de notre vieillesse ! » Alors se passa une scène
étrange, la plus étrange de toutes celles qu'eût encore présentées ce
concile, si rempli d'incidens. Tous ces évêques, quittant leurs places
et gagnant le milieu de la nef vis-à-vis des magistrats, se proster-
nèrent la face contre terre en disant : « Ayez merci de nous, ayez
pitié ! — Le concile œcuménique est plus digne de foi que tous les
évêques d'Egypte ensemble, criait Gécropius de Sebastopolis; il
n'est pas juste d'écouter dix hérétiques au mépris de tant d'évêques
orthodoxes. Nous ne leur demandons pas de déclarer leur foi pour
d'autres, mais pour eux-mêmes. » Les Egyptiens n'écoutaient plus
rien et semblaient affolés de terreur. On n'entendait sortir de leur
bouche que ces mots entrecoupés : « Nous ne pourrons plus rester
dans la province , ayez pitié de nous ! » A quoi Eusèbe de Dorylée
répondait : « Us sont les représentans de toute l'Egypte , il faut
94 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils s'accordent avec le concile. » Le désordre était au comble. Le
légat Lucentius, s'adressant aux magistrats, leur dit : « Apprenez à
ces gens, s'ils ne le savent pas, que dix hommes ne peuvent faire
un préjugé contre une assemblée de six cents évêques! » Mais les
Égyptiens criaient toujours : « Ayez pitié de nous, on nous tuera!
— Entendez -vous le témoignage qu'ils rendent de leurs évêques?
répétait-on dans l'assemblée. — On nous fera mourir, continuaient
les Égyptiens, ayez pitié de nous! Faites-nous plutôt mourir ici.
Que l'on nous donne ici un archevêque ! Anatolius connaît la cou-
tume d'Egypte (il avait été apocrisiaire d'Alexandrie avant d'être
archevêque de Gonstantinople), il vous dira que nous ne désobéis-
sons pas au concile, mais que nous suivons la règle de notre pro-
vince. On nous tuera si nous y manquons, ayez pitié de nous! Vous
avez la puissance; nous vous sommes soumis ; agissez, nous ne ré-
clamons point. Nous aimons mieux mourir ici par ordre de l'empe-
reur et du concile. Pour Dieu, ayez pitié de ces cheveux blancs! Si
l'on veut nos sièges, qu'on les prenne, nous ne désirons plus être
évêques; faites seulement que nous ne mourions pas. Donnez-nous
un archevêque; nous souscrirons comme vous le demandez; et, si
nous résistons, punissez-nous. Oui, choisissez un archevêque; nous
attendrons ici jusqu'à ce qu'il soit ordonné. »
Cette scène déchirante, la vue de ces vieillards pleins de larmes,
émurent les magistrats et les sénateurs. « Il nous paraît raison-
nable, dirent-ils, que les évêques d'Egypte demeurent en l'état où
ils sont, à Gonstantinople, jusqu'à ce qu'on institue un patriarche
de leur province. — Eh bien! reprit Paschasinus, qu'ils donnent
donc caution de ne point sortir de cette ville jusqu'à ce qu'Alexan-
drie ait un évêque! » Les magistrats décidèrent qu'ils donneraient
caution , du moins par leur serment. Cet épisode du concile de
Chalcédoine fait voir qu'il existait dans l'église orientale bien des
organisations diverses malgré l'unité des canons disciplinaires, et
cette diversité tenait à des traditions antérieures au christianisme
ou du moins aux prescriptions uniformes des conciles. On y trouve
aussi la confirmation de bien des faits de l'histoire, qui semblent à
peine croyables, sur la tyrannie des patriarches d'Egypte, la sou-
mission servile de leur clergé, la terreur qu'ils inspiraient aux po-
pulations, enfin sur ce régime sacerdotal que les chrétiens eux-
mêmes qualifiaient de pharaonique, et dont en effet il fallait aller
chercher l'origine dans le gouvernement des pharaons.
Amédée Thierby.
IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D'ART
I.
SOUVENIRS DE BOURGOGNE.
Dans le cours d'un voyage en Hollande, nous avons rencontré
un habitant de Rotterdam qui avouait n'être jamais allé en Frise.
Cet aveu ne nous surprit pas beaucoup , car nous songeâmes que
nous pourrions lui en faire un tout pareil pour plus d'une des par-
ties de la France. En général le pays qu'on connaît et qu'on visite
le moins, parce qu'on suppose qu'on aura toujours le temps de le
connaître et de le visiter, c'est le propre pays que l'on habite. Cela
est vrai de tous les peuples, plus particulièrement encore des Fran-
çais que de tout autre. J'entendais parler en province, il y a quel-
ques mois, d'une furieuse dispute qui s'était engagée, à l'époque où
la dernière guerre éclatait, entre un Allemand et un avocat d'Au-
vergne, l'Allemand soutenant que les Français ne connaissaient pas
la topographie de leur pays, et l'Auvergnat s'échauffant outre me-
sure pour affirmer la science géographique de ses compatriotes.
Hélas ! les événemens n'ont que trop prouvé que l'Allemand avait
raison. C'est un grand tort, mais qui, me semble-t-il, pourrait être
aisément réparable. Pourquoi n'utiliserions-nous pas notre propre
malheur, et ne mettrions-nous pas à profit la triste situation que
les circonstances nous ont imposée en regardant de plus près que
nous ne l'avons encore fait cette patrie si éprouvée? C'est d'ailleurs
le moment pour tout Français de s'emprisonner volontairement
96 REVUE DES DEUX MONDES.
dans son pays. Où aller maintenant chercher loisir et repos, et
comment habiter avec plaisir chez des peuples étrangers indifférens
à nos malheurs et souvent secrètement heureux de nos défaites?
Qui voudrait affronter de bonne grâce leurs complimens de condo-
léance affectés, leurs épigrammes voilées, leurs sourires d'ironie,
peut-être leurs insolentes injustices? Restons donc chez nous, et
quand l'humeur voyageuse nous prendra, ou que les fatigues du
travail et le-s soins de la santé nous pousseront à chercher la vue de
nouveaux objets, faisons de la Normandie notre Angleterre, de la
Provence notre Italie, du Béarn et du Roussillon notre Espagne, et
ne cherchons notre Allemagne que dans les provinces que la force
nous a enlevées.
11 y a un livre que nous avons toujours envié à la Grande-Bre-
tagne, c'est celui du vieux Camden sur la topographie de l'Angle-
terre. Il est impossible d'ouvrir ce respectable ouvrage sans être
ému des sentimens les plus précieux de l'homme social, tant l'exac-
titude descriptive y est voisine de la poésie, tant l'érudition y est
animée et soutenue par un génie en quelque sorte musical qui, pa-
reil au souffle de l'esprit dont parle l'Écriture, passe sur tous ces
ossemens blanchis que l'on appelle les faits, les rapproche, les re-
joint, leur rend la v;e qu'ils eurent naguère. Comment se fait-il
qu'un homme de génie, non pas du genre ambitieux et brillant,
mais d'une âme douce et bonne (il en naît parfois de tels), n'ait ja-
mais eu parmi nous la pensée d'entreprendre un monument patrio-
tique analogue pour la France? Une pareille œuvre exigerait, il est
vrai, qu'on y consacrât sa vie entière, et nos contemporains sont si
pressés qu'ils ont à peine le temps de donner quelques mois à cha-
cune de leurs entreprises. Ce livre ne se fera donc probablement
jamais; ne pourrait-on y suppléer cependant d'une certaine ma-
nière ? Pourquoi nos lettrés, dans des esquisses rapides où ils ne
viseraient point à être plus complets que ne le leur permet le temps
dont ils disposent, où, négligeant de parler des choses qu'ils ont
vues seulement, ils ne nous entretiendraient que de celles qui les
ont frappés, émus, charmés, ne nous donneraient-ils pas plus sou-
vent la menue monnaie de ce grand ouvrage qui nous manquera
maintenant à tout jamais? Ce serait une méthode plus heureuse
qu'on ne pense de servir la France, que de l'entretenir plus souvent
d'elle-même, de l'en entretenir pieusement, de lui faire- comprendre
la valeur de ses richesses morales par le degré même d'émotion et
d'enthousiasme qu'elles inspireraient à celui qui essaierait de les lui
décrire. C'est quelque chose de ce sentiment qui nous suggère la
pensée de raconter ici les impressions que la vue des choses nous a
laissées dans les diverses régions de la France où le hasard et la
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. 97
curiosité nous ont poussé récemment. Veuille le lecteur pardonner à
la hardiesse de l'entreprise en faveur de l'intention qui l'a dictée !
I. — A SENS. — LE TOMBEAU DU DAUPHIN. — EVA PRIMA PANDORA.
Parmi les plus douces heures de ma vie, je dois compter désor-
mais les deux journées pleines que j'ai passées dans l'intérieur de
la belle cathédrale de Sens. En aucun lieu du monde, je n'ai éprouvé
plus de plaisir à ne penser à rien, et je n'ai trouvé plus de res-
sources pour rêver à mille choses. Que de précieux stimulans pour
la mémoire sont contenus dans le riche trésor de cette cathédrale :
ornemens pontificaux de Thomas Becket, le martyr de la nationalité
saxonne, portraits historiques des deux derniers siècles, bibelots
byzantins d'un travail à la fois précieux et gauche où l'on voit des
civilisés qui réussissent à force d'art à redevenir barbares, coffrets
arabes nus comme le théisme musulman, christ en ivoire de Girar-
don d'une beauté régulière comme une page de nos classiques du
xvii" siècle, dont il fut le contemporain; que sais-je encore? Comme
la Camille de Virgile, dont la course légère passait sans les courber
au-dessus des moissons, ainsi l'esprit mis en mouvement par ces
témoins si variés des anciens âges effleure sans presque les toucher
les cimes de sept ou huit civilisations différentes. Puis, quand le
cerveau s'est fatigué de cette course à travers les siècles, ou bien
quand à la vue de quelqu'un de ces objets l'imagination a éprouvé
quelque heurt trop violent pour prendre encore plaisir à continuer
son voyage, comme il est doux d'aller se reposer sur la marche de
pierre qui marque l'entrée du chœur, et de laisser ses yeux errer sur
les deux superbes rosaces' peintes qui s'élèvent au-dessus des deux
portes latérales ! On peut rester là de longues heures, plongé dans
une inertie rêveuse du genre de celle qui s'empare de nous au bord
de la mer, et qui est pour l'âme un baume si salutaire. La pensée
flotte indécise pendant que l'œil se baigne voluptueusement dans
cette lumière colorée d'une si harmonieuse abondance et d'une si
douce clarté. L'une de ces admirables verrières surtout, celle qui
représente les joies des âmes heureuses, est composée de couleurs si
tendres, si pures, si chastement gaies, qu'on peut, sans métaphore
aucune, la comparer en effet à un lac de limpide lumière, et assi-
miler à la volupté du bain le plaisir que l'œil en ressent : il en est
à la fois rafraîchi et caressé, il y nage, il s'y dilate, il y est vrai-
ment en paradis. Rarement l'art humain a réussi à produire une
sensation qui fût plus identique à celle que nous donne la nature;
c'est une volupté physique, dis-je, comme celle dont la mer nous
berce avec le mouvement de ses flots, comme celle dont le printemps
TOME xcviii. — 1872. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
nous ravive avec la magie de son manteau vert, comme celle dont
l'été rafraîchit nos fronts dans les soirs des chaudes journées avec
la rieuse insulte de ses vents. On comprendra comment cette vo-
lupté toute physique peut se produire, si nous disons que le tour
de force de l'artiste ingénieux qui a créé ces verrières a consisté en
quelque sorte à n'employer que des couleurs pour peindre ces deux
spectacles du monde surnaturel, le paradis, l'enfer. N'ayant re-
cours que le moins possible à la figure humaine et à l'élément dra-
matique, il a exprimé le paradis au moyen de toutes les nuances
et teintes de la couleur bleue, l'enfer au moyen de toutes les nuances
et teintes de la couleur rouge, harmonieusement assorties et combi-
nées. De cette musique de couleurs résulte la sensation que nous
venons de décrire.
On reste longtemps à cette place, et, après qu'on l'a quittée, on y
revient souvent pour jouir encore de ce bien-être ineffable de la
vue. Volontiers on en oublierait toutes les belles choses que con-
tient le vaste temple, si errer sous ses voûtes n'était pas un autre
plaisir encore tout physique en quelque sorte. En effet cette église
est si spacieuse, ou du moins si bien disposée pour donner une
impression d'ampleur, qu'on s'y sent plus à l'aise que dans au-
cune autre cathédrale. Nulle part, la vae n'est gênée, et, quelque
point de l'édifice que l'on occupe, l'œil en embrasse l'ensemble sans
efforts. Aucune disposition architecturale n'échappe, on marche d'em-
blée à la chose qu'on désire voir; si nous ne craignions d'être trop
profane, nous dirions volontiers que la cathédrale de Sens n'est pas
seulement une belle église, mais qu'elle est aussi une des prome-
nades les plus agréables, les mieux éclairées, les plus gaies. Pen-
dant que je flâne avec délices à travers cette église, si propre, si
bien tenue, si garnie de richesses, je suis amené à constater une
fois de plus qu'il y a des rapports bien singuliers entre les lieux
et les âmes qui les ont traversés ; cette église à physionomie si
peu ascétique a vraiment je ne sais quelle ressemblance avec les
caractères de quelques-uns de ses prélats les plus célèbres, et elle
en a eu de terriblement mondains. De même qu'un parfum laisse
encore son odeur longtemps après qu'il a disparu, ainsi on res-
pire je ne sais quel arôme de la renaissance dans l'air de cette
cathédrale. Là fut enterré ce savant cardinal Duperron, aussi fin con-
naisseur en littérature qu'habile controversiste, adversaire de Du-
plessis-Mornay, mais lecteur éclairé de Rabelais. Là fut enterré
aussi ce chancelier-cardinal Duprat à qui l'église de l'ancienne France
reprochait avec amertume d'avoir été trop complaisant pour Léon X,
le papa par excellence des pompes de la renaissance. Leurs tom-
beaux ont été détruits par la révolution; de celui de Duperron, il ne
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D ART. 99
reste plus que les statues agenouillées; de celui de Duprat, il ne
reste plus que les charmans bas-reliefs. S'il existait encore parmi
nous des jansénistes et des gallicans d'ancienne roche, ils pourraient,
à l'instar de leur grand adversaire de Maistre, montrer par ces mu-
tilations comment Dieu s'est servi de la main ignorante et brutale
de la révolution pour accomplir ses vengeances. Voyez, pourrait dire
le janséniste, la révolution a cru briser avec ce tombeau la sépul-
ture d'un pasteur chrétien, et elle n'a brisé que la sépulture d'un
ami de ces vaines œuvres humaines qu'elle invoquait si souvent et
d'un partisan des vaines lumières de cette raison dont elle se récla-
mait. Voyez, pourrait dire à son tour le gallican, elle a voulu par
cette mutilation infliger un outrage à l'église de France, et cet ou-
trage s'est adressé en réalité à l'homme qui, par faiblesse, ambi-
tion, corruption peut-être, fit à l'antique indépendance de l'église
de France avec son concordat un mal si longtemps irréparable. Ils
auraient peut-être raison tous les deux; ce qui est tout à fait cer-
tain, c'est que ces monumens mutilés sont deux œuvres d'art per-
dues, et cela me paraît regrettable.
Perdues n'est pas tout à fait le mot, au moins pour ce qui con-
cerne le monument de Duprat. Il nous en reste la partie certaine-
ment la plus précieuse, les bas-reliefs, qui sont encore plus curieux
comme documens historiques qu'ils ne sont jolis comme travail
d'art, et ils sont jolis et fins. Là nous pouvons nous rendre compte,
comme si nous en étions contemporains, de ce qu'était la pompe
d'un prince de l'église au sortir du moyen âge. Shakspeare, il est
vrai, dans son Henry VIII, nous a détaillé toutes les parties du
cortège de Wolsey; mais, comme l'occasion de voir jouer ce drame
ne peut guère se rencontrer, nous sommes obligés d'avoir recours
à notre imagination pour reconstruire cette pompe. Ici au con-
traire nous avons dans les deux bas-reliefs qui représentent les
deux entrées de Duprat, à Sens comme archevêque, à Paris comme
cardinal-légat, la réalité même de ce spectacle vraiment splen-
dide. En tête marche la grande croix simple, étendard des légions
du Christ, puis défile une véritable armée de massiers, de porteurs
de crosses, de bâtons pastoraux, d'emblèmes de pouvoir ecclésias-
tique, tous séparés en groupes comme des régimens par la croix
triple, symbole de la triple couronne; enfin apparaît à cheval son
éminence le cardinal, gros homme, à l'obésité robuste, dont la vue
m'a soudain rappelé la moqueuse épitaphe que lui fit Théodore
de Bèze, h\c jacet vir amplissimus, calembour latin (1) que, bien
(i) Amplisshnus peut s'entendre de deux façons : il peut signifier en même temps
très ample, très vaste,* très corpulent, et très considérable au sens moral, très puissant.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
longtemps après, l'égrillard La Monnoye traduisit plaisamment
ainsi :
Cy-dossous gît couché tout plat
Le puissant chancelier Duprat.
AmpUss.hnus, c'est bien le mot qui convient dans les deux sens à ce
gros homme, pour lequel on ne peut se défendre en effet d'une cer-
taine considération. La tenace volonté auvergnate se laisse lire sur
cette large face; on sent que ce visage lourd cache une âme pesante,
mais forte, lente à se mouvoir, mais difficile à ébranler, une âme
tyrannique par sa masse, et dont il devait être presque impossible
d'avoir raison.
Dans la chapelle, oii ont été déposés ces débris du tombeau de
Duprat, se dresse intact un monument d'un goût bien moins pur,
qui est autrement intéressant pour nous, gens du xix* siècle, car
il consacre des souvenirs qui nous font remonter à l'origine première
de notre histoire contemporaine; je veux parler du tombeau du
dauphin fils de Louis XY et père des derniers princes de la branche
aînée des Bourbons qui ont régné en France. Je me suis arrêté
longtemps devant cette œuvre de Coustou le jeune; cependant ce
n'était pas par admiration pour la gentillesse compliquée de ses
génies allégoriques et la mièvrerie élégiaque de ses grandes figures;
c'est que ce monument avait réveillé dans mon souvenir deux pas-
sages des mémoires du dernier siècle qui ont été jusqu'à présent
peu remarqués, et qui mènent à d'assez singulières réflexions. C'est
à cette date de la mort du dauphin, 1765, que M'""" Campan fait re-
monter l'origine de cette division du parti monarchique qui a joué
un si grand rôle dans les destinées ultérieures de la nation. Selon
elle, il s'était formé dans le sein de la noblesse française un parti
qui visait à la transformation de la monarchie, et dont la naissance
doit être placée dans les dernières années de Louis XIV. La régence
aurait été la première expression de ce parti, et le duc d'Orléans en
aurait été le chef reconnu. A la mort du régent, ce parti, encore fort
novice, resta sans chef; dès lors il subit une longue échpse que
M'"'' Campan attribue à l'indifférence politique et à la dévotion des
deux ducs d'Orléans qui succédèrent au régent. Elle aurait pu ajou-
ter que ce parti s'éclipsa pour une autre cause encore : c'est qu'il
porta la peine de cette réaction qui suit inévitablement toute action,
et que le désordre moral de la régence engendra cette recrudes-
cence de ferveur monarchique si visible pendant la première par-
tie du long ministère du cardinal Fleury, et qui durait encore lors
de la maladie de Louis XV à Metz, en dépit du scandale affiché de
M'"^ de Ghâteauroux. Tant que vécut le dauphin, ce parti n'es-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. 101
saya pas de relever la tête; il savait trop bien qu'il ne devait pas
compter pour la réalisation de ses espérances sur le royal élève du
duc de La Vauguyon, dont les sentimens bien connus faisaient l'hor-
reur des encyclopédistes, et dont le règne inspirait par avance au
docteur Quesnay ces terreurs que M'""^ Du Hausset l'entendit expri-
mer dans le boudoir de M'"' de Pompadour. Mais cà la mort de ce
prince ces ambitions reparurent, accrues par un long refoulement,
et ce qu'on ne pouvait espérer avec un roi dont le caractère présen-
tait une barrière insurmontable parut d'une réalisation facile avec
la perspective d'un jeune règne dont l'autorité, trop faible d'abord
pour empêcher de tout oser, serait ensuite trop peu respectée pour
empêcher de tout obtenir.
Je résume, en l'éclairant par quelques commentaires, l'opinion
de M'"*^ Gampan. La plupart de ces faits sont bien connus; deux
seulement sont à retenir : le premier, c'est qu'elle fixe à la mort
du dauphin, en 1765, l'origine de la division de la société monar-
chique en deux partis bien distincts; l'autre, c'est qu'elle prête
à la partie novatrice de cette société monarchique, sans s'expliquer
formellement à cet égard, un air de mystère et de conspiration
secrète. Y a-t-il eu réellement à l'origine conspiration d'une partie
de la noblesse contre la monarchie, et faut-il attribuer tout le
mouvement libéral du règne de Louis XYI, par suite la révolution
française, à d'autres causes que celles qu'on leur attribue commu-
nément, telles que le courant des opinions philosophiques, la crois-
sance des classes moyennes en intelligence et en richesse, la fai-
blesse des ressorts d'un gouvernement qui a longtemps vécu? La
première réflexion qui se présente à la pensée, c'est que ce fait doit
être faux, car il est à peu près incompréhensible qu'une classe in-
corporée à la monarchie au point que l'existence de la monarchie
était la sienne propre ait conspiré contre elle-même de parti-pris,
avec préméditation, et autrement que par cet entraînement généreux,
cet enthousiasme libéral qu'on lui vit sous le règne de Louis XVI.
Cependant cette réflexion, qui peut satisfaire le bon sens ordinaire,
n'est pas capable d'arrêter longtemps ceux qui savent par l'expé-
rience de l'histoire à quel point les résolutions des aristocraties sont
impénétrables. S'il y a eu réellement conspiration à l'origine, nous
ne le saurons donc jamais bien, car les aristocraties ne sont pas dans
l'habitude d'informer les nouvellistes des secrets de leur conduite.
Toutefois nous avons un document des plus précieux dans les
Mémoires de Besenval, personnage quelque peu énigmatique, très
royaliste à la surface, au fond sans respect sérieux pour la royauté.
Ce document, qui est le second passage des mémoires du xviii^ siè-
cle qui me revient au souvenir devant le tombeau du dauphin, est
102 REVUE DES DEUX MONDES.
un exposé fort intelligent, fort pénétrant et fort lucide de la situa-
tion morale de la noblesse française au xviii« siècle. Selon Besen-
val, cette noblesse est toujours au lendemain de Richelieu. Quoique
près de cent cinquante années se soient écoulées entre cette époque
et le moment où il écrit, ces cent cinquante années ne comptent
que pour un seul jour, car la situation est ce qu'elle était au lende-
main de la mort du cardinal, et le règne de Louis XIY n'a fait autre
chose que l'affermir. Ce qui existe est, non l'ancienne constitution
française, mais une innovation qui ne remonte pas plus haut que
Richelieu. Il donne donc clairement à entendre, avec toute sorte de
ménagemens et de réticences, que la monarchie française telle qu'elle
existe depuis plus de cent ans est une sorte de statu quo, prolongé
par le fait de circonstances fatales dont la plus considérable a été
le long règne de Louis XIV. Ce n'est qu'un statu quo, mais qui est
devenu singulièrement difficile à changer par suite de cette longé-
vité qui a créé une nouvelle forme d'habitudes, et qui rend cha-
que jour plus énorme l'immense intervalle de temps que devrait
franchir la noblesse pour retrouver son indépendance politique et
son importance dans la nation. Si la noblesse française voulait être
quelque chose en effet, il lui faudrait sauter d'emblée par-des-
sus ces cent cinquante années; il ne s'agirait pas, pour obtenir
un résultat aussi considérable, de remonter une courte période de
temps, de revenir du ministère existant à tel autre ministère; il lui
faudrait se replacer dans la situation où elle se trouvait à l'avéne-
ment de Richelieu sous peine de ne rien faire, car rien d'essentiel
n'a changé en France depuis cette époque.
L'exposé historique de Besenval, qui connaissait si bien le des-
sous des cartes de son temps, me paraît donner la clé véritable
des opinions et des,sentimens ésotériques d'une partie de la noblesse
française au xviii^ siècle, surtout de la plus haute. Elle n'avait ja-
mais caché le dégoût que lui causait le vasselage doré auquel
l'avait soumise la monarchie absolue, et combien il lui en coûtait
de composer la classe des premiers sujets du roi au lieu de com-
poser celle des premiers citoyens du pays. Un instant, sous la
régence, elle avait eu une lueur d'espoir; ce rayon s'était vite
éteint, et elle était retombée comme devant sous le joug monar-
chique, joug moins dur à supporter qu'au temps de Louis XIV,
mais qui la laissait aussi dépendante politiquement. N'y avait-il ce-
pendant aucun moyen de recouvrer un peu de liberté, un peu d'im-
portance, d'être une classe douée du pouvoir et du droit de faire
quelque chose par elle-même et autrement que par ordre? L'exemple
de l'Angleterre était là, et sa révolution, autrefois objet de scan-
dale pour les générations que les crises de la fronde avaient ren-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D'aRT. 103
dues pusillanimes jusqu'à la servilité, mieux comprise, montrait la
route à suivre, les méthodes à employer et le but à atteindre. De
là l'anglomanie du xviii" siècle, dont la cause doit être cherchée
non dans une vaine imitation de la mode, mais dans ce sentiment
plus profond de la haute société française, anglomanie qui com-
mença dès la régence, fut inaugurée avec la politique de Philippe
d'Orléans et de Dubois, se continua par les opinions philosophiques
et littéraires, et fut enfin vulgarisée pour ainsi dire et étendue par
la mode des classes privilégiées de la nation à la nation entière sous
le règne de Louis XVI. Le succès des opinions antireligieuses du
xviii^ siècle doit être cherché, comme l'enthousiasme pour l'Angle-
terre, dans ce même sentiment de réaction des hautes classes fran-
çaises contre le pouvoir qu'elles subissaient depuis un siècle. Au fond,
qu'était la monarchie absolue, sinon l'œuvre de l'église, qui l'avait
fondée cruellement dans le sang de la noblesse par la main de deux
cardinaux, qui ensuite l'avait affermie, consacrée, bénie, qui en
avait donné la théologie pour ainsi dire, et qui dans des livres
immortels avait présenté, comme d'essence éternelle et d'origine
immuable, un gouvernement né de la veille et dont leurs pères
avaient vu le commencement? De là le courant libertin et profane
qui parcourut la société française au xviii^ siècle, et comment l'é-
glise fut enveloppée dans la même réprobation que la monarchie.
J'expose simplement ici les sentimens qui me paraissent avoir été
ceux de la noblesse française; je ne prétends ni les justifier ni les
combattre. Il me suffit que cet exposé soit assez clair pour se lais-
ser comprendre.
Pour secouer les pénibles souvenirs des imprudences politiques
qui nous ont fait les lamentables destinées que nous subissons, al-
lons amuser nos yeux du roman de saint Eutrope peint sur les vitraux
d'une des premières fenêtres de l'église. C'est un véritable roman
en effet que l'histoire de saint Eutrope, et, qui plus est, un roman
d'amour, ainsi que nous le laissent supposer les obscurités de son
légendaire, et surtout le caractère particulier des dévotions popu-
laires qui se sont attachées à sa mémoire et à celle de la sainte qui
lui fut chère. Eutrope était le fils d'un roi, du roi de Babylone, dit
la légende, ce qui signifie probablement un jeune Grec ou Syrien
de l'Asie-Mineure, de noble race et de puissante parenté. Enflammé
du zèle de l'Évangile, il abandonna, dans la pleine fleur de la jeu-
nesse, honneurs, richesse et puissance, et, malgré l'opposition de
son père, il partit de son palais pour aller chercher à travers le
monde de saintes aventures. Le hasard de ses voyages le conduisit
enfin dans le pays des Santones, à Saintes, qui portait alors le nom
de Mediolamim, que certains érudits traduisent par celui de ville
104 REVUE DES DEUX MONDES.
aux belles prairies, qu'elle aurait mérité de garder. Ce fut sa der-
nière étape. Ses prédications touchèrent l'âme de la fille du chef
des Santones, que la légende nomme Estelle ; la jeune Gauloise se
convertit au christianisme, et, sur la découverte de cette conver-
sion, son père fit mettre à mort le pieux séducteur. Il me semble
qu'à travers cette histoire on aperçoit assez bien la réalité de l'a-
venture et le caractère des deux principaux personnages. Un Grec
civilisé, à la langue éloquente, possédé de l'instinct aventureux
de sa race, riche de ses dons subtils, et une jeune Gauloise naïve,
enthousiaste, sont en présence; l'apôtre s'attaque directement avec
une sainte adresse à l'influence féminine la plus puissante du pays,
parce que son exemple doit nécessairement entraîner la conversion
d'un plus grand nombre de païens et de païennes, et la Gauloise,
captivée par l'enchantement de la parole, est convertie au christia-
nisme par les suggestions de son cœur. Ce qui peut faire croire qu'il
y eut là en effet une sainte aventure d'amour, c'est que la tradition
populaire, ou si l'on veut la superstition rustique , par la forme de
dévotion particulière qu'elle continue d'attacher à la mémoire d'Es-
telle, semble incliner vers cette interprétation. Sainte Estelle est la
patronne invoquée de toutes les belles filles de la Saintonge qui
sont pressées de trouver un mari. Quand ce désir les agite, elles ne
manquent jamais d'aller à une source qui coule dans l'enceinte
même des arènes de Saintes, et de jeter dans le bassin de pierre qui
reçoit l'eau de cette source de petites pièces de monnaie ou d'autres
menus objets; celles dont les dévotions sont agréées sont mariées
dans le cours de l'année. Lorsque je visitai les arènes de Saintes,
j'y trouvai un photographe qui audacieusement lavait ses plaques
de métal dans l'eau de cette source, et comme je lui demandai si ce
n'était pas là la fontaine de sainte Estelle : « Oui, me répondit le
profane, il y a des épingles qui en font foi. » Je ne sais si la tradi-
tion populaire attribue la même puissance à saint Eutrope; tout ce
que je puis dire à cet égard, c'est que pendant que j'errais dans la
très belle crypte de l'église de Saintes, qui lui est dédiée, je fus
très surpris d'apercevoii' une jeune personne agenouillée au coin du
tombeau où fut, dit-on, déposé le corps du saint, et priant avec
une singulière ferveur. Si sa prière avait pour but de trouver un
mari, j'espère qu'elle aura été exaucée, car elle mérjtait d'être en-
tendue autant pour sa gentillesse que pour son recueillement.
Comment le souvenir d'Eutrope, qui est le patron de Saintes, se
trouve-t-il à Sens? Probablement par la même raison qui a fait
donner le nom de saint Savinien, patron de Sens, à une localité
de Saintonge célèbre par ses prairies, — lesquelles sont en effet si
belles que je n'en ai vu de pareilles que dans deux admirables pay-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 105
sages de Rubens, à Florence, au palais Pitii, — les exigences de
l'apostolat, qui les ont portés aux mêmes lieux. Eutrope fut marty-
risé chez les Sanlones, Savinien chez les Senones. « C'est à cet en-
droit qu'il reçut le coup de hache, » me dit, avec le même sourd
accent de ferveur dont elle m'aurait appris un crime de la récente
commune, une brave paysanne qui quitte pieusement ses sabots
pour me conduire à la crypte consacrée au saint. Puisque l'occasion
se présente de mentionner saint Savinien, n'oublions pas une sculp-
ture de la cathédrale exécutée au dernier siècle par un Alsacien
du nom d'Hermann et représentant le martyre du saint. Quelques
connaisseurs déclarent cette œuvre de toute médiocrité : je ne puis
partager cet avis. Il y a en effet grand nombre de plus belles choses
dans le monde; mais l'œuvre a ce mérite, qu'elle répond au but
qu'elle se propose, remplit l'oflîce qu'elle est chargée de remplir,
et produit l'effet qu'elle veut produire, à savoir une émotion dra-
matique capable de parler aux cœurs ignorans et de leur faire com-
prendre le prix dont tant d'hommes vertueux ont payé le triomphe
de la religion qu'ils professent. Le barbare qui est en train d'assé-
ner le coup met à cet acte une vigueur furieuse assez saisissante,
et le saint renversé qui voit la hache sur le point de tomber étend
les bras par un geste instinctif bien naturel. Il y a du mouvement
dans cette sculpture, et le mouvement est avant tout la qualité
nécessaire à toute œuvre, de quelque nature qu'elle soit, qui
cherche un but populaire.
Le grand homme de Sens, c'est Jean Cousin, que l'on peut appe-
ler le créateur de la peinture française, et c'est de lui que sont plu-
sieurs des vitraux de la cathédrale où nos souvenirs nous ont retenu
si longtemps. On sait combien sont rares les tableaux de cet artiste,
dont l'activité se porta sur tant de choses, que la peinture ne put
obtenir qu'une portion assez réduite de son temps. Justement Sens
contient une de ces œuvres si rares. C'est un tableau sur bois connu
sous le nom à' Eve, première Pandore, propriété de M""" veuve
Chauley, qui met à montrer son trésor autant de gracieux empres-
sement qu'elle met à le conserver de respectable jalousie. Comme
ce tableau a été vu par nombre d'artistes, d'amateurs et de person-
nages influens dans le monde des arts et de l'administration, dont
je lis les noms sur le livre de visites de M'"*" Chauley, je me ha-
sarde à demander si quelqu'un de nos nombreux gouvernemens n'a
jamais fait de démarches auprès d'elle pour obtenir cette œuvre
importante; mais cette dame me répond que ce tableau est la pro-
priété de sa famille depuis qu'il est sorti de l'atelier de Jean Cousin,
c'est-à-dire depuis plus de trois cents ans, et qu'elle ne consen-
tirait, pour aucun prix et pour aucune considération, à s'en dessai-
106 REVUE DES DEUX MONDES.
sir. Cette résolution serait fort respectable en tout temps, et elle
est peut-être prudente par le nôtre, où le sauvage incendie des Tui-
leries n'est pas fait précisément pour nous inspirer une confiance
immodérée dans la sécurité de nos grandes collections. Posséder
une telle œuvre dans une famille, surtout si cette œuvre est unique
et si on ne possède à peu près qu'elle seule, c'est se passer de gé-
nération en génération l'initiation au monde de la beauté : c'est
vraiment une partie de l'héritage moral, non la moins précieuse,
et l'on conçoit aisément que le possesseur d'un tel trésor ne tienne
pas à l'aliéner.
L'œuvre est en effet d'une extrême beauté, et mérite toute admi-
ration. Eve est étendue nue sur le sol à la bouche de l'antre humide
qui lui sert d'habitation; mais n'allez pas, sur ce mot d'antre, ima-
giner une créature sauvage sortie de la veille du limon de la terre,
toute remplie des énergies d'une nature surabondante en sève,
l'animal féminin que Rembrandt n'aurait pas manqué d'étaler, ni
cette véritable Eve biblique, d'une âme aussi robuste pour l'amour
que ses flancs sont robustes pour la maternité, que seul Michel-
Ange a su nous montrer. Non, l'Eve de Jean Cousin répond mer-
veilleusement à son titre; ce n'est pas la biblique mère du genre
humain, c'est en toute réalité la ijremUre Pandore. La beauté de
ce jeune corps étendu à terre, c'est celle des races civilisées : toutes
les élégances des futurs empires du monde sont là enveloppées dans
ces formes charmantes où n'apparaît aucune marque de rusticité.
Il y a pour ainsi dire de l'urbanité dans la sveltesse de ces lignes et
dans les contours gracieux de ces membres. Si cette Eve est venue
apporter dans le monde le péché originel de l'âme, on peut dire en
revanche que son corps est exempt de tout péché originel de la
chair. En vérité, un hégélien pourrait se pâmer d'admiration devant
cette figure, car elle réalise à la lettre la fameuse théorie du philo-
sophe allemand. Cette Eve, c'est la civilisation latente et déjà mieux
qu'à l'état de devenir^ et c'est parce qu'elle est la civilisation qu'elle
a été curieuse, c'est parce qu'elle est la civilisation qu'elle a fait un
usage fatal de sa liberté, c'est parce qu'elle est la civilisation enfin
qu'elle s'est, par cet acte de libre arbitre, détachée de la nature,
dans laquelle elle était jusqu'alors confondue, pour se poser indivi-
duellement en face du monde créé comme un nouvel univers. Qu'est-
ce que la civilisation, sinon une séparation d'avec la nature, et la
superposition d'un monde issu de l'esprit au monde de la matière?
Voilà l'hérésie hardie, bien digne de la renaissance, qui se laisse
lire d'emblée dans cette peinture. Ne croyez pas que cette expli-
cation soit une fantaisie de notre imagination, car l'artiste a pris
tout soin pour nous faire comprendre que telle fut sa pensée. Le
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 107
monde va se dérouler semblable à la funeste science que cette Eve a
conquise, c'est-à-dire composé moitié de bien, moitié de mal : sa faute
vient d'y introduire le péché et la mort, et c'est ce que symbolisent
le crâne et le serpent qui sont à ses côtés; mais elle vient aussi d'y
introduire la vie et l'activité, et c'est ce que symbolise cette ville
qui, par-delà ce beau fleuve, élève déjà dans une douce lumière ses
tours et ses clochers. Admirons encore une fois l'étonnante gran-
deur de tous ces artistes de la renaissance, l'extraordinaire portée
de leurs pensées, et l'incroyable simplicité avec laquelle ils les ont
exprimées.
Le faire de ce tableau est aussi remarquable que la pensée en est
profonde. C'est le premier jet du génie de la peinture en France,
et il semble qu'on' soit séparé par un intervalle de plusieurs siècles
des tâtonnemens de l'art antérieur. h'Eva prima Pandoin est peut-
être le miracle le plus considérable accompli par l'initiation de
l'art italien, dont elle a la souplesse, la simplicité, la sûreté et
l'ampleur, et dont on pourrait dire qu'elle n'est qu'une merveil-
leuse transcription; mais cette transcription est toute française.
Jean Cousin a su y conserver les caractères de la beauté et de
l'esprit de la race à laquelle il appartenait, en sorte que, tout en
imitant, le peintre a été original absolument de la même manière
que Racine en transcrivant Euripide, et Molière en transcrivant
VAmpldLryon et V Aulularia de Plante. Regardez bien cette œuvre
exécutée avec la science consommée de l'Italie, et vous reconnaî-
trez sans effort qu'il n'y a là d'exotique que la connaissance des
secrets et des procédés de l'art. La beauté de cette figure est es-
sentiellemeni française; ce qui la distingue, ce n'est ni la majesté
des lignes, ni la richesse des formes; c'est la finesse, la sveltesse
et la grâce. Comme elle a les qualités de la beauté française, elle
en a aussi les défauts, et, de même que la beauté italienne paie
sa richesse et sa force par un peu de lourdeur, cette Eve paie sa
finesse et sa grâce par un peu de sécheresse. La sécheresse, tant au
physique qu'au moral, tant dans le tempérament que dans l'âme,
est peut-être le principal défaut de notre race, et cette Eve en est
une très curieuse expression. Nulle ardeur et nuls remords ne se
laissent lire sur son visage, empreint d'une tranquillité nuancée de
tristesse : on sent que fâme, logée par derrière, doit jaillir sous la
forme d'une de ces flammes sèches qui donnent une clarté si vive,
mais si rapide, une chaleur si gaie, mais si peu durable. Cette Eve
a commis la faute par élan subit de curiosité plutôt que par tyran-
nie de désir; la faute une fois commise, elle en contemple les con-
séquences avec une résignation qui équivaut à une demi-indiffé-
rence.
108 REVUE DES DEUX MONDES.
Comme les peintures de Jean Cousin sont extrêmement rares, il
est fort difficile de prononcer un jugement absolu sur la nature de
ses facultés; à tout le moins nous ne l'aurions pas osé tant que nous
n'avions vu de lui que le Jugement dernier du Louvre. Depuis que
nous avons vu VÈve j^remière Pandore, nous pouvons être plus har-
dis. Ce qui nous frappe dans l'une et l'autre de ces œuvres, c'est
une merveilleuse faculté d'assimilation, toute semblable à cette
opération de la nature par laquelle le corps transforme en sa propre
substance les alimens qu'il reçoit. Le Jugement dernier est une
combinaison harmonieuse de la science de composition de Michel-
Ange et du coloris vénitien; VEve première Pandore donne en
même temps les deux sensations d'un chef-d'œuvre du Titien et d'un
chef-d'œuvre de Léonard de Vinci. En contemplant ce tableau, on
ne peut chasser de son souvenir ces splendeurs de la chair dont
les magnifiques nudités du Titien ont si souvent étonné nos yeux.
Elle vient incontestablement du Titien, cetle pose si bien choisie
pour faire ressortir les lignes du corps; ils en viennent aussi, ces
plis gracieux que forment les chairs par la manière dont le buste
se redresse. Encore moins peut-on s'empêcher de se rappeler la
fascination magnétique et la profondeur psychologique des œuvres
de Léonard de Vinci. L'un et l'autre de ces deux grands artistes
sont là reconnaissables, et cependant ce n'est ni l'un ni l'autre.
lï. — JOIGNY. — SOUVENIRS DE FLORENCE.
Joigny est une petite ville à la physionomie à la fois âpre et char-
mante qui combine les traits de deux époques bien tranchées. Bâtie
sur le flanc d'une colline comme une cité du moyen âge qu'elle est,
ses maisons, dont un très grand nombre conservent les pittoresques
sculptures et les amusantes enseignes d'autrefois, semblent grim-
per avec effort vers le château, situé au sommet comme vers leur
citadelle de défense et le lieu de refuge de leurs habitans ; mais la
belle rivière de l'Yonne qui coule à ses pieds, les larges quais qui
bordent le fleuve et les vastes promenades qui l'avoisinent modi-
fient ces allures guerrières d'un autre âge par des aspects pacifi-
ques pleins de douceur et des paysages pleins de repos. Le grand
charme de Joigny, c'est l'Yonne, et on ne saurait dire avec quel bon-
heur on salue cette rivière, lorsqu'on la rencontre pour la première
fois en remontant du sud, après quelque temps de séjour en Bour-
gogne. Enfin, voilà donc un vrai fleuve, au cours mesuré et d'une
aimable lenteur, dont les eaux limpides peuvent servir de miroir aux
astres du ciel, et nous disons adieu sans retour à toutes ces rivières
borgnes qui ne peuvent même refléter leurs rives, l'Ouche, la Suzon,
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 109
l'Armançon, cours d'eau ennuyeux et sans caractère qui appel-
lent si naturellement les quolibets que les plaisans de Bourgogne,
en dépit même de la partialité patriotique, n'ont pas hésité à faire
à quelques-uns une réputation ridicule, témoin cette étymologie du
nom de l'Ouche inventée par un facétieux Dijonnais et rapportée
par La Monnoye. Lors de la guerre des Titans contre les dieux, il y
eut un moment où les dieux eurent le dessous, et jugèrent à propos
de se réfugier à Dijon. Vulcain élut domicile rue des Forges, mais
la boutique était si malpropre et si obscure que sa femme Vénus
était obligée d'aller jusqu'au bout de la rue se mirer à un coin qui
s'appelle depuis le Coin du Miroir. Ce que voyant, Pallas et Junon
lui cassèrent son miroir par méchanceté, en sorte que la pauvre
déesse fut réduite à s'aller mirer dans la rivière, et, comme elle s'y
voyait mal, ses deux puissantes ennemies en profitèrent pour lui
faire croire qu'elle était louche, d'où le nom de l'Ouche resté à ce
cours d'eau. Telles étaient les facéties qui amusaient nos pères au
sortir du moyen âge : celle-là, il faut l'avouer, est de forme quelque
peu lourde et pédantesque; cependant elle n'est pas plus déplai-
sante que la rivière qu'elle prétend railler, une des plus laides que
j'aie vues.
Si les rivières sont laides, en revanche les eaux abondent, et ici
je constate une fois de plus l'immense supériorité des poètes sur
les géographes et auteurs de descriptions scientifiques pour nom-
mer avec précision les véritables caractères physiques d'une con-
trée. Pendant que je visite une promenade de Joigny dont les ar-
bres plongent leurs racines dans une espèce de grenouillère que je
retrouverai à Tonnerre, à Dijon, partout enfin où me viendra la
fantaisie de m'arrêter, deux vers de cet ignorant prétendu de
Shakspeare, qui en réalité savait toutes choses, me reviennent au
souvenir. Ces deux vers appartiennent au Roi Lear, et sont pro-
noncés par le roi de France lorsqu'il accepte pour épouse Cordélia
que vient de refuser le duc de Bourgogne :
Not ail tlie dukes of wat'rish Burgundy
Shall buy this unprizcd precious niaid of me.
« Tous les ducs de l'aqueuse Bourgogne ne pourraient m'acheter
cette précieuse viorge qu'on estime sans prix. » Bien de plus exact,
de plus minutieusement précis que cette épithète de waterish,
aqueuse, humide, abondante en eaux; à défaut de preuves exté-
rieures, les gens nerveux qui possèdent dans l'appareil de leur sen-
sibilité un merveilleux instrument d'hygrométrie n'auraient qu'à le
consulter pour se convaincre de la vérité de cette expression. Notez
qu'une telle expression est d'autant plus belle qu'elle équivaut à une
description tout entière, et qu'elle ramasse pour ainsi dire tout un
110 REVUE DES DEUX MONDES.
pays en un seul mot. Voulez-vous un autre exemple frappant de ces
épithètes des poètes qui sont comme des microcosmes, en voici un
second qui nous est fourni par le Tasse. Lorsque Herminie, dans la
Gerusalcmme, montre à Aladin du haut des tours de la ville sainte
les chevaliers tourangeaux, elle caractérise le pays d'où ils sont
sortis par ces deux épithètes, la terra lieta e molle, la terre joyeuse
et molle. Je le demande à tous ceux qui ont traversé la Touraine,
quelle description rendrait leurs impressions avec une aussi char-
mante fidélité que ces deux épithètes? mais le Tasse avait vu la
Touraine, tandis que Shakspeare n'avait pas vu la Bourgogne.
Il est assez singulier de visiter une petite ville de Bourgogne pour
n'y être impressionné que par des souvenirs de Florence ; c'est
cependant ce qui m'est arrivé à Joigny. Pendant une de mes pro-
menades à l'extérieur de la ville, j'avise une porte cochère qui
semblait s'ouvrir sur un jardin; l'entrée était formée par une double
haie d'arbustes en caisse', orangers, myrtes, grenadiers, et l'œil
en plongeant apercevait toute sorte de plantes sveltes et de plates-
bandes encore fleuries malgré la saison avancée. Alléché par cette
vue, je me dirige vers ce lieu de délices que je prenais pour un
casino ou un eldorado quelconque, comme don Quichotte prenait
les hôtelleries pour des châteaux; mais j'avais à peine fait quelques
pas que j'étais détrompé : ce lieu si plein de promesses était le
cimetière. Ma déception fut peu cruelle, car je dois m'accuser d'un
penchant très prononcé pour les cimetières, et, chaque fois que j'en
ai le temps, je ne manque jamais de visiter ceux de toutes les loca-
lités où je passe, ayant remarqué qu'il n'y avait pas de lieu où l'on
pût aussi bien juger du caractère d'un pays, et qui donnât mieux la
mesure de la rusticité, de la déhcatesse ou de la bêtise de ses habi-
tans. Si ce critérium est exact, le cimetière de Joigny est fait pour
inspirer la meilleure opinion des indigènes de cette ville, car il est
soigneusement tenu, bien planté d'arbustes et de fleurs, d'un aspect
riant, et en un mot le plus engageant du monde. « L'eau vous en
vient vraiment à la bouche, » comme disait la maréchale de Mirepoix
à propos d'une des lubies lugubres de Louis XV, un jour qu'il avait
fait arrêter son carrosse pour examiner dans sa bière le cadavre d'un
paysan. Je m'amusai donc à parcourir ce jardin funèbre où sont en-
terrés plusieurs morts connus, entre autres Timon -Cormenin, si
célèbre au temps de Louis-Philippe par ses pamphlets radicaux.
Pauvre M. de Cormenin ! un an ou deux avant sa mort, il était venu
me demander si je voulais prendre part à ce qu'il appelait singuliè-
rement une grande œuvre purgatoriale, entreprise qui avait pour but
de faire célébrer des messes pour les âmes des morts dont les osse-
mens reposaient dans les catacombes de Paris, et je ne pus m'em-
pêcher de sourire en pensant que peut-être lui aussi expie en ce
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 111
moment dans quelqu'un des compartimens les plus bénins du purga-
toire les erreurs malicieuses qui lui avaient fait écrire ses Questions
scandaleuses d'un Jacobin et autres pamphlets du même genre.
Toutefois quel ne fut pas mon étonnement lorsque je lus sur une des
pierres tumulaires cette inscription : « ici repose le chevalier d'Al-
bizzi, 1786. » Il n'y avait pas à en douter, la forme de ce nom peu
commun, le titre modeste, mais significatif, qui rattachait le mort
à une race noJDle, tout m'indiquait que j'étais bien devant la tombe
d'un descendant de cette illustre famille sur laquelle l'histoire se
tait depuis déjà quatre siècles.
Je m'arrêtai avec respect. Le nom des Albizzi est un de ceux de
l'histoire d'Italie qui me sont le plus chers, comme il doit être cher
à tous les libéraux véritables qui connaissent leurs ancêtres dans les
divers pays. Les Albizzi comptent parmi les plus honnêtes, les plus
dévoués, les plus intelligens serviteurs de la liberté qu'il y ait eu
en Italie. Entre l'orageuse rivalité des blancs et des noirs et la dic-
tature des Médicis, ils établirent dans Florence, où leur influence
fut toute-puissante pendant plus de quatre-vingts a]:is, une sort3 de
république constitutionnelle, démocratie modérée où le pouvoir, tou-
jours populaire dans sa base, revenait cependant de fiiit aux grandes
positions sociales, sans jamais être assez exclusif pour menacer de
se restreindre en une oligarchie, et ils soutinrent cette république
par une polit' que probe, humaine, prévoyante et ferme au besoin,
remarquable mélange de vigueur et de légalité. Ils furent, si nous
pouvons nous servir de ce mot pour faire comprendre la nature de
leur politique, les orléanistes de la démocratie florentine. Si ce ne
fut pas le plus amusant et le plus dramatique des gouvernemens de
la mobile patrie de Dante, c'en fut au moins le plus tolérable. Heu-
reuse Florence, s'il avait pu durer; mais le peuple ne le permit pas.
Au moment où les Albizzi étaient au faîte de leur puissance, gran-
dissait dans l'ombre l'influence qui allait transformer encore une fois
le gouvernement de l'état. Déjà Sylvestre, puis Jean de Médicis,
prodiguant l'or aux faubourgs et les sourires aux boutiques de Flo-
rence, jetaient les fondemens de cette dictature qui devait être d'a-
bord si magnifique, et qui par tant de vicissitudes devait aboutir à
la plus miséraljle des monarchies. La lutte des Albizzi contre les
Médicis fut aussi courageuse qu'inutile; mais ce qui recommande
singulièrement leur mémoire auprès des honnêtes gens de tous les
temps, c'est que, si leur politique ne fut pas toujours exempte de
violences, elle fut toujours pure de sang : grand éloge, si l'on veut
bien se rappeler les mœurs de l'Italie du moyen âge. Il y eut un
moment où il fat en leur pouvoir de détruire pour jamais peut-être
cette influence rivale. Renaud, dernier des Albizzi, tenait prisonnier
celui qu'on peut regarder comme le fondateur véritable de la gran-
142 REVUE DES DEUX MONDES.
deur des Médicis, Cosrae. Il pouvait le faire mourir secrètement, et
Cosme s'y attendait si bien que pendant plusieurs jours il refusa de
prendre aucune nourriture; Renaud se contenta de faire rendre un
décret de bannissement. Proscrit à son tour, il n'essaya de repren-
dre le pouvoir que par les machinations que la politique autorise;
il essaya des intrigues et des ligues, jamais des complots. Je ne
crois pas qu'on trouve le nom d'aucun des Albizzi dans les diverses
conspirations qui furent par la suite dirigées contre les Médicis. On
aperçoit encore l'ombre d'un membre de cette famille parmi ceux
des jeunes patriciens de Florence qui poussèrent la réaction contre
les Piagnoni de Savonarole, et puis c'est tout; le rideau tombe sur
ce grand nom, et il n'en est plus question. Jusqu'à la fin, on le
voit, ils se sont montrés fidèles à leur tradition de juste milieu, re-
poussant également la dictature monarchique des Médicis et la ré-
publique morose de Savonarole.
Je tenais à savoir par quel singulier concours de circonstances
im membre des Albizzi était venu échouer obscurément à Joigny.
On m'adressa à M. Ibled, ex-conservateur de la bibliothèque de la
ville, homme instruit et affable, qui voulut bien satisfaire ma cu-
riosité. Des renseignemens qu'il me donna, il résulte qu'à une
époque déjà fort ancienne, probablement à l'époque où l'influence
des Albizzi tomba dans Florence, le hasard d'un mariage ayant
rendu un membre de cette famille héritier de quelques biens en
Bourgogne, celui-ci prit le parti d'y chercher un asile. Telle était
au moins l'explication que ses descendans donnaient de leur pré-
sence à Joigny. Ils y avaient vécu honorablement et dans une mé-
diocrité aisée jusqu'à des temps récens, où un retour de fortune,
non moins singulier que le hasard qui avait jeté ses ancêtres en
Bourgogne, rappelait à Florence le dernier de ces Albizzi. Le repré-
sentant direct de cette famille, que l'on nommait le grand prieur
d'Albizzi et qui était au nombre des serviteurs du dernier grand-
duc, étant près de sa fin et se voyant sans héritier, se souvint qu'il
y avait dans une petite ville de France quelqu'un qui portait son
nom, et l'institua son légataire universel. Voilà ce qui peut s'appe-
ler une rentrée triomphale, et qui semble donner raison à ce mot
d'un aimable optimiste : « rien après tout n'est difficile en ce
monde, il n'y a qu'à savoir durer. » Oui, mais qu'est-ce qui dure,
sauf ce que le hasard cache à la destruction et à la mort? et encore
ne le cache-t-il que pour quelques instans.
Un second souvenir de Florence, celui-là fort gracieux, et qui se
rapporte à des noms plus grands et plus impérissables que celui des
Albizzi, se rencontre dans une église de Joigny (1) sous la forme de
(1) L'église de Saint-Jean; ce saint sépulcre qui appartenait à une abbaye du voi-
sinage y fut transporté après la révolution.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 113
deux médaillons sculptés dans un groupe en marbre représentant
le saint sépulcre. Ce groupe est une œuvre de la renaissance com-
posée d'une manière charmante, avec un remarquable souci de la
variété des expressions et un amour évident de la beauté, mais sans
grande portée morale, et qui est bien loin pour le pathétique de tel
de ces groupes d'une sculpture plus populaire, mais plus puissante,
que l'on rencontre dans les églises de Champagne, celui de l'église
de Saint-Jean de Chaumont par exemple, qui est d'une si éloquente
profondeur de sentiment, et dont nous parlerons peut-être un jour.
Il est évident que l'artiste qui a composé cette œuvre d'une pensée
médiocre, quoique d'un travail parfait, avait plus de goût que de
génie; en tout cas, je suis sûr qu'il avait ce qui vaut peut-être mieux
que le génie, une âme exquise, susceptible des mouvemens les plus
délicats et les plus élevés. Au moment où j'allais quitter ce groupe,
mes yeux se portèrent par hasard sur deux médaillons sculptés
contre la face du tombeau. D'abord je n'y pris pas garde, croyant
que ces médaillons étaient les effigies de donataires riches, mais
inconnus, lorsque je crus reconnaître à certains détails les costumes
florentins du xiv^ siècle. Je me baissai, et, surprise charmante, l'un
de ces médaillons était celui de Dante, et l'autre celui de Giotto. Il
y a là un témoignage évident de piété et de reconnaissance qui me
toucha singulièrement. C'était bien un vrai fils de la renaissance,
celui qui eut l'idée d'inscrire sur le marbre travaillé par sa main les
effigies de ces deux grands hommes, sources d'où tout le dévelop-
pement des arts et des lettres a découlé, et qui eut la modestie gra-
cieuse de rapporter ainsi tout le mérite de son œuvre à ceux qu'il
appelait sans doute ses pères et ses maîtres. « Toute culture vient
d'eux, et je ne suis que par la grâce de leur génie, qui est venu
apporter une lumière avant laquelle tout était ténèbres, et qui main-
tenant éclaire tout homme venant en ce monde. Avec eux aussi quel-
que chose de grand est sorti du tombeau comme le Christ pour ne
plus mourir, l'éternelle beauté, reine des vivans et des morts, des
morts dont elle a ressuscité et conservé la tradition, des vivans dont
elle échauffe et éclaire les âmes. » Voilà ce que disent bien distinc-
tement dans un symbolique langage ces deux médaillons. Tout le
credo k demi chrétien, à demi platonicien de la renaissance appa-
raît dans ce témoignage de reconnaissance et dans la place de son
œuvre que l'artiste a choisie pour l'y inscrire.
Emile Montégut.
TOME xc;iii. — 1872.
LE JUDAÏSME
DEPUIS LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE
D'APRÈS LES NOUVELLES RECHERCHES d'uN HISTORIEN HOLLANDAIS.
De Godsdienst van Israël tôt den ondergang van den Joodschen stant, deel II {J/ istoire de la
religion d fsraël jusqu'à la destruction de l'état juif, 2"= partie), par le Dr Kuenen, profes-
seur de théologie à Leide; Harlem, A. C. Kruseman, 18~0,
Depuis qu'on ne craint plus d'appliquer à l'histoire d'Israël la
méthode et les procédés en usage lorsqu'il s'agit des autres na-
tions, on est généralement d'accord pour reconnaître que l'événe-
ment connu sous le nom de « captivité de Babylone » marque le
moment décisif du développement religieux du peuple israéhte. Cet
événement ne détermine pas seulement, comme de pieuses tradi-
tions l'enseignaient aux théologiens d'autrefois, une conversion qui
aurait ramené à la foi trop longtemps oubliée de ses pères un peuple
corrigé par le malheur. C'est toute une révolution, c'est tout un
nouvel ordre d'idées, de croyances et d'institutions qui commence,
et, à dire vrai, c'est le judaïsme proprement dit qui se constitue.
Il y eut même un temps où, par réaction contre le point de vue an-
térieur, on inclinait à rayer, ou peu s'en faut, tous les antécédens
historiques et religieux du peuple juif, à réduire tout le judaïsme aux
innovations introduites pendant et après la période de l'exil. Tantôt
l'on exagéra le mérite d'Esdras et de ses compagnons d'œuvre au
point de tout attribuer à leur génie inventif, tantôt l'on ne voulut
voir dans le judaïsme qu'une série d'emprunts plus ou moins dé-
guisés à la religion de Zoroastre. Il est certain qu'Esdras et ses
amis ont beaucoup innové ; il ne l'est pas moins que le judaïsme,
LE JUDAÏSME DEPUIS BABYLONE. 115
tel qu'il se montre aux environs de l'ère chrétienne, contient plus
d'un élément dont il seiait puéril de contester l'origine persane;
mais là aussi se vérifie la loi, trop souvent méconnue, que les révo-
lutions les plus radicales se rattachent au passé par des liens étroits
et nombreux, et qu'en particulier une religion peut se transfor-
mer, s'approprier même des élémens hétérogènes, sans rompre
avec son principe essentiel, et par conséquent sans perdre son
identité. Préciser autant que possible ce qui subsista du mosaïsme
antérieur à la captivité, indiquer les innovations qui se greffèrent
alors sur la vieille souche nationale et religieuse, déterminer l'ac-
tion personnelle des hommes qui parvinrent à les introduire, en
un mot dérouler la genèse du judaïsme pendant cette période de
formation constitutive, tel est l'objet spécial de cette étude, pour
laquelle nous recourons de nouveau à l'érudition aussi limpide que
profonde et libre d'un professeur hollandais qui n'est plus un étran-
ger pour les lecteurs de la Revue. On se souvient peut-être que,
dans un travail antérieur.,^j^us avons retracé d'après M. Kuenen les
moyens termes successiL^' ,ui permirent aux Israélites du temps
des rois et des prophètes do passer d'un polythéisme très gros-
sier à un monothéisme rigoureux (1). C'est à la déduction historique
de ces moyens termes qu'était consacrée la première partie du
grand ouvrage de M. Kuenen sur l'histoire de la religion d'Israël.
La question spéciale que nous allons envisager, et dont l'intérêt
n'est pas moindre, est un des principaux sujets traités dans la se-
conde partie.
I.
Rappelons brièvement l'état politique et religieux du peuple juif
au VI® siècle avant notre ère, c'est-à-dire peu de temps avant que
les victoires du roi chaldéen Nebucadrezar lui eussent ravi l'exis-
tence comme nation.
Il s'en faut i)ien que la totalité des Juifs fût encore attachée de
cœur au monothéisme. L'élite seule de la nation le professait avec
rigueur sous la direction morale des prophètes ou inspirés de Jeho-
vah. Un grand nombre, si ce n'est la majorité, continuait p;ir tra-
dition et aussi , comme on n'en peut douter, par un penchant su-
perstitieux pour des rites plus tragiques ou plus joyeux que ceux du
jehovisme, de s'associer aux peuples voisins pour adorer les autres
divinités sémitiques, en particulier Moloch, l'épouvantable idole qui
se repaissait de victimes humaines. Gela ne les empêchait pas, il est
vrai, de regarder Jehovah comme le dieu spécial d'Israël ; mais il
fallait s'élever au-dessus de ce vulgum pecus pour rencontrer ceux
(1) Voyez la Revue du 1'='' septembre 1869,
116 REVUE DES DEUX MONDES.
qui comprenaient clairement que Jehovah était un dieu « jaloux »
qu'irritaient les hommages rendus à ses congénères, un véritable
dieu national. Moins nombreux encore étaient ceux qui, partis du
principe que Jehovah était le seul dieu adorable, étaient arrivés à la
conviction qu'il était le seul Dieu existant. En pratique et tant qu'il
ne s'agissait que de politique intérieure, ces deux derniers points
de vue se confondaient; mais une grave divergence se manifesta sur
le terrain de la politique étrangère. Les patriotes jehovistes, pleins
de confiance dans l'invincible appui que Jehovah ne pouvait man-
quer d'accorder à un peuple qui faisait tant pour lui, avaient poussé
leur pays et leur roi dans une voie fatalement désastreuse. Ils
avaient osé se mesurer avec l'empire chaldéen ; Jérusalem n'avait
pas craint de braver Babylone, et la défaite de l'armée nationale, la
mort de Josias, la prise de Jérusalem, n'avaient pas suffi pour dis-
siper ces illusions tenaces. Trois fois Nebucadrezar dut lancer ses
soldats contre l'opiniâtre cité, trois fois il arracha à leur patrie les
familles les plus notables du pays juif. O'iand le dernier convoi de
bannis quitta les lieux aimés que la plu]. t t d'entre eux ne devaient
plus revoir, le sol était dévasté, le sang avait coulé par torrens, Jé-
rusalem et son temple étaient en ruines, et dans la canij^agne dé-
serte on n'entendait au loin qu'une voix plaintive faisant monter au
ciel ses lamentations. C'était Jérémie qui pleurait sur sa pauvre pa-
trie. Quelques-uns discernèrent des accens plus mystérieux encore
qui semblaient sortir de terre, et pensèrent que c'était Rachel, la
bien-aimée du patriarche, la vieille mère de la tribu de Juda, qui
s'était réveillée dans sa tombe et pleurait ses enfans perdus, incon-
solable de ce qu'ils n'étaient plus.
A cette touchante poésie correspondait la plus triste réalité. C'est
une erreur traditionnelle dd croire que toute la population fut dé-
portée par ordre du vainqueur sur les bords de l'Euphrate. Un grand
nombre, les plus pauvres, les artisans, les simples laboureurs, furent
laissés sur le sol natal. Les uns, privés de tout par la guerre, s'a-
donnèrent au brigandage; les autres, qui se remirent à cultiver,
furent en butte aux maraudeurs des pays voisins, vieux ennemis
d'Israël. Le fanatisme patriotique n'était pas entièrement éteint. La
preuve en est que Gédalia, partisan des Chaldéens, que le vainqueur
en partant avait préposé à la garde de sa conquête, fut tué, lui et
ses soldats, surpris par une émeute. Cela ne pouvait mener à rien;
après cet accès de désespoir, la peur de Nebucadrezar chassa du
pays ceux qui osaient encore prétendre à un semblant d'aristo-
cratie, ils se réfugièrent en Egypte, et il ne resta en Judée qu'un
troupeau de misérables accablés par la pauvreté et la terreur. Le
roi de Babylone les laissa végéter sur leur glèbe; ce n'est pas de là
que pouvait sortir le relèvement d'Israël.
LE JUDAÏSME DEPUIS r.Ar.YLONE. 117
Fallait-il en dire autant de ceux que leur position sociale avait
désignes à la politique du conquérant chaldéen comme formant l'é-
lément vital du peuple vaincu, et qu'il avait déportés vers le centre
de son empire? Leur nombre, difficile à préciser, doit avoir été
considérable. Parmi eux se trouvaient des nobles, des prophètes,
des prêtres. Ils furent partagés en plusieurs groupes; un très petit
nombre s'établit à Babylone même, tous ne reçurent pas des terres
à cultiver, beaucoup durent louer leurs bras pour des travaux mer-
cenaires, plusieurs exercèrent d'humbles métiers, quelques-uns enfin
firent le petit commerce, et il ne serait pas téméraire de faire dater
de ce moment la première éclosion de cet esprit de négoce qui
depuis caractérisa si fortement les descendans de Juda.
Cependant, lorsque le supplice des principaux meneurs de la ré-
volte eut apaisé la colère royale, on ne peut pas dire que l'autorité
chaldéenne ait opprimé outre mesure ces vaincus sans patrie. On
les laissa libres de s'oi'ganiser entre eux comme ils l'entendaient.
Les chefs de famille conservèrent leur autorité, peut-être aussi leur
donna-t-on dès les premiers temps un patron indigène, le resch
galiitha (prince des exilés), qui servit d'intermédiaire entre eux et
la cour babylonienne. Ce qui est certain, c'est que, tout en devant
subir les vexations de détail et les inévitables misères attachées à
leur position de bannis au milieu d'un peuple ennemi, ils purent se
maintenir et même améliorer peu à peu leur position matérielle.
C'est de là qu'il faut partir pour comprendre comment ils parvin-
rent à s'élever à une hauteur religieuse auparavant inconnue.
Commençons toutefois par rayer de la liste des réalités histori-
ques la vieille idée d'après laquelle les Juifs exilés seraient venus
sur-le-champ à résipiscence, et auraient abjuré depuis lors toute
connivence avec l'idolâtrie et le polythéisme; parmi ces familles
aristocratiques où le jehovisme était prédominant, on peut signaler
des faits tout contraires. Il y eut des actes nombreux de soumission
aux divinités du peuple vainqueur, actes dictés par l'intérêt ou la
peur et aussi par la superstition; les odieux sacrifices à Moloch ne
cessèrent même pas entièrement. Il y a plus, nombre de jehovistes
sentirent leur confiance dans le dieu national s'affaiblir sous les
coups du malheur. La nation, comme le disaient les prophètes, pou-
vait bien mériter un châtiment, mais la ruine, mais la dispersion
du peuple, la destruction du temple que Jehovah aurait dû couvrir
de ses ailes, n'était-ce pas un démenti sanglant infligé à leur foi
par la brutalité des événemens? Si ce point de vue du décourage-
ment eût prévalu et persisté, c'en était fait du peuple juif; il y avait
par bonheur dans l'énergie de cette foi chez quelques-uns des dé-
portés de quoi vaincre ces défaillances bien naturelles, et il se trouva
un homme pour relever les cœurs avec les croyances.
118 REVUE DES DEUX MONDES.
Cet homme fut Ëzéchiel-ben-Biizi, une des figures les plus origi-
nales de l'histoire juive. Il était prêtre attaché au temple de Jéru-
ralem, lorsqu'en 597 la première déportation de notables fut or-,
donnée par le roi de Babylone, vainqueur du roi juif Jechonias. Il
fut compris parmi les condamnés à l'exil, on ne sait pour quelle
cause. Ce dut être pour lui un coup terrible. Ézéchiel n'était pas
seulement un patriote, il était prêtre dans toute la force du terme,
un de ces hommes qui ne savent pas vivre en dehors des préoccu-
pations sacerdotales, et pour qui l'observation régulière d'un rite
équivaut au maintien d'une institution fondamentale de l'état. L'ar-
racher au temple, à ses fonctions quotidiennes de prêtre de Jeho-
vah, c'était le frapper au cœur, et sans aucun doute c'est au mal-
heur qui vint affliger sa jeunesse que ses prophéties doivent la
couleur sombre, le ton amer, qui les distinguent. Ce n'est pas la
mélancolie d'un Jérémie ni l'âpre rudesse d'un Amos, c'est le fiel
d'une âme ulcérée dont rien n'adoucira les implacables rancunes.
On sait qu'il n'était pas délicat dans le choix de ses images, que,
pour exprimer son horreur du mal ou l'excès de ses dou'eurs, il
les empruntait parfois aux régions du réalismiC le plus cru. Comme
cet homme a su vigoureusement haïr! Il n'est pas plus tendre pour
ses compatriotes que pour les étrangers; il leur reproche sans au-
cune atténuation leurs erreurs et leurs fautes, et, bien loin de par-
tager les illusions de ceux qui se cramponnaient à l'espoir d'un
prompt changement opéré par le bras du Dieu fort et d'une pro-
chaine restauration de la patrie juive, il est plutôt pénétré de l'idée
que la coupe du malheur n'est pas épuisée, que le châtiment n'est
pas encore proportionné aux fautes commises. En cela, il voyait
juste. Les révoltes ultérieures du peuple juif ne firent qu'aggraver
sa position, et pendant son exil Ézéchiel vit se consommer la ruine
complète de tout ce qu'il aimait.
Croyait-il à l'anéantissement définitif de sa patrie? Certainement
non. Pareille idée ne pouvait entrer dans l'esprit d'un Juif fidèle. Il
croyait à la conversion finale de son peuple, et comme conséquence
à son rétablissement glorieux. Ses écrits sont pleins des prévisions
qu'il se plaisait à énoncer sur l'avenir des différens peuples, et peu
d'anciens documens sont aussi riches en données archéologiques
des plus précieuses. Par exemple, il en veut particulièrement à Tyr,
l'orgueilleuse et opulente cité commerçante qui s'est réjouie de l'a-
baissement de Jérusalem; il énumère avec une étonnante exacti-
tude les articles de négoce dont l'échange faisait la richesse de cette
ville, les tribus nombreuses qui trafiquaient avec elle, mais c'est
pour mieux faire ressortir la sévérité du jugement qui frappera la
reine de la mer. Il n'est optimiste que dans l'avenir; là, il s'aban-
donne aux rêves dorés. 11 croit au retour des Israélites dans leur
LE JUDAÏSME DEPUIS BABYLOXE. 119
patrie, à la réunion de Juda et d'Éphraïm, à la restauration de la
famille de David, à aine lutte victorieuse contre le peuple mystérieux
de Magog, qui voudra écraser la nation relevée de ses ruines. En
plein exil, tandis que les événemens, bien loin de confirmer ses es-
pérances, semblent avoir pris à tâche de les confondre, Ézéchiel
trace tout un plan de reconstruction idéale, formule les lois poli-
tiques et religieuses qui devront y présider, divise le pays dépeu-
pTéentre les familles revenues, rebâtit en esprit le temple et la ville.
On dirait un républicain sous le second empire rédigeant, au len-
demain du coup d'état, la constitution de la future république fran-
çaise et la détaillant par le menu. C'est faute de se rendre compte
d'un pareil point de vue que les prophéties d'Ézéchiel restent le plus
souvent lettre close pour le lecteur. Ce serait en effet une grande
erreur de penser qu'Ézéchiel ait jamais vu fonctionner les lois qu'il
édicté. C'est un projet qu'il élabore, pas autre chose. En même
temps, on peut voir que sur une foule de points, tels que la consé-
cration de l'autel des sacrifices, les conditions exigées pour exercer
la prêtrise, le costume et la discipline des prêtres, Ézéchiel ignore
de la manière la plus complète les prescriptions du Pentateuque sur
les mêmes sujets. Ces prescriptions, attribuées à Moïse, sont évi-
demment postérieures à Ézéchiel, et dénotent qu'on a fait après lui
de nouveaux pas dans la voie de la codification sacerdotale. Ainsi,
sous Josias et le régime déjà très strictement jehoviste introduit
par ce roi, tous les lévites sans exception pouvaient remplir les
fonctions sacerdotales. Ézéchiel n'entend pas qu'il en soit de même
à l'avenir. Dans sa constitution idéale, la seule famille de Zadok,
élue parmi les familles lévitiqu :'s à cause de sa fidélité héréditaire,
aura le droit de sacrifier à l'Éternel. Le reste des lévites a donné
de trop mauvais exemples au peuple soumis à son influence, et il
est juste qu'il soit ré luit à des fonctions toujours religieuses, mais
désormais subalternes. Les lois du Pentateuque vont encore plus
•loin dans cette direction aristocratique, et font remonter jusqu'à
Aaron, compagnon de Moïse, l'origine de la différence de plus en
plus marquée entre les principaux sacrificateurs et les prêtres de
rang inférieur. Plus d'un indice du même genre peut être recueilli,
qui prouve qu'Ézéchiel représente la transition entre l'état encore
peu réglé de la religion juive et la législation sacerdotale détaillée,
promulguée plus tard, et qui passa pour remonter jusqu'à Moïse
lui-même. Ces différences en matière de lois religieuses, qui jus-
qu'à ces derniers temps avaient échappé à l'attention des lecteurs
de la Bible, n'avaient pourtant pas été toujours ignorées; ce sont
elles qui firent hésiter les vieux rabbins sur la valeur qu'il fallait
attribuer aux écrits d'Ézéchiel. Au i"" siècle de notre ère, on en dis-
cutait encore dans les écoles juives l'autorité canonique.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce que nous devons relever, c'est la direction essentiellement sa-
cerdotale que ce i^rophète imprime à la restauration qu'il désire et
qu'il prévoit. En cela, Ézéchiel se sépare des inspirés, ses prédéces-
seurs, qui n'étaient que très médiocrement admirateurs de la prê-
trise; mais il sème pour l'avenir. Tout le monde ne sait peut-être
pas quelle est l'idée essentielle du sacerdoce; ce mot est pris trop
souvent dans un sens très vague et très élastique. En bonne théo-
logie, le sacerdoce désigne le privilège, possédé par une caste ou
par certains individus, en vertu duquel ils peuvent seuls procurer
à l'homme l'accès auprès de la Divinité et l'obtention de ses fa-
veurs. On n'arrive donc à Dieu et Dieu ne vient à l'homme que par
leur intermédiaire. Un sacrifice aura beau être offert, un rite aura
beau être accompli par des mains pures, mais non sacerdotales; ce
sacrifice, ce rite, sont sans aucune efficacité. En revanche, si c'est
le prêtre, le sacerdos qui les célèbre, son pouvoir particulier, indé-
pendamment de son caractère moral ou de son savoir, confère à ces
actes une vertu sui generis qui leur communique une valeur in-
comparable. C'est ce qui fait par exemple que les ministres de
l'église protestante, s'ils sont logiques, ne doivent jamais pré-
tendre à la qualité de prêtres, puisque leur consécration ne leur
confère aucun pouvoir surnaturel, tandis que le ministre du culte
catholique est et doit être nécessairement un prêtre, devant à son
caractère spécial le pouvoir d'absoudre, de célébrer le sacrifice de
la messe, d'opérer la transsubstantiation eucharistique, de faire
en un mot ce que nul à sa place ne peut faire, et ce qui est pour-
tant nécessaire à l'union de l'homme et de Dieu. De là le pouvoir
toujours considérable des clergés sacerdotaux, qui détiennent ainsi
les grâces divines, dont ils sont le canal exclusif. Pour en revenir à
Ézéchiel, il est évident que, dans sa reconstruction idéale du peuple
d'Israël, il crut à la nécessité de renforcer l'élément sacerdotal.
Ses propres tendances l'y poussaient; l'expérience du passé, la
poésie qui rehaussait dans les souvenirs des exilés le charme des
cérémonies, durent le confirmer dans ses vues. En fait, comme
nous le dirons bientôt, le régime de la restauration d'Israël fut émi-
nemment sacerdotal, et il est facile de voir que les germes dépo-
sés par Ezéchiel grandirent et fructifièrent beaucoup. Nous devons
noter aussi une première et très grave influence de la captivité sur
le développement du judaïsme. Le prophétisme et le sacerdoce,
la religion d'enseignement et de persuasion, et la religion rituelle,
auparavant en lutte ouverte ou latente, se confondirent pour un
long temps, et c'est Ezéchiel qu'on peut regarder comme le promo-
teur de cette fusion, impossible quelques années avant lui. Jamais
prophète n'avait encore été aussi prêtre que le fils de Buzi. Ce qui
achève de caractériser Ézéchiel, c'est que tout nous le montre très
LE JUDAÏ;^:\IE DEPUIS BABYLONE. 121
isolé an milieu de ses compagnons d'infortune. Son influence paraît
avoir élé aussi faible de son vivant qu'elle fut puissante deux ou
trois générations après lui. La restauration, qu'il ne vit pas et qui
l'eût bien déçu dans son attente, s'il avait pu en être témoin, ne
fut pas dans les premiers temps une œuvre de prêtres; elle s'ac-
complit plutôt sous la direction des prophètes ou de leurs dis-
ciples. C'est peu après que le sacerdotalisme, sorti comme une né-
cessité de la situation, parvint à la dominer entièrement. Il n'en
reste pas moins à Ézéchiel l'honneur d'avoir tenu bon dans une
période de découragement général, d'avoir rallumé le flambeau du
patriotisme et de la foi, et, quand on a étudié d'un peu près ce
rude voyant, dont la parole a quelque chose de massif, de colossal,
comme les monumens babyloniens qu'il put contempler, on ne peut
se défendre d'une sorte d'admiration respectueuse qui n'est pas
toujours de la sympathie, mais qui souvent s'en rapproche.
II.
Le temps marcha, et l'an 561, après un règne glorieux de plus
de quarante années, le terrible Nebucadrezar mourut. Son fils,
Évil-Mérodac, ne régna que deux ans, et l'ère des révolutions s'ou-
vrit pour l'empire chaldéen. En 558, Nabonetus, parvenu au trône à
la suite d'une conspiration, avait à peine établi son pouvoir, qu'il vit
s'approcher l'ennemi destiné à le renverser et à fonder un nouvel
empire sur les ruines du sien. Cyrus et ses Médo-Perses s'avan-
çaient en vainqueurs, et après une campagne sanglante et longue,
terminée par la prise de Babylone, le grand empire perse fut fait.
Nous avons décrit dans une étude antérieure sur le second Ésaïe
la vivacité des vœux que les Juifs exilés formèrent en faveur du
nouveau conquérant, qui leur fit l'effet d'un messie suscité tout
exprès pour les délivrer (1). Qu'il nous suflise de rappeler que leurs
espérances de restauration, pendant si longtemps illusoires, et qui,
sous les démentis ironiques de la réalité, avaient fini par s'alanguir,
reprirent avec une ardeur nouvelle, et trouvèrent chez quelques
inspirés des accens qui rappelaient les plus beaux jours du prophé-
tisme; on peut même signaler un progrès réel dans l'idée reli-
gieuse. Le monothéisme, dans sa lutte permanente et forcée avec le
polythéisme des oppresseurs, avait acquis une solidité, une rigueur
qu'on ne lui connaissait pas auparavant. Les idoles et les dieux
qu'elles représentaient n'étaient plus rien pour les Juifs. Éclairés
par l'expérience acquise sur la terre d'exil, les prophètes procla-
ment désormais que a le serviteur de l'Éternel » a pour lot la per-
(1) Voyez la Revue du 1^'' juillet 18G7.
12"2 REVUE DES DEUX MONDES.
sécution, la souffrance, mais aussi que c'est lui qui, en maintenant
la tradiiion sacrée, sauve la masse indifférente ou lâche, et achète
ainsi le dioit d'opérer la rédemption des autres. La douceur, la ré-
signation, prennent rang parmi les vertus religieuses. Toutefois il
n'en est pas fait encore d'application au peuple abhorré dont on
voit crouler la puissance, loin de là. Les imprécations contre Ba-
bylone alternent avec les bénédictions prononcées sur le peuple en-
fin parvenu au terme de ses épreuves. Ce qui augmente la sympa-
thie pour Gyrus et ses armées, c'est que les Perses ont une religion
presque monothéiste, ennemie des images, bien plus sobre, bien
plus morale qu j la mythologie chaldéenne. Le silence des docu-
mens que nous pouvons consulter nous empêche de citer des faits;
mais n'est-il pas plus que probable que, dans sa campagne de
Chaldée, Cyrus, pour avoir des vivres, dut singulièrement profiter
des renseignemens des affidés de ces colonies juives que la poli-
tique barbare des rois de Babylone avait semées sur le territoire
envahi? Us avaient cru annihiler par cette méthode un petit peuple
désagréable, habitant au loin vers l'ouest, toujours remuant, im-
patient du joug, et ils avaient rempli la région centrale de l'em-
pire d'alliés naturels du premier envahisseur qui marcherait contre
leur capitale. On aime à constater dans l'histoire ces retours des
choses qui montrent combien les conquérans se fourvoient préci-
sément quand ils se croient le plus habiles.
Gyrus, sa conquête achevée, s'occupa des Juifs et leur voulut du
bien. Josèphe racon'^e qu'en leur permettant de retourner dans leur
pays il obéit aux prophéties qu'on lui montra, et dont il n'osa con-
trarier les oracles. Pourtant il dut être moins qu'édifié, s'il en prit
connaissance, de l'avenir que ces mêmes prophéties réservaient à
son empire comme à tous les autres. Le plus simple est de penser
qu'il voulut récompenser le zèle de partisans aussi dévoués, que
d'ailleurs, convoitant déjà l'Egypte, cet éternel point de mire des
conquérans orientaux, il était bien aise de relever un peuple ca-
pable par îa suite et selon les circonstances de lui servir de rempart
ou d'avant-garde. En 538, l'édit de libération fut promulgué; les
Juifs reçurent même la promesse de subsides pour la reconstruction
du temple détruit par Nebucadrezar. Plus de /iO,000 d'entre eux,
conduits par un descendant de David, Zorobabel, et par Josué, fils
du dernier grand-prêtre exécuté par ordre du vainqueur chaldéen,
prirent le chemin du retour au pays des pères.
Il s'en fallait de beaucoup que ce chiffre représentât la majorité
des Juifs. Un grand nombre, nés sur la terre d'exil, étaient habitués
à leur position. Pleinement d'accord tant qu'il ne s'agissait que de
haïr les Ghaldéens et de maintenir entre eux le sentiment de la con-
sanguinité nationale et religieuse, il n'est pas sûr que tous les Juifs
LE JUDAÏSME DEPUIS BABYLONE. 123
le fussent au même point sur les chances de réussite que présen-
tait l'entreprise de la restauration. Beaucoup accompagnèrent de
leurs vœux les zélés citoyens qiu allaient leur refaire une patrie,
purent même s'abandonner au doux espoir que les brillant 's pro-
messes des prophètes ne tarderaient pas à s'accomplir, mais, pru-
dens et peut-être un peu sceptiques, aimèrent mieux attendre et
voir venir les choses. Ce furent les enthousiastes qui partirent.
Aussi n'est-il pas étonnant que ce premier essai ait été conseillé et
dirigé par des prophètes, des inspirés, des hommes de la parole,
plutôt que par des prêtres. L'influence du point de vue sacerdotal,
représenté par Ézéchiel, n'était pas encore très sensible. L<.s cler-
gés d'ordinaire sont prudens. 11 se pourrait même qu'une certaine
défiance des vues qui animaient les conducteurs de cette première
restauration ait détourné beaucoup de lévites de les accompagner.
Une de leurs autorités, le prophète que, faute de savoir son vrai
nom, la critique moderne appelle « le second Ésaïe, » n'avait-il pas
dit que Dieu se choisirait des prêtres parmi tous les Israélites? On
verra tout à l'heure si les faits n'autorisent pas ce genre de soup-
çon. Ce qui est certain, c'est que les premiers jours de la restaura-
tion n'eurent rien de brillant, et les radieuses attentes de ceux qui
y prirent part sous l'impression des promesses des prophètes eurent
à subir de cruels démentis. A peine revenus, les Juifs s'empressèrent
de relever d'abord l'autel, puis le temple de Jérusalem; mais cette
restauration fut très lente, et quelques vieillards qui avaient encore
pu voir le temple de Salomon versèrent des larmes en comparant à
l'ancien sanctuaire l'humble monument qu'on édifiait à grand'-
peine. Quant aux richesses, à la gloire, à l'éclatante suprématie
dont Israël reconstitué devait être gratifié, c'était presque une iro-
nie d'en parler. C'est tout au plus si l'on parvint à se maintenir
contre les anciens rivaux du nord, désormais fortement mélangés
de sang païen, qui vo*uluront se joindre aux « revenus de Baby-
lone » pour ne plus former qu'un seul corps politique et religieux.
Accueillis avec un dédain aristocratique, ils intriguèrent auprès de
Cyrus et de son successeur Darius, et ils réussirent à obtenir l'ordre
de suspendre les travaux du temple. Il est probable qu'ils inspi-
rèrent aux rois perses des soupçons sur les intentions de leurs pro-
tégés, et c'est peut-être alors que les prophéties juives furent réel-
lement montrées à ces puissans seigneurs ; on s'expliquerait fort
bien que la politique royale eût pris ombrage des incroyables pré-
tentions qu'elles affichaient.
La restauration fut donc très pénible et très languissante jusque
vers k dernière année du règne de Darius, oti deux prophètes, Ag-
gée et Zacharie, ranimèrent le feu qui menaçait de s'éteindre. Les
dispositions de la cour de Perse redevinrent meilleures. Quatre ans
124 REVUE DES DEUX MONDES.
après, on put enfin inaugurer le nouveau sanctuaire. Cependant les
temps annoncés par les prophètes n'arrivaient toujours pas. On res-
tait une humble peuplade, groupée autour d'un temple, inconnue
du monde entier et soumise à un joug étranger parfois bien lourd.
Une nouvelle période de langueur, d'impuissance, de tiédeur, suivit
la consécration du nouveau temple, et elle dura soixante ans, toute
une génération. Elle ne prit fin qu'en /i58, lors de l'arrivée d'Esdras,
que suivait une nouvelle colonne de Juifs nés à l'étranger, pris à
leur tour aussi du désir de venir se fixer en terre-sainte. Pendant
ces soixante années, nous ne trouvons qu'une chose à signaler, mais
elle prime tout le reste : c'est la constitution de la théocratie juive.
Dans les anciens temps, sous les juges par exemple, les Israé-
lites avaient formé parfois une sorte de confédération dont le di-
recteur principal était prêtre. Cependant c'est bien moins son ca-
ractère sacei;dotal que sa réputation de guerrier qui valait au « juge »
une certaine hégémonie sur les tribus alliées. Au fond, il était grand-
prêtre parce qu'il était grand chef, et non pas l'inverse. Quand la
royauté héréditaire eut succédé à ce mode primitif de gouverne-
ment, les rois, Salomon entre autres, s'y prirent de façon à n'avoir
rien à craindre des prêtres, qui furent presque toujours réduits à
l'état d'instrumens de la volonté royale. Les prophètes, persécutés
ou favorisés, furent une tout autre puissance. Après la destruction
du royaume, les choses changèrent naturellement de face. Quand
Zorobabel et Josué, le fils de l'ancien grand-prêtre, revinrent en
Judée, c'est le second qui revêtit les fonctions sacerdotales. Zoroba-
bel était, il est vrai, un descendant de David; mais, précisément
pour cela, l'autorité persane se souciait peu de l'investir d'un grand
pouvoir politique. D'ailleurs, Israélite ou étranger, tant que la Ju-
dée restait soumise à l'empire perse, le gouverneur du pays,
quel que fût son titre ou son nom, ne pouvait être qu'un lieutenant
du roi de Perse, un représentant de la servitude et non de la liberté
nationale. Au contraire le grand-prêtre de Jérusalem était, du fait
même de sa position, le continuateur du passé, le représentant de
l'unité, de la foi, de la nationalité; il était à la tête d'un clergé re-
lativement nombreux, intéressé à le soutenir. On peut voir déjà
dans Zacharie que le grand-prêtre personnifie le peuple tout en-
tier, et dans le cercle étroit, mais important, où son action pouvait
s'exercer, son autorité n'avait rien à démêler avec le pouvoir cen-
tral.
Cette pierre de fondation du nouveau judaïsme fut donc posée
pendant les soixante ans de profonde accalmie dont nous venons de
parler. Il s'en fallut de peu qu'elle ne restât une pierre d'attente
perpétuelle. La réalité était si mesquine en comparaison des espé-
rances qu'on s'était forgées, que l'on perdait peu à peu toute fer-
LE JUDAÏSME DEPUIS BACYLONE. 125
veur. Eli particulier, symptôme très grave, l'orgueil de race s'en
allait. On ne se croyait plus si fermement la nation élue, privilégiée
d'en haut, tenue, par pieté envers Jehovah non moins que par
fierté, à conserver entière la pureté du sang. Les mariages avec
des femmes étiangères passaient dans les mœurs. A la longue, le
petit peuple juif allait se trouver envahi par les mœurs et les
croyances qu'elles apportaient avec elles, et qu'elles inoculaient à
leurs enfaiis. Une sorte d'indifférence, si ce n'est le retour aux
vieilles idolâtries elles-mêmes, ne pouvait manquer de se propager
au sein d'une population ainsi mélangée. C'est ce qui fait que, pour
l'historien, l'arrivée à Jérusalem d'Esdras et de Néhémie en hbS,
presque un siècle après la promulgation de l'édit de Cyrus, est un
événement au moins aussi important que le premier retour des
bannis conduits par Zorobabel. Il convient de faire ressortir la si-
gnification très particulière et en général fort peu comprise de cet
événement.
m.
Les relations entre les Juifs demeurés au pays d'exil et ceux qui
étaient revenus en Palestine n'avaient pas cessé d'être étroites. Il
n'y aurait pas même lieu de s'étonner si, dans les sociétés juives
fixées près de l'Euphrate, l'espoir d'une restauration glorieuse se
fût maintenu plus vif que chez les fils désenchantés des enthou-
siastes qui avaient voulu profiter de l'édit de Cyrus. Les Juifs res-
tés en terre païenne savaient sans doute que les faits étaient loin
de répondre aux ardentes espérances du premier retour; mais, fidèles
à un principe vraiment Israélite, ils durent en conclure que la res-
tauration avait été mal dirigée, et que, si Jehovah tardait à tenir
ses promesses, c'était évidemment parce que son peuple réorganisé
n'en était pas encore digne.
Tel fut le sentiment qui inspira le second exode, dont le scribe
(copiste -explorateur de la loi) Esdras prit la direction. Un travail à
la fois théologique et juridique, très réiléchi, très sérieux, doit
s'être opéré parmi les Juifs de la terre étrangère, dans l'intervalle
du premier au second rapatriement. Nous voyons en effet le scribe
ou le docteur prendre pour la première fois la tête du mouvement
qui eût été auparavant dirigé par un prophète ou par un prêtre.
Esdras était scribe autant qu'Ézéchiel, avant lui, avait été prêtre,
et certainement il avait réfléchi aux moyens d'opérer des réformes
en Judée dans le sens d'une plus grande rigidité des croyances et
des mœurs. Il sentait fort bien que, pour en venir à ses fins, il y
avait des conditions de l'ordre politique à remplir, et il fut assez
126 REVUE DES DEUX MONDES.
habile ou assez heureux pour trouver grâce devant le roi Ârtaxercès,
qui lui promit des subsides, accorda d'importans privilèges aux ha-
bitans de Jérusalem, et lui remit ('es pleins pouvoirs pour régler
« selon la loi de son Dieu » les institutions et la vie privée de ses
coreligionnaires. Il partit avec environ 1,800 Juifs, parmi lesquels
se trouvaient bon nombre de prêtres.
Ce fut comme une injection de sang nouveau dans la population
alanguie de la Judée. En arrivant à Jérusalem, Esdras et ses com-
pagnons fuient navrés du triste état des choses. Prêtres et peuple,
tous semblaient avoir oublié leur devoir. Les mariages avec les
femmes étrangères surtout avaient les plus déplorables consé-
quences. Esdias n'y alla pas de main morte. Il convoqua le peuple
en asseniblée générale, et ordonna le renvoi immédiat des étran-
gères. Tel était son prestige, son autorité, l'ascendant de sa parole,
que quatre hommes seulement osèrent parler de résistance. La
foule ne les écouta pas, et se soumit. Il ne fallut que deux mois
pour purifier la terre-sainte, et cette mesure, qui nous paraît
odieuse, qui l'est en effet, m.ais qui r.e semble pas avoir soulevé de
grandes oppositions, produisit son plein effet. Les documens ne di-
sent rien des larmes que durent verser les répudiées et leurs enfans.
Il faut d'ailleurs prendre garde de laisser trop de place au sentiment
dans nos jugeniens historiques. La conscience générale, en se dé-
veloppant, éprouve avec le temps des répulsions profondes contre
des lois et des institutions qui provoquent à peine de légers mur-
mures à d'autres époques. Les peuples sont toujours iudulgens pour
ceux qui leur imposent les plus rudes sacrifices, à la seule condi-
tion que ces sacrifices soient récompensés par le succès.
Pendant les treize années qui suivirent, Esdras resta dans une
apparente inaction. Les troubles dont l'empire persd fut le théâtre,
l'hostilité des Samaritains, un changement dans les dispositions
d'Artaxercès, pourraient expliquer jusqu'à un certain point cette
inertie; mais elle doit avoir eu une autre cause plus spéciale et plus
locale. L'œuvre essentiellement disciplinaire d'Esdras ne fut reprise
avec énei gie qu'en hlib, à l'arrivée de Néhémie, qui entra dans Jé-
rusalem avec le titre de gouverneur royal , et joignit ses efforts à
ceux d'Esdras pour introduire d'autorité des réformes radicales. A
peine le nouveau gouverneur était-il installé, qu'une autre assem-
blée populaire fut convoquée, et qu'on vit se renouveler quelque
chose de semblable à ce qui avait eu lieu sous Josias. Un « Uvre de
la loi » fut apporté du sanctuaire, lu devint le peuple, qui ne pa-
raissait pas en connaître exactement le contenu, proclamé loi fon-
damentale et immuable du peuple de Jehovah. Il en résulta une
sorte de lovenant en vertu duquel tous les Juifs , à commencer par
LE JIJDAÏSAIE DEPUIS BA.BYLONE. 127
les prêtres, s'engagèrent à l'observation scrupuleuse de tout ce qui
était écrit dans le code sacré qu'on venait de leur lire. Le nom de
Moïse fat encore donné comme celui du législateur qui l'avait ré-
digé; cependant i! ne faut pas s'y tromper, c'est une loi remaniée,
amplifiée, enrichie de chapitres tout nouveaux, qui sortit du mou-
vement dirigé par Esdras et Néhémie. C'est cette loi qu'avaient
élaborée les scribes sur la terre étrangère, qu'Esdras avait apportée
avec lui, et qu'il ne pouvait introduire du jour au lendemain avant
d'avoir préparé les esprits; pour la faire accepter, il avait eu besoin
du renfort que Néhémie lui apportait de Babylone. La mise en plein
jour de cette espèce de coup d'état religieux, jusqu'à présent très
ignoré des historiens et qui explique tant de choses, forme l'une
des parties les plus ingénieuses et les plus nouvelles de l'ouvrage
de M. Kuenen. Elle provoquera sans doute plus d'une réclamation
chez les critiques, dont elle dérange les combinaisons. Cependant
tous ceux qui suivent de près la marche des sciences historiques,
du moins dans leurs relations avec l'Ancien-Testament, devront
être frappés de tout ce qu'elle a de logique interne et de parfaite
vraisemblance. En résumé, ce grand édifice de la Thoi'a, qui rem-
plit la majeure partie des quatre derniers livres du Pentateuque,
repose sur trois assises bien distinctes. En premier lieu vient le
Décalogue sous sa forme primitive, et ce que l'on peut appeler le
livre de lAUiunre, lequel se trouve aux chapitres xxii à xxiii de
l'Exode; ce sont là les élémens les plus anciens. Vient ensuite la lé-
gislation contemporaine de Josias, qui se lit dans le Deutéionome.
Enfin se présente la grande codification opérée décidément après
l'exil par des scribes, qui purent sans doute se servir d'anciennes
traditions sacerdotales et rituelles, qui n'innovèrent pas en tout,
mais qui travaillèrent en vue d'un état de choses inconnu avant le
vi^ siècle. Ils continuèrent la voie dans laquelle Ezéchiel les avait
précédés. Le rôle, auparavant incompréhensible, du prêtre-pro-
phète rentre désormais dans la chaîne logique du développement
du judaïsme. Ses successeurs composèrent, comme lui, des lois po-
sitives et même minutieuses, dont l'application était ajournée à
des temps meilleurs. Ainsi s'explique pourquoi tant de lois, qui pré-
tendent remonter à Moïse, n'ont été réellement applirfuées et, pour
tout dire, applicables que depuis la captivité; pourquoi le vieux
mosaïsme, très peu sacerdotal, devient dans les cinq siècles qui
précèdent notre ère tout imprégné de sacerdotal isme, et enfin
nous savons d'où viennent ces changemens, ces aggravations ou
spécifications de détail qui, dans le recueil tel qu'il est actuelle-
ment, supposent déjà que plus d'un travail législatif a concouru à
la rédaction de la Thora. Maintenant les vraies phases principales
de cette stratification légale ont été retrouvées, indiquées avec pré-
128 REVUE DES DEUX MONDES.
cision, et c'est toute une victoire remportée de nouveau sur les té-
nèbres par le flambeau de la critique (1).
Nous ne voulons pas fatiguer nos lecteurs en reproduisant l'ar-
gumentation soigneusement déduite par le savant critique hollan-
dais; qu'il nous suffise d'appeler leur attention sur quelques faits
indiscutables. Par exemple Ézéchiel, qui écrit dans les premiers
temps de l'exil et s'occupe beaucoup de législation religieuse, ne
nous permet pas d'admettre qu'il existât de son temps un règle-
ment écrit du culte sacerdotal, ni même une législation sacerdotale
complète. Les prophètes, en particulier celui qui porte le nom d'É-
saïe II, dont les discours sont de la fin des années de servitude, ne
trahissent pas la moindre connaissance des nombreuses lois qui,
depuis Esdras et Néhémie, sont reconnues essentielles à la religion
juive; enfin Zorobabel et les siens, qui reviennent les premiers en
terre-sainte, animés du zèle religieux le plus ardent, et certaine-
ment désireux de ne rien négliger pour que la restauration s'ac-
comphsse de la manière la plus scrupuleuse, ne songent pas un
instant à se constituer sur le pied prescrit par les lois promulguées
d'un commun accord par Esdras et Néhémie, Ce qui caractérise ces
lois, c'est la prépondérance qu'elles attribuent au corps sacerdotal.
Les privilèges des prêtres, leur autorité, les obligations imposées
à tout Israélite pour l'entretien du temple et de ses desservans, le
système d'impôts en argent et en nature tout à l'avantage du corps
lévitique, la rigueur avec laquelle on règle la police des sabbats,
le prélèvement des dîmes, le rachat des premiers-nés, une foule de
détails dont l'histoire antérieure d'Israël suppose constamment,
nous ne disons pas l'oubli, nous disons l'ignorance, tout achève de
jeter sur cette découverte récente de la critique le jour de l'évi-
(1) Il u'y a ni indiscrétion ni orgueil à réclamer pour des savans de nationalité fran-
çaise l'honneur d'avoir les premiers démêlé cette genèse compliquée de la loi juive,
dont l'adoption va changer sur bien des points les idées antérieures sur la formation
de l'Ancien-Testament. Nous défions en effet toute guerre, tout acte diplomatique de
nous empêcher de regarder comme des compatriotes MM. Reuss, professeur à Stras-
bourg, et l'un de ses disciples les plus distingués, M. Graf, de Mulhouse, mort il y a
deux ans, au moment où sa réputation de philologue et d'exégète consommé commençait
à percer en Allemagne et en France. M. Graf a développé des conclusions analogues à
celles que nous retraçons ici, d'après M. Kuenen, dans plusieurs monographies et en
particulier dans un des meilleurs ouvrages qui aient été écrits sur les livres histo-
riques de rAncion-Testament. M. Reuss lui-même, il y a déjà nombre d'années, était
parvenu à un résultat très semblable, mais ne l'avait encore exposé que devant ses
étudians. Tout ceci soit dit sans rien retrancher des mérites du professeur hollandais
qui ignorait les cours de son collègue d'Alsace et n'a connu le travail de M. Graf qu'a-
près avoir rédigé son livre. Ce qui résulte de cette convergence d'esprits éminens étu-
diant le même objet avec une érudition et une indépendance hors de pair, c'est évi-
demment une présomption favorable à la solidité de leur découverte commune et pour
ainsi dire opérée parallèlement.
LE JUDAÏSME DEPUIS BABYLONE. 129
dence la plus rayonnante. Ce n'est pas une simple réforme que
l'œuvre d'Esdtas, c'est toute une révolution théocratique. N'accu-
sons pas les auteurs de cette réforme de vues égoïstes. Leur but
était patriotique, leurs intentions élevées. Il fallait à tout prix dis-
cipliner un peuple qui n'avait d'avenir qu'à la condition d'une fidé-
lité rigoureuse, invariable, au Dieu qui l'avait élu. Il s'agissait pour
eux de le mouler sur un patron idéal, laissant aussi peu de place
que possible aux écarts du sens individuel. C'est une espèce d'ordre
religieux qu'ils voulaient fonder, non pas au sein, mais au moyen
du peuple juif, dans l'attente qu'ainsi régénéré ce peuple dépasse-
rait tous les autres en puissance et en prospérité. Qu'il y ait eu
dans tout cela beaucoup d'illusion, d'étroitesse, de passion et même
de fanatisme, nous en convenons; mais nous ne sommes ni dans la
Grèce de Platon, ni dans l'Europe moderne : nous sommes à Jéru-
salem, plus jeune qu'aujourd'hui de deux mille trois cents ans, et
il est bien permis de se demander si, sans cette révolution théo-
cratique, quelqu'un saurait de nos jours qu'il exista jadis un peuple
juif. C'est dans l'intérêt de ce façonnement sans pitié d'une popu-
lation souvent récalcitrante que les réformateurs furent si absolus
dans leur interdiction de tout mariage avec les étrangères, et pous-
sèrent mainte fois la rigidité jusqu'à la dureté. Où donc étaient les
temps plus indulgeus où Ruth la Moabite, en épousant Booz au mi-
lieu des blés fraîchement coupés, donnait le jour à l'héroïque lignée
dont le roi David devait à tout jamais fonder la popularité?
Il est avéré du reste que les innovations d'Esdras et de Néhémie
ne furent pas acceptées de tous sans résistance. On put les accla-
mer dans un premier moment de ferveur, mais il fallut toute l'é-
nergie et même toute la sévérité des chefs du parti sacerdotal pour
les implanter solidement. Lorsque Néhémie revint, en /i33, d'un
voyage qu'il avait fait à la cour de Perse, il n'eut pas lieu d'être
très satisfait de ce qui s'était passé en son absence. Un grand-prêtre
avait osé loger un Hammonite, son parent, dans un des bâtimens
du temple, les dîmes prélevées en faveur des lévites et des chantres
ne rentraient pas, le sabbat n'était pas rigoureusement ob.'servé,
des étrangers venaient précisément ce jour-là trafiquer dans la ville.
Néhémie indigné fit fermer les portes, arma ses satellites et menaça
d'employer la force contre les étrangers qui persisteraient à vouloir
entrer dans l'enceinte. Depuis lors, chaque jour de sabbat, il y eut
des détachemens de lévites montant la garde sur les murs. La mi-
lice sacerdotale devenait ainsi une force militaire. Néhémie décou-
vrit même que plusieurs Juifs de la classe inférieure avaient épousé
des femmes d'Asdod et de Moab, de sorte que leurs enfans « par-
laient asdodien et ne savaient point parler juif. » — « C'est pourquoi,
TOME xcviii. — 1872. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
dit Néhémie lui-même, je disputai avec eux, je les maudis, j'en
battis même quelques-uns €t leur arrachai les cheveux. » Ce moyen
lui réussit quelquefois, mais pas avec tous les transgresseurs. Un
certain Manassé, petit-fils de grand-prêtre, avait épousé la fille de
Samballat, chef samaritain. Sur son refus de répudier sa femme, il
fut banni du pays juif. Accueilli et protégé par son beau-père, il fut
reconnu par les Samaritains comme investi par son origine sacer-
dotale du droit de présider à leur culte hérétique, et c'est pour lui
qu'ils élevèrent sur le mont Garizim un temple qui devait pendant
près de trois siècles se poser en rival de celui de Jérusalem.
Cependant la révolution sacerdotale vint à bout des résistances
individuelles. Le peuple, en grande majorité, se plia d'abord, et
s'habitua bientôt à ce qui lui avait semblé très lourd à porter dans
les premiers temps. Ce n'est pas la seule fois dans l'histoire qu'une
population plus ou moins revêche se laisse ainsi pétrir par une hié-
rarchie sacerdotale, au point d'oublier qu'elle n'a pas toujours été
si malléable. Il est certain que l'œuvre d'Esdras et de Néhémie dé-
termina pour toujours la direction suivie par leur peuple dans le
cours des siècles. Si cette solidité merveilleuse fait la grandeur
de leur œuvre, elle ne doit pas nous en cacher les défauts. En
particulier, c'est à la discipline minutieuse à laquelle tout Israé-
lite fut désormais astreint qu'il faut attribuer l'extinction à peu
près totale du prophétisme, cette fleur admirable du génie d'Israël.
Le prophète diffère absolument du prêtre. Il n'est point 1 homme
d'une institution, il ne connaît ni l'esprit de corps, ni la diplomatie
raffinée des vieux clergés. Il est avant tout l'homme de l'inspiration
individuelle, il lui faut la liberté de mouvement. Toute orthodoxie,
dogmatique ou rituelle, se superposant au principe fondamental
qu'il proclame, lui est insupportable. Quelle place restait-il à l'an-
cien libre esprit des voyans dans cette organisation qui avait tout
prévu, tout mesuré, tout réglé, dans la vie religieuse? En fait, le
prophétisme n'a pas survécu à l'introduction de la législation d'Es-
dras, ou plutôt, lorsqu' après quatre ou cinq siècles d'assoupissement
il se réveilla avec Jean-Baptiste et Jésus, — car le christianisme
est bien certainement le fils du prophétisme hébreu, — ce fut pour
se mettre en opposition avec le principe sacerdotal.
Remarquons bien toutefois qu'Esdras, en poursuivant la trans-
formation du peuple juif selon les exigences de ce principe, c'est-
à-dire en posant systématiquement le prêtre comme l'intermédiaire
obligé du fidèle et de la Divinité, n'eut pas en vue le triomphe
proprement dit du sacerdoce. Ce qu'il voulait avant tout, c'était
l'observation de la loi, et, s'il donna au prêtre une telle prépondé-
rance dans l'organisme religieux d'Israël, c'est qu'à lui, comme à
LE JUDAÏSME DEPUIS BABYLONE. 131
ses compagnons d'œuvre, cette autorité du sacerdoce semblait ab-
solument nécessaire pour que cette observation devînt complète. Le
principe légal demeura donc supérieur en dignité au principe sacer-
dotal. Celui-ci fut pour celui-là, et non l'inverse. C'était déjà une
garantie contre l'arbitraire du clergé, lié lui-même par les règles
qu'il avait pour mission d'imposer aux autres. De plus il y eut dans
ce vif sentiment de la souveraineté de la loi l'origine d'un ministère
nouveau, celui du scribe, copiste et interprète de la loi, l'étudiant
en détail, définissant dans tous les cas non prévus les applications
conformes à l'esprit général des textes, et constituant de la sorte
une jurisprudence dont l'accumulation graduelle ne tarda pas à s'im-
poser au peuple avec une autorité au moins égale à celle du prêtre.
Eu définitive, le judaïsme doit plus encore au scribe qu'au prêtre.
La preuve en est que le prêtre a dû forcément disparaître avec le
temple; le scribe est resté debout, et il a perpétué la religion juive
dans tout ce qu'elle avait de vraiment essentiel. Toutefois des évé-
nemens majeurs pouvaient seuls donner du relief à cette distinction
appelée à tant d'avenir. Pendant les premiers siècles qui suivirent
la captivité, le scribe et le prêtre furent ordinairement alliés, ani-
més d'une ambition commune, et, en vertu de la loi, leur souve-
raine maîtresse à tous deux, jusqu'au moment où le pouvoir poli-
tique réclama comme au temps des rois la suprématie, ce fut le
sacerdoce qui domina la situation.
IV.
Parmi les innovations les plus fécondes qui naquirent pendant
la période de la captivité chaldéenne, il faut ranger la synagogue.
Ne la confondons pas avec le temple; ce sont deux institutions pro-
fondément distinctes, qui diffèrent autant, et pour les mêmes rai-
sons, que le scribe et le prêtre. Le scribe est un théologien-juriste;
c'est le savoir, la connaissance spéciale, qui lui valent son titre à des
pouvoirs religieux inséparables de sa capacité; le prêtre, quelque
ignorant qu'il puisse être, est le seul sacrificateur légitime. C'est
seulement au temple et par les mains du prêtre qu'il est licite de
sacrifier, tout sacrifice consommé ailleure et par d'autres mains
étant nul de plein droit. Au temple donc le culte cérémoniel, les
pompes religieuses, les actes mystiques opérant par leur vertu sur-
naturelle, l'exercice continuel du pouvoir sacerdotal 1 La synagogue
est tout autre chose; c'est simplement une assemblée de fidèles
se réunissant pour s'instruire et s'édifier par la lecture, le chant ou
la parole. Elle fut inventée pendant l'exil et par une sorte de né-
cessité. Le temple détruit, le culte cérémoniel, les sacrifices étaient
devenus impossibles, car il était interdit, en eût-on eçu la permis-
132 REVUE DES DEUX MONDES.
sion du vainqueur, de construire un sanctuaire ailleurs qu'à Jéru-
salem. Les bannis prirent l'habitude de se réunir, probablement
le jour du sabbat, pour écouter leurs prophètes, leurs poètes reli-
gieux, ceux qui pouvaient leur lire et leur expliquer les lois exis-
tantes. Les Juifs revenus au pays de leurs pères n'abandonnèrent
pas cette pieuse coutume, et, bien que le temple eût été recon-
struit, les synagogues s'élevèrent partout où ils s'établirent. Esdras
et les siens devaient favoriser de tout leur pouvoir une institution
qui cadrait si bien avec leur but : inculquer au peuple entier la con-
naissance et l'observation de la loi. Si donc le prêtre trônait au
temple, le scribe fut le principal personnage dans la synagogue. Leur
alliance prolongée, en suite de leur subordination commune à la loi,
fit que le temple et la synagogue purent longtemps coexister sans
entreprendre; l'un sur l'autre. La synagogue ne songeait pas à renier
son infériorité. Elle s'appuyait sur le temple comme une plante
grimpante sur le tronc d'un arbre, mais comme ces plantes grim-
pantes qui deviennent si vigoureuses que, le jour où le tronc qui les
soutient doit tomber, elles continuent de vivre en vertu de leur force
propre. La synagogue donna de plus l'essor à la musique religieuse.
Un ^rand nombre de psaumes qui nous ont été conservés remon-
tent à cette époque du second temple. Tantôt un seul chantre, tan-
tôt un chœur les entonnait dans les exercices religieux, et pour le
service du temple il y avait toute uns division de chanteurs. Les
caravanes de pèl< rins, qui se rendaient à Jérusalem aux époques
fixées par la loi, chantaient aux stations et parfois tout en cheminant
des hymmes appropriées à ce pieux voyage. C'est par là que le ju-
daïsme, menacé de sécheresse par son rigorisme légal, s'imprégnait
encore d'une poésie originale dont nous pouvons même aujourd'hui
apprécier la saveur.
On voit, par tout ce qui précède, qu'on a eu tort de considérer la
période de la captivité et des deux premiers siècles de la restaura-
tion comme un temps de stérilité pendant lequel l'esprit juif se
borne à reconstituer minutieusement un biùllant et glorieux passé.
C'est parce qu'on admettait trop implicitement les dates assignées
par la tradition aux livres et aux institutions d'Israël qu'on était in-
duit en cette erreur. Depuis qu'une appréciation plus indépendante
et plus savante a espacé les documens et les événemens d'une ma-
nière plus conforme à la logique de l'histoire, on s'aperçoit qu'en
réalité la pensée religieuse n'a pas cessé un seul instant de travail-
ler et de se développer. Là où l'on voyait tout un espace vide sé-
parant les tronçons d'une chaîne brisée, on découvre aujourd'hui de
nombreux chaînons, et quand on pens ;; à ce que la captivité a fait du
peuple juif en le purifiant, en le façonnant à porter le joug d'une
loi amplifiée et détaillée, en le soumettant à un clergé fortement
LE JUDAÏSME DEPUIS BABYLONE. 133
constitué et en lui fournissant tout à la fois dans le scribe et la sy-
nagogue les moyens de s'en passer le jour où cela deviendrait né-
cessaire, on accordera que nous n'avons rien exagéré en disant que
c'est cette captivité qui a réellement fondé le judaïsme.
Jusqu'à présent, nous avons omis à dessein, pour ne pas compli-
quer notre exposition, d'envisager la grande question, plus souvent
tranchée qu'étudiée, des rapports religieux des Juifs avec les Perses
et de l'influence que le parsisme put exercer sur les idées et les
croyances des populations du Jourdain. Nous avons seulement rap-
pelé qu'au moins dans les premiers temps qui suivirent la vic-
toire de Cyrus sur les Chaldéens les rapports du nouveau maître
et des nouveaux s;)jets furent empreints d'une singulière bien-
veillance réciproque. Il n'en fut pas toujours de même par la suite;
mais en somme les Juifs n'eurent jamais contre l'empire perse, leurs
écrits en font foi, cette haine féroce qui les anima si souvent contre
leurs oppresseurs, soit avant, soit après la chute des Achéménides.
Lorsque Néhémie eut disparu de l'histoire, les Juifs restèrent en-
core soumis à la Perse. En vertu de la constitution locale qu'Esdras
et Néhémie avaient établie, le chtf des prêtres se trouvait par le
fait même de sa position le plus puissant personnage du pays. Déjà
l'ambition d'occuper ce poste élevé jetait la discorde au sein des
familles sacerdotales. Il est parlé d'un aspirant au pontificat su-
prême tué par son frère, qui ne voulait pas lui céder la place, et
d'une lourde contribution que le gouverneur perse, lequel favori-
sait sous main la v'ctime, préleva sur le peuple en manière de châ-
timent. Il n'est pas douteux que le peuple juif dut avoir sa part des
agitations et des guerres qui troublèrent les états du grand roi
vers le milieu du iv*" siècle avant notre ère; toutefois les documens
historiques ne contiennent rien de spécial à ce sujet: le plus pro-
bable est que le sort des Juifs ne différa guère de celui des autres
populations qui composaient ce vaste empire, et qu'en sonime il fut
supportable.
Rien donc ne s'oppose en soi à la ^possibilité et même à la vrai-
semblance d'une influence positive des idées et des croyances per-
sanes sur la constitution religieuse et les doctrines du judaïsme.
Seulement ce n'est pas en Judée même qu'il faut en chercher la
trace : la Judée était trop loin du centre de la vie politique et reli-
gieuse des Perses; mais nous avons vu que les Juifs de Palestine
reçurent à plus d'une reprise leur direction de leurs coreligion-
naires demeurés à l'étranger. C'est à Babylone, ou du moins dans
les environs, que s'élabora pendant près d'un siècle la législation
nouvelle, c'est de là qu'elle fut apportée et imposée, et c'est dans
cette région qu'un contact quotidien permit aux Juifs de biv^n con-
naître la religion des Perses.
13^ REVUE DES DEUX MONDES.
Cette religion a été de nos jours l'objet de savans travaux. Nous
savons désormais que, de toutes les religions polythéistes, c'est elle
sans contredit qui l'est le moins, et qu'au point de vue de la pu-
reté morale elle tient une place de premier rang. Si une religion
pouvait influer sur les directions nouvelles prises par la pensée re-
ligieuse d'Israël, c'était assurément celle de Zoroastre. Ahura-
Mazda, Ormuzd, le dieu suprême des Perses, finit par ressembler
beaucoup à Jehovah. Les esprits qui environnent son trône ont plus
d'un? analogie avec les armées célestes dont Jehovah Zebaoth est
le chef. Comme le mosaïsrae, le parsisme interdit la fabrication des
images divines. Les deux religions prêchent une morale sévère, et
attachent une très haute importance à la pureté légale. Enfin les
ressemblances dans la manière de concevoir les origines de l'huma-
nité et l'apparition du mal moral sont telles qu'il faut de toute né-
cessité admettre un mythe primitif commun conservé avec des va-
riantes par les deux traditions.
Il est donc facile de comprendre que, frappés de ces analogies et
ne voulant pas admettre qu'un grand peuple vainqueur puisse em-
prunter de nouvelles croyances à une peuplade vaincue, plusieurs
savans aient pensé que tout le judaïsme postérieur à la captivité
est d'origine p^rse. Pourtant, s jus cette forme absolue, leur thèse
est complètement fausse ; mais n'exagérons pas la thèse opposée.
Si l'on ne peut désormais contester l'originalité religieuse et la per-
sistance des traits fondamentaux du vieux mosaïsme dans la religion
renouvelée par Ézéchiel, Esdras et Néhémie, rien n'empêche d'at-
tribuer à l'influence des Perses les développemens considérables
que prirent, depuis la conquête de Cyrus, beaucoup de germes
préexistans. Par exemple, la législation d'Esdras abonde en pré-
ceptes sur le pur et l'impur, renforçant beaucoup la rigueur des
lois de la période antérieure; ceux qui l'ont composée n'ont-ils pas
été encouragés et guidés par l'expérience qu'ils pouvaient faire de
visu, en apprenant à connaître la vie des Perses, de la force que des
préceptes de ce genre, une fois adoptés, communiquent à une reli-
gion populaire? Seulement il ne faudrait pas se représenter ce genre
d'emprunfcomme réfléchi et calculé. Le sens aristocratique du Juif
se fût révolté à l'idée qu'il gagnait à se conformer à des mœurs
étrangères. C'est par une action indirecte, souvent inconsciente,
que des coutumes et des croyances nouvelles purent s'infiltrer chez
quelques Juifs, acquérir ainsi une espèce de naturalisation et s'en-
raciner enfin dans la majorité comme une plante poussée spontané-
ment. jNous ne voyons guère que la fête des Parîm, totalsinent in
connue à l'ancien mosaïsme et célébrée depuis lors par les Juifs,
qui la rattachent au souvenir d'Esther, nous ne voyons guère,
disons-nous, que cette fête qui puisse passer pour une importation
LE JUDAÏSME DEPUIS BABYLONE. 135
perse dans toute la force du terme; nous allons du reste y revenir.
L'un des points où l'influence de la religion mazdéenne est le
moins contestable, c'est évidemment la doctrine des anges. Le vieil
Israël en avait bien la notion, et, à mesure que l'idée de Dieu s'é-
pura dans les rangs monothéistes, le rôle des anges devint plus
marqué. Déjà Ézéchiel, Zacharie, les hommes qui font la transition,
les désignent comme les médiateurs ordinaires de Jehovah et des
hommes. Zacharie même trahit visiblement des affinités avec les
croyances des Perses quand il parle des « sept yeux, » des « sept
bras » et des « sept gardes » de Jehovah qui parcourent toute la
terre. Il est bien difficile de n'y pas reconnaître les sept ameça
apentas (probablement les non- dormans) qui entourent Ahura-
Mazda et commandent en son nom l'armée céleste. Un peu plus
tard, nous voyons s'introduire en Israël l'idée des anges patrons
préposés à chaque nation. Plus tard encore, par exemple dans le
livre de Daniel, on les désigne par des noms propres, Michel, Ga-
briel, etc.; parfois même on découvre encore dans ces noms consa-
crés par la tradition juive et chrétienne les traces de leur origine
perse. Par la même raison, la doctrine des démons, si vague, si
peu définie avant la captivité, lorsque Satan, malgré son caractère
déjà vicieux, prenait encore rang parmi les « fils de Dieu » ou les
anges réunis en cour céleste, s'enrichit merveilleusement par les
emprunts qu'elle fait au parsisme. Satan se modèle de plus en plus
sur le patron d'Anro-mainyus ou Ahriman. C'est un démon du maz-
déisme, Aeshma Daeva, génie des voluptés charnelles, qui s'intro-
duit sous le nom d'Asmodée dans le livre de Tobie. D'autres exem-
ples du même genre peuvent encore être signalés. Il faut en dire
autant de la croyance en une vie future, qui devait naturellement
germer sur le terrain du vieux mosaïsme à partir du moment où
le croyant rélléchirait sur sa relation non plus seulement nationale,
mais aussi individuelle, personnelle, avec Dieu. Cependant il est
d'une haute vraisemblance que la doctrine très positive du maz-
déisme sur la résurrection a dû hâter l'éclosion d'une doctrine ana-
logue parmi les Juifs. Enfin les penseurs juifs purent apprendre
des Perses à partager l'histoire du monde en quatre périodes, dont
la dernière serait suivie par l'inauguration d'une ère de justice et
de félicité. Le livre de Daniel développe d'une manière très sem-
blable cet essai primitif d'une philosophie religieuse de l'histoire.
On peut évidemment assimiler l'influence de la Perse sur le ju-
daïsme à celle d'une atmosphère plus chaude amenée par un cou-
rant d'air sur un sol déjà planté, et hâtant le développement de
plantes déjà sorties de terre; mais ces plantes existaient déjà. Il est
toutefois, nous l'avons déjà fait observer, une fête inconnue des
anciens Israélites, devenue très populaire parmi les Juifs, qu'ils
136 REVUE DES DEUX MONDES.
célèbrent encore aujourd'luii, et qui doit être décidément rangée
dans la catégorie des emprunts directement faits à la Perse. Il
s'agit de la fête des Purîm ou des sorts. Cette fête doit être con-
sacrée à la merveilleuse délivrance des Juifs soumis au roi de
Perse et voués tous à la mort par un orgueilleux courtisan. Le
livre d'Esther nous raconte comment les événemens se seraient
passés. C'était sous le règne d'Assuérus, c'est-à-dire de Xerxès P'
\liSb-li6li avant Jésus-Christ). Haman, le premier ministre de ce
roi, aigri contre les Juifs, conçoit le plan de les anéantir tous en
un seul jour sur toute la surface de l'empire. Le sort, qu'il con-
sulte, lui indique le 13 du mois d'adar (7 mars) comme le jour
le plus propice à la réalisation de son affreux projet, et il par-
vient à gagner le roi en l'inquiétant sur les dispositions de ce
peuple indocile; cependant Assuérus, brouillé avec la reine Vasthi,
venait d'épouser une jeune Juive nommée Hadassa ou Esther (1),
qui lui avait paru la plus belle de son royaume, mais dont il igno-
rait la nationalité. Or Mardochée, oncle de la nouvelle reine, la
décide à demander au roi la grâce de ses compatriotes. Elle le
fait au péril de sa vie, car elle doit pour cela violer la rigoureuse
étiquette de la cour de Suse en se présentant devant le roi sans
être mandée par lui, et le temps presse. Heureusement sa rare
beauté lui obtient son pardon, et elle s'y prend si bien qu'Haman
tombe dans ses propres filets. C'est lui qui est pendu au gibet de
cinquante coudées qu'il avait fait préparer pour Mardochée, et c'est
Mardochée qui devient le favori en titre. D'ailleurs le roi découvre
au même instant qu'il lui avait rendu auparavant un éminent ser-
vice. Non-seulement Assuérus révoque les ordres qu'il avait déjà
lancés pour l'exteraiination en masse des Juifs, mais encore il ac-
corde à ceux-ci par lettres patentes la permission de tuer eux-mêmes,
dans Suse et dans toutes les provinces de l'empire, tous ceux de ses
sujets dont ils ont à craindre la haine. Les Juifs ne se le font pas dire
deux fois, et tuent 75,000 sujets du roi. La reine Esther sait même
obtenir de son royal époux que les dix fils d' Haman seront pendus
comme leur père, et que ses compatriotes prolongeront un jour de
plus leur sanglante vengeance dans les murs de la capitale. Le
massacre dura donc pendant les deux journées du 13 et du ili adar,
à la date précisément qu'Haman avait fixée, sur le conseil du sort,
pour la destruction du peuple juif. C'est en souvenir de la tournure
inespérée de ces événemens que les Juifs célèbrent le jour des Pu-
rîm ou des sorts, éternisant ainsi la mémoire de la belle reine Es-
ther et de son oncle Mardochée.
(1) Hadassa est lo nom hébreu et signifie myrie; Estlicr est probablement un nom
perse et pourrait se rapprocher du grec aster, étoile ou astre en général.
LE JUDAÏSME DEPUIS EABYLONE. 137
Ce n'est pas d'hier que les lecteurs intelligens de la Bible ont été
choqués de cette étrange histoire. Plus d'une fois les vieux rabbins
secouèrent la tête en songeant au terrible pouvoir des charmes
d'Hadassa, et se demandèrent jusqu'à quel point le livre qui en
consacrait le souvenir avait droit à sa place dans le recueil sacré.
Ce qu'il y a de tragique à la fois et de charmant dans les terreurs
de la jeune femme, qui ne peut compter que sur sa beauté pour
éviter la mort à laquelle la condamne une inexorable étiquette, ne
saurait racheter toutes les invraisemblances, encore moins les hor-
reurs dont ce conte oriental abonde, et il faut avouer que la per-
fidie à laquelle la reine a recours pour pousser Haman à sa perte,
tout en lui faisant bonne mine, ne contribue pas à rehausser l'es-
time que peut inspirer son caractère. Plus tard, cette perfidie de-
vient une cruauté de vraie tigresse. Maintenant s'imaginer qu'un
despote oriental, fùt-il Xerxès, ait pu lancer publiquement l'arrêt
de mort d'une population tout entière, qui en bien des lieux était
de taille et d'humeur à se défendre hardiment, que, revenu du jour
au lendemain de sa lubie, il ait permis, à ceux que la veille il vou-
lait faire tuer, de massacrer à la fois plus de 75,000 de ses propres
sujets, ce sont Là de ces tours de force dont notre sens historique
est désormais incapable. Quel changement dans nos idées à tous
depuis le jour où une âme tendre comme celle de Racine pouvait
se concentrer sur un tel récit, l'épurer, le dégrossir, puis am-
plifier ce qui en restait pour en faire tout un drame émouvant,
sans que rien nous donne lieu de penser qu'il ait été un seul in-
stant choqué de ce qui nous r'volte aujourd'hui! Y a-t-il au moins
un noyau historique dans ce roman d'un patriotisme si exalté et
si dur? C'est ce qu'il est absolument impossible de savoir. Lors même
qu'on croirait pouvoir l'affirmer, on n'en serait pas plus avancé, car
on ne parviendrait pas à dégager le fait de tout entourage fictif.
L'explication que l'auteur donne du nom de Purîm est déjà fort
suspecte. On ne connaît point de mot perse analogue signifiant le
sort. C'est pourtant au fait, assez insignifiant en lui-même, qu'Ha-
man aurait consulté le sort pour fixer le jour du massacre général
des Juifs, que l'auteur du récit rattache l'origine de cette déno-
mination. On dirait qu'il a inventé cette explication pour les besoins
de sa cause, qui était de justifier pour les Juifs scrupuleux la célé-
bration d'une fête déjà passée dans les habitudes populaires, mais
dont on ne voyait pas trace dans la loi, et que les puritains re-
poussaient comme une importation étrangère. Une ingénieuse ten-
tative d'interprétation a voulu retrouver dans les péripéties du ro-
man juif les élémens d'un mythe où le soleil (Esther), la lune
(Mardochée) et l'hiver (Haman) joueraient le principal rôle; mais
les étymologies auxquelles on a recours sont plus que douteuses,
138 REVUE DES DEUX MONDES.
et il serait étrange qu'an mythe, dont au surplus l'existence chez
les anciens Perses est encore à prouTer, eût permis de transformer
les divinités qui y auraient joué un rôle en figures aussi foncière-
ment juives que celles d'Esther et de Mardochée.
Ce qui est certain, c'est que l'histoire d'Esther n'a d'autre inten-
tion que de justifier la célébration des Purîm, fêtes religieuses et
joyeuses qui paraissent avoir été populaires parmi les Juifs dès le
III* siècle avant notre ère, et dont par conséquent la lente introduc-
tion a dû s'effectuer nombre d'années auparavant. La manière de
les célébrer, d'abord par des symboles de tristesse, puis par des
festins, des libéralités, des présens qu'on s'envoie d'une famille à
l'autre, l'époque de l'année où cette célébration a lieu, tout semble
indiquer une vieille fête du printemps qui avait fini par passer
dans les mœurs des Juifs établis dans l'empire perse. C'est ainsi
qu'au moyen âge la légende complaisante ratifia, en leur donnant
un sens catholique, plus d'une fête populaire d'origine païenne,
qu'elle sut transformer en les rattachant au souvenir de quelque
saint en renom. Le livre d'Esther fut écrit pour favoriser la célé-
bration des Purîm en Palestine, où cette fête ne dut s'introduire
qu'après être devenue partie régulière des usages du pays d'exil.
C'est plus tard encore, au dernier siècle avant notre ère, qu'elle
passa de la Palestine aux Juifs d'Alexandrie, qui ne paraissent pas
l'avoir connue auparavant.
V.
Voilà comment les circonstances, mises à profit par quelques
hommes de foi et de talent, transformèrent la vieille religion d'Is-
raël, encore si peu réglée au moment de la captivité, en une reli-
gion codifiée, systématisée et désormais revêtue de formes indélé-
biles. Le grand homme de cette période, celui du moins qui en
représente le plus exactement l'esprit et les tendances, c'est Esdras,
le prêtre-scribe qui réunit dans sa personne les deux élémens dont
la combinaison a fait le judaïsme. C'est lui qui introduit, qui im-
pose une loi en très grande partie nouvelle. C'est grâce à lui que
l'histoire du passé d'Israël, enfin réunie dans le Pentateuque, revêt
ce caractère sacerdotal si visible dans les livres portant les noms
de Moïse et de Josué. C'est lui qui dirige le bras du rude Néhémie
pour écraser les résistances. C'est lui enfin que la longue lignée
des rabbins doit saluer comme son premier ancêtre et son patron.
Le souvenir de sa puissante action ne se perdit jamais parmi les
Juifs. On l'appela le restaurateur par excellence, le second Moïse,
et même la légende voulut que les livres saints d'Israël, anéantis
lors de la destiniction de Jérusalem et la dispersion du peuple
LE JUDAÏSME DEPUIS BABYLONE. 139
fidèle, eussent été miraculeusement reproduits sous sa dictée sans
qu'il en manquât un seul mot. Dans les temps modernes, il s'est
trouvé des savans qui exagérèrent dans un sens analogue l'impor-
tance de son œuvre, mais prétendirent que le Pentateuque, Josué,
les Juges, en un mot tous les livres historiques d'Israël jusqu'à la
captivité, étalent un produit de sa plume.
Ces assertions absolues jurent avec les faits constatés. Il est évi-
dent par exemple qu'une partie fort considérable du Pentateuque,
le Deutéronome, appartient à une époque antérieure à celle d'Es-
dras. Il ne l'est pas moins que d'autres fragmens du Pentateuque,
et spécialement les documens dont on peut discerner encore au-
jourd'hui la différence d'origine malgré les sutures plus ou moins
heureuses qui tâchent de leur donner une apparence d'unité, ne
peuvent provenir d'un seul et même travail de rédaction; mais, tout
cela posé, il ne faut pas nier que les découvertes de la critique
relativement aux trois étages de lois que l'on peut distinguer dans
la législation dite mosaïque nous obligent désormais à prêter à
Esdras une très grande part, au moins de sui'veillance et de direc-
tion, dans la rédaction du Pentateuque, dont la clôture définitive
ne peut pas avoir eu lieu avant lui. C'est par ce côté que, comme
nous l'avons dit au commencement, les nouvelles études entraî-
nent une modification importante des théories qui, récemment
encore, étaient admises dans la science sur la formation des livres
attribués à Moïse.
Signalons enfin la dernière grande innovation dont la captivité
de Babylone fut l'occasion ou plutôt la cause. C'est depuis lors, ou
du moins depuis le grand travail d'Esdras, que les Juifs eurent
des livres sacrés. La tradition voulut même lui attribuer l'honneur
d'avoir « bouclé, » c'est l'expression technique, c'est-à-dire clôturé
définitivement le canon ou la liste des livres sacrés de i'Ancien-
Testament. Cela ne peut plus se soutenir. Le canon actuel renferme
des livres tels que l'Ecclésiaste, Daniel, bien des psaunus, qui sont
évidemment postérieurs à Esdras, et les savans juifs nous ont ap-
pris que le canon de leurs livres saints ne fut pas d'îfinitivement
arrêté avant le second siècle de notre ère. Il reste vrai que l'on peut
faire remonter à Esdras la formation d'une littérature sacrée, mise
à part pour les besoins du culte et de l'enseignement religieux.
Les livres de la loi furent naturellement les premiers qui reçurent
cet honneur; bientôt on y joignit les écrits des prophètes. Le culte
célébré dans les synagogujs réclamait impérieusement cette base,
et c'est seulement par la lecture et l'interprétation régulière d'un
certain nombre de livres religieux que la loi avec toutes ses minu-
ties pouvait se graver dans la mémoire du peuple. C'est ainsi que la
1A0 REVUE DES DEUX MONDES.
vieille religion d'Israël, qui se composait presque uniquement d'an-
ciennes traditions, historiques ou rituelles, confiées très longtemps
à la simple transmission orale, devint avec le judaïsme une religion
« du livre. » Les conséquences de cette transformation furent im-
menses. Entre autres, nous pouvons citer le christianisme, sa pro-
pagation, la réforme et les premiers essais sérieux d'instruction
populaire. Le jour où, pour bien connaître sa religion, il fallut sa-
voir lire, est peut-être le plus fécond de l'hisloire.
Ézéchiel, Zorobabel, Esdras, Néhémie, tous les hommes de la
restauration juive eurent beau faire; ils ne purent forcer la nature
des choses, et en particulier les espérances cuivrantes de domina-
tion, de gloire, de prospérité inouie, qui devaient être le partage
du peuple enfin devenu digne de son alliance avec Jehovah, restè-
rent toujours des illusions; mais ils réussirent certainement dans
leur œuvre commune, le relèvement et la régénération de leur peuple.
Le monothéisme, grâce à eux, devint indéracinable. Il contracta
dans l'esprit juif la dureté du diamant, et, lorsque d'autres ré-
volutions le mirent en contact avec le plus séduisant de tous les
génies, avec ce génie grec qui sut s'imposer à tout le monde anti-
que, les Juifs furent les seuls qui lui. opposèrent une indomptable
résistance. La fidélité au principe monothéiste les rendit victorieux
de la royauté syrienne et des raffinemens corrupteurs, plus dan-
gereux que ses armes, qu'elle voulut introduire dans les mœurs et
les goûts de ses sujets palestins. Là même où, comme à Alexan-
drie, ils se virent forc-s d'emprunter à la Grèce des formes de pen-
sée, des raisonnemens, une philosophie, il fallut admettre, pour
qu'ils se donnassent à eux-mêmes l'absolution, que Platon n'avait
eu tant de sagesse que parce qu'il l'avait dérobée à Moïse. Sans
doute cette inébranlable fermeté ou plutôt les illusions dont elle
était le soutien furent cause aussi des affreux malheurs de ce peuple;
cependant ceux qui pensent que la grandeur des peuples, comme le
mérite des individus, n'est pas diminuée par la somme des maux
qu'ils auraient pu éviter par leur insignifiance, seront d'avis que
ces hommes du retour de Babylone ont engendré une des grandes
nations de l'histoire. Il est peu d'exemples qui prouvent mieux
combien le patriotisme et la foi dans une grande mission au-
raient tort de se laisser abattre par les revers et les désastres.
Quand on se rt?porte à l'état dans lequel Ézéchiel et Esdras trouvè-
rent leur malheureux peuple, vaincu, ruiné, plus que di-cimé par
la guerre et les supplices, disloqué en plusieurs tronçons au milieu
d'un vaste empire hostile et qui semblait invincible, on se demande
presque avec effroi comment ils purent un seul instant nourrir l'es-
poir d'un meilleur avenir. Il est vrai que leur conviction reposait
LE JUDAÏSME DEPUIS BABYLONE. 141
sur une croyance qui leur défendait d'admettre un anéantissement
définitif d'Israël; mais qu'est-ce que cette croyance, si ce n'est
la forme religieuse du sentiment qui anime les âmes d'élite d'un
peuple dont l'idée, dont le génie national est toujours vivant? C'est
pourquoi, tout en constatant ce qui blesse notre sentiment moderne
dans leur conduite, nous ne pouvons leur refuser l'hommage dû à
toute entreprise de relèvement et de régénération nationale. Quel-
que jugement que nous portions sur maint détail de leur œuvre, il
faut reconnaître qu'ils prirent le seul chemin qui pût les mener au
but proposé. Ils rappelèrent Israël à son principe, à son idée, à ce
qui faisait sa raison d'être parmi les nations, au monothéisme, et
subordonnèrent tout le reste à cette question de fidélité.
Grande leçon que d'autres nations accablées par le malheur
peuvent s'approprier pour s'ouvrir à l'espoir d'un meilleur avenir!
I! est d'autres peuples que les Juifs qui portent dans leur histoire
les marques d'une haute vocation. Gomme les Juifs, ils trahissent
tft'op souvjnt lears destinées en se refusant aux longs efforts et aux
sacrifices qu'elles exigent. Gomme les Juifs, ils semblent prendre
plaisir à infliger aux principes qu'ils ont le plus vaillamment pro-
clamés les honteux démentis qu'insp'rent l'égoïsme , la paresse
d'esprit, la superstition et la sensualité. Ils perdent alors leur di-
gnité, tombent au-dessous d'eux-mêmes, et se lancent follement
dans les aventures. Alors surviennent les catastrophes; mais tant que
leur mission historique, tant que leur tâche religieuse ou sociale
n'est pas achevée, il ne leur est pas permis de mourir. Que doi-
vent donc faire ceux qui ne veulent pas cioire à la mort de leur pa-
trie et désirent travailler à sa renaissance glorieuse? Comme les
hommes forts de la captivité de Bibylone, ils doivent ramener leur
peuple à son idée vitale, aux principes qui font sa vraie grci;;deur,
aux devoirs austères qiii en découlent, et subordonner tout le reste.
Si un peuple vit de monothéisme, ramenez-le au monothéisme;
s'il vit de liberté et de lumière, faites qu'il redevienne le grand
foyer de la liberté et de la lumière. Le succès est à ce prix , et
à ce prix il est certain; toute autre méthode n'aboutirait qu'à de
nouvelles .calamités. Qu'on me pardonne cette digression : pour-
suivi par le bruit de nos désastres au sein de cette antiquité juive
où j'avais cherché un refuge, amené par cela même à rechercher
comment un peuple tombé avait pu remonter hors de l'abîme, que
de fois j'ai pensé à notre pauvre France !
Albert Reville.
LA
LIBÉRATION DU TERRITOIRE
Depuis quelque temps, il se manifeste au sein du pays un grand
mouvement en faveur de la délivrance du territoire. C'est en effet
notre premier intérêt, il n'en est pas de plus urgent à satisfaire.
Tant que l'ennemi foulera le sol de la patrie, notre sécurité sera
menacée, et nous n'aurons pas l'indépendance nécessaire pour nous
organiser politiquement; nous serons ce que les Romains appelaient
dans leur langaga juridique c(qnie diminutif c'est-à-dire ne jouissant
pas de l'intégrité de nos droits civiques. Si l'on peut obtenir la libé-
ration avant le mois de mars 187Zi, terme fatal qui nous a été ac-
cordé pour le paiement des trois derniers milliards, on aura rendu
au pays un immense service.
Pour se faire une idée des maux qu'entraîne l'occupation prus-
sienne, il ne faut pas seulement considérer l'humiliation qui en ré-
sulte pour la France tout entière, et en particulier pour les dépar-
temens appelés à la subir; il faut se dire encore qu'elle perpétue
des causes d'irritation et d'hostilité entre les deux nations, qu'on
est à l'état de trêve plutôt qu'à l'état de paix, et qu'il suffirait à
l'ennemi du moindre prétexte pour reprendre possession des pro-
vinces qu'il a récemment abandonnées. La dépêche de M. de Bis-
marck adressée à M. d'Arnim à l'occasion d'acquittemens pronon-
cés par nos cours d'assises doit nous semr d'enseignement. Les
départemens occupés par la Prusse sont entre ses mains à titre
de gage, comme garantie de la dette que nous avons encore à lui
payer; s'il survenait dans notre situation intérieure quelque chan-
gement qui lui semblât porter atteinte à cette garantie, elle pour-
rait s'armer de ce prétexte pour exécuter un retour offensif. Qui
pourrait l'en empêcher? Ce ne serait ni notre force matérielle, ni la
LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE. l/lS
force morale qui résulte de l'opinion de l'Europe; on sait ce que
vaut cette opinion, on a vu ce qu'elle a été pendant la guerre. Il
faut donc, par la libération du territoire, chercher à nous affran-
chir des caprices du vainqueur; toutes nos pensées doivent tendre
vers ce but. Seulement il importe de ne pas se méprendre sur l'é-
normité de la tâche, et de proportionner les moyens au résultat
que l'on veut atteindre. Depuis que la question est posée, beau-
coup de projets ont été mis en avant pour se procurer les 3 mil-
liards destinés xà payer les Prussiens. On a d'abord songé à une
grande souscription publique. Cette souscription, placée sous le
patronage des femmes de France, est ouverte sur tous les points
du territoire. Dans le cas où elle ne suffirait pas à foui'nir la
somme demandée, on propose concurremn^eiit d'autres moyens.
Le premier serait d'établir une immense loterie avec des tirages
très fréquens, des chances de gain plus ou moins considérables,
et une prime assez importante pour le remboursement du capi-
tal. On se figure qu'à l'aide de ce moyen, sans allouer aucun in-
térêt, on trouverait aisément toutes les sommes dont on a besoin,
même 4 milliards. II en résulterait pour l'état une économie notable
qu'on évalue à plus de 100 millions par an. D'autres voudraient
qu'on recourût à des procédés plus énergiques; ils imaginent un
emprunt forcé sur les contribuables, en le réglant sur le montant
de la contribution directe. On donnerait de la rente à un taux dé-
terminé, beaucoup plus élevé que le cours actuel, et les souscrip-
teurs feraient hommage à la patrie de la difierence. Enfin il est un
système plus radical encore, celui de l'impôt sur le capital. Prenant
pour base la richesse publique sous toutes ses formes, au moins
matérielles, on l'évalue à un certain chiffre et l'on établit l'impôt
en conséquence; si cette richesse par exemple s'élève à 150 mil-
liards, et qu'on ait besoin de 3 milliards, l'impôt sera de 2 pour
100 sur toute fortune, quelle qu'elle soit. Avec ce système, dit-on,
il ne peut y avoir de déception, et, si l'on a calculé juste, on est sûr
de trouver la somme cherchée. D'autre part, personne n'échappera,
parmi ceux qui possèdent, à la contribution; chacun la subira
en proportion de ses ressources. Les autres systèmes qui ont été
mis en avant se rattachant tous plus ou moins à l'un de ceux que
nous venons d'indiquer, nous n'en parlerons pas, et réserverons
notre examen pour les projets qui ont plus particulièrement appelé
l'attention,
I.
Commençons par la souscription publique. Cette idée est fort
grande assurément et digne d'enflammer les esprits; mais, à regar-
llill REVUE DES DEUX MONDES.
der au fond des choses, on ne tarde pas à se convaincre qu'elle est
difficilement réalisable. La France compte encore aujourd'hui, après
la perte de l'Alsace et de la Lorraine, environ 37 millions d'habi-
tans; la contribution de chacun pour arriver au chiffre de 3 mil-
liards devrait être de 81 francs, soit pour une famille de quatre
personnes 32Zj francs. Or peut-on supposer un moment que toutes
les familles en France soient en état de s'imposer un si lourd sacri-
fice? Mais, dira-t-on, les riches contribueront pour les pauvres, et
toute souscription qui dépassera 324 francs allégera d'autant la
part des autres. — C'est là en effet le mirage qui trompe beaucoup
de personnes. On se figure trop facilement qu'il y a assez de grandes
fortunes pour compenser les petites et payer à la place de ceux qui
ne peuvent donner. La France est très riche assurément , mais la
fortune y est extrêmement éparpillée, et la plus grosse part de beau-
coup est entre les mains de gens chez lesquels elle constitue à peine
l'aisance. On en aura la preuve en consultant le tableau de la contri-
bution foncière. Voici des chiffres que nous empruntons à la statis-
tique officielle de 1862, dressée sous les auspices du ministre du
commerce. En 1858, sur 12 millions 1/2 de cotes foncières, 6 mil-
lions étaient au-dessous de 5 francs, 6 autres millions au-dessus
jusqu'à 100 francs, et 500,000 seulement dépassaient le chiffre
de 100 francs, parmi lesquelles 15,000 au-dessus de 1,000 francs.
Voilà ce qu'était la fortune immobilière en France en 1858; si
les chiffres ont varié depuis, c'est plutôt dans le sens d'une plus
grande division encore. Quant à la propriété mobilière, on peut
supposer, avec la diffusion de la rente, des actions et des obliga-
tions, de tous les titres enfin qui la constituent, qu'elle est égale-
ment très divisée. Il n'y aurait donc, d'après la répartition de la
propriété foncière, de réellement riches et capables de payer une
contribution un peu forte que 15 ,.000 personnes, dont la cote est
supérieure à 1,000 francs; si on ajoute un nombre égal pour la
fortune mobilière, voilà 30,000 chefs de famille qui seront char-
gés, par leurs grosses souscriptions, de diminuer sensiblement la
moyenne supportée par la masse. Admettons qu'ils fournissent à
eux seuls 1 milliard, ce qui ferait pour chacun environ 3/i,000 fr.,
la cotisation est considérable, et serait pour beaucoup d'une réalisa-
tion assez difficile. Admettons encore qu'un autre milliard soit sou-
scrit par ceux dont la cote est entre 100 et 1,000 francs; il faudra
toujours demander le troisième milliard aux 6 millions de cotes in-
férieures à 5 fr. et à celles, en nombre égal, qui ne dépassent pas
100 fr., c'est-à-dire à des personnes qui ne sont pas même dans
l'aisance; la contribution pour chacune d'elles se trouverait être de
83 fr. On disait tout à l'heure que la plus grande part de la richesse
publique était dans les mains des gens les moins aisés. Veut-on
LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE. 145
savoir en effet ce que représente clans celte fortune la part des
15,000 cotes au-dessus de 1,000 fr.?Elle donnait au trésor en 1858
23 millions 1/2 sur 278 que rapportait la taxe foncière tout entière,
y compris les centimes additionnels : c'était le onzième. Ainsi en
contribuant pour 1 milliard, les possesseurs de ces cotes donneraient
quatre fois plus que leur contingent proportionnel, et cependant la
charge des autres serait encore bien lourde.
La question doit être considérée à un autre point de vue; comme
il s'agit ici d'une souscription volontaire, on n'a pas seulement à
examiner ce que chacun pourra, mais ce qu'il voudra donner. Or,
si beaucoup de personnes sont disposées à contribuer dans la pro-
portion de leur fortune et même au-delà, combien d'autres, et en
bien plus grand nombre, donneront peu ou point! A-t-on pensé
à ce qu'on obtiendrait des gens de la campagne, qui sont en général
très parcimonieux et peu disposés à prendre part à des souscrip-
tions publiques, d'abord parce qu'ils ne se rendent pas bien compte
de l'emploi qu'on fera de leur argent, ensuite parce que, cet ar-
gent leur coûtant beaucoup à gagner, ils ne le donnent pas aisé-
ment? Et cependant c'est là le gros bataillon, sans lequel rien n'est
possible. Quand on ne l'a pas pour contribuable, on a beau établir
des cotisations très lourdes, on n'arrive à rien de sérieux.
On comprend une souscription volontaire lorsque la somme est
restreinte, mais recourir à ce moyen pour obtenir 3 milliards
est absolument chimérique, les meilleures intentions échoueront
contre des impossibilités pratiques. Dira-t-on qu'il n'est pas né-
cessaire de réaliser la totalité de l'indemnité de guerre, et qu'il
suffira de. réunir 1 milliard ou même 500 millions pour produire un
grand effet moral et alléger d'autant les charges du trésor? L'effet
moral serait incontestable : notre pays, au lendemain de ses désastres,
donnerait un beau spectacle en s'imposant volontairement pour des
sommes aussi fortes; mais ce résultat serait-il aussi utile qu'on le
croit ? Il ne faut pas oublier que 1 milliard n'est pas après tout le
quart de ce que nous avons à payer, tant aux Prussiens qu'à la
Banque de France, que 500 millions en forment à peine la huitième
partie, et qu'il faudra toujours se procurer le reste de la somme
par des impôts ou des emprunts; la charge totale sera fort peu di-
minuée, et la bourse de ceux qui auront fourni par patriotisme les
plus grosses souscriptions se trouvera épuisée quand on aura besoin
d'y recourir pour d'autres combinaisons. Et puis quelle inégalité
dans les sacrifices que chacun s'imposera, les uns donnant au-delà
de leurs moyens, les autres souscrivant pour une portion dérisoire
de leur fortune ! Cette inégalité est sans importance lorsqu'il s'agit
d'une souscription ordinaire, entreprise pour un but qui n'intéresse
TOMF xcviii. — 1872. ' 10
lâô KEVUE DES DEUX MONDES.
pas tout le monde au même degré; mais ici, dans une question de
patriotisme, elle serait d'un factieux effet pour la dignité de la na-
tion. Il faut se dire enfin qu'on pourrait bien ne pas arriver à ce mini-
mum de 500 millions. Si on n'y arrive pas, qu'en résultera- t-il? On a
voulu, par cette souscription, en même temps qu'alléger les charges
du trésor, relever le moral de la France, montrer ce qu'il y avait
encore de patriotisme et de richesse dans notre pays. Que dira-t-on
si on échoue? Si, au lieu de 3 milliards, on ne réalise que 50 mil-
lions ou 100 millions, accusera-t-on notre patriotisme? On aurait
tort; — ce serait aussi injuste que si on prétendait que la France,
après avoir perdu à Sedan son armée régulière, la plus grosse partie
de son artillerie, a manqué de courage parce qu'elle n'a pas su
trouver dans des levées volontaires les moyens de repousser les
Prussiens : mais on s'en prendra aux promoteurs de la souscription,
on leur reprochera de ne pas s'être rendu compte de la difficulté de
leur œuvre, et, pour avoir voulu trop glorifier la France, de lui
avoir préparé un échec moral. Il faut peut-être regretter qu'on ait
laissé le patriotisme s'égarer dans une voie sans issue, au lieu de
chercher tout de suite des combinaisons plus sérieuses.
Nous ne reconnaissons pas davantage ce caractère au projet d'un
grand emprunt avec lots et primes, tel que celui qui a été proposé
par M. de Soubeyran. Dans ce système, toute obligation, émise à
100 francs par exemple, serait remboursée à 200 francs par voie de
tirage au sort dans un délai de soixante ans; ces obligations parti-
ciperaient en outre à des tirages de lots qui auraient lieu chaque
mois jusqu'à concurrence de 500,000 fr., soit de 6 millions par an,
mais ne recevraient aucun intérêt. Ce projet, on le voit, s'appuie
exclusivement sur les chances de la loterie; on suppose que, jointes
au patriotisme, elles auront la vertu d'attirer les capitaux. D'abord
rien ne serait plus immoral que le succès d'une pareille combinai-
son. C'est d jà trop que depuis la suppression de la loterie le gou-
vernement ait autorisé, par voie d'exception, quelques emprunts
avec lots en faveur du Crédit foncier et de la ville de Paris, sans
parler du trop fameux emprunt mexicain. Il n'est pas bon qu'une
nation ait de temps en temps sous les yeux l'exemple de gens qui
doivent leur fortune à un tour de roue; c'est décourager le travail
et l'économie patiente. Le danger croit ici avec l'importance d'un
emprunt auquel la France entière serait invitée à prendre part. Sous
prétexte de patriotisme, on exciterait une des plus mauvaises pas-
sions de la nature humaine, celle du jeu," et, loin que la fin justifiât
les moyens, on pourrait se demander si le remède ne serait pas
pire que le mal, et s'il ne vaudrait pas mieux garder encore les
Prussiens quelque temps dans nos provinces que de les renvoyer
à l'aide d'un pareil moyen. Ce système du reste a peu de chance
LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE. là?
de succès; le pays dôcouwirait bien vite qiie sous l'appât du jeu on
sollicite de lui un assez grand sacrifice. La prime de 100 fr. affectée
à chaque obligation remboursable en soixante ans ne représente en
moyenne qu'un intérêt de 2 pour 100 par an. Si d'autre part on ré-
partit les 6 millions de lots sur les h milliards à emprunter, c'est
un mince avantage qui revient à un septième pour 100. La prime
de remboursement ajoutée aux lots ne constitue donc qu'un place-
ment à 2 pour 100 environ. Est-ce suffisant pour attirer les capitaux?
On peut en douter lorsquon voit les obligations de la ville de Paris
et celles du Crédit foncier, qui offrent également une prime de rem-
boursement et des chances de lots d'autant plus sérieuses qu'on ap-
proche du terme de l'amortissement complet, rapporter encore un
intérêt de h pour 100. On a cru devoir, il est vrai, modifier un peu
ce plan en allouant aux obligations un intérêt de 2 pour 100. Outre
que cette modification diminue l'avantage de la mesure pour le tré-
sor, elle n'est pas encore de nature à tenter les capitalistes. Enfin
l'emprunt de M. de Soubeyran, et cela lui enlève décidément toute
chance de succès, ne serait pas négociable au dehors, sur les grands
marchés de l'Europe. 11 ne faut pas oublier que les loteries sont in-
terdites en Angleterre et en Allemagne; un emprunt de li mil-
liards qui exclut les capitaux étrangers et qui ne pourra pas se coter
officiellement à Londres, à Fn-^ncfort et à Hambourg, est condamné
d'avance. On ne peut pas arrêter son esprit sur cette combinaison;
elle est aussi irréalisable qu'immorale.
*
II.
Les projets qui ne craignent pas d'invoquer la contrainte pour la
réalisation des 3 ou 4 milliards sont évidemment plus sérieux.
Ceux-lcà du moins ne livrent rien au hasard, ils ne se heurtent pas
contre l'égoïsme des individus. Ils cherchent l'argent où il est, et,
quand ils croient l'avoir trouvé, ils le prennent de force. Toute la
question est de savoir si, même avec la contrainte, sous une forme
ou sous une autre, emprunt forcé ou emprunt sur le capital, on
peut arriver aft résultat désiré. Parlons d'abord de l'emprant forcé.
Ceux qui le défendent se préoccupent tout naturellement de di-
minuer pour l'avenir les charges du trésor; ils voient que la rente
5 pour 100 est aujourd'hui à 90 francs, et que, si l'état empmntait
librement au cours du jour, il lui faudrait payer, pour de grosses
sommes surtout, de 5 1/2 à 6 pour 100; ils songent donc à lui pro-
curer une bonification sur ce taux d'intérêt. On ofirirait par exemple
de la rente au pair, le trésor gagnerait 1 pour 100, et les souscrip-
teurs feraient ce léger sacrifice à la cause de la libération du terri-
toire ; mais, comme il y aura sacrifice, on ne pourra se contenter
148 REVUE DES DEUX MONDES.
de faire appel à la bonne volonté du public : il faudra employer
la contrainte. La contribution directe servira de base à la réparti-
tion de l'emprunt. Cette contribution donnant en principal 330 mil-
lions, chacun devra souscrire pour dix fois le montant de sa cote, ce
qui produira 3 milliards 300 millions, sauf les non- valeurs. Les per-
sonnes qui ne pourraient pas payer seront assistées par des ban-
quiers ou des institutions de crédit qui leur avanceront les sommes
nécessaires, et, si l'état lui-même a besoin de faire escompter les
termes accordés pour la réalisation de l'emprunt, il s'adressera
également à ces établissemens. Tel est le système qui, sauf quel-
ques variantes, paraît avoir le plus de faveur auprès des hommes
compétens; il a trouvé de l'écho au sein de l'assemblée nationale,
où il a fait l'objet d'une proposition : voyons ce qu'il vaut.
En premier lieu , du moment qu'il s'agit d'un emprunt forcé et
qu'on veut le réaliser à des conditions autres que celles du crédit
public, il est bien évident qu'on se prive du concours des capitaux
étrangers ; ils ne viendront pas souscrire de la rente au pair, lors-
qu'ils sont à même de se la procurer à 90 francs. Or peut-on, avec
le seul aide des capitaux français, réunir à bref délai cette somme
énorme de 3 ou A milliards? Là est un premier motif d'incertitude.
Il sera, dit-on, facile à la France de distraire, pour un tel dessein,
3 ou ù milliards des 150 qu'elle possède comme capital. On ne
réfléchit pas que ces 150 milliards sont, pour la plus grosse part,
représentés par des terres, des immeubles, des usines, des établis-
semens industriels, des instrumens de travail de toute nature, et
que ce qui est réellement disponible sur la masse n'en est qu'une
portion assez faible. Comment d'ailleurs se trouve- 1- elle dispo-
nible? Elle l'est en ce sens qu'elle n'est point immobilisée : elle
a une destination spéciale, elle doit servir de fonds de roulement
pour toutes les opérations industrielles et commerciales du pays.
C'est avec elle qu'on achète les matières premières, qu'on se pro-
cure le vêtement et la nourriture en attendant que le travail ait rem-
placé les objets de consommation; c'est elle qui fournit le montant
de l'impôt, et pourvoit à tous nos besoins. Or sur cette somme, déjà
fort diminuée par les prélèvemens improductifs qui ont eu lieu de-
puis deux ans, peut-on prendre encore 3 milliards 1/2 sans qu'il
en résulte un trouble considérable? Il est permis d'en douter. Le
loyer du capital est en raison du plus ou moins d'abondance des
ressources disponibles : si on les diminue sensiblement, il renchérit;
alors on porte atteinte à l'industrie, au commerce, on arrête le tra-
vail et on ruine le pays. C'est là un point auquel n'ont pas songé
les promoteurs de l'emprunt forcé, et qui cependant mérite la plus
grande attention.
Les procédés d'application rendent ce projet encore plus im-
LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE. 1^9
praticable. Chacun paiera, dit-on, en raison de sa contribution
directe. On pense par là proportionner les souscriptions à la for-
tune; on n'a pas remarqué que cette base est extrêmement trom-
peuse. Tel individu inscrit au rôle pour un chiffre assez élevé peut
n'avoir aucune fortune réelle, tel autre dont la richesse est consi-
dérable ne paiera que fort peu de contributions directes. Ce dernier
cas sera celui des personnes possédant des rentes ou des valeurs
mobilières qui habitent une ville de province avec un loyer mé-
diocre ; elles seront appelées à souscrire pour beaucoup moins que
tel propriétaire grevé d'hypothèques et de dettes de toute nature.
Au point de vue d'une juste répartition des charges, il y a donc
beaucoup à objecter à ce système. Sans doute la même inégalité
se retrouve dans la répartition des impôts, on les paie abstraction
faite des dettes; mais, parce qu'il y aune injustice quelque part, ce
n'est pas une raison pour l'étendre encore et aggraver la situation
de ceux qui en souffrent. Comment feront les gens obérés pour
réaliser leur quote-part? Ils devront s'adresser à des banquiers et à
des intermédiaires qui leur feront des avances. Ce service ne sera
pas gratuit, les banquiers prélèveront des intérêts ou des commis-
sions plus ou moins élevés, suivant les garanties qu'on leur don-
nera, suivant aussi l'abondance des capitaux disponibles; comme on
peut supposer que dans beaucoup de cas les garanties ne seront pas
très sûres et que les capitaux seront certainement très rares, ce
service coûtera fort cher aux contribuables forcés d'y recourir. Si
l'on voulait emprunter 3 milliards 1/2 de cette façon, la moitié au
moins devrait être avancée par des intermédiaires. Il suffit de poser
un tel chiffre pour montrer quelles difficultés on rencontrerait et
quelles pourraient en être les conséquences. Les personnes qui au-
raient reçu de la rente dans ces conditions seraient obligées de la
vendre au plus vite pour se dégager des avances qui leur auraient
été faites; les réalisations auraient lieu sur une échelle immense, et
à quel taux? on peut le prévoir. L'opération serait à la fois désas-
treuse pour ceux qui auraient à la subir et funeste au crédit public,
de sorte que le moyen imaginé pour relever les cours, car on a de
plus ce résultat en vue en donnant de la rente au-dessous du taux
actuel, aurait pour effet immédiat de les écraser; cela ne peut être
l'objet d'aucun doute. Enfin, si les banquiers devaient encore venir
en aide à l'état pour escompter les versemens avant l'échéance,
celui-ci perdrait en commissions allouées aux intermédiaires tout
le bénéfice de la mesure. On ne voit donc pas l'utilité d'un pareil
expédient.
Dans un ordre d'idées à peu près semblable, mais avec un carac-
tère plus radical, se présente l'impôt forcé sur le capital. Ce pro-
jet a été mis en avant et soutenu avec vigueur et insistance par
150 REVUE DES DEUX MONDES.
M. le comte Xavier Braniçki. Voici comment on raisonne : il nous
faut 3 milliards pour payer les Prussiens; or le capital du pays,,
sous forme matérielle, étant d'environ 150 milliards, chacun devra
supporter sur son avoir un impôt de 2 pour 100, Grâce à ce retran-
chement opéré sur toutes les fortunes, le territoire sera libéré, la
confiance renaîtra, l'industrie et le commerce prendront tout leur
essor, et on obtiendra bien vite par la plus-value du reste la com-
pensation du sacrifice qu'on aura fait. Ce système ne laisse pas
d'exercer quelque séduction , et bien des personnes seraient dis-
posées à l'accepter, si on pouvait démontrer qu'il est praticable.
Cependant les difficultés ne tardent pas à se produire. Tout d'a-
bord relevons une certaine injustice. Le capital matériel qu'on pré-
tend imposer ne constitue pas à lui seul la richesse d'un pays; il y
en a un autre considérable aussi, qui est dans la tête du savant, du
mécanicien, de l'avocat, du médecin : c'est ce qu'on appelle le ca-
pital immatériel, avec lequel on se procure des revenus souvent fort
importans. Ce capital immatériel échappant à l'impôt, le médecin
et l'avocat qui gagnent 100,000 fr. par an n'auront rien à payer,
tandis que le propriétaire de 10,000 fr. en terres, qui rapportent
200 ou 300 fr. par an, devra supporter tout à coup une rançon
extraordinaire de 200 francs. Si l'on se décide d'autre part à tenir
comj)te de cette seconde forme du capital, comment l'évaluer sans
tomber dans des appréciations arbitraires? A-t-on pensé enfin à ce
qu'il conviendrait de demander pour les collections d'art, pour les
statues et les tableaux, pour tout ce capital de luxe qui ne rapporte
rien, mais qui fait la gloire d'une nation? Si ou le taxe fortement,
on risque de le voir diminuer et s'en aller à l'étranger.
En second lieu, la réalisation de l'impôt forcé ne serait pas fa-
cile. On serait obligé de s'enquérir de la fortune de chacun : se
contenterait- on d'une simple déclaration, ou bien aurait-on re-
cours à des moyens de contrôle? Dans le premier cas, on aurait
à craindre la fraude; dans le second, le contrôle pourrait devenir
vexatoire et ne pas donner toujours des résultats exacts. Dès le
début, l'impôt sur le capital se trouve donc en présence de grosses
difficultés; mais nous voulons le supposer établi et équitablement
réparti : comment s'en fera la perception? Le propriétaire de terres
ou d'autres valeurs pour 10,000 francs n'aura pas immédiatement
200 francs disponibles à donner à l'état; il aura besoin de ses res-
sources pour faire valoir sa terre ou subvenir à ses besoins quoti-
diens. L'objection est prévue; il empruntera comme dans le système
précédent; des établissemens de crédit avanceront tout l'argent né-
cessaire soit en émettant des lettres de gage comme le Crédit foncier,
soit en prêtant sur dépôt de valeurs comme la Banque de France
et d'autres institutions. Laissons de côté les charges supplémen-
LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE. 151
taires qui pèseront sur les emprunteurs : la difficulté n'est pas réso-
lue par ce système d'avances; tout au plus est-elle reculée. Q .i est-ce
qui prendra les lettres de gage? Qui fournira aussi à la Banque
de France et aux autres institutions financières les capitaux à prê-
ter? Ou n'injagine pas qu'elles les aient en réserve pour cette occa-
sion. Le marché français est-il assez large et assez riche pour les
procurer? car il ne faut pas compter sur les capitaux étrangers, qui
ne se soucieront guère de nos lettres de gage, et ne voudront pas
s'immobiliser plus ou moins longtemps dans des avances faites aux
propriétaires gênés. On ne trouvera pas ainsi les 3 milliards dont on
a besoin. Supposons poiu'tant qu'on les trouve, reste la réalisation
en numéraire et en traites sur l'étranger, les Prussiens ne voulant
pas être payés autrement. Se figure-t-on l'effet produit dans notre
pays par la disparition soudaine d'une somme de 3 milliards en es-
pèces, et à quel taux monterait le change, s'il fallait se les procurer
en traites sur le dehors par l'entremise des banquiers? Ce prélève-
ment de 2 pour 100 sur la richesse publique, qui semble sans im-
portance et dont on vante les effets, aurait pour conséquence im-
médiate une grave perturbation dans les affaires et une dépréciation
du capital restant. Pas plus que les autres systèmes, il ne nous
foui'uit le moyen de nous libérer.
IIÏ.
Est-ce à dire maintenant qu'il nous faille attendre jusqu'au délai
fatal de mars 187^? Il y a quatre ou cinq mois, lorsque notre gou-
vernement commençait à se munir de ti'aites sur l'étranger pour
payer les 650 millions qui sont à échéance successive à raison de
8!} millions par quinzaine, du 15 janvier au 1*^'" mai prochain, quand
on vit le change sur Londres s'élever immédiatement à 26 francs
et au-dessus, et l'or faire une prime de 20 à 25 francs par 1,000,
on put croii'e que les ressources de notre pays étaient épuisées et
qu'il fallait échelonner avec la plus extrême prudence les paiemens
futurs; on put croire notamment qu'il serait impossible de devan-
cer, pour les 3 derniers milliards, le terme de 187/i. Beaucoup de
personnes allaient même jusqu'à penser que ce dernier délai était
trop coLU't, et que deux ans ne suffiraient pas à la France pour trou-
ver une somme aussi grosse. Aujourd'hui la perspective est moins
sombre; on a été frappé d'abord de la facilité avec laquelle le gou-
vernement s'est procuré les traites nécessaires pour le parfait paie-
ment des 650 millions, car il les a, dit-on, à peu près toutes. Non-
seulement le change a cessé de s'élever, comme on le craignait,
mais il a baissé sensiblement. Il est à 25 francs liO centimes sur
Londres, il a diininué également sur Amsterdam, Hambourg et
152 REVUE DES DEUX MONDES,
Francfort, et la prime sur l'or est inférieure à 5 pour 1,000. Il y a
là un phénomène qui mérite quelque explication. En octobre et no-
vembre derniers, dans la supposition que les 650 millions feraient
monter le change et détermineraient la hausse de l'or, des spécula-
teurs avaient acheté tout le papier disponible sur Londres et autres
lieux; ils en avaient même créé tout exprès au moyen de remises
métalliques : de là, tout à la fois rareté du papier et cherté du nu-
méraire. Lorsqu'approcha l'époque des premiers paiemens et qu'on
vit le gouvernement à peu près nanti de tout ce dont il avait besoin,
les spéculateurs furent obligés de revendre; le papier fut abondant
sur la place et le change baissa, contrairement aux prévisions gé-
nérales. La spéculation, qui avait fait la hausse en octobre et no-
vembre, a fait également la baisse actuelle. Une autre cause pour-
tant, d'un caractère tout différent, a contribué à rendre le change
plus avantageux : c'est le commerce d'exportation. Aussitôt que les
circonstances politiques ont permis la reprise du travail, les demandes
ont afflué chez nous de tous les points de l'Europe et du monde en-
tier. Des exportations considérables ont eu lieu, elles se règlent en
ce moment : elles créent soit des retours en numéraire, soit des
créances à notre profit sur l'étranger; il a été facile de la sorte au
ministre des finances d'obtenir, sans perturbation aucune, ce qui
lui manquait pour le paiement des 650 millions.
On peut tout espérer au point de vue financier d'un pays qui, en
moins d'un an, au lendemain des plus grands désastres qui aient
jamais accablé un peuple, a su trouver, en dehors de ses autres
besoins, plus de 2 milliards à donner à l'ennemi, sans embarras sé-
rieux , par le seul fait de son activité industrielle et commerciale.
Les Anglais sont très fiers de leur richesse et du développement
qu'a pris leur commerce extérieur depuis un certain nombre d'an-
nées; ils montrent qu'il s'est élevé en dix ans, entre 1859 et 1869,
de 7 milliards 775 millions à 11 milliards (il dépasse aujourd'hui
12 milliards). C'est un progrès de 37 pour 100. Eh bien! en France,
la proportion est plus forte encore malgré les déclarations de ceux
qui prétendent que les traités de 1860 ont rainé notre pays. Le
commerce général extérieur, de 5 milliards 1/2 qu'il atteignait en
1859, s'est élevé à plus de 8 milliards en 1869. L'augmentation est
de lib pour 100. Le progrès est le même, sinon plus grand, en ce
qui concerne le commerce spécial.
Veut-on savoir maintenant quelle somme d'épargne nous pou-
vions réaliser chaque année à l'époque qui a précédé la guerre?
VEconomist anglais, recueil des plus autorisés en matière finan-
cière, calculait en 1862, d'après l'augmentation de la richesse
soumise à l'impôt sur le revenu, que l'économie annuelle de la
Grande-Bretagne devait être au moins de 3 milliards 250 millions;
LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE. J 53
le commerce extérieur était alors de 9 milliards 1/2. En France,
nous n'avons pas les mêmes bases pour évaluer notre épargne;
Y income-tax nous manque, et aucun renseignement n'y peut sup-
pléer. On peut cependant, sans entrer dans de longues recherches,
prendre pour élément d'appréciation le commerce extérieur et rai-
sonner ainsi : les Anglais en 1862, avec un commerce extérieur de
9 milliards 1/2, ont économisé 3 milliards 250 millions. La France,
dont le commerce avant la guerre était de plus de 8 milliards, a
pu épargner, en observant la même proportion, 2 milliards 800 mil-
lions, et ce chiffre ne paraîtra pas excessif, si on ajoute, ce que cha-
cun sait, que notre pays, à production et richesse égales, économise
plus que ses voisins. D'ailleurs, si le commerce extérieur de l'An-
gleterre est plus important que celui de la France, notre trafic in-
térieur vaut bien le sien, et lui est même supérieur, selon toute
apparence, en raison de notre population, qui est plus forte. Il n'est
donc pas téméraire de supposer que le capital s'accroissait chaque
année avant la guerre de près de 3 milliards. Depuis que le travail
a pu recommencer, l'épargne a repris son cours. Que peut-elle être
aujourd'hui après huit mois d'activité nouvelle? Il est difficile de le
dire. Ce qui est certain, c'est que le mouvement du commerce ex-
térieur a été considérable, qu'il a déjà réparé beaucoup de brèches
faites à la fortune publique, et que, grâce à son constant progrès,
nous pouvons espérer de trouver la rançon de notre sol avant le
terme de 1874.
Sans vouloir décourager le mouvement national dont nous sommes
témoins, nous craignons qu'il ne soit prématuré. Tant que nous
n'aurons pas achevé de payer le quatrième demi-milliard et que
les versemens sur le dernier emprunt ne seront pas terminés, — et
ils ne le seront pas d'ici à quelques mois malgré les escomptes,
— il serait imprudent de songer à une autre grosse opération finan-
cière. Gardons-nous d'augmenter nos diffic^iltés en surchargeant
inutilement notre marché; d'ici à quatre ou cinq mois, il n'y a rien
à faire qu'à laisser grandir nos ressources, s'élever notre crédit.
Vers juillet ou août seulement, lorsque nous aurons achevé nos pre-
miers paiemens et reformé de nouvelles économies, nous pourrons
songer aux moyens de nous procurer les trois derniers milliards.
Nous n'aurons pour cela qu'à emprunter librement sur le marché
en offrant un intérêt suffisant et en faisant appel à tous les capi-
taux, à ceux du dehors comme à ceux du dedans. Ce qui est trop
lourd pour un pays ne l'est pas pour plusieurs. Tout se réduit à la
question des garanties que nous avons à offrir aux capitaux étran-
gers, et là-dessus le doute n'est pas possible. On a vu avec quel em-
pressement ils ont répondu à notre premier appel l'année dernière,
au lendemain de nos désastres; ils y répondraient mieux encore
154 REVUE DES DEUX MONDES.
cette année après les bénéfices qu'ils ont retirés de leur concours.
La France, quelque riche qu'elle soit, est aujourd'hui hors d'état
de prélever immédiatement sur son capital 3 milliards; mais elle est
parfaitement en mesure d'en payer les intérêts et même d'en opérer
le remboursement dans un temps assez rapproché, en douze ou
quinze ans par exemple. Il faut profiter du grand mouvement na-
tional qui se produit en faveur de la libération du territoire pour
nous imposer quelques sacrifices en contractant un emprunt de
h milliards remboursables à court terme; c'est ce qu'ont fait les
Etats-Unis pendant la guerre do sécession, ce que fait l'Angleterre
lorsqu'elle a des besoins extraordinaires, ce que font tous les états
riclies qui se préoccupent de l'avenir. Quand on étudie ce qui se
passe aux États-Unis notamment, on est très frappé du progrès qui
a eu lieu dans le crédit de ce pays. Autrefois, avant la guerre de
sécession, lorsqu'il n'y avait pour ainsi dire pas de dette fédérale,
les Américains n'auraient pas trouvé à emprunter à moins de 7 ou
8 pour 100; ils ont contracté tout à coup une dette de 15 à 16 mil-
liards, qui est encore de 12 ou 13, et on leur offre des capitaux à
5 pour 100. La cause de ce progrès tient à l'énergie qu'ils ont mise
à réduire leurs charges, en affectant chaque année à l'amortisse-
ment de 500 à 600 millions. Ainsi dans un amortissement rapide il
ne faut pas voir seulement la somme dont la dette diminue, ce qui
est bien quelque chose quand cette somme est de 500 millions par
an; il faut envisager encore l'effet qui en résulte pour le crédit. Cet
effet est considérable, et telle nation qui aura le taux de sa rente
à 6 pour 100, si elle n'amortit pas, le verra descendre à 5 pour 100
et au-dessous, si elle a le courage de s'imposer des sacrifices pour
réduire ses charges.
En empruntant au mois de juillet dernier 2 milliards en rentes
perpétuelles, on a commis une faute ; il ne faut pas l'aggi'aver en
recourant une seconde fois au même procédé. La forme sous la-
quelle les États-Unis ont emprunté les plus fortes sommes pendant
leur guerre de sécession pourrait être appliquée avec profft; ils
ont émis des bons dits 5-20, parce qu'ils étaient remboursables
après cinq ans à la volonté de l'état et en tout cas dans le délai
de vingt ans; ces bons sont fort connus sur toutes les places de
l'Eui'ope et en particulier dans notre pays; ils portent un intérêt de
6 pour 100. Aujourd'hui les Améiicains trouvent de l'argent à de
meilleures conditions, et ils usent de la faculté qui leur a été lais-
sée, soit pour rembourser les bons de 6 pour 100, soit pour les con-
vertir en d'autres qui rapportent 5 pour 100. Ce moyen est très
pratique; pourquoi ne l'adopterions-nous pas? Ah! ici se présente
cette éternelle objection qu'on rencontre chez nous lorsqu'il s'agit
des mnovations, môme les plus utiles. Le procédé est excellent,
LA. LIBÉRATION DU TERRITOIRE. 155
dira-t-on, pour les Américains; mais il ne réussirait pas en France,
surtout pour une somme aussi grosse. C'est avec de telles fins de
non-recevoir que nous restons dans la routine, et qu'en finance
comme en organisation militaire et en instruction publique nous
sommes un des pays les plus arriérés de l'Europe. Et pourquoi ce
procédé ne réussirait-il pas chez nous? Est-ce qu'on n'y connaît
pas les obligations remboursables à terme? Est-ce que la ville de
Paris n'emprunte pas sans cesse sous cette forme? Une grande com-
pagnie financière, celle des chemins de fer lombards, il y a quel-
ques années, a placé dans notre pays avec la plus grande facilité des
bons pour des sommes assez importantes. Les engagemens du tré-
sor, ceux de certains établissemens de crédit, sont également à
court terme; enfin les créances hypothécaires, qui constituent une
grosse part de la fortune mobilière de la France, sont des place-
mens temporaires. Le pays prend de la rente perpétuelle lorsqu'on
lui en offre ; il prendrait tout aussi bien et mieux des obligations
remboursables à court terme, surtout s'il y avait une légère prime
attachée au remboursement du capitaL II est même probable que
la séduction de cette prime l'engagerait à faire à l'état des condi-
tions plus favorables. Tout se trouve donc réuni pour recommander
le mode d'emprunt à l'américaine : avantage pour le trésor, qui
n'est pas lié indéfiniment, et peut profiter de toutes les améliora-
tions de son crédit, goût du public pour le placement temporaii-e,
enfin économie probable dans la réalisation de l'emprunt. L'obstacle
ne viendrait pas de l'étranger, car on y connaît parfaitement aussi le
système des annuités; dans l'état précaire où est aujourd'hui l'Eu-
rope, c'est celui que doivent préférer les capitalistes. Enfin nous
n'aurions pas un trop grand effort à faire pour nous libérer d'un
emprunt contracté dans ces conditions; nous avons un amortisse-
ment tout trouvé : ce sont les 200 millions par an destinés à rembour-
ser la Banque de France. On les alfecterait à l'amortissement après
l'extinction de la créance de la Banque, et en moins de quinze ans
les h milliards seraient remboursés. Quelques personnes, il est vrai,
voudraient qu'on supprimât dès à présent les 200 millions destinés à
la Banque de Fi-ance, et qu'on diminuât d'autant la charge des impôts;
le gouvernement a résisté à ce conseil, et il a bien fait. Rien dans les
circonstances actuelles ne serait plus désastreux que de rester en
présence d'une dette de 20 milliards sans aucun moyen d'amor-
tissement. Si on se figure alléger ainsi la situation du pays, on se
trompe étrangement; le crédit serait plus cher, le travail souffrirait,
et les contribuables perdraient beaucoup plus par le ralentissement
des affaires que les 200 millions d'impôts dont on les aurait soula-
gés. En définitive , la nation est parfaitement en mesure de payer
les 650 millions de taxes nouvelles qu'on lui demande et qui corn-
156 REVUE DES DEUX MONDES.
prennent les 200 millions d'amortissement. Il s'agit seulement de
les établir sous la meilleure forme.
En 1815, l'Angleterre avait comme nous une dette de plus de
20 milliards, pour laquelle elle payait 800 millions d'intérêts an-
nuels; cela représentait /i3 fr. par tête d'habitans et 9 pour 100 du
revenu général du pays. Notre dette, en portant les intérêts à 1 mil-
liard, ne représente que 27 fr. par individu, et 5 pour 100 du re-
venu général. Par conséquent le fardeau n'est pas au-dessus de nos
forces; celui qui a pesé sur les Anglais en 1815 était bien autre-
ment lourd; il ne les a pas empêchés de développer leur richesse
dans des proportions fabuleuses. Il en sera de même chez nous
a fortiori, si nous savons bien nous diriger financièrement et nous
abstenir de tout ce qui pourrait entraver le progrès industriel. A ce
point de vue surtout, il nous faut faire la plus grande attention aux
nouveaux impôts que nous avons à établir : la somme totale, je le
répète, n'est pas au-dessus de nos forces; mais il se peut que, par
la forme que nous adopterons, ils soient très nuisibles au commerce
et arrêtent les transactions. C'est une question sérieuse. Il importe
aussi que notre budget de 1872 soit mis au plus vite en équilibre,
afin que le monde des capitalistes, qui a les yeux sur nous, sache
bien que nous sommes parfaitement en mesure de satisfaire à toutes
nos charges. Notre crédit s'en ressentira et nous trouverons des con-
ditions meilleures pour la réalisation de notre emprunt. Lorsqu'il
s'agira de le contracter, il faudra encore, pour le rendre plus facile,
accorder du temps pour les versemens, les échelonner par exemple
sur dix-huit mois; d'ici à la fin de l'année, on exigerait un tiers de
la somme qui serait immédiatement versé, et, au moyen de garan-
ties ofi'ertes pour le reste, on pourrait espérer d'obtenir l'évacuation
du territoire; les Prussiens s'y montreraient sans doute disposés du
moment où les fonds seraient faits pour les solder.
On s'est demandé encore si la Prusse n'accepterait pas, en échange
de l'évacuation immédiate, de la rente ou d'autres valeurs, des obli-
gations de chemins de fer par exemple rachetées par l'état, et il est
probable que c'est sur cette base, ou quelque chose d'équivalent,
qu'ont lieu les négociations dont on a parlé. Il est douteux que nos
ennemis se prêtent à de telles combinaisons; mais, dussent-ils le
faire, nous ne devrions pas les leur proposer, car elles nous se-
raient fort préjudiciables. En ce qui concerne la rente, on aurait
beau'^préciser un délai pendant lequel elle ne serait pas négociable,
délai nécessairement fort court qui ne pourrait guère dépasser deux
ou trois ans; nous demeurerions toujours sous le coup de cet arran-
gement, qui pèserait sur notre crédit. Les étrangers seraient maî-
tres de notre marché et pourraient l'écraser quand ils le voudraient.
LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE. 157
Le paiement en obligations de chemins de fer, c'est-à-dire au
moyen d'une hypothèque sur ces entreprises, serait pire encore. Si
l'Allemagne l'acceptait, ce serait à la condition que le gage ne pût
jamais être altéré; elle aurait à ce titre le droit de s'immiscer dans
l'administration de nos compagnies, de s'opposer à toute diminu-
tion de tarifs sous prétexte que sa garantie y perdrait, et surtout
d'empêcher que l'état créât des concurrences aux lignes dont elle
aurait les obligations; nous serions à sa merci pour la plus impor-
tante de nos industries. Une telle situation ne serait pas tolérable.
Nous sommes, en présence de l'occupation prussienne, comme
un malade qui s'agite sur son lit de douleur, et qui, irrité d'attendre
sa guérison, prête l'oreille aux empiriques. Dieu nous garde d'ex-
pédiens dont le seul résultat serait d'aggraver le mal! Nous avons,
malgré nos désastres, conservé notre crédit à peu près intact. Sa-
chons l'utiliser pour nous tirer d'embarras en nous procurant ai-
sément et à bref délai toutes les ressources dont nous avons besoin.
Profitons seulement de nos richesses acquises et des moyens que
nous avons d'en créer de nouvelles pour amortir rapidement l'em-
prunt que nous allons contracter, pour dégrever l'avenir, et laisser
aux générations qui suivront une situation allégée du poids de nos
malheurs. Nous aurons ainsi bien mérité de la patrie en accomplis-
sant à la fois un acte de justice et de bonne administration finan-
cière. On presse beaucoup le gouvernement de se mettre à la tête
du mouvement en faveur de la libération du territoire, et de se pro-
noncer dès à présent pour un des moyens qui sont proposés. On
suppose par exemple que, s'il prenait la direction de la souscrip-
tion publique, elle réussirait mieux qu'en étant abandonnée à l'ini-
tiative individuelle. Cela n'est pas parfaitement sûr, et dans tous les
cas il y aurait des inconvéniens sérieux à ce que l'état vînt s'en mê-
ler. Si cette souscription devait échouer, l'échec serait plus grave
sous la direction du gouvernement qu'avec l'initiative individuelle,
et, si elte devait réussir au contraire, il vaudrait mieux encore que
le succès fût dû à l'élan spontané de la nation qu'à une influence
administrative. Il y aurait pour le pays plus d'honneur, et l'effet
moral serait plus considérable. S'agit-il des autres projets indiqués
pour réaliser les sommes dont nous avons besoin, le gouvernement
n'a pas à s'en occuper, puisqu'il ne peut songer à en appliquer au-
cun pour le moment. Il n'a donc qu'à s'abstenir et attendre. Son in-
tervention aujourd'hui serait plus nuisible qu'utile, elle exciterait
des espérances qu'on n'est pas en mesure de satisfaire, et pourrait
compromettre l'avenir.
Victor Bonnet.
LES
ORIGINES DU GERMANISME
III.
l'état social et les institutions des germains selon tacite (1).
Malgré les nuages qui nécessairement devaient obscurcir sa vue,
Tacite a distingué quelques traits de la religion des Germains.
Gomment jugera-t-il de leurs institutions, de leurs aptitudes so-
ciales et politiques, de leur caractère moral? Nous-mêmes, quel
fruit tirerons-nous d'un tel examen? Ne nous offrira- t-il pas les pre-
mières ébauches de quelques-unes des institutions qui animent le
monde moderne? L'historien romain a pressenti tous les problèmes;
il a voulu particulièrement savoir à quel degré de civilisation, à quel
état social en étaient arrivés les peuples qu'il observait. A cette
question qu'il s'est posée, il a répondu par une conception originale
et forte, à laquelle il faut s'attacher pour la dégager de ses termes
concis, et la rendre avec ce qu'elle comporte d'utile développement.
Les sciences physiques nous enseignent, à la suite de leurs plus
récentes découvertes, l'é'quivalence du mouvement, de la chaleur
et de la force ; elles aspirent à trouver une formule qui expliquera
par le mouvement la nature et la vie. Il en va de la sorte, nous le
savons depuis longtemps, dans le monde moral, auquel répugnent
absolument l'immobilité et l'inertie. L'histoire des peuples, de ceux-
là du moins qui méritent ce nom et sont autre chose que des tri-
(1) Voyez la Revue du !«■' janvier.
LES ORIGINES DU GERMANISME. 159
bus sauvages, est raccomplissement d'une loi de perpétuelle trans-
formation ; la liberté morale se fait à elle-même ses destinées.
A certains momens de cette vie collective, la vie nationale peut de-
venir plus intense, et le mouvement, qui s'accélère, peut s'accuser
par des ti*aits plus sensibles. C'est à l'historien de les saisir, mais
ce n'est jamais une tâche facile d'apercevoir nettement les phases
simultanées et diverses, de désigner celles qui viennent de s'ache-
ver, de distinguer les linéamens de l'aven'r. Tacite l'a fait cepen-
dant avec une sagacité de vue qui étonne : il a surpris les Germains
dans leur devenir, comme parlent les Allemands modernes, c'est-à-
dire dans leur transformation, à la date d'un essor intense et déci-
sif; mais ses indications, en même temps que précises, sont brèves
et sommaires : voyant tout, il résume tout, c'est le mot de Montes-
quieu. Il y a donc lieu de reprendre ses indications pour dévelop-
per ses vues. Il faut montrer avec lui et à sa suite que la société
germ.anique du i" siècle sortait de la vie en quelque mesure no-
made encore pour entrer, dès qu'elle le pourrait, dans la vie agri-
cole, — qu'elle commençait de substituer à Fâpreté des coutumes
primitives l'autorité de mœurs déjà moins rades, — au droit de
guerre privée et à la tradition des vengeances solidaires la procla-
mation des trêves sacrées et le wehrgeld, — au pouvoir exclus.if et
étroit des pères de famille les premiers essais d'institutions fécondes,
— à la confusion d'une barbarie tumultueuse l'ébauche de la loi gé-
nérale, de l'état.
Une telle étude était particulièrement difficile pour un Romain, Il
fallait qu'il se dépouillât du mépris universel de Rome pour tout ce
qui faisait partie du monde barbare. L'antiquité classique n'avait
guère connu sous ce nom que des peuples d'une civilisation anté-
rieurs et vieillie, qu'elle affectait de dédaigner après s'être forti-
fiée et comme nourrie de leur substance. L'Assyrie, la Perse, l'Egypte,
avaient été ses premières institutiûces pour devenir ensuite ses sim-
ples vassales; le monde celtique tern)inait sa période de grandeur
lors de la conquête romaine : à toutes ces nations déchues, l'an-
tique Rome avait également appliqué la dénomination de barbares
et prodigué son dédain. 11 ne devait pas en être de même pour le
groupe des tribus germaniques. L'âge des peuples se calcule non
pas sur l'étendue de leur passé, mais sur le temps réservé encore à
leur énergie persistante ou croissante. A ce compte, le groupe con-
sidérable des tribus scythicpies était seul resté doué de jeunesse,
s'il est vrai que, grâce à une filiation pour nous très obscure, ce
soient elles qui aient transmis aux Germains leurs anciens souvenirs
et les germes d'institutions qu'elles n'avaient pas su développer
elles-mêmes. Les Germains proprement dits paraîtraient, suivant une
160 REVUE DES DEUX MONDES.
pure conjecture de M. Zeuss (1), dès le V siècle avant notre ère.
Ils se montrent plus sûrement dans un fragment de Pythéas, qai
nomme les Teutons, au temps d'Alexandre, puis, environ deux cents
ans avant Jésus- Christ, dans un récit de Polybe, qui compte parmi
les soldats de Persée, roi de Macédoine, des auxiliaires de la tribu
germanique des Bastarnes. A vrai dire, l'invasion des Teutons et
des Gimbres, puis celle d'Arioviste, roi des Suèves, qui fut repous-
sée par César, les révélèrent seules complètement, et ouvrirent la
lutte que pendant plusieurs siècles Rome était appelée à soutenir.
Le nom de barbares allait prendre désormais un nouveau sens et
désigner des peuples jeunes en effet, c'est-à-dire réservés à un rôle
important dans l'avenir. Hérodote avait étudié sans trop de mépris
les peuplades scythiques au nom de son active et intelligente cu-
riosité ; Tacite devait observer les Germains avec la seule préoccu-
pation de ses inquiétudes patriotiques.
I.
Tout d'abord Tacite a évité de commettre une erreur dans la-
quelle sont tombés des historiens du xviif siècle. Les Germains de
son temps étaient des barbares, mais non pas des sauvages comme
ceux de l'Océanie ou de l'Amérique. Si l'on ouvre, parmi les vieux
livres composés en Allemagne sur ces époques primitives, la Ger-
manin antiqua de Cluvier par exemple, qui parut en 1616, on voit
ce respectable in-folio orné de gravures qui ne donneraient pas, si
on les tenait pour exactes, une haute idée du degré de civilisation
où étaient arrivés les compatriotes d'Arminius et de Velléda. Le
guerrier teuton, aux longues moustaches pendantes, à la chevelure
relevée et nouée au sommet de la tête, une peau de bête jetée sur
ses épaules pour unique vêtement, tient de la main gauche une
tête sanglante, et de la droite, au bout de sa lance, une autre tête
coupée. Une héroïne, près de lui, à peine plus vêtue, montre un
pareil trophée. Les représentations de mœurs domestiques offrent
l'image d'un informe et grossier dénûment, avec l'entière absence
de tout commencement de culture. Le patriotisme tudesque aimait
à placer de la sorte en vive lumière le contraste entre la puissance
guerrière dont l'antique Germanie avait fait preuve et une absolue
pauvreté, toute primitive; mais c'était charger les couleurs à plaisir.
Les Germains du i" siècle pratiquaient encore, il est vrai, Jes sa-
crifices humains, qu'Adam de Brème d'ailleurs nous montre subsis-
(1) Die Deutschen und die Nachbarstàmme {les Peuples allemands et les branches
voisines), Munich 1837.
LES ORIGINES DU GERMANISME. 161
tant dans le nord de l'Europe même pendant le xi^ siècle. L'usage
du fer n'était pas très fréquent chez eux : Tacite l'affirme pour une
de leurs tribus, et les témoignages de l'archéologie paraissent dé-
montrer qu'il en était de même pour toutes. La connaissance de
l'écriture ne leur était évidemment pas familière; les runes ne pou-
vaient être d'un populaire emploi. Enfin, pour tout dire, un cata-
logue de superstitions condamnées par l'église, catalogue inséré
dans les recueils des lois dites barbares, mentionne comme tout ger-
manique et païen l'usage de faire du feu avec deux bâtons frottés
l'un contre l'autre; à en juger par la difficulté pour l'homme civilisé
de se servir d'un tel moyen, il est permis de le considérer comme
un attribut de l'état primitif. Toutefois il n'est pas admissible que
ces peuples aijent pratiqué une entière nudité, comme on l'a voulu
conclure de quelques mots de César et de Tacite ; à défaut d'autres
raisons, celles qu'on peut tirer du climat, qui n'a pas changé, pa-
raissent très suffisantes : les textes qu'on a remarqués s'appliquent
seulement aux enfans. Quelques paroles de Pomponius Mêla, au
I" siècle de l'ère chrétienne, les représentent comme se nourris-
sant de chair crue, mais ne sont pas confirmées par César et par
Tacite. Rien n'autorisait donc Robertson et Gibbon à mettre sur la
même ligne les Germains du i®"" siècle et les sauvages du Nouveau-
Monde. Ils ont établi un parallèle entre les relations des voyageurs
modernes sur les mœurs des indigènes américains, Natchez, Mohi-
cans, Hurons ou Delawares, et les récits des anciens sur les mœurs
germaniques. Ce parallèle ne pouvait devenir concluant que si, de
part et d'autre, on rencontrait tout au moins les mêmes têtes de cha-
pitres; mais au compte des mœurs américaines il manque précisé-
ment ceux des traits germaniques qui sont destinés à un développe-
ment ultérieur, c'est-à-dire les germes féconds, tels que le respect
du mariage, la constitution régulière de la justice, la distinction hié-
rarchique entre diverses assemblées publiques. On n'attend certes
plus rien des pauvres tribus de l'Amérique; la plupart ont disparu
déjà sous la domination des conquérans européens; elles se sont
montrées également incapables de résistance et d'éducation. Il est
de plus impossible d^entrevoir dans leur passé les moindres traces
d'un progrès accompli, tandis que les anciens Germains, à chaque
fois que les documens historiques permettent de distinguer quelque
chose de leur état social, apparaissent en transformation et en pro-
grès. C'est qu'il n'y a pas lieu en réalité de confondre ce que l'an-
tiquité classique appelait les barbares avec ce que nous appelons
les sauvages. Parmi ces barbares d'autrefois, l'histoire a compté des
peuples appelés à prendre une large part à de grandes époques et à
de grandes œuvres de civilisation, tandis qu'on désigne du nom de
TOME XCVIII. — 1872. , 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
sauvages, en dehors de la scène historique, des tribus vouées, ce
semble, à la stérilité, qui ne s'instruisent pas et ne se perfection-
nent pas. M. Guizot, s'il a reproduit dans une des leçons de Y His-
toire de la civilisation en France un parallèle analogue à celui que
Robertson et Gibbon ont outré, a pris soin de le rectifier en plaçant
à la suite une habile peinture des traits privilégiés par où les Ger-
mains devaient se signaler.
Bien que les Germains du i^'" siècle soient encore à l'état de tri-
bus errantes, depuis longtemps déjà, à mesure qu'ils émigrent,
ils demandent partout des terres pour s^y établir. Il semble que
deux secrètes impulsions les dirigent vers l'invasion et vers l'occu-
pation qui suivra la conquête définitive. Rencontrent-ils quelque
grand fleuve qui les conduit à la mer ou bien la côte elle-même, ils
sont déjà ces pirates hardis que l'Europe occidentale devra plus
tard redouter. Pline le Naturaliste, contemporain de Tacite, décrit
leurs embarcations creusées dans des troncs d'arbres, et qui con-
tenaient, dit-il, jusqu'à trente hommes; une de ces embarcations
a été retrouvée en Danemark, il y a peu d'années, dans la tour-
bière de Nydam, avec des monnaies rom.aines qui la feraient dater
du 11^ siècle. Dans l'intérieur des terres, sur le vaste territoire de
la Germanie, ils s'avançaient lentement, par migrations spontanées,
après avoir depuis longtemps refoulé ou asservi les populations cel-
tiques, se succédant tribus par tribus sur chaque plateau et dans
chaque vallée, sans rencontrer, ce semble, beaucoup d'obstacles,
mais attardés cependant par l'indispensable nécessité de cultiver la
terre. La distinction que M. Guizot a établie entre la bande et la
tribu dans le sein de chaque peuple germanique convient à cette
époque : les femmes et les vieillards restaient pour soigner la terre
et le bétail, tandis que les enfans perdus s'en allaient explorer la
contrée et chercher de nouveaux gîtes. A peine sont-ils en contact
avec les peuples des frontières romaines, qu'on les voit réclamer
des terres plus instamment que jamais. Les Cimbres, vainqueurs
dans une première rencontre sur les frontières de la province ro-
maine, plus tard la Narbonnaise, se contentent de renouveler la
demande d'une concession de terres à titre de solde et en échange
du service militaire. Arioviste, le roi des Suèves, se fait livrer le
tiers de leurs terres par les Séquanes. On dirait que, fatigués de la
barbarie, ces peuples viennent invoquer d'eux-mêmes les exemples
de la vie sédentaire et civilisée.
Dans leur vie errante, les Germains du i"" siècle connaissaient-ils
la propriété privée? Un exact examen de cette grave question, à
laquelle Tacite a certainement songé, nous serait précieux pour la
connaissance de leur état social. De même que, dans les sociétés
LES ORIGINES DU GERMANISME. 163
parvenues à leur entier développement, la propriété privée est à la
fois l'aiguillon et le prix du travail, et devient, sagement consti-
tuée, le signe de la civilisation, de même, dans l'histoire du pro-
grès des peuples, elle marque, à mesure qu'elle s'introduit et se
généralise, le passage de l'état pastoral ou nomade, ou plus tard de
l'état agricole, à une plus haute condition sociale.
César dit en parlant des Suèves, un des peuples les plus consi-
dérables de la Germanie, qu'ils ont jusqu'à cent cantons, et que de
chacun d'eux sortent alternativement chaque année mille hommes
pour porter les armes, tandis que les mille autres labourent la terre,
afin de pourvoir à la nourriture commune. Il ajoute cette double
remarque, très dignOad.' attention : « Nul parmi eux ne possède de
champs à part, et il n est permis à personne de rester plus d'une
année en un même lieu pour s'y établir. Ils préfèrent au blé le
laitage et la chair des troupeaux, et se livrent passionnément à la
chasse. » Plus loin, à propos des Germains, considérés cette fois en
général. César s'exprime à peu près de même, a Nul d'entre eux,
dit-il, ne possède une certaine quantité de terre, avec des limites
marquant une propriété fixe. Les magistrats distribuent chaque an-
née aux familles, aux groupes de parens réunis, les lots de terre
qui leur ont été assignés en tel ou tel endroit. L'année finie, il faut
passer ailleurs. » Tacite fait évidemment allusion à de pareils usages
quand il dit, au chapitre xxvi de la Germanie, que « dans chaque
canton, tous les hommes valides sont appelés tour à tour à la cul-
ture de lots qui leur sont assignés aussi également que possible
pour l'étendue ou pour la qualité du terrain, le vaste espace dont
on dispose permettant d'observer de telles conditions. Ces lots,
ajoute-t-il, ne restent entre les mêmes mains qu'une année, et ne
comprennent pas tout le territoire dont on dispose, car les Ger-
mains ne luttent pas avec le sol pour en accroître la fertiUté : qu'ils
en obtiennent le blé nécessaire, et ils sont satisfaits. »
Nous croyons avoir rendu exactement ces trois passages, pour
lesquels on a proposé beaucoup d'explications fort diverses. Cer-
tains interprètes croient y trouver une coutume semblable à celle
de quelques tribus arabes, qui résident sur des champs par elles
ensemencés jusqu'à la moisson prochaine, puis lèvent les tentes
pour les transporter et ensemencer ailleurs, sans se donner la peine
de labourer. Il en est encore suivant qui les paroles de Tacite font
allusion à tout un système de jachère?. Ces comiPxentaires et plu-
sieurs autres ont ce tort commun de troubler la concordance qui
paraît devoir nécessairement exister entre les témoignages de César
et ceux de Tacite. Les deux historiens observent le même objet;
Tacite a sous les yeux ou dans sa mémoire les assertions de César,
164 REVUE DES DEUX MONDES.
duquel il dit quelque part qu'on ne saurait suivre un guide plus
sûr, un plus véridique témoin. Il est donc probable que sa narra-
tion s'accorde avec celle de son prédécesseur, ou bien, s'il y a des
différences, elles auront été sans doute marquées en traits particu-
lièrement précis et non équivoques. Or ce qui résulte, à ne s'y pas
tromper, de l'assentiment des deux auteurs, c'est que les anciens
Germains pratiquaient la communauté des terres et ignoraient l'u-
sage privé de la propriété foncière. César, dans les deux passages
que nous venons de citer, le déclare aussi clairement que possible.
Le territoire appartient à la tribu, qui, chaque année, par ses chefs,
appelle aux travaux indispensables de culture les divers groupes
qui la constituent. Chacun de ces groupes es^composé non pas seu-
lement d'une famille dans le sens restreint du mot, mais de plu-
sieurs ménages ou individus rapprochés par les divers liens de la
parenté, de sorte que le lot de terre n'est pas même confié tempo-
rairement à un seul père de famille, mais à plusieurs, et qu'il n'y
a réellement, selon César, nul vestige de propriété foncière privée.
Plus d'un trait dans la Germanie de Tacite confirme cette interpré-
tation. Dans le curieux chapitre où il dit comment se constitue d'or-
dinaire le double apport des fiancés, il se garde bien de mentionner
la propriété foncière. Il n'en est pas non plus question parmi les
présens que le chef distribue entre ses compagnons de guerre à
titre de récompense, ni quand il s'agit de conclure des arrange-
mens en forme de wehrgeld. Suivant le texte de plusieurs coutumes
écrites de l'Allemagne du moyen âge, le bien-fonds ne peut être
saisi en justice, vestige d'un droit primitif qui ne connaissait la
propriété foncière qu'avec un caractère public et inaliénable.
Qu'un tel système ait été un obstacle au développement agricole,
cela est évident. Si l'on observe quels produits obtenaient les Ger-
mains, quelles céréales et quels légumes servaient à leur nourri-
ture, on se convaincra qu'une maigre production répondait à la
culture superficielle qui nous est décrite. Ainsi se perpétuaient le
marécage, la lande et la bruyère, et cet aspect misérable du sol qui
inspirait aux Romains et à Tacite une sorte de répugnance mêlée de
crainte. Or c'est bien là l'état informe qui convient à des tribus
guerrières, cherchant la conquête, à peine fixées pour des périodes
incertaines et par capricieuses étapes, quelquefois même ne s' arrê-
tant que pour l'indispensable besoin de leur nourriture et de celle
de leurs bestiaux. C'est bien la condition que dépeint César quand
il dit qu'alternativement chaque année, dans chaque canton, la
moitié des hommes valides se charge de porter les armes, et l'autre
moitié de cultiver la terre; de pareils termes excluent formellement
la propriété foncière privée.
LES ORIGINES DU GERMANISME. 165
On aurait tort d'invoquer ici les argumens qu'on a si souvent
fait valoir contre les théories communistes, et de prétendre, au nom
de ces argumens, que l'état social désigné par César et Tacite de-
vait être chose impraticable. L'histoire offre beaucoup d'exemples
du contraire. Quand Hésiode et Virgile célèbrent le règne de Sa-
turne et l'âge d'or, où l'on ne connaissait pas la division des champs
entre plusieurs maîtres, quand Horace affirme que les Gètes et les
Scythes s'abstenaient aussi de partager les terres, et que nul d'entre
eux ne consentait à s'occuper de culture deux années de suite,
quoi qu'il en soit de l'origine, germanique ou non, de ces peuples,
il est permis de soupçonner comme premiers motifs à ces assu-
rances des poètes les souvenirs traditionnels de quelque réalité his-
torique. L'année jubilaire des Hébreux rendait aux anciens proprié-
taires ou à leurs héritiers les terres aliénées pour un temps, afin
d'empêcher l'accumulation de la fortune immobilière en un petit
nombre de mains : c'était pratiquer en quelque mesure le système
de la communauté des terres. Diodore de Sicile rapporte, au sujet
d'un peuple espagnol, les Yaccéens, qu'ils cultivaient en commun :
les fruits étaient répartis également; quiconque en détournait quel-
que portion était puni de mort. Strabon nous dit que les Dalmates
partageaient à nouveau leurs terres tous les huit ans. De notre temps
même, certaines parties de l'Inde ne connaissent pas la propriété
privée. En plusieurs lieux du Mexique, la commune est propriétaire
de tout le territoire, à l'exception de la maison d'habitation et du
jardin contigu, que chaque famille se transmet héréditairement;
chaque village cultive en commun une portion de la terre publique.
Dans un certain nombre de communes de Russie qui ont gardé
leurs anciens privilèges, les magistrats assignent à chaque famille,
pour une ou plusieurs années, un lot à cultiver; on peut consulter
à ce sujet l'ouvrage bien connu de M. Haxthausen. La Serbie et la
Croatie ont de pareilles traditions. Enfin, sans aller chercher si loin
des exemples, dans le pays de Saarlouis, voisin de l'ancienne fron-
tière de France, toute la terre cultivable est encore aujourd'hui
possédée en commun ; on en fait périodiquement le partage par la
voie du sort. Une foule de termes subsistant dans la langue usuelle
démontreraient l'antiquité reculée de pareilles coutumes en beau-
coup de parties de l'Allemagne.
Ainsi l'histoire du passé et l'étude même du présent s'accordent
pour démontrer que le système de la communauté des terres est,
dans certaines conditions, parfaitement praticable. Montesquieu est
un des premiers publicistes modernes qui, précisément à propos
des Germains, ne s'y soient pas trompés. Ce système doit d'autant
moins être confondu avec le communisme qu'il n'eja^lut pas, bien
166 REVUE DES DEUX MONDES.
entendu, la propriété privée mobilière. Si les Germains de César et
de Tacite n'étaient pas admis à posséder le sol, ils étaient du moins
propriétaires de leur bétail (c'était leur principale richesse), ou bien
de leurs esclaves, pour la plupart prisonniers de guerre. Quant aux
habitations, composées de pièces de bois simplement ajustées, avec
quelque maçonnerie légère, elles pouvaient s'enlever presque comme
des tentes. Pline le Naturaliste rapporte qu'après le massacre des
Cimbres, leurs maisons, portées sur des chariots à l'arrière de l'ar-
mée, furent longtemps encore défendues par les chiens qu'ils avaient
amenés. Les formules judiciaires du moyen âge disent que les mai-
sons furent, en certains pays, réputées longtemps propriété mobi-
lière et non pas foncière. Si Tacite a dit, en parlant des esclaves de
Germanie, qu'ils vivaient tranquilles sur un lot de terre, à la condi-
tion de payer au maître une redevance, cela peut signifier que, dans
la distribution annuelle, des parcelles supplémentaires étaient assi-
gnées à toute personne possédant des esclaves, lesquels devaient
cultiver, comme le maître.
D'ailleurs Tacite mentionne, au sujet de la répartition du sol,
deux traits qui paraissent différer du récit de César. 11 donne à en-
tendre que les lots étaient distribués non pas seulement à des
groupes, à des génies, comme le veut l'auteur des Coinmentairesy
mais plutôt à des particuliers, à des pères de famille. Il parle en-
suite bien superficiellement, il est vrai, et comme en passant, de
petits enclos, appendices de l'habitation, possessions d'abord aussi
éphémères sans doute que l'habitation elle-même, suam quisque
domum spalio circiimdat. Or Montesquieu croit trouver dans ces
enclos cette sorte de patrimoine particulier, appartenant aux mâles,
qui était destiné à devenir la propriété salique. Si cette interpré-
tation est juste, si nous rencontrons ici un embryon de propriété
foncière privée, cela ne change rien cependant à ce que nous avons
conclu du texte de César. Cela signifie seulement que les indications
précieuses de Tacite constatent un progrès inaugurant une nouvelle
époque. Combien de changemens s'étaient accomplis pendant le
siècle qui sépare les deux écrivains ! Les Germains n'avaient plus
à craindre les Gaulois, définitivement domptés par la conquête
romaine. En fortifiant la double frontière du Rhin et du Danube,
Rome avait amené les tribus naguère presque errantes des Ger-
mains à se fixer en une certaine mesure, à reconnaître des fron-
tières, à faire trêve parfois aux guerres incessantes pour s'ha-
bituer à quelque culture assidue. On s'expliquerait que de tels
changemens eussent hâté chez eux l'éclosion de la propriété foncière;
nous aurions ici un important exemple de cette transformation qui
s'accomplissait alors chez les Germains, et que Tacite, disions-
LES ORIGINES DU GERMANISME. l67
nous, a fort bien su comprendre et traduire. Le grand mouvement
de l'invasion va commencer; à peine sera-t-il apaisé, que nous ver-
rons ces peuples barbares, établis dans l'empire, s'éprendre d'une
sorte de passion pour la propriété foncière et en faire comme le fon-
dement principal de toutes leurs institutions.
Un des périls d'un état social pareil à celui des Germains du
I" siècle, où domine l'organisation par tribus sinon nomades, du
moins non encore entièrement fixées, c'est que dans ce groupe
moyen de la tribu le groupe plus restreint de la famille vienne à se
dissoudre. Or c'est ce dernier que la nature a chargé d'exciter, en
les concentrant, tous les meilleurs sentimens de l'homme, ceux
du dévoûment, de la responsabilité et de la dignité morales. Il
est la pierre angulaire de cette organisation supérieure qui donne
place à l'état. Les Germains, au milieu de leur essor, ont su sauve-
garder ce germe d'avenir, et Tacite nous montre par des traits
dignes du plus haut intérêt quelle force de cohésion la famille ger-
manique a conservée de son temps. Le respect de la femme et la
majesté du mariage en sont les plus fermes appuis. Sans doute il
ne faut pas s'attendre à rencontrer chez les Germains du i" siècle,
habitués à la rudesse des mœurs, aux violences et à la colère,
une délicatesse de sentimens chrétienne et moderne; toutefois ce
que dit Tacite de leurs hommages presque superstitieux envers les
femmes est confirmé par trop de témoignages pour pouvoir être
mis en doute. Déjà nous voyons les Cimbres n'accepter de combats
qu'après que leurs prêtresses ont déclaré le ciel favorable. César
trouve chez les peuples suèves le même usage. Au temps de Tacite,
Ganna, Yelléda, les Alrunes ou prophétesses, que l'historien nous
signale en fabriquant sans doute avec leur nom germanique le nom
de forme latine qu'il a enregistré, Aurinia, passent aux yeux des
barbares pour être les confidentes, les interprètes des dieux mêmes.
Et ce n'est pas ici un pur trait de superstition. A côté de la prê-
tresse, il y a l'épouse, la mère, qui, par la sévérité des mœurs,
l'observation de la foi conjugale, paraissent avoir mérité le suprême
éloge qui leur est décerné. L'éloquente peinture des fiançailles que
nous trouvons dans Tacite, si elle laisse apercevoir derrière la cé-
rémonie des dons symboliques un souvenir de la coutume toute
barbare de l'achat de la femme, montre aussi la noblesse des senti-
mens qui l'ont remplacée : elle se traduit par ces belles paroles qu
sont probablement l'écho de quelque formule du droit nation
« La femme est avertie par les auspices mêmes qui président à son
hymen qu'elle entre dans le partage des travaux et des périls, que
sa loi, dans la paix ou dans la guerre, sera de soutïrir et d'oser
autant que son époux. Mulier... admonetiir venire se laborum pe-
168 BEVUE DES DEUX MONDES.
riculorumqiœ sociam, idem in pace, idem in prœlio passurmn
ausuramque : sic vivendum^ fiic pereundiim. »
11 y a dans la Loggia de' Lanzi, à Florence, une statue antique
dont nous avons une reproduction à Paris, au jardin des Tuileries,
et qui passe pour représenter Thusnelda, la femme du héros de la
Germanie, Arminius. « Plus semblable par la hauteur de son âme à
son mari qu'à son père, allié des Romains, lorsqu'elle fut livrée,
dit Tacite, elle ne pleura pas, elle ne fit pas entendre une seule
plainte, mais, les bras croisés sur sa poitrine, et regardant le sein
qui portait le futur fils d'Arminius, elle marcha vers la captivité. »
On la vit conduite en triomphe derrière le char de Germanicus.
Rome put contempler en elle un type exalté de la femme germa-
nique, quelque chose comme l'antique matrone romaine, avec plus
de rudesse et de liberté.
Tacite a décrit le châtiment de la femme adultère : après qu'on
lui a rasé les cheveux, on la dépouille de ses vêtemens, puis, en
présence de ses parens, le mari la chasse de sa demeure et la pour-
suit à coups de verges par toute la bourgade. Or saint Boniface, au
VIII* siècle, confirme ce récit dans une de ses lettres : « Chez les
anciens Saxons, dit-il, on forçait la coupable à se suspendre au
gibet, et, sur le bûcher où l'on brûlait son corps, on suspendait
son complice; ou bien les femmes assemblées la poursuivaient de
village en village en lui déchirant ses vêtemens, en la frappant à
coups de verges ou même à coups de couteau. — Bien plus,
ajoute-t-il, chez l'humble tribu des Vénèdes, la veuve refusait de
vivre, et celle-là était fort vantée qui montait volontairement sur
le bûcher de son mari. » Certaines vieilles lois Scandinaves ordon-
naient d'ensevelir avec l'époux la veuve dans le même tertre; Pro-
cope raconte que, chez les Hérules, c'était le devoir d'une noble
épouse de mourir par le lacet à côté du tombeau commun. — C'était
ici, à la vérité, un usage oriental que l'antiquité classique avait aussi
connu, mais qui ne pouvait subsister que là où le conserverait une
certaine naïveté barbare peu conciliable, ce semble, avec la cor-
ruption morale. Quoi qu'il en soit, il est clair que les mœurs des Ger-
mains n'ont pas dû leur renom uniquement au contraste avec les
mœurs romaines; il a bien fallu quelque réalité positive pour servir
à expliquer l'insistance de Tacite et des pères de l'église, dont les
témoignages se contrôlent et se fortifient mutuellement.
Restée forte en dépit des causes de dissolution que lui offrait le
régime par tribus, la famille chez les Germains n'est pas fermée à
l'influence des progrès sociaux qui viendront corriger ses règles
exclusives pour les concilier avec les principes nécessaires de l'état
futur. C'est ici que se montre par des traits facilement saisissables
LES ORIGINES DU GERMANISME. 169
ce graduel développement du génie germanique dont Tacite a eu si
vivement conscience. — Le père nous apparaît encore en posses-
sion, légalement du moins, de ses vieux droits excessifs. La loi lui
permet toujours d'exposer ses enfans, de vendre comme esclaves,
de châtier jusqu'à la mort et ses enfans et sa femme, s'ils ont com-
mis des fautes. On trouvera réunis dans le second livre des Aitti-
quilés du droit allemand de Jacques Grimm, au chapitre ii, qui a
pour titre Vatergewalt, la puissance paternelle , toute une série
d'exemples montrant la pratique de ce droit rigoureux pendant un
lono- temps encore. Cependant on aperçoit des restrictions. Tacite
vient de nous dire, à propos du châtiment de la femme adultère,
que ses parens étaient présens quand le mari la chassait de la de-
meure conjugale, coram propinquis expellit domo 7naritus. De
même les parens et les proches de la femme étaient intervenus lors
de la cérémonie des fiançailles pour examiner et accepter les pré-
sens de noce, intersunt parentes et propinqui et niwiera probant.
Ces indications de l'écrivain romain nous décèlent probablement
l'existence légale d'uue sorte de conseil de famille en possession de
limiter ou tout au moins de contenir l'autorité du père. Si l'on ne
veut pas reconnaître ici un progrès, mais plutôt une trace persis-
tante de l'autorité de la tribu pénétrant au sein même de la famille,
un pareil doute ne subsistera pas en présence de cette autre infor-
mation que nous donne Tacite : « Le meurtre des nouveau-nés est
un acte que l'esprit public flétrit et réprouve, et les bonnes mœurs
ont là plus d'empire que n'en ont ailleurs les bonnes lois. — Quem-
quam ex agnatis necare flagitiuyn hahetur; plusque ibi boni mores
valent quam alibi bonœ leges. » Voilà nettement accusé ce progrès
des mœurs qui va en avant des lois, et, sans rompre ouvertement
ni avec ces lois ni avec la tradition ancienne , s'en sépare cepen-
dant et y substitue peu à peu des usages bientôt impérieux , puis
une légalité et même une tradition moins barbares. On ne peut
mieux désigner cet état de transition pendant lequel les mœurs in-
terdisent déjà des violences que les lois n'ont pas commencé de
proscrire. — Il en va de même pour le traitement des esclaves : le
maître a le droit de les tuer, et cela lui arrive dans les momens de
colère; mais ce sont des excès qu'on réprouve, et la condition ser-
vile, en général, n'est pas trop rigoureuse.
Récemment encore, un des plus imprescriptibles devoirs imposés
à chaque membre de la famille était de poursuivre sans relâche et
sans pitié la vengeance pour une injure commune. Dans une saga
Scandinave, ime feuime dont le mari vient d'être assassiné recueille
soigneusement le manteau trempé de son sang; quand arrive au
lieu du meurtre un des proches parens de la victime, elle lui jette
170 REVUE DES DEUX MONDES.
ce vêtement sur les épaules et l'enveloppe, pour ainsi parler, dans
son terrible devoir. Ils sont liés désormais, lui et les siens, ils ne
pourront laver ce sang dont ils sont couverts qu'en versant celui des
agresseurs. Telle est l'antique coutume en vigueur à l'époque de
Tacite, et qui se perpétua, comme on sait, longtemps encore. C'était
la cause, ou quelquefois seulement le prétexte, d'interminables
guerres privées. Toutefois nous voyons déjà paraître un adoucisse-
ment à ces prescriptions cruelles. La composition , ce que les lois
barbares appellent le ivehrgeld, se substitue à la vengeance, même
pour le meurtre, luitur etiam homicidium certo armenîorwii ac pe-
corum numéro. Bien plus, lors de certaines fêtes religieuses, cjuand
la divinité descend sur la terre et visite les bommes, quand la déesse
Nerthus par exemple, montée sur son cbar que traînent les génisses,
sort du bois sacré et parcourt, suivie du prêtre, tout le pays à l'en-
tour, ou bien lorsque sont célébrés les sacrifices en l'honneur de
Mercure, de Mars, d'Hercule et d'Isis, c'est-à-dire du grand dieu
Odin, de Tyr ou Zio, de Thor et de Freya, toute guerre doit s'in-
terrompre, tout procès doit être suspendu. A ces époques solen-
nelles aussi bien sans doute que pendant les sessions du thinçy
c'est-à-dire de l'assemblée publique, comme nous le voyons plus
tard dans le nord, une paix particulière est proclamée qui protège
les routes conduisant au lieu de réunion, l'assem.blée elle-même et
tous ceux qui s'y rendent. Celui-là seul est exclu de cette protec-
tion générale qui, condamné, est devenu Yoiitlaiv, l'exilé hors la
loi. Les monumens de la littérature norrène, lois et chroniques de
familles, offrent en grand nombre les belles formules, empreintes
de la poésie du droit primitif, qui servaient à proclamer ces trêves
bienfaisantes. Bien que ces monumens se rapportent à des temps
postérieurs, les analogies sont telles que nous pouvons sans doute
les invoquer. Voici par exemple la formule que nous a conservée la
Grettis saga :
« Nous proclamons, la main dans la main, qu'il y aura paix ici pour
tout le monde, amis et alliés, hommes et femmes, esclaves et servantes.
Que maudit soit celui qui violera cette paix solennelle; qu'il soit exilé
sur la terre, partout où l'homme écarte de sa demeure les bêtes fauves,
partout où le feu brûle et où la terre verdoie, partout où la mère en-
fante le fils et où l'enfant qui commence à parler appelle sa mère; par-
tout où l'homme allume un foyer, où le bouclier luit, où le soleil brille,
où la neige s'étend au loin; partout où croît le sapin, où le faucon vole
(que le vent propice enfle ses ailes!); partout où la terre est cultivée,
où les eaux descendent vers la mer, où le laboureur sème le grain. —
Et nous, soyons réconciliés et partout unis, sur montagne ou rivage, sur
terre ou glacier. Joignons nos mains, observons la foi jurée. »
LES ORIGINES DU GERMANISME. 171
Nul doute que nous n'ayons, dans cette page d'une des sagas is-
landaises, de laquelle nous pourrions rapprocher plusieurs morceaux
analogues, une élaboration en prose de quelque formule très an-
cienne composée probablement d'abord en vers pour aider au tra-
vail de la mémoire. Nul doute que nous ne rencontrions ici les ori-
gines païennes de la paix ou de la trêve de Dieu, devenue plus tard
si fréquente et si utile pendant le désordre du moyen âge. Alors,
comme au i^" ou au ii^ siècle chez les Germains, c'était le progrès
des mœurs qui, s'autorisant du respect religieux, invitait la loi à
combattre des traditions de violence inconciliables avec un établis-
sement régulier.
Outre ce mouvement intérieur d'une société encore confuse qui
cherche ses destinées. Tacite fait clairement comprendre, daas la
partie ethnographique de son livre, à quelle instabilité ces tribus
barbares sont en proie, combien de déplacemens, de migrations, de
vicissitudes imprévues et diverses viennent modifier incessamment,
sous ses yeux mêmes, l'aspect de la Germanie. Nous pouvons en
réunir beaucoup de preuves, si nous comparons ensemble la carte
du monde barbare telle que nous l'offrent successivement César,
Strabon, Pline l'Ancien, Tacite, Ptolémée. A chacune des époques,
peu distantes entre elles, que les noms de ces écrivains représen-
tent, on voit les mêmes peuples habiter des lieux quelquefois très
dififérens. Il est évident que rien ne demeure longtemps fixé dans
cette barbarie. Tacite fait suffisamment apercevoir ce trouble inces-
sant, qui correspond si bien à l'effort moral de ces peuples, quand
il rappelle, dans son trente-troisième chapitre par exemple, qu'une
tribu presque entière, celle des Bructères, vient naguère de dispa-
raître, 60,000 hommes à la fois, vaincus, dispersés, tués dans une
guerre intestine, et par les mains d'autres barbares. C'est en cette
occasion qu'il pousse ce cri oïi se révèlent toutes les craintes de son
patriotisme : « Puissent ces nations, à défaut d'amour envers Rome,
persévérer dans ces haines contre elles-mêmes, puisque, au point
où en sont les destinées de l'empire, la fortune ne peut plus rien
pour nous que de perpétuer les discordes de l'ennemi ! » C'est ce
qu'il faut lire dans son admirable et intraduisible langage : Maneaty
qiiœso, duretque genlibus, si non amor nostri, at certe odium suiy
quando, urgentibus imper ii fatis, nil jam prœstai^e fortuna ma-
jus pot est, quam hostiuyn discordiam.
Tel est le remarquable caractère du livre de Tacite, et ce qui en
feit une œuvre de tant de prix. Non-seulement il a su, ne parta-
geant pas le dédain de ses compatriotes pour ceux qu'ils appelaient
les peuples barbares, distinguer les principaux traits du génie de
toute une race qjii lui était étrangère, mais il a compris encore que
172 BEVUE DES DEUX MONDES.
ce génie se transformait au moment même où il l'observait, et, par
quelques traits concis, mais non équivoques, il a su placer sous les
yeux mêmes du lecteur le tableau mouvant de cette transformation.
Déjà en rapprochant ses témoignages de ceux de Cé^r, nous avions
pu saisir certains progrès accomplis par les Germains, pour la consti-
tution de la propriété par exemple; mais n'eussions-nous pas César,
le seul tableau de la famille germanique dans Tacite, peinture à la
fois pénétrante et délicate d'un intéressant essor, nous instruisait
d'un progrès actuel et continu. C'est le suprême mérite auquel
puisse aspirer l'historien, d'entrer en si pleine intelligence de la
réalité vivante que, non content d'avoir évoqué le passé pour mon-
trer ce qui en subsiste, et d'avoir signalé à temps les aspirations
nouvelles, il pénètre pour ainsi dire dans les conseils de la Provi-
dence, et esquisse à l'avance le plan de l'avenir. Tacite n'a pas fait
moins que cela pour les destinées d'une des races les plus actives
et les plus influentes dans l'histoire générale de la civilisation.
II.
Quelles vues particulières s'ajoutaient dans le livre de Tacite à la
vue d'ensemble que nous venons d'exposer? En d'autres termes,
quelles institutions un tel état social comportait-il? Quelles apti-
tudes l'historien pouvait-il y découvrir recelant en germe quelques-
unes des institutions de l'Europe moderne?
On a fait souvent honneur aux Germains d'un vif sentiment d'in-
dépendance personnelle. « Ce qu'ils ont surtout apporté dans le
monde romain, dit M. Guizot, c'est l'esprit de liberté individuelle,
le besoin, la passion de l'indépendance, de l'individualité... L'es-
prit de l'égalité, d'association régulière, nous est venu du monde
romain, des municipalités et des lois romaines. C'est au christia-
nisme, à la société religieuse, que nous devons l'esprit d'une loi
morale. Les Germains nous ont donné l'esprit de liberté, de la li-
berté telle que nous la concevons et la connaissons aujourd'hui. »
En regard de ces lignes, on se rappelle le mot de Montesquieu :
« Si l'on veut lire l'admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs des
Germains, on verra que c'est d'eux que les Anglais ont tiré l'idée
de leur gouvernement politique. Ce beau système a été trouvé dans
les bois. » Les formules très générales risquent d'être voisines de
l'inexactitude; M. Guizot lui-même, à propos du passage que nous
venons de citer, en fait la remarque, et, usant de restriction quand
il faut conclure, il est d'avis que la société formée après la conquête
a eu son origine bien plutôt dans les nouveaux rapports issus de
LES ORIGINES DU GERMANISME. 173
cette conquête même et dans la nouvelle situation faite aux vain-
queurs et aux vaincus que clans les anciennes coutumes germani-
ques. C'est là une observation d'une extrême justesse, et qui res-
treindra le champ de nos propres recherches. Quant au sentiment
de l'indépendance personnelle, n'a-t-il pas été, à vrai dire, le pri-
vilège ordinaire dans notre Occident de tout peuple jeune entrant
dans la carrière active? Apparemment les Grecs du temps d'Homère,
les Romains du temps des rois, abstraction faite de l'esclavage, que
les Germains ne pratiquaient pas moins qu'eux, élisaient eux-mêmes
leurs chefs, prenaient des résolutions communes dans les assem-
blées composées des pères de famille, et se gardaient d'accepter,
sauf en guerre, le despotisme d'un chef absolu. Il est vrai cepen-
dant qu'à considérer certains traits de la vie privée et de la vie pu-
blique des Germains, signalés dans Tacite, ces peuples paraissent
avoir été particulièrement attentifs à sauvegarder la liberté des in-
dividus. Rome avait édifié au-dessus de l'indépendance des citoyens
l'autorité de l'état; la Grèce n'avait imposé à cette indépendance
d'autres limites que celles de l'étroite cité ; la Germanie l'enferma
seulement dans le cercle peu étendu de la tribu ou dans celui plus
resserré encore de la famille. Tacite nous a conservé plusieurs té-
moignages très curieux de cette humeur ennemie de toute con-
trainte, soit quand il nous représente ces barbares arrivant le plus
tard possible aux assemblées communes, afin qu'on ne les soup-
çonne pas de quelque asservissement à une règle imposée, soit
lorsqu'il nous montre la liberté reconnue au jeune Germain. Une
fois parvenu à l'âge viril, loin d'appartenir comme une chose ou
un esclave à son père, ainsi que cela se faisait à Rome, où trois
ventes consécutives rendaient seules effectif l'affranchissement du
fils, il se voyait publiquement émancipé par l'assemblée nationale;
revêtu des droits de citoyen, il n'appartenait plus qu'à sa tribu et à
lui-même. A ces chefs improvisés, qui, avec une troupe d'enfans
perdus, compagnons dévoués et fidèles, entreprenaient quelque
expédition aventureuse et lointaine, à ces pirates qui s'en allaient
sur un tronc d'arbre creusé en barque piller les mers et les rivages,
il fallait, cela est sûr, une singulière confiance dans leur propre
force. De là un soin jaloux de leur indépendance personneHe. Dans
l'intérieur de leur pays, nous dit Tacite, les Germains ne pouvaient
souffrir les villes, « vraies prisons d'esclaves, » ou, comme parle
Ammien Marcellin, « bûchers entourés de filets pareils aux pièges
qu'on dresse aux bêtes fauves. » Ils ne voulaient pas même de mai-
sons contiguës, plus difficiles d'ailleurs à construire. Ils préféraient
les habitations éparses, suivant que les invitaient la lisière d'uH
bois, le bord d'un lac, le voisinage d'une source. Il importe peu ici
174 REYUE DES DEUX MONDES.
de savoir jusqu'à quel point Tacite a eu raison d'affirmer l'absence
des villes au-delà du Rhin et du Danube. Qu'était-ce cependant que
ces séries entières d'étapes que Ptolémée désigne dans le centre et
l'est de la Germanie, et qu'il appelle des villes, ttoasiç, entrepôts ou
marchés tout au moins d'un commerce actif de pelleteries et
d'ambre avec la mer Baltique ou la Mer-Noire? Le témoignage de Ta-
cite est en tout cas si formel qu'il faut bien y voir un trait spécial
au génie des barbares, précieux indice et d'une vue particulière de
la nature et d'un tempérament politique nouveau, destiné à mar-
quer sa trace.
Par suite peut-être de ce sentiment inné d'individualisme, l'es-
prit germanique n'a jamais su réaliser fortement l'union politique
et civile. On sait quel confus édifice était au moyen âge le saint-
empire romain; la confédération allemande, que notre siècle a vue
naître et mourir, n'a sans doute donné cinquante ans de tranquillité
à l'Allemagne et à l'Europe que parce qu'elle se trouvait, par le peu
de rigueur de ses ressorts et de ses cadres, d'accord avec l'humeur
nationale. Les Germains toutefois étaient capables d'une certaine
discipline, qui paraît avoir dû introduire parmi eux dès les premiers
temps quelque organisation. Il est facile de distinguer dans les ré-
cits de César et de Tacite l'existence de petits groupes d'autant
mieux constitués que les cercles en sont plus étroits, et qu'on
se rapproche davantage du groupe le plus simple et le moins
nombreux, celui de la famille. César et Tacite désignent trois sortes
de circonscriptions par des termes difficiles à bien entendre et par
conséquent à bien traduire : ce sont les vici, les jjagi et les civi-
tates. Par ces trois mots, ils interprètent évidemment des qualifica-
tions barbares dont ils peuvent n'avoir pas eux-mêmes saisi le vrai
sens. Pour essayer de le retrouver, nous devons, comme nous l'a-
vons fait au sujet des dieux barbares, invoquer les analogies con-
servées au moyen âge par les peuples germaniques. Chez diverses
tribus allemandes, chez les Francs après la conquête, ou bien chez
les Anglo-Saxons et les Scandinaves, nous voyons subsister des di-
visions sociales qui se perpétuent dès l'origine, et dont les noms, si
nous savons les comprendre, disent le sens primitif. La famille na-
turelle, composée du père, de la mère et des enfans, n'étant pas
assez forte pour être assurée d'une existence indépendante, il a bien
fallu qu'elle s'unît étroitement aux groupes pareils désignés par le
double lien de la parenté et du voisinage. C'était indispensable pour
doubler, dans un état de société incomplète, les ressources et les
profits de l'activité humaine, pour garantir la sûreté, la dignité, le
respect des droits, et les revendications personnelles. Dix feux ou
ménages, réunis par le voisinage et la consanguinité, constituèrent
LES ORIGÏNES DU GERMANISME. 175
donc primitivement la famille au sens large du mot, la gens. Ce
premier groupe, cette première association servit de point de dé-
part, d'unité organique. Dix de ces groupes, dont chacun comptait
dix familles, formèrent ensuite la dizaine, tithing en anglo-saxon,
decuria, decania, décima, dans le latin du moyen âge, dénomina-
tions auxquelles celle de viens, employée par César et Tacite, et le
nom français de bourgade ou village correspondent très imparfai-
tement sans doute. La dizaine était représentée par cent pères de
famille. Qu'après cela dix de ces groupes (on sait que les peuples
primitifs affectent volontiers dans le détail de leurs institutions l'a-
doption constante de certains chiffres) se rapprochassent et se réu-
nissent, on obtenait un autre degré d'association, représentée cette
fois par mille pères de famille, et nommée dans les diverses langues
germaniques himdred, hundari, etc., c'est-à-dire la centaine, la
réunion de dix groupes de cent feux ou de cent groupes de dix. Or
c'est là précisément ce que César et Tacite appellent pagus, la réu-
nion des centeni, ce que nous appelons, nous, peut-être du mot
latin ^entnm, le canton. La constitution anglo-saxonne nous offre
une pareille organisation persistante à travers le moyen âge. Le
fridhorg ou ienmann taie y correspond à la gens réunissant, primi-
tivement au moins, dix foyers. Dix de ces groupes forment la di-
zaine, tithing, et cent le hundred, que représentent mille pères de
famille. Le texte des lois d'Edouard le Confesseur le dit expressé-
ment. De même, selon l'antique coutume des premiers Romains,
dix maisons forment une gens, dix gentes ou cent maisons forment
une curie, etc.
Il est bien entendu qu'une telle application de certains nombres,
habituelle dans les civilisations tout à fait primitives, n'était déjà
plus qu'une tradition et qu'un souvenir chez les Germains de César
et de Tacite. Ce dernier nous en avertit formellement. Il remarque,
à propos des membres de la centaine {centeni), que ce mot, jadis
simple expression d'un rapport de nombre, était devenu un qualifi-
catif, bien plus, un nom et un titre d'honneur. On pouvait donc dire :
un membre de la centaine, dix, vingt, cent, trois cents membres de
la centaine, comme on aurait dit au moyen âge dix, vingt, cent,
cent cinquante centeniers, comme on dirait chez nous dix ou vingt,
ou cent cinquante cént-suisses ou cent-gardes, sans qu'il fût abso-
lument nécessaire que le corps des cent-suisses ou des cent-gardes
comptât actuellement encore un nombre exact de cent hommes, et
sans que la centaine ou le hundred antique, après avoir été réelle-
ment dans l'origine la réunion de cent pères de famille, fût tel en-
core rigoureusement. Ainsi peut-être le mot de milicien, miles, dé-
signait primitivement un fantassin fourni par une des mille maisons
qui composaient la cité, réunion de dix curies.
176 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette observation nous met à l'aise pour expliquer certains textes
de César et de Tacite. Quand ils nous disent que tel peuple de la
Germanie a cent cantons, centum pagos hahenty nous pouvons sans
doute l'interpréter en ce sens que ce peuple connaît et pratique
la division traditionnelle par hundreds. Nous serions tentés même
de lire centum pagos en un seul mot, composé à la manière de
tant d'autres mots, décemvirs, centumvîrs, etc.; mais comment in-
terpréter les données si différentes des deux auteurs sur le nombre
des hommes armés que fournissait annuellement chacune de ces
divisions? César, bien qu'il ne soit pas là réellement clair, paraît
demeurer le plus fidèle aux anciens chiffres quand il avance que
chacun des cent cantons donnait par année mille combattans ; un
poète du ix"^ siècle décrit de même, sans doute en se rappelant ces
partages traditionnels, les Souabes s' avançant au passage du Rhin
par troupes de mille que composent les hommes des centaines,
comme s'il avait dit ^^dx' chiliades sorties des hundreds.
Quant au groupe supérieur, que les historiens romains appellent
chutas, c'est la tribu. 11 est clair que cette désignation est appli-
quée très diversement. Pour César par exemple, la population cel-
tique des Helvètes, considérée dans son ensemble, et la réunion des
peuples belges tout aussi bien que le pays de Beauvais ou celui des
Nerviens, aujourd'hui le Hainaut, forment autant de civitales. De
même l'auteur de la Germanie désigne également la civitas des
Suèves ou des Lombards, peuples considérables, et celle des Ubiens
ou des Chérusques. Il nomme celle des Cimbres, sans distinguer
nettement, il est vrai, entre cette partie de la nation qui avait ja-
dis envahi, da concert avec les Teutons, le territoire de la républi-
que romaine, et cette autre partie qui formait encore à la fin du
!'=■■ siècle de l'ère chrétienne un groupe chétif sur les bords de la
Baltique. Il s'agit donc ici de peuples particuliers ou de tribus. Le
lien commun n'est plus la parenté seule : c'est le rapport d'origine,
c'est la communauté de souvenirs mythiques, de séjours primitifs,
de migrations ultérieures. La tribu forme un tout indépendant; jus-
que-là seulement les Germains ont su réaliser l'idée de l'état. Quel-
quefois on voit plusieurs de ces tribus réunies sous les ordres d'un
seul chef pour une expédition militaire; mais bien rarement peut-on
signaler entre elles les traces d'une association durable. L'unité
nationale ne subsiste que par la langue, la religion et les traditions
communes.
Il n'y a nulle contradiction à montrer la permanence de ces diffé-
rens groupes chez des barbares dont nous avons décrit l'état social
comme à peine fixé, entre les limites indécises de l'immense Germa-
nie, au-delà desquelles un mouvement non interrompu continuait de
les entraîner comme à leur insu. En effet ces divisions, loin de tenir
LES ORIGINES DU GERMANISME. 177
au sol, étaient l'expression d'une solidarité issue, nous l'avons dit, de
la parenté et du voisinage temporaire. Nées sans nul doute même
avant l'établissement des Germains entre le Rhin et le Danube, c'é-
taient des cadres flexibles et mobiles se déplaçant avec le peuple
ou la tribu, se prêtant aux vicissitudes d'accroissement ou de perte,
se modifiant en une certaine mesure selon les migrations ou les dis-
sensions intestines. Aussi lisons-nous dans César et ailleurs des ex-
pressions telles que celles-ci, que les cent cantons des Suèves sont
en marche et s'apprêtent à passer le Rhin. Précisément c'est peut-
être quand ces barbares sont en marche qu'apparaissent le mieux,
dans leur relief et leur utilité pratique, ces groupemens héréditaires.
Il en a été ainsi de tous les peuples, particulièrement dans l'anti-
quité : ils n'ont fait qu'appliquer, au lendemain de leurs établisse-
mens nouveaux, des coutumes immémoriales.
S'ils n'ont pas su s'élever aux conditions de l'unité politique, les
Germains n'ont pas manqué du moins d'organiser par certaines in-
stitutions régulières le gouvernement de chacun des groupes que
nous venons de nommer. Les témoignages sont ici encore incom-
plets et peu clairs; mais, si l'on invoque, pour les interpréter, les
analogies que présentent les constitutions allemandes du moyen
âge, on distingue certains traits communs à tous les peuples. On
voit par exemple, au centre de chacune de ces divisions de l'ancienne
société germanique, des chefs élus et une assemblée des hommes
libres délibérant ensemble et décidant de leurs intérêts. Une phrase
obscure de Tacite sur les magistrats qui rendaient la justice, dit-il,
avec l'assistance des membres du Jiimdred, désigne sans nul doute
l'assemblée particulière à cette circonscription : un grand nombre
d'indices épars étendent et confirment cette conjecture; mais c'est
surtout au chef-lieu de la tribu que se trouvait une assemblée su-
périeure chargée des affaires générales, de la guerre, de la paix,
des alliances. Tacite paraît indiquer deux de ces assemblées par an :
l'une toute préparatoire, à laquelle n'assiste pas le gros des hommes
libres, l'autre plus autorisée et plus solennelle, où se rendent et
votent tous les citoyens, car il n'y a nulle trace de délégation ni
de gouvernement représentatif. C'est la même institution qui se re-
trouvera, profondément transformée, chez les Francs du temps de
Charlemagne. En tout cas, l'importance de cette réunion générale
des hommes libres est extrême : c'est en elle que la constitution de
l'ancienne Germanie concentre réellement toute la vie pohtique et
sociale.
Tacite nous a donné de la grande assemblée qui représente la
tribu une vive peinture, à laquelle, en suivant les destinées de la
même institution chez les divers peuples germaniques pendant le
TOME xcvin. — 1872. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
moyen âge, nous pouvons ajouter plus d'un trait certainement au-
thentique. Il y a, dit-il, des sessions ordinaires, à jours fixes, et
des sessions extraordinaires quand les circonstances l'exigent. On
prend pour date de ces réunions la nouvelle ou bien la pleine lune,
deux phénomènes qui passent pour être d'un heureux présage. Les
hommes libres, chacun à son heure, y viennent bien moins remplir
un devoir qu'exercer un droit. Dès qu'on se trouve assez nombreux,
on ouvre la séance, tout en armes. D'abord le prêtre commande le
silence, à lui seul appartient pendant la session le droit de répri-
mer et de punir; puis on discute les propositions de l'assemblée
préparatoire. Un des principaux ou des chefs prend la parole; il re-
commande ou blâme les mesures mises en délibération : la résolu-
tion définitive appartient à l'assistance, qui approuve en faisant re-
tentir l'air du choc de ses armes, et qui blâme ou refuse par ses
murmures. C'est dans cette grande assemblée nationale que le jeune
Germain reçoit publiquement le bouclier et la framée; à partir de
ce jour, il fait partie de la cité et non plus seulement de la famille:
il peut suivre un chef illustre dans quelque expédition guerrière,
et se préparer ainsi aux droits comme aux devoirs du citoyen. C'est
là aussi que sont nommés par la réunion des hommes libres ceux
d'entre eux qui seront chargés de présider au gouvernement civil
du himcb'ed, et de rendre la justice pour les affaires courantes soit
dans le hundrcd, soit dans le iithing. Du reste la grande assem-
blée de la tribu peut devenir, elle aussi, un tribunal pour les af-
faires les plus importantes, pour les crimes politiques, pour les
infractions aux lois militaires et les actions infamantes; certains dé-
lits moins graves y sont également punis par le wehrgeld. C'est elle
enfin qui résout les expéditions, car elle est tour à tour assemblée
politique, cour civile, tribunal et conseil militaire. Peut-être en cette
dernière qualité voit-elle se célébrer ces jeux guerriers dont parle
Tacite, des exercices d'équitation, une danse parmi les épées nues.
Yoilà ce que nous apprend Tacite; mais, si nous consultons les
documens du moyen âge, nous les trouvons moins sobres de dé-
tails. 11 nous offrent, au sujet de cette même assemblée principale
qui subsiste à travers les âges, mille traits de date fort ancienne,
quelques-uns non-seulement contemporains de Tacite et de César,
mais antérieurs à leur temps, et sans doute aussi vieux que les Ger-
mains eux-mêmes. Ce qui autorise à en juger ainsi, c'est que ces
mêmes traits se retrouvent identiques chez tous les peuples germa-
niques et non pas chez deux ou trois seulement. Qu'on examine
ensemble le mal des Francs, le gemot des Anglo-Saxons, le ivarf
des Frisons, le ihing des Scandinaves, on les verra constitués de
même, grâce évidemment à de très antiques traditions^ léguées à
LES ORIGINES DU GERMANISME. 179
ces peuples par le temps où ils se trouvaient encore réunis. Les sa-
gas islandaises surtout nous ont conservé un tableau complet de
Yalihing, car cette institution est restée pendant plusieurs siècles
la clé de voûte de l'état républicain fondé en Islande par les émi-
grans de Norvège qui, fuyant l'invasion du christianisme, conser-
vaient avec un soin jaloux leurs antiques coutumes, conformes au
germanisme primitif. Qu'on joigne à leurs récits ce que nous révè-
lent les lois barbares, les plus anciennes chroniques, les découvertes
de l'archéologie, et l'on peut restituer une page importante de la
plus ancienne civilisation germanique.
Les assemblées se tenaient près des lieux sanctifiés, dans le voi-
sinage soit d'une forêt consacrée, soit d'un temple célèbre, car
l'acte politique qu'on venait y accomplir, se confondant presque
avec un acte religieux, ne se passait ni des sacrifices ni des prêtres.
La scène était particulièrement grandiose en Islande. L'althing,
nom qui désigne encore aujourd'hui dans cette île la représentation
nationale, tenait ses séances dans la plaine de Thingvalla, sur un
bloc de lave isolé, portant le nom de Montagne de la loi. Près de là
étaient un autel, un lac où l'on puisait l'eau pour laver le sang des
victimes, un roc d'où l'on précipitait certains criminels. Les sacri-
fices étaient suivis de banquets solennels, et peut-être est-ce de
pareils repas que Tacite veut parler quand il dit que les Ger-
mains discutaient à table des questions qu'ils résolvaient seulement
le lendemain. En même temps qu'ils inauguraient ainsi l'assemblée,
les prêtres proclamaient la trêve sainte, c'est-à-dire une paix par-
ticulière qui devait, à partir de ce jour et pour toute la durée de la
diète, suspendre les guerres privées et protéger tout le pays. Toute
infraction à cette paix était une offense envers les dieux, qu'il ap-
partenait aux prêtres de châtier. La présidence et la conduite de
l'assemblée variaient suivant que les tribus reconnaissaient un chef
suprême ou seulement divers magistrats. C'était un droit partout
revendiqué de venir en armes au ihing. Tacite a exprimé dans ses
Histoires le sentiment d'humiliation des Tenctères, obligés de tenir
leur assemblée sans boucliers ni glaives, et sous les regards d'un
délégué romain. Il dit qu'on marquait son approbation par le bruit
des armes entre-choquées. C'est là un trait si authentique que nous
le retrouvons à travers toute la première moitié du moyen âge. La
sanction donnée de la sorte, c'est-à-dire par le vapmitak, a, dans
les lois islandaises, un caractère plus respecté que les autres modes
d'acceptation, et celui qui la viole est puni d'une double amende.
L'usage en est si familier aux Anglo- Saxons que le mot de 2va-
pentake, dans les lois d'Edouard le Confesseur, désigne un certain
district autour du lieu où s'accomplit cette sorte de démonstra-
180 REVUE DES DEUX MONDES.
tion. L'assemblée connaissait d'abord de toutes les affaires d'une
nature générale; mais on y voit aussi traiter, après la conquête,
à la fois les questions concernant le gouvernement du pays, et les
ventes de terres, les mariages importans, les affranchissemens des
serfs. Bien plus, l'époque de l'assemblée étant solennelle, c'est,
pour tous les habitans, le signal d'une réunion qui, en des temps
et en des pays de communications difficiles, devient très intéres-
sante pour le commerce et les échanges de la vie sociale. C'est à
Valthing que l'Islandais puissant et riche, tout en exerçant son droit
politique, fait montre de sa nombreuse escorte et augmente son
crédit. C'est à Yalthing que se rencontrent les chefs des divers dis-
tricts et les voyageurs revenus de l'étranger. Il devait en être de
même chez les Germains de Tacite. Le mal était sans doute déjà
pour eux ce que nous voyons qu'il fut pour la plupart des peuples
barbares au lendemain de leur établissement, le principal organe
du gouvernement et de la civilisation. Que les hommes libres de-
viennent très nombreux, que le progrès de la vie publique et de la
vie privée multiplie les relations et les devoirs, il deviendra impos-
sible aux chefs de famille de se rendre, comme autrefois, aux diètes
solennelles, et de l'absolue nécessité sortira le germe du gouverne-
ment représentatif.
A côté de l'assemblée publique, l'armée, car telle est la double
expression de la tribu germanique, selon qu'on la considère se gou-
vernant elle-même, ou déployant ses forces pour l'attaque et la
défense. Dans l'une et l'autre fonction, aussi bien que dans la vie
civile en pleine paix, son organisation est la même. Le peuple ro-
main, réuni au Champ de Mars dans ses comices, s'appelait exer-
ciius, parce qu'il s'y rendait en armes , et en observant dans le
double exercice de ses devoirs politiques et militaires la même dis-
tribution de ses différons groupes. Il en était sans nul doute ainsi
chez les Germains. On voit dans Tacite le princeps, c'est-à-dire le
chef du himdred, jouer en certains cas un rôle dans l'assemblée,
évidemment au nom des membres de ce groupe qui assistent. Dans
les sagas islandaises, on distingue fort clairement que les hommes
de chaque canton se rendent et siègent ensemble à Yalthing. Pour
ce qui est de l'armée. César et Tacite, on l'a vu, signalent des corps
de cent et de mille hommes, qui répondent assurément aux cir-
conscriptions civiles desquelles nous avons dit que, primitivement
au moins, elles se composaient de cent ou de mille pères de famille.
Le groupe du hundred, qui est l'unité principale dans la constitution
civile, l'est aussi dans la constitution militaire : herr er hitndrcd, dit
Snorre Sturleson, le chroniqueur islandais, c'est-à-dire l'armée est
le hundred, ou réciproquement le himdred est l'armée. Peut-être
LES ORIGINES DU GERxMANISME. 181
le mot herr, seigneur, est-il d'abord synonyme du IsLÛn centenarhis,
chef du hundred. Tacite nous dit d'ailleurs expressément que les
combattans étaient répartis par familles et gentes-, les femmes sui-
vaient avec les enfans, prêtes à examiner et à panser les blessures
pendant la bataille, et à combattre elles-mêmes, si le courage de
leurs maris et de leurs fils faiblissait malgré leurs excitations. Il
est donc clair que l'armée était la tribu entière en armes, toute
disposée, en cas de victoire, à s'établir immédiatement sur les terres
nouvellement conquises, ou bien, en cas de revers, à faire retraite
dans quelque lointaine vallée.
Les chefs naturels et ordinaires de l'armée sont précisément les
mêmes, disions-nous, qui président comme magistrats civils au gou-
vernement du hundred. Tacite nous les a montrés, sous le titre de
principes, élus chaque année par l'assemblée, et rendant la justice;
mais il les suit également jusqu'au milieu de la bataille, où il les
voit entourés de compagnons hardis et dévoués. Ne fallait-il pas
cependant un chef commun tant qu'une guerre ne serait pas arri-
vée à sa fin? Ce chef, représentant non plus seulement d'un hundred
particulier, mais de la tribu en armes, c'est celui que les auteurs
latins appellent dux; il était élu probablement dans une assemblée
extraordinaire au commencement de l'expédition. On le choisissait
d'après son mérite, soit parmi les chefs de hundreds signalés dans
quelque combat, soit parmi les hommes libres que désignaient leur
bravoure et leur énergie. Autour de ce général aussi bien que des
chefs locaux, se rangent les comités ou compagnons. Ce sont en
général des jeunes gens qui ambitionnent de combattre auprès d'un
chef respecté, auquel ils se dévouent. A celui-ci de les conduire à
la victoire; ils n'auront, eux, d'autre pensée que d'exécuter ses or-
dres et de le suivre fidèlem.ent. Ils lui serviront au besoin d'otages,
ils mourront, s'il le faut, avec lui ou pour lui; ou plutôt ils revien-
dront ensemble vainqueurs, et il leur offrira en récompense une
part du butin ennemi, une framée sanglante, un beau cheval de
bataille ou bien de riches banquets. La guerre terminée, ce sera un
grand honneur pour un chef militaire de rester entouré d'un co- *
mitât nombreux et renommé, jusqu'à ce qu'une expédition nou-
velle, quelquefois entreprise pour leur compte et sans le concours
des précédens chefs, les entraîne vers d'autres aventures.
Ces élémens d'une organisation civile, politique et militaire, à
laquelle la famille sert d'inébranlable base, cette élection de chefs
respectés, ces assemblées où chaque homme libre vient exercer ses
droits, ce sont des traits authentiques de self-govermnent et par
conséquent de démocratie. Cependant ces mêmes barbares, enne-
mis d'une forte unité qui eût coûté k leur instinct d'indépendance,
182 REVUE DES DEUX MONDES.
acceptaient une noblesse héréditaire, quelquefois même une royauté.
Un grand peuple issu d'eux a su conserver à travers toutes les
vicissitudes et concilier, sans compromettre finalement la liberté,
des institutions si diverses.
Le régime oriental des castes était inconnu des Germains, mais
non pas un système de classes dont les cadres n'étaient pas infran-
chissables. Un des poèmes de l'Edda raconte que Heimdal, l'un des
Ases, visita la terre et voyagea, sous le nom de Rig. Il arriva près
d'une maison entr' ouverte. Ai et Edda, vêtus à l'antique, les che-
veux blanchis au travail, étaient assis près du foyer. Rig partagea
leur grossier repas, puis il dormit entre les deux pauvres époux, et
Edda mit ensuite au jour un fils nommé Trœl, au noir visage, aux
longs pieds, au dos courbé, aux doigts épais. Il employa ses forces
à tresser des écorces, à porter chaque jour des fagots au logis. Ses
fils et ses filles fumèrent les champs, élevèrent les porcs, firent paître
les chèvres et exploitèrent la tourbe. C'est l'origine de la race des
esclaves. — Rig entra dans une maison entr'ouverte. Afe et Amma,
l'homme et la femme, étaient près du foyer; le mari préparait le
bois pour l'ourdissoir et le tissage; sa femme faisait tourner le rouet
et réparait les vêtemens. Rig dormit entre eux, et Amma donna le
jour à un fils nommé Karl, qui apprit à dompter les animaux, à con-
struire des granges et à labourer. On lui amena sa fiancée : ils se
marièrent et eurent des fils et des filles d'où descendit la race des
hommes. — Rig entra dans une salle au plancher parsemé de sable.
Fader et Moder y étaient assis : le père fabriquait l'arc et taillait les
flèches; la mère, aux longs habits et au sein blanc, disposait le
linge. Elle couvrit la table et y posa des gâteaux de froment, du vin,
des viandes et du fruit. Rig dormit entre eux, et Moder donna le
jour à un fils nommé Jarl, aux cheveux blonds, aux yeux brillans.
Il grandit au logis, il monta à cheval, il lança le javelot, il mania le
glaive; de plus, il apprit les runes. Il épousa la blanche Erna, et
leurs enfans furent les premiers des nobles.
Voilà par quels principaux traits le mythe Scandinave représente
* l'origine des esclaves, celle des hommes libres, celle des nobles.
On voit que Trœl, Karl et Jarl, les trois ancêtres, sont également
fils d'un dieu. Le mythe est d'accord sans doute avec la réalité his-
torique en montrant l'esclavage soumis chez les Germains, dès l'an-
tiquité la plus lointaine que nous puissions atteindre, à des condi-
tions moins dures que dans le monde classique. Assurément, chez
les barbares aussi, on vendait ses esclaves comme un bétail, on les
égorgeait pour les sacrifices, on les brûlait sur le bûcher de leur
maître, ou bien on les ensevelissait dans le même tumulus. Ce sont
là des faits d'une antiquité primitive que les Eddas et les Nibelun-
LES ORIGINES DU GERMANISME. 183
gen nous rappellent. Toutefois Tacite nous est témoin d'un sérieux
progrès. « Le maître tue quelquefois ses esclaves, dit-il, mais seu-
lement en général dans un mouvement de colère, comme on tue un
ennemi, à cela près que c'est impunément; » de sorte que, sauf la
punition ou le xveJirgcld, la vie de l'esclave est en somme presque
autant sauvegardée chez ces barbares que celle de l'homme libre.
Tacite remarque que les esclaves germains ne sont pas, comme ceux
de Rome, attachés à la personne du maître, à son service honteux
et corrupteur, mais plutôt à la glèbe, avec condition d'une redevance
en blé, en bétail, en vêtemens; nous avons vu la tradition eddique
décrire le travail servile presque sous les mêmes couleurs que celui
de l'homm.e libre, plus pénible et plus grossier seulement. L'escla-
vage conserve sans doute chez les Germains ses sources particu-
lières : le jeu et les dettes font perdre à beaucoup, dit Tacite, leur
liberté; les enfans nés de mariages entre hommes libres et esclaves
sont esclaves eux-mêmes. Cependant la source principale, c'est la
guerre; ce sont les vaincus qu'on réserve, ce semble, soit pour les
sacrifices aux dieux, soit pour la servitude. Germanicus ramena plus
d'une fois des convois de soldats romains pris par les barbares et
par eux réduits en esclavage. Quand sa flotte fut dispersée à l'em-
bouchure de l'Ems par ce terrible orage que Tacite a si admirable-
ment décrit, beaucoup d'entre eux, échoués sur les côtes septen-
trionales, éprouvèrent le même sort; il fallut les aller racheter en
Germanie. Les sagas islandaises montrent, à côté de l'esclavage pro-
prement dit, le travail libre protégé par la loi, et les langues germa-
niques ont encore au commencement du moyen âge toute une sé-
rie d'expressions qui dénotent plusieurs degrés entre les dernières
classes.-Ceile de Ute ou Uîe, par exemple {lezisto, letzte, le dernier,
le plus paresseux), avant de s'appliquer au barbare qui, en échange
de terres concédées, s'est engagé envers l'empire au service mili-
taire et à une redevance, paraît avoir désigné tout d'abord une con-
dition d'asservissement modéré. Il en était de même sans nul doute
de la condition représentée par le mot vicier ou meigcr : c'était le
serviteur surveillant ou intendant, le villicus romain, le majordome
et plus tard le maire. Tacite nous dit, en parlant des Suèves, que
les esclaves germains se distinguaient des hommes libres en ce
qu'ils n'avaient pas la permission de porter les cheveux longs; pro-
bablement il y avait aussi des différences de vêtemens que nous
ne pouvons reconnaître aujourd'hui. Quant à l'affranchissement,
les nombreuses cérémonies et formules, dont Grimm a recueilli les
traces ultérieures, prouvent qu'il était très fréquent en Germanie
avant même que l'influence chrétienne vînt le multiplier.
Il n'y avait pas sans doute d'aristocratie sacerdotale. César re-
18/i REVUE DES DEUX MONDES.
marque déjà qu'on ne trouvait pas au-delà du Rhin un sacer-
doce comparable à celui du druidisme celtique, la religion des
barbares n'exigeant sans doute ni un si grand appareil ni les soins
exclusifs d'hommes engagés par des liens spéciaux. Tacite, de
son côté, ne désigne nulle part un clergé germanique; mais il
mentionne plusieurs fois des fonctions, religieuses ou simplement
civiles, qui sont remplies par des prêtres, en vertu, ce semble,
d'une délégation publique et peut-être uniquement à titre tempo-
raire. Il parle quelque part du prêtre de la tribu ou de la cité. Un
curieux morceau d'Eunape représente les Goths traversant le Da-
nube pour entrer dans l'empire, et la petite troupe de chaque dis-
trict emportant ses objets sacrés que le prêtre accompagne. Dans
chacun de ces exemples, le prêtre est sans doute une sorte de ma-
gistrat, revêtu d'un caractère sacré pendant ses fonctions seulement.
Il inaugure, avons-nous dit avec Tacite, les délibérations de l'as-
semblée nationale par des sacrifices, par la proclamation de la trêve
sacrée, par l'injonction du silence. Pendant la session, il réprime
seul et punit les infractions à ces ordres; mais il peut être rem-
placé, du moins pour certains actes d'un caractère civil, par un
autre magistrat ou par un simple père de famille.
S'ils n'admettaient pas un clergé proprement dit, les Germains
de César et de Tacite connaissaient une véritable noblesse. On n'en
saurait douter à voir le soin que met ce dernier à distinguer le
noble non pas seulement de l'homme libre, de l'affranchi et de
l'esclave, mais encore de l'homme qui a conquis simplement une
illustration personnelle. Une noblesse s'appuie d'ordinaire sur des
privilèges héréditaires. Si celle-ci ne pouvait se fonder sur la pro-
priété foncière, qui n'existait pas, peut-être jouissait-ette d'un
double ivelirgdd; c'était dans ses rangs du moins qu'on choisissait
volontiers les magistrats, et que, pour certaines tribus, se comp-
taient les titulaires de la royauté. La plus grande puissance de cette
aristocratie avait dû être contemporaine des plus anciens temps de
la Germanie ; la lutte contre Rome et les troubles de l'invasion en
hâtèrent la chute, et, chez les peuples immédiatement mêlés à ces
agitations, les familles nobles de sang royal survécurent seules, ou
peu s'en faut.
La royauté germanique, elle aussi, dut être une institution fort
ancienne, destinée en tout cas à demeurer très vivace. Les Cimbres
et les Teutons la pratiquaient déjà. César ne la connaît pas : suivant
lui, les peuples barbares n'avaient pas de chef commun pendant la
paix; mais César n'a guère connu en Germanie que les Suèves et les
tribus voisines, situées non loin de la région rhénane, tandis qu'au
contraire. Tacite nous le dit, c'étaient surtout les peuples orientaux
LES ORIGINES DU GERMANISME. 185
de la Germanie, exempts de tous rapports avec les Romains, qui
avaient conservé ou adopté des rois. Puisque nous lisons souvent
dans les textes que d'anciennes familles avaient été longtemps en
possession de donner des rois à ces peuples, il est clair que, par le
fait et conséquemment par une sorte de droit issu de la coutume,
cette suprême dignité était devenue, ou à peu près, héréditaire.
Cela n'exclut pas un certain droit d'élection, tout au moins d'ap-
probation populaire, pouvant choisir entre les divers membres de
ces familles, ou même leur préférer par intervalles quelque chef
sans aïeux devenu tout d'un coup illustre. Toutefois l'empire d'une
sorte de tradition rendait nécessairement ces exceptions assez rares.
Suivant Tacite, les Goths étaient plus soumis que les autres peuples
germains à la royauté, mais sans que leur liberté eût beaucoup à
en souffrir. C'est dire qu'en général la liberté germanique et l'in-
stitution royale n'étaient pas inconciliables, que celle-ci n'était
pas de nature à prévaloir sur celle-là. On se rappelle Childéric ex-
pulsé par ses sujets et remplacé par Syagrius, on connaît l'his-
toire du vase de Soissons sous Clovis; elle prouve que, si le roi des
Francs était tout-puissant pendant la guerre, il ne l'était plus après
la victoire remportée en commun. INonibre de traits de l'histoire
du 'nord seraient à citer dans le même sens. Le roi de Suède Olaf
Skôtkonung, pendant le lliîiig de 1021, refusait de conclure avec le
roi de Norvège une paix désirée par ses sujets. Comme il venait, en
présence de tout le peuple, d'exprimer impérieusement son refus,
il se fit un grand silence, puis le larpnan Thorgny se leva, et l'assis-
tance presque entière avec lui. « Il paraît, dit-il, que les rois des
Svear sont aujourd'hui d'autre humeur qu'autrefois. Mon grand
père m'a souvent parlé du roi d'Upsal Éric Emundsson, qui, chaque
année victorieux, n'en écoutait pas moins de bonne grâce tout ce
que ses sujets avaient à lui dire. Mon père a vécu longtemps à côté
du roi Biôrn, dont il connaissait bien le caractère : le royaume était
fort et florissant, et cependant le roi Biôrn était d'un facile accueil;
mais le roi que nous avons aujourd'hui ne consent à rien entendre
que ce qui lui plaît. Hé bien! nous voulons, nous, roi Olaf, que tu
fasses la paix avec le roi de Norvège, et que tu lui donnes ta fille
Ingegerd en mariage. A cette condition, nous te suivrons tous pour
aller reprendre les états que tes aïeux ont jadis possédés. Sinon,
nous t'attaquerons et nous te tuerons, afin de ne souffrir de toi ni
guerre ni injustice. Ainsi firent nos pères lorsque, au i}ùng de Mula,
ils précipitèrent dans un marais, comme tu le sais fort bien , cinq
rois orgueilleux comme toi. Parle donc, et dis à l'instant quelles
conditions tu acceptes. « Ces paroles à peine prononcées, l'assem-
blée les approuva en frappant de l'épée, et le roi déclara qu'il
186 REVUE DES DEUX MONDES.
ferait ce qu'on lui demandait, puisque les rois ses prédécesseurs
avaient toujours admis leurs sujets dans leurs conseils. — Ces exem-
ples, qu'on pourrait multiplier, montrent une des principales diffé-
rences entre le monde germanique et les Celtes, chez qui, suivant
le témoignage de César, le peuple, privé de toute initiative et de
tout crédit, se voyait traité à peu près comme les esclaves.
En résumé, les institutions que le livre de Tacite nous laisse
apercevoir chez les Germains du i" siècle après l'ère chrétienne
sont encore indécises, mais n'en traduisent pas moins clairement
ce qu'était ce génie barbare. Si elles n'admettaient pas univer-
sellement la royauté, toutes les tribus y inclinaient cependant,
voyant en elle une dignité plus militaire que religieuse, une fonc-
tion d'intérêt commun déléguée par la confiance des peuples, for-
tifiée ensuite et en partie consacrée par leur dévoûment, toujours
conditionnelle néanmoins et révocable. Conception bien différente
de celle du monde romain, suivant laquelle tout magistrat passait
pour recevoir comme inaliénable pendant un temps le dépôt de
l'intégrité du pouvoir, sans parler de la théorie du césarisme, qui
supposait l'accumulation de toutes les puissances et l'aliénation de
toutes les volontés entre les mains et au profit d'un seul. Si l'exis-
tence d'une aristocratie était chez les Germains un fait plus général
que celle de la royauté , encore faut-il remarquer qu'elle avait sa
raison d'être, elle aussi, dans la reconnaissance nationale pour des
services permanens et héréditaires, plutôt que dans la seule vertu
de la tradition. Ces barbares n'aliénaient pas leur indépendance :
égaux entre eux sous des chefs élus par eux-mêmes, ils traitaient
leurs affaires en commun dans leurs assemblées partielles ou géné-
rales.
C'est ce qui empêche d'être absolument vaine la question, si
souvent agitée, — et qu'on n'est d'ailleurs tenu qu'à entrevoir
quand on se place, comme nous, au temps de Tacite, — à savoir
quelles institutions germaniques ont continué de se développer
après l'invasion au milieu du travail de la société nouvelle. Sans
doute il ne se pouvait pas que l'instinct de la liberté civile et poli-
tique, dont les Germains avaient fait preuve, detneurât stérile.
Toutefois le problème est des plus complexes, et, en dehors de
quelques traits tout généraux et un peu vagues qu'on aperçoit
d'abord, il ne peut s'aborder sérieusement que par un attentif et pa-
tient examen des textes du moyen âge. Même au lendemain de la
conquête, comment distinguer les pures traces germaniques, alors
que s'exercent avec tant de puissance les influences romaine et
chrétienne? La savante organisation de l'empire n'avait-elle pas
prévu et pratiqué presque toutes les formes? ne connaissait -elle
LES ORIGINES DU GERMANISME. 187
pas les concessions territoriales en échange du service militaire ou
des redevances, les bénéfices, les emphytéoses, la condition des
lètes? Il est vrai toutefois que la constitution féodale du moyen âge
trahit des tendances et admet des principes qui paraissent avoir été
réellement inaugurés par le génie germanique. Rien n'est plus éloi-
gné à coup sûr des habitudes de la centralisation immaine que ce
fractionnement de la société en groupes rattachés entre eux, non par
une loi commune, émanant d'une autorité unique s'imposant à tous,
mais par le double lien d'une protection et d'un dévoûment réci-
proques. Le roi n'est plus ici que le premier des suzerains : à ses
droits suprêmes correspondent de suprêmes devoirs. En vain la
tradition romaine, appelant à son aide la consécration de l'église,
essaiera-t-elle de lui rendre l'autorité des anciens césars : le germe
du self-govermnent a été déposé au sein du monde moderne, et ne
sera plus étouffé. Avec les assemblées représentatives pour organes,
se fondera un gouvernement d'une forme nouvelle, inconnue de
l'antiquité, et d'un cadre assez flexible ou assez large pour donner
place au rôle nécessaire de classes nombreuses de citoyens jusqu'a-
lors non comptées dans l'état.
Cette transformation considérable résume à peu près à elle seule
tout le changement apporté par le germanisme dans l'ordre des
idées politiques et sociales. Il nous reste à considérer quelles mo-
difications morales et intellectuelles devaient s'accomplir en même
temps, et à rechercher ce qu'allait devenir le génie classique aux
prises avec la première influence du génie barbare et avec l'aspect
d'un monde nouveau.
A. Geffroy.
LES COALITIONS
DE PATRONS ET D'OUVRIERS
Les lois sur les coalitions de patrons ou d'ouvriers vont de nou-
veau être soumises à l'examen de l'assemblée nationale. L'opinion
publique suivra sans nul doute avec un vif intérêt la réouverture des
débats législatifs sur ce grave sujet. Chacun sent aujourd'hui que
le maintien de la paix publique est intimement lié à l'apaisement
des relations entre les classes industrielles; mais comment éviter le
retour des grèves stériles et des conflits désastreux qui ont troublé
les dernières années de l'empire avant d'aboutir à la catastrophe
de l'année 1871? Quelques personnes attribuent presque exclusi-
vement à la loi de 186/i et à l'abrogation des articles du code pé-
nal interdisant les coalitions les crises qui ont surgi dans nos grands
centres manufacturiers, et demandent qu'on revienne simplement
à la loi de 18Ù9. Certains partisans de la liberté critiquent aussi,
toutefois en un sens contraire, la législation de 186^ ; suivant eux,
les concessions faites à cette époque sont insuffisantes : les obstacles
dont on a entouré dans la pratique le nouveau droit en rendent l'u-
sage à la fois stérile et dangereux; l'application du droit commun
aux délits commis par les grévistes serait seule conforme à la jus-
tice et aux véritables intérêts du pays. Entre ces deux opinions ex-
trêmes, on trouve de nombreuses propositions qui ont pour but
d'améliorer la loi de 186/i en modifiant plusieurs termes équivo-
ques ou incohérens, sans accepter pourtant soit le retour à la loi de
18/i9, soit la suppression des pénalités spéciales. D'autres enfin
voudraient maintenir le droit de coalition, mais le réglementer et
poser certaines limites à la liberté. Entre ces divers partis, quel
est le meilleur? Et d'abord faut-il rétablir l'interdiction des coa-
LES COALITIONS DE PATRONS ET D'oUVRIERS. 189>
litions (1)? C'est à ces questions que nous allons essayer de ré-
pondie.
I.
Tandis que chez nous on parle de revenir sur la réforme opérée
en 186Zi, les peuples dont l'industrie est parvenue au plus haut
degré d'activité marchent d'un pas ferme dans la voie de la liberté.
Les Anglais et les Suisses s'y étaient engagés bien avant nous; les
Belges et les Allemands nous y ont suivis. Chez ces quatre nations,
le principe de la liberté est définitivement consacré; on a reconnu
la nécessité de supprimer les vieilles lois prohibitives et d'accorder
dans sa plénitude le droit de coalition. En Angleterre, on le sait, la
réforme, proposée par Joseph Hume et défendue par Huskisson, date
de 182/1. Dès cette époque, le ministre anglais déclarait que « les
lois contre les coalitions avaient plus que toute autre cause contri-
bué à les multiplier et aggravé les maux auxquels on voulait porter
remède. » De son côté, le comité d'enquête disait dans son rapport
que « non-seulement les lois existantes étaient insuffisantes contre
les coalitions, mais qu'elles produisaient l'irritation et la défiance,
et donnaient aux crises ouvrières un caractère de violence qui les
rendait éminemment dangereuses pour l'ordre public. »
En aucun pays, les relations des ouvriers et des patrons n'ont été
plus réglementées qu'en Angleterre. Le premier statut sur ce sujet
remonte au xiv' siècle. Sous le règne d'Edouard III, en 1350, le taux
des salaires fut fixé pour les principales professions du royaume. Sous
Edouard VI, un autre act constate que des travailleurs « ont conspiré
et se sont liés par des sermons, au grand dommage des sujets de sa
majesté, pour fixer le nombre d'heures de la journée de travail, » et
frappe les coupables de peines rigoureuses : amende de hO livres, pi-
lori, dans certains cas l'oreille tranchée. Depuis cette époque, trente-
sept acts furent successivement votés par le parlement pour régler les
difficultés relatives aux rapports des maîtres et des ouvriers; cepen-
dant le but ne fut jamais atteint. Lorsque la loi de 182/i abrogea cette
longue série d'ordonnances, on venait, depuis vingt ans, d'assister à
des grèves terribles. Les tradcs-unions s'étaient multipliées malgré
de nombreuses entraves; leurs menées souterraines, leurs violences
et leurs crimes étaient bien faits pour effrayer l'opinion publique.
Dès 1807, le père de Robert Peel se plaignait du peu de sécurité dont
jouissait la propriété industrielle. « Beaucoup de capitalistes, "di-
sait-il, songent sérieusement à transporter leurs biens et leurs fa-
milles dans d'autres pays où ils pourront trouver plus de protection, i»
(1) C'est là ce que demande le projet de loi déposé récemment par M. Pcltereau-
Yilleneuve et plusieurs autres députés.
190 REVUE DES DEUX MONDES.
En 1810, 30,000 ouvriers des filatures de Manchester et des environs
se mettaient en grève, et se laissaient entraîner à de graves désor-
dres; en 1811, les ouvriers bonnetiers de Nottingham protestaient
contre l'introduction des machines par une véritable insurrection.
Les lucidités, — c'est ainsi qu'on les désignait du nom d'un de leurs
chefs, — pillèrent et brûlèrent les manufactures. Pendant six ans,
leurs ravages continuèrent, les mesures les plus sévères durent
être prises contre eux : en une seule année, on en pendit 18 à York.
Dans les cas ordinaires, on appliquait aux grévistes la loi martiale.
La loi de 182A, en établissant la liberté des coalitions, n'a pas su-
bitement arrêté le mal; depuis cette époque, l'industrie anglaise
s'est vue troublée par de nombreux conflits. Cependant il est un
fait incontestable : malgré les réclamations d'une partie des manu-
facturiers, malgré les excès commis par les tj-ades-unions et les
souffrances qui en sont résultées, la liberté a été constamment
maintenue. Les modifications successives apportées à la législation
ont laissé intact le principe consacré dès 182^
Aujourd'hui, après une aussi longue expérience, après les nom-
breuses enquêtes parlementaires qui ont éclairé toutes les faces du
sujet, on peut penser que l'Angleterre doit être édifiée sur la néces-
sité de prohiber ou d'autoriser les ligues d'ouvriers ou de patrons.
Eh bien! le résultat de ces cinquante années de pratique est une loi
que le parlement a votée l'année passée ; cette loi fait tomber les
dernières barrières auxquelles venaient se heurter les coalitions.
Moyennant certaines conditions de publicité, elle offre l'existence
légale aux trades-unions, et, tout en assurant l'ordre général et le
respect de la liberté individuelle par des mesures très rigoureuses
prises contre les perturbateurs, elle donne une entière facilité à l'en-
tente des entrepreneurs ou des ouvriers. Les ligues des employeurs,
comme on dit en Angleterre, et celles des travailleurs sont affran-
chies de toute entrave, pourvu qu'on n'ait recours ni à la fraude ni
à la violence; dans ce dernier cas, des peines sévères rappellent aux
plus ignorans la différence qui existe entre la liberté et le mépris
des droits d' autrui.
De grands progrès se sont ainsi réalisés; on voit aujourd'hui des
grèves durer plusieurs semaines sans entraîner de désordres sé-
rieux. Celle toute récente des mécaniciens de Newcastle a offert un
spectacle saisissant : près de 10,000 ouvriers chômèrent pendant
cinq mois, surexcités par des ligues et des meetings formés dans
tout le royaume, luttant contre l'introduction des ouvriers étran-
gers, allemands ou belges, auxquels les patrons voulaient, par une
tactique légitime, ouvrir leurs ateliers, et obtenant enfin une tran-
saction qui leur assurait certains avantages au point de vue de la
réduction des heures de la journée de travail. Durant ce long et
LES COALITIONS DE PATRONS ET d'oUVRIERS. 191
malheureux conflit, l'ordre ne fut pas un seul instant compromis,
la justice n'eut à réprimer que de rares actes d'intimidation. De
pareils faits ne se produisent pas sans agir vivement sur l'opinion;
le parlement en a tiré des conclusions favorables à la liberté. Ses
récentes discussions à propos du bill sur les trades-unions ont
prouvé qu'en somme aucun parti ne regrettait le rappel des an-
ciennes lois.
L'exemple de l'Allemagne n'est pas moins frappant. On sait avec
quelle persistance ont été maintenus dans ce pays, et notamment en
Prusse, les liens corporatifs et administratifs. Brisées une première
fois après léna par la vigoureuse initiative de Stein, les anciennes
entraves se resserrent promptement et ne commencent à se relâcher
qu'après 18/i8. C'est de cette époque que date la propagande d'é-
conomistes distingués tels que MM. Schulze-Delitzsch, J. Faucher,
Michaëlis, à qui l'on doit l'expansion des associations de crédit po-
pulaire, ainsi que les premières réclamations en faveur de la liberté
de l'industrie. Malgré leurs efforts, la question des coalitions vint
seulement en 1865 à la chambre des représentans. Après de longs
débats, où les défenseurs de la liberté eurent à lutter contre l'al-
liance du parti féodal avec le parti socialiste, une loi libérale fut
enfin votée en 1866. En 1869, le principe sanctionné par cette loi
a été de nouveau discuté au moment de la délibération générale du
code industriel de la confédération du nord et de nouveau confirmé
par la majorité; aujourd'hui la liberté des coalitions est complète
en Allemagne.
La Belgique a conservé jusqu'en 1866, dans son code pénal, nos
anciens articles 414 et suivans; mais, depuis cette époque, elle a
imité notre exemple, et elle possède comme nous la liberté des
coalitions. Cette liberté existe également en Suisse; le seul canton
où les associations ouvrières soient soumises à certaines restrictions
est celui de Zurich. Quant aux États-Unis, il suffira d'un trait pour
montrer quel degré d'indépendance y est laissé aux unions indus-
trielles. En 1867, un agent diplomatique anglais, ayant reçu de
son gouvernement la mission de prendre auprès du ministère amé-
ricain des informations à ce sujet, écrivait au foreign office : (c Le
secrétaire au département de l'intérieur m'a répondu qu'il n'existait
dans son administration aucun document sur l'objet en question, et
qu'il était incapable de me fournir des renseignemens positifs. »
Le principe de la liberté, proclamé par nos voisins, consacré chez
nous par la réforme de 1864, peut-il encore être contesté? L'an-
cienne doctrine d'après laquelle toute coalition des ouvriers ou des
patrons était considérée comme illégitime, qui défendait aux entre-
preneurs ou aux travailleurs de se concerter pour débattre le prix de
la main-d'œuvre et de se retirer simultanément du marché, si leurs
192 REVUE DES DEUX MONDES.
conditions étaient repoiissées, cette théorie pourrait-elle être de
nouveau soutenue? Précisons bien la question. Depuis qu'en France
les fondateurs de l'économie politique moderne ont, au xviii^ siècle,
proclamé la liberté du travail, « la plus sacrée et la plus imprescrip-
tible des propriétés, » depuis que la révolution a placé cette maxime
à la base de nos institutions, on est arrivé nécessairement à conclure
qu'en principe les relations de l'entrepreneur et du travailleur, as-
similées à celles d'un vendeur et d'un acheteur quelconque, doivent
être, comme celles-ci, absolument libres. Après avoir été bien long-
temps entravé par des règlemens restrictifs de toute espèce, le droit
de l'ouvrier et du patron à discuter en toute liberté leurs intérêts
réciproques et à refuser de se lier l'un vis-à-vis de l'autre tant que
les conditions de l'engagement n'ont pas été débattues et agréées par
les deux contractans, ce droit est reconnu comme indéniable. Les
objections ne se produisent que lorsqu'on passe de l'individu isolé
à un groupe d'individus. Qu'un certain nombre de patrons et d'ou-
vriers s'entendent pour formuler leurs prétentions en menaçant de
se retirer collectivement, si ces conditions ne sont pas acceptées,
c'est là, dit- on, un délit; la justice doit sévir, en supposant même
qu'il n'ait été porté atteinte ni à la liberté individuelle ni à l'ordre
public. Comment justifie-t-on cette théorie?
Un coup d'œil jeté sur les discussions de nos assemblées prouvera
combien sont faibles les raisonnemens employés jusqu'ici. Il faut
remonter à l'origine des débats publics qui ont eu lieu sur ce sujet.
Le premier date de juin 1791. La suppression des corporations, ju-
randes et maîtrises avait été prononcée dans la nuit du h août 1789
et réalisée par le décret du 16 février 1791. Dès le mois de juin de
la même année, les ouvriers employés dans les ateliers de la ville de
Paris se mettent en grève. La constituante pense que cette tenta-
tive cache un essai de restauration des privilèges qu'elle vient de
détruire, et ordonne de réprimer les entreprises de ce genre. Cha-
pelier, chargé de faire le rapport, déclare que « toute coalition est
contraire aux principes constitutionnels qui suppriment les corpo-
rations. » L'orateur procède par affirmations, et ces affirmations pa-
raissent aujourd'hui bien hasardées. « Il ne doit pas être permis
aux citoyens de certaines professions, dit-il, de s'assembler pour
leurs prétendus intérêts communs. Il n'y a plus de corporations dans
l'état; il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu et
l'intérêt général. » Il termine par cette déclaration parfaitement
socialiste : « les assemblées des ouvriers se sont dites destinées à
procurer des secours aux travailleurs de la même profession ma-
lades ou sans travail;... c'est à la nation, c'est aux offirîo's publics
en son nom, à fournir des travaux à ceux qui en ont besoin pour
leur existence, » Ceci, on le voit, se rapproche beaucoup de la théorie
LES COALITIONS DE PATRONS ET d'oUVRIERS. 193
du droit au travail (1). La loi du lZi-17 juin 1791 défendit « aux
citoyens d'un même état ou profession de nommer ni présidons, ni
secrétaires, ni syndics, de tenir des registres, prendre des arrêtés ou
délibérations sur leurs prétendus intérêts communs. » Quatre mois
plus tard, les chambres de commerce étaient supprimées (16 octobre
1791).
Le consulat, par la loi du 22 germinal an xi, confirma et aggrava
la législation précédente : toute coalition de la part des ouvriers
«cessant en même temps de travailler... pour enchérir les travaux»
fut punie de six mois de prison; la coalition des patrons n'entraî-
nait qu'une amende de 100 à 3,000 francs et un mois de prison au
maximum. Le code pénal de 1810, tout en adoucissant la punition,
laissa subsister l'inégalité de peine : les articles Mh, àib et suivans
frappèrent les ouvriers coalisés d'un mois au moins et de trois mois
au plus d'emprisonnement. Les chefs ou moteurs pouvaient être
condamnés à cinq ans de prison et à la surveillance de la haute
police; les patrons ne s'exposaient qu'à une amende de 200 à
3,000 francs et à un emprisonnement, variant de six jours à un mois.
Ici il n'était plus question de peines spéciales contre les chefs ou
moteurs. En outre la coalition des patrons devait être « injuste et
abusive » pour donner lieu à des poursuites, tandis que dans l'ar-
ticle relatif aux ouvriers on avait omis ces mots. Sous la restau-
ration et la monarchie de juillet, le maintien de ces lois rigou-
reuses souleva de vives réclamations : des grèves nombreuses, des
agitations sanglantes, des sociétés secrètes habilement fondées,
vinrent prouver l'inefficacité des mesures restrictives. « Il ne s'est
guère passé d'année durant ce laps de temps, dit M. Levasseur (2),
sans que les tribunaux aient eu à juger un ou plusieurs procès de
coalition, et pourtant le parquet ne recherchait pas ces procès; il
laissait volontiers sommeiller la loi tant que des faits publics de
violence ne se produisaient pas. » Malheureusement de sérieux dé-
sordres éclatèrent trop souvent; plusieurs émeutes sortirent des
conciliabules souterrains des centres socialistes. Néanmoins ce n'est
qu'en 18/i9, à l'assemblée législative, que le débat fut ouvert de
nouveau au sujet des coalitions. Cette fois encore, une loi prohi-
bitive fut votée par la majorité; elle a été maintenue jusqu'en 186/i,
et en ce moment on voudrait nous y ramener.
Quels sont cependant les argumens qui furent alors invoqués? C'est
expressément jt?OMr assurer la liberté du travail et de V industrie que
(1) La révolution entrait alors dans la voie qui devait la conduire à de dangereuses
innovations; il suffit de rappeler ici le rapport du comité pour l'extinction de la men-
dicité.
(2) Histoire des classes ouvrières depuis 1789.
TOME xcviii. — 1872, 13
I9li REVUE DES DEUX MONDES.
le rapporteur de 18/i9, M. de Vatimesnil, réclame l'intervention delà
loi contre le concert des capitalistes ou des travailleurs. Toute la
question est de savoir ce qu'on appelle la liberté du travail. Yoici
dans quelles conditions exclusives cette liberté existe suivant M. de
Vatimesnil. Il faut, dit-il, considérer deux élémens : d'abord la pro-
portion des offres opposée à celle des demandes, ou, si l'on veut,
la quantité des commandes prises en bloc comparée à la quantité
des bras qui sont prêts à les exécuter; puis la concurrence à laquelle
se livrent entre eux ceux qui font soit les offres, soit les demandes,
autrement dit les entrepreneurs et les ouvriers. (( Quand ces élé-
mens de la fixation des prix agissent sans entraves, l'industrie, le
commerce, le travail, sont libres, et les prix s'établissent d'une ma-
nière vraie et loyale. Dans le cas contraire, la liberté est altérée, et
les prix deviennent factices. Or les coalitions ont pour résultat ma-
nifeste de détruire ou de modifier les effets de la concurrence.
Elles sont donc contraires à la liberté du commerce, de l'industrie
et du travail. » Est-il besoin d'insister longuement sur les défauts de
ce raisonnement? L'auteur y réunit en un seul argument deux con-
sidérations très différentes. Les coalitions, dit-il, modifient ou dé-
truisent les effets de la concurrence. Qu'elles modifient la concur-
rence, on ne peut le nier, car c'est là précisément le but qu'elles se
proposent, comme toutes les formes possibles d'association contrac-
tée entre des intérêts individuels. Chaque fois que ceux qui font
des offres ou des demandes se lient par une société de courte ou de
longue durée, par une union, par un syndicat quelconque, ils sub-
stituent l'action collective à l'action isolée; lafasion des capitaux en
sociétés grandes ou petites, puis des sociétés en vastes aggloméra-
tions, leur donne sur les divers marchés une puissance considé-
rable. Toutefois lorsque les contrats qui lient les divers intéressés
sont conclus librement, lorsqu'il n'est fait usage ni de la fraude,
ni de la force, soit entre les associés, soit à l'égard des tiers, com-
ment prétendre que les associations portent atteinte à la liberté du
travail en détruisant la concurrence? N'est-ce pas imiter certains
déclamateurs populaires qui, en présence de toutes les grandes
sociétés industrielles modernes, crient au monopole? La loi doit être
la même pour toutes les associations, qu'il s'agisse du travail ou du
capital. Elle ne peut empêcher les intéressés de conclure des con-
trats tant que les parties n'usent que de moyens légitimes. Si la
liberté individuelle ou l'ordre public est violé, que la justice inter-
vienne, c'est son devoir. Tant que les personnes et les propriétés
sont respectées, elle doit s'abstenir. Si quelque chose peut com-
promettre ou détruire la concurrence, ce sont précisément des lois,
âes règlemens qui viendraient, aussi bien que des menaces ou l'em-
ploi de la force, entraver le droit naturel qu'a chaque individu de
LES COALITIONS DE PATRONS ET d'oUVRIERS. 195
combiner son propre intérêt avec celui de son voisin. Sous prétexte
d'assurer la liberté du travail, on la supprime en interdisant la
coalition.
C'est là qu'on arriva en 18/i9; on voulut empêcher le coiicert et
punir la coalition sans tenir compte ni des intentions ni des cir-
constances. Jusque-là du moins, dans l'article M 5, les mots injuste-
ment et abusivement, s'appliquant à la tentative de faire varier les
salaires, spécifiaient dans le cas des patrons le caractère que devait
avoir la coalition pour se transformer en délit; la loi de 18ii9 les
supprime. Depuis, les tribunaux ont toujours jugé' que « la coali-
tion était punissable dans tous les cas, quelle que fût l'intention des
coalisés, quelque légitime que pût être leur prétention, quelque
exempts de blâme et d'immoralité que fussent les moyens employés
pour former ou maintenir la coalition (1). » La loi du 27 novembre
18/i9 punit également les coalitions de patrons et d'ouvriers d'un
emprisonnement de six jours à trois mois et d'une amende de
16 francs à 3,000 francs. Les chefs ou moteurs s'exposaient à la sur-
veillance de la haute police et à un emprisonnement variant de
deux à cinq ans.
Le rapporteur du projet de loi de 186A n'eut pas de peine à dé-
montrer l'insuffisance des raisons présentées par ses prédécesseurs.
D'ailleurs l'expérience avait parlé; la logique des faits s'était mon-
trée plus forte que les argumens qu'on lui avait opposés. Après
quinze années de pratique, l'inefficacité de la loi de 18A9 était re-
connue par tous les hommes de bonne foi. Toujours discutée et ap-
pliquée très inégalement, la nouvelle législation n'avait pas empê-
ché les coalitions. De 1853 à 1862, 749 coalitions d'ouvriers et
98 de patrons furent jugées; dans l,/i27 cas, les poursuites avaient
été commencées, puis abandonnées. Ces chiffres donnent une
moyenne d'environ 200 affaires qui ont été annuellement portées
devant les tribunaux, et pourtant l'autorité ne se servait pas volon-
tiers de la loi; les magistrats l'appliquaient comme à regret. « Ils
semblaient presque, dit un document administratif, protester contre
l'existence du déht que le code les forçait de réprimer. » Ils for-
mulaient des peines légères que d'ordinaire le souverain effaçait sur
la recommandation du tribunal lui-même. Des avocats célèbres dé-
fendaient les grévistes devant les tribunaux, et Berryer donnait
l'exemple en plaidant plusieurs fois pour eux. L'opinion publique se
prononçait presque toujours en faveur des accusés, et, par crainte
de voir condammer des fautes d'un caractère douteux, facilitait l'im-
punité des coupables. Ce sont là les inconvéniens d'une législation
(1) Voyez l'arrêt de la ooui- de cassation du ii4 février 1859 et celai du la no-
vembre 1862.
196 REVUE DES DEUX MONDES.
qui s'appuie sur des bases mal fixées. La moindre incertitude dans
le principe rend la loi impuissante; on n'a ni les avantages de la
liberté, ni les garanties de la répression, et, par une intempestive
sévérité, on désarme la justice.
II.
Les auteurs de laloidel86/i ont cherché à remédier à cette fausse
situation. D'après leurs propres déclarations, le but qu'ils ont pour-
suivi est double : d'une part assurer la légitimité de la coalition
pure et simple, de l'autre frapper sévèrement les délits ou excès
qui accompagneraient l'usage du droit nouveau. C'est là d'ailleurs
l'objet qu'on s'est proposé partout où les anciennes lois restrictives
ont été supprimées. Partout aussi on est venu se heurter dans l'ap-
plication à de nombreux écueils. S'il est aisé en effet d'établir en
théorie la distinction entre la coalition légitime et celle qui ne l'est
pas, de prononcer des peines contre les délits commis sous pré-
texte de coalition, en réalité la répression n'est pas facile, et on
peut craindre que la distinction faite par le légistateur ne soit in-
suffisante dans la pratique.
On a cent fois énuméré les obstacles que rencontre la justice dans
les poursuites de ce genre. L'esprit de corps qui lie les ouvriers
entre eux, la crainte des représailles, font que ceux qu'on opprime
aiment mieux souffrir en silence que de porter plainte. Les me-
neurs exploitent habilement la crédulité ou la timidité du plus
grand nombre; ils entraînent leurs compagnons, et savent eux-
mêmes se dérober à l'action de la justice quand le moment critique
est venu. Ces difficultés sont réelles, et on ne songe pas à les nier;
mais sont-elles insurmontables? SufTisent-elles à justifier cette as-
sertion tant de fois repétée, que, si le droit de coalition est accordé,
l'impunité est du même coup assurée à la violation de la liberté in-
dividuelle, à l'oppression des minorités par les majorités? qu'en
prétendant affranchir le travail, on le soumet « à un despotisme plus
pesant que celui du tsar Pierre ou du sultan Mahmoud, » comme le
disait O'Connell en parlant des premières unions anglaises, et que
par conséquent le mieux est d'interdire la coalition elle-même?
Nous n'admettons pas cette conclusion. Dans bien des cas, la liberté
engendre des excès difficiles à punir; ce n'est pas une raison pour la
supprimer. La liberté de la presse, celle des réunions, donnent lieu
à de nombreuses objections; on a souvent vu combien il était mal-
aisé de réprimer les abus qu'elles produisent, et, trop souvent aussi
sous ce prétexte, on a cru pouvoir les faire disparaître; mais les es-
prits libéraux ont toujours protesté contre cette façon d'agir.
Les excès du droit de coalition sont faciles à constater, et les
LES COALITIONS DE PATRONS ET d'oUVRIERS. 197
désordres qu'ils engendrent frappent tous les yeux. Est-ce un mo-
tif pour abandonner le droit lui-même? Non. Que le législateur
s'ingénie à trouver des moyens sûrs, prompts, énergiques, pour
réprimer les fauteurs de violences ou de désordres. Comme l'a dit
M. J. Stuart Mill, la première condition de la liberté des coalitions,
c'est que celles-ci soient volontaires; jamais on ne punira trop ri-
goureusement ceux qui par les menaces ou la force, contraignent
d'autres ouvriers à faire partie d'une ligue ou d'une grève. Cette
condition est dans la pratique difficile à réaliser; mais les raisons
supérieures du droit subsistent. Conservons la liberté, et cherchons
les meilleurs moyens de la concilier avec le respect des minorités
et le maintien de l'ordre public.
La loi de 1864 rempht-elle cet objet? A-t-elle établi nettement
la distinction des coalitions légitimes et illégitimes? Il faut d'abord
élucider un point qui, en France, comme chez nus voisins, a donné
lieu à de vives controverses. Toutes les fois que la question des
coalitions a été agitée, une notable fraction de l'opinion publique a
demandé la suppression de toute législation spéciale sur ce sujet,
et le retour pur et simple au droit commun. Déjà cette réclamation
avait été faite en 18/i9 par une partie de la gauche, et on se sou-
vient qu'en J86/i elle a été de nouveau soulevée avec énergie par
l'opposition. La proposition trouvera probablement encore cette
fois sur les bancs de l'assemblée un certain nombre de défenseurs.
Le parti démocratique a toujours déclaré qu'il considérait le code
pénal comme bien suffisant contre les délits qui peuvent naître du
droit de coalition; toute pénalité spéciale lui a paru être une injus-
tice. Cette opinion extrême a été soutenue dans chacun des pays où
la réforme de l'ancienne législation industrielle a été agitée depuis
quelques années; le débat s'est élevé en Angleterre comme en Bel-
gique et en Allemagne. Malgré de nombreuses protestations, les
chambres de ces divers pays ont, comme la nôtre en iS6li, appli-
qué aux délits commis dans les coalitions des dispositions pénales
particulières; nos législateurs ne mériteraient donc pas sur ce point
plus de reproches que ceux des pays voisins. La vive opposition
qui est née au sujet du droit commun est-elle bien justifiée? N'at-
tache-t-on pas aux mots une valeur excessive? L'important en cette
matière, c'est que la loi ne soit pas une loi d'exception frappant une
certaine classe, épargnant les autres. Il est non moins essentiel que
les limites de ce qui est permis et de ce qui est défendu soient net-
tement tracées, que la place laissée à l'interprétation arbitraire soit
aussi réduite que possible. Une fois ces principes admis, on peut
discuter sur l'opportunité de poursuivre tel ou tel délit, et sur la
gravité des peines qu'on inscrit dans la loi; mais la question de
forme devient secondaire. Il s'agit d'examiner si la législation exis-
198 iW.VVE DiiS UliUX MONDES.
tant au moment du rappel des anciennes lois i-estrictives prévoit et
frappe suffisamment chacun des actes qu'on veut punir. Dans le cas
négatif, le recours à des clauses additionnelles est indispensable.
On a rappelé avec raison, dans la discussion de 186/j, que, lorsque
l'assemblée législative voulut eu 1849 régler l'exercice du suffrage
universel, des peines spéciales furent inscrites dans la loi électorale
contre « ceux qui par voies de fait, violences ou menaces contre
un électeur, l'auront déterminé ou auront tenté de le déterminer à
s'abstenir de voter, ou auront soit influencé, soit tenté d'influencer
son vote. )> On trouverait dans nos codes bien des exemples pareils
qui n'ont jamais motivé de réclamations. Pourquoi envisager autre-
ment le sujet qui nous occupe?
Les critiques qui portent sur l'obscurité et l'ambiguïté de la loi
de ISôk nous paraissent mieux fondées; on se souvient des orages
qu'ont soulevés sur les bancs de la gauche des expressions mal dé-
finies comme celle de « manœuvres fraudideuses » introduites dans
le texte de la loi, le maintien de l'article liiQ, qui conservait le dé-
lit « de défenses, proscriptions, interdictions prononcées par suite
d'un plan concerté, » et qui, mal interprété, pouvait faire tomber
presque toutes les coalitions sous le coup du code pénal. On avait
le droit de craindre qu'une loi ainsi formulée ne fût qu'une con-
cession apparente , fertile en dangers pour ceux qui voudraient en
faire usage. Le mot de « piège » fut même appliqué au projet gou-
vernemental; ni les déclarations des auteurs de ce projet, ni la
pratique de la loi n'ont pu dissiper la mauvaise impression pro-
duite dès l'origine. II y a là d'utiles changemens à réaliser. 11 faut
ôter à la loi tout caractère éc{uivoque, supprimer les expressions
vagues. La rédaction de l'article hià est peu claire et pourrait être
précisée (1). L'aggravation de peine contenue dans l'article hib
n'est pas suffisamment motivée. Par contre , la punition beaucoup
plus légère portée par l'article 41(5 contre « les amendes, défenses,
progçriptions, interdictions, prononcées par suite d'un plan con-
(1) « Art. 414. Sera puni d'un emprisonnement de six jours à trois ans et d'une
amende de IG francs à 3,000 francs, ou de l'une de ces deux peines seulement, qui-
conque à l'aide de violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses, aura
amené ou niaintenu, tenté d'amener ou de maintenir une cessation concertée de tra-
vail, pour forcer la hausse ou la baisse des salaires ou porter atteinte au libre exercice
de l'industrie ou du travail.
« Art. 415, Lorsque les faits punis par l'article précédent auront été commis par suite
d'un plan concerté, les coupaljles pourront être mis, par l'arrêt ou le jugement, sous
la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus.
« Art, 41G. Seront punis d'un emprisonnement de six jours à trois mois et d'une
amende de 16 francs à 300 francs, ou de l'une de ces deux peines seulement, tous ou-
vriers, patrons et entrepreneurs d'ouvrage qui à l'aide d'amendes, défenses, proscrip-
tions, interdictions prononcées par suite d'un plan concerté, auront porté atteinte au
libre exercice de l'industrie ou du travail. »
LES COALITIONS DE PATRONS ET d' OUVRIERS. 199
certé, » n'est pas en proportion avec celle qui frappe (art. hUi) les
menaces ou manœuvres frauduleuses.
En Allemagne et en Belgique, on a réuni toute la partie pénale
de la loi en un seul article qui frappe les divers délits : dans le
code belge, d'un emprisonnement de huit jours à trois mois et d'une
amende de 26 fr. à 1,000 fr.; en Allemagne, d'un maximum de
trois mois de prison. En Angleterre, suivant l'usage de la législa-
tion nationale, on a fait une liste détaillée et presque minutieuse des
atteintes qui peuvent être portées a la liberté du travail; « un amen-
dement à la loi criminelle » voté récemment contient cette série de
délits et renonciation des peines, qui sont fort rigoureuses et attei-
gnent dans certains cas des fautes difficiles à déterminer. Ainsi le
seul fait de stationner à la porte d'un atelier ou d'une maison par-
ticulière pour attendre un ouvrier au passage et lui faire une com-
munication ou une réclamation est considéré comme un délit. De
nombreuses protestations sont soulevées en ce moment par les
classes laborieuses contre la rédaction de Yact, qui, interprété trop
à la lettre, les soumettrait à une répression excessive. Le récent
congrès des trades-imions tenu à Nottingham a, par un vote una-
nime, demandé la révision de cette partie de la législation pénale,
et plusieurs membres du parti libéral se sont engagés à présenter
ces réclamations au parlement dans sa prochaine session.
Revenons à la France : quelques-uns des reproches les plus vifs
adressés en 1864 à la nouvelle loi n'ont plus aujourd'hui autant de
raison qu'à cette époque. Tout en accordant la liberté des coali-
tions, le gouvernement impérial prétendait maintenir rigoureuse-
ment l'interdiction des réunions publiques et l'article 291 du code
pénal ainsi que la loi d'avril 1834, qui prohibent les associations
de plus de vingt personnes. C'était tomber dans une singulière con-
tradiction, et l'opposition ne se fit pas faute de mettre en relief
cette inconséquence du législateur. Ne se bornait-il pas à une fic-
tion lorsqu'en autorisant de nom la coalition il menaçait les gré-
vistes de poursuites pénales pour s'être réunis, ce qui est indispen-
sable si l'on veut s'entendre, ou pour s'être associés, ce qui est le
fond même de la coalition? On avait entouré l'exercice du nouveau
droit de tant de difficultés qu'à coup sûr presque toutes les coalitions
devraient venir s'y briser. Suivant une expression juste qui fut lan-
cée dans la discussion, les « coalitions métaphysiques » pourraient
seules se soustraire aux rigueurs de la loi; dans la réalité, on se-
rait toujours punissable.
Dès 1868, une loi a permis, comme on sait, les réunions où
les matières économiques seules seraient agitées. Sur ce point,
les réclamations de 1864 ont donc reçu satisfaction. Quant à l'ar-
ticle 291 et à la loi de 1834, la question n'est pas aussi simple
200 REVUE DES DEUX MONDES.
et vaut la peine d'être examinée de plus près. L'empire a toujours
repoussé l'abrogation des mesures restrictives du droit d'associa-
tion ; mais en refusant des modifications radicales, il a cependant
fini par admettre des tempéramens considérables à la loi. Plusieurs
fois, on a déclaré qu'on tolérerait la fondation et l'existence de
groupes professionnels institués soit par les patrons, soit par les
ouvriers (1); les syndicats auraient la liberté de s'occuper des
questions touchant aux intérêts économiques en s' abstenant de toute
immixtion dans la politique. Forts de ces déclarations, les patrons
et les ouvriers d'un grand nombre d'industries ont organisé des
unions syndicales. Les nouvelles institutions ont déjà pris un grand
essor. Les chambres de patrons se sont longtemps enfermées dans
le cercle qui leur était tracé, et ce n'est que récemment, du moins
à Paris, qu'on les a vues commencer à exercer une certaine in-
fluence politique. I! n'en a pas été de même de beaucoup de cham-
bres ouvrières. La recommandation capitale de l'empire s'est trou-
vée la plus vite négligée, et en vérité le pouvoir devait bien se
douter que ses précautions étaient illusoires. On sait trop comment
quelques-unes de ces sociétés se sont transformées en centres d'agi-
tation révolutionnaire. Les meneurs du parti démagogique ont à un
certain moment pris sur elles une influence déplorable. On a vu ces
groupes se mettre aveuglément à la suite de l'état-major de l'Inter-
nationale, se fédérer entre eux, accepter des consignes et des chefs,
et fournir à l'armée du désordre des soldats déjà tout enrégimentés.
Quel parti prendra-t-on à l'égard des associations syndicales?
Dans quelles limites devront-elles être contenues? Quelle sera l'inter-
prétation ou la nouvelle rédaction donnée à l'article 291 et à la loi
de 1834? Ces questions sont graves et touchent de très près à celles
des coalitions. En effet les deux libertés sont connexes, et l'une en-
traîne l'autre; l'exemple des pays où le droit de coalition se pratique
depuis un certain temps le prouve bien. La coalition n'est qu'une
forme temporaire donnée à l'union de certains intérêts contre les
intérêts opposés. Quand les intérêts sont permanens, il est naturel
que cette ligue devienne elle-même permanente. En Angleterre, les
coalitions n'existent plus pour ainsi dire en dehors des Irades-unionsj
l'institution s'est régularisée en se perpétuant. Une caisse normale-
ment administrée, un état-major choisi suivant certains principes,
des plans de campagne soigneusement étudiés, des ressources habi-
lement accumulées et ménagées, telles sont aujourd'hui les condi-
tions communes de toutes les ligues industrielles chez nos voisins;
patrons et ouvriers ont renoncé aux anciennes luttes de détail, aux
(1) Voyez entre autres la déclaration de M. Forcade de La Roquette, ministre des
ravaax publics, dans son rapport du 30 mars 1868.
LES COALITIONS DE PATRONS ET d'oUVRIERS. 201
guerres où l'on se lançait sans chef, sans munitions, sans alliances.
C'est là un mouvement qui tend à se produire partout. Dès que la
liberté des coalitions a été rendue, on a vu en France s'organiser les
sociétés de résistance; l'état a d'abord voulu les poursuivre, et plu-
sieurs condamnations ont été prononcées; depuis, l'administration a
été plus tolérante. Un certain nombre de ces associations subsistent
et se développent; elles ne peuvent que grandir et se propager.
Examinons ce que doit être l'attitude du législateur vis-à-vis de
ces sociétés. En dehors même de toute question de principe, le re-
tour pur et simple à l'application rigoureuse des lois prohibitives
serait plein de périls. D'abord il est à craindre que, loin de dé-
truire ces groupes dangereux, on les transforme en sociétés se-
crètes. Contre celles-ci, la compression est vaine : on n'affaiblit pas
les mauvaises passions en les forçant à se cacher. L'expérience a été
faite successivement par tous les gouvernemens, et les récens exem-
ples que nous offre l'histoire de notre pays devraient nous éclairer
sur ce point. Nous le rappelions plus haut : les associations pro-
scrites sous la restauration et la monarchie de juillet ne se sont pas
endormies dans l'ombre où on les avait refoulées; elles y ont con-
spiré, et plusieurs fois elles ont passé du complot à l'action. Les
émeutes de Paris et de Lyon ont prouvé quelle inlluence elles avaient
conservée sur les ouvriers. Sous l'empire, malgré l'interdiction des
sociétés maintenue pendant quinze ans, l'Internationale a pu se fon-
der à l'étranger et jeter sur notre sol le germe mystérieux de sa
formidable organisation. Trois procès suivis de trois condamnations
n'ont pas étouffé cette association, ils lui ont au contraire donné un
nouvel éclat. Sans doute les lois compressives peuvent empêcher
des sociétés de ce genre de prendre sur-le-champ un grand déve-
loppement : les amendes, la prison, effraient le vulgaire des adhé-
rons et les détournent d'inscrire ouvertement leurs noms; mais
qu'y gagne-t-on? Des adhésions collectives remplacent celles des
individus. C'est ce qui déjà sous l'empire avait lieu pour les socié-
tés ouvrières : celles-ci s'enrôlaient par groupes, et sur les listes de
l'Internationale on trouvait des désignations génériques qui em-
brassaient des professions entières. Chaque ouvrier adhérait, non
pas aux statuts de la société centrale directement, mais à une dé-
claration générale qui engageait le corps d'état. C'était là le méca-
nisme de la fédération.
D'ailleurs, dans ces grandes ligues révolutionnaires, ce n'est pas
la foule des simples soldats qu'il importe le plus de disperser; il
faudrait saisir l'état-major. Or c'est là une tâche difficile. Les chefs
complotent dans les ténèbres ou sur le sol étranger, et ils échap-
pent aux poursuites. Si la justice parvient à en frapper quelques-
uns, les autres s'esquivent, recrutent de nouveaux acolytes, et la
202 REVUE DES DEUX MONDtb.
direction suprême ne souffre pas d'interruption. A un moment donné,
ce comité souverain, qui a conservé son unité d'action et son orga-
nisation hiérarciîique, devient facilement le maître de la situation.
Les chefs, d'abord sans soldats, sont bientôt suivis d'une nombreuse
armée; on est d'autant plus prompt à leur obéir qu'ils ont dans les
persécutions et les proscriptions trouvé plus de prestige; ils sorteit
de prison avec une auréole de popularité.
Il est encore un point plus grave; si l'on applique rigoureuse-
ment l'article 291 et la loi de 183/i, il faudra poursuivre également
tous les syndicats. Les chambres de patrons violent la loi aussi bien
que les syndicats ouvriers, et n'existent comme eux qu'en vertu de
la tolérance de l'administration. On devrait donc soumettre sans
distinction les groupes professionnels à une commune proscription;
ce serait là une extrémité déplorable. On a plus d'une fois fait res-
sortir les avantages qu'offre au commerce et à l'industrie la créa-
tion de ces chambres centrales, où tous les intérêts de la profession
sont représentés et discutés; des documens officiels ont témoigné
de la part utile qu'avaient prise ces sociétés dans les élections con-
sulaires, dans les enquêtes ouvertes par l'administration : « les tri-
bunaux de commerce leur ont plusieurs fois confié la mission de
donner leur avis sur des affaires contentieuses ou de les régler
par la voie amiable (i). » Sur le terrain politique, notamment au
moment de l'élection des députés ou des conseillers municipaux,
elles pourraient exercer une influence qui ne serait pas sans profit
pour les opinions modérées.
Un certain nombre de ces sociétés ont fondé à Paris une sorte de
syndicat général qui, sous le nom d'Union nationale du commerce
et de l'industrie, devient un centre actif. D'autres groupes plus an-
ciens existent, et leur importance est loin de décroître. Cette or-
ganisation des chambres syndicales est un fait considérable; tout
réveil de l'initiative individuelle en France peut passer pour un
symptôme heureux, et, quand ce phénomène se produit parmi les
classes conservatrices, il ne faut pas risquer de l'étouffer dans son
germe. Briser l'institution des syndicats, ce serait désarmer le parti
de l'ordre au profit des partis violens. Ceux-ci resteront organisés
en comités secrets, tandis que les honnêtes gens seront incapables
de résister et de se défendre. La loi aura paralysé les bons citoyens
sans affaiblir les mauvais. Dans les pays où le parti conservateur
garde quelque virilité, les excès du droit d'association sont neutra-
lisés par l'usage général qui est fait de ce droit : les intérêts savent
se grouper et se concerter, on oppose les ligues défensives aux of-
fensives et les coalitions aux coalitions. Au contraire l'isolement
(1) Rapport de M. de Forcade, déjà cité.
LES COALITIONS DE PATRONS ET d'oUVRIERS. 205
et, pour ainsi dire, le morcellement où nous sommes réduits depuis
la révolution favorisent peu la cause de l'ordre. L'expérience nous
l'a trop appris; tandis que les classes aisées vivent indifférentes
et sa»s souci de l'avenir, les meneurs poursuivent leur travail sou-
terrain parmi les classes laborieuses. L'éclatante prospérité des uns
excite les convoitises des autres, et le luxe imprudemment étalé
fournit des argumens aux plaidoyers subversifs des ennemis de
l'ordre social. Ceux-ci, groupés en comités occultes, exercent une
influence d'autant plus puissante qu'on ne les a jamais vus opérer
au grand jour : n'ayant nulle occasion de contrôler leurs actes ou
leurs paroles, les ouvriers se laissent aisément tromper par eux.
Autour du premier drapeau qui se déploie portant une devise sédui-
sante, ils accourent, s'enrôlent et marchent sans savoir où on les
mène. Sans doute contre ces entraînemens déplorables des masses
l'expansion de l'instruction scolaire aura d'heureux effets; mai-s il
faut que l'instruction soit complétée par une certaine expérience
pratique : celle-ci, comme l'a dit Franklin, est le meilleur maître
d'école, ses leçons sont rudes, mais ce sont les plus profitables. Il
est à prévoir qu'au début les sociétés ouvrières feront beaucoup de
fautes. L'esprit de monopole n'a pas disparu; on en trouve de nom-
breuses traces dans les vœux formulés à diverses reprises par les
délégués des travailleurs. Les trades-iinions anglaises ont affiché
pendant longtemps des tendances antiéconomiques et antilibérales,
et l'expérience seule a fait renoncer la plupart d'entre elles à ces
idées d'un autre âge. Quand la liberté n'a-t-elle pas commencé
ainsi? « La théorie des lois prohibitives, a dit un économiste, est
écrite en lettres de sang dans l'histoire de tant de guerres qui pen-
dant des siècles ont déchiré le monde! » Que de famines il a fallu
pour établir la liberté du commerce des grains! Quelle suite de
souffrances avant de supprimer les abus des jurandes et des maî-
trises! Soyons patiens à l'égard des classes qui débutent dans la
voie de l'affranchissement, aidons-les de nos exemples et de nos
conseils ; croire qu'on pourra parvenir à un état de paix sociale
définitive avant d'avoir laissé les intérêts se grouper, se liguer,
se combattre dans certains cas, c'est là une chimère permise seule-
ment aux utopistes.
Si au début la liberté rend certaines luttes plus vives et plus ar-
dentes, ce mauvais effet ne sera pas de longue durée. Des pensées
d'apaisement et de conciliation naîtront de la constitution même
des groupes professionnels. Le fait s'est produit en Angleterre, et
nous avons récemment appelé sur ce point l'attention des lecteurs
de la Revue (1). Des juges compétens, les commissaires de l'enquête
(1) Voyez, dans la ïievue du 15 juin 1<S71, les Grèves et les conseils d'arbitrage en
Angleterre.
204 REVUE DES DEUX MONDES.
anglaise de 1867 dans leur rapport à la reine, M. le comte de Pa-
ris clans son livre sur les Associations ouvrières, M. G. de Molinari
dans un récent et intéressant ouvrage intitulé le Mouvement so-
cialiste et la pacification des rapports du travail et du capital, ont
mis en relief les résultats importans obtenus par les trades-unions
au point de vue de la régularisation de la lutte entre les patrons et
les ouvriers et parfois même de l'heureuse solution des dissentimens.
Grâce au zèle des imitateurs de MM. Rupert Kettle et Mundella, les
conseils d'arbitrage fondés sur le modèle de ceux que nous avons
décrits prennent un grand développement. Fréquemment les jour-
naux anglais nous apportent la nouvelle que par ces conseils une
crise importante a été prévenue ou arrêtée. Parmi les plus récens
conflits ainsi terminés, nous pourrions citer ceux qui se sont pro-
duits dans les charbonnages du comté de Galles, puis dans les
districts métallurgiques voisins de Middlesborough. Conformément
à la résolution votée l'année passée par le congrès des trades-
unions et confirmée cette année par une nouvelle déclaration du
congrès de Nottingham, il n'éclate plus pour ainsi dire de désaccord
sans qu'une tentative d'entente amiable soit essayée : les dernières
grèves, notamment celle de Newcastle, en ont fourni la preuve.
Même quand ces essais sont restés infructueux, on y trouve un
symptôme des sentimens pacifiques qui, en mainte région manu-
facturière, commencent à prévaloir dans les rapports des entrepre-
neurs et des ouvriers anglais.
III.
Pourrait-on introduire législativement dans l'organisme industriel
certains correctifs à la liberté des coalitions, régulariser en les co-
difiant les institutions faites pour adoucir les rapports des patrons
et des ouvriers? L'essai a déjà été tenté plusieurs fois. Dès le com-
mencement de ce siècle, l'Angleterre a voulu rendre obligatoire le
recours aux conseils d'arbitrage, et des acts spéciaux ont été votés
dans cette intention par le parlement; mais on a bientôt reconnu
l'inefficacité de ce système, et on y a renoncé. En France, la ques-
tion a été souvent agitée. Dès I8/18, la commission de la consti-
tuante, chargée d'examiner un projet de loi sur les coalitions, de-
mandait l'intervention légale du conseil de prud'hommes, ou, à son
défaut, d'un comité composé en nombre égal de patrons et d'ou-
vriers. La commission de 1864 reprit ce projet et le discuta de nou-
veau. Le rapporteur formula même une proposition assez précise qui
réglait le rôle des tribunaux d'arbitrage et le mode de nomination
des comités qui, en l'absence du conseil des prud'hommes, devaient
trancher les différends industriels. Les parties seraient obligées de
LES (:OALlTIOx\S DE PATRONS ET O'OUVRIERS. '205
porter leur dissentiment devant les arbitres avant que les ouvriers
pussent déclarer la grève ou les patrons fermer leurs ateliers, faute
de quoi elles seraient passibles d'une amende et de la privation
des droits politiques. On fit à ce projet des objections graves; nous
avons exposé ici même en quoi ces objections nous paraissaient
justes, et les idées émises par le rapporteur peu praticables. Pour
rendre le système efficace, il aurait fallu donner à la sentence d'ar-
bitrage le caractère obligatoire; mais rendre obligatoire la sentence
des arbitres, c'était s'exposer à établir une sorte de tribunal des sa-
laires, et on violait la liberté des conventions que la nouvelle loi
voulait précisément consacrer. On recula devant cette extrémité,
et nous croyons qu'il en sera de même partout où le droit de se
coaliser sera maintenu. Autant l'institution de comités de conci-
liation, dus à l'initiative des chambres syndicales et des groupes
professionnels, nous paraît appelée à produire d'heureux résultats,
autant l'intervention de la loi serait, nous le craignons, dangereuse
ou tout au moins inefficace : pour que l'arbitrage puisse porter ses
fruits, il faut qu'il résulte de la volonté spontanée des deux parties.
Il est d'autres combinaisons dans lesquelles on a cherché un pré-
servatif contre le retour trop fréquent des grèves. Ainsi on voudrait
que les patrons et les ouvriers fussent tenus de se lier par un enga-
gement à long terme, valable par exemple pendant un an, et qu'il
leur fût interdit par la loi de se séparer avant l'expiration du con-
trat, sinon par une résiliation à l'amiable. Si l'on trouvait abusif de
contraindre dans certains cas les ouvriers et les patrons à signer
cet engagement, il faudrait du moins que le législateur reconnût
ces sortes de contrats lorsqu'ils existent et leur donnât une sanction
toute spéciale en fournissant à la partie lésée, en cas de rupture,
un recours pénal contre la partie adverse. Le patron, pensait-on,
pourrait ainsi s'assurer contre le brusque départ de son personnel,
et l'ouvrier contre les risques du chômage. En cas de dissentiment,
l'obligation pour les parties d'attendre, avant de se quitter, la un
de l'engagement, leur donnerait le temps de la réflexion : les pas-
sions de la première heure se calmeraient; la raison reprendrait son
empire, et on éviterait de funestes conflits.
Une combinaison de ce genre offre des avantages quand les con-
ditions particulières de l'industrie, quand la coutume ou des con-
ventions spéciales permettent de l'établir. Dans beaucoup de pro-
fessions, des contrats analogues existent, et dans d'autres les
habitudes locales y suppléent. Peut-être serait-il avantageux pour
les patrons comme pour les ouvriers de se lier plus souvent qu'ils
ne le font, quand la chose est possible, sinon par des traités for-
mels, du moins par des engagemens moraux qui procureraient aux
uns et aux autres une certaine sécurité. Parmi les souffrances de
S06 REVUE DES DEUX MONDES.
l'industrie moderne, il n'en est pas de plus graves que celles que
causent les brusques variations amenées dans le personnel des ate-
liers par suite des fluctuations des commandes. Si ces variations sont
inévitables, on pourrait du moins en adoucir l'effet dans certains
cas; toutefois c'est là un domaine où la loi ne peut pas et ne doit
pas intervenir. Forcer les entrepreneurs et les ouvriers à signer
d'autres conventions que celles qui leur paraissent avantageuses
pour leurs intérêts respectifs serait porter une atteinte grave à la
liberté de l'industrie. En donnant une sanction pénale aux engage-
mens, la loi dérogerait encore d'une façon regrettable au droit
commun : rien n'autorise à établir une distinction entre le marché
du travail et celui des autres valeurs. D'ailleurs cette sanction se--
rait une garantie purement illusoire ; on s'arrangerait pour ne pas
violer ouvertement le contrat, mais pour forcer la partie adverse à
consentir à une résiliation. Tous ceux qui ont quelcfue expérience
de la vie d'atelier sentiront combien un tel contrat devient ineffi-
cace quand l'un des contractons est en humeur de le rompre. Un
ouvrier qui voudra quitter l'atelier ne pourra jamais y être re-
tenu. Il a mille moyens de rendre sa présence intolérable; il tra-
vaille mal, il perd son temps et met le désordre parmi ses compa-
gnons. Comment recourir à la loi pour punir ces fautes? Le patron
n'a qu'un seul moyen d'action, c'est de rendre à l'ouvrier sa li-
berté; il le délie volontiers de tous ses engagemens pour le con-
gédier* Ce qui est vrai dans le cas d'un ouvrier isolé l'est encore
plus s'il s'agit d'une coalition : comment retenir par la force des
ouvriers qui se sont concertés pour nuire aux intérêts du patron?
Plus celui-ci chercherait à les conserver, plus il augmenterait ses
chances d'être ruiné, a Je ne voudrais pas, moi, chef d'industrie,
disait M. Morin de la Drôrae dans la discussion de 186/i, retenir,
fût-ce un jour, fut-ce une heure, un ouvrier malgré lui. Les ou-
vriers forcés de travailler malgi'é eux travaillent trop mal. » Tous
les patrons, nous le croyons, seront d'accord sur ce point. En leur
donnant la faculté d'imposer à la main-d'œuvre des engagemens
formels, on leur fournirait une arme bien inefficace. De leur côté,
les ouvriers y gagneraient-ils une certaine sécurité contre le chô-
mage? Ici encore il faut se défier dés illusions. Un contrat garanti
par une sanction pénale n'empêchera pas les patrons de congédier
une partie de leur personnel, si les circonstances l'exigent. Dans les
industries où l'importance des affaires conserve un niveau à peu
près fixe, où par conséquent il est possible d'employer presque
constamment un nombre de bras peu variable, le contrat sera res-
pecté tant que la mauvaise conduite ou le travail défectueux de
l'ouvrier ne forcera pas à le rompre ; mais alors on se serait bien
passé d'un contrat, et le simple intérêt des deux parties y eiit sup-
LES COAIITIONS DE PATRONS ET d'OUVRIERS. 207
pléé. D'ailleurs les choses se passent déjà ainsi dans beâttcoup de
centres manufacturiers sans qu'aucune réglementation administra-
tive soit jamais intervenue. Dans les industries au contraire où le
chiffre des affaires est très flottant, ou bien les patrons refuseront
de s'engager vis-à-vis des travailleurs et ne les prendront qu'à la
condition de rester libres l'un envers l'autre, ou bien, s'ils accep-
tent l'engagement, ils s'arrangeront pour en rendre dans certaines
circonstances la résiliation inévitable, ou bien enfin ils retiendront
sur les salaires une somme équivalente au risque que leur fait courir
l'obligation de conserver un nombre fixe d'ouvriers.
De toute façon, cette combinaison serait peu utile contre les coa-
litions et les grèves. Au moment où le contrat devrait être renou-
velé, on veii'ait se reproduire plus graves toutes les difficultés
dont nous sommes témoins aujourd'hui ; les parties se montreraient
d'autant moins conciliantes qu'elles sauraient qu'elles vont s'en-
gager pour un long terme; elles n'abandonneraient rien de leurs
prétentions, sentant bien qu'un moment de faiblesse les lie pendant
plusieurs mois. Ensuite un grand nombre de contrats étant naturel-
lement périmés le même jour, les ouvriers seraient évidemment
portés à une action commune, et les coalitions qu'on voudrait
éviter renaîtraient presque nécessairement chaque année. En exa-
minant la question sous toutes ses faces, il ne nous semble pas
qu'une sanction pénale donnée aux engagemens industriels puisse
devenir un gage sérieux de paix et de concorde. Les contrats de
cette nature doivent être volontaires, résiliables ou modifiables
dans certaines conditions et après certaines formalités déterminées
d'avance. Ici encore, des institutions analogues aux conseils d'ar-
bitrage anglais donneraient d'excellens résultats. On s'adresserait
aux arbitres toutes les fois qu'il y aurait soit dissentiment sur l'in-
terprétation des clauses du traité, soit demande de modifications
introduite par l'une des parties. La seule obligation que s'impose-
raient les contractans serait de ne pas rompre ni modifier le traité
avant d'en avoir appelé au conseil d'arbitrage. Le rôle de celui-ci
serait d'apaiser, de concilier, de faire prévaloir les idées raison-
nables et d'écarter du débat les passions violentes ou les simples
froissemens d'amour-propre. C'est en introduisant l'organisation des
conseils anglais dans nos principaux centres manufacturiers que
nous pourrions le mieux remédier aux abus des coalitions et des
grèves.
ÏV.
En tout cas, gardons-nous de chercher ce remède dans un retotir
à l'interdiction des coalitions. Il est des pas en arrière qu'il n'est
208 REVUE DES DEUX MONDES.
plus permis de tenter. L'histoire ne se recommence point. Dans
d'autres pays, les conquêtes libérales et égalitaires se sont faites
plus lentement que dans le nôtre, mais, une fois accomplies, on ne
songe pas à les reprendre; chez nous, la fièvre révolutionnaire et
les préjugés rétrogrades semblent se combiner pour compromettre
la stabilité de nos institutions. On édifie en un jour, et en un jour
on voudrait démolir. On n'a pas la patience de faire un essai sé-
rieux de la liberté ni d'attendre qu'après les premiers excès le bien
porte ses fruits. Certes les grèves qui se sont produites à la fin de
l'empire ont été le plus souvent déplorables, les chefs du parti ré-
volutionnaire ont fait un détestable usage des droits qu'on venait
d'accorder. Les ouvriers se sont vus trompés et exploités; sous
l'apparence de questions de salaires, c'est le communisme qu'on a
propagé, et les prédications ardentes des meneurs démagogiques
visaient plutôt au renversement de l'ordre social qu'à des réformes
économiques. Ce n'est pas une raison pour croire qu'on ne rétablira
la paix publique que par des mesures restrictives ; notre première
préoccupation doit être de ne pas fortifier le parti du désordre en
fournissant des prétextes aux réclamations des classes les moins
favorisées.
Aujourd'hui, lorsque certaines catégories d'individus se plaignent
de l'oppression qui pèse sur eux, de l'exploitation du travail par le
capital, des chaînes du salariat, on les met volontiers au défi de
citer un seul article de nos lois qui justifie leurs déclamations. C'est
une grande force pour une société que d'avoir le droit de dire à
ceux qui demandent la suppression des privilèges : ces privilèges
n'existent plus. L'égalité devant la loi s'est chaque jour, depuis
1789, affirmée par des conquêtes nouvelles; l'extension du cens
électoral, puis le suffrage universel, l'abolition de la dernière des
dignités héréditaires, la pairie, l'abrogation de l'article 1781 , la
modification dans un sens favorable aux bourses modestes de nos
lois sur les sociétés commerciales, le fractionnement de la rente en
petites coupures, la multiplication des caisses d'épargne, le rappel
des lois contre les coalitions et des dispositions relatives aux livrets,
ne sont-ce point là des pas incontestables faits dans la voie de la
démocratie? Les mesures radicales ne pourraient pas rendre l'éga-
lité de droits plus parfaite qu'elle ne l'est après ces nombreuses ré-
formes législatives. Le parti conservateur ne néglige point ce genre
d'argumentation, et c'est avec raison, car il s'appuie sur des faits
positifs; mais, pour que le raisonnement garde toute sa valeur, il ne
faut pas de mesures contradictoires. Or il n'est pas de terrain plus
périlleux sous ce rapport que celui des coalitions. En voulant res-
taurer une législation qui, de l'aveu du gouvernement, était tom-
bée en désuétude lorsqu'elle fut supprimée officiellement, et qui est
LES COALTTÏONS DE PATRONS ET d'oUVRIERS. 209
aujourd'hui abandonnée par les peuples industriels les plus impor-
tans des deux mondes, il semblerait qu'on cherche à rendre un pri-
vilège aux patrons, et c'est là un reproche qu'il faut à tout prix
éviter. Pour que l'interdiction des coalitions ne constituât pas un
privilège, elle devrait peser également sur les deux parties et en-
traîner pour l'une et pour l'autre des conséquences pareilles. Com-
ment obtenir ce résultat? Il n'est pas de sujet qui ait été plus con-
troversé depuis un siècle. Chaque fois qu'il a été question des lois
sur la coalition, les partisans de la liberté, et Adam Smith le premier,
ont montré l'inégalité de la législation à l'égard des patrons et à l'é-
gard des ouvriers. C'est en vain qu'en J8/i9 on a essayé de rétablir
l'équilibre en soumettant aux mêmes peines les deux parties, tandis
qu'auparavant les travailleurs étaient plus spécialement atteints.
L'égalité peut être inscrite dans la loi et ne pas exister dans la réa-
lité. On sait la facilité avec laquelle les ligues de patrons échappent
à la surveillance administrative; grâce au petit nombre des coalisés,
qui permet une action rapide, silencieuse, les patrons peuvent s'en-
tendre, dit Smith, « par des complots conduits dans le plus grand se-
cret, » tandis que les ligues des ouvriers « entraînent toujours une
grande rumeur, » soit par la multitude des intéressés, soit parle dé-
faut de calme et d'ordre propre aux assemblées populaires. La consti-
tution de l'industrie moderne fournit d'autres argumens aux adver-
saires des lois prohibitives. Depuis Adam Smith, la grande industrie
a pris une extension considérable : les petites fabriques d'autrefois
sont remplacées par de vastes usines. Les ouvri;3rs ne se trouvent
plus, comme naguère, en face de patrons plus ou moins nombreux
se faisant concurrence et maintenant par leur rivalité même les sa-
laires à un certain niveau. Aujourd'hui dans plusieurs localités, des
populations entières travaillent pour un seul patron; la main-
d'œuvre ne peut être offerte qu'à un acheteur unique. Si les ou-
vriers viennent isolément débattre l>:s conditions du marché, ils se-
ront obhgés soit d'accepter les prix qu'on leur impose, soit d'aller
chercher du travail dans d'autres régions industrielles, au risque
d'y retrouver les mêmes difficultés. Le refus du travail n'a de gravité
pour l'entrepreneur que s'il est fait par un certain nombre d'ou-
vriers à la fois; sinon le patron laisse l'ouvrier récalcitrant épuiser
ses économies, ce qui en général ne dure pas longtemps, et, s'il le
repreud ensuite sans rien changer aux conditions offertes, c'est par
pure bienveillance. Lorsque les travailleurs substituent le chômage
collectif au chômage individuel, leur situation vis-à-vis du patron
devient beaucoup plus forte; s'ils ont amassé d'avance quelques
ressources qui leur permettent de vivre pendant un certain nombre
de jours sans salaires, ils peuvent mettre les entrepreneurs dans un
TOME xcviii. — 1812, 14
210 REVUE DES DEUX MONDES,
sérieux embarras, et obtenir une hausse de prix que ne leur aurait
pas procurée l'action isolée. Soumettre les coalitions à des pour-
suites légales, c'est donc charger le travail d'entraves très réelles ,
tandis que les chaînes imposées au capital sont fictives. Telle est la
thèse que défendent beaucoup d'hommes éminens, et parmi eux
un grand nombre d'économistes qui font autorité. On sent combien
le débat est délicat; en négligeant de tenir compte d'argumens aussi
sérieux, on risquerait de fournir des armes nouvelles aux ennemis
de l'ordre social.
La liberté a l'immense mérite de couper court à toutes les récri-
minations : le règlement des relations de l'entrepreneur et de l'ou-
vrier est une question complexe où le législateur ne peut inter-
venir sans faire injustement pencher la balance d'un côté ou de
l'autre. Son action altère les rapports naturels entre l'offre et la
demande, et donne un appui fâcheux aux notions économiques les
plus fausses. (( En Angleterre, dit M. de Molinari (1), le socialisme
a fait peu de prosélytes. Quoique les trades-unions soient demeu-
rées longtemps à l'état d'associations secrètes ou quasi secrètes, on
ne trouve dans leur organisation et dans leurs actes aucune trace
des doctrines socialistes ou communistes. Les unionistes ne jurent
point le serment d'Annibal contre le salariat, et ils ne songent en
aucune façon à le remplacer partout par l'association; encore moins
rêvent-ils l'organisation de la gratuité du crédit. Ils ne font aucune
objection théorique contre le salaire, et il leur paraît assez indiffé-
rent de recevoir leur rétribution sous une forme ou sous une autre. »
A quelle cause attribuer cette heureuse situation des esprits? Nous
répondrons comme M. de Molinari : à la liberté. Aflranchis de toute
entrave légale, les ouvriers anglais ont fini par assimiler la main-
d'œuvre à tous les objets qu'ils voient s'échanger entre les produc-
teurs et les consommateurs. Suivant les paroles de M. Stuart Mill,
« la pratique des grèves leur a mieux que toute autre chose appris
les rapports qui existent entre le taux des salaires et l'offre et la
demande du travail. » Les enseignemens de l'expérience, complé-
tant ceux des doctrines économiques répandues avec plus de zèle
que chez nous, les ont instruits peu à peu du caractère inéluctable
des grandes lois de la production et de l'impossibilité des transfor-
mations radicales et subites dans les relations sociales. D'ailleurs, si
le droit de se coaliser est laissé aux classes laborieuses, des hommes
de bonne volonté font des efforts sérieux pour les détourner de s'en
servir imprudemment : ils montrent les dangers des conflits, ils
rappellent les ruines que ces luttes ont amenées, ils répandent
(1) Le Mouvement socialiste, p. 143.
LES COALITIONS DE PATRONS ET d' OUVRIERS. 211
des statistiques marquant les résultats déplorables de la plupart
des grèves; le recours à la conciliation ou à l'arbitrage est vive-
ment recommandé pour éviter les crises stériles. Avec de la pa-
tience, on peut ainsi faire prévaloir les idées saines, et voir lente-
ment, mais sûrement, se réaliser le progrès. Pourquoi l'entente,
qui habituellement caractérise les relations de l'entrepreneur avec
ceux qui lui fournissent les matières qu'il transforme, ne finirait-
elle point par s'établir dans ses rapports avec les ouvriers? Pourquoi
les guerres violentes troubleraient-elles toujours le marché du tra-
vail, tandis que la paix favorise les autres parties du domaine de
l'échange? Aujourd'hui, dans le commerce, on ne voit plus naître
que des luttes pacifiques : l'acheteur ne regarde pas le vendeur
comme un ennemi, ni réciproquement. Du petit au grand, consom-
mateurs et producteurs débattent avec calme les conditions des af-
faires; on n'entend plus parler de pendre comme accapareurs les
négocians qui font sur une vaste échelle le commerce des grains;
on n'admet plus que, suivant l'expression de Montaigne, « le prou-
fict de l'un fasse le dommage de l'autre. » D'où vient cette pacifi-
cation générale des marchés industriels qui aurait bien surpris nos
pères? Il faut l'attribuer en grande partie à la suppression de
toutes les barrières artificielles qui entravaient les transactions. L'a-
bolition des monopoles, des taxes, des règlemens, des tarifs pro-
hibitionistes, laisse le champ libre à tous ceux qui font des offres
ou des demandes, et ôte aux (ms comme aux autres le prétexte de
soulever des réclamations passionnées. Chacun suit son intérêt et
admet que son voisin se laisse guider par le même mobile. Si l'a-
cheteur ou le vendeur se trompe, l'expérience le ramènera dans
la bonne voie, et il ne veut pas qu'on lui impose d'autre règle
de conduite que celle qu'il a librement adoptée. Tels sont les prin-
cipes qui ont prévalu dans le commerce et l'industrie. Pourquoi
ne s'étendraient-ils pas à la question particulière des relations des
ouvriers avec les entrepreneurs? On ne peut justifier sur ce ter-
rain plus que sur tout autre une interdiction autoritaire pesant sur
les parties en présence. Il est permis d'attendre de la liberté sur le
marché du travail les mêmes résultats heureux que partout ailleurs.
Quelques personnes se figurent que, s'il était prouvé que l'usage du
droit de coalition tourne le plus souvent au désavantage des ou-
vriers, il n'y aurait aucune bonne raison pour laisser dans leurs
mains une arme aussi dangereuse. Mieux vaudrait, disent-elles, en
supprimant de funestes tentations, empêcher les ouvriers de se rui-
ner et de ruiner l'industrie pour le vain plaisir d'exercer un droit sté-
rile. Nous n'admettons pas ce raisonnement. Plus nombreuse et plus
pauvre est la classe à laquelle on veut appliquer les lois soi-disant
212 REVLE DES DEUX MONDES.
tutélalres, plus graves sont les conséquences que l'intervention lé-
gislative produit fatalement. Un premier bienfait pousse le monde
des cliens à de nouvelles exigences; l'état devient une sorte de pro-
vidence responsable des maux que souffre chaque citoyen, et est
tenu de les réparer. L'ouvrier lésé renonçant à la liberté compte en
échange sur des secours. En le défendant contre ses propres erreurs,
vous vous engagez à le défendre aussi contre la misère. Privé d'un
moyen qui lui paraissait efficace, il demandera que la société lui rende
l'équivalent de ce qu'elle a supprimé. Le moins qu'on puisse faire est
dà lui garantir de l'ouvrage et une rémunération convenable; c'est le
d?'oit au travail, avec la garantie d'un minimum de salaire. N'est-ce
pas là précisément la conclusion à laquelle ont abouti nos pères, lors-
qu'ils ont pour la première fois en 1791 érigé en principe l'interdiction
des coalitions? L'enchaînement des deux ordres de faits est si étroit
qu'à cette époque on a passé sans hésiter de l'un à l'autre. Rap-
pelons-nous encore une fois les paroles de Chapelier, qui , pour
motiver la prohibition des sociétés ouvrières, même de celles se di-
sant « destinées à procurer des secours aux ouvriers de la même
profession, malades ou sans travail, » s'écriait : « C'est à la nation,
c'est aux officiers publics en son nom, à fournir des travaux à ceux
qui en ont besoin pour leur existence ! »
Telle est l'extrémité où mène fatalement l'ingérence intempestive
de l'état dans les mtitières que seule la liberté devrait régler; toutes
les responsabilités sont déplacées dès qu'on limite par des bornes
factices le champ d'action de l'individu. Dans une démocratie, l'é-
galité de droits doit être poussée aussi loin qu'elle est compatible
avec le maintien de la paix publique. Chaque citoyen compte alors
pour vivre sur ses propres efforts, et ne se sent plus autorisé à exi-
ger l'assistance d' autrui. C'est là le véritable principe de l'indépen-
dance, et par suite de la responsabilité individuelle. Si l'on re-
pousse l'égalité, il n'est plus que deux formes de sociétés possibles:
l'une est la société aristocratique où subsiste une classe privi-
légiée, un patriciat qui possède la faculté d'imposer des entraves
aux classes inférieures, et qui dû même coup accepte la charge de
pourvoir à la subsistance et aux besoins des masses. C'est ainsi
qu'autrefois on comprenait le patronage. L'autre forme est le cé-
sarisme où l'état domine les volontés particulières, où, comme
dans le premier cas, en échange de l'autorité qui lui est remise, le
gouvernement répond du bon ou du mauvais sort des sujets; chaque
plainte de ceux-ci doit-être apaisée par une libéralité ou étouffée
par la force ; tel est l'éternel destin des empires absolus et des
Oligarchies.
Devons-nous marcher dans une de ces deux voies? Poser la ques-
LES COALITIONS DE PATRONS ET d'oUVRIERS. 213
tion, c'est la résoudre. Chsrcher à reconstituer une aristocratie
privilégiée dans un pays où depuis cent ans la révolution a balayé
successivement toutes les institutions du passé, est une folie qu'il
serait imprudent de tenter. Reste le césarisme socialiste vers lequel
nous pousse une portion du parti radical. Chaque fois que les classes
conservatrices se laissent entraîner par une fausse notion de leur
intérêt à des mesures prohibitives , c'est au socialisme autoritaire
qu'elles fournissent des armes. Leurs argumens et leurs exemples
seront un jour retournés contre elles, et elles créent un précédent
bien dangereux. Telle est la pensée que le parti de l'ordre devrait
avoir toujours présente à l'esprit. Sachons affronter résolument les
premiers périls de la liberté, si nous ne voulons pas être étouffés par
le despotisme démagogique, qui est le pire de tous. Développons
l'énergie individuelle par la pratique de tous les droits qui peuvent
s'accorder avec l'ordre général, formons des caractères capables de
résister aux entraînemens désastreux. L'histoire de ces dernières an-
nées révèle dans notre nation un certain manque de virilité, par suite
duquel toutes les folies ont été possibles : l'Internationale et la com-
mune se sont appuyées sur cette faiblesse déplorable, qui a déjà
plusieurs fois courbé la France sous de funestes tyrannies. Un pays
ne vaut que par la fermeté de ses classes moyennes, et l'énervement
de ces "dernières est mille fois plus périlleux que les agitations pas-
sagères de la liberté. Celle-ci fortifie les mœurs, donne aux inté-
rêts et aux hoîiimes leur véritable prix, crée enfin un peuple qui
sait ce qu'il est, ce qu'il veut et où il va. Au contraire, dans une
nation désagrégée par l'intervention constante du pouvoir suprême
qui empêche toute union, toute association partielle, la sécurité
factice dont le parti conservateur jouit pendant quelque temps lui
désapprend à se défendre lui-même, et le désarme pour le jour où
un gouvernement révolutionnaire, au lieu de le protéger, veut l'op-
primer. Les dictatures démagogiques trouvent d'autant plus de faci-
lité à s'établir que les centres de résistance ont disparu; habituées à
subir des lois injustes, les classes laborieuses n'ont qu'une pensée :
substituer la tyrannie populaire à ce qu'elles appellent le despo-
tisme de la bourgeoisie, et, pour atteindre ce but, elles se grou-
pent autour du premier chef venu. On ne songe plus, les uns qu'à
fomenter, les autres qu'à réprimer des agitations violentes, et le
désir ou la crainte des révolutions empêche des deux côtés tout es-
sai de réforme sérieuse.
Eugène d'Eichthal.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
29 février 1872.
Voici quelques jours, quelques semaines déjà, que nous vivons dans
les nuages, dans les fictions, les chuchotemens, les sous-entendus et
les artifices. On joue avec les mirages et les fantômes, peut-être aussi
avec les tempêtes, qu'on redoute et qu'on provoque. On fait de la po-
litique d'imagination et d'illusion. Nous demandons très liumblement
qu'on revienne à la réalité, qu'on descende des nuages, qu'on reprenne
pied sur cette modeste terre, où tant d' œuvres nécessaires, pratiques,
impérieuses, nous attendent encore.
Franchement, on oublie un peu trop de tous les côtés que ce n'est
pas le moment de se livrer aux chimères, aux compétitions passionnées
ou subtiles de l'esprit de parti, que les misères sans nombre dont notre
pays est accablé ne sont pas de celles qui se guérissent avec des combi-
naisons de fantaisie, avec des lettres et des manifestes mystérieux, avec
des pèlerinages à Anvers, avec des disputes éternelles sur la monarchie
et la république, sur le provisoire et le définitif, avec des conciliabules
et des coups de tactique. Le plus grand danger n'est pas toujours de se
trouver en face de réalités même redoutables quand on garde une cer-
taine netteté d'esprit et une certaine précision de volonté, c'est de se
laisser entraîner dans ces régions obscures, confuses, où la raison s'é-
mousse, où le sentiment des situations s'altère, où l'on finit par abou-
tir à l'impuissance sans le vouloir, sans y songer. C'est ce qui arrive
depuis quelques jours avec cette politique de combinaisons mal calcu-
lées, d'agitation stérile, qui manque évidemment son effet, qui ne peut
que tourner contre le but que se proposent ceux qui se livrent à ces
périlleux passe-temps. On veut faire la monarchie, on ne la fait pas, on
la compromet plutôt d'avance, et la république ne s'en trouve pas
mieux. Sous prétexte de fonder un régime définitif, qu'on ne fonde pas,
qu'on ne peut arriver à saisir, on ruine le provisoire qui nous abrite.
On ne prépare pas plus l'avenir qu'on n'affermit le présent, on flotte
entre le possible dont on se détourne et l'impossible qui se dérobe
sans cesse. A ce jeu redoutable, les forces s'usent, la situation s'amoin-
REVUE. — CHRONIQUE. 215
drit, les partis se neutralisent; l'assemblée et le gouvernement, dans
leur action ostensible et officielle, se ressentent eux-mêmes de ces
confusions énervantes, et en fin de compte on se trouvera un jour, si
l'on n'y prend pas garde , avoir tout épuisé sans gloire et sans profit,
avoir tout simplement rouvert une issue à l'ennemi commun, au bona-
partisme, qui se tient aux aguets, qui espère hériter des violences du ra-
dicalisme, si le radicalisme triomphait un instant, des fautes des partis
conservateurs, si ces partis continuaient à se détruire eux-mêmes, à of-
frir le spectacle de leur impuissance. Voilà la question, voilà la vérité!
Il n'y a point à s'y méprendre, tout ce qu'on fait volontairement ou in-
volontairement pour ajouter aux incertitudes publiques, pour ajourner
ou pour embarrasser les problèmes les plus essentiels de la reconstitu-
tion du pays, ne peut que servir l'ennemi commun. C'est la moralité la
plus évidente de cette histoire de quelques jours, pleine de méprises,
de réticences, de faux calculs, de tentatives imprudentes et stériles.
Que s'est-il donc passé qui ait pu en quelque sorte mettre le feu à
toutes les espérances, provoquer l'explosion de toutes les velléités im-
patientes des partis, et réveiller des problèmes qu'on était convenu de
laisser dormir? Est-ce que la situation de la France a changé subite-
ment? L'occupation étrangère a-t-elle cessé de peser sur notre sol?
Le pays est-il réorganisé, et l'indemnité que nous devons à l'Allemagne
a-t-elle été payée? Sommes-nous arrivés à ce point où la délivrance dé-
finitive de nos départemens ait marqué le terme de cette trêve des opi-
nions, consentie par tous dans un intérêt de patriotisme et de sau-
vegarde nationale? Malheureusement rien n'est changé dans notre
situation. L'étranger est toujours à Reims, le fardeau qui pesait sur
nous est le même; ce qui était nécessaire et patriotique à Bordeaux,
à Versailles au mois d'août, n'est pas moins nécessaire aujourd'hui.
Non, il n'y a rien de changé, si ce n'est les dispositions des partis,
toujours prompts à se lasser de la sagesse et à prendre leur revanche
des pénitences qu'ils se sont imposées. Il faut bien avouer aussi que,
sans le vouloir, on leur a offert un prétexte, La crise du mois dernier,
si promptement qu'elle ait été dénouée par la prudente résolution de
M. le président de la république, cette crise n'est point certainement
étrangère au mouvement qui s'est manifesté depuis quelques semaines.
Elle a eu cela de fatal qu'elle a montré ce qu'il y a de précaire et de
vulnérable dans notre situation; elle a laissé voir, ne fût-ce que dans
un éclair, que ce malheureux pacte de Bordeaux, si souvent invoqué,
pouvait être emporté à l'improviste dans une heure d'orage. On a fait
ce qu'on a pu pour réparer le mal; mais l'incertitude avait pénétré
dans les esprits, et les partis, qui ne demandent qu'un prétexte, ont
été jusqu'à un certain point autorisés à se dire dès ce moment qu'ils
devaient se mettre en garde contre l'imprévu, se tenir prêts pour
toutes les éventualités. Pour les uns, le vrai moyen de se garantir
216 REVUE DES DEUX MOx\DES.
de toutes les crises, c'était de s'acheminer vers une fixité plus com-
plète dans la république par la nomination d'un vice-président, par
]e renouvellement partiel de l'assemblée, au besoin par l'organisation
d'une seconde chambre. Pour les autres, pour les monarchistes de l'as-
semblée, l'essentiel était de tenir une monarchie toute prête. En défi-
nitive, c'est là le germe de ce qui s'est passé depuis quelques jours; ne
demandez pas trop ce qu'on a fait de sérieux dans l'assemblée. La droite
modérée a délibéré et préparé un programme. L'extrême droite, la frac-
tion des légitimistes purs, a paru se rallier à l'œuvre conçue par d'au-
tres. Le centre droit a écrit une lettre pour adhérer au programme de
la droite, mais en précisant ses conditions en faveur des institutions
parlementaires et en faisant ses réserves notamment pour le drapeau.
Bref, on a fait des manifestes, des lettres, des contre-lettres, des voyages
à Anvers pour aller voir M. le comte de Chambord, pour savoir de lui
ce qu'il en pensait, et, ce qui ne laisse pas d'être assez curieux, c'est
qu'on ne sait toujours rien ni de ce que pense M. le comte de Cham-
bord, ni de ce que dit le manifeste do la droite, ni de ce que contient
la lettre du centre droit, dont la rédaction paraît d'ailleurs être aussi
habile que sensée.
Au milieu de toutes ces mystérieuses combinaisons, deux faits cepen-
dant sont assez caractéristiques. L'adhésion de l'extrême droite, en pa-
raissant compléter la fusion des élémens royalistes, n'est point certaine-
ment sans avoir donné à réfléchir sur la nature de cette monarchie
qu'on élaborait, autour de laquelle on appelait tous les concours. D'un
autre côté, le voyage que M. le comte de Chambord vient de faire à
Anvers, et qu'il n'a fait évidemment que pour être plus à la portée de
la France, ce voyage n'a pas eu peut-être tout le succès qu'on s'en pro-
mettait. A part les bruyantes manifestations locales qu'il a provoquées
dans la ville d'Anvers, et dont les Belges auraient pu fort bien se dis-
penser, il a pour ainsi dire accentué une attitude, des tendances qui
n'ont pas dû très puissamment encourager Télaii monarchique, de sorte
que le mouvement s'est arrêté plutôt qu'il ne s'est étendu. Il a trouvé
des récalcitrans même parmi des monarchistes, parmi ceux qui le ju-
geaient inopportun ou qui voulaient du moins savoir ce qu'ils faisaient,
et en définitive, pour une telle manifestation, on est arrivé à réunir de
250 à 300 adhésions. Est-ce là ce qu'on appelle la fusion monarchique,
la reconstitution d'un seul parti monarchique? Soit, il resterait seule-
ment à savoir dans quelles conditions s'est opérée cette reconstitution,
sous quel drapea;u elle s'est accomplie, quelle signification et quels effets
elle peut avoir dans les circonstances.
Allons au fond des choses. Assurément ceux qui ont cru que le mo-
ment était venu d'en finir avec les divisions des forces monarchiques
ont obéi à une inspiration généreuse; ils n'étaient pas sans prévoyance,
puisqu'une crise qui pouvait se renouveler venait de les avertir du péril;
REVUE. — CHRONIQUE. 217
ils étaient dans leur droit, puisque rien de définitif n'existe en France,
et que l'assemblée s'est réservé le pouvoir constituant. Après cela, les
promoteurs de cette entreprise nous permettront de le dire, ce qu'ils
ont fait ou ce qu'ils ont tenté n'était ni bien sérieusement politique, ni
parfaitement opportun. Ils se sont trompés sur les moyens, sur le but,
sur les circonstances. Ils ont oublié surtout qu'en politique on fait ce
qu'on a le pouvoir de faire, et rien de plus, — qu'en allant au-delà on
risque de compromettre la cause même qu'on sert. Si les monarchistes
de l'assemblée se sentaient la force constituante sans laquelle rien n'est
possible, ils avaient un moyen très simple, très net, ils n'avaient à at-
tendre aucun mot d'ordre : c'était à eux de prendre résolument l'initia-
tive, de trancher la question, de préciser les conditions du rétablisse-
ment de la royauté, et de présenter ensuite ces conditions aux princes
appelés à être la personnification de la souveraineté en France, S'ils ne
se sentaient pas ce pouvoir, ou si par des raisons d'opportunité ils ne
croyaient pas devoir l'exercer, ce qu'ils avaient de mieux à faire, c'était
de s'abstenir complètement, d'éviter un bruit inutile. Ils ne devaient ni
envoyer des émissaires à Anvers auprès de M. le comte de Chanibord,
ni laisser croire à un effort décisif qui les place aujourd'hui dans une
situation difficile et délicate peut-être, dans la situation d'hommes qui
ont voulu tenter un grand coup et qui n'ont pas réussi.
Oui sans doute, à ne consulter que l'intérêt national, sans tenir
compte des divergences d'opinions, la monarchie aurait pu offrir des
avantages au lendemain de nos désastres. Elle pouvait rendre à la France
le service qu'elle lui avait déjà rendu une première fois en 1815, à cette
époque où notre pays se relevait si proinptement. Encore est-il bien clair
que la seule monarchie désormais possible en France serait la monar-
chie constitutionnelle, libérale, qui n'est, à tout prendre, que le gou-
vernement du pays par le pays, avec la fixité et la permanence dans le
pouvoir souverain. La pire des illusions serait de se figurer qu'on va re-
monter le courant d'un siècle et reconstituer le passé. C'est là malheu-
reusement ce que ne semblent pas toujours comprendre M. le comte
de Ghambord et ceux qui passent pour être les organes les plus fidèles
de sa pensée. On parle avec eux de monarchie, on se trouve aussitôt en
face d'une sorte de pontificat royal et théocratique, venant se placer au
milieu de toutes les choses contemporaines sans paraître soupçonner le
mouvement d'une époque, sans même tenir compte des plus cruelles,
des plus douloureuses nécessités du pays. Il faut convenir qu'on a d'é-
tranges façons de populariser le rétablissement de la royauté, en nous
laissant entrevoir des perspectives bien faites pour encourager les es-
prits qui hésiteraient encore. La restauration de la monarchie en France,
c'est la restauration né^ssaire du pouvoir temporel du pape, on ne le
cache pas. On le répétait l'autre jour en Belgique dans l'entourcge de
I\I. le comte de Ghambord. Ge n'est pas tout à fait la restauration du
218 REVUE DES DEUX MONDES.
roi de Hanovre, le roi George n'est pas allé à Anvers avec son ami
M. Windlhorst, comme on s'est plu à le dire; mais en revanche un des
familiers de don Carlos parlait tout récemment du lien intime qui existe
« entre l'état de l'Espagne et les événemens de l'étranger, » de la con-
fiance qu'on doit avoir « dans la grandeur des causes dont les symboles
sont Pie IX, Charles VII et Henri V. »
Ainsi voilà un malheureux pays qui sort à peine d'une effroyable
guerre où il a perdu des provinces, où il a laissé son prestige, son
San"-, sa fortune, et on vient lui offrir la séduisante perspective d'un
certain nombre de guerres nouvelles pour aller rétablir le pape dans
ses états, pour élever au trône le prétendant légitime d'Espagne! On
n'en ferait rien, nous en sommes convaincus, on le laisse dire, on laisse
s'accréditer cette idée, qu'il y a une solidarité intime entre le rétablis-
sement de la royauté et toutes les causes perdues. Les partisans de la
lé"-itimité propagent ces confusions inquiétantes, irritantes pour une
opinion publique éprouvée et malade, de telle sorte que la monarchie
n'a pas seulement contre elle ceux qui la combattent dans son principe,
elle a ses séides, ceux qui croient la servir et qui la ruinent en la défi-
gurant, en l'identifiant avec leur fanatisme ou leurs rêves surannés;
elle n'a pas seulement à surmonter les répugnances de ses adversaires,
elle a aussi et surtout à se dégager de l'étreinte de ceux qui la rétré-
cissent aux proportions de leur étroit idéal, et c'est ainsi que le problème
n'est pas aussi simple qu'il peut le paraître da'ns un manifeste. N'y eùt-il
pas la plus grave question de régime politique, il y aurait toujours cette
considération d'opportunité qui rend si périlleuse toute tentative pour
décider des destinées de la France au moment présent.
Il faudra bien y venir, assure-t-on; cette question, on ne l'a pas créée,
elle s'est imposée, elle est née de la force des choses, de l'impossibilité
de la situation actuelle. Le provisoire est mortel pour la France, il en-
tretient partout l'inquiétude, il paralyse les intérêts et suspend l'essor de
l'activité nationale; le pays aspire à un régime définitif qui seul peut lui
rendre la sécurité à l'abri d'institutions durables. Le pacte de Bordeaux a
fait son temps, il est épuisé, il a dit son dernier mot.— Oui, on parle ainsi,
les monarchistes le disent, les républicains le répètent; chacun, bien en-
tendu, donne un nom différent au définitif: pour tous, l'essentiel est d'en
finir. Est-ce qu'il suffit de le vouloir et de le dire pour avoir la puissance
de trancher ces questions souveraines? Ne voit-on pas que par impatience,
par entraînement de parti, on crée soi-même ces incertitudes, ces anxié-
tés, dont on se fait une arme, que si on employait, pour maintenir cette
trêve des opinions toujours nécessaire, la moitié de l'activité et du zèle
qu'on déploie pour s'en affranchir, pour la rendre illusoire et impossible,
le pacte de Bordeaux garderait toute sa force et son efficacité? 11 faut en
finir, dit-on; puisque c'est si facile et si simple, pourquoi n'en finit-on
pas? — Ce n'est pas l'envie qui manque. S'il y a au contraire un fait sen-
REVUE. — CHRONIQUE. 219
sîble, qui éclate dans tous les incidens contemporains, c'est que juste-
ment on ne peut pas en finir. Les monarchistes viennent de le montrer.
Ils ont voulu faire une grande tentative, ils ont voulu assurer au pays la
garantie visible d'une force d'opinion organisée, prête à toutes les éven-
tualités. On voit à quoi ils sont arrivés. Ils ne s'entendent même pas
entièrement, ils restent divisés sur des points essentiels, et ils ont réuni
moins de trois cents adhérons ! Est-ce avec trois cents voix, et même
avec quatre cents voix, qu'on songe sérieusement à refaire la monar-
chie? Que les républicains de leur côté essaient de trancher la question
à leur profit par la proclamation définitive de la république, ils seront
arrêtés au passage, ils le savent bien, ils l'ont éprouvé plus d'une fois;
ils l'éprouveront encore, s'ils tentent l'aventure.
Une seule chose est bien claire dans ces alternatives où chaque parti
montre tour à tour son impuissance. Quand la république paraît com-
promise, les monarchistes s'empressent de commettre des fautes qui
relèvent un peu son crédit; quand la monarchie semble reculer, ce sont
les républicains qui refont ses affaires par leurs imprudences, de sorte
que de tous les côtés on est très fort pour neutraliser ses adversaires,
on n'a pas cette puissance d'en finir à laquelle tout le monde fait appel.
Si nous ne vivions pas dans des temps si sérieux, on pourrait dire que
tous ces partis qui se remuent ressemblent quelque peu à ces choristes
de théâtre qui crient de leur voix la plus sonore : Marchons en silence!
Ils ne marchent pas, et ils font beaucoup de bruit. Voilà la vérité. On
s'agite et on agite le pays pour rien, on surexcite des espérances qu'on
ne peut satisfaire, et cette sorte de fièvre réagit nécessairement sur les
travaux de l'assemblée, sur la marche du gouvernement. C'est là ce que
nous appelons se jeter à la poursuite de l'impossible en se détournant
des choses possibles, nécessaires, essentielles. Pendant qu'on s'anime
à ces luttes inutiles, les intérêts souffrent, les esprits s'aigrissent, nos
affaires ne se font pas, et si nous oublions ce qui nous touche de plus
près, les Allemands se chargent de nous le rappeler. Un des plus impor-
tans journaux de Berlin nous criait tout récemment encore que le plus
pressé pour nous n'était pas de songer à des changemens de gouverne-
ment, mais de payer la dette de guerre, qu'une guerre n'était complè-
tement terminée que lorsque le traité de paix était exécuté. « Les Fran-
çais, nous disait-on, sont les débiteurs de l'Allemagne, ils doivent tenir
les engagemens moyennant lesquels ils ont acheté la paix. Ils n'ont pas
le droit de négliger, d'ajourner ni de reculer cette affaire, qui est la plus
urgente de toutes. »
C'est cruel, mais c'est ainsi. Pourquoi attendre qu'on nous le rappelle
et ne pas nous en souvenir de nous-mêmes? Au fait, quelle est la vraie
question pour nous? Il s'agit d'abord sans doute de cette libération du
territoire qui doit être toujours notre première pensée, et il s'agit aussi
dans notre vie intérieure de préserver la France des entreprises du ra-
220 REVUE DES DEUX MONDES.
dicalisme ou du bonapartisme. C'est ià ce qu'on veut évidemment. Or
quel est pour le moment le meilleur moyen de se défendre, de rendre
impossibles les usurpations radicales et les usurpations bonapartistes?
Est-ce de continuer à poursuivre ce régime définitif qui fuit sans cesse,
dont le seul nom suffit à réveiller toutes les divisions et à frapper tous
les efforts d'impuissance? Puisqu'on ne le peut pas, puisqu'on vient de
constater encore une fois combien les impatiences des partis sont chi-
mériques quand elles ne sont pas dangereuses, il ne reste plus qu'un
moyen sérieux et pratique : c'est d'en revenir tout simplement à ce pacte
de Bordeaux, qui depuis quelque temps est fort maltraité, nous en con-
venons. Il est tourné en ridicule, on se fait un jeu de le violer de tous
les côtés, on y fait entrer tout ce qu'on veut, on le proclame suranné
et inefficace. Et cependant, tel qu'il est, dans ses termes essentiels, il est
encorj en définitive la sauvegarde de ce qui nous reste de sécurité;
même quand on fait tout ce qu'on peut pour s'en affranchir, on est forcé
d'y revenir par le sentiment de l'impossibilité de toutes les combinai-
sons qu'on essaie. On y revient comme on revient sous le canon d'une
citadelle protectrice, après avoir tenté la fortune dans la campagne.
Puisqu'on ne peut pas faire autrement, pourquoi ne pas s'arranger au
moins de façon à tirer le meilleur parti possible de ce provisoire néces-
saire? Pourquoi ne pas se rattacher sans arrière-pensée à cette trêve
patriotique des opinions en la pratiquant avec sincérité? Ce qu'il y a eu
de particulier jusqu'ici, c'est qu'on a beaucoup parlé du pacte de Bor-
deaux et qu'on l'a toujours très peu respecté. Qu'on en parle un peu
moins et qu'on le respecte un peu plus. L'essentiel est qu'il subsiste
une situation qui ne soit à personne, surtout à aucun parti, qui n'ap-
partienne qu'à la France, et sur laquelle la France seule ait le droit
de se prononcer dans sa liberté. Jusque-là, en quoi le pacte de Bordeaux
gêne-t-il cette œuvre préliminaire de réorganisation qui nous est impo-
sée, et dont on s'était fait un mot d'ordre? En quoi empêche-t-il toutes
les réformes administratives et financières? L'autre jour, on discutait
une loi sur la reconstitution du conseil d'état, une réforme dans l'orga-
nisation de la magistrature. Est-ce que, sous la république comme sous
la monarchie, le pays n'a pas besoin d'un conseil d'état préparant, coor-
donnant les lois, d'une magistrature intègre, indépendante et éclairée?
Dans cet ordre de choses, le pacte de Bordeaux n'est nullement insuffi-
sant, il permet tout. On aurait pu sans doute s'en servir plus efficace-
ment. Ce qu'on n'a pas fait, on le peut encore; mais la condition pre-
mière, c'est que dans l'assemblée comme dans le gouvernement il y ait
un même esprit, une même volonté résolue de ne rien trancher par
subterfuge, d'écarter tout ce qui ne fait que diviser, toutes les questions
qui ne peuvent être résolues sans mettre en doute la paix publique,
celte paix intérieure dont nous avons besoin avant tout pour achever
l'œuvre de délivrance nationale.
REVUE. — CHRONIQUE. 221
Est-ce donc impossible? L'assemblée n'a qu'à le vouloir, elle n'a qu'à
s'interroger et à se mettre en face de la vérité des choses. Elle a en elle-
même tous les élémens d'une majorité sérieuse, image assez exacte de
la situation. Qu'on y regarde de près, cette majorité, sans exclure per-
sonne, a son noyau essentiel dans les centres de l'assemblée, dans ce
qu'on pourrait appeler les monarchistes constitutionnels et les répu-
blicains constitutionnels. Là est la vraie force politique parce que là est,
à tout prendre, la vraie pensée du pays. Entre ces deux fractions, il
y a sans doute une question réservée, la question de la constitution du
pouvoir souverain. Sur tout le reste, on peut s'entendre et marcher en-
semble. Il y a un homme qui, par son. caractère, par ses opinions libé-
rales et modérées, pourrait aider singulièrement à la formation de ce
groupe : c'est M, Casimir Perier. M. Casimir Perier siège aujourd'hui au
centre gauche, mais par ses affinités il se rattache au centre droit. Il
peut être un lien entre toutes les nuances libérales. C'est un rôle fait
pour tenter la plus honnête ambition; il est certain dans tous les cas que,
si cette majorité existait, il n'y aurait plus au même degré le danger
de l'imprévu, d'une crise toujours possible, et le pays pourrait arriver
sans trop de secousses au jour où il fixera lui-même ses destinées. Ce
serait l'application la plus vraie et la plus efflcace du pacte de Bordeaux.
Quant au gouvernement, il trouverait dans cette majorité un stimulant
et un frein. Au lieu de courir tout'js les fortunes parlementaires, il se-
rait sûr d'avoir toujours un point d'appui solide, et il ne serait pas ex-
posé à ces perplexités qui mettent quelquefois un certain décousu ou
une certaine lenteur dans ses résolutions. Au fond, pour le gouverne-
ment comme pour l'assemblée, le danger, c'est de ne point agir ou de
prendre une agitation fébrile pour de l'action. Il n'est guère douteux
que, si le gouvernement avait eu un peu plus le sentiment de lui-même,
il ne se serait pas cru obligé l'autre jour de présenter une loi nouvelle
qui, d'un côté, ne fait que consacrer pour les délits de presse des dis-
positions d'une loi de 1819, d'un décret de 18/^8, et qui, d'un autre
côté, a pour objet d'interdire dans tous les départemens la réapparition
de journaux supprimés là oli existe l'état de siège. Le ministère n'avait
pas absolument besoin de cette loi pour être suffisamment armé; il
n'avait qu'à se servir sans hésitation de la force légale qu'il a entre les
mains.
On ne peut croire certainement qu'en proposant de remettre en
vigueur un décret de 18/(8 le gouvernement, donnant l'exemple d'une
infidélité au pacte de Bordeaux, ait voulu enlever par subterfuge la pro-
clamation de la république. Non, il a dit la vérité : il a voulu tout sim-
plement se prémunir contre les menées bonapartistes; mais il y a une
manière bien autrement décisive de réduire le bonapartisme à l'impuis-
sance : c'est de réparer les ruines qu'il a semées sur notre pays, c'est de
lui opposer la vigueur d'un gouvernement résolu, c'est de se souvenir
222 REVUE DES DEUX MONDES.
dans tout ce qu'on fait que l'impérialisme n'a aujourd'hui qu'une force
négative en quelque sorte, celle qui pourrait lui venir des indécisions
et des faiblesses des pouvoirs publics, de toutes ces subtilités et ces
confusions où l'on se perd depuis quelque temps. Le bonapartisme et le
radicalisme ne peuvent en réalité avoir d'autre force que celle-là. Qu'on
y réfléchisse bien, pour le gouvernement et pour l'assemblée, ce n'est
pas seulement une obligation politique de conduire heureusement la
France au terme de la crise dans laquelle elle est engagée; c'est véri-
tablement une question d'honneur, car, si on avait le malheur d'échouer,
assemblée et gouvernement passeraient dans l'histoire pour des manda-
taires infidèles ou malhabiles qui ont eu tous les pouvoirs entre les
mains, qui ont disposé de la souveraineté d'un grand pays, et qui n'ont
pas su arracher ce pays au péril suprême des convulsions de l'anarchie
ou des usurpations infamantes.
A dire vrai, tout se résume aujourd'hui dans un mot, l'action, bien
entendu une action intelligente et prévoyante, et ce qui est vrai dans
la politique intérieure ne l'est pas moins dans la politique extérieure.
Sans doute la France n'a point pour le moment à déployer de grands
efforts de diplomatie; elle a du moins à se faire respecter par la dignité
de son attitude, à garder les amis qu'elle peut avoir encore et à ne pas
se faire des ennemis. Il y a des esprits si peu pénétrés de la situation de
la France qu'ils n'hésiteraient pas à sacrifier nos intérêts les plus évi-
dens à leurs passions religieuses, et l'assemblée est exposée à entendre
prochainement des pétitions qui ne tendraient à rien moins qu'à une re-
vendication des droits temporels du pape, par conséquent à une rupture
avec l'Italie. L'éminent ministre des affaires étrangères comprend fort
heureusement d'une tout autre façon ses devoirs envers le pays, et il
vient de nommer décidément un ministre de France à Rome : c'est
M. Fournier, ancien ministre à Stockholm. Du reste, ce n'était plus là
en réalité une question, puisqu'il y avait eu déjà un ministre nommé,
puisque la France a un chargé d'affaires à Rome; mais il y avait eu des
lenteurs, de fausses apparences qui, en provoquant quelques doutes,
avaient pu mettre un peu d'embarras dans les relations des deux pays.
Ces embarras et ces doutes disparaissent parla nomination de notre mi-
nistre, et, en Italie comme en France, la première pensée doit être d'en-
tretenir sans cesse le sentiment des intérêts communs des deux peuples.
Les tout-puissans eux-mêmes ont leurs embarras, qu'ils se créent ou
qu'ils aggravent quelquefois en se fiant trop à leur ascendant. Parce
qu'ils ont été heureux autant qu'audacieux, ils se figurent qu'ils peu-
vent tout, que rien ne doit leur résister, et ils s'étonnent dès que leur
omnipotence rencontre une limite. Certes le tout-puissant de Berlin,
M. de Bismarck, n'a point trouvé encore cette limite; il n'en est pas
à se sentir menacé dans la position prééminente qu'il s'est faite, et qu'il
est homme à défendre de façon à décourager ses adversaires. Non, le
REVUE. — CHRONIQUE. 223
prince-chancelier de Berlin n'en est point là; il en est à cette période
où les victorieux s'irritent de la moindre opposition, prennent ombrage
de tout, supposent partout des complots, et finissent par se créer à
eux-mêmes l'obligation de vaincre sans cesse, à tout propos et à tout
prix, sous peine d'être atteints dans leur prestige. M. de Bismarck en
est aujourd'hui à se démener au milieu des difficultés d'une situation
parlementaire qui ne laisse pas de devenir assez étrange, La question
qui lui vaut ces embarras n'a sans doute au premier abord rien d'es-
sentiellement politique. Il s'agit d'une loi qui a pour objet de fortifier
les droits de l'état dans l'enseignement, en faisant passer sous la juri-
diction du gouvernement l'inspection des écoles. La question s'est bien
vite étendue et aggravée. M. de Bismarck, par ses interventions, par son
attitude impérieuse, n'a pas peu contribué à lui donner un nouveau ca-
ractère d'importance. Il s'est obstiné, il a multiplié les discours, et de
tout cela il a fait une affaire personnelle, une question de haute poli-
tique et de confiance; il a menacé la seconde chambre d'une dissolu-
tion, et malgré tout il n'a obtenu qu'une fort mince majorité, vingt-cinq
voix environ. La loi est allée à la chambre des seigneurs, et voici que
dans la commission de la chambre des seigneurs elle compte quinze
adversaires sur dix-sept membres. Des personnages haut placés, en re-
lation avec la cour, tels que le prince Radziwill , le comte de Lippe,
passent pour être très hostiles au projet du gouvernement. L'opposition
s'avoue tout haut en face du chancelier lui-même, si bien que M. de
Bismarck, après avoir menacé la seconde chambre d'une dissolution, est
réduit à menacer la chambre des seigneurs d'une promotion extraordi-
naire pour changer la majorité.
La résolution avec laquelle le chancelier soutient cette lutte, à propos
de l'inspection des écoles, montre assurément l'importance qu'il y at-
tache. La vivacité impétueuse et hautaine qu'il a déployée dans la dis-
cussion témoigne assez de ses préoccupations et même de quelque surex-
citation d'esprit. Il est certain qu'il s'est porté au combat avec un feu
singulier, frappant un peu de tous les côtés, atteignant de ses coups la
fraction parlementaire désignée sous le nom de centre catholique, les
Polonais, les partisans des princes dépossédés, du roi de Hanovre, tout
ce qui n'est à ses yeux qu'un déguisement du particularisme. Pour le
moment, c'est son idée fixe, il voit partout l'ennemi. Naturellement,
quand il attaque avec le plus d'ardeur, il prétend toujours qu'il se dé-
fend. M. de Bismarck est vraiment très malheureux, il est toujours
attaqué par tout le monde; il faut bien qu'il se défende, ou plutôt
c'est l'Allemagne qu'il défend en lui. Quoi donc! n'est-ce point l'Al-
lemagne aujourd'hui qui est menacée, à ce qu'il dit, d'être opprimée
par les Polonais à Posen? Si encore il n'avait à se défendre que contre
lés Polonais, les catholiques ou les partisans du roi de Hanovre, ce ne
serait peut-être pas bien grave; mais, dans cette question même de
224 REVUE DES DEUX MONDES.
l'inspection des écoles, il a sur les bras Topposilion d'une certaine frac-
tion de la droite, des protestans orthodoxes, des conservateurs, ses an-
ciens amis. Vainement il a essayé de les rassurer en parlant avec une
onction édifiante de sa « vivante foi chrétienne; » on le tient au camp
orthodoxe et conservateur pour suspect de libéralisme, on ne se fie pas
à ses déclarations de don Juan dans l'embarras, et c'est bien, à vrai
dire, une des singularités de la situation. M. de Bismarck se trouve
avoir aujourd'hui pour adversaires bon nombre de ses anciens amis, et
il a pour alliés les libéraux, les progressistes, ceux qu'il a combattus si
souvent; à ceux-ci il fait des concessions, il reçoit de leurs mains des
amendemens, et il triomphe avec leur concours.
Est-ce une alliance bien sincère et bien sûre de part et d'autre? Il en
sera ce qu'il pourra. Le prince-chancelier ne se livre pas ainsi. Pour le
moment, il se sert des progressistes, même au besoin des révolution-
naires, contre l'ultramontanisme, comme il se sert de la passion alle-
mande contre les Polonais et les particularistes de toute nuance. M. de
Bismarck ne joue pas moins un jeu passablement dangereux, il s'expose
à multiplier les froissemens, à mettre un jour ou l'autre tous les partis
contre lui. Il triomphera encore cette fois, il aura sa loi des écoles, c'est
très vraisemblable, il n'est pas homme à disparaître dans les broussailles
parlementaires. S'il le faut, si on l'y contraint, il aura recours, selon son
langage, « aux moyens constitutionnels » pour avoir raison des chambres,
. et même, si ces moyens ne suffisaient pas, il en trouverait probablement
d'autres. L'empereur Guillaume ne le contrarierait pas pour si peu. La
question n'est pas là aujourd'hui, la question est que, pour la première
fois depuis ses prodigieux succès, le chancelier rencontre une opposition
assez vive, presque personnelle, que pour la première fois on résiste
ouvertement à son ascendant. C'était évidemment une puérilité de
supposer, comme on l'a fait, que la reine Augusta, mue par un senti-
ment religieux, aurait pu engager des députés à voter contre la loi qui
menace l'autorité du clergé en matière d'enseignement. C'est déjà un
fait assez grave qu'à cette occasion il se soit trouvé à Berlin des malin-
tentionnés, — où n'y a-t-il pas des malintentionnés? — commençant à
murmurer que le chancelier pourrait n'être pas un homme indispen-
sable. Ce qu'il y a eu d'assez curieux et d'assez inattendu dans ces der-
nières luttes du parlement de Berlin , c'est que M. de Bismarck, pour
réveiller l'esprit national dans le clergé allemand, n'a trouvé rien de
mieux que de citer l'exemple du clergé français, et il a révélé une par-
ticularité peu connue jusqu'ici. Il a dit que, pendant les négociations en-
gagées pour mettre fin à la guerre, le souverain ponlife avait envoyé un
nonce spécial en France pour presser les évêques de travailler en faveur
de la paix, et que le clergé, restant français avant tout malgré sa sou-
mission habituelle, s'était refusé à ce qu'on lui demandait. Si la chose est
vraie, comme l'affirme M. de Bismarck, notre clergé n'a fait sans doute
REVUE. — CHRONIQUE. 225
que ce qu'il devait, et il n'a qu'à s'inspirer du même esprit dans toutes
les circonstances où s'agite un intérêt national ; mais qu'a dit là M. de
Bismarck? L'Allemagne n'est donc pas l'unique modèle de toutes les ver-
tus patriotiques et autres ? A quels aveux peut conduire l'entraînement
parlementaire !
Si la vie publique est laborieuse partout, même en Allemagne, qu'est-
ce donc en Espagne? Ici tout prend en vérité un caractère de plus en
plus obscur, peut-être de plus en plus menaçant. L'Espagne vit entre
les révolutions d'hier et les révolutions de demain. La trêve qu'elle s'é-
tait accordée à elle-même en revenant à la monarchie et en allant de-
mander à la maison de Savoie un nouveau souverain, cette trêve semble
aujourd'hui fort compromise par l'acharnement désordonné des partis
et par toutes les difficultés que le gouvernement éprouve à se fonder.
Le roi Amédée, depuis un peu plus d'un an, n'en est guère qu'à son
septième ministère, tant il est facile de faire vivre une monarchie fon-
dée par les opinions radicales ! C'est là en effet la faiblesse de la monar-
chie actuelle : elle a été créée et mise au monde par les radicaux, elle
est obligée d'exister avec une constitution qui est l'œuvre du radica-
lisme. Elle est aujourd'hui menacée par ceux qui l'ont créée aussi bien
que par les anciens partis conservateurs qui l'ont toujours plus ou moins
combattue. Lorsque, faute de trouver une majorité quelconque dans le
parlement, le roi Amédée se décidait à dissoudre les certes il y a quel-
ques semaines, on pouvait croire du moins que le ministère chargé de
la dissolution conduirait les affaires jusqu'aux élections, qui doivent avoir
lieu aux premiers jours d'avril. Ce ministère, présidé par M. Sagasta,
était composé d'un certain nombre d'anciens progressistes, radicaux mo-
dérés, et de quelques membres de l'ancienne union libérale dont le
principal était l'amiral Topete, un des auteurs de la révolution de 1868.
11 n'a pas résisté à la première secousse, et cette fois c'est à l'occasion
d'une promotion de généraux que la crise a éclaté.
Le cabinet allait-il se dissoudre entièrement? par qui serait-il rem-
placé? Le plus embarrassé était évidemment le roi Amédée. Il s'est
empressé de faire appel à tous les conseils; il a consulté tout le monde,
les progressistes, les radicaux, les conservateurs, et un ministère a fini
par se reconstituer à peu près sur les mêmes bases que le précé-
dent, si ce n'est que l'amiral Topete n'est plus au pouvoir. C'est un
ministère aussi conservateur qu'il puisse être dans les conditions ac-
tuelles de l'Espagne, avec un mélange incohérent de radicaux modé-
rés et d'anciens unionistes. Il ne resterait donc plus qu'à s'occuper
des élections; mais c'est là justement qu'est le danger aujourd'hui.
Quelque influence que puisse avoir le gouvernement , il va se trou-
ver en face d'une de ces coalitions qui sont un des signes les plus
crians de l'anarchie morale et politique d'un pays. Tous les partis hos-
lOME xcviiu — 1872. 1j
226 REVUE DES DEUX MONDES.
tiles se donnent la main. Le radicalisme pur, dont le chef est M. Ruiz
Zorrilla, s'allie aux républicains, aux carlistes , aux partisans du jeune
prince des Asturies, fils de la reine Isabelle.
Ainsi voilà une alliance oii l'on trouve un des chefs du parti républi-
cain,-M. Figueras, un ancien ministre d'Isabelle II, M. Esteban Collantes,
un des principaux coryphées de l'absolutisme théocratique, M. INocedal.
Tout cela marche ensemble, et, pour peu que la coalition ait quelque
succès dans les élections, on pressent aisément ce que pourront être les
nouvelles certes, quelles ressources elles offriront à un gouvernement.
Déjà dans le dernier parlement l'alliarice de ces fractions hostiles ren-
dait tout impossible, et a déterminé les diverses crises ministérielles qui
se sont succédé. Si elle revient en force à la chambre, le ministère de
M. Sagasta n'a plus qu'à s'en aller; mais M. Ruiz Zorrilla, le grand orga-
nisateur de cette coalition, s'il était appelé au pouvoir, trouverait
devant lui les mêmes difficultés; ses amis seraient remplacés dans la
coalition par les amis de M. Sagasta. Comment une monarchie constitu-
tionnelle, surtout une monarchie nouvelle, pourrait-elle vivre dans ces
conditions, entre des coups d'état et des révolutions également inévi-
tables? Le roi Amédée est certainement le plus à plaindre dans ces con-
fusions, car il est le modèle des princes constitutionnels. Il est prêt à
faire tout ce que les cortès lui diront. Il ne serait pas de trop seulement
que les cortès qui viendront eussent elles-mêmes quelque idée de la po-
litique qu'elles préféreraient. C'est là la question. ch. de mazade.
L'INDE ANGLAISE AU COMMENCEMENT DE 1 872.
Empire în Asia; how we came hy it. A book of confessions, by W. M. Torrens, M. P.
Londres 1873, Trûbner et C".
Une série de symptômes qui ressemblent à des lueurs d'orage appel-
lent de nouveau l'attention des hommes d'état sur l'Inde anglaise. L'as-
sassinat du juge suprême Norman a été suivi de celui du vice-roi; les
fanatiques savent désormais que les plus hauts représentans d'un pou-
voir détesté sont à toute heure justiciables de leurs poignards. Les at-
tentats et les rébellions se multiplient. A Lahore, des bandes d'indigènes
parcourent les rues pendant la nuit et les remplissent du bruit de leurs
chants qui annoncent la fin prochaine de la domination étrangère et la
ferme résolution des opprimés de verser leur sang à torrens pour la
liberté et pour leur foi. D'un bout à l'autre de l'Inde, la conviction se
fortifie que le jour n'est pas éloigné qui verra s'écrouler l'empire bri-
tannique en Asie, et que l'œuvre de la délivrance doit s'accomplir par
les Russes et les Chinois. D'où vient cette croyance? On ne sait; elle a
REVUE. — CHRONIQUE. 227
été semée dans l'ombre, elle a pris racine, elle se développe et elle
commence à porter ses fruits.
Les causes de cette hostilité sourde des po|>ulations sont multiples,
quoique, pour l'expliquer, il suffise du souvenir de ces traditions de
terreur et de mauvaise foi insigne qui ont permis à la compagnie des
Indes de s'assujettir un pays de 150 millions d'habitans. « Une guerre
de Bengalais contre des Anglais, dit Macaulay en parlant des premiers
temps de la conquête, était une guerre de brebis contre des loups. » Ce
n'est que depuis 1858, époque où la compagnie fut dépossédée de ses
prérogatives presque souveraines, que le gouvernement de la reine a
fait quelques tentatives pour faire oublier des torts séculaires en se préoc-
cupant sérieusement des intérêts matériels de ses administrés, en créant
des routes, des canaux, des chemins de fer et des télégraphes, en favo-
sisant le progrès agricole et industriel, en s'attachant à répandre l'in-
struction malgré la désapprobation des politiques de la vieille école. Ces
avances tardives sont encore loin d'avoir produit le résultat désiré; elles
sont restées à peu près sans effet sur la partie mahométane du peuple
hindou, dont le fanatisme religieux oppose à tout rapprochement une
barrière invincible. Ces musulmans se soucient bien du progrès et des
bienfaits de la civilisation ! Que leur fait la sécurité des routes ou l'éga-
lité de tous devant la loi? Vouloir les réconcilier avec la suprématie
chrétienne est perdre sa peine; il n'y aurait qu'un moyen dé les con-
tenter : ce serait que tous les Anglais voulussent bien faire leurs paquets
et quitter au plus vite le pays. Les mahométans de l'Inde ne peuvent
oublier les temps où ils étaient les maîtres de ces fertiles contrées, et
ils n'ont pas renoncé à voir revenir les jours de splendeur.
Des observateurs bénévoles cherchent parfois à se faire illusion sur
cette disposition des esprits. Si l'on en croyait le colonel Nassau Lees,
qui a été longtemps président du collège musulman de Calcutta, les
modems de l'Inde seraient aujourd'hui u parfaitement résignés à sup-
porter la suprématie des Anglais comme un mal qu'il faut subir, parce
qu'on ne peut le guérir; » ils seraient « prêts à vivre aussi paisibles et
aussi satisfaits sous le règne britannique qu'ils pourraient le faire sous
tel gouvernement mahométan qui lui succéderait, pourvu qu'on les
traite avec circonspection et qu'on les gouverne avec sagesse (1). »
Or cette condition indispensable est loin d'être remplie, dit le savant
colonel, et il insiste sur la nécessité de modifier l'enseignement sco-
laire, la juridiction et les formes de l'administration dans le sens d'une
plus grande autonomie des indigènes. On se réjouit lorsqu'un mollah
quelconque déclare que le prophète ne défend pas absolument aux vrais
croyans d'obéir aux sectateurs d'une autre religion, s'ils reconnaissent au
moins l'un des quatre livres sacrés (Pentateuque, Psaumes, Évangiles, Ko-
(1) Lettre adressée au Times, 18 octobre 1871.
228 REVUE DES DEUX MONDES.
ran). Ces illusions d'entente cordiale ne tiennent pas devant les faits
o-raves et significatifs qui se produisent chaque jour. Le docteur Hun-
ter, dans un livre publié*récemment, nous trace un sombre tableau des
rapports qui existent entre les mahométans de l'Inde et leurs maîtres
chrétiens (1). Cette publication a soulevé une polémique à laquelle ont
pris part tous ceux qui, de près ou de loin, croient connaître la situa-
tion de l'empire britannique en Asie, mais les événemens ne donnent
pas raison aux optimistes.
M. Hunter raconte l'origine et le développement progressif de la con-
spiration wahabite, qui, profitant de toutes les fautes du gouvernement,
a jeté ses ramifications dans toutes les parties du territoire. Les waha-
bites, ces puritains de l'islamisme, se montrent encore plus intraitables
sur les bords du Gange que dans leurs oasis de l'Arabie. « Voilà bien-
tôt trois ans, écrit M. Vambéry (2), que les wahabis lancent avec une
audace croissante leurs fusées révolutionnaires de leur quartier-général
de Patna. Tantôt ils fomenteront une petite rébellion des tribus monta-
gnardes, tantôt sous leur instigation un fedaji quelconque (c'est le nom
que se donnent les enfans perdus de la conspiration) ira frapper un
Européen inoffensif, afin de mériter le martyre, ou bien l'on verra un
zélateur de cette secte prêcher ouvertement aux régimens de cipayes la
révolte et la guerre sainte contre les infidèles, c'est-à-dire contre leurs
maîtres. Et que font les Anglais en présence de ce jeu dangereux? On
est vraiment étonné qu'après les sacrifices terribles que leur a coûtés
la dernière guerre, ils n'attachent pas plus d'importance aux manœuvres
menaçantes d'un ennemi aussi rusé que fanatique,,. Quand on parle
en Europe de fanatisme mahométan, on ne pense jamais qu'à l'islamisme
de l'Asie occidentale; or il ne faut pas oublier que le cheïk-il-islam de
Constantinople lui-même n'est guère mieux qu'un infidèle aux yeux de
ses coreligionnaires de Pechawer, de Delhi, de Lahore; tel est le raffi-
nement de la doctrine au centre de l'Asie. Dans le nord de l'Inde, le
flambeau de la vraie dévotion n'est point Stamboul, c'est Bochara... »
M. Vambéry n'est pas de ceux qui en face de pareils adversaires tom-
beraient dans les sentimentalités d'une politique humanitaire et con-
ciliatrice. Il trouve que l'on manque de vigueur, il regrette les gouver-
neurs comme lord Clive, il conseille au gouvernement d'être « plus
résolument asiatique » dans ses possessions. C'est bien là aussi l'avis
des fonctionnaires élevés dans les « bonnes traditions, » et celui d'une
partie de la presse métropolitaine, comme le prouve le cas de M, Co-
wan. Il s'agit de la sanglante répression d'une révolte tentée au mois
de janvier dernier par la secte d'ailleurs assez inoffensive des kouhas,
dans le voisinage du camp de Delhi. Cette secte, fondée il y a dix- huit
(1) D"" W, Hunter, 0 ir India:i 31ussu!mans, 1S7L
(2) Gazette d'Augsbourj, 20 février 1872.
REVUE. — CHRONIQUE. 229
ans par Balouk-Sing, avait pour objet la réforme du sikhisme, qui
était déjà lui-même une protestation contre la décadence de la religion
hindoue. Ram-Sing, le successeur de Balouk-Sing, faisait une propagande
active, et avait fini par grouper autour de lui un assez grand nombre de
partisans (près de 100,000 à ce qu'on suppose). Il ne paraît pas que
par elle-même leur doctrine renferme un élément dangereux quelconque.
Le motif du soulèvement qui a eu lieu n'est pas encore bien connu; les
rebelles ne formaient du reste qu'une bande de 300 hommes. Ce qui est
certain, c'est que M. Cowan, qui remplaçait le commissaire du district,
après avoir étouffé la révolte, fit saisir une cinquantaine des prisonniers
qui furent exécutés sur-le-champ; on dit qu'ils ont été attachés à la
gueule des canons. Le commissaire Forsyth en fit encore fusiller 16 au-
tres, ceux-là sur le verdict d'une cour martiale. Une feuille locale porte
le nombre des exécutions à 120. Il faut dire que le gouverneur s'em-
pressa d'ordonner une enquête, et qu'en attendant M. Cowan a été
suspendu de ses fonctions; mais certains journaux de Londres bkàment
cette (( faiblesse, » et décernent à M. Cowan des couronnes civiques.
Le gouverneur accusé de faiblesse en cette occasion était le vice-roi
lord Mayo, qui a été assassiné le 8 février pendant une visite qu'il fai-
sait au pénitencier des îles Andaman. C'était un homme plein de bonnes
intentions, qui ne brillait point par ses capacités. Sous son premier nom
de lord Naas, il avait fait partie du cabinet Disraeli, comme secrétaire
d'état pour l'Irlande ; pour se débarrasser de lui, on l'envoya dans l'Inde,
quand la mort de son père l'eut fait comte Mayo. Sa nomination fut si
mal accueillie par l'opinion publique, qu'à peine parti on voulut le rap-
peler; mais il était déjà hors de la portée du télégraphe. Il débarqua donc
dans son royaume par la fatalité du sort; il faut dire qu'il réussit à s'y
rendre populaire. On en a la preuve dans la consternation que la nou-
velle de sa fin tragique a produite à Bombay et à Calcutta, Le meurtrier
est un forçat natif de Caboul, qui jouissait d'une certaine liberté qu'il
avait méritée par sa bonne conduite. Son crime paraît avoir été inspiré
par le fanatisme religieux. Il s'est précipité sur le vice-roi au moment
où ce dernier allait s'embarquer pour quitter l'île, et lui a porté deux
coups de couteau au défaut de l'épaule; lord Mayo a succombé pendant
qu'on le transportait à bord de son vaisseau. Ses funérailles ont eu lieu
à Calcutta le 17 février. Il a été provisoirement remplacé par M. John
Strachey, en attendant que lord Napier pût prendre l'intérim comme
étant le plus ancien gouverneur de province. Le successeur définitif du
vice-roi sera lord Northbrook, sous-secrétaire d'état à la guerre. Quoi-
que jeune encore, il possède une connaissance approfondie des affaires
par une pratique administrative de vingt-cinq ans.
Lord Mayo a eu du moins le mérite de signaler à plusieurs reprises le
danger qui résulte pour le gouvernement de charges trop lourdes im-
posées à la population, et de proposer d'utiles réformes. « Le méconten-
230 REVUE DES DEUX MONDES.
tement est général, écrivait-il en octobre 1870 à propos d'un projet de
réduction de l'armée, aussi bien parmi les Européens que parmi les in-
dio-ènes, à cause de l'élévation incessante des taxes, que l'on voit aug-
menter chaque année. Mon opinion est que la prolongation de cet état
des esprits constitue un danger politique sur la gravité duquel on ne
saurait trop insister; les mauvaises dispositions de quelques soldats dé-
bandés de l'armée indigène ne sont rien auprès de ce malaise univer-
sel... Mous ne pouvons compter un seul instant sur le maintien de la
tranquillité du pays; mais je suis d'avis que le sentiment public à l'égard
des impôts pourrait bien plus facilement amener des troubles et deve-
nir pour nous une source de dangers que la réduction partielle de l'ar-
mée indigène, que nous avons proposée. Des deux maux, je choisirais
le moindre. » Pour bien apprécier les réductions recommandées par le
derniervice-roi, il faut savoir qu'aujourd'hui, c'est-à-dire quinze ans après
la répression de la révolte des cipayes, la force armée que l'Angleterre
entretient dans ses possessions asiatiques approche de 200,000 hommes,
dont le tiers environ est formé par des troupes européennes. Cette ar-
mée occasionne une dépense annuelle de plus de 16 millions sterling
(400 millions de francs); elle absorbe un tiers du budget total de l'Inde.
Lord Mayo croyait que le nombre des troupes indigènes pouvait sans
inconvénient être réduit à 8,000, ce qui aurait permis de réaliser une
économie considérable et d'alléger les charges qui pèsent sur le peuple;
cependant les autorités militaires ne partageaient pas sa manière de
voir. « Toute notre expérience de l'Inde, disait récemment le général en
chef, nous conseille de ne pas nous fier à cette apparente tranquillité;
des troubles naissent au moment où l'on s'y attend le moins, et lors-
qu'ils ont éclaté sur un point, si on ne les réprime pas sur-le-champ,
on est sûr d'en voir naître de tous les côtés. Il y a là des forces impor-
tantes commandées par des chefs indigènes qui, individuellement, ne
nous sont point hostiles, mais dont les troupes pourraient à un moment
donné se tourner contre nous. »
Lorsqu'on se représente la situation intérieure de l'Inde telle qu'elle
est dépeinte par des hommes qui ont longtemps vécu dans le pays , on
n'a pas de peine à comprendre qu'en effet une brusque diminution de
l'armée permanente serait prématurée et pleine de péril. Toutefois il
vaut la peine d'examiner ce que peuvent avoir de fondé les plaintes tou-
chant l'élévation croissante des impôts, et de voir s'il n'existe pas d'au-
tres remèdes que la réduction de l'armée. En 1856, le budget de l'Inde
est de 835 millions de francs; en 1870, il s'élève à 1,270 millions, ce
qui représente une augmentation de 50 pour 100 dans l'espace de quinze
ans. Pour un pays de 150 millions d'habitans , ces chiffres n'ont rien
d'exorbitant au premier abord, surtout si on les met en regard du bud-
get de l'Angleterre, qui est d'environ 1,800 millions pour 30 millions
d'habitans; mais, pour en comprendre la véritable signification, il faut
REVUE. CHRONIQUE. 231
les rapprocher du chiffre de la production. Pour la Grande-Bretagne, la
production annuelle s'élève à 22 ou 23 milliards; pour l'Inde, elle n'est
que de 7 ou 8 milliards. 11 s'ensuit que le peuple anglais ne paie à l'é-
tat, sous forme d'impôts, qu'un douzième de son revenu annuel, tandis
que la population de l'Inde doit abandonner au trésor chaque année un
sixième sur sa production totale; c'est deux fois plus, toute proportion
gardée. En France, le taux de l'impôt était en moyenne d'un huitième
avant 1870; il est probable que nous allons dépasser cette limite.
Ces comparaisons suffisent pour démontrer que les contributions im-
posées à rinde, quoique assez lourdes, seraient encore tolérables, si
elles étaient réparties avec équité. Malheureusement il n'en est pas
ainsi, et il y a des impôts qui frappent sur les plus pauvres avec une
intolérable rigueur : de ce nombre est la taxe du sel (1). Les habitans de
la côte l'évitent en faisant cuir leur riz dans l'eau de mer; les 7njots qui
demeurent dans le voisinage des salines emploient la boue légèrement
salée par les résidus de fabrication. On sait que la misère est effroyable
dans certains districts, surtout après une mauvaise récolte. 11 y a cinq
ans, on a vu mourir de faim 600,000 personnes à une centaine de lieues
de la capitale de l'empire indien. Le produit des impôts est affecté pour
la plus grande partie à l'entretien de l'armée et aux travaux publics. On
a consacré des sommes très considérables à la construction de routes,
de canaux d'irrigation , à la subvention des chemins de fer ; le gouver-
nement a donné sa garantie aux actionnaires, qui ont dépensé 1 mil-
liard 1/2 pour l'établissement du vaste réseau de voies ferrées qui relie
tous les grands centres de l'empire en traversant les contrées les plus
fertiles. Le progrès existe donc, et l'avenir se dessine; cependant tous ces
encouragemens accordés au commerce et à l'industrie commencent à
peine d'exercer une influence sur le sort des masses. Il ne faut pas non
plus oublier que les Anglais viennent rarement dans l'Inde pour s'y fixer;
le climat est contraire aux Européens, ils s'en vont lorsqu'ils ont fait for-
tune. C'est ainsi que l'Inde paie chaque année une rançon de 150 ou
200 millions à des Anglais qui s'y considèrent comme des étrangers;
c'est un drainage lent, mais sûr, qui ne peut manquer d'appauvrir le
pays, et qui explique bien des choses.
Nous empruntons quelques-uns de ces détails à un livre remarquable
qu'un membre du parlement, M. Torrens, vient de publier sous ce titre:
Empire înAsia. C'est une histoire de la conquête de l'Inde, jugée du point
de vue chrétien et humanitaire auquel se place généralement M. John
Bright dans ses discours si honnêtes et si peu politiques. M, Tor-
rens appelle les choses par leur nom , il ne ménage pas la vérité aux
hommes dont la main de fer a soumis à la domination anglaise ces ri-
(1) Un coulie gagne 25 francs dans l'année, et sur cette somme il paie 1 franc pour
l'impôt du sel qu'il consomme.
232 REVUE DES DEUX MONDES.
ches contrées de l'Asie. II ne peut toujours pas concilier cette conquête
avec le commandement qui dit : « Biens d'autrui ne convoiteras pour
les avoir injustement; » toutefois, comme ces biens on les a, il pense
qu'autant vaut les garder, et s'appliquer à les administrer sagement.
M. Torrens voudrait des réformes dans la juridiction, à laquelle il fau-
drait faire participer les indigènes dans une mesure beaucoup plus large.
Il voudrait plus d'honnêteté et de bonne foi dans les relations du gou-
vernement avec les princes hindous, dont on cherche toujours à recueillir
la succession à la barbe des héritiers légitimes, comme dans le cas du
rajah de Dhar, qui mourut en laissant un fils mineur, ou dans celui du
rajah de Mysore, dont sir Juhn Lawrence ne voulut jamais reconnaître
le fils adoptif. On peut convenir avec l'auteur que les conquérans de
l'Inde ont été peu scrupuleux dans le choix de leurs moyens, et qu'au-
jourd'hui encore bien souvent la force y prime le droit. Toutefois n'ou-
blions pas ce que fut l'état antérieur de ce pays, déchiré sans cesse par
de sanglantes luttes intérieures, rappelons-nous la misère, l'abaissement
de ces races, le despotisme et les exactions de leurs rajahs et nababs.
Elles ont changé de maîtres, c'est vrai; on les contient par la sévérité,
tant pis pour les rebelles; en revanche, on leur octroie un avenir. Si la
fin ne justifie pas les moyens, d'un autre côté les moyens ne doivent
pas nous faire regretter la fin.
Malgré l'extension qu'a déjà prise l'empire britannique en Asie, la
politique d'annexion semble d'ailleurs encore loin d'avoir dit son der-
nier mot. Le roi d'Ava (roi de Birmanie), a perdu en 1824 les districts
d'Arakan et de Tenasserim, puis en 1852 la province du Pegou, que tra-
verse l'Irawady; ces annexions ont permis à l'empire indien de faire
le tour du golfe. L'Irawady est navigable au-delà de Bhamo, ville de
5,000 habitans qui n'est qu'à une vingtaine de lieues de la frontière
chinoise et qui marque le confluent des deux bras dont la réunion con-
stitue le fleuve; c'est le dernier poste avancé où réside un de ces innom-
brables agens que l'Angleterre envoie sur tous les points du globe. Au
mois de novembre 1870, un bateau à vapeur a remonté pour la première
fois le cours du fleuve, ayant à son bord iM. Talboys Wheeler, le secré-
taire du commissaire-général de la Birmanie anglaise (1), en mission
purement privée. Après une visite à Mandalay, résidence actuelle du
roi d'Ava, qui profita de l'occasion pour affirmer son désir de vivre en
bons termes avec ses puissans voisins, M. Wheeler continua son voyage
jusqu'à Bhamo. Il y trouva l'agent britannique, le capitaine Strover,
privé de pain, de thé, de toute espèce de confort depuis sept mois, ne
vivant que de lait et de volailles, mais ayant déjà conquis l'amitié des
chefs montagnards et jouant le rôle d'arbitre dans leurs querelles. D'a-
(I) Journal of a voyage iip the Irrawaddy io Mandalay and Bhamo, by J. Talboys
Wheeler, — Rangoon, 1871.
REVUE. — CHRONIQUE. 233
près l'opinion du capitaine Sfrover, il ne serait pas trop difficile de faire
reprendre aux caravanes chinoises la route de Bhamo, et de ressusciter
l'ancienne splendeur de cet entrepôt commercial, qui n'est séparé que
par six jours de route de Longchankai, le premier marché du Yunan. La
soie, le thé, les fourrures, viendraient de nouveau s'échanger à Bhamo
contre le coton et les métaux de la Birmanie, Pour arriver à ce résultat,
disait l'agent, il suffirait de réconcilier les Panthays mahométans, qui
habitent le Yunan, avec leur suzerain, l'empereur de Chine, avec lequel
ils sont en guerre depuis dix-huit ans. C'est celte insurrection musul-
mane qui a ruiné le commerce du royaume d'Ava.
Un autre agent anglais, le major Sladen, était récemment parti de
Bhamo pour sonder le terrain et pour essayer de nouer des relations
avec les Panthays. Cette expédition avait éveillé la défiance du roi
d'Ava, qui fît son possible sous main pour l'empêcher d'aboutir. Le rap-
port du major Sladen n'a pas été publié, parce que le gouvernement
désirait rester ostensiblement sur un pied de bonnrie amitié avec le
souverain birman; mais l'un de ses compagnons, M. Cooper, a donné
au mois d'août dernier un récit fort curieux de ce voyage. M. Cooper
affirme que les victoires que les Chinois prétendent avoir remportées
sur les Panthays sont de pure invention, que ces derniers leur sont très
supérieurs en énergie et en intelligence, enfin que le gouverneur im-
périal de Yunan-fou a reconnu solennellement le chef des Panthays
comme souverain du Yunan occidental. Les Panthays ne demandent pas
mieux que de se mettre en rapports suivis avec les Anglais; ils font déjà
un commerce actif avec la Chine, et ils mériteraient d'être soutenus dans
leurs efforts pour fonder un état indépendant et prospère.
On voit que l'Angleterre multiplie ses tentatives pour faire dériver
vers ses possessions le grand courant commercial créé par les échanges
de l'Europe avec le Céleste-Empire. Nous avions un instant caressé
l'espoir de donner à ce vaste commerce pour principale artère le Mékong,
et Saïgon pour entrepôt. M. Louis de Carné a raconté ici même l'expé-
dition qui, de 1866 à 1868, a exploré les vallées supérieures de l'Indo-
Chine et a pu pénétrer jusque sur le sol de l'empire chinois (1). Malheu-
reusement le Mékong a été trouvé barré par des rapides infranchissables;
il a fallu renoncer à la perspective de l'utiliser pour la navigation à
vapeur au-delà de certaines limites. Depuis que les Anglais ont conçu la
crainte de nous voir sur leurs talons dans cette partie de l'Asie, ils re-
doublent d'ardeur pour s'ouvrir le passage des Indes à la Chine. C'est
là probablement le but caché de l'expédition entreprise depuis le mois
de décembre dernier contre les Louchais, qui habitent la contrée mon-
tagneuse de Tipperah, entre le Bengale et la Birmanie.
Sous prétexte de délivrer une cinquantaine de prisonniers, les géné-
(1) Voyage en Indo-Chine, par L. de Carné; Paris 1872, Dentu.
234 REVUE DES DEUX MONDES,
raux Bourchier et Brownlow ont envahi ce pays de deux côtés à la fois,
le premier du côté du nord par Katcliar, le second du sud par Chitta-
gong ou Islamabad. L'expédition se compose de trois régimens d'infan-
terie, d'une batterie de montagne, de 2,000 coulies pour construire
des routes; elle emploie 200 éléphans, que l'on a eu beaucoup de peine
à réunir. Les coulies ont été engagés pour huit mois; le choléra et de
fréquentes désertions font des vides assez considérables dans leurs rangs
qui ont déjà nécessité des recrutemens supplémentaires. Outre une
quantité très considérable de vivres et de munitions, on a emporté
88 canots étroits et légers. La contrée est malsaine et d'un accès diffi-
cile. C'est une succession de collines recouvertes par un lacis inextri-
cable de bambous, de broussailles et de lianes, entre lesquels s'étendent
des marais sans fond remplis de roseaux. Les colonnes marchent pen-
dant des heures entières sous des arcades de verdure formées par les
bambous, ou bien à l'ombre des pisangs et des palmiers. Dans ces so-
litudes, le silence n'est troublé que par l'aboiement lugubre d'un singe
noir qu'on entend de loin, mais qui ne se montre guère.
L'expédition a trouvé sur sa route plusieurs villages fortifiés qui ont
été pris d'assaut; d'autres, qui avaient été abandonnés par les habitans,
ont été brûlés. Sur quelques points, les natifs se sont montrés moins hos-
tiles, ils sont venus offrir des volailles et des légumes qu'ils voulaient
échanger contre du sel. Pour rester en communication avec leurs ré-
serves, les chefs des deux colonnes ont fait établir des fils télégraphi-
ques tout le long du chemin qu'ils ont suivi. Une dépêche datée du
3 février annonçait que le général Bourchier (qui a été légèrement blessé
dans une escarmouche) venait de franchir avec ses troupes une chaîne
de montagnes d'une hauteur de 2,000 mètres, et qu'il marchait sur
Poiboy, la forteresse principale des Louchais.
Voilà où en est cette expédition d'après les dernières nouvelles trans-
mises de Calcutta. Il n'est guère probable qu'une entreprise si coûteuse
n'ait d'autre but que de relever le prestige anglais chez les populations
montagnardes dont les incursions sont toujours redoutées sur la fron-
tière du nord-est; il est permis de supposer que le véritable objectif de
l'expédition est le Yunan, qui est sur sa route, et dont elle n'est plus
séparée que par un lambeau de territoire birman. Ajoutons qu'un émis-
saire des Panthays est arrivé à Bhamo chez le résident anglais; il pré-
tend que le seul obstacle qui empêche encore de renouer les relations
commerciales entre le Yunan et la Birmanie est la présence des brigands
chinois qui infestent la contrée, et dont les Panthays ne peuvent pas
venir à bout tout seuls. Les Anglais perdront-ils cette occasion de rendre
service à un brave peuple qui a besoin de leurs bras? De son côté, le
roi d'Ava refuse de laisser revenir chez lui le major Sîaden : il a menacé
de faire tirer sur le bateau qui l'amènerait; on dit aussi qu'il a près de
lui un agent d'une puissance étrangère qui l'excite à faire la guerre aux
REVUE. — CHRONIQUE. 235
Anglais, et offre de loi procurer pour cela un navire cuirassé. On soup-
çonne la Russie ou la Chine d'ourdir cette intrigue; mais il faut avouer
que cet « agent étranger » fait admirablement le jeu des Anglais, qui
seraient enchantés d'avoir un prétexte pour s'emparer du territoire bir-
man qui les sépare de leurs amis les Panthays. 11 est difTicile de croire
que l'expédition contre les Louchais ne cache pas quelque projet d'an-
nexion. Le camp de Delhi est là pour assurer les derrières de l'armée.
Si l'Angleterre réussit à s'ouvrir ainsi la route de la Chine, il est fa-
cile de prévoir les avantages qui en résulteront pour le commerce de
l'Inde et l'essor qu'il prendra. On ne peut qu'admirer l'énergie avec
laquelle on la voit dans ces contrées lointaines poursuivre ses intérêts,
profitant de chaque occasion pour avancer d'un pas, ne reculant jamais
que pour mieux s'élancer. En prenant pour base de sa politique en Asie
le développement de la civilisation et le bien-être de ses administrés,
elle finira par éteindre les rancunes et par assurer son empire.
G, MATH Y,
THÉÂTRE. — Odéon, reprise de Ruij Dlas.
« Si Rmj Blas était applaudi, il faudrait proclamer la ruine de la poé-
sie dramatique. » Ainsi parlait de l'œuvre de M. Victor Hugo le critique
le plus ferme que notre génération ait connu. S'est-il trompé? En 1838,
le succès de Ray Dlas était contesté; en 1872, il ne paraît pas plus dé-
cisif. Quelles sont les preuves d'approbation déclarée qui vont au poète?
Il y en a visiblement dans la scène du conseil de Castille, scène de pa-
triotisme qui ne manque jamais de produire un effet légitime, dans la-
quelle néanmoins un sentiment délicat aurait peut-être réclamé quelques
retouches, afin d'éviter des applications douloureuses. M. Victor Hugo
écrivait ces beaux vers en 1838, au lendemain de Constantine et à la
date de Saint-Jean d'Ulloa. Il sentait alors que la France, sans ambition
et sans crainte, était assez haut placée pour qu'il fût permis de parler
comme il le faisait du passé d'un pays étranger : que n'a-t-il senti que
certaines paroles sur l'Espagne d'alors semblent tomber sur la France
du présent, et, de philosophiques qu'elles étaient, devenir irritantes
peut-être, stériles à coup sûr! Les vers sont beaux, M. Victor Hugo, nous
le comprenons, n'a pas voulu perdre les acclamations qu'ils provoquent.
Il est plus difficile, dans les autres applaudissemens qui saluent au pas-
sage les vers de Ruy Blas, de discerner ceux qui vont à l'acteur et ceux
qui passent en quelque sorte par-dessus sa tête. Une autre distinction
est facile à faire pour les spectateurs désintéressés : les applaudissemens
embrigadés diffèrent des autres par je ne sais quoi de sec, de régulier,
de mesuré, de symétrique; on dirait des mains de bois endurcies par la
profession : impossible de s'y tromper. 11 y en a beaucoup à Ruy Blas.
236 REVUE DES DEUX MONDES.
La froideur que la pièce rencontra, il y a trente-trois ans, prouve que
le sens dramatique n'était pas émoussé. Aujourd'hui même froideur,
accompagnée, il est vrai, d'une curiosité qui s'explique aisément. Cette
pièce a la bonne fortune d'avoir été retenue à la porte du théâtre assez
longtemps; l'auteur n'est pas trop malheureux, après tout, d'avoir couru
des aventures aussi retentissantes que possible : comment sa pièce ne
ferait-elle pas de bruit? D'ailleurs Ruy Blas n'est pas une œuvre ordi-
naire : ses défauts mêmes comptent quelquefois parmi les titres à l'in-
térêt. Ainsi rien de plus nécessaire pour soutenir la pièce, pour entre-
tenir l'attention de l'auditeur, que le sel un peu grossier répandu à
pleines mains dans le rôle de cet aventurier, de ce bandit, le vrai don
César de Bazan. Le quatrième acte, qu'il remplit tout entier, amuse un
public peu difficile, qui dit comme le personnage de la Métromanie :
« J'ai ri, me voilà désarmé. » Et cependant fut-il jamais un hors-d'œuvre
moins prévu, moins indispensable? C'est un intermède grotesque au
milieu d'une intrigue noire et uniforme.
Froideur et curiosité tout à la fois, sauf les quelques minutes que
dure l'objurgation patriotique de Ruy-Blas, voilà l'impression réelle des
spectateurs. Il est bon de la constater. On voit qu'il s'agit ici de quelque
chose de supérieur à l'intérêt ou même à la renommée de M. Victor
Hugo. Il importe peu à la littérature française que l'auteur de Ruy Blas
ait compté un succès de plus ou de moins; il importe beaucoup à la
destinée de notre théâtre national que le sentiment de l'art dramatique
ne demeure pas oblitéré.
On est allé chercher dans la raideur des conceptions du poète la con-
ception la plus raide, dans ses drames enfantés du système le drame le
plus systématique. Il y a un motif favori, toujours le même, qui semble
courir sur le clavier de certains artistes : on le retrouve dans toutes
leurs œuvres, fugitif, voilé, mêlé à d'autres; mais à mesure que l'inven-
tion se tarit, ce motif s'accuse de plus en plus, tandis que les autres
s'effacent, il perd du côté de la grâce ce qu'il a gagné en persistance.
On le goûtait, on l'admirait : il fatigue à la fin. Le motif des drames de
M. Victor Hugo s'annonçait dans Marion Delorme, reparaissait dans Her-
nani et dans toutes les œuvres qui ont suivi. Il a été indiqué par Gus-
tave Planche, qui lui donnait le nom bien juste d'antithèse morale. Tous
les sujets traités par M. Victor Hugo, romans ou drames, sont des anti-
thèses de cette sorte. Partout un contraste de ce genre, une belle âme
enfouie dans la laideur inculte et violente de Quasimodo, la vertu d'un
martyr et d'un saint rivée à la chaîne du forçat Valjean, l'amour pur
guérissant de son baume céleste la corruption de Marion Delorme, l'hon-
neur castillan poussé jusqu'à la superstition par le bandit Hernani. Jg
ne veux pas nommer tous ces frères et sœurs qui composent la famille
dramatique de M. Victor Hugo, véritables Ménechmes, dont les pre-
miers, ayant trouvé beaucoup d'amis, ont épuisé en quelque sorte la
REVUE. — CHRONIQUE. 237
faveur au détriment de leurs cadets. Pour ne parler que de Ruy Blas,
jamais l'antithèse n'a été plus outrée, plus impérieuse, plus réduite à
sa simple expression. Le sujet est connu, certains vers de cette pièce
sont dans toutes les mémoires. Un laquais aime une reine et s'en fait
aimer, a ver de terre amoureux d'une étoile. » Ce laquais a des senti-
mens de roi; cette reine, reine d'Espagne, d'un pays où on laissait périr
la reine par respect plutôt que de lui toucher la main, elle aime un
homme qui a porté la livrée, elle l'aimera sous sa livrée dans le trans-
port final du drame, dans les notes suprêmes de l'air favori de ce tragi-
que obstiné. La livrée règne sans partage dans cette pièce, que nous
appellerions singulière, si ce n'était d'une singularité toujours la même.
Quand Ruy Blas la dépouille afin d'obéir à son maître don Salluste,
qui le veut donner pour amant à la reine et se venger ainsi d'une
offense, c'est le maître qui à son tour l'endosse, sous le prétexte qu'é-
tant disgracié il ne pourrait entrer à la cour, mais réellement par le
motif que cette impatientante livrée doit être en perspective dans toutes
les allées du drame. Quand le maître l'a rejetée, Ruy Blas, sans néces-
sité ou plutôt contre toute nécessité, la reprend. Il sait qu'il doit mourir,
et cette idée ne lui donne pas la liberté; il se drape dans cette livrée
comme un héros grec dans sa chlamyde. 11 faut bien que le sujet soit
toujours sous les yeux, et le sujet, c'est un habit rouge avec des galons
jaunes. Ne dites pas que cet homme capable d'inspirer de l'amour à une
reine, que ce ministre, un grand ministre même, ne peut pas se mé-
connaître au point de se faire valet. A quoi bon remarquer aussi que
Ruy Blas est à la fois assez puissant pour enlever, pour supprimer don
Salluste, assez outragé pour le tuer, comme il le fait d'ailleurs quelques
heures plus tard? Vous feriez disparaître le sujet, l'antithèse, qui est
tout, qui est M. Victor Hugo lui-même. Il s'est attaché à cette idée cen-
trale du contraste, et il tourne autour. II a lié son génie à ce pieu
comme un cheval de guerre d'excellente race qui jie peut tondre d'un
pré que la longueur de la corde qui le tient enchaîné.
Ce n'était donc pas ici une opiniâtreté stérile qui faisait parler Gus-
tave Planche; l'obstination n'était pas de son côté, Nous voudrions à
notre tour expliquer d'où vient que cette nature si féconde s'est renfer-
mée comme à plaisir dans un cercle étroit. Qui ne se souvient de ces
préfaces par lesquelles M. Hugo se plaît à compromettre ses œuvres?
Tout le monde a lu celle qui accompagne Ruy Blas, et il a fallu le se-
cours de ces lignes pour découvrir dans la pièce les hautes idées philo-
sophiques et humanitaires que l'auteur y voit. Ses idées sur l'essence
du drame, nous les avions devinées sans qu'il prît le soin de nous les
faire connaître. Nous avons donc pour appui non-seulement son œuvre,
mais son commentaire. M. Hugo confond absolument le dramatique
avec le théâtral. Les idées ne comptent pour lui que lorsqu'elles se
voient; les émotions n'existent que pour les yeux. Il définit lui-même
238 REVUE DES DEUX MONDES.
l'action « le plaisir des yeux. » Est-ce un mauvais tour joué par l'anti-
thèse à son jugement? n'est-ce qu'une fantaisie de l'expression? Ne le
croyez pas. Cet étrange artiste ne voit dans le drame qu'un tissu de con-
trastes placés sous le regard de la foule. Par exemple, comment repré-
sente-t-il le combat intérieur de la reine qui s'éprend d'amour pour un
inconnu, mais qui ne voudrait pas trahir son devoir? 11 place à gauche
un prie-Dieu aux pieds d'une statue de la Vierge, voilà le devoir, et à
droite une lettre, un morceau de dentelle déchirée et sanglante sur une
table, voilà l'amour; elle passe de ce côté à l'autre successivement. Est-ce
là une situation dramatique ou simplement un contraste théâtral?
Poursuivons. Ruy Blas, affublé par son maître, l'homme noir, l'homme
aux combinaisons infernales, du nom très noble de don César de Bazan,
comte de Garofa, est devenu premier ministre en six mois, grâce à l'a-
mour de la reine, amour que nous ne connaissons que par ouï-dire. Ap-
paremment les deux amans ne se sont pas parlé. Le laquais homme
d'état a passé ces six mois à monter les degrés du pouvoir et cependant
à fuir la reine. Ils se rencontrent enfin au sortir d'un conseil de minis-
tres, mais comment? Elle apparaît quand il a renvoyé les conseillers.
Elle sort d'une cachette pratiquée dans le mur, connue d'elle seule; les
murs de M. Hugo sont toujours à surprise. Elle arrive après le discours
patriotique dont nous avons parlé, occasion propice pour déclarer son
amour. Dans la vie ordinaire, disons mieux, dans la vie humaine, et
c'est là une de ses beautés, l'amour ne se croit jamais sûr, même dans
une reine, surtout dans une reine. Songez-y, qu'a-t-il fait cet homme
pour lui persuader qu'il l'aime? Il a mis des fleurs bleues sur un banc,
il a risqué un billet et laissé un bout de dentelle sanglant; pauvre jeune
homme! il s'est égratigné la main aux pointes de fer du mur, grande
preuve d'amour pour une reine! Après cela, elle n'a pas même besoin
de l'entendre. Sans doute il y a de nobles cœurs de femme qui s'épren-
nent d'amour pour le génie, pour la grandeur du caractère, encore faut-
il qu'elles se sachent aimées. La reine au moment où elle sort de sa ca-
chette pour faire sa déclaration n'en sait vraiment pas le premier mot.
Son ministre fait avec elle assaut de protestations amoureuses. Il a du
génie parce qu'il l'aime.
Et que pour la sauver il sauverait le monde!
un vers qui est vaste assurément, mais qui contient peu de sens. Après
de telles paroles, nous ne devons plus tant nous moquer des madrigaux
qui remplissaient l'ancienne tragédie; mais les détails, qui d'ailleurs ne
manquent ni d'esprit, ni d'imagination, ne doivent pas nous arrêter.
Voilà Tunique scène d'amour d'une pièce dont l'amour est le pivot : elle
est motivée par un beau discours de politique prononcé par un laquais
qui vient de rejeter la livrée, voilà le contraste; elle est amenée par un
personnage qui sort du mur, voilà le coup de théâtre. Est-ce bien là
REVUE. — CHRONIQUE. 239
une situation dramatique? Où sont les passions dont le conflit nous
saisit et nous captive? Où est ce silence profond qui annonce à leur dé-
but les situations d'un véritable drame, quand le spectateur sent sur lui
le poids d'un problème moral qui se pose? Dans cette reine qui apparaît,
je vois du théâtre, et quand, pour finir, elle dépose le plus gravement
du monde un baiser sur le front de son ministre, du théâtre encore.
Dans la scène qui suit, don Salluste, qui juge que sa vengeance contre
la reine est enfin mûre, que le temps est venu d'en savourer le fruit, fait
crouler l'édifice de bonheur 'de ce laquais homme de génie. Avec lui,
c'est la livrée quijevient, pis encore, c'est la trame perfide, abominable,
où doit tomber sans retour la femme aimée. Le coup de théâtre est ici
légitime, parce qu'il est en même temps une situation; mais comment
est-elle développée? A ce grand d'Espagne, à ce premier ministre, à cet
homme « plus haut que le roi, » puisqu'il en a tout le pouvoir et qu'il
est aimé de la reine, don Salluste, reprenant son droit de maître, or-
donne de fermer la fenêtre, de ramasser son mouchoir, et Ruy Blas, re-
prenant sa bassesse de laquais, ramasse le mouchoir et ferme la fenêtre.
Direz-vous qu'il n'y a pas de livrée, pas d'engagement, pas de billet
signé qui tienne? Vous oubliez le contraste, l'antithèse, vous oubliez
M. Hugo. Ce travail, fait rapidement sur quelques scènes, pourrait être
poussé d'un bout à l'autre de la pièce. Il n'y a pas moins de douze
coups de théâtre dans Ruy Blas. N'insistons pas : on doit comprendre ce
que nous avons dit, « que pour lui le dramatique était le théâtral, »
ce qu'il a dit lui-même: « l'action est le plaisir des yeux. »
Ces réflexions suffisent pour expliquer non -seulement pourquoi
M. Hugo, hors de la poésie proprement dite, a vécu, si l'on peut dire,
d'antithèses morales, mais encore pourquoi tous ses drames se ressem-
blent. Quoi de plus limité que les contrastes qu'on peut ainsi placer
sous les yeux? Il n'y a d'illimité que la nature morale; l'infini est dans
l'âme humaine. M. Hugo, sur la scène au moins, semble entièrement la
méconnaître. Et pourtant elle est la source des vraies larmes, de la pi-
tié vraiment humaine, de la terreur vraiment digne d'un être libre. Ce
qui parle aux yeux, ce qui frappe l'imagination peut faire frémir; mais
il ne va pas jusqu'au cœur. L'émotion qu'il a su répandre en certaines
pages de poésie d'une incomparable beauté est presque toujours ab-
sente du théâtre de M. Hugo. Est-ce à dire que les hommes assemblés,
que la foule, comme il disait autrefois quand son langage était désin-
téressé, est-ce à dire que la foule ne saurait être prise que par les yeux,
par je ne sais quelle curiosité ou quelle terreur, mais toujours maté-
rielles l'une et l'autre? Il se plaît, on le sait, à [répéter qu'il a charge
d'âmes; mais à ces âmes, pour lesquelles il montre un intérêt religieux,
ne devrait-il pas rappeler un peu plus qu'elles existent? Ah! que j'aime
bien mieux le poète qui écrivait ceci :
2/iO REVUE DES DEUX MONDES.
Malheureux l'insensé dont la vue asservie
Ne sent point qu'un esprit s'agite dans la vie !
Mortel, il reste sourd à la voix du tombeau;
Sa pensée est sans aile, et son cœur est sans flamme,
Car il marche, ignorant son âme,
Tel qu'un aveugle errant qui porte un vain flambeau.
M. Hugo le connaît, ce poète-là; si par hasard celui qui disait si bien
était entré dans les détours obscurs du théâtre , pourquoi donc aurait-il
éteint son flambeau? Si M. Hugo avait fait Ruy BI as en consultant un
peu l'âme humaine, il aurait vu que le sujet, comme drame, n'existe
pas, qu'il est du ressort de la comédie, et que sa pièce est un jeu d'es-
prit exécuté contre les objections de notre nature, par une main dont
nul ne conteste la puissance. Nous ne songeons pas ici à la comédie des
Précieuses ridicules, dont le sujet est le même, une vengeance tirée de
deux coquettes par deux prétendus qui conspirent pour leur faire faire
la cour par leurs valets. Le rapprochement , si notre mémoire ne nous
trompe, a été fait par un ami, par un disciple fidèle. La comparaison
est piquante; mais on objecte, ce qui est vrai, que Tamour dans les
Précieuses ridicules est une plaisanterie.
M. Hugo se serait à coup sûr aperçu de l'impossibilité où il s'enga-
geait, s'il était habitué à partir de l'étude des caractères et des pas-
sions pour arriver au sujet et au plan de ses drames; c'est justement la
marche contraire qu'il suit. Il part de ses contrastes, de son antithèse,
pour arriver à ses caractères. Ruy Blas a visiblement pris naissance
d'un rapprochement entre une livrée de laquais et un diadème de
reine. Disons même que le poète ne semble pas avoir une idée plus
juste des passions et des caractères que de l'action. Qu'on nous cite
seulement dans son théâtre une passion largement développée, un
caractère séiieusement approfondi. Ouvrez de nouveau cette préface de
Ruy Blas : vous y voyez que l'auteur, qui définissait l'action le plaisir
des yeux, définit les caractères et les passions par ce mot unique,
le style. On s'en doutait bien déjà. Il suffit d'entendre les discours de
Ruy Blas, de la reine, de don Salluste, pour s'assurer de ce que la pré-
face avoue ingénument; ici une tirade très brillante d'amour dévoué, là
une autre gracieusement mignarde d'amour ingénu, plus loin une troi-
sième toute pétrie de désirs de vengeance et de noirceur. Sous le pré-
texte que les pensées du cœur s'expriment par la parole, et que, malgré
ses fautes de goût, M. Hugo parle toujours avec éclat, sa conscience
d'artiste se repose là-dessus, persuadée qu'il y a là des peintures réelles
de caractères et de passions. louis Etienne.
C. BULOZ,
LE
Pendant une soirée d'hiver, nous étions une demi-douzaine d'amis
réunis chez un ancien camarade de l'université. On se mit à causer
de Shakspeare, des personnages de ses pièces, de la façon pro-
fonde et puissante dont chaque type est saisi dans les entrailles de
la nature humaine. Nous admirions surtout leur étonnante vérité;
chacun de nous nommait des Othello, des Hamlet, desFalstaff, voire
des Richard III et des Macbeth, — ces derniers, bien entendu, par
simple hypothèse, — parmi les personnes que le hasard lui avait
fait connaître. — Et moi, messieurs, s'écria notre hôte, j'ai conim
un roi Lear.
— Gomment cela?
— Je vais vous le dire. — Et il commença son récit.
l.
J'ai passé mon enfance et ma premier • jeunesse à la campagni,
dans un domaine de ma mère, riche propriétaire du gouvernem-^nt
de X... L'impression la plus frappante qui me soit restée de ce
temps déjà lointain, c'est la fignre de notre plus proche vo'sin,
un certain Martin Pétrovitch Kharlof. Il eût été diîlicile que cette
impression s'effaçât, car dans toute ma vie je n'ai plus rencontré
rien de pareil. Imaginez un homme d'une taille gigantesque. Sur
un corps énorme était plantée, un p3u de travers et sans nulle ap-
parence de cou, une tète monstrueuse; une masse de cheveux em-
mêlés d'un jaune grisonnant la surmontait, partant presque des
sourcils ébouriffés. Sur le vaste espace de ce visag', rougi par le
hâle, s'avançaa un puissant nez épaté et s'ouvraient de petits yeux
bleus d'une expression très hautaine, ainsi qu'une bouche fort pe-
TOME XCVUI. — 15 MARS Î8".'2. 16
2Zi2 REVUE DES DEUX MONDES.
tite aussi, toute fendillée de rides et du même ton que le visage.
La voix qui sortait de cette bouche était enrouée et néanmoins re-
tcatlssante; elle rappelait le bruit strident que font les barres de
fer qu'on transporte dans une charrette cahotée sur un mauvais
pavé. Kharlof parlait toujours comme si, par un grand vent, il s'a-
dressait à quelqu'un placé de l'autre côté d'un ravin. Il n'était pas
aisé de préciser la véritable expression de son visage, car on avait
de la peine à en embrasser d'un regard toute l'étendue; mais cette
expression n'était pas désagréable. On y trouvait même une certaine
grandeur; seulement c'était trop étrange et trop extraordinaire.
Quels bras il avait! quelles jambes! des mains larges comme des
coussins! Je me souviens que je ne pouvais pas sans une sorte de
terreur respectueuse considérer le dos immense de Kharlof et ses
épaules semblables à des meules de moulin; mais ce qui surtout
me confondait d'admiration, c'étaient ses oreilles. Soulevées des
deux côtés par ses énormes joues, elles me rappelaient, dans leurs
longues volutes, les grands pains de fromijnt tordus et roulés si con-
nus en Russie sous le nom de kalacld. Été comme hiver, Kharlof por-
tait une sorte de casaque en drap verdâtre, serrée à la taille par une
ceinture circassienne, et des bottes goudronnées. Je ne lui ai jamais
vu de cravate; autour de quoi l'aurait-il attachée? Il respirait len-
tement, lourdement, comme un bœuf, et marchait sans bruit. On
pouvait croire qu'une fois entré dans une chambre, il avait con-
stamment la crainte de tout renverser, de tout briser; il s'avançait
avec précaution, de côté et comme en glissant. Sa force herculéenne
lui valait le respect de tous les environs. Des légendes s'étaient
formées sur son compte. On affirmait qu'un jour, rencontré dans le
bois par un ours, il l'avait terrassé; qu'ayant surpris dans son en-
clos aux abeilles un paysan qui venait voler ses ruches, il l'avait
lancé par-dessus la haie avec son cheval et son chariot, et ainsi de
suite. Pourtant Kharlof ne se vantait jamais de sa force. S'il était
plein d'orgueil, ce n'était pas sa vigueur qui le lui inspirait, c'é-
tait sa naissance, sa position dans le monde, l'esprit et l'intelli-
gence qu'il s'attribuait. — Notre race, répétait-il souvent, vient du
Chédois (il voulait dire Suédois) Kharlus, arrivé en Russie sous
le règiie d'Ivan Vassilitch l'Aveugle. Ce Chédois Kharlus n'a pas
daigné être un comte païen, il a voulu devenir un gentilhomme
russe, et s'est fait inscrire dans le livre d'or. Voilà d'où nous des-
cendons, nous autres, les Kharlof, et par cette même raison nous
naissons tous blonds de chevelure, clairs d'yeux et blancs dévisage,
car nous avons poussé sous la neige. — Martin Pétrovitch, m'en-
hardis-je un jour à lui dire, il n'y a jamais eu d'Ivan Vassilitch
l'Aveugle. Il y a eu un Ivan Vassilitch le Terrible; mais c'est le
grand -duc Vassili Vassilitch qu'on avait surnommé l'Aveugle. —
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 243
Radote, radote, répondit tranquillement Kbarlof ; quand je dis une
chose, c'est ainsi.
Un jour, ma mère se mit à le louer en sa présence pour son dé-
sintéressement, qui était en elTdt des plus remarquables. — £h!
Natalia Nicolavna, s'écria-t-il presque avec dépit, voilà un beau
sujet de louange! Nous autres, grands seigneurs, pouvons-nous agir
autrement? Il ne faut pas qu'aucun homme de la glèbe, aucun vi-
lain, aucun manant ose seulement supposer de nous quelque chose
de vil et de déshonorant. Je suis un Kharlof, ma famille descend de
là (et il élevait son doigt au plafond aussi haut que possible); com-
ment pourrais-je écouter mon intérêt? — Une autre fois, un per-
sonnage important, qui était en visite chez ma mère, s'avisa de
persifler Kharlof; celui-ci avait encore parlé du Chédois Kharlus,
qui était venu en Russie...
— Au temps du tsar Haricot (1), interrompit le visiteur.
— Non,' pas à cette époque , mais sous le règne du grand-duc
Ivan Vassilitch l'Aveugle.
— Quant à moi, reprit l'autre, je crois votre race encore beau-
coup plus ancienne : elle remonte aux temps antédiluviens, quand
la terre portait encore des mastodontes et des mégalothérions.
Quoique ces termes scientifiques fussent parfaitement inconnus
de Kharlof, il comprit qu'on se moquait de lui. — C'est possible,
dit-il d'un ton bref, notre race est en effet très ancienne. On dit
qu'à l'époque où mon aïeul vint s'établir à Moscou, il y vivait un
imbécile du genre de votre excellence, et de tels imbéciles ne vien-
nent au monde qu'une fois tous les mille ans.
Le visiteur se leva furieux; Kharlof jeta la tête en arrière, avança
le menton, poussa un hum! de défi, et s'éloigna fièrement. Deux
jours après, il revint à la maison. Ma mère lui adressa des repro-
ches. — C'est une leçon que j'ai voulu lui donner, madame, inter-
rompit Kharlof. Une autre fois, il y prendra garde. Il est encore
trop jeune, il faut le faire marcher droit. — Or le visiteur n'était
pas moins âgé que Kharlof, mais ce géant semblait considérer tous
les hommes comme des mineurs. D'ailleurs il ne craignait absolu-
ment personne.
Ma mère recevait Kharlof avec une bienveillance toute parti-
culière. Elle lui pardonnait beaucoup, car il lui avait sauvé la vie,
une vingtaine d'années auparavant, en retenant sa voiture sur le
bord d'un profond ravin où les chevaux étaient déjà tombés. Les
traits et les harnais se cassèrent; Kharlof ne lâcha point la roue
qu'il avait saisie, quoique le sang lui jaillît sous les ongles. C'est
ma mère aussi qui l'avait marié. Elle lui avait donné pour femme
(1) Personnage légendaire.
2!ih REVUE Di-S DEUX MONDES.
une orpheline de dix-sept ans qu'elle avait élevée dans sa maison;
quant à lui, il avait alors quarante ans sonnés. La femme de Kharlof
était de très petite taille; on racontait qu'il l'avait fait entrer dans
la chambre nuptiale en la portant sur la paume de sa main. Elle ne
vécut pas longt ,'mps, et lui laissa deux filles. Même après la mort
de cette jeune femme, ma mère continuait à étendre sa protection
sur Kharlof. Elle avait placé la fille aînée dans la pension noble du
gouvernement, puis l'avait mariée, et déjà elle tenait prêt un mari
pour la seconde.
Kharlof était un bon agriculteur; il avait arrondi les trois cents
déciatines de son domaine, et les avait dotées des bâtimens néces-
saires. Quant à l'obéissance de ses paysans, inutile d'en parler.
Gros et lourd comme il était, Kharlof n'allait nulle part à pied.
— La terre, disait-il, ne peut me porter. — Il se servait d'un petit
droski (banc posé sur quatre roues basses), et menait lui-même
son cheval, vieille jument efflanquée et décrépite, portant sur l'é-
paule la cicatrice d'une blessure reçue à la bataille de la Moskowa.
Cette jument boitait des quatre jambes à la fois; elle ne pouvait pas
marcher au pas, au galop moins encore; elle sautillait dans une es-
pèce de trot inégal. E'ie mangeait l'absinthe et les chardons dans
les sillons des champs, ce que je n'ai jamais vu faire à un autre
cheval. Je m'ctonnais constamment qu'une telle rosse, à peine vi-
vante, pût traîner un aussi énorme poids, car je n'ose dire combien
àe pouds éLait censé peser notre voisin. Sur le droski, derrière le
dos de Kharlof, se tenait son petit Cosaque Maximka. Le visage et
tout le corps ap/iuyés sur les reins de son maître, et les pieds nus
posés sur l'essieu des roues de derrière, il semblait un brin d'herbe
ou un vermisseau que le hasard avait accroché à la masse énorme
qui se dressait devant lui. Le même petit Cosaqur». rasait Kharlof
une i-As par semaine; pour accomplir ctte opération, il montait sur
une table, et les plaisans prétendaient qu'il était forcé de courir
autour du menton de son seigneur.
Kharlof n'aimait pas à rester longtemps à la maison , de sorte
qu'on le rencontrait souvent dans son sempiternel équipage, une
main tenant les rênes, et l'autre crânement étalée sur son genou,
le coude en avant. Une vieille et toute chéûve casquette était plan-
tée au sommet de son crâne. Il promenait avec assurance autour
de lui ses petits yeux d'ours, parlait d'une voix retentissante à tous
les paysans, marchands et bourgeois qu'il rencontrait, lançait
d'énergiques jurons aux prêtres, qu'il ne pouvait souff'rir. M'ayant
rencontré un jour que j'étais sorti le fusil à la main, il poussa un
tel à vous! en voyant un lièvre gîté près du chemin, que les oreilles
m'en tintèrent jusqu'au soir.
J'ai déjà dit que ma mère recevait Kharlof avec déférence. Elle
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 2^5
n'ignorait pas le profond respect qu'il lui portait. En lui parlant, il
l'appelait bienfaitrice; elle voyait en lui une sorte de géant dévoué,
qui, le cas venu, n'hésiterait pas à combattre toute une armée de
paysans révoltés, et, bien qu'une pareille collision ne fût guère
alors à craindre, néanmoins ma mère, restée veuve encore jeune,
pensait qu'il ne fallait pas dédaigner un tel défenseur, — d'autant
plus qu'il était loyal, n'empruntait jamais d'argent, ne buvait
pas, et, s'il manquait d'éducation, ne manquait pas d'intelligence.
Quand ma mère eut l'idée de dicter son testament, ce fut Kharlof
qu'elle prit pour premier témoin; il alla tout exprès à sa maison
pour y chercher de grandes lunettes rondes, en fer, larges comme
des roues de droski, sans lesquelles il ne pouvait pas écrire. Même
avec ses lunettes sur le nez, ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure
que, souïïlant et gémissant, il parvint à tracer son nom et son
rang. Les lettres, telles qu'il les écrivait, étaient énormes, carré'^s,
ornées. d;'. queues et de panaches, et après avoir achevé ce labeur
il déclara qu'il se sentait fatigué, que pour lui attraper des puces
ou écrire, c'était tout un.
Malgré toute la bienveillance que lui témoignait ma mère, on ne
■le laissait jamais chez nous d-'passer la salle à maiiger; il répan-
dait une o.ieur qui rappelait la terre remuée, l'acre émanation des
grands bois et la vase des marais. — C'est u:î vrai lêrhi (esprit des
bois), disait ma vieille bonne. — Lorsqu'il dînait chez nous, on
lui mettait, une table dans un coin. Il ne le prenait pas en mauvaise
part ; il comprenait qu'il aurait gêné ses voisins, et trouvait plus
commode de manger en pleine liberté, car il mangeait comme per-
sonne, je croîs, n'a mangé depuis les temps de Polyphème. Par
mesure de précaution, on lui donnait, tout au commencement de
son repas, un pot de kacha (gruau de blé noir) pesant six livres.
— Sans ce potage, tu me dévorerais, lui disait ma mère en riant.
— Vous avez raison, bienfaitrice, je vous dévorerais! répondait-il
en riant aussi. — Ma mère écoutait volontiers ses réflexions sur
quelque objet d'administration domestique ; mais elle ne pouvait
entendre longtemps sa voix. Il ne savait pas et n'aimait pas racon-
ter. — Les longs récits vous font l'haleine courte, disait-il avec
dépit. — Ce n'est que lorsqu'on le mettait sur le chapitre de l'an-
née 1812 (il avait alors servi dans les milices et reçu une médaille
de bronze, qu'il portait dans les jours de fête), lors'^ju'on l'interro-
geait sur l'invasion des Français, qu'il racontait deux ou trois anec-
dotes, toujours les mêmes.
Qui aurait dit que cet indestructible géant, si sûr de lui-même,
avait des instans de mélancolie et de tristesse? Sans aucune raison
apparente, un profond ennui l'envahissait. Il s'enfermait dans sa
chambre. Là, tantôt il se mettait à bourdonner, faisant tout seul le
2A6 REVUE DES EEUX MONDES.
bruit d'une ruche entière, tantôt il appelait son Cosaque Maxinika»
et lui ordonnait, ou de lire à haute voix dans le seul livre qui
eût jamais trouvé accès dans sa maison, le Travailleur au re-
pos, de Novikof (1), ou de chanter quelque chose. Maximka, qui,
par un étrange hasard, savait épeler les syllabes, se mettait à lire
à tue-tête, en hachant les mots et mettant les accens tout de tra-
vers, ou bien il entonnait d'une voix de fausset très aiguë quelque
chansonnette lugubre, dont les paroles restaient inintelligibles. Khar-
lof secouait la tête, discourait sur la fragilité des choses humaines,
annonçait que tout se réduirait en poussière comme l'herbe des
champs. Dans sa chambre, il avait accroché une gravure où se
voyait une chandelle entourée de gros êtres joufflus qui soufflaient
dessus de toutes leurs forces, avec cette légende : « telle est la vie
humaine; » quand l'heure de la mélancolie était passée, il la re-
tournait contre le mur. Kharlof, ce colosse, craignait la mort; tou-
tefois, même au plus fort de ses accès de bile noire, il ne priait
guère. Kharlof, il faut le dire, était peu dévot; il allait rarement à
l'église. A la vérité, il prétendait que les dimensions de son corps
ne lui permettaient pas d'y aller, qu'il y occupait la place de trop
de fidèles. L'accès se terminait d'habitude de la façon suivante :
Kharlof commençait à siffloter, puis il ordonnait d'une voix de
tonnerre qu'on fît venir son équipage. Quelques instans plus tard,
on le voyait rouler dans le voisinage et agiter au-dessus de sa
vieille casquette la main qui ne tenait pas les rênes, comme s'il
eût dit : Le monde est à nous! — Après tout, c'était un Russe.
Les hommes d'une grande force physique sont généralement
d'un caractère flegmatique; Kharlof au contraire s'emportait fa-
cilement. Personne n'avait le don de le mettre hors des gonds à
l'égal du frère de sa défunte femme, un certain Bitschkof, être bi-
zarre, moitié parasite et moitié bouffon, qui vivait chez nous, et
qu'on avait dès sa plus tendre enfance surnommé Souvenir, de
sorte qu'il était resté Souvenir pour tout le monde, même pour les
domestiques, qui se contentaient d'ajouter à ce sobriquet son nom
patronymique de Timoféitch. Je crois bien que lui-même avait
oublié son prénom chrétien. Cet être chétif, qu'on se croyait en
droit de mépriser, et auquel manquaient toutes les dents d'un
côté, de façon que son mince visage ridé paraissait tordu, était
toujours en mouvement, se glissait partout, tantôt dans l'appar-
tement des servantes, tantôt dans la maison des prêtres, tantôt
dans Visha du starosta. On le chassait de partout, mais lui ne fai-
sait que plier les épaules, cligner ses yeux louches, et riait d'un
(t) Le Travailleur au repos, recueil périodique, Moscou 1785. L'auteur de ce re-
cueil, Novikof, était le chef des illuminés de l'école de Saint-Martin.
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 247
vilain rire semblable au rincement d'une bouteille. J'avais toujours
pensé que, si Souvenir eût eu de l'argent, il serait devenu un très
méchant homme, immoral et cruel ; heureusement il était pauvre.
On ne lui perm.ettait de boire que les jours de fête, et on l'habillait
convenablement par ordre de ma mère, dont il faisait tous les soirs
la partie de piquet ou de boston. Écouter aux portes, rapporter des
cancans, et surtout narguer quelqu'un, c'étaient là ses plaisirs. 11
agissait ainsi comme si quelque ancien grief lui eût donné le droit
de se venger sur tout le monde. Il appelait Kharlof son petit frère,
et le harcelait jusqu'à lui faire manger de la rave amère, comme
disent nos paysans. Un jour que Kharlof se tenait dans notre bil-
lard, vaste pièce où jamais personne n'avait vu voler une mouche,
et que par cette raison notre voisin, grand ennemi du soleil et de la
chaleur, affectionnait beaucoup. Souvenir se mit à sautiller et à
tournoyer autour de son ventre, en lui disant avec force ricanemons
et grimaces : — Pourquoi, petit frère, avez-vous fait mourir ma sœur
Margarita Timoféievna? — Kharlof, qui était assis entre le mur et le
billard, n'y tint plus; il avança brusquement ses deux large^ mains.
Heureusement pour Souvenir, ce dernier eut le temps d'esquiver le
choc; les poignets de son beau-frère vinrent se heurter contre le bil-
lard, et les six vis qui tenaient la lourde machine fixée au plancher
se brisèrent toutes à la fois. Que serait devenu Souvenir, si un tel
coup l'eût atteint?
Depuis longtemps j'avais la curiosité de connaître la maison de
Kharlof, de voir quelle espèce d'habitation il s'était fabriquée. Je
lui proposai un jour de le reconduire à cheval jusqu'à Icskovo
(ainsi se nommait son domaine). — Voyez-vous ce gars! s'écria
Kharlof; il veut voir mon royaume. Allons, viens, je te montrerai
le jardin et la maison, et la grange et tout; j'ai un tas de belles
choses. — Nous partunes. De notre château jusqu'à leskovo, il y
avait trois verstes. — Le voilà, mon royaume, dit-il bientôt en s'ef-
forçant de tourner vers moi sa lourde tète et en agitant sa main de
droite et de gauche; tout cela est à moi.
L'habitation de Kharlof s'élevait au sommet d'une colline. En bas,
quelques misérables cabanes semblaient collées l'une à l'autre le
long d'un étang. Debout sur une planche, une vieille paysanne
frappait à tour de bras sur du linge qu'elle venait de tordre. —
Axinia! cria Kharlof d'une voix si formidable qu'une bande de cor-
beaux s'envola d'un champ de seigle voisin, c'est la culotte de ton
mari que tu laves? — La vieille femme se retourna tout d'une pièce
et fit une profonde révérence. — Oui, sa culotte, mon petit père,
murmura-t-elle d'une voix cassée. — Que je te voie faire autre
chose!.. Tiens, regarde, continua-t-il en s'adressant à moi et trot-
tinant le long d'une clôture en ruine, voici mon chanvre, à moi, et
248 REVUE DES DEUX MONDES.
celui-là est aux paysans. Yois-tu la différence? Et ceci, c'est mon
jardi]) ; c'est moi qui ai planté ces pommiers, et ces saules, moi
aussi. Avant moi, il n'y avait aucun arbre. Apprends comme il faut
faire, blanc-bec.
Nous entrâm.es dans une cour entourée de palissades. En face de
la porte cochère s'élevait une maisonnette toute vieillotte, avec un
toit en chaume et un petit perron que soutenaient des colonnettes
en bois. Une autre maisonnette, un peu plus neuve et ornée d'une
mansarde, avait été construite sur Je côté de la cour; elle aussi sem-
blait, comme on dit chez nous, tenir sur des pattes de poule. —
Vois-tu, me dit Eharlof, dans quel taudis ont vécu nos pères? eh
bien ! regarde quel palais je me suis bâti.
Ce palais avait l'air d'un château de cartes. Cinq ou six chiens,
tous plus velus et plus laids l'un que l'autre, nous accueillirent par
des abolemeiis furieux. — Ce sont des chiens de berger, dit Khar-
lof, de la vraie race de Grimée.,.. Taisez-vous, maudits; pour un
rien, j%3 vous pendrais tous.
Unfeune homme, vêtu d'une longue redingote en nankin, appa-
rut sur le perron de la maison neuve; c'était le mari de la fille aî-
née. Il ne fit qu'un bond jusqu'au droski, et, soutenant respec-
tueusement d'une main le coude de son beau -père, il étendit
l'autre comme pour soutenir aussi l'énorme jambe de Kharlof, qui
descendait du droski comme d'un cheval. Eusuite il vint m'aider
à quitter ma monture. — Anna, s'écria Kharlof, le fils de Natalia
Nicolavna a daigné nous rendre visite; il s'agit de le régaler. Où
est la petite Evlampia?
Anna était l'aînée de ses filles, Evlampia la cadette. — Elle n'est
pas à la maison, elle est allée aux champs cueillir des bluets, ré-
pondit Anna, qui ouvrit une fenêtre à côté de la porte.
— Y a-t-il du lait caillé? demanda Eharlof.
— I! y en a.
— Et de la crème aussi
— Et de la crème.
— Allons, trahie tout cela sur la table. En attendant, je lui
montrerai mon cabinet. Venez par ici, ajouta-t-il en me faisant
signe du doigt. — Dans sa a^aison, il ne me tutoyait plus; avec un
hôte, on doit être poli. Il me conduisit le long d'un corridor. —
Voilà où je réside, dit-il tout à coup en enjambant le seuil d'une
large porte, voilà mon cabinet. Soyez-y le bienvenu.
C'était une grande chambre presque nue, sans revêtement en
plâtre, de sorte qu'on voyait les solives qui en formaient les pa-
rois. Sur de grands clous, plantés sans symétrie, "pendaient deux
fouets, un vieux chapeau à trois cornes, un fusil à pierre, un sabre,
un potiron, un étrange collier de cheval avec des plaques de cuivre,
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 2/|9
et la fameuse gravure représentant la chandelle allumée et exposée
à tous les vents. Dans un coin, était posé un divan en bois recouvert
d'un tapis bariolé. Des milliers de mouches bourdonnaient sourde-
ment sous le plafond. Du reste, il faisait frais dans cette chambre,
mais ' n y était pris à la gorge par cette odeur sauvage que par-
tout Kharlof portait avec lui. — N'est-ce pas que mon cabinet est
beau? me demanda-t-il.
— Très beau.
— Regarde un peu ce collier hollandais que j'ai là, continua-t-il
en retombant dans son tutoiement habituel. C'est un merveilleux
collier. Je l'ai acquis d'un Juif par échange. Regarde bien.
— C'est un beau collier.
— Rien de meilleur pour le service. Flaire un peu. Quel cuir!
Je fiairai le collier; il sentait le suif rance, et rien de plus.
— Allons, asseyez-vous là. sur cette petite chaise. Soyez comme
chez vous, me dit Kharlof. — Et, s'asseyant lui-même sur le divan,
il ferma les paupières et enibla s'endormir. Je le regardais de tous
mes y.-ux, et ne pouvais assez l'admirer. Une vraie montagne! Il se
secoua tout à coup. — Anna! s'écria-t-il de sa voix mugissante,
et son large ventre s'éleva et retomba comme une vague dans la
mer. — Anna! ne m'as-tu pas entendu? Allons! qu'on se dépêche!
— Tout ; st prêt, veuillez venir, répondit de loin la voix de sa fille.
Émerveillé de la rapidité avec laquelle s'exécutaient les ordres
de Kharlof, je le suivis au salon, où, sur une table recouverte d'une
nappe rouge avec des dessins blancs, s'étalait déjà le déjeuner : du
lait caillé, de la crème, du pain de froment, et même du sucre en
poudre mêlé avec de la cannelle. Pendant que je humais le lait caillé,
Kharlof s'était endormi de nouveau, assis dans un coin. Immobile
devant moi, les yeux baissés, se tenait Anna Martinovna, et par la
fenêtre je pouvais voir son mari, qui promenait mon cheval dans la
cour en fi'ottant dans ses mains la gourmette, qu'il avait détachée
de la bride.
Ma mère n'aimait pas la fille aînée de Kharlof. Elle la trouvait
fîère. En effet, Anna Martinovna ne venait jamais chez nous présen-
ter ses devoirs; sa contenance devant ma mère restait froide et
réservée, quoique ce fût grâce à ses bienfaits qu'elle avait été éle-
vée en pension, qu'elle avait trouvé son mari, et que, le jour de
son mariage, elle avait eu mille roubles de dot, ainsi qu'un châle de
cachemire de couleur jaune, un peu usé à la vérité. C'était une
femme de taille moyenne, un peu maigre, vive et rapide dan, tous
ses mouvemens, avec une épaisse chevelure brune et un agréable
minois basané où se dessinaient d'une façon étrange, mais char-
mante, des yeux longs et minces d'un bleu pâle; elle avait le nez
fin et droit, les lèvres fines aussi, et le menton pointu. Chacun, en
250 REVUE DES DEUX MONDES.
la voyant, devait i:)enser : — Tu as de l'esprit, toi, et tu es mé-
chante. — Pourtant toute sa personne était attrayante; les grains
de beauté semés sur son visage ne faisaient que rendre plus vif le
sentiment qu'elle inspirait. Debout, les mains cachées sous son fichu,
elle me toisait à la dérobée. Un petit sourire malveillant errait sur
ses lèvres, sur ses joues et jusque dans les longs cils de ses yeux.
— Oh! enfant gâté de seigneur, semblait dire ce sourire. — Chaque
fois qu'elle respirait, ses narines se dilataient légèrement. Mal-
gré tout, si Anna Martinovna avait voulu de ses lèvres fines et
sèches me donner un baiser, j'aurais de bonheur sauté au plafond.
Je savais qu'elle était très sévère, très exigeante, que les femmes
et les filles des paysans la craignaient comme le feu. Rien n'y fai-
sait. Anna Martinovna avait le don d'agiter mon cœur; mais j'avais
alors quinze ans...
Kharlof se secoua de nouveau. — Anna, s'écria-t-il, tu devrais
tapoter quelque chose sur le piano; ça plaît aux jeunes messieurs.
— Je tournai la tête ; il y avait en effet dans un coin de la pièce un
piteux semblant de clavecin.
— J'obéis, mon père, répondit Anna; seulement que puis-je jouer
à monsieur? ça ne l'intéressera guère.
— Qu'est-ce donc qu'on vous enseigne à la pension?
— J'ai tout oublié. Et puis les cordes sont cassées. — Le timbre
de la voix d'Anna était fort agréable, sonore et légèrement plaintif,
comme le cri des oiseaux de proie.
— Alors, dit Kharlof, qui se mit à rêver, alors... voulez-vous
voir ma grange à blé? C'est très curieux. Yolodka (1) va vous con-
duire.— Eh! Yolodka, cria-t-il à son gendre, qui continuait h pro-
mener mon cheval dans la cour, mène monsieur à la grange , et
partout; montre-lui tout le bataclan. Quant à moi, il faut que je
dorme. Au plaisir de vous revoir!
Il sortit, et je le suivis. Aussitôt Anna, rapidement et comme avec
dépit, se mit à desservir la table. Sur le seuil de la porte, je me re-
tournai et lui adressai un profond salut; elle n'eut pas l'air de s'en
apercevoir, et se contenta de sourire, d'un sourire moins bienveillant
encore que la première fois. Je pris mon cheval des mains du gendre
de Kharlof, et le menai par la bride. Nous allâmes ensemble visiter
la grange; mais, comme il ne s'y trouvait rien de particulièrement
curieux, et que mon guide ne pouvait pas supposer chez un garçon
de mon âge la passion de l'agronomie, nous traversâmes le jardin
pour regagner la grande route.
Vladimir Slolkine était un orphelin, fils d'un petit employé qui
avait été l'agent d'allaires de ma mère. Elle avait commencé par le
(I) Diminutif de Vladimir.
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 251
mettre à l' école du district, puis on en avait fait un commis dans le
bureau d'administration de nos biens. Plus tard, il était entré au
service des dépôts d'approvisionnement de la couronne, et finale-
ment on l'avait marié k la fille de Kbarlof. Ma mère l'appelait petit
juif; avec ses cheveux frisés, ses yeux noirs et toujours humides
comme des pruneaux cuits, son nez crochu et ses larges lèvres
rouges, il offrait le type de la race orientale. Du reste, il avait la
peau blanche, et pouvait passer pour un joli garçon. Yladimir était
d'un caractère très serviable tant que ses propres intérêts n'étaient
point en jeu. L'âpreté au gain lui faisait presque perdre la tête, et
lui arrachait parfois des larmes. Il ne pouvait supporter qu'on ne
lui tînt pas immédiatement une promesse faite ; il en tremblait de
colère, il en geignait de' dépit. Il aimait à rôder dans les champs
avec un fusil ; lorsqu'il lui arrivait d'accrocher un lièvre, un canard,
il les fourrait dans sa gibecière avec une singulière expression de
visage. — Maintenant, mes petits amis, semblait-il leur dire en les
caressant de la main, vous ne m'échapperez pîus; je vous tiens.
— Quel bon petit cheval vous avez là ! fit-il de sa voix zézayante
en m'aidant à monter en selle. C'est crmme cela que je voudrais en
avoir un; mais je n'ai pas tant de chance. Vous devriez en parler à
madame votre mère, et lui rappeler...
— Est-ce qu'elle vous en avait promis un?
— Hélas! non... Ah! si elle m'avait promis!.. Je supposais seu-
lement que, vu sa générosité...
— Pourquoi ne vous adressez-vous pas à Martin Pétrovitch?
— A Martin Pétrovitch ? répéta Slotkine en traînant sur chaque
syllabe; ah ! bon Dieu, il me tient dans la crasse, et nous ne sommes
guère récompensés de tous nos travaux.
— En vérité?
— Je vous le jure devant Dieu. Dès qu'il a dit : — Ma parole est
sacrée, — c'est comme s'il vous coupait tous vos discours avec une
hache. Priez- le, ne le priez pas, c'est tout un. Et puis, Anna Mar-
tinovna, mon épouse, n'est pas aimée de lui comme son autre fille
Evlampia. — S'interrompant tout à coup, il se frappa les cuisses
avec désespoir. — Oh! Seigneur Dieu, regardez, un brigand a fau-
ché la moitié d'un quart d'arpent de notre avoine. Vivez donc après
cela! Les scélérats, les brigands!.. H y a pour un rouble et demi,
pour deux roubles de dégât! — On entendait comme des sanglots
dans les exclamations désespérées de Slotkine. Je donnai du talon
à mon cheval, et le plantai là.
Les lamentations de Slotkine arrivaient encore à mon oreille,
quand, à l'un des détours du chemin, cette seconde fille de Kharlof,
qui, au dire de sa sœur, avait été cueillir des bluets, s'offrit à ma
rencontre. Une épaisse guirlande de ces fleurs lui entourait la tête.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous nous saluâmes en silence. Evlampia n'était pas moins belle
que sa sœur, mais clnns un genre tout différent. De haute taille et
fortement bâtie, tout en elle était grand, la tête, les membres, les
mains, les dents, blanches comme de la neige, et surtout les yeux,
qu'elle avait à fleur de tête, d'un bleu sombre et un peu chargés
des paupières. Cette vierge monumentale était bien la fille de Khar-
lof. Sa tresse de cheveux blonds avait une tjlla longueur qu'elle
était obligée de la rouler trois fois autour de son front. Elle avait
une bouche charmante, d'une belle couleur purpurine et fraîche
comme une rose. Quand elle parlait, sa lèvre supérieure se levait
avec autant de naïveté que celle d'un enfant; mais il y avait quelque
chose de sauvage, presque de farouche dans le regard de ses yeux,
qui se mouvaient lentement. — C'est une indomptée, un sang co-
saque, disait Kharlof. — Au fond, elle m'intimidait; C-tte colossale
beauté me rappelait trop son père.
Je continuai donc mon chemin. Elle se mit à chanter d'une voix
égale, forte et un peu rude, — une vraie voix de paysanne; puis elle
se tut brusquement. Je me retournai, et, du haut de la colline où.
j'étais arrivé, j'aperçus Evlamp'a debout près du gendre de Khar-
lof, en face du champ où l'avoine avait été fauchée. Lui se déme-
nait, gesticulait; elle se tenait dédaigneusement immobile. Le soleil
éclairait vivement sa figure, et la guirlande de fleurs agrestes
qu'elle portait sur la tête bleuissait sous le rayon.
Je crois vous avoir déjà dit, messieurs, que ma mère avait jeté
son dévolu sur un fiancé pour cette autre fille de Kharlof: c'était
un de nos plus pauvres voisins, un major en retraite nommé Gavrilo
Gitkof, homaiO déjà mûr, &t, comme il le disaitdui-même non sans
orgueil, « battu et rompu. » A peine savait-il lire et écrire, (3t l'es-
prit n'était pas chez lui au-dessus de l'instruction; cependant il
avait le secret espoir d'être un jour iatendant-g'^néral des biens de
ma mère, car il sentait en lui le génie d'un exécuteur d'ordres (1).
— Pour d'autre chose, disait-il, je ne veux pas me vanter; mais
pour ce qui est de compter les dents des paysans, je possède cette
science-là jusque dans ses dernières finesses. C'est dans l'état mi-
litaire que j'ai eu l'occasion d'en faire un apprentissage appro-
fondi. — Si Gitkof eût été moins sot, il aurait compris qu'il n'avait
précisément aucune chance d'arriver à cette place d'intendant, car
il aurait fallu d'abord écarter l'intendant titulaire, un certain Li-
zinski. Polonais très entendu et très ferme, en qui ma mère avait
toute confiance. Gitkof avait un long visage de cheval, couvert d'un
duvet de poils jaunâtres qui partait de dessous les yeux. Par les
plus grands froids, ce visage était inondé de gouttelettes de sueur.
(I) C'était la grande qualité requise sous Tenipereur Nicola-s. Avec elle, on était
sûr d'arriver à tout.
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 253
A l'approche de ma mère, ii prenait la pose du soldat devant son
officier, la tête lui branlait de zèle; ses {normes mains frémissaient
le long de ses cuisses, et toute sa personne semblait dire : Ordonne,
et je m'élance. Ma mère ne se faisait aucune illusion sur les moyens
du personnage; cela ne l'empêchait point de rêver un mariage
entre Evlampia et lui. — M us en viendras-tu à bout, mon petit
père? lui demanda- t-elle un jour.
Gitkof sourit d'un air d'assurance. — Que dites- vous, Natalia
Nicolavna? J'ai mené tout un bataillon; je l'ai fait marcher comme
le long d'un fil. Faire marcher une femme, est-ce que ça vaut la
peine d'en parler?
— 11 y a une différence, mon père, entre un bataillon de recrues
et une jeune fille de sang noble, répondit ma mère d'un ton de
mécontentement. Enfin, ajouta-t-elle après un peu de réflexion,
Evlampia saura se défendre.
II.
Un jour, c'était au mois de juin et la nuit s'avançait, on annonça
Kharlof. Ma mère s'étonna. 11 y avait plus d'une semaine que nous
n'avions vu notre voisin, et jamais il ne faisait si tard ses visites.
— Il est arrivé quelque chose, murmura-t-elle. — En effet Khar-
lof,' qui se laissa tomber aussitôt sur une chaise près de la porte,
était si pâle, son visage avait une expression si soucieuse, que ma
mère ne put s'empêcher de répéter à haute voix l'exclamation qui
venait de lui échapp t. — Parle, parle, mon père, dit-elle aussitôt.
Est-ce encore ta mélancolie qui est venue te reprendre?
Kharlof fronça le souicil. — Non, oe n'est pas ma mélancolie;
elle arrive au temps de la pleine lune. Mais perm 'ttez-moi de vous
faire une qiiestion, madame : que pensez-vous de la mort?
Ma mère fit un geste d'effroi. — De quoi? dit elle.
— Je viens d'avoir une hallucination nocturne, fit-il d'une voix
sourde et lente.
— Comment?
— Une hallucination nocturne, répéta Kharlof; je suis un grand
voyeur de songes.
— Toi?
— Moi. Vous ne le saviez point? — Kharlof poussa un soupir. —
Ecoutez. Il y a de cela un peu plus d'une semaine; c'était précisé-
m jnt l'avant de saint Pierre. Je me couchai pour me reposer un
peu, et je m'endormis. Tout à coup je vois entier dans ma chambre
un poulain noir. Ce poulain se mit à jouer et à me montrer les
dents, — un poulain noir comme un tarakdn (;).
(1) Espèce de scarabée ou blatte noire.
254 REVUE DES DEUX MONDES.
Kharlof se tuL — Eh bien? demanda ma mère.
— Et voilà que ce même poulain se retourne et me lance une
ruade dans le coude gauche, là, à l'endroit sensible. Je me réveille;
mon bras gauche ne fonctionne plus... et ma jambe gauche pas da-
vantage. Bon, me dis-je, c'est une paralysie. Pourtant, petit à petit
le mouvement me revint; mais des fourmis me coururent long-
temps dans les jointures, et elles courent encore. Dès que j'ouvre
la paume de la main, elles se remettent à courir.
— Mais, Martin Pétrovitch, tu t'es couché sur ton bras, et voilà
tout.
— Non, madame; ce n'est pas ce que vous daignez dire là. C'est
un avertissement que j'ai reçu, c'est ma mort qui m'est annoncée !
En conséquence, voici ce que j'ai à vous annoncer, madame, sans
perdre un instant. Ne voulant pas, continua Kharlof en criant de
toute la force de sa voix, que cette mort me prenne au dépourvu,
moi, esclave de Dieu, j'ai décidé ceci dans mon esprit : partager
dès à présent, de mon vivant, tout mon bien entre mes deux filles,
Anna et Evlampia, de la façon que m'inspirera le seigneur Dieu. —
Kharlof s'arrêta, poussa un gémissement, et ajouta : — Sans peFdre
un instant 1
— Eh mais! c'est une idée raisonnable, fit observer ma mère;
seulement je trouve que tu te hâtes trop.
— Et comme je désire en cette même affaire, continua Kharlof
en élevant encore la voix, observer l'ordre et la légalité nécessaires,
j'ai l'honneur de prier votre fils Dmitri Séménitch, — quant à vous,
madame, je n'ose pas vous déranger, — je prie ledit fils Dmitri
Séménitch, — et quant à mon parent Bit'schkof, je le lui prescris
comm.e un devoir, — d'assister à l'accomplissement de l'acte formel
et à la mise en possession de mes deux filles, Anna, mariée, et
Evlampia, célibataire; lequel acte devra s'accomplir après-demain,
à la douzième heure du jour, dans mon propre domaine de leskovo,
avec la participation des autorités actuellement en exercice, les-
quelles ont déjà reçu l'invitation pour ce faire.
Kharlof eut beaucoup de peine à achever cette longue tirade,
qu'il avait évidemment apprise par cœur, et qu'avaient interrompue
de fréquens soupirs et gémissemens. On aurait dit qu'il n'avait
pas assez d'air dans la poitrine. Son visage, tout à l'heure pâle,
était redevenu cramoisi; il essuya plusieurs fois la sueur qui coulait
de son front.
— Est-ce que tu as rédigé l'acte de partage? demanda ma mère.
Où as-tu trouvé le temps?
— Oh! j'ai eu le temps... Sans manger, sans boire, sans dormir...
— Tu l'as écrit toi-même ?
— Yolodka m'a aidé.
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 255
— As-tu présanté ta requête?
— Je l'ai présentée, et la cour du gouvernement y a fait droit, et
le tribunal du district a reçu l'ordre, et la délégation temporaire
dudit tribunal a déjà fixé le jour de son arrivée.
Ma mère sourit. — Je vois, Martin Pétrovitch, que tu as pris
toutes les mesures... Avec quelle célérité! Il est probable que tu
n'as pas épargné l'argent. «
— Je n'ai rien épargné, madame.
— C'est ton affaire. Seulement pourquoi disais-tu que tu venais
me consulter? Eh bien ! Dmitri peut aller. Et j'enverrai aussi Sou-
venir, et je dirai encore à Lizinski de s'y rendre. Tu n'as pas in-
vité Gavrilo Fedoulitch ?
— Gavrilo Fedoulitch,... le sieur Gitkof,... est pareillement averti
de ma part. Il doit venir... comme fiancé.
Kharlof avait évidemment épuisé la dernière réserve de son élo-
cpience. De plus je croyais avoir remarqué qu'il voyait d'un œil
peu bienveillant le mari que ma mère destinait à sa seconde fille.
Peut-être rêvait-il un parti plus avantageux pour sa chère petite
Evlampia.
Il se leva lentement de sa chaise et frotta le parquet du pied. —
Grand merci pour votre consentement, dit-il.
— Où vas-tu donc? reprit ma mèr^. Attends, je vais te faire don-
ner à déjeuner.
— Grand merci, répéta Kharlof; miis je ne puis, il faut retour-
ner à la maison. — Il s'avança à reculons vers la porte et allait la
franchir en se mettant de côté suivant son habitude...
— Attends, attends, s'écria ma mère. Vraiment tu donnes ainsi
tout ton avoir à tes filles, sans aucune réserve?
• — Assurément, sans réserve.
— Et toi, où vivras- tu?
Kharlof agita ses bras en l'air. — Où je vivrai? mais dans ma
maison, comme j'ai fait jusqu'à présent. Quel changement voulez-
vous qu'il y ait?
— Es-tu donc tellement sûr de tes filles et de ton gendre?
— C'est de Volodka que vous daignez parler ainsi, de cette gue-
niîle-là? Mais j a le ferai marcher comme je voudrai. Quel pouvoir
a-t-il? Et quant à elles, à mes filles, elles doivent jusqu'à ma mort
me nourrir, m'abreuver, m'habiller, me chauffer... N'est-ce pas
leur devoir, et le plus sacré?
— C'est en effet leur devoir, reprit ma mère; seulement, Martin
Pétrovitch, excuse-moi : ton aînée est une orgueilleuse, chacun le
sait; et ta seconde aussi a un regard de loup.
— Natalia Nicolavna, s'écria Kharlof, que dites-vous là? bon Dieu !
Quoi?., qu'elles... que mes filles,., manquent à l'obéissance!.. Pas
256 REVUE DES DEUX MONDES.
même en rêve... Comment? résister... à un père!., et la malédic-
tion se ferait- elle attendre? Elles ont passé toute leur vie dans
le frémissement de la soumission... et tout à coup... Ah! grand
Dieu!.. Une toux suffocante saisit Kharlof; ma mère s'empressa de
le calmer.
— Seulement je n'ai pu comprendre, ajouta-t-elle, pourquoi ce
par' âge immédiat. Après toi, ce seraient toujours elles qui auraient
tout reçu. Je suppose que c'est ta mélancolie qui est cause de tout
cela.
— Eh! ma petite mère, repartit Kharlof non sans d'pit, vous me
jetez toujours ma mélancolie à la tête. C'est peut-être une force
d'en haut qui agit en ce moment, et vous... ma mélancolie!.. J'ai
fait ce partage immédiat, madame, parce que j'ai voulu, moi, de ma
personne, d'après ma propre décision, fixer et déterminer dès à
présent ce qui doit revenir à chacune d'elles, et que chacune d'elles
ayant reçu mon bienfait en ressente de la reconnaissance et exécute
fidèlement ce qu'a décidé son père et bienfaiteur, car c'est une
grande grâce... Ici la voix de Kharlof s'altéra de nouveau. — J'ai
l'honneur de vous saluer... Quanta vous, mon jeune monsieur, j'au-
rai l'honneur de vous attendre après-demain chez moi.
Kharlof sortit; ma mère le regarda s'éloigner et hocha la tête :
— Yoilà qui ne promet rien de bon, murmura -t-elle, rien de bon.
As-tu remarqué, ajouta-t-elle en s'adressant à moi, que tout le
temps, pendant qu'il parlait, il clignait des yeux comme quelqu'un
qui a le soleil au visage? C'est un mauvais signe. Quand un homme
fait cela, c'est qu'il a un poids sur le cœur, que le malheur le me-
nace. Va chez lui après-demain avec Lizinski et Souvenir.
Au jour fixé, notre grande voiture de famille à quatre places,
attelée de six chevaux alezans brûlés et conduits par le principal
cocher, espèce de patriarche ventru à longue barbe grise, vint
s'arrêter majestueusement devant le perron de notre maison sei-
gneuriale. L'importance de l'acte que Kharlof allait accomplir et la
solennité i'e son invitation avaient réagi sur ma mère. Elle-même
avait donné l'ordre d'atteler cet équipage de gala; elle m'avait re-
cou;imandé ain-:)i qu'à Souvenir de mettre nos habits de fête pour
honorer d'autant plus son protégé. Quant à Lizinski, il portait con-
stamment l'habit noir et la cravate blanche.
Lue demi heure ne s'éLait pas écoulée, les chevaux, trottant
d'une allure soutenue, commençaient à peine à mouiller de sueur
les fiiies courroies de leur harnais, que déjà nous arrivions à la mai-
son de Kharlof. Notre voiture roula dans la cour à travers la porte
cochère toute grande ouverte. Le postillon des deux chevaux attel 's
en avant des quatre autres, enfant de cinq ou six ans dont les pieds
dépassaient à peine le bord de la selle, poussa pour la dernière fois
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 257
son cri de gare! les deux coudes de notre cocher patriarcal s'éle-
vèrent ensemble pour retenir les rênes, et nous nous arrêtâmes.
Aucun chien ne nous salua de ses aboiemens; les nombreux enfans
des domestiques, que l'on voit grouiller dans les cours avec leurs
chemises ouvertes sur le ventre et la croix de bois au cou, avaient
disparu. Le gendre de Kharlof nous attendait sur le seuil. On avait
planté des jeunes bouleaux sur les deux côtés du perron, comme il
est d'usage le jour de la Trinité. Tout semblait solennel. Le gendre
de Kharlof portait une grande cravate en velours de coton avec un
nœud en salin et un habit noir horriblement étroit. Le petit Cosa-
que Maximka avait mis tant de kvass en guise de pommade que les
gouttes ruisselaient dé ses cheveux. Nous entrâmes au salon, et Khar-
lof s'offrit à nos regards, immobile au beau milieu de la chambre.
Il avait endossé son casaquin de milicien de 1812, en drap gris avec
un collet en drap noir. Une médaille de bronze s'étalait sur sa poi-
trine, un sabre était accroché à son flanc. Sa main gauche portait
sur le pommeau du sabre, tandis que sa main droite reposait sur
une talile couverte d'un tapis rouge, appuyée sur une liasse de pa-
piers,
Kharlof ne bougeait pas, ne semblait même pas respirer. Nul ne
saurait exprimer la gravité de son maintien, l'assurance de son pou-
voir illimité, absolu : c'est à peine s'il nous salua d'un mouvement
de tète; puis, nous montrant d'un geste une rangée de chaises, il
nous dit d'une voix brève : — Prenez place. — Les deux filles de
Kharlof se tenaient du côté droit du salon, tout endimanchées,
Anna en robe verte et ceinture jaune, Evlampia en robe rose et ru-
bans cerise. Gitkof était debout auprès d'elle, dans son uniforme
tout neuf, avec l'expression habituelle d'une attente avide et niaise.
Au côté gauche du salon était assis le prêtre, vieillard vêtu de la
longue riassa, usée et couleur de tabac. Ses cheveux gros et raides,
ses yeux ternes et tristes, ses grandes mains calleus 'S qu'il laissait
tomber inertes sur ses genoux, les bottes trouées qui se voyaient
SOUS sa soutane, tout témoignait en lui d'une vie de fatigue et de
misère; sa paroisse était très pauvre. Près de lui se tenait Visprav-
nik (chef de la police du district), petit homme gras et blême, court
de bras et de jambes, avec de minces moustaches hérissées et un
sourire constant et joyeux, mais d'expression mauvaise, dans les
yeux et la bouche. Il passait pour un grand avaleur de pots de vin
et même pour un tyran, comme on disait alors. Et pourtant non-
seulement les gentilshommes, mais les paysans eux-mêmes avaient
fini par s'habituer à lui et presque par l'aimer. Il promenait d'un air
goguenard ses petits yeux noirs autour de lui; toute cette procédure
semblait l'amuser. Au fond, il ne s'intéressait qu'à la perspective
TOME xcviir. — 1872. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un déjeuner arrosé d'eau-de-vie. En revanche, son voisin le pro-
cureur, personnage efflanqué, au maigre visage traversé par des fa-
voris qui allaient du nez aux oreilles, semblait prendre une part sé-
rieuse à la cérémonie qui se préparait; ses yeux ne quittaient point
le maître de la maison. Souvenir prit place à ses côtés et se mit à lui
parler à l'oreille après m'avoir prévenu que c'était le premier franc-
maçon de toute la province. Je m'assis près de Souvenir, Lizinski
près de moi. Sur le visage du Polonais affairé se lisait le dépit que
lui causait ce dérangement, cette inutile perte de temps. — Oh !
ces Russes, ces seigneurs russes avec leurs ridicules caprices! sem-
blait-il se dire.
Quand nous eûmes tous pris place, Kharlof se redressa de toute
sa hauteur, promena sur l'assistance un regard allier, poussa un
soupir bruyant et commença ainsi : — Je vous ai invités, mes sei-
gneurs, voici à quel propos. Je deviens vieux, les infirmités m'ac-
cablent, j'ai déjà reçu un avertissement, et l'heure de la mort, vous
le savez tous, s'approche de nous comme un voleur dans la nuit.
N'est-ce pas, mon père? ajouta-t-il en s'adressant au prêtre.
— Certainement, répondit l'autre d'une voix cassée et secouant
sa barbe.
— En conséquence de quoi, continua Kharlof en élevant soudain
la voix, comme je ne veux pas que cette mort me prenne au dé-
pourvu, moi, esclave de Dieu... — Et il répéta mot à mot la phrase
qu'il avait dite l' avant-veille à ma mère. — Conformément à cette
décision que j'ai prise, continua-t-il en forçant encore la voix et en
frappant de la main les papiers étalés sur la table, cet acte formel
a été dressé, et les autorités compétentes ont été requises, et vous
allez entendre point par point toutes mes volontés. J'ai régné assez
comme cela. — Kharlof posa sur son nez ses lunettes en fer, et,
prenant une des feuilles déposées sur la table, en fit ainsi la lec-
ture ; — Acte de partage des biens appartenant au caporal en re-
traite et gentilhomme d'ancienne race Martin Kharlof, rédigé par
lui dans la plénitude de ses facultés et de son libre arbitre, où sont
déterminées avec exactitude les parts afférentes à ses deux filles
Anna et Evlampia,... saluez! — elles saluèrent, — et de quelle fa-
çon les serfs et autres cheptels sont répartis entre les dites filles,
manu propria...
— C'est son papier à lui, dit Yis^pravnik à Lizinski avec son
éternel sourire. Il veut en faire lecture pour la beauté du style.
Quant à l'acte légal, il est rédigé dans les formes, et sans toutes ces
fleurs de rhétorique! — Souvenir allai! ricaner...
— Oui, mais conformément à mes volontés, — s'écria Kharlof,
auquel n'avait pas échappé la remarque de Vispravnik.
— Sans doute, en tout point, reprit ce dernier d'un ton à la fois
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 259
obséquieux et impertinent. Toutefois, vous le savez bien, Martin Pé-
trovitclî, nous ne pouvons pas éviter la forme, et nous avons aussi
émondé les détails superflus, car la cour ne saurait en aucune façon
entrer dans cette kyrielle de vaches pies et de canards huppés.
— Approche, toi, criaKharlof à son gendre, qui s'était glissé der-
rière nous, et se tenait dans une attitude huuible près de la porte.
Il bondit aussitôt près de son beau-père. — Tiens, lis, cela me fati-
guerait.
Slolkine prit la feuille de papier des deux mains et se mit à iine
l'acte avec émotion et sensibilité, d'une voix claire, bien qu'un peu
tremblante. Les parts des deux sœurs y étaient fixées avec la plus
grande minutie. De temps en temps Kharlof interrompait la lecture.
— Écoute, Anna, ceci est pour toi en récompense de ton zèle, —
ou bien : — De cela je te fais cadeau, ma petite Evîampia. — Les
deux sœurs saluaient, Anna jusqu'à la ceinture, Evîampia en incli-
nant seulement la tête. Et Kharlof les regardait avec une impertur-
bable gravité. Le « manoir seigneurial » (c'est-à-dire la maison-
nette neuve) était attribué à Evîampia, comme à la plus jeune lilie
et^ d'après l'antique usage. La voix du lecteur s'étrangla en lisant
ces désagréables paroles, tandis que Gitkof se passait la langue ^ur
les lèvres. Evîampia le regarda de travers ; l'expression dédai-
gneuse, habituelle à Evîampia comme à toute beauté russe, avait
pris une nuance plus marquée. Kharlof se réservait à lui-même îe
droit d'habiter les chambres qu'il occupait en ce moment, et s'at-
tribuait, sous le nom de dotation, « l'entretien complet de toutes
provisions,^ naturelles, » et dix roubles par mois pour ses vêkmens
et sa chaussure. Puis il voulut lire lui-même la dernière phrase de
sa rédaction personnelle. — Que cette volonté paternelle, disait
cette phrase, soit accomplie par mes filles saintement et inébranla-
blement, comme une loi de Dieu, car, après Dieu, je suis, leur père et
le chef, et n'ai de compte à rendre à personne, pas plus que je n'en
ai jamais rendu. Et si mes filles accomplissent ma volonté, ma bé-
nédiction paternelle sera sur leur tête; si elles n'accomplissent pas
ma volonté, — ce dont Dieu nous garde, — ma malédiction l<:;s
frappera, à présent et toujours, et dans toute l'éternité!
Kliarlof éleva le papier et l'agita sur sa tête. Anna aussitôt, se
jetant à genoux, frappa la terre de son front. Son mari roula à côté
d'elle. — Et toi? — dit Kharlof à Evîampia. Celle-ci rougit, et se
baissa aussi jusqu'à terre. Gitkof se courba en deux en écartant les
bras. — Allons, levez-vous, dit Kharlof, et lignez ici, en montrant
le bas de la feuille; ici, je remercie et f accepte, Anka; ici, je re-
mercie et j'accepte, Evlampia.
Les deux jeunes femmes se levèrent, et signèrent l'une après
l'autre. Slotkine se levait déjà et allait prendre la plume pour si-
260 REVUE DES DEUX MONDES.
gner; mais Kharlof le repoussa en passant l'index dans sa cravate
avec une telle force que le gendre en eut comme un hoquet. Un si-
lence d'une minute s'ensuivit. Kharlof laissa échapper un sanglot,
et, se rangeant de côté, il dit d'une voix sourde : — Maintenant tout
est à vous. — Ses deux filles et son gendre échangèrent un regard,
et, s'approchant, le baisèrent sur le bras, entre le coude et l'épaule.
L'ùpravnik fit lecture à haute voix de l'acte légal, puis, accom-
pagné du procureur, il s'avança sur le perron, et annonça l'événe-
ment aux témoins assermentés, aux paysans de Kharlof et aux gens
de service. C'est alors que commença la prise de possession des
deux nouvelles propriétaires, qui apparurent aussi sur le perron, et
que Vispravnik désignait du doigt chaque fois que, fronçant le
sourcil et donnant à son visage insouciant d'habitude une expres-
sion menaçante, il inculquait aux paysans le devoir de l'obéissance.
Certes il aurait pu se passer de ces recommandations, car je ne
crois pas qu'il existât dans tout l'univers des physionomies plus
humbles et plus façonnées à la soumission que celles des paysans
de Kharlof. Yêtus de caftans rapiécés et de pelisses en loques, mais
les reins fortement serrés par la ceinture, ainsi que le veut l'usage
dans toute occasion solennelle, ils se tenaient immobiles coamie des
statues de pierre, et, chaque fois que Vispravnik poussait une excla-
mation dans ce genre : — Entendez-vous, diables? comprenez-vous,
damons? — ils faisaient tous ensemble un profond salut. Chacun
de ces diables et de ces démons tenait à deux mains son bonnet sur
la poitrine et ne quittait pas des yeux la fenêtre où s'entrevoyait la
figure de leur maître. Les voisins, témoins assermentés, ne ressen-
taient guère moins de terreur. — Connaissez-vous, criait Visprav-
nik, quelque empêchement qui s'opposerait à la prise de posses-
sion de ces deux uniques filles et héritières de Martin Pétrovitch ?
Tous les témoins rentrèrent leurs têtes dans leurs épaules. — En
connaissez-vous, diables que vous êtes? criait durecheî V isjjî^avnik.
— iNous ne connaissons rien, votre honneur, répondit enfin har-
diment un petit vieux ratatiné, avec les moustaches et la barbe
coupées. C'était un soldat en retraite. — Quel intrépide que cet
Éréméitch ! disaient plus tard les voisins en retournant chez eux.
Malgré la prière de Vispravnik, Kharlof refusa de se montrer
avec ses filles sur le perron. — Mes sujets, dit-il, obéiront à ma
volonté sans ma présence. — Un nuage de tristesse couvrait son
front. Il avait pâli; et cette pâleur, cette tristesse, allaient si peu à
ses traits de géant, que je me demandai si c'était là cette mélanco-
lie dont il subissait parfois les accès. Ce sentiment de surprise sem-
blait partagé par les paysans. — Comment? notre maître est là,
vivant, et quel maître! Martin Pétrovitch,... et il ne nous possé-
dera plus. Est-ce possible? — Je ne sais si Kharlof se douta de ce
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 261
qui se passait dans les têtes de ses serfs, ou s'il voulut montrer
pour la dernière fois sa puissance; il ouvrit tout à coup le vasistas
de la fenêtre, et, y passant sa large tête, il cria d'une voix de sten-
tor : — Obéissance ! — et referma brusquement le carreau. La stu-
peur des paysans n'en fut pas diminuée, au contraire ils semblè-
rent encore plus pétrifiés et cessèrent même de regarder.
Dans le groupe des gens de service se trouvaient deux puissantes
filles — dont les robes d'indienne trouées couvraient à peine les
formes — et un homme en houppelande de serge tellement âgé que
la vieillesse l'avait comme couvert de givre; il avait été sonneur de
trompe sous Potemkin. Quant au petit Cosaque Maximka, Kharlof
s'en était réservé la possession. Ce groupe-là montrait plus d'ani-
mation que les paysans; ils jetaient des regards furtifs sur leurs
maîtresses actuelles. Celles-ci observaient un maintien grave, sur-
tout Anna, dont les lèvres serrées et les yeux obstinément baissés
ne promettaient rien de bon à ses nouveaux sujets. Evlampia ne re-
muait pas davantage. Pourtant elle se retourna une fois pour toiser
d'un regard surpris son fiancé, qui avait cru devoir aussi se présen-
ter sur le perron. — De quel droit parais- tu ici? semblaient dire ses
grands yeux à la Junon. — Pour Slotkine, c'est lui qui avait le
plus changé de contenance. Une activité empressée se voyait dans
tous ses mouvemens; on eût dit qu'il éprouvait comme un appéiit
violent. Il étirait ses bras, agitait fiévreusement ses épaules; sa tête
seule restait courbée.
Ayant achevé la cérémonie de la mise en possession, Yîsprmmik,
en prévision du déjeuner, se frottait déjà les mains, geste qui lui
était familier avant le premier verre d'eau-de-vie; mais Kharlof
déclara qu'il voulait d'abord entendre les prières avec aspersion
d'eau bénite. Le prêtre revêtit donc un surplis qui tombait en lam-
beatïx, et un diacre non moins décrépit sortit de la cuisine en
soufflant avec effort sur les charbons d'un vieil encensoir en cuivre.
Les prières furent récitées. Kharlof ne cessait de pousser des sou-
pirs; comme son embonpoint l'empêchait de se plier jusqu'à terre,
tout en faisant les signes de la croix de la main droite, il désignait
de la gauche l'endroit où son front se serait prosterné. Slotkine
était à la fois tout rayonnant et tout en larmes. Gitkof se contentait
d'agiter les doigts devant les boutons de son uniforme, comme le
font ces messieurs de la garde impériale. Lizinski, en qualité de
catholique, avait quitté la chambre; quant au procureur, il priait
avec tant de ferveur et soupirait avec tant de componction , en
levant les yeux au ciel et en remuant les lèvres, que je fus pris
aussi d'un accès de dévotion, et me mis à prier avec frénésie.
Les oraisons dites et l'eau bénite distribuée en aspersion (notez
que Lizinski le catholique vint s'en mouiller les yeux aussi bien
2G2 REVUE DES DEUX MONDES.
qn^ le sonneur de trompe aveugle), Anna et Evlampia adres-
sèrent un dernier remercîment à leur père, et le moment vint en-
fin d'aller déjeuner. Il y eut beaucoup de plats , tous très bons,
et tous nous y fimes honneur. Quand apparut l'inévitable bou-
teille de Champagne fabriqué sur les bords du Don, Vispravmk,
en sa qualité de représentant de l'autorité et d'initié aux usages
du grand monde, leva son verre et proposa de boire en l'honneur
des belles propriétaires, ainsi que du très respectable et très ma-
gnanime Martin Pétrovitch Kharlof. A ce mot de magnanime,
Slotkine jeta un cri d'enthousiasme et se précipita sur son bienfai-
teur pour l'embrasser. — C'est bien, c'est bien, dit Kharlof en le
repoussant du coude. — Alors il se passa une de ces choses que
nous nommons chez nous un désagi'éable incident.
Souvenir, dès le commencement du déjeuner, n'avait cessé de
boire. Il se leva tout à coup de sa chaise, rouge comme une bette-
rave, et, désignant Kharlof du doigt, il partit de son vilain éclat de
rire. — Magnanime, magnanime! s'écriait-il. Nous verrons de quel
goût il trouvera sa magnanimité lorsqu'on le mettra, lui serviteur
de Dieu, le dos nu dans la neige. — Que radotes-tu là, imbécile?
dit Kharlof avec mépris. — Imbécile, imbécile! répéta Souvenir;
Dieu seul, qui sait tout, peut savoir lequel de nous deux est le
véritable imbécile. Quant à vous, petit frère, vous avez commencé
par faire mourir ma sœur, votre épouse; maintenant vous vous
êtes détruit vous-même comme un chiffre barré... Ah! ah! ah!
— Comment osez-vous insulter notre vénérable bienfaiteur!
s'écria Slotkine, et, lâchant le bras de Kharlof, il se précipita sur
Souvenir. — Savez-vous que, si notre bienfaiteur en témoignait le
moindre désir, nous n'hésiterions pas à déchirer l'acte de donation
que nous a octroyé sa munificence? — Ça ne vous empêchera pas
de le mettre le dos dans la neige, dit Souvenir en se tapissant der-
rière Lizinski. — Silence! cria Kharlof d'une voix tonnante. Si je
te frappe, il ne restera qu'un peu de boue à la place que tu oc-
cupes. Et toi aussi, jeune chien, tais-toi, dit-il à Slotkine; ne fouiTC
pas ton museau où l'on ne t'appelle pas. Si moi, moi, Martin Pé-
trovi'.ch Kharlof, j'ai décidé que cet acte de donation fût fait, qui
donc peut le détruire? qui donc dans le monde entier peut s'op-
poser à ma volonté?
— Martin Pétrovitch, commença d'une langue épaisse le procu-
reur (il avait aussi bu largement, mais cela n'avait fait qu'ajouter
à sa gravité), si pourtant monsieur le gentilhomme avait dit une vé-
rité... Vous venez d'accomplir une grande action;., si pourtant, ce
qu'à Dieu ne plaise, au lieu de la reconnaissance qui vous est due,
vous receviez je ne sais quel affront...
Je jetai à la dérobée un regard sur les deux sœurs. Anna semblait
LE ROI LEAR DE LA- STEPPE. 263
dévorer des yeux Fhomme de loi qui venait de parler, et certaine-
ment je n'ai jamais vu de ma vie visage de femme plus méchant,
plus venimeux et plus étrangement beau. Evlampia s'était dé-
tournée en se croisant les bras sur la poitrine, un sourire plus
méprisant que jamais tordait ses lèvres rosées. Kh.trlof se leva de
sa chaise, ouvrit la bouche; mais la voix lui manqua. Il frappa la
table du poing avec une telle force que tout sauta et tinta dans la
salle.
— Père, s'empressa de dire Anna, monsieur ne nous connaît point;
c'est pour cela qu'il parle ainsi. Daignez ne pas vous faire de mal ;
vous avez tort de vous fâcher. On dirait que votre visage se tord.
— Kharlof regardait Evlampia; celle-ci ne dit mot, bien que son
voisin de table, Gitkof, lui poussât le coude. — Je te remercie, ma
fille Anna, dit enfm Kharlof d'une voix sourde. Tu es une fille d'es-
prit; je compte sur toi et sur ton mari. — Slotkine laissa de nouveau
échapper un cri d'enthousiasme, Gitkof avança la poitrine et frappa
du talon; Kharlof ne sembla point faire la moindre attention à leurs
efforts. — Ce vagabond, continua-t-il en désignant Souvenir du
menton, est heureux de me faire eniager. Quant à vous, monsieur
le procureur, je vous dirai que vous n'êtes pas fait pour juger Mar-
tin Kharlof. Votre intelligence ne s'élève pas si haut. Vous êtes un
homme gradué; mais vos paroles sont frivoles. La chose est faite;
ma décision ne changera pas. Vous étiez les bienvenus; vous êtes
les bien quittés. Je m'en vais. Je ne suis plus le maître ici; je suis
un visiteur, et j'us3 de ma liberté. Anna, tiens compagnie à ces mes-
sieurs; moi, je m'en vais. C'est assez. — 11 nous tourna le dos, et,
sans ajouter une parole, sortit lentement de la chambre.
Le départ du maître de la maison devait forcément déranger la
réunion, d'autant plus que nos deux hôtesses disparurent bientôt
à leur tour. Ce fut en vain que Slotkine essaya de nous retenir.
Uispravnik ne put s'empêcher de reprocher au procureur sa fran-
chise déplacée. — Jii n'ai pu faire autrement, répondit fautre; n:a
conscience a parlé.
— Quand je vous disais que c'est un franc-maçon, murmura Sou-
venir à mon oreille. — Votre conscience! répliqua Vîsjyravniki nous'
savons ce que c'est que votre conscience. Elle habite votre poche,
tout comme chez nous autres pécheurs. — Pendant cette conver-
sation, le prêtre, déjà debout, mais pressentant la fin du repas,
envoyait dans sa bouche morceau sur morceau. — Je vois que vous
avez bon appétit, lui dit Slotkine avec aigreur. — C'est en prévi-
sion... ou comme provision, repartit humblement le prêtre. — On
sentait dans cette réponse une habitude de faim invétérée.
Un bruit de voiture se fit entendre devant le perron, et nous nous
séparâmes. Pientré à la maison, je racontai à ma mère tout ce qui
264 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était passé. Elle m'écouta jusqu'au bout et hocha souvent la tête.
— Cela ne promet rien de bon, dit-elle; je n'aime pas toutes ces
innovations.
Le lendemain, Kharlof vint dîner chez nous. Ma mère le félicita
sur l'heureuse terminaison de l'affaire qui l'avait occupé. — Tu es
maintenant un homme libre, et tu dois te sentir plus léger.
— Certainement, je me sens plus léger, répondit Kharlof d'un
air qui disait tout le contraire. Rien ne m'empêche maintenant de
penser à mon âme et de me préparer à l'heure de la mort.
Ma mère se mit à parler des incidens de la veille. — Oui, oui,
dit Kharlof, l'interrompant; il s'est passé quelque chose... de peu
grave. Seulement... voici ce que j'ai sur le cœur, ajouta-t-il après
avoir hésité un peu.|Les vaines paroles de Souvenir ne m'ont pas trou-
blé hier, ni celles de M. le procureur; celle qui m'a troublé, c'est...
Ici Kharlof se tut. — Qui donc? demanda ma mère.
Kharlof la regarda fixement. — Evlampia.
— Evlampia? ta fille? Comment cela?
— Madame, elle était de pierre, une vraie statue ! Elle ne sent
donc rien? Anna, sa sœur, à la bonne heure : elle a fait tout ce qu'il
fallait ;^c'est une fine mouche;... mais Evlampia !.. Elle a toujours
été... à quoi bon cacher ma faute à présent?... ma préférée. Com-
ment^n'a-t-elle pas eu'pitié de moi? Comment ne s'est-elle pas dit :
— Il faut qu'il soit bien mal, qu'il ne se sente plus de ce monde,
pour qu'il nous donne tout ce qu'il a? — Elle est de pierre. Pas un
mot, pas un regard; elle salue jusqu'à terre, mais sans reconnais-
sance.
— Attends un peu, repartit ma mère, nous lui ferons épouser
Gavrilo Fedoulitch; ça l'amollira.
Kharlof leva les yeux. — Vraiment, madame, vous comptez à ce
point sur lui?
— Sans doute.
— Al'ons, vous en savez plus long là-dessus que moi. Seulement
n'oubliez pas ceci : Evlampia et moi, c'est le même caractère; le
sang cosaque, et le cœur comme un charbon ardent.
— Aurais-tu un cœur de cette espèce, mon père?
Kharlof ne répondit rien; il se fit un court silence. — Eh bien !
Martin Pétrovitch, reprit ma mère, comment penses-tu sauver ton
âme ? Iras-tu faire un pèlerinage à saint Mitrophane (1) ou à Kief ? ou
bien ici^près, au couvent de Optino? On dit qu'il virnt de s'y ma-
nifester un 'moine d'une telle sainteté... Il se nomme Macaire. Ja-
mais un pareil saint ne s'est vu. 11 n'a qu'à regarder, il voit tous
vos péchés à travers votre corps.
(1) Dont les reliques sont au couvent de Voronej.
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 265
— Si elle se montre en effet une fille ingrate, reprit Kharlof d'une
voix rauque,... il me semble qu'il me serait plus facile de la tuer
de mes propres mains.
— Que dis-tu là, Seigneur Dieu? s'écria ma mère. Reviens à toi.
Voilà ce que c'est de ne m'avoir pas écoutée l'autre jour, quand tu
venais me demander conseil. Maintenant tu vas te tourmenter au
lieu de penser à ton salut, et ce sera bien inutilement, comme si tu
voulais te mordre le coude. Tu te plains, tu as peur.
Ce dernier reproche sembla le piquer an vif. Tout son orgueil
monta comme un flot ; il se redressa, renversa la tête en arrière,
avança le menton. — Je ne suis pas de ceux, madame Natalia Ni-
colavna, dit-il d'un air sombre, qui se plaignent, qui ont peur. Je
n'ai rien voulu de plus que vous exprimer mes sentimens comme à
une bienfaitrice, à une personne que je respecte infiniment; mais le
Dieu tout-puissant sait, — il leva la main au-dessus de sa tête, —
que le globe terrestre se brisera en morceaux avant que je manque
à ma parole, ou que j'aif', peur, ou que je regrette ce que j'ai fait.
Et quanta mes filles, elles ne sortiront pas de l'obéissance dans
tous les siècles des siècles!
Ma mère se boucha les oreilles. — Oh! petit père, tu sonnes
comme une trompette. Si tu es tellement sûr de ta lignée, grand
bien lui fasse, et à toi aussi ; mais tu me brises la tête.
Kharlof s'excusa, poussa deux ou trois soupirs, et se tut. Il ne
s'anima plus jusqu'au moment du départ. Il disait qu'il redoutait
surtout de mourir subitement, sans repentir, qu'il voulait se faire
une règle de ne plus se fâcher, car la colère gâte le sang et le fait
monter à la tête; puisqu'il avait renoncé à tout, à quoi bon se
mettre en colère? Que d'autres travaillent à leur tour, que d'autres
s'échauffent le sang! — Au moment de prendre congé de ma mère,
il lui jeta un regard étrange, rêveur et interrogateur à la fois; puis,
tirant de sa poche par un brusque mouvement le volume du Tra-
vaiUeur au repos^ il le lui glissa dans la main.
— Qu'est-ce? demanda-t-elle.
— Lisez là, fît-il d'une voix brève, là où il y a une corne. On y
parle de la m^ort. Je sens que c'est très bien dit, mais je n'y puis
rien comprendre. Je reviendrai, et vous m'expliquerez ce que c'est.
— Et Kharlof disparut derrière la porte.
— Ça va mal, ça va mal, dit ma mère, et, prenint le volume à
l'endroit marqué, elle lut ce qui suit : — « La mort est un grand et
important travail de la nature. Elle consiste en ceci, que l'esprit,
étant beaucoup plus léger, plus subtil et plus pénétrant, non-seu-
lement que les élémens de m.atière auxquels il est soumis, mais en-
core que la force électrique, se nettoie, se purifie d'une façon chi-
mique, et ne cesse de tendre en avant jusqu'à ce qu'il rencontre un
266 REVUE DES DEUX MOXDES.
eriidroit également immatériel... » Ma mère lut ce passage deux ou
trois fois, et jeta le livre. Quelques jours plus tard, nous reçûmes
la nouvelle que le mari de sa sœur était mort. Elle partit aussitôt,
m'emmenant avec elle. Bien que ma mère ne se proposât de rester
chez sa sœur qu'une semaine au plus, ce ne fut qu'à la fin de sep-
tembre que nous pûmes revenir chez nous.
III.
Le premier mot que me dit mon yalet de chambre Procope, qui
était aussi mon chasseur, fut que les bécasses étaient arrivées en
grande foule, et qu'elles étaient surtout nombreuses dans le petit
bois de bouleaux près de leskovo, le doaiaine de Kharlof. Nous
avions encore trois heures jusqu'au dîner. Je saisis mon fusil, ma
carnassière, et, me faisant accompagner par Procope et mon chien
d'arrêt, je partis en courant pour leskovo. Nous y trouvâmes en
effet beaucoup de bécas-ses, et, sur une trentaine de coups tirés,
nous en tuâmes cinq ou six. Me hâtant de revenir avec mon butin
j'aperçus près de la route un paysan qui labourait. Son cheval s'é-
tait arrêté, et lui, avec force jurons et même des larmes à travers,
secouait violemment la corde qui servait de bride à son cheval,
dont il avait presque tordu le cou. Je jetai un regard sur la mal-
heureuse haridelle dont les côtes semblaient crever la peau, tandis
que ses flancs, inondés de sueur, se soulevaient et retombaient par
secousses irrégulières comme un vieux soufflet de forge. Je reconnus
sur-le-champ, à sa cicatrice sur l'épaula, la vieille jument étique
qui pendant tant d'années avait voiture Kharlof. — Est-ce que
Martin Pétrovitch ne serait plus en vie? — demandai-je à Procope.
La chasse nous avait si complètement absorbés tous deux que jus-
qu'à ce moment nous n'avions pas parlé d'autre chose.
— Non, il est vivant, répondit Procope. Pourquoi le demandez-
vous?
— Mais c'est bien son cheval, répliquai-je; l' aurait-il vendu?
— En effet, ce cheval était à lui. Il ne l'a pas vendu , on le lui a
pris pour le donner à ce paysan-là. Bien des choses se sont passées
en votre absence, ajouta-t-il avec un léger sourire et comme pour
répondi'e à mon regard étonné. — Et quelles choses, grand Dieu !
C'est maintenant M. Slotkine qui est le maître.
— Et Martin Pétrovitch?
— Oh! Martin l'étrovitch est devenu comme qui dirait le dernier
des hommes. Il ne mange que du sec et du froid. 11 ne compte plus
pour lien; un de ces beaux matins, on le chassera de la maison.
L'idée qu'on pouvait chasser un pareil géant ne pouvait pas
LE ïtm lEAR DE LA STEPPE. 267
m'entrer dans la têle. — Mais Gitkof, demandai-je, que dit-il de
tout cela? Je suppose qu'il est marié avec la seconde fille.
— Marié! s'écria Procope en riant cette fois tout de bon. On ne
lui laisse pas seulement passer le seuil de la porte. — Tourne tes
brancards d'un autre côté, dous n'avons que faire de toi. — Je vous
l'ai déjà dit, c'est Slotkine qui commande.
— Et la fiancée?
— Evlampia Martînovna! Eh! notre maître, je vous répondrais
bien là-dessus; mais vous êtes trop jeune. Voilà... Oh ! oh! on di-
rait que Diane est en arrêt. — En effet, ma chienne se tenait im-
mobile devant un épais buisson de chêne qui terminait un ravin
boisé aboutissant à la route. J'y courus avec Procope; une bécasse
partit du buisson; nous lui lâchâmes deux coups de fusil sans l'at-
teindre, et nous allâmes la chercher à la remise.
La soupe était déjà sur la table quand je revins à la maison. Ma
mère me gronda de l'avoir fait attendre. Je lui offris les bécasses
que je rapportais; maïs elle ne les regarda seulement pas, elle avait
l'air mécontent. Souvenir, Lizinski et Gitkof se tenaient dans la
salle à manger. Le major en retraite s'était fotirré dans un coin
comme un écolier en pénitence. Son visage exprimait la confusion
et le dépit; ses yeux étaient rouges, on eût dit qu'il venait de pleu-
rer. Je n'eus pas grand'peine à deviner que, si ma mère montrait
de la mauvaise hunaeur» mon arrivée tardive n'y était pour rien.
Elle ne dit pas un mot pendant tout le dîner. Le major jetait sur
elle des regards piteux, ce qui pourtant ne l'empêchait pas de
manger avec voracité. Souvenir tremblait comme s'il avait eu la
fièvre; seul, Lizinski gardait une attitude assurée. — Vikenti Ossi-
pitch, lui dit tout à coup ma mère, je vous prie d'envoyer dès de-
main un équipage à M. Kharlof pour le faire venir ici, puisqu'on
vient de m'averdr que le sien n'est plus à sa disposition, et faites-lui
dire qu'il faut absolument qu'il vienne ; je désire le voir.
Lizinski allait répondre, mais il se retint. — Faites aussi savoir
à Slotkine que je lui ordonne de paraître devant moi... Entendez-
vous bien? je l'ordonne.
— Yollà un vaurien qu'il faudrait,... murmura Gitkof dans son
assiette; ma mère lui jeta un tel regard de mépris, qu'il se tut aus-
sitôt et détourna la tête.
— Martin Pétrovitch ne viendra pas, me souffla Souvenir à l'o-
reille au moment où nous quittions la salle à manger. Vous ne pou-
vez imaginer ce qu'il est devenu; l'esprit humain se refuse à le
comprendre. Il n'entend rien de ce qu'on lui dit, parole d'honneur.
Cela fait penser au proverbe : la fourche a saisi la couleuvre. — Et
Souvenir partit de son vilain rire.
La prédiction de Souvenir se trouva justifiée; Kharlof ne voulut
268 REYLE DES DEUX MONDES.
pas se rendre chez ma mère. Celle-ci ne se tint pas pour vaincue.
Elle lui fit parvenir une lettre écrite de sa propre main. Kharlof lui
renvoya un morceau de papier à sucre sur lequel étaient écrits en
grandes lettres les mots suivans : « Devant Dieu, je ne puis. La
honte me tuerait. Laissez moi disparaître... Merci... Ne me tour-
mentez pas. — Kharlof Martinko (1). » Slotkine vint, mais un jour
entier plus tard que ma mère ne lui avait ordonné de paraître. Elle
le fît introduire dans son cabinet. La conversation ne dura pas plus
d'un quart d'heure; Slotkine sortit de chez ma mère, le visage en-
flammé, avec une expression si insolemment méchante, que, l'ayant
rencontré dans le salon, j'en restai stupéfait, et Souvenir, qui s'était
glissé derrière moi, ne put achever son éclat de rire habituel. Quand
ma mère sortit de son cabinet, elle n'avait pas le visage moins
rouge et déclara à haute voix, devant tous ses gens, que jamais elle
ne permettrait que Slotkine fût admis en sa présence. — Et si les
filles de Martin Pétrovitch, ajouta-t-elle, osaient se présenter, car
elles ont assez d'impudence pour le faire, il faut aussi leur refuser
la porte.
A dîner, elle s'écria tout à coup : — Voyez-vous, quel misérable
petit juif ! C'est moi qui l'ai tiré de la boue, par les oreilles, comme
un lièvre embourbé, j'en ai fait un homme, il me doit tout, et il a
l'audace de dire que je ne devrais pas me mêler de ce qui ne me
regarde pas, que Martin Pétrovitch fait le capricieux , qu'on aurait
tort de le traiter avec trop d'indulgence... Trop d'indulgence! com-
prenez-vous cela? Oh! l'ingrat petit crapaud! — Le major Gitkof
voulut profiter de l'occasion pour placer son mot; elle l'arrêta dès
qu'il ouvrit la bouche. — Tu es bon aussi, toi, s'écria-t-elle. Tu n'as
pas pu venir à bout d'une jeune fille,... et ça se dit un officier! Je
m'imagine comme ton bataillon devait t' obéir ! Et il avait encore la
prétention de devenir mon intendant, un bel intendant que j'aurais
eu là! — Lizinski, qui était assis au bout de la table, sourit avec
satisfaction, et l'infortuné major, agitant ses moustaches, cacha son
long visage dans les plis de sa serviette.
Après dîner, il sortit sur le perron pour y fumer une pipe selon
son habitude; il me parut si délaissé que, malgré mon peu de sym-
pathie, je m'approchai de lui. — Gavrilo Fedoulitch, lai dis-je, com-
ment se fait-il que vos fiançailles avec Evlampia soient allées au
diable? Je vous croyais marié depuis longtemps.
L'ex-major me jeta un regard plein de mélancolie. — Un serpent
venimeux, répondit-il en accentuant avec amertume chaque syllabe,
un serpent sorti en rampant de dessous une racine pourrie m'a
percé de son dard, et a mis en poussière toutes mes espérances
(1) Diminutif méprisant de Martin.
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 269
dans cette vie. Et je vous aurais raconté, Dmitri Séménitch, toutes
mes misères, si je ne craignais d'allumer le courroux de madame
votre mère. — Le mot de Procope : — vous êtes trop jeune, — me
revint aussitôt à la mémoire. Giikof poussa un gémissement, et se
frappa la poitrine de son poing fermé. — La patience ! la patience!
voilà tout ce qui me reste... Souffre, vétéran, souffre, vieux soldat!
Tu as servi ton tsar avec fidélité, sans peur et sans reproche; tu
n'as épargné ni ta sueur ni ton sang,... et voilà dans quel pélrin tu
es tombé! Si cela s'était passé dans mon régiment et si j'en avais eu
le pouvoir, continua-t-il en aspirant avec violence la fumée de son
long tuyau, je l'aurais, je l'aurais traité à coups de plat de sabre...
Giikof retira sa pipe, et regarda devant lui, comme s'il eut aperçu
le tableau que son imagination lui retraçait en ce moment. Souvenir
s'approcha en sautillant. Je les laissai ensemble, et me promis de
revoir Kharlof, coûte que coûte, tant ma curiosité enfantine était
excitée par tous ces propos.
Le lendemain, je partis de nouveau avec mon chien et mon fusil,
mais cette fois sans Procope, pour le bois de leskovo. Il faisait un
temps merveilleux; je crois que nulle part, hors de la Russie, on ne
trouve un temps p reil au mois de septembre. Le calme était si
grand qu'on pouvait entendre à plus de cent pas un écureuil sau-
tiller sur les feuilles sèches qui déjà jonchaient le sol; on entendait
même une branche morte se détacher du sommet d'un arbre, se
heurter faiblement à d'autres branches et tomber enfin dans l'herbe
fine,... tomber pour toujours. L'air, ni chaud ni frais, mais plein de
senteurs et comme légèrement acidulé, vous picotait doucement les
joues et les yeux. Un fil de la Vierge, souple comme la soie, arrivait
en flottant dans l'air, s'accrochait aux canons du fusil et s'étendait
de toute sa longueur, signe certain d'un beau temps soutenu. Le
soleil jetait une lumière pâle et molh^ on eût dit un clair de lune.
Je trouvai des bécasses, mais je n'y faisais pas grande attention cette
fois; je savais que le bois de leskovo arrivait presque à l'habitation
de Kharlof, jusqu'à la haie de son jardin, et je me dirigeai de ce
côté sans savoir au juste de quelle façon j'y pourrais pénétrer, ni
même si je ferais bien de l'essayer, puisque ma mère était en déli-
catesse avec les nouveaux maîtres du domaine.
Tout à coup j'entendis des pas à quelque distance de moi. J'é-
coutai, quelqu'un se dirigeait de mon côté. — Tu aurais du pré-
venir, dit une voix féminine.
— Allons donc, répondit une voix d'homme; est-ce qu'on peut
tout faire à la fois?
Ces voix m'étaient connues. Une robe bleue apparut à travers les
noisetiers dpjà privés de leurs feuilles, un caftan de couleur sombre
se montra près d'elle ; puis Evlampia et Slolkine sortirent à. cinq
270 REVUE DES DEUX MONDES.
pas de moi sur la clairière où je me trouvais. Tous deux se trou-
blèrent à ma vue. Evlampia se retourna aussitôt, et disparut dans
les broussailles. Quant à Slotkine, il hésita un moment, puis s'ap-
procha de moi. Son visage n'offrait plus la moindre trace de cette
humilité obséquieuse avec laquelle, quatre mois avant, il frottait
dans ses mains la gourmette de mon cheval en le promenant dans
la cour de son beau-père; cependant je n'y vis pas non plus cet air
de défi insolent qui m'avait tant frappé la veille. — Avez-vous tué
beaucoup de bécasses? me demanda-t-il en soulevant sa casquette
et en passant sa main dans les boucles de ses cheveux noirs. Vous
chassez dans notre bois, mais soyez le bienvenu; nous ne nous y
opposons pas, au contraii'e.
— Je n'ai rien tué aujourd'hui, et je vais quitter votre bois sur-
le-champ.
Slotkine s'empressa de remettre sa casquette. — Que dites-vous?
s'écria-t-il en étendant les deux mains; nous ne vous chassons pas,
nous sommes même enchantés... Evlampia Martinovna vous dira
la même chose, Evlampia, venez ici. Où est-elle donc?
La tête d'Evlampia parut au-dessus des buissons; mais elle ne
s'approcha point. — Je dois même dire, reprit Slotkine, qu'il m'a
été très agréable de vous rencontrer. Madame votre mère a dai-
gné se fâcher hier contre moi, sans vouloir entendre aucune expli-
cation. Et moi, je vous le dis comme je le dirais devant Dieu, je
ne m'accuse d'aucune faute. Impossible d'en agir autrement avec
Martin Pétrovitch; il est tombé tout à fait en enfance. Nous ne pou-
vons pas pourtant satisfaire tous ses caprices, et quant à des res-
pects, il en a tant qu'il en veut. Demandez plutôt à Evlampia Mar-
tinovna.
Evlampia ne bougea point.
— Mais pourquoi, Yladimir Vassilitch, lui dis-je, avez-vous
vendu le cheval de M. Kharlof? — Je ne pouvais pas digérer que
cette pauvre bête fût tombée aux mains d'un paysan.
— Pourquoi nous l'avons vendu? Belle question! A quoi pou-
vait-il servir? A manger du foin sans profit. Un paysan saura tou-
jours le faire labourer. Quant à Martin Pétrovitch, s'il lui prend
l'envie de sortir, il n'a qu'à nous en faire la demande. Nous ne lui
refusons pas une voiture,... si ce n'est un jour de travail.
— \ladimir Vassilitch! dit Evlampia d'une voix sourde, comme
pour l'appeler, et sans quitter sa place. Elle tordait autour de ses
doigs des tiges de plantin et en faisait sauter les têtes en les frap-
pant l'une contre l'autre.
— Il y a encore le petit Cosaque Maxin:ika, continua Slotkine...
Martin Pétrovitch se plaint qu'on le lui a enlevé pour le mettre
en apprentissage. Daignez y réfléchir vous-même; qu'aurait-il
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 271
fait chez Martin Pétrovitcli? Le vagabond et rien de plus. Il ne
peut pas même servir comme il faut, parce qu'il est trop bête et
trop jeune. Maintenant il est apprenti chez un sellier. Eh bien !
qu'il devienne un bon ouvrier, il se rendra utile à lui-même, et il
nous paiera un bon obrok (1). Dans notre petit ménage, c'est quel-
que chose; il ne faut rien dédaigner dans un pauvre petit ménage
comme le nôtre.
Et voilà l'homme que Khar lof traitait de guenille! pensais-je en
moi-même. — Qui donc fait la lecture à Manin Pétrovitch?
— Que lire? Il avait un livre qui, grâce à Dieu, a disparu. Quelle
idée de lire à son âge !
— Et qui lui fait la barbe? demandai-je encore.
Slotkine se mit à rire d'un air affable, comme pour encourager
une bonne plaisanterie que j'avais faite. — Personne. Dans les pre-
miers temps, il se grillait la barbe avec une chandelle; à présent
il la laisse pousser;... c'est parfait.
— Vladimir Vassilitch! répéta Evlampia avec insistance, venez
donc ici.
Slotkine lui fit un petit signe de la main. — Martin Pétrovitch,
reprit-il, est chaussé, vêtu; il mange ce que nous mangeons, que
lui faut-il de plus? IN'a-t-il pas déclaré lui-même qu'il ne voulait
plus rien en ce monde que penser au salut de son âme? Eh bien!
qu'il y pense ; il devrait se souvenir que maintenant,... tournez la
chose comme il vous plaira,... tout est à nous. Il se plaint aussi
que nous ne lui payons pas sa pension; est-ce que nous avons tou-
jours de l'argent? Et qu'a-t-il besoin de cet argent, puisque rien
ne lui manque? Je vous assure que nous le traitons tout à fait en
bons parens. Voilà par exemple Jes chambres qu'il occupe. Nous en
avons le plus grand besoin; sans ces chambres, nous ne pouvons
vraiment pas nous retourner. JNous pensons même à lui procurer
des distractions. Ainsi, pour le jour de la Saint-Pierre, je lui ai
acheté à la ville d'excellens hameçons très chers, de vrais hameçons
anglais. Nous avons des tanches dans l'étang; il n'aurait qu'à s'as-
seoir sur le bord et pêcher à la ligne... Une heure, deux heures se
passent, et la fritm-e est prête. Quelle meilleure occupation pour un
vieillard?
— Vladimir Vassilitch ! s'écria pour la troisième fois Evlampia
d'une voix impérieuse, et elle jeta loin d'elle les tiges qu'elle tor-
dait dans ses doigts. Je m'en vais. — Ses yeux rencontrèrent les
miens. — Je ne reste pas ici, — et bientôt elle disparut dans le bois.
— On y va, on y va, dit Slotkine... Martin Pétrovitch lui-même
nous approuve, continua-t-il en se retournant vers moi. D'abord il se
(1) l-îedevaiice annuelle du serf qui n'est pas à la glèbe.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
sentait offensé; il murmurait même... jusqu'à ce qu'il se fût rendu
compte. C'était un homme, vous vous en souvenez bien, un homme
violent, chaud, bien chaud. Maintenant il est devenu tout à fait
tranquille. Madame votre mère s'est fâchée contre moi... Que vou-
lez-vous? c'est une grande dam.3; elle tient à son pouvoir, ni plus
ni moins que Martin Pétrovitch en son temps. Venez vous-même,
voyez, et à l'occasion dites un mot en notre faveur. Je n'oublie pas
les bienfaits de iNatalia Nicolavna; mais après tout il faut que nous
vivions aussi.
— Et Gitkof? demandai- je; comment l'a-t-on refusé?
Slotkine haussa les épaules. — Fedoulitch? cette tête de che-
val? Mai*^, de grâce, à quoi pouvait-il être bon? Il a été soldat toute
sa vie, et voilà tout à coup qu'il imagine de s'occuper des choses
du ménage. Il dit : — Je sais conduire les paysans, parce que je
sais souflleter. — Il ne sait rien du tout, car il faut savoir souffle-
ter à point. C'est Evlampia Martinovna elle-même qui l'a refusé.
Est-ce qu'un soldat sait quelque chose au monde? Tout notre mé-
nage avec lui fût allé au diable.
— A-ou ! fit retentir la voix sonore d'Evlampia.
— J'y vais, j'y vais, répondit Slotkine. J'ai l'honneur de vous
saluer, Dmitri Séménitch. Tirez des bécasses tant que vous vou-
drez; c'est un oiseau qui passe, qui n'appartient à personne; mais,
si un lièvre traverse votre chemin, épargnez-le : c'est notre gi-
bier. J'oubliais encore,... n'auriez-vous pas un petit de votre
chienne ?
— A-ou ! fit encore entendre Evlampia.
— A-ou ! a-ou ! répondit Slotkine, et il s'éloigna en courant.
Je me souviens que, resté seul, je me dis à moi-même : — Com-
ment Kharlof n'a-t-il pas exterminé Slotkine... à ne laisser qu'un
peu de boue sur la place?.. Et comment celui-ci ne craignait-il pas
un tel sort? Il faut, pensai-je, que Kharlof soit devenu bien tran-
quille en effet. — Mon désir s'en accrut de pénétrer dans leskovo et
d'apercevoir, ne fût-ce que du coin de l'œil, ce colosse que je ne
pouvais pas me figurer humble et dompté.
J'étais déjà parvenu à la lisière du bois, lorsque sous mes pieds
partit une bécasse qui prit son vol vers le fourré. Je la couchai en
joue, mon fusil rata; ne voulant pas perdre un si beau gibier, je
m'élançai à sa poursuite. J'avais à peine fait une centaine de pas,
que j'aperçus dans une clairière sous un large bouleau, non pas la
bécasse, mais le même Slotkine. Couché sur le dos, les deux bras
plies sous la tête, et regardant le ciel d'un air satisfait, il balançait
nonchalamment sa jambe gauche passée sur le genou droit. Il n'a-
vait pas remarqué mon approche. A quelques pas de lui, lentement
et les yeux baissés, se promenait Evlampia; elle semblait chercher
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 273
quelque chose dans l'herbe, comme des champignons ou des fleurs;
elle se penchait par momens, tendait la main, et fredonnait un re-
frain. Je reconnus les paroles suivantes d'une vieille légende russe :
Sors, lève-toi, monte au ciel, nuée d'orage,
Frappe, frappe mon beau-père,
Foudroie, foudroie ma belle-mère;
Quant à ma jeune femme, je la tuerai moi-même.
Evlampia chantait d'une voix de plus en plus claire et haute. Elle
appuya sur le dernier vers. Slotkine continuait à sourire d'un air
béat, tandis qu'elle, en marchant, semblait tracer des cercles au-
tour de lui.
— Voyez-vous ça? dit-il enfin. Que ne vient-il pas à l'esprit de
ces femmes?
— Eh ! quoi donc ?
Slotkine releva la tête. — Comment, quoi donc? Et quelles pa-
roles chantes-tu là?
— Tu sais, Volodia (1), qu'il n'est pas permis d'ôterun mot d'une
chanson... Evlampia m'aperçut; nous poussâmes tous deux un cri,
et chacun s'enfuit de son côté. Un instant plus tard, j'étais de nou-
veau sur la lisière du bois, et, après avoir franchi une étroite prai-
rie, je me trouvai devant le jardin de Kharlof.
Je n'avais ni le temps ni le loisir de réfléchir à cette scène
étrange. Je sais seulement que le mot de j^hiltre, dont le sens m'a-
vait étonné quelques jours avant, me revint à l'esprit. Je m'avançai
le long de la haie, et bientôt, à travers les saules argentés, j'aper-
çus la cour et les deux maisonnettes de Kharlof. Toute l'habitation
me sembla plus propre et mieux soignée; partout se voyaient les
traces d'une surveillance active et constante. Anna Martinovna parut
sur le perron, et, clignant au soleil ses yeux d'un bleu pâle, regarda
longtemps du côté du bois. — As-tu vu le maître? demanda- t-elle
à un paysan qui traversait la cour.
— Vladimir Vassilitch? répondit celui-ci en arrachant son bonnet
de sa tête, je crois bien qu'il est allé au bois.
— Je sais qu'il y est allé. Ne l' as-tu pas vu revenir?
— Non, je ne l'ai pas vu. — Le paysan continuait à se tenir im-
mobile et tête nue.
— Va-t'en, dit-elle, mais non; sais-tu où est Martin Pétrovitch?
— Martin Pétrovitch, répondit le paysan d'une voix traînante, et
soulevant tantôt le bras droit, tantôt le bras gauche, comme s'il
voulait montrer quelque chose, il est là- bas, sur le bord de l'é-
(1) Diminutif caressant de Vladimir.
TOME xcviii. — 1872. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
tang, assis, tenant nne ligne; il est entré dans les joncs, et il tient
une ligne à la main. Est-ce qu'il veut prendre du poisson dans ce
temps-ci? Dieu sait!
— C'est bien, va-t'en, reprit Anna, et relève d'abord cette roue
qui traîne à terre.
Le paysan s'empressa d'obéir, et elle, toujours sur le perron,
regardait du côté du bois; puis elle fit lentement un geste de me-
nace et rentra dans la maison. — Axutka! cria sa voix impérieuse.
— J'avais été frappé de son air courroucé et de la façon dont elle
serrait ses lèvres déjà si minces. Elle était vêtue négligemment,
et une tresse déroulée de ses cheveux lui tombait sur l'épaule.
Malgré le négligé de sa toilette, malgré sa mauvaise humeur, elle
me semblait toujours attrayante, et j'aurais volontiers baisé cette
main étroite et rageuse avec laquelle, par deux fois, elle avait re-
jeté la tresse indocile.
Kharlof serait-il vraiment devenu un pêcheur? me demandais-je
à moi-même en m'approchant de l'étang que je savais être au bout
du jardin. Je montai sur la digue, je regardai à droite et à gauche :
personne! Je me dirigeai sur un des bords; enfin, au fond d'une
petite baie, dans une forêt de joncs roussis et salis par l'automne,
j'aperçus une masse grisâtre. C'était bien Kharlof. Sans bonnet,
échevelé, dans une sorte de houppelande en toile déchirée à toutes
les coutures, les jambes repliées sous lui, il était assis, immobile,
sur la terre nue, tellement immobile qu'à mon approche un petit
cul-blanc partit de la vase desséchée, à deux pas de lui, et traversa
l'étang à petits coups d'ailes en sifflotant. \\ fallait donc bien que
rien n'eût bougé dans son voisinage. Toute la figure de Kharlof
était si étrange, qu'en l'apercevant mon chien s'arrêta court, serra
la queue entre les jambes et se mit à grogner. Kharlof, tournant à
peine la tête, jeta sur moi et sur mon chien des regards d'homme
sauvage. Sa barbe le changeait beaucoup ; elle était courte, mais
épaisse, crépue comme l'astrakan. Un des bouts du bois de sa ligne
reposait dans sa main droite, qu'il tenait ouverte, l'autre sur l'eau.
Mon cœur battit violemment; cependant je m'approchai de lui et le
saluai. 11 se mit à cligner lentement des yeux, comme quelqu'un qui
s'éveille à peine. — Vous êtes là... à pêcher du poisson, Martin Pe-
trovitch? lui demandai- je.
— Oui, du poisson, répondit-il d'une voix enrouée, et il donna
une saccade à sa ligne, à l'extrémité de lacjuelle pendait un bout
de ficelle sans hameçon.
— Mais votre ligne est cassée ! — Je m'aperçus en même temps
qu'il n'y avait auprès de lui ni cruche, ni vers d'amorce; d'ailleurs,
quelle pêche possible au mois de septembre?
— Cassée? répéta- t-il en se passant la main sur le visage; c'est
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 275
égal, — et il rejeta son bâton sur l'eau. — Est-ce le fils de Natalia
Nicolavna? clemanda-t-il quelques instans plus tard, pendant les-
quels je l'avais considéré avec stupeur. — Il me semblait toujours
un géant, quoiqu'il eût beaucoup maigri; mais quels haillons le
couvraient! et quelle ruine que tout son corps!
— Oui, répondis-je, je suis le fils de Natalia Nicolavna.
— Vivante?
— Ma mère se porte bien. Elle a été très affligée de votre refus;
elle ne s'y attendait pas.
Kharlof inclina le front. — As-tu été... là? dit-il en me désignant
de la tète sa maison. Tu n'y as pas été? Yas-y. Qu'as-tu à faire ici?
Ya. Inutile de causer avec moi; ça m'ennuie. — Il se tut quel-
ques instans. — Tu es toujours à vagabonder avec ton fusil. Quand
j'étais jeune, je courais aussi dans ce sentier-là; mais mon père...
oh! comme je le respectais!.. Pas comme ceux d'à présent... Mon
père me sangla de coups de fouet, et tout fut dit : plus de bêtises,
car je le respectais, moi ! — Kharlof se tut de nouveau. — Ne reste
pas ici, reprit-il. Ya-t'en à la maison. Tu verras... Ça marche à
merveille. Yolodka... — Sa voix s'étrangla. — Yolodka est un vrai
propre à tout... C'est un gaillard,... et c'est aussi une canaille. —
Je ne savais que dire. Kharlof parlait avec un grand calme. — Re-
garde aussi mes filles. Tu te les rappelles bien... J'en avais deux,,..
des ménagères achevées. Quant à moi, frère, je suis devenu vieux,
je suis en retraite... La tranquillité,... tu sais.
— Belle tranquillité! pensai-je en jetant un regard autour de
moi. — Martin Pétrovitch, m'écriai-je tout à coup, il faut absolu-
ment que vous veniez chez nous.
Kharlof me jeta un regard de côté. — Ya-t'en, frère, va, te
dis-je.
— Ne refusez pas ma mère, venez.
— Ya-t'en, va-t'en, répétait Kharlof. A quoi bon causer avec
moi?
— Si vous n'avez pas de voiture, ma mère vous en enverra une.
— Ya-t'en.
— Yoyons, Martin Pétrovitch, laissez-vous toucher. — Kharlof
pencha la tête ; il me sembla que ses joues terreuses se coloraient
lentement. — Yous viendrez chez nous, n'est-ce pas? A quoi bon
rester ici à vous tourmenter?
— Qu'entends-tu par me tourmenter?
— Je veux dire que vous avez tort d'être comme vous voilà.
Kharlof parut rêver. Enhardi par son silence, je résolus de le
pousser à bout. N'oubliez pas que j'avais à peine quinze ans. —
Martin Pétrovitch, m'écriai-je en m' asseyant à côté de lui, je sais
tout, tout absolument; je sais de quelle façon indigne on vous
276 REVUE DES DEUX MONDES.
traite. Quelle situation pour vous ! mais pourquoi perdre courage?
Kharlof ne dit mot. Il laissa glisser dans l'eau le bâton qu'il te-
nait. Et moi, quel homme d'esprit, quel philosophe profond je me
croyais en ce moment ! — Certainement, repris-je, vous avez agi
d'une façon imprudente en donnant tout à vos filles : c'était grand
et généreux;... la générosité, c'est si rare dans notre siècle!.. Mais,
si vos filles sont ingrates, votre rôle à vous est de répondre parie
mépris, oui, par le mépris, et non pas de vous abandonner à cette
humeur noire.
— Laisse-moi, murmura Kharlof en grinçant des dents, et ses
yeux toujours fixés sur l'étang s'enflammèrent de courroux. —
Va-t'en !
— Mais, Martin Pétrovitch...
— Va- t'en, dis-je, ou je te tue...
Je m'étais tout à fait rapproché de lui; à ces derniers mots, je
bondis de ma place. — Que dites-vous là? m'écriai-je.
— Je te tuerai, va-t'en. — La voix de Kharlof s'échappait de sa
poitrine comme un hurlement rauque; ses yeux furieux continuaient
de regarder devant lui. — Je te jetterai à l'eau avec tes conseils
imbéciles pour t'apprendre à venir déranger un vieillard, marmot
que tu es 1 — Il est devenu fou, pensai-je, et, le regardant, ma stu-
peur s'accrut. Kharlof pleurait! De petites larmes glissaient sur
ses joues l'une après l'autre, et pourtant son visage avait alors une
expression tout à fait féroce. — Va-t'en, ou, devant Dieu, je te
tuerai... pour servir d'exemple à d'autres. — Il fit un brusque
mouvement de côté, releva la lèvre en ricanant comme un sanglier;
je ramassai mon fusil, et me sauvai à toutes jambes. Mon chien me
suivit en aboyant d'un air effaré; il avait pris peur aussi.
De retour à la maison, je me gardai bien de raconter mon aven-
ture à ma mère; mais, le diable sait pourquoi, ayant rencontré Sou-
venir, je m'avisai de lui dire tout. Cet être insupportable fut telle-
ment enchanté de mon récit, qu'il en rit à se tordre. J'eus grande
envie de le battre.
— Oh ! disait-il, tout haletant de rire, que j'aurais voulu voir
cette grande carcasse de Kharlof assise dans la boue!
— Allez à l'étang, lui dis-je, si vous êtes si curieux.
— Ah bien oui! et s'il me tue au lieu de vous?
Je me repentis trop tard de mon bavardage déplacé.
Vers la mi-octobre, trois semaines environ après mon entrevue
avec Kharlof, j'étais debout à la fenêtre de ma chambre, au second
étage de notre maison, et je regardais tristement notre cour et le
chemin qui passait au-delà. Depuis cinq jours, le temps était de-
venu si mauvais qu'il ne fallait plus songer à la chasse. Tout être
vivant semblait s'être caché; les moineaux eux-mêmes restaient
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 277
abrités, et les corbeaux avaient disparu. Tantôt le vent gémissait
sourdement, tantôt il sifflait avec violence. Le ciel, voilé par des
nuages très bas, et sans aucune percée de lumière, passait d'un
blanc pâle à une couleur plombée plus sinistre encore; la pluie,
qui tombait sans cesse ni trêve, devenait à ce moment une véritable
averse, et s'étalait sur les vitres en grosses larmes. Les arbres s'a-
gitaient en désespérés; bien qu'il n'y eût plus une feuille cà leur
prendre, le vent s'obstinait à les tourmenter. On voyait partout de
grandes flaques d'eau parsemées de feuilles mortes, et de grosses
bulles d'air, naissant et éclatant sans cesse, glissaient en tremblo-
tant sur ces larges surfaces fouettées par la pluie. La boue des che-
mins était insondable; le froid pénétrait dans les chambres, sous les
vêtemens, jusqu'à la moelle des os. Le cœur se glaçait par je ne
sais quelle crainte de ne jamais revoir ni soleil, ni couleurs.
Je me tenais immobile et rêveur devant ma fenêtre, et je me rap-
pelle que tout à coup, bien que la pendule marquât midi, l'obscu-
rité devint profonde autour de moi. Ce fut alors qu'il me sembla voir,
traversant la cour, de la porte d'entrée au perron, quoi? un ours,
non pas à quatre pattes, mais comme on le représente quand il se
dresse pour danser. J'en croyais à peine mes yeux. Si ce que j'avais
vu n'était pas un ours, c'était un être énorme, noir et velu. Je cher-
chais encore à me rendre compte de cette apparition lorsqu'un
bruit épouvantable retentit dans l'étage inférieur. Des voix s'élevè-
rent, des bruits de pas... Je descendis l'escalier en courant, et me
précipitai dans la salle à manger. A la porte du salon, le visage
tourné vers moi, se tenait, debout et comme pétrifiée, ma mère;
derrière elle se voyaient quelques figures de femmes effrayées. Le
maître d'hôtel, deux laquais, le petit Cosaque, tous bouche béante,
se pressaient à la porte de l'antichambre. Au milieu de la salle à
manger, couvert de boue, déguenillé, tellement imprégné de pluie
que de petits ruisseaux coulaient sur le plancher, se tenait à ge-
noux, haletant, suffoqué, râlant, cet être monstrueux que je venais
de voir traverser notre cour. C'était Kharlof. Je m'approchai, et
j'aperçus, non pas son visage, mais sa tête, car il pressait de ses
deux mains ses cheveux souillés de boue. Il respirait bruyamment,
convulsivement; on eût dit que quelque chose bouillait dans sa poi-
trine. Tout ce que je pus distinguer dans cette masse immonde, ce
fut le blanc de ses petits yeux qu'il roulait avec effarement. Il était
effrayant. Je me souvins aussitôt du visiteur qui l'avait comparé à
un mastodonte. C'était bien l'aspect que devait avoir un monstre
antédiluvien à peine échappé des griffes d'un autre monstre encore
plus puissant qui l'aurait attaqué au milieu de la vase profonde
des marais primitifs. — Martin Pétrovitch! s'écria enfin ma mère
en frappant dans ses mains; est-ce bien toi? Dieu de miséricorde!
278 REVUE DES DEUX MONDES.
— Moi, moi! répondit une voix brisée qui semblait accentuer
chaque mot avec un effort douloureux. Oui, moi!
— Que t'est-il arrrivé? bon Dieu!
— INata... lia Nicolav... na... J'ai couru jusqu'ici de la maison...
à pied...
— Par un tel temps! mais tu ne ressembles pas à un être hu-
main. Lève-toi, prends un siège. Et vous, dit-elle aux femmes de
chambre, apportez vite des serviettes. N'y aurait-il pas quelque
habillement sec? demanda-t-elle au maître d'hôtel. — Celui-ci leva
les mains au ciel comme pour dire : — Où trouver un vêtement à
cette taille? — Du reste, on peut apporter un drap de lit ou bien
une couverture de cheval; nous en avons une toute neuve.
— Mais lève-toi donc, Martin Pétrovitch, assieds-toi, répétait ma
mère.
— On m'a chassé, 'madame, s'écria Kharlof avec un long gémis-
sement, en renversant la tête et étendant les bras devant lui; on m'a
chassé, Natalia Nicolavna, mes propres filles, de mon propre nid!
Bla mère fit un signe de croix, — Que dis-tu là? Quelle horreur!
Mais lève-toi enfin, Martin Pétrovitch; fais-moi cette grâce.
Deux femmes de chambre arrivèrent avec des serviettes, le maître
d'hôtel avec une grande couverture de laine. La tête pointue de Sou-
venir parut et disparut à la porte de l'antichambre.
— Allons, debout, dif ma mère d'un ton de commandement, et
mconte-moi par ordre tout ce qui est arrivé.
Kharlof se souleva lentement. Chancelant comme un homme ivre,
il s'approcha d'une chaise, et s'y laissa tomber. Alors les femmes
de chambre s'avancèrent avec leurs linges; il les éloigna d'un geste
de la main, et refusa également la couverture. Ma mère n'insista
point. Évidemment on ne pouvait sécher Kharlof; on se contenta
d'essuyer les traces qu'il avait laissées sur le parquet. — Madame...
jNatalia Nicolavna, dit-il enfin avec effort, je vais vous dire toute la
vérité. C'est moi qui suis le plus coupable... L'orgueil m'a perdu,
ni plus ni moins que le roi Nabuchodonosor. Je me disais : Le sei-
gneur Dieu m m'a pas privé d'esprit... Et puis, par là-dessus, la
peur de la mort... La tête m'a tourné... Je montrerai, me disais-je,
au monde entier, avant d'en finir avec la vie, ma force et mon pou-
voir. Je les gratifierai tous, et tous me devront reconnaissance jus-
qu'au tombeau. — Kharlof bondit sur sa chaise. — Chassé à coups
de pied comme un chien galeux, voilà leur reconnaissance! — Ses
yeux continuaient à errer; il éleva ses mains à la hauteur du men-
ton, et les frappait l'une contre l'autre par le bout des doigts. —
On m'a pris Maximka, on m'a pris ma voiture, mon cheval; on m'a
mis à la diète, on ne m'a pas payé la pension convenue; on m'a mi-
sérablement tout rogné autour de moi.,. Et je ne disais mot,... en-
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 279
core à cause de mon orgueil, pour que mes ennemis ne pussent
pas dire : Voyez-vous le vieil imbécile! il se repent maintenant.
Et vous-même, madame, vous m'en aviez averti; vous m'aviez dit :
Tu ne pourras plus mordre ton coude... Voilà pourquoi je ne souf-
flais mot. Aujourd'hui j'entre dans ma pauvre chambre; elle est
occupée. On a jeté mon lit dans un galetas. — Ta peux dormir là
tout aussi bien; on te tolère par grâce, et nous avons besoin de ta
chambre pour notre ménage. — Et qui me dit cela? Qui? Un Vo-
lodka Slotkitie, un vil roturier, un misé... Sa voix se brisa.
— Mais tes filles, qu'ont-elles dit? demanda ma mère.
— Je m'étais soumis, je me taisais, reprit Kharlof sans écouter
la question, et pourtant quelle amertume! quelle honte! Je rou-
gissais de regarder la lumière de Dieu. C'est pour cela que je n'ai
pas voulu venir chez vous, ma mère. J'ai tout essayé, et les caresses
et les menaces. Je leur ai fait des reproches,... et, pour tout dire,
je les ai salués... bien bas... comme cela (Kharlof montra comment
il les avait salués), et tout en vain ! Dans les premiers temps, je me
disais : Casse tout, brise tout, disperse tout, pour qu'il n'eu reste
pas mèuie la graine,... pour qu'on sache qui je suis, moi!.. Mais
plus tard, je me suis soumis. C'est une croix, me dls-je, qui m'est
envoyée. Et tout à coup, aujourd'hui,... comme un chien!.. Et qui?
Volodka!.. Quant à mes filles, dont vous daiguez vous informer,
est-ce qu'il leur reste encore quelque volonté? D^s esclaves de Vo-
lodka, voilà ce qu'elles sont...
Ma mère fit un geste d'étonnement. — Je comprends cela d'Anna,
dit-elle; Anna est sa femme; mais ta seconde fille...
— Eviampia? pire que l'autre,... toute, elle s'est donnée à Vo-
lodka; c'est pour cela qu'elle a refusé votre miUtaire. Volodka le
lui a ordonné. Anna!., sans doute elle devrait s'olTenser,... d'au-
tant plus qu'elle ne peut souffrir sa sœur. Pourtant elle se soumet;
il l'a ensorcelée, elle aussi, le maudit! Et puis, voyez -vo is, il est
agréable à Anna de penser : Étais-tu assez orgueilleuse, Eviampia?
Eh bien! qu'es-tu devenue?.. Oh! mon Dieu, je n'en puis plus.
Ma mère regarda de mon côté avec une certaine inquiétude. Je me
retirai un peu, craignant qu'on ne me renvoyât. — Je regrette fort,
Martin Pétrovitch, dit-elle, que mon ci-devant pupille t'ait causé
tant de chagrin. Moi aussi, je me suis trompée sur son compte.
Kharlof poussa un profond gémissement, et se frappa la poitrine de
ses poings fermés. — Madame, je ne puis supporter l'ing 'atitude de
mes filles; je ne le puis pas. Ne leur ai-je pas tout donné? et de quel
droit? Ma conscience ne me laissai, pas un mo.nent de trêve. Oh!
que n' ai-je pas pensé, là, sur le bord de l'étang, en ayant l'air de
pêcher du poisson? Si du moins, me disais-je, tu avais été utile à
quelqu'un; si tu avais fait l'aumône aux pauvres, si tu avais af-
280 REVUE DES DEUX MONDES.
franchi tes serfs, pour les récompenser de leur avoir mangé la vie!
Ne dois-tu pas répondre d'eux devant Dieu? Voilà le moment où
leurs larmes amassées viennent couler sur toi. Quel est leur sort
maintenant? Parlons vrai : déjà de mon temps profond était leur
fossé; aujourd'hui on n'en voit plus le fond. Tous ces péchés, j'en
ai chargé mon âme; ma conscience, je l'ai sacrifiée pour mes en-
fans,... et en retour un coup de pied comme à un chien!.. Lors-
qu'il m'a dit, votre Yolodka, reprit Kharlof avec une nouvelle force,
que je ne dois plus vivre dans ma chambre, moi qui avais placé de
mes propres mains chaque soliveau de ses murs,... lorsqu'il m'a dit
cela de sa bouche insolente,... Dieu seul sait ce qui se passa en moi!
Dans ma pauvre tête, des ténèbres; dans mon cœur, un coup de
couteau... Ou l'assommer, ou fuir la maison... C'est alors que je
suis accouru vers vous, ma bienfaitrice. Où pouvais-je aller poser
ma tête?.. Et la pluie, et la boue... Je suis peut-être tombé vingt
fois. Me voilà maintenant dans cet état horrible... Kharlof parcou-
rut du regard ses haillons souillés, et fit un mouvement pour quit-
ter sa chaise.
— Allons, reste en repos, Martin Pétrodtch, dit ma mère. Tu
m'as sali le plancher, eh bien! le beau malheur! Écoute : on va
te mener dans une chambre bien chaude, on te donnera un lit bien
propre; tu vas te déshabiller, te laver; couche-toi et dors.
— Je ne pourrai pas m'endormir, ma mère, répondit tristement
Kharlof. J'ai comme des marteaux qui me battent dans la tête.
Chassé comme un animal immonde !..
— Couche-toi et dors, interrompit ma mère. Ensuite on te don-
nera du thé, et nous causerons. Ne perds pas courage, mon vieil
ami; on t'a chassé de ta maison, tu trouveras toujours un asile
dans la mienne. Je n'ai pas oublié que tu m'as sauvé la vie.
— Ma bienfaitrice, s'écria Kharlof en se couvrant le visage des
deux mains, c'est à votre tour de me sauver...
Cet appel toucha ma mère presque jusqu'aux larmes. — Je ne
demande pas mieux que de venir à ton aide en tout ce que je puis,
Martin Pétrovitch; mais tu dois me promettre que tu m'obéiras dé-
sormais, et que tu repousseras bien loin toute mauvaise pensée.
Kharlof découvrit son visage. — S'il le faut, dit-il en s'inclinant,
je puis pardonner.
Ma mère fit de la tête un signe d'approbation. — Je suis ravie
de te voir dans une disposition d'esprit aussi vraiment chrétienne,
mais nous parlerons de cela plus tard. En attendant, fais-toi propre
et tâche de dormir. — Emmenez Martin Pétrovitch dans la chambre
verte, dit- elle au maître d'hôtel, dans celle du défunt seigneur. Que
ses habits soient nettoyés et séchés, et le linge nécessaire, deman-
dez-le à la femme de charge. Vous m'avez entendue?
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 281
— J'obéis, répondit le maître d'hôtel.
— Et, dès qu'il se réveillera, faites venir le tailleur, et qu'on lui
prenne mesure pour des habits neufs. Il faudra aussi lui raser la
barbe, mais tout cela plus tard.
— J'obéis, répéta le maître d'hôtel ; Martin Pétrovitch, daignez
me suivre.
Kharlof se leva, jeta un long regard à ma mère, et allait s'appro-
cher d'elle; mais il se retint, et se contenta de lui faire un salut en
pliant le corps jusqu'à la ceinture. Puis il fit trois grands signes de
croix devant les saintes images, et suivit le maître d'hôtel. Moi
aussi, je me glissai hors de la chambre derrière eux.
Le maître d'hôtel emmena Kharlof dans la chambre verte, et
s'empressa d'aller demander du linge à la femme de charge. Sou-
venir nous avait guettés dans le vestibule et s'était faufilé dans la
chambre; il se mit à cabrioler en grimaçant autour de Kharlof, qui,
immobile et les bras ballans, s'était arrêté entre deux fenêtres. L'eau
continuait à couler de ses vêtemens.
— Suédois! ô Chédois Karlus! criait Souvenir, qui se renversait
en arrière et se tenait les côtes, ô grand fondateur de l'illustre race
des Kharlof, regarde ton descendant! Qu'il est beau! il est digne
de toi... Ah! ah! ah! votre excellence, laissez-moi vous baiser la
main; mais pourquoi avez-vous mis des gants noirs?
Je voulus retenir ce bouffon, vaine tentative ! — Il m'a traité de
pique-assiette, reprit-il, il me disait : Tu n'as pas un toit qui t'ap-
partienne... Et à cette heure le voilà devenu un mangeur du pain
d'autrui tout comme moi. Martin Kharlof ou Souvenir le va-nu-
pieds, c'est tout un maintenant. 11 se nourrira aussi du pain d'au-
mône. On prendra une vieille croûte sale qu'un chien aura flairée
et n'aura pas voulu manger, et on lui dira : Tiens, régale- toi... Ah!
ah! ah! — Kharlof se tenait toujours la tête penchée et les bras
écartés. — Martin Kharlof, gentilhomme de vieille roche, de quelle
morgue ne s'était-il pas entouré? N'approche pas, criait- il, ou je te
brise!.. Et quand, à force d'avoir trop d'esprit, il s'est mis à par-
tager son bien, n'a-t-il pas gloussé : la reconnaissance, la recon-
naissance!.. Et moi, pourquoi m'a-t-il oublié? Qui sait? j'aurais
peut-être eu plus de cœur. N'avais-je pas raison de dire qu'on le
mettrait le dos nu dans la neige?
— Souvenir! m'écriai -je. — Le méchant bouffon ne m'écoutait
pas. Kharlof continuait à ne pas bouger. On eût dit qu'il s'aperce-
vait enfin combien il était souillé de pluie et de boue, et qu'il n'a-
vait d'autre pensée que de s'en débarrasser; mais le maître d'hôtel
ne revenait pas.
— Et ça s'appelle un guerrier! recommença Souvenir. Il a sauvé
sa patrie en 1812, il a montré sa vaillance... Voilà ce que c'est :
282 REVUE DES DEUX MONDES.
ôter les culottes à des maraudeurs à demi gelés, ça nous va; mais
qu'une fille nous dise un mot de travers en. frappant du pied, et le
cœur nous tombe aux talons.
— Souvenir! m'écriai-je encore une fois.
Kharîof lai jeta un regard de travers. Jusqu'alors il n'avait point
paru s'apercevoir de sa présence; ce fut mon exclamation qui l'en
avertit. — Prends garde, frère, dit-il d'une voix sourde; on saute,
on saute, et on finit par se casser le cou.
Souvenir partit d'un éclat de rire. — Oli ! vous m'avez fait peur,
frère très re-p retable! Si du moins vous aviez peigné vos jolis che-
veux, car s'ils viennent à sécher, ce qu'à Dieu ne plaise, on ne
pourra plus jamais les laver : il faudra les couper avec une faux...
Souvenir mit les poings sur les hanches. — Et vous voulez en-
core faire le bravache? En ver nu, un mendiant! Dites-moi platôt
où est maintenant ce toit dont vous étiez si fier? — J'ai un toit,
disiez-vous, un toit héréditaire, et toi, tu n'en as pas!
Souvenir était comme enragé à répéter ce mot. — Monsieur
Bitschkof, lui criai-je, que faites-vous? au nom du ciel ! — Mais lui
continuait à gambader comme un singe autour de Kharlof; et le
maître d'hôtel ne venait pas, ni la femme décharge. Je m'effrayai :
Kharlof, qui dans son entretien avec ma mère s'était calmé gra-
duellement et semblait même s'être réconcilié avec son sort, entrait
de nouveau en fureur. Il respirait plus vite, les veines de son cou
s'enflaient sous ses oreilles; il agitait les mains, et ses yeux recom-
mençaient à se mouvoir dans le masque sombre de son visage écla-
boussé. Je menaçai Souvenir d'avertir ma mère; mais on eût dit
qu'un démon s'était emparé de ce méchant baladin. — Oui, oui,
criait-il, respectable seigneur, voilà où nous en sommes à cette
heure. Mesdemoiselles vos filles et votre gendre Vladimir Yassilitch
se gaussent de vous sous votre toit héréditaire. Si du moins vous
les aviez maudites, selon votre promesse;... mais c'était encore au-
dessus de vos forces. Vous avez cru que vous pouviez lutter avec
Vladimir Vassilitch; vous vous permettiez même de l'appeler Vo-
lodka. Il est maintenant M. Slotkine gros comme le bras, un pro-
priétaire, un seigneur. Et toi, qu'es-tu?
Un épouvantable hurlement interrompit la harangue de Souvenir.
Kharlof éclatait. Ses poings se soulevèrent, son visage bleuit, l'é-
cume parut sur ses lèvres, tout son corps frémit de rage. — Un
toit, dis-tu? cria-t-il de sa voix de fer. Les maudire, dis- tu? Non,
je ne les maudirai pas,... ça leur est bien égal; mais le toit,... je
le détruirai de fond en comble; ils n'en auront pas plus que moi.
Ils sauront quel homme est Martin Kharlof; ils connaîtront ce qu'il
en coûte à me tourner en dérision. Ma force ne m'a pas encore
quitté... Oh! ils n'auront pas de toit... Non! non!
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 283
J'étais pétrifié de terreur. Ce n'était plus un homme que j'avais
devant moi, c'était une bête fauve qui se démenait éperdue de fu-
reur. Souvenir, mort de peur, s'était caché sous une table.
— Ils n'auront pas de toit, reprit une dernière fois Kharlof,...
et, renversant presque la femme de charge et le maître d'hôtel,
qui entraient avec le linge, il se précipita hors de la maison, roula
comme une boule à travers la cour, et disparut par la grande porte.
lY.
Ma mère aussi entra dans une terrible colère quand le maître
d'hôtel vint lui apprendre d'un air consterné le départ de Kharlof.
Il n'osa pas prendre sur lui de cacher le véritable motif de cet évé-
nement. — C'est donc toi? dit ma mère à Souvenir, qui était ac-
couru bêtement comme un lièvre pour lui baiser la main, c'est ta
méchante langue qui est cause de tout.
— Grâce, grâce,... balbutia Souvenir en jetant les bras derrière
le dos, selon son habitude servile.
— Je connais ton grâce l répliqua ma mère.
Et, sans vouloir plus rien entendre, elle le chassa du salon. Elle
fit venir Lizinski, lui donna l'ordre de partir sur-le-champ avec
une voiture pour leskovo, et de ramener Kharlof, coûte que coûte.
— Ne revenez pas sans lui, furent ses dernières paroles.
Le sombre Polonais s'inclina et sortit.
Je retournai dans ma chambre, je m'assis encore devant la fe-
nêti'e, et je restai plongé dans mes réflexions. Je ne pouvais pas
comprendre comment Kharlof, qui avait supporté presque sans mur-
mure les injures de ses proches, n'avait pu se maîtriser aux pi-
qûres de langue d'un être aussi infime que l'était Souvenir. Je ne
savais pas encore dans ce temps-là quelle amertume extrême peut
se cacher au fond d'une raillerie, même plate et sortant d'une
bouche méprisée. Le nom détesté de Slotkine, que Souvenir avait
prononcé, était tombé comme une étincelle sur la poudre.
Une heure s'était passée. Je vis notre voiture rentrer dans a
cour; mais l'intendant s'y trouvait seul. Lizinski sauta précipitam-
ment de la voiture et monta le perron en courant; il avait l'air ef-
faré, ce qui ne lui arrivait guère. Je descendis aussitôt, et entrai
derrière lui dans le salon. — Eh bien! vous le ramenez? demanda
ma mère.
— Non, répondit Lizinski. Je n'ai pas pu l'amener.
— Pourquoi? l'avez-vous vu?
— Oui.
— Que lui est-il donc arrivé? un coup de sang?
— Non, rien ne lui est arrivé. Il est en train de démolir sa maison.
284 REVUE DES DEUX MONDES.
— Comment?..
— Il se tient sur le toit de la maison neuve et la démolit. 11 a
déjà jeté par terre une trentaine de planches et une demi-douzaine
de soliveaux.
Ma mère ouvrit de grands yeux. — Seul,... sur le toit,... et il
détruit sa maison?
— Comme j'ai l'honneur de vous le dire. Il marche sur le plan-
cher du grenier, et brise tout à droite et à gauche. Sa force, comme
vous daignez le savoir, est surhumaine... Puis, il faut dire la vérité,
le toit n'est pas bien solide. Il est fait de voliges et de lattes, et
cloué à broquettes.
Ma mère me regarda. — Voliges,... dit-elle, et broquettes...
— Évidemment elle ne comprenait pas le sens de ces mots. — Mais
enfin qu'avez- vous fait?
— Je suis revenu ici pour chercher des instructions. Sans en-
voyer beaucoup de monde, on ne pourra rien faire là-bas; tous les
paysans se sont cachés de peur.
— Mais les filles de Martin Pétrovitch?..
— Elles aussi ne sont bonnes à rien. Elles courent de ci de là
tout éperdues; elles entonnent le chant de mort,... et voilà tout.
— Slotkine est-il là?
— Lui aussi, il hurle plus fort que tous les autres.
Il était évident que c'était un cas bien singulier. Que fallait-il
faire? Envoyer à la ville chercher Vispravnik? Piassembler les pay-
sans? Ma mère avait complètement perdu la tête. Gitkof, qui était
venu pour dîner, n'était pas moins ahuri : il est vrai qu'il parla de
requérir la troupe; mais, habitué à la discipline, il ne savait donner
aucun conseil, et se bornait à regarder ma mère avec dévoûment et
subordination. Lizinski, voyant qu'il n'avait pas d'instructions à
espérer, finit par dire à ma mère, avec le respect affecté qui lui
était familier, que, si on lui permettait d'emmener quelques pale-
freniers, jardiniers et autres gens de service, il pourrait bien faire
une tentative.
— Oh ! oui ! faites une tentative, mais vite, vite; je prends tout
sur mon compte.
Lizinski eut un froid sourire. — Je dois, madame, vous avertir
d'avance qu'on ne peut répondre du résultat. La force de M. Khar-
lof est bien grande... et son désespoir aussi.
— C'est cet affreux Souvenir! s'écria ma mère. Jamais je ne lui
pardonnerai; mais vite, vite, partez !
— Prenez beaucoup de cordes, monsieur l'intendant, et des cro-
chets à incendie, fit Gitkof d'une voix de basse, et même, si vous
aviez un filet, vous feriez bien de l'emporter. Il est arrivé une fois
dans notre régiment..,
LE ROI LEAR DE LA STEPPE, 285
— Je n'ai pas besoin de vos leçons, monsieur, interrompit l'in-
tendant avec dépit.
Gilkof répondit d'un air piqué qu'il s'attendait à être convoqué.
— Oh! non! s'écria ma mère, reste ici. Que M. l'intendant aille
seul. Partez, mon cher monsieur!
Je courus à l'écurie, je sellai moi-même mon petit cheval, et je
partis au galop pour leskovo.
La pluie avait cessé, mais le vent soufflait avec plus de violence
et frappait mon visage. A mi-chemin, ma selle faillit tourner. Je
descendis de cheval et serrai les courroies avec les dents. Quelqu'un
m'appela par mon nom; c'était Souvenir qui courait à travers
champs pour me rattraper. — Eh ! eh ! mon petit père, me cria-
t-il de loin, la curiosité vous talonne. Eh bien ! moi aussi. 11 ne fau-
drait pas mourir sans avoir vu une telle chose.
— Vous voulez vous repaître de vos œuvres ! m'écriai-je avec
indignation, — et, sautant sur mon cheval, je lui fis reprendre le
galop. Cependant l'insupportable Souvenir ne restait pas en arrière;
il ricanait et grimaçait même en courant.
Voici enfin leskovo, voilà la digue, la haie du jardin et les saules
qui entourent l'habitation. J'arrivai à la porte cochère, j'y attachai
mon cheval, et restai muet de stupeur. D'un bon tiers du toit de la
maison neuve, il ne restait plus qu'un squelette. Des deux côt?s de
la maison étaient entassées des planches brisées. Sur le plancher
du grenier, soulevant de la poussière et des débris, s'agitait avec
une rapidité gauche et sinistre une masse noirâtre; tantôt cet être
secouait le seul tuyau de cheminée qui restait, car l'autre s'était
déjà écroulé; tantôt il arrachait une planche du toit et la lançait
par terre; tantôt il saisissait les poutres à deux mains pour les
ébranler. C'était Kharlof. Cette fois encore, il me fit l'effet d'un
ours : la tête, le dos, les épaules, les jambes écartées posant sur le
talon, tout en lui était d'un ours. Le vent violent qui s'était élevé
faisait tourbillonner ses haillons et ses cheveux. C'était horrible à
voir, son corps nu et rouge, qui se montrait par place à travers les
déchirures; c'était horrible à entendre, son grognement rauque et
sauvage. Une foule remplissait la cour; des paysannes, des gens de
service, des enfans se pressaient le long des haies. Une vingtaine
de paysans s'étaient rassemblés en groupe à quelque distance. Le
vieux prêtre, que je connaissais déjà, se tenait sans chapeau sur le
perron de l'autre maisonnette ; de temps en temps, il soulevait des
deux mains un vieux crucifix de cuivre et semblait le montrer à
Kharlof en silence et sans espoir. Près de lui, le dos appuyé contre
le mur et les bras croisés sur la poitrine, Evlampia regardait son
père avec une sombre attention. Pour Anna, tantôt elle passait la
tête hors de la fenêtre, tantôt elle bondissait dans la cour, puis
286 REVUE DES DEUX MONDES.
rentrait dans la maison. Pâle, blême, vêtu d'une vieille robe de
chambre avec une calotte sur la tête et tenant à la main son fusil à
un coup, Slotkine piétinait sur place. Il était haletant, il menaçait,
il grelottait, il couchait Kharlof en joue, et rejetait son fusil sur
son épaule, puis le visait de nouveau, criait, pleurait; il avait bien
l'air d'un juif, comme disait ma mère. Dès qu'il nous aperçut, Sou-
venir et moi, il courut à notre rencontre.
— Voyez, voyez ce qui nous arrive, dit-il d'une voix larmoyante;
il est devenu fou, entièrement fou. Regardez ce qu'il fait. J'ai déjà
envoyé chercher la police; mais personne ne vient, personne ne
vient. Si je lui tire un coup de fusil, je ne serai pas responsable de-
vant la loi , car enfin chacun a le droit de défendie sa propriété. Je
vais tirer... devant Dieu, je vais tirer... — 11 s'élança vers la maison.
— Martin Pétrovitch, si vous ne descendez pas, je tire.
— Tire, répondit sur le toit une voix terrible; tire! En attendant,
voici un cadeau que je te fais. — Une longue planche vola dans
l'air, tournoya deux fois, et vint tomber lourdement aux pieds
mêmes de Sloïkine. Celui-ci fit un saut en arrière; Kharlof partit
d'un éclat de rire.
— Seigneur Jésus! — murmura quelqu'un derrière moi. Je me
retournai, c'était Souvenir. — Ah ! ah ! me dis-je, tu cesses enfin de
ricaner.
Slotkine empoigna un paysan par le collet de sa casaque. —
Grimpe donc, huilait-il en le secouant de toutes ses forces; grimpez
tous, sauvez mon bien.
Le paysan avança de deux pas, renversa la tête, agita ses mains :
— Eh! là haut, monsieur!.. Puis il fit volte-face et disparut.
— Une échelle! apportez une échelle! cria Slotkine aux autres
paysans.
— Où la prendre? répondit-on du groupe. — Et quand même il
y aurait une échelle, dit une voix lente, qui diable s'aviserait de
grimper? Pas si bête! Que quelqu'un s'y frotte, il lui tordra le cou
comme à un poulet. — Il était clair pour moi que, si même le danger
eût été moindre, les paysans n'auraient pas obéi à leur nouveau maî-
tre; ils approuvaient presque Kharlof, et l'admiraient certainement.
— Brigands, scélérats ! vociféra Slotkine. — A ce moment, la der-
nière cheminée s'écroula avec fracas, et à travers un nuage de pous-
sière jaune on vit Kharlof, poussant un cri de triomphe et levant ses
mains ensanglantées, se tourner de notre côté. Sloïkine le mit en
joue; mais Evlampia lui poussa le coude. Il se retourna. — N'em-
pêche pas! cria-t-il avec fureur.
— Et toi, dit-elle, n'ose pas. — Ses yeux d'un bleu sombre s'al-
lumèrent sous ses sourcils rapprochés. — Le père, dit-elle, détruit
sa maison ; elle est à lui.
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. ' 287
— Tu mens, elle est à nous.
— C'est toi qui le dis, et moi , sa fille, je dis qu'elle est à lui. —
Slotkine étoulTait de colère; Evlampia le regardait fixement sans
sourciller.
— Ah ! bonjour, bonjour, ma fille chérie, cria d'en haut Kharlof ;
bonjour, Evlampia Maitinovna. Comment vis-tu avec ton bon ami?..
— Père! dit Evlampia d'une voix sonore.
— Quoi, fille? reprit Kharlof en s' avançant jusqu'au bord du
mur. — Je crus apercevoir sur son visage un étrange sourire, serein,
presque jovial, et par cela même d'autant plus sinistre. Bien des
années après, j'ai vu un sourire pareil sur le visage d'un condamné
à mort.
— Finis, père ; descends, viens à moi. Nous sommes coupables,
nous te rendrons tout; crois ta fille, descends.
— De quel droit prends-tu des décisions? interrompit Slotkine.
— Evlampia ne daigna pas lui répondre.
— Je te restituerai ma part, continua-t-elle; je te rendrai tout.
Finis, descends, père; pardonne-nous, : ardonne-moi !
Kharlof continuait de sourire. — Trop tard, ma colombe, — dit-il,
et chacune de ses paroles sonnait comme de l'airain. — Trop tard
s'est émue ton âme de pierre. Ça roule au bas de la montagne, ça ne
peut plus s'arrêter. Ne me regarde pas; je suis un homme perdu.
Regarde plutôt ton Volodka. Vois un- peu quel joli garçon il fait.
Regarde aussi ta vipère de sœur. Voilà qu'elle passe son museau
par la fenêtre; elle fait ks, ks, à son charmant mari. Non, mes pe-
tits messieurs; vous avez voulu me priver de mon toit; eh bien! je
ne vous laisseiai pas solive sur solive. Je les avais toutes façonnées
et placées de mes mains; je les détruirai toutes de mes seules mains.
Vous voyez, je n'ai pas même pris de hache. — 11 cracha dans la
paume de ses deux mains, et saisit de nouveau une poutre.
— Finis, père, reprit Evlampia; — sa voix était devenue étran-
gement caressante. — Ne te souviens pas du passé. Crois-moi, tu
m'as toujours crue. Descends, viens dans ma petite chambre; viens
sur mon lit; je te sécherai, je te réchaufferai; je panserai tes plaies.
Vois comme tu as déchiré tes pauvres mains. Tu vivras chez moi
comme dans le giron du Christ. Tu mangeras des chatteries bien
douces, et tu dormiras encore plus doucement. Oui, oui, nous avons
été coupables. Allons, pardonne.
Kharlof hocha la tête. — Bavardage ! je vais vous croire, n'est-ce
pas? Vous avez tué en moi la croyance, vous avez tout tué. J'étais
un aigle, je me suis fait pour vous vermisseau,... et vous avez mis
le talon sur le vermisseau. Je t'aimais, tu le sais, et combien! Main-
tenant tu n'es plus ma fille, et je ne suis plus ton père. Je suis un
homme perdu. Et toi, tire donc, lâche, s'écria-t-il tout à coup en
288 REVUE DES DEUX MONDES.
s'adressant à Slotkine. Pourquoi ne fais-tu que me viser? Tu te
rappelles sans doute la loi : « si le donataire attente à la vie du
donateur, celui-ci a le droit de reprendre ce qu'il a donné. » Ah,
ah!., n'aie pas peur, grand légiste, je ne demanderai rien; je ré-
glerai tout moi-même... Allons, tire donc!
— Père ! cria Evlampia d'une voix suppliante.
— Tais-toi.
— Martin Pétrovitch, mon petit frère, pardonnez, soyez géné-
reux, balbutia Souvenir.
— Père, père chéri...
— Tais-toi, chienne! — Et, pour répondre à Souvenir, il fit un
geste de mépris.
En ce moment, Lizinski avec sa suite montée sur trois tcUgas
apparut devant la porte de l'enclos. Les chevaux fatigués souillaient
avec force, et les hommes se hâtèrent de sauter l'un après l'autre
dans la boue. — Oh, oh, cria Kharlof à tue-tête, une armée, toute
une armée contre moi! C'est bien. Seulement je préviens que qui-
conque viendra me rendre visite sur mon toit, je le renverrai la tête
en bas. Je suis un maître de maison pointilleux, et je n'aime pas les
visiteurs qui viennent me déranger. — Il s'accrocha des deux mains
à la paire de solives qui forment sur le devant du toit ce qu'on
nomme les jambes du fronlon, et se mit à les secouer de toute sa
force. Penché sur le bord du plancher, il leur imprimait des sac-
cades en mesure, chantonnant comme le font les bourlaki qui s'at-
tellent aux bateaux sur les fleuves : — Encore un coup, encore
un... ouh!
Slotkine courut à Lizinski pour reprendre ses doléances ; l'autre
le repoussa brusquement , il se préparait à exécuter le plan qu'il
avait imaginé. Lui-même se plaça devant la maison, et, pour faire
diversion, entama une causerie avec Kharlof, lui représentant que
ce qu'il faisait là n'était pas digne d'un gentilhomme, — (Encore
un coup, encore un... ouh! chantait Kharlof) — que Natalia Ni-
colavna était très mécontente de sa façon d'agir, que ce n'était pas
là ce qu'elle attendait de lui... — Encore un coup... ouh! chan-
tait l'autre sur son toit. Cependant Lizinski avait détaché quatre
palefreniers des plus forts et des plus hardis de l'autre côté de la
maison pour qu'ils montassent sur le toit. Leur intention n'échappa
point à la vigilance de Kharlof. Il abandonna le fronton, et courut
précipitamment à l'autre bout du grenier. Son aspect était si ter-
rible que deux des palefreniers qui s'étaient hissés jusqu'en haut
redescendirent immédiatement par la gouttière, à la grande joie et
aux éclats de rire des gamins rassemblés dans la cour. Kharlof agita
le poing derrière les fuyards, et, revenant aussitôt à son fronton, il
se remit à l'ébranler de nouveau en s' accompagnant de sa chanson
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 289
des boiirlaki. Tout à coup il s'arrêta. — Maximouchka, ami de mon
cœur, s'écria-t-il, est-ce bien toi que je vois?
Je me retournai. Le petit Cosaque Maximka se détachait en effet
d'un groupe de paysans, et s'avançait en riant d'une oreille à l'autre.
Son patron le sellier lui avait donné sans doute un jour de congé.
— Viens ici, Maximouchka, mon fidèle serviteur! Yiens, nous nous
défendrons ensemble contre les méchans Tatars, contre les bandits
polonais. — Maximka, tout en continuant de rire, se mit en devoir
de grimper; mais on le saisit, on le traîna en arrière, Dieu sait pour-
quoi, si ce n'était pour donner un exemple aux autres, car il ne
pouvait pas être d'un grand secours h Kharlof. — Ah! c'est comme
ça, cria celui-ci, qui attaqua de nouveau les solives.
— Vikenti Ossipitch, dit Slotkine à Lizinski, permettez que je lui
tire un coup pour l'effrayer seulement, car mon fusil n'est chargé
qu'à plomb cle bécassines... Lizinski n'eut pas le temps de lui ré-
pondre; les jambes du fronton, furieusement secouées par les
poignets d'airain de Kharlof, craquèrent, penchèrent sur la cour,
et s'écroulèrent avec fracas; entraîné par elles, Kharlof aussi fut
précipité. I! frappa le sol de tout son poids. Les assistans pous-
sèrent un cri. Kharlof restait étendu sur la poitrine ; la longue
poutre qui forme l'arête du toit avait suivi le fronton dans sa chute,
et était tombée sur les épaules du malheureux.
On accourut, on enleva la poutre; on retourna Kharlof sur le
dos. Son visage était inanimé; du sang suintait au coin des lèvres;
il ne respirait plus. — C'est fini, — murmuraient les paysans qui
s'étaient approchés. On courut chercher de l'eau dans un puits;
on lui en jeta un seau tout entier sur la tête. La boue et la pous-
sière furent enlevées du visage ; mais aucune fibre n'y tressaillit.
Un banc fut apporté et placé près de la maison; à grand'peine, on
l'y mit sur son séant, la tête appuyée contre la muraille. — Le pe-
tit Cosaque ^laximka s'avança, plia un genou, écarta l'autre jambe,
et, dans cette pose théâtrale, souleva des deux mains le bras
gauche de son ancien maître. Pâle comme la mort, Evlampia vint
se placer devant son père et fixa sur lui ses yeux démesurément ou-
verts et immobiles. Ni Anna, ni Slotkine n'osèrent s'approcher.
Tous se taisaient, dans une attente morne. On entendit enfin une sorte
de bouillonnement convulsif dans la gorge de Kharlof, comme d'un
homme qui avale de travers un breuvage; puis il fit un faible mou-
vement du bras droit, ouvrit un seul œil, celui du côté droit, et, ayant
promené autour de lui un regard hébété, comme s'il eût été en proie
à je ne sais quelle terrible ivresse, il bégaya : — Fra... cassé... —
Puis après une pause : — Le voilà! le poulain noir... — Un flot de
sang épais jaillit de sa bouche; tout son corps frémit. — C'est la
TOME xcviii. ■— 1872. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
fm, — pensai-je; mais Kharlof ouvrit de nouveau l'œil droit (la pau-
pière gauche restait immobile comme celle d'un mort), en dirigea
le regard sur Evlampia, et d'une voix presque éteinte : — C'est
toi, fille, dit-il,... je te... — Lizinski, d'un geste, appela le prêtre,
qui se tenait encore sur le perron. Le vieillard se hâta; mais ses ge-
noux chancelans s'empêtraient dans son long surplis. Tout à coup
une hideuse convulsion souleva les jambes de Kharlof, puis le
tronc, puis gagna son visage. Celui d'Evlampia se déforma de la
même façon, comme si elle eût imité son père dans son agonie.
Maximka fit le signe de la croix. J'eus peur, et, courant près de la
porte d'entrée, je me pressai la poitrine contre un des poteaux. A
ce moment, un murmure sourd et bas courut de bouche en bouche.
Je compris que Kharlof avait cessé de vivre. La grosse poutre lui
avait brisé l'épine dorsale.
— Que voulait-il lui dire en mourant, me demandai-je à moi-
même en retournant à la maison sur mon poney ; je te maudis ou
je te pardonne? — Bien que la pluie eût recommencé, j'allais au
pas, voulant rester plus longtemps seul avec mes réflexions. Souve-
nir était parti sur l'une des télégas qu'avait amenées Lizinski. Si
jeune et si léger que je fusse en ce temps-là, je ne pouvais m'em-
pêcher d'être frappé par le changement subit et profond que pro-
duit dans tous les cœurs l'apparition inattendue ou même atten-
due de la mort, sa solennité, et ce que j'appellerais sa sincérité.
J'avais été fort ému, et pourtant mon regard enfantin avait pu
noter bien des choses : comment Slotkine rapidement et furtive-
ment avait jeté loin de lui son fasil ainsi qu'une chose volée; com-
ment sa femme et lui étaient devenus soudain l'objet d'une répro-
bation silencieuse et générale, et comment le vide s'était fait autour
d'eux. Cette réprobation ne s'étendait point sur Evlampia, bien que
sa faute n'eût pas été moindre que celle de sa sœur; elle avait même
excité une certaine pitié, lorsqu'elle tomba comme une masse inerte
aux pieds de son père inanimé. Cependant tout le monde sentait
qu'elle aussi était coupable. — Injustice envers le vieillard! dit un
paysan à tête grise, appuyé, comme un juge antique, des deux mains
et de la barbe sur un long bâton. Le péché est sur votre âme... In-
justice! — Ce mot fut à l'instant accepté par tous comme un ar-
rêt sans appel. La conscience du peuple avait parlé. Je le compris
aussitôt, et je gardai à la main ma casquette, que j'avais ôtée au
moment de la mort. Je remarquai aussi que, dans les premiers mo-
mens, Slotkine n'osait pas donner des ordres. Sans faire attention
à lui, on souleva le corps et on le porta à la maison. Sans lui dire
un seul mot, le prêtre alla chercher à l'église les objets nécessaires,
et le starosla fit partir une tcléga pour la ville, afin d'avertir l'auto-
rité. Pour Anna, quand elle dit de chauffer un smnovar pour laver
LE ROI LEAR DE LA STEPPE., 291
le corps du défunt , ce ne fut pas avec son ton habituel de com-
mandement, mais avec un ton de prière , et on lui répondit avec
rudesse.
Moi, je me demandais toujours : — Qu'a-t-il voulu dire à sa fille?
Voulait-il lui pardonner ou la maudire encore? — Je décidai en moi-
même qu'il lui avait pardonné, et je me sentis soulagé comme si
j'avais deviné juste. Trois jours plus tard eurent lieu les funérailles
de Kharlof aux frais de ma mère, qui, très affligée de sa mort, avait
donné l'ordre de ne rien épargner. Elle-même n'alla point à l'é-
glise, ne voulant pas, disait-elle, revoir les trois coupables; elle
m'y envoya avec Lizinski et Gitkof, que depuis ce jour elle ne traita
plus que de femmelette. Il fut défendu formellement à Souvenir de
reparaître à ses yeux , et longtemps après elle lui tint encore ri-
gueur, l'appelant l'assassin de son ami. Cette disgrâce lui fut très
sensible; il ne cessait de se promener, sur la pointe des pieds, dans
la chambre voisine de celle de ma mère. Il était en proie à je ne
sais quelle ignoble mélancolie; il frissonnait à tout moment et mur-
murait : grâce ! grâce !
Pendant la cérémonie à l'église, Slotkine me sembla rentré dans
son assiette ordinaire; il s'agitait comme d'habitude, et prêtait une
attention avide à ce qu'on ne dépensât rien de trop, bien que ce ne
fût pas pris dans sa poche. Maximka, paré d'une casaque toute
neuve, présent de ma mère, s'était faufilé parmi les chantres, et
poussait des notes de ténor tellement aiguës que personne ne pou-
vait douter de la sincérité de son attachement envers le défunt. Les
deux sœurs étaient là, vêtues d'habits de deuil, et paraissaient plus
troublées qu'affligées , surtout Evlampia. Anna avait pris un air
humble et contrit; cependant elle ne faisait nul effort pour pleurer,
et se bornait à passer continuellement sur ses cheveux sa main
longue et sèche. De temps en temps, Evlampia se laissait tomber
dans une sombre rêverie. Cette réprobation générale et sans appel
que j'avais déjà remarquée le jour de la mort, je la retrouvais sur
tous les visages, dans les mouvemens et les regards des assistans;
seulement cette réprobation était devenue, non pas moins forte,
mais plus froide et comme indifférente. On eût dit que tous ces
gens savaient que le grand péché dont la famille de Kharlof s'était
rendue coupable envers lui était maintenant porté devant le seul
vrai juge, et qu'eux n'avaient plus besoin ni de s'inquiéter ni de
s'indigner. Tous priaient avec ferveur pour l'âme du défunt, de ce
défunt qu'ils avaient peu aimé durant sa vie, que même ils avaient
craint, tant la mort avait fait une entrée brusque et imprévue ! —
Si encore il eût aimé à boke, disait sur le perron de l'église un
paysan à un autre.
— Eh ! il arrive aussi qu'on s'enivre sans boire.
292 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, il y a eu injustice, reprit le premier, répétant ce mot
décisif.
— Injustice ! murmurèrent tous autour de lui.
— Pourtant il a été dur pour vous, fis-je observer à un autre
paysan, dans lequel je reconnus un des serfs de Kharlof.
— C'était son affaire de seigneur, répondit le paysan; ça ne
change rien à l'injustice qu'on lui a faite.
Devant la fosse ouverte, Evlampia trahissait la même absence
d'esprit; elle semblait obsédée de la même rêverie morne. Je re-
marquai qu'elle traitait Slotkine, qui plusieurs fois tenta de lui
adresser la parole, comme elle avait traité Gitkof, et plus mal en-
core.
Quelques jours après, le bruit se répandit qu'Evlampia Martinovna
avait quitté pour toujours la maison paternelle, et sans dire où elle
allait. Elle avait abandonné à sa sœur toute la part de fortune qui
lui revenait, se bornant à emporter quelques centaines de roubles.
— La bonne Anna, elle a racheté son mari, s'écria ma mère en ap-
prenant cette nouvelle.
Puis, s'adressant à Gitkof, qui avait remplacé Souvenir pour lui
faire la partie de piquet : — Il n'y a que toi qui as les mains malha-
biles, des mains qui ne savent ni prendre ni garder.
Gitkof poussa un soupir en regardant ses larges mains étalées
sur la table. Peu de temps après, ma mère et moi, nous allâmes nous
établir à Moscou, et bien des années s'écoulèrent avant que j'eusse
l'occasion de revoir les filles de Rharlof.
V.
Ce fut de la façon la plus naturelle que je rencontrai d'abord Anna
Martinovna. Comme je visitais, après la mort de ma mère, notre
village, où je n'avais pas mis Is pied depuis plus de quinze ans, je
fus invité par le juge de paix à me rendre en consultation, avec
d'autres propriétaires du voisinage, chez la veuve Anna Slot-
kine. C'était à l'époque où s'accomplissait, avec une lenteur qu'on
n'a pas encore oubliée, le partage des teîres seigneuriales com-
munes. La nouvelle de la mort du petit juif aux yeux de pruneaux
ne me causa, je l'avoue, aucun chagrin, et je n'étais pas fâché de
revoir sa veuve. Elle jouissait, dans tout notre district, de la répu-
tation d'une admirable ménagère. En effet, son domaine, ses fermes,
sa maison (je regardai involontairement le toit, il était en feuilles
de fer), tout se montrait dans l'ordre le plus parfait. Tout était
rangé, balayé, peint à neuf. On eût dit qu'une Allemande habitait là.
Anna elle-même avait certainement vieilli; mais ce charme qui lui
était particulier, ce charme sec et méchant, qui m'avait tant ému
LE ROI LEAR DE LA. STEPPE. 293
jadis, ne l'avait pas tout à fait abandonnée. Sa toilette était rus-
tique, mais de bon goût. Elle nous reçut avec courtoisie. Lorsqu'elle
m'aperçut, moi le témoin de l'horrible événement, elle n'eut pas
l'air de sourciller. Elle ne fit aucune allusion ni à ma mère, ni à
son père, ni à sa sœur, ni à son mari, tout comme si, d'après notre
proverbe, elle eût eu la bouche pleine d'eau. Elle avait deux filles,
toutes deux très jolies, sveltes, à figure aimable, avec une ex-
pression gaie et caressante dans leurs yeux noirs. Elle avait aussi
un fils, qui ressemblait un peu trop au père, mais qui était pourtant
un charmant garçon. Pendant la discussion entre les propriétaires,
le maintien d'Anna resta très calme, plein de dignité. Sans montrer
ni trop d'obstination ni trop d'avidité, personne ne comprenait
mieux ses intérêts, ne savait exposer et défendre ses droits d'une
façon plus convaincante. Toutes les lois qui avaient trait à l'affaire,
et jusqu'aux circulaires ministérielles, lui étaient parfaitement con-
nues. Elle parlait peu et d'une voix douce; mais chaque mot touchait
le but. Le résultat final de cette conférence fut que nous consen-
tîmes à toutes ses exigences, et que nous fîmes des concessions
dont nous restâmes ébahis nous-mêmes. Au retour, deux gentils-
hommes se traitèrent eux-mêmes et publiquement d'imbéciles. Tous
grognaient et hochaient la tète d'un air mécontent. — A-t-elle de
l'esprit, cette femme! s'écriait l'un d'eux.
— C'est une fière coquine ! ajouta un autre, moins délicat dans
ses expressions. Comme on dit, elle vous fait le lit très doux, mais
il est dur d'y dormir.
— Et quelle avare! dit un troisième. Une cuillerée de caviar et
un petit verre d'eau-de-vie par tête! Voilà-t-il pas...
— Que pouvez-vous attendre de cette femme? s'écria un gentil-
homme resté jusque-là silencieux. Qui donc ignore qu'elle a em-
poisonné son mari ?
A ma grande surprise, personne ne protesta contre cette horrible
accusation. Je fus encore plus étonné en voyant que tous, quoi qu'ils
en eussent, témoignaient pour Anna le plus grand respect. Le juge
de paix s'éleva jusqu'au lyrisme. — C'est Sémiramis, s'écria-t-il,
ou la grande Catherine. Pour l'obéissance des paysans, un modèle;
pour l'éducation des enfans, un modèle. Quelle tête! quelle cer-
velle!
Sémiramis et Catherine à part, nul doute que la veuve Slotkine
ne menât une vie très heureuse. Sa famille, son entourage, elle-
même, tout respirait le contentement du dedans et du dehors, l'a-
gréable sérénité de la santé physique et morale. Jusqu'à quel point
méritait-elle un semblable bonheur? C'est une autre question. Du
reste, ces sortes de questions ne se posent guère que lorsqu'on est
jeune. Tout dans le monde, le bon comme le mauvais, est donné à
29/l REVUE DES DEUX MONDES.
l'homme moins en vertu de ses mérites qu'en conséquence d'im-
muables lois, ignorées encore, mais logiques.
J'avais pris des informations sur Evlampia auprès du juge de
paix. Depuis sa disparition, on était resté sans nouvelles à son su-
jet; on la croyait morte. Pourtant je suis convaincu que je l'ai ren-
contrée; voici dans quelles circonstances. Environ quatre ans après
ma dernière entrevue avec Anna au sujet des terres communes, je
m'étais établi pour tout l'été à Mourino, petit village des environs
de Saint-Pétersbourg, bien connu comme lieu de villégiature d'un
ordre inférieur. A cette époque, la chasse autour de Mourino était
assez bonne, et presque chaque jour je sortais avec mon fusil. J'a-
vais pour compagnon un bourgeois de la capitale nommé Yikoulof,
bon garçon, pas sot du tout, mais qui avait mené, comme il disait
lui-même, une « conduite perdue. » Où cet homme n'avait-il pas
été, et que n'avait-il pas été? Pâen ne pouvait le surprendre; cepen-
dant il n'aimait que deux choses, la chasse et l'eau-de-vie. Voilà
qu'un jour, revenant à Mourino, nous eûmes à passer devant une
maison isolée située près d'un carrefour et entourée d'une palissade
haute et serrée. Ce n'était pas la première fois que je voyais cette
maison; elle avait je ne sais quoi de mystérieux, de verrouillé, de
muet, qui faisait penser à une prison ou un hôpital. De la route,
on ne pouvait distinguer que le toit à angle aigu, peint d'une cou-
leur sombre. Dans toute la palissade existait une seule porte, et
cette porte elle-même semblait barricadée. Jamais aucun bruit ne
s'y faisait entendre; et pourtant la maison n'était pas abandonnée;
on reconnaissait qu'elle était habitée par quelqu'un. Au reste, elle
aurait pu soutenir un siège, tant elle était solidement bâtie et puis-
samment protégée. — Qu'est-ce que cette forteresse? demandai-je
une fois à mon camaracie de chasse.
Yikoulof cligna de l'œil d'un air malin. — Hein ! quel étrange bâ-
timent? Il rapporte gros à Visjjravnik du district.
— Comment cela?
— Avez-vous jamais entendu parler des raskolnik (vieux croyans),
de ceux nommés kldîsti, qui vivent sans prêtres?
— Certainement.
— Eh bien! c'est ici qu'habite leur principal chef, leur mère.
— Une femme !
— Oui, une mère. Ils appellent cela une sainte vierge mère de
Dieu. On dit que celle-ci est bien sévère, un vrai général. Elle vous
remue des milliers de roubles. Ah ! si c'était en mon pouvoir, je
pendrais toutes ces saintes vierges; mais à quoi bon?
Les paroles de Yikoulof me restèrent dans l'esprit. Souvent de-
puis lors je me détournais de ma route tout exprès pour revoir la
maison mystérieuse. Un jour que j'arrivai devant son unique porte,
LE ROI LEAR DE LA STEPPE. 295
j'entendis, ô miracle! tirer le verrou de bois, la clé grinça dans la
serrure, la porte s'ouvrit lentement; une puissante tête de cheval,
à la crinière tressée, parut sous une douga bariolée, et une légère
téléga, comme celles des riches marchands, sortit de la cour et ga-
gna la route. Sur le coussin en cuir, de mon côté, était assis un
homme d'une trentaine d'années, d'un visage remarquablement
beau et régulier. Il était vêtu d'un caftan noir très propre, et por-
tait un bonnet, noir aussi, qui lui couvrait le front jusqu'aux yeux.
Avec un maintien grave, il tenait les rênes du vigoureux animal qui
traînait la téléga. A son côté était assise une femme de haute taille,
droite comme une lance. Un riche châle noir lui couvrait la tête.
Elle était vêtue d'une courte pelisse en velours olive et d'un jupon
en laine bleue. Ses deux mains blanches, gravement croisées sur
sa poitrine, se soutenaient l'une l'autre. La téléga tourna brusque-
ment, de sorte que la femme se trouva tout près de moi. Elle fit
un mouvement, et je reconnus Evlampia, la fille de Kharlof. Je la
reconnus sur-le-champ, sans la moindre hésitation, car je n'ai ja-
mais vu qu'à elle des yeux comme les siens, et surtout ces lèvres
hautaines et sensuelles à la fois. Son visage s'était allongé, et
quelques rides se montraient sur la peau défraîchie; mais c'est
l'expression de ce visage qui avait le plus changé. Il serait difficile
de décrire cette assurance sévère, orgueilleuse. Ce n'était plus la
calme jouissance du pouvoir, c'en était la satiété que respirait cha-
cun de ses traits. Dans le regard nonchalant qu'elle laissa tomber sur
moi se lisait l'habitude de ne rencontrer partout qu'une soumission
sans réplique. Évidemment cette femme vivait entourée, non de sec-
taires, mais d'esclaves; évidemment elle avait oublié le temps où la
moindre de ses volontés n'était pas un ordre. Je prononçai son nom
à haute voix, elle frissonna légèrement, et me regarda pour la se-
conde fois non point avec effroi, mais avec une colère dédaigneuse,
comme si elle eût dit : Qui ose me déranger? Puis elle entrouvrit à
peine la bouche et prononça un seul mot. L'homme assis cà son côté
se redressa, frappa des rênes sur les flancs du cheval, qui partit au
grand trot, et la léléga disparut. Depuis ce temps, je n'ai plus ren-
contré Evlampia; je ne puis pas même me figurer comment la fille
de Kharlof était devenue une sainte vierge chez les kldisti. Qui
sait? peut-être a-t-elle déjà fondé une nouvelle secte qui s'ap-
pelle la secte d'Evlampia; de pareilles choses se sont déjà vues en
Russie.
Voilà ce que j'avais à vous dire de mon roi Lear de la steppe,
de sa vie et de sa famille. — Le conteur se tut, et nous nous sépa-
râmes.
Ivan Tourguénef.
^ALLEMAGNE CONTEMPORAINE
ÉTUDES ET PORTRAITS
II.
LES POÈTES DE L'EMPIRE ALLEMAND.
I. Emanuel Geibel, Heroldsrufe, àltcre und neuere Zeitgedichte, 1871. — II. Oscar von Redwitz,
Dus Lied vom neuen deutschen Reich, 1S71. — III. Emil Rittershaus, Neue Gedichtc, 1S72.
ï.
« Je voudrais me conserver libre, s'écriait jadis un poète alle-
mand, me cacher au monde entier, voguer sur des eaux tranquilles,
abrité derrière un rideau de nuées, et que par un charme magique
le chant des oiseaux m'affranchît du poids de la terre. Bercé par le
pur élément, je voudrais fuir les hommes et leurs souillures, effleu-
rer la rive par intervalles sans jamais descendre de ma nacelle,
saisir en passant un bouton de rose, et poursuivre mon humide
voyage, voir de loin comment paissent les troupeaux, comment
croissent et se renouvellent les fleurs, comment les vendangeuses
détachent les grappes, comment les faucheurs coupent l'herbe odo-
rante, et ne me nourrir que de la clarté du jour qui demeure éter-
nellement pur, et de quelques gorgées d'une onde fraîche, breuvage
qui ne hâte point le cours du sang. » Le poète se répondait à lui-
même : « Que signifient ces découragemens enfantins, ces vains et
chimériques souhaits? Apprendre à aimer les hommes, voilà le seul
vrai bonheur. La fleur se dessèche sans retour, sans retour croît
et grandit l'enfant; il y a dans le cœur des abîmes qui sont plus
LES POÈTES DE l'eMPIRE ALLEMAND. 297
profonds que l'enfer;... mais, si au jour de joie succède un jour
sombre, tout finit par se balancer. Comme la lune, dans son vol
léger, tour à tour t'apparaît ou se dérobe au sein des nues, qu'ainsi
passe devant toi la face changeante de la vie, jusqu'à ce qu'elle
s'engloutisse dans les flots. »
Platen a représenté sous ces traits deux sortes de poésies, deux
muses. L'une, rebutée de ce qu'on voit et de ce qu'on entend ici-
bas, prenant la terre en dégoût, s'enfuit dans une solitude, où elle
s'enivre de ces songes qui font oublier la vie. L'autre, moins déli-
cate ou moins chagrine, se mêle résolument aux hommes, se plaît
aux bruits des cités, aux rumeurs confuses des multitudes. Elle
foule d'un pied hardi l'arène où crient, gesticulent, se coudoient
et se débattent, des joies grossières et des colères brutales, elle y
ramasse un peu de limon sanglant; pétris par ses doigts, cette boue
et ce sang tressaillent, s'animent, prennent un visage où respire
une tragique beauté. Comme le cœur humain, le champ de la poésie
est infini, et les poètes sont libres dans le choix de leurs sujets
comme dans celui de leurs amours. Le point est que l'inspiration
soit franche, que l'artiste ait une âme, que dans l'œuvre il y ait un
homme. Il est un poète illustre qui n'a chanté sur sa lyre que des
boxeurs, des cochers et des jockeys; mais il a répandu dans ses
chants toute la Grèce, ses héros et ses dieux, et le grand cœur de
Pindare. En nous promenant au sein du monde invisible, Dante ne
nous y fait voir que des guelfes et des gibelins, il nous détaille
toute la gazette de Florence; mais c'est Dante qui la raconte, et il a
coulé des passions d'un jour dans cet airain qui brave le temps. 11
a su découvrir dans ce qui passe ce qui ne passe point, dans Flo-
rence tout le ciel et tout l'enfer; les pensées éternelles qui le han-
taient ont communiqué aux battemens de ce cœur de gibelin leur
religieux mystère et leur durée.
La politique n'est pas un éden; c'est un lieu troublé, obscur, sou-
vent fangeux, et les muses, vêtues d'hermine, qui craignent les
éclaboussures, feront mieux de ne s'y point hasarder. De grands
poètes ont paru ignorer ce qui se passait autour d'eux, ils sont morts
sans avoir fait à l'histoire de leur temps l'honneur de la mettre en
vers; que leur importaient les secrets des cabinets, les agitations
des carrefours? Leur propre cœur suffisait à les occuper. D autres
ont consacré par leurs chants les deuils et les fêtes de leur peuple.
« Comme les douces rosées, filles des nuages, disait Pindare, réjouis-
sent le laboureur dont elles fécondent les champs, ainsi les hymmes
embellissent les succès de l'athlète vainqueur, et il devient l'entre-
tien des siècles futurs. » D'autres encore n'ont célébré que des noms
ou des choses périssables et n'ont pas su les disputer à la mort; ils
298 REVUE DES DEUX MONDES.
dorment, eux et leurs sujets, dans le même tombeau et dans le
même oubli. A ceux-ci, l'âme a manqué plus que le talent; leurs
tendresses comme leurs haines ne méritaient pas de traverser les
siècles. On a cru condamner la poésie politique en disant que mettre
la puissance d'un grand génie au service des passions d'un parti,
c'est livrer aux Turcs les statues de Phidias pour en faire de la
chaux; mais le caractère du génie est de ne pouvoir s'asservir aux
passions des partis. Il y a en lui quelque chose de souverain qui
répugne à toutes les complaisances honteuses, à tous les escla-
vages. Il ne saurait ni flatter bassement ce qu'il aime, ni outrager
l'ennemi vaincu; ses amours ont de pieuses inquiétudes et la clair-
voyance d'une incorruptible justice, ses colères ont des retours gé-
néreux et de saintes clémences. Il sait que tout triomphe a un len-
demain, que le ciel est jaloux, que les vents sont changeans; il porte
en lui une sagesse cachée que la fortune n'éblouit ni ne maîtrise.
Aussi, quoiqu'il marche les yeux attachés sur la terre, quoiqu'il
paraisse ne ressentir que des douleurs et des joies mortelles, il peut
dire au monde avec confiance en lui montrant son cœur et son
poème : Entrez, il y a ici des dieux! Introite, nam et hic dii sunt.
Si l'on retranchait de la poésie lyrique de l'Allemagne toutes les
odes et les chansons politiques, on dépouillerait ce merveilleux
écrin sinon de ses plus beaux joyaux, du moins de quelques perles
de grand prix. De Herder à Uhland et de Uhland à Freiligrath, le
patriotisme a inspiré aux poètes allemands de nobles accens, des
accords d'une grâce suave ou d'une mâle et forte harmonie. Qui ne
sait qu'en 1813, dans ces jours de sanglante et de glorieuse mé-
moire où la nation se leva tout entière pour secouer un insuppor-
table joug, quelques-uns de ses fils surent se battre en chantant et
chanter en mourant? Ce ne fut pas Goethe qui se chargea de redire
dans la langue des dieux ce qui se passait alors de terrible et de
violent au fond des cœurs et le sombre enthousiasme qui emportait
les courages (1). L'Allemagne insurgée lui faisait l'effet d'une mai-
son d'aliénés, où sa sagesse n'était pas à l'aise. Il croyait à l'étoile
invincible de Napoléon. « Ils auront beau remuer leurs chaînes,
s'écriait-il, ils ne les briseront pas; cet homme est trop grand pour
eux. » Non-seulement il avait peu de foi au succès, mais il détestait à
l'égal des portes de l'enfer le fanatisme et la haine, tout ce qui ré-
trécit le cerveau, tout ce qui trouble la pensée, toutes les fumées
acres qui blessent des yeux amoureux du jour. Il disait au patrio-
(1) Voyez Texcellentc histoire de la littérature allemande de M. Julian Schmidt,
5® édition, t. III, pages 3, 36 et suivantes. Voyez aussi Ludwig 'Hausser, Dewisc/ie Ge-
schichte vom Tode Friedrichs des Grossen bis zur Grûndung des deutschen Bundes,
p. 242 et 243.
LES POÈTES DE l'eMPIRE ALLEMAND. 299
tisme ce qu'il avait dit autrefois à l'église : « ôte-toi de devant mon
soleil, le soleil de la pure humanité! » L'arrivée des Prussiens à
Weimar le contraria; les volontaires, selon lui, se comportaient mal
et ne prévenaient point en leur faveur. Il s'enfuit à Tœplitz, où,
pour mieux se distraire, il entreprit d'étudier l'histoire de la Chine.
Plus tard, lorsque tonnait le canon de Waterloo, il n'était plus en
Chine, il était en Perse; il lisait Hafîz, et les ghazels de celui qu'on
a surnommé l'Anacréon de Chiraz le transportaient; sous l'influence
de ce charme, de cette ivresse, il composait déjà dans sa tête son
Divan. « Le nord, l'ouest et le sud se déchirent, les trônes volent
en éclats, les empires tremblent. Fuis, va respirer dans le pur Orient
l'air des patriarches ; parmi les amours, les coupes et les chants,
la source de Ghiser te rajeunira. » C'est ainsi qu'il avait laissé à de
nouveau-venus, à des talens obscurs, novices, à peine dégauchis, le
soin de célébrer la patrie, les batailles de la liberté, les déroutes de
la tyrannie. Leurs chansons déplaisaient à sa dédaigneuse oreille;
il lui semblait que ces violons grinçaient, il préférait Suleika et les
soupirs des houris. Pourtant ces violons ont chanté des airs qui
méritent de vivre; cette poésie militante qui sent la poudre, où
vibre le souffle des tempêtes, n'a pas atteint à la perfection de la
forme, mais elle a de l'élan, du jet, une éloquente sincérité : c'est
le cri du malheur, du courage et de la foi. Si le Divan est un impé-
rissable chef-d'œuvre, Théodore Kœrner a son prix, et on se plaira
toujours à écouter ce qu'en partant pour chercher la mort sur un
champ de bataille ce héros de vingt-deux ans disait à son épée (1).
En 1870 comme en 1813, la guerre a eu ses poètes. Gravelotte
et Sedan ont singulièrement enrichi le Parnasse germain. Il n'est
pas de bulletin de victoire qui n'ait fait entrer en danse les lyres et
les guitares. A l'armée active et permanente de la poésie allemande
se sont joints et le landsturm et les volontaires; la mobilisation a
été générale, tout le monde était sur pied, et chacun a fait vaillam-
ment son devoir. Ceux qui ne possédaient qu'un flageolet tâchaient
d'en grossir le son à force d'y souffler; ceux qui avaient de la voix
se sont époumonés, et ceux qui l'avaient fausse s'excusaient sur
(1) Los plus admirables vers, les plus achevés de forme qu'aient inspirés les guerres
d'indépendance, sont les Sonnets cuirassés {Qeharnischte Sonette) de Rûckert, qui
en 1813 avait vingt-quatre ans; mais ces beaux vers sont plus cherchés que ceux
d'Arndt et de Kœrner. Rûckert était moins poète qu'artiste. Possédant à un degré rare
les ressources de la langue et les secrets du métier, il a traité tous les sujets, s'est
essayé dans tous les styles; sa carrière poétique a été une longue expérimentation, et
ses expériences ont presque toutes réussi. C'est le plus grand d'entre les habiles. « Les
Sonnets cuirassés, a remarqué finement M. Julian Schmidt, ont de l'essor et une
grande richesse de pensées; mais quiconque a une oreille délicate pour les vibrations
du cœur y sentira par endroits l'inspiration de seconde main, das Anempfundene. »
300 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs bonnes intentions. Les journaux ont été inondés de vers; par-
fois un heureux assemblage d'ïambes, de trochées et d'anapestes
imitait, à s'y méprendre, le grondement du canon et les charges de
cavalerie. A tout cela se mêlaient l'éternel Arminius, qui n'a jamais
négligé de si belles occasions de revivre, et le dieu Thor, qui arri-
vait tout courant de Troudouangour pour menacer Paris de son for-
midable marteau. Un critique allemand représentait dernièrement à
tous ces rimailleurs subalternes que le patriotisme ne suffit pas, que,
de même que l'argent est le nerf de la guerre, le nerf de la poésie
pourrait bien être le talent. Ils pouvaient répondre comme certain
personnage de Heine : « D'autres poètes ont de l'esprit, d'autres
la fantaisie, d'autres la passion ; nous avons la vertu. Yoilà notre
seul bien. » Cependant de vrais poètes, qui ne manquent ni d'es-
prit ni de fantaisie, ont pris part à ce bruyant concert, et leurs
voix ont fini par couvrir les autres. Ils ont exprimé en vers harmo-
nieux et faciles le légitime orgueil que leur inspirait le triomphe des
armes allemandes, et ils ont chanté avec une sorte d'enthousiasme
religieux la restauration de l'empire. Quelques-uns ont pu se van-
ter à bon droit qu'ils avaient depuis longtemps annoncé ce grand
événement, que leurs regards prophétiques avaient vu Jérusalem
sortir de ses cendres, l'oint du Seigneur poser sur sa tète la cou-
ronne de gloire.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que la restauration de l'empire est
une cause en faveur dans le monde littéraire d' outre-Rhin, et qu'il
y a en Allemagne des poètes impérialistes. Le saint-empire germa-
nique a cela pour lui, que jadis il fut assez puissant pour faire de
grandes choses, et que plus tard, dans l'âge de décadence où les
pouvoirs se corrompent, où leurs vices l'emportent sur leurs qua-
lités, il fut mis dans l'impuissance de mal faire, de telle sorte qu'on
lui sait également gré de ce qu'il a fait et de ce qu'il n'a pas fait.
Quels noms que ct3ux d'un Henri l'Oiseleur, d'un Othon le Grand,
ces vainqueurs des Slaves et des Huns, ces épées infatigables dont
il est vrai de dire qu'elles travaillaient pour une idée, ces conqué-
rans législateurs qui donnèrent à l'Allemagne avec ses premières
chartes la Lorraine, la Bohême et l'Italie ! Quelle émouvante tra-
gédie que la querelle des investitures, que la destinée des Henri de
Franconie dans leurs alternatives de grandeur et d'abaissement! Et
où trouver de plus imposantes figures que celles des deux Frédéric
de Souabe? Ces noms et ces visages n'ont jamais cessé de hanter
les imaginations germaniques. Les Allemands ont ceci de particu-
lier, que, grâce à la réformation, à la science, à la philosophie, ils
sont à certains égards le peuple le plus moderne, le plus émancipé
de l'Europe, et qu'ils sont en même temps le peuple le j)lus at-
LES POÈTES DE l'eMPIRE ALLEMAND. 301
taché, le plus dévot à ses souvenirs. Ils sont doués d'une mémoire
tenace et résistante, où il n'y a point de fuite, et qui garde tout. Au
goût des hardiesses, des nouveautés, des aventures de l'esprit, ils
joignent ce qu'on pourrait appeler le conservatisme du cœur; aussi
ont-ils inventé l'art de conserver leurs passions, et vous les voyez
tirer du fond de leur poitrine de tendres fidélités ou des haines
acerbes qu'on croyait mortes depuis longtemps, et qui paraissent
aussi fraîches que le premier jour, à cela près qu'elles sentent un
peu le renfermé. Quiconque a voyagé en Allemagne y a rencontré
des hommes très raisonnables et très raisonneurs, fort avancés
dans leurs idées, chauds partisans de la musique, de la religion et
de la politique de l'avenir, et qui ne laissent pas d'avoir leurs su-
perstitions et leurs légendes. A de certaines heures, vous voyez flot-
ter dans leurs yeux des fantômes, vous y apercevez distinctement
Barberousse, le champ de bataille de Teutobourg, Chrimhield, tous
les Nibelungen, et il prend à ces romantiques défroqués des atten-
drissemens qui ont mille ans de date : ce ne sont pas des hommes
du xix^ siècle, ils sont tout à la fois du xiii'' et du xx^. On a dit
avec raison que le vaincu de Tagliacozza, ce pauvre Conradin, mis
à mort par Charles d'Anjou en l'an de grâce !l268, est encore en
possession d'arracher des larmes à bien des Allemands, qu'il est
encore un de leurs griefs contre la France. Il a figuré avec hon-
neur dans les odes et les chansons guerrières de l'an passé, en com-
pagnie d'Arminius et du dieu Thor. L'Allemagne est une maison très
aérée et très bien éclairée; Luther, Kant, Lessing, Goethe, Hegel, y
ont percé de larges fenêtres par lesquelles la lumière entre à flots,
et cependant cette maison où il fait si clair ne laisse pas d'être vi-
sitée par des revenans qui en vérité ne sont pas d'humeur débon-
naire et mènent grand bruit. M. de Bismarck est le rare exemple
d'une tête allemande que ne hantent point les fantômes; mais, lors-
qu'il le faut, ce grand sceptique sait évoquer les revenans.
Si Charles-Quint eût réussi dans ses projets, il aurait fait de la
puissance impériale une redoutable machine d'oppression. La dé-
fection de Maurice de Saxe sauva la réforme et l'Allemagne. Sous
Ferdinand II, l'empire s'asservit de nouveau à la politique espa-
gnole, et menaça de détourner à jamais l'Allemagne de ses vraies
destinées. Plus allemand que l'empereur, un Tchèque, Wallenstein,
refusa de mettre son épée au service de l'Espagne et des jésuites;
il lui en coûta la vie. Quand les Allemands oublient, c'est qu'ils le
veulent bien; ils ont des ignorances volontaires. En ce temps d'im-
périalisme rajeuni, on n'aime pas à se souvenir qu'au xvi'' et au
xv!!*" siècle la cause des princes dans leur procès avec l'empereur
était celle des peuples et de la liberté des consciences, que les fran-
302 REVUE DES DEUX MONDES.
chises germaniques ont triomphé par le secours de l'étranger, qu'a-
près Gustave-Adolphe rien ne leur fut plus utile que l'alliance de
la France. Grâce à Richelieu, à Mazarin, à l'épée de Gondé et à la paix
de Westphalie, le sceptre impérial ne fut plus pour l'Allemagne une
menace ni un danger, et il put reconquérir cette popularité des
pouvoirs faibles, qui ont moins de réelle autorité que de lustre et
de prestige. On ne saurait les rendre responsables de rien. La fai-
blesse a cet avantage, qu'elle peut s'attribuer toutes les bonnes in-
tentions, et souvent c'est un bonheur pour un gouvernement que
d'avoir le droit de ne rien faire.
Dans les premières années de ce siècle, par l'établissement de la
confédération du Rhin, vaine chimère d'un enfant gâté de la for-
tune qui en était venu à croire tout possible, l'Allemagne perdit
son empereur. Au congrès de Vienne, il fut question de le lui rendre.
Stein, passionné pour cette restauration, avait réussi à gagner à sa
cause Gapo d'Istria et la Russie; il ne put vaincre la résistance des
princes de Metternich et de Hardenberg. Comme l'a dit M. Thiers,
« l'Autriche avait senti le poids de la couronne germanique, et elle
n'en voulait pas la dépendance, si en la rétablissant on la laissait
élective. Or, comme la Prusse ne pouvaii l'admettre qu'élective,
dans l'espérance de l'obtenir un jour, l'Autriche avait eu la sagesse
de ne plus vouloir d'une couronne fort lourde, qu'on n'obtenait à
chaque règne qu'en flattant les électeurs, et qu'on était menacé de
voir passer à la Prusse. » Dès lors on put prévoir que la restaura-
tion de l'empire ne s'accomplirait qu'après une lutte décisive entre
la Prusse et l'Autriche, que la couronne serait le prix du vainqueur,
et que cette couronne deviendrait un patrimoine de famille. En at-
tendant, ce ne furent pas seulement les âmes romantiques qui
pleurèrent l'empire disparu : il avait le grand mérite de ne plus
exister, et ce qui existait plaisait peu. La confédération germanique
s'appliquait à faire regretter l'empereur.
Jamais nation ne ressentit une déception pareille à celle qu'é-
prouva l'Allemagne au lendemain des guerres de l'indépendance.
On venait de faire de grandes choses, on avait brisé ses chaînes et
renversé le colosse qui tenait l'Europe sous son talon, maître impé-
rieux que la révolution avait mis sur le pavois et qui avait renié sa
mère; on avait invoqué contre lui les idées mêmes qu'il avait tra-
hies, et au prix de sanglans sacrifices on avait eu raison de ce génie
en démence. Un enthousiasme généreux animait les cœurs, on sentait
courir dans ses veines la fièvre des grandes pensées et des grandes
actions, et l'Allemagne demandait à ses hommes d'état de s'inspirer
de ses désirs, de respecter ses espérances, qui avaient germé et
fleuri dans le sang, de lui préparer un avenir digne de ses efforts ;
LES POÈTES DE l'eMPIRE ALLEMAND. 303
mais on était conduit par des vieillards qui ne consultaient que
leurs défiances. Oublieux de tout ce qu'ils avaient promis à Kalisch
et ailleurs, les gouvernemens ne songeaient qu'à se liguer contre
les peuples, et faisaient peser sur eux le joug d'une police ombra-
geuse et tracassière. L'Allemagne se sentait jeune; ses hommes
d'état, ne pouvant lui communiquer leurs années, avaient pris le
parti de la traiter en enfant, de la réintégrer dans son berceau, et
ses rois et ses roitelets lui récitaient des contes de nourrice pour
l'endormir; quand l'enfant criait, on le fouaillait.
Ce fut alors qu'une jeune muse, pleine de grâces et d'enchante-
mens, confidente de cette grande espérance déçue, éleva la voix et
se mit à parler aux princes, leur disant : « Avez-vous oublié le jour
des batailles et que les peuples ont lavé de leur sang votre honte?
Ne ferez-vous point ce que vous avez promis? » Et, craignant que
les peuples, à force d'être bercés, ne finissent par s'assoupir, elle
leur criait : a Où est le prix de vos souffrances et de vos travaux?
Vous avez détruit les hordes étrangères, et cependant vous êtes en-
core en servitude. » Prenant dans sa main son bâton de pèlerin,
cette muse faisait le tour « du pays où fleurit la pomme de terre. »
Elle pénétrait chez les rois, elle y voyait des arbres qui, au lieu de
se nourrir des sucs grossiers, mais vivifians, de la terre, tournaient
en l'air leurs racines. Elle entrait chez les poètes, et leur reprochait
de n'avoir pas le temps de s'occuper des chagrins des petits, tout
appliqués qu'ils étaient à contempler leur grand cœur déchiré. Elle
entrait dans les églises, où des robes noires disaient en citant l'É-
vangile : Apprenez à vous soumettre et à vous taire ! « comme si la
Bible tout entière eût été un livre des rois. » Elle se mêlait à la
foule et admirait comment ses maîtres l'instruisaient à tromper ses
inquiétudes et la longueur des jours par des plaisirs épais, par de
gras divertissemens. Elle contemplait à Nuremberg le vieil écusson
de l'empire; elle le trouvait bien changé. La devise portait : comme
il plaît à Dieu ! Les armoiries étaient un escargot , le tenant une
écrevisse.
Ainsi parlait Uhland. Et cependant les années qu'a duré la con-
fédération germanique ont été pour l'Allemagne des années d'école,
un temps de laborieux, mais d'utile apprentissage. Elle a réclamé
ses droits, plaidé contre ses gouvernemens; dans ce lent procès,
elle a déployé une ténacité opiniâtre et courageuse, perdant le plus
souvent le principal, gagnant presque toujours l'incident. C'est ainsi
que les peuples deviennent libres, ce que les princes leur octroient
ne leur profite guère; à cheval donné, comme dit le proverbe, on
ne regarde pas la bride, et la bride est souvent telle qu'on ne peut
se servir du cheval. De 1815 à 1860, l'Allemagne a peiné, et ce
304 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle possède de plus précieux, ce qu'on s'étudie aujourd'hui à
lui ôter, est le fruit de ce patient travail. La France lui vint en aide
dans son apprentissage : que ne lui a pas appris 1830! Mais c'est
encore une de ces choses dont elle n'aime plus à se souvenir, et
pourtant c'est plus près de nous que Conradin,
Les fautes des princes ont profité à l'empereur et préparé l'avé-
nement d'un nouveau césar, qui aujourd'hui a l'Allemagne à sa dis-
crétion. Beaucoup d'Allemands en vinrent à se dire que, du moment
qu'il faut avoir un maître, mieux vaut qu'il soit grand que petit, parce
que cela rend la servitude plus honorable. D'autres s'imaginèrent
qu'on ne pouvait atteindre à la liberté que par l'unité, et à l'unité
que par l'empire. Ils rêvaient une charte impériale qui aurait con-
tenu toutes les garanties constitutionnelles et qui aurait été imposée
d'en haut à tous leurs princes. Dans leur pensée, l'empereur devait
être le gendarme de la liberté; mais, lorsqu'on offrit cette charge au
roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, il ne se sentit pas la vocation,
et il déclina le présent. Quant aux véritables impérialistes, ils se
souciaient peu de constitution et de garanties ; ils voulaient à tout
prix un empereur, quel qu'il fût, pour que l'Allemagne eût un chef
militaire, et que ce chef lui rendît la prépondérance en Europe. Ils
s'appliquaient à démontrer en prose et en vers à leurs compatriotes
qu'entourés de monarchies unitaires et fortement constituées, le
régime fédératif les mettait à la merci des convoitises de leurs voi-
sins. L'expérience de cinquante années a prouvé au contraire que
la confédération germanique était une institution défensive d'une
réelle efficacité; en revanche, elle se prêtait difficilement à une
politique active au dehors, les jalousies, les compétitions, l'oppo-
sition des intérêts, rendant presque impossible l'accord nécessaire
à une commune entreprise. Or c'était précisément une politique
d'action que les impérialistes réclamaient pour leur pays; leur pa-
triotisme s'indignait que l'Allemagne fût la seule puissance de l'Eu-
rope qui n'eût pas le libre usage de ses mouvemens. Ils sentaient
que leur nation était en proie à un sourd malaise , à une sorte de
fièvre lente, que quelque chose d'obscur fermentait en elle, que
comme Hamlet elle méditait jour et nuit le problème de sa destinée,
que, désireuse d'agir et d'essayer ses forces, il lui fallait ou cette
grandeur des peuples émancipés qui se gouvernent eux-mêmes, ou
la grandeur plus hasardeuse des peu; îles militaires et conquérans.
Leur choix était fait, ils avaient soif de gloire et d'aventures, et
l'Allemagne a fini par penser comme eux. Quand une nation, pleine
d'énergies et de ressources, ne trouve pas chez elle cette activité
régulière, cette saine occupation qu'on appelle la liberté, il faut,
sous peine d'étouffer, qu'elle dépense sa force au dehors.
LES POÈTES DE l' EMPIRE ALLEMAND. 305
Ce fut surtout à partir de 18/iO que les poètes impérialistes se
prirent à chanter tout haut les douleurs, les ambitions et les espé-
rances qui les possédaient. Ils conversaient avec les corbeaux qui
voltigent autour de la mystérieuse caverne où Frédéric Barberousse
a dormi son long sommeil; ils interrogeaient leurs croassemens : ce
grand empereur allait-il enfin s'éveiller, et, debout sur la montagne,
montrer du doigt la tête prédestinée qui attendait la couronne im-
périale, le nouveau césar qui renouerait la chaîne brisée des siècles,
attacherait l'Allemagne à sa fortune et lui ouvrirait à deux battans
les portes de l'avenir ? « Hélas ! s'écriait Henri Heine en terminant
Alla Troll, voici peut-être la dernière libre chanson de la muse ro-
mantique. Elle se perdra dans le vacarme et les cris de guerre des
Tyrtées du jour. D'autres temps, d'autres oiseaux!.. Quel piaille-
ment! On dirait des oies qui ont sauvé le Capitole. Quel ramage!
Ce sont des moineaux avec des allumettes chimiques dans leurs
serres, qui se donnent des airs d'aigles portant la foudre de Jupi-
ter. Quel roucoulement! Ce sont des tourterelles lasses d'aimer,
qui veulent haïr et, au lieu de s'atteler au char de Vénus, traînent
celui de Bellone. D'autres temps, d'autres oiseaux ! d'autres oiseaux,
d'autres chansons! Elles me plairaient peut-être, si j'avais d'autres
oreilles. » On était alors en iShï.
L'Aristophane du xix"" siècle parlait bien légèrement de ces co-
lombes converties au culte de Bellone. Elles avaient le secret et
l'oreille de leur peuple. Les anciens appelaient les poètes des de-
vins, des vfites. On ne saurait contester aux poètes impérialistes le
mérite d'avoir lu dans le livre du destin. Ils pressentaient que, fa-
tiguée des luttes des partis, l'Allemagne se prendrait un jour à tour-
ner ailleurs ses désirs et ses pensées, et qu'un audacieux viendrait
qui lui achèterait son âme en lui promettant en échange l'empire de
la terre. Un plus grand prophète qu'eux tous avait déjà conté cette
histoire dans Faust- seulement il l'avait altérée et embellie. Il s'est
trouvé que Marguerite avait horreur de Faust; elle est à lui, mais
ses embrassemens lui sont un enfer, et jamais il n'aura son cœur.
Ces devins étaient aussi des docteurs et des conseillers : ils ensei-
gnaient à l'Allemagne que les combats de la liberté sont des com-
bats sans gloire, que les droits politiques sont de vaines subtilités
et les constitutions des grimoires, qu'il n'y a d'évident que l'éclair
de l'épée et une branche de laurier ramassée dans le sang, — et^
pour l'arracher tout à fait à ses rêveries, ils s'efforçaient de réveiller
ses haines assoupies, de lui persuader que la vraie liberté c'est d'a-
voir un empereur qui fait peur au Welche. « Non, ce n'est pas un
bien-être servile, ni les sanglantes balançoires du temps de l'éga-
lité welche après lesquelles soupire notre peuple, s'écriait un poète
TOMB xcviii. — 1872. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
de Liibeck (1). Son cœur ne peut plus cacher le chagrin que lui
cause le chêne fracassé; mais de jour en jour un mot grandit, irré-
sistible, le grand mot de l'empire allemand. En vain le vieux dra-
gon de la jalousie à quatre têtes monte la garde devant l'arbre de
vie et nous en refuse le fruit. Qu'il gronde, qu'il vomisse des flammes!
Tiens ferme, ô mon peuple! Dieu veille sur tes espérances... Ce qui
a mûri dans les âmes se crée une chair et des os. La nécessité par-
lera tout haut dans le tonnerre des batailles... Voici la fm de ma
chanson, voici le vert printemps qui s'annonce : c'est l'empire, plein
de puissance et de gloire. »
Pour avoir l'empire, il fallait une guerre et un homme; vingt ans
auparavant, dès ISIili, ce même prophète appelait de ses vœux les
plus ardens cet homme et cette guerre :
(( Prie le ciel qui peut prier, et que celui dont le regard ne cherche
pas au ciel un refuge dise son secret à la tempête, pour qu'elle le pro-
mène de lieu en lieu comme une formule magique. Que le nourrisson
qui commence à peine à bégayer apprenne de sa mère ces paroles; que
le vieillard les prononce encore aux portes du tombeau : — 0 destinées,
accordez-nous un homme, un seul homme!.. Un homme nous fait be-
soin, un petit-fils des Nibelungen, pour que de son poing et de sa cuisse
d'airain il maîtrise le temps, ce coursier emporté !
u J'en atteste le ciel, je ne compte pas au nombre des audacieux qui
demandent pour un rien de sévères destins; mais, plutôt que de pourrir
Dar nn cancer intérieur, je voudrais rencontrer l'ennemi sur un champ
de bataille. Oui, je bénirai trois fois l'heure oii flamboieront les épées
sorties du fourreau, oià, sur le bord de la Moselle et de l'Oder, au lieu
de venimeuses paroles de dispute, les balles pleuvront. Oh! si je voyais
demain la clarté du soleil se mirer dans le casque des escadrons! si
demain nous faisait entrer dans le pays de Tennemi!.. Guerre, guerre !
donnez-nous une guerre pour remplacer ces querelles qui nous dessè-
chent la moelle dans les os. L'Allemagne est malade à en mourir; ou-
vrez-lui donc une veine ! »
Un autre poète a rendu aussi des oracles, et ses prophéties furent
récitées au théâtre d'Elberfeld le 1" janvier 1861. Que la France
était loin de deviner ce qui se passait alors dans le cœur des poètes
du saint-empire !
(; L'art a des yeux de prophète, l'art est un révélateur... Un cliquetis
de chaînes se fait entendre au loin sur le Belt, et en Alsace le Français
règne encore aujourd'hui;... mais écoutez : à l'est et à l'ouest, au sud
(1) Geibel, Heroldsrufe. Das Lied vom Reiche.
LES POÈTES DE l'eMPIRE ALLEMAND. 307
et au nord, sur le bord du Rhin et sur les rives de l'Eider retentit le cri
des poètes : debout, ma patrie!... Ce n'est pas en rêvant dans le sein
de la paix, c'est dans les batailles que l'Allemagne deviendra une, libre
et grande. Je le vois en esprit; j'entends le bruit de la mêlée. Le cour-
sier des combats écrase le nid de l'alouette, les obusiers entonnent leurs
foudroyans cantiques, la fumée de la poudre monte jusqu'aux nuages
avec les dernières lamentations des mourans, avec le hurrah des com-
battans;... mais je vois autre chose : au-dessus du carnage et du sang
rayonne comme une rouge et brûlante aurore. A l'ouest, au loin sur les
cimes des Vosges, je vois étinceler des feux de joie. Je vois la verte pa-
rure de nouveaux lauriers : sur la cathédrale de Strasbourg flotte une
bannière allemande. La cloche nous invite aux chants de louange; l'Al-
lemagne le nomme sien, le fleuve allemand... Et maintenant elle dé-
pose sur le front du meilleur de ses fils la couronne impériale, et lui
présente le sceptre... Sonnez, trompettes! Battez, tambours! 0 jour de
la victoire, quand donc viendras-tu? Dieu soit avec moi! Dieu te soit en
aide, Germanie (1)! »
Mais le prophète de Lubeck, M. Geibel , avait pris les devans. Il
n'avait pas attendu jusqu'en 1861 pour conquérir l'Alsace et Stras-
bourg. Voici ce que le Saint-Esprit lui dictait en iShô, lorsque poin-
tait à l'horizon la question du Slesvig-Holstein, lorsque le brîgatid
danois, pareil à un dragon marin, s'apprêtait à dévorer l'Alle-
magne !
« Le vieux munster de Strasbourg fait ainsi parler ses cloches : — L'art
allemand m'apprit en des temps meilleurs à dresser mes tours jusqu'aux
étoiles, et pourtant je languis encore tristement daus la servitude du
Welche. Cependant, quand je regarde dans le cours des temps, j'aper-
çois qu'un étranger, le Danois, s'oubliera dans son audace effrontée jus-
qu'à retrancher un membre du corps allemand, et je me tiens aux
écoutes, inquiet. S'il réussit, ô misère! je gémirai dans les cendres, l'é-
clat de ma rosace pâlira, mes soupirs feront éclater mes tours et mes
murailles; mais s'il échoue, alors ce sera pour moi un signe : ma cap-
tivité ne durera point éternellement, un jour je serai délivré par l'épée.»
Ce qui est particulier, c'est qu'en 1870, après la déclaration de
guerre, ces poètes vaticinans, qui depuis vingt-cinq ans réclament
et revendiquent l'Alsace, ont dit à la France : « Pourquoi nous cher-
cher querelle? Nous sommes gens bénins et débonnaires, qui ne
demandons qu'à bâtir en paix notre maison, et jamais on ne nous
surprit k convoiter le bien d'autrai. » Tel un agneau reprochant ses
(I) Emil Piittershaus, Neue Gedichte. Zum neuen Jahr.
3:08 REVUE DES DEUX MONDES.
appétits voraces à un loup ravisseur. Après Wœrth, l'agneau ne
bêlait plus. Quel mot trouverons-nous pour définir de si étranges
contradictions? Les Allemands, nous l'avons dit, ont quelquefois des
oublis volontaires.
II.
Si le Daphnis de Yirgile, cet arbitre souverain des tournois poé-
tiques, revenait au monde et qu'il fît jouter devant lui les coryphées
de la poésie impérialiste, qui d'entre eux cueillerait la palme? Il
en est jusqu'à trois qui seraient dignes de prendre part à cet assaut.
Nous en avons déjà cité deux : l'un, M. Rittershaus, est né à El-
berfeld, où il vit encore, et il a célébré son pays, la Westphalie,
cette terre rouge, patrie des chênes, de Witikind, de Teut, des
longues amours et des yeux bleus. L'autre, M. Geibel, a vu le
jour dans l'extrême nord, sur les bords de la Trave, dans l'une
des quatre républiques de feu la confédération germanique. Après
avoir fait d'excellentes études à l'université de Bonn, il a couru le
monde pendant quelques années et visité avec un savant ami la
Grèce et l'archipel. En ISZiO, il était de retour à Lubeck, sa ville
natale; peu de temps après, il obtint une pension du roi de Prusse,
plus tard il fut nommé par le roi de Bavière professeur d'esthétique
à l'université de Munich. On voit que cette muse, quoique née sur
un sol républicain, n'a pas à se plaindre des princes; mais elle n'a
pas été récompensée au-delà de son mérite. M. Geibel est depuis
longtemps l'un des poètes lyriques les plus goûtés de l'Allemagne.
A ces deux concurrens, il faut enjoindre un troisième, M. Oscar de
Redwitz, un méridional, lequel appartient par sa naissance à la
Franconie, par son éducation et par son mariage au Palatinat, où
est sa résidence habituelle. M. de Redwitz, qui est aujourd'hui dans
la maturité de l'âge, et nous voudrions dire du talent, commença
par étudier en droit. 11 n'a pas lieu de se repentir d'avoir abandonné
Thémis pour une divinité moins sévère, mais souvent plus trom-
peuse; sa plume, fille gâtée, a remporté de faciles et brillans suc-
cès, à quoi l'ont aidée duux alliés très puissans, l'esprit d'à-propos
et la faveur d'une coterie.
A ne considérer que le talent, M. Rittershaus et ses neue Gedichte
seraient dignes d'obtenir le prix. M. Rittershaus est un vrai poète;
il a l'émotion sincère et délicate, et, selon les occasions, la grâce
ou la force. Il a même su retrouver dans quelques-unes de ses
compositions les mieux réussies le secret des maîtres de la poésie
allemande, lequel consiste à exprimer des pensées profondes et les
choses intimes du cœur dans une langue simple, facile, divine-
LES POÈTES DE l' EMPIRE ALLEMAND. 809
ment familière. Les poètes des autres nations ont la plupart le gé-
nie descriptif ou oratoire; ils se plaisent à glorifier la nature et ses
charmes, ou, la prenant pour confidente, ils lui racontent avec une
chaleureuse éloquence leurs douleurs et leurs joies. Dans le vrai
lied allemand, c'est ."t nature elle-même, cette éternelle rêveuse,
qui parle et qui chante; elle révèle au poète ce qu'elle sait ou ce
qu'elle pressent des divins mystères, et le poète, fidèle interprète,
ne fait que traduire dans le langage des hommes les mots furtifs
qu'ont échangés en sa présence les vents et la forêt, les entretiens
muets de la lune avec la terre ou les bans que pubhent dans une nuit
de printemps un rossignol amoureux et une chouette fatidique. Les
Goethe, les Uhland, les Heine, sont pareils à ce héros fabuleux qui,
pour avoir bu quelques gouttes du sang du dragon, avait compris
tout à coup la langue des oiseaux, des fleurs et des étoiles, et leur
génie s'entend à faire parler les choses, sans y mettre du sien.
Aussi quatre petits vers, rimes ou non, leur sufîisent-ils souvent
pour exprimer un monde de pensées et de profondes sagesses, car
les choses ne sont pas agitées et bavardes comme l'homme, elles
sont discrètes, recueillies et concises. Le charme propre à la poésie
allemande, c'est le mystère, et il y a dans son instrument un peu
sourd un silence qui fait rêver.
M. Rittershaus est un vrai poète, mais il n'est pas un véritable
impérialiste; c'est ce qui doit l'exclure du concours. Bien que les
vents orageux qui soufflaient sur l'Allemagne l'aient pour un temps
détourné de sa voie, il y a en lui quelque chose qui résiste; on re-
vient tôt ou tard à sa nature. En 1862, il a composé de beaux vers
en l'honneur de Fichte, dont on célébrait la fête; il y exprimait le
vœu que ce grand penseur devînt l'oracle de la nation et la péné-
ti'ât de son esprit. C'est un péché mortel pour un impérialiste que
d'aimer et de chanter Fichte, cette grande âme répul3licaine qui a
toujours tenu un si fier langage aux puissans de la terre. Plus tard,
au lendemain de Sadowa, M. Rittershaus s'écriait : « La foule suit
le char du vainqueur; le poète restera fidèle au vieux drapeau du
droit des peuples et de la liberté. » Si en 1870 il a traité fort dure-
ment les Welches, par une contradiction qui lui fait honneur, il
disait aussi à la France : « Tu as combattu jadis pour les vérités
éternelles, tu as été un prophète de l'humanité... Non, nos ran-
cunes et notre haine ne s'adressent point à cette France qui porte-
rait volontiers avec nous l'étendard de la liberté, et dont le sang a
coulé dans la nuit de décembre! » Après la victoire, il a mêlé des
avertissemens à ses hosannas. « Que l'empire, disait-il, soit le tem-
ple de la liberté et non une caserne impériale 1 » Or, si le premier
devoir de l'impérialiste est de mépriser le Welche sans rémission, ie
310 REVUE DES DEUX MONDES.
second est de ne jamais parler légèrement de la caserne. M. Ritters-
haus s'imagine-t-il qu'on lui puisse pardonner d'avoir prêché tout
récemment la fraternité des peuples, d'avoir exhorté l'Allemagne à
fermer son oreille aux propos des flatteurs, à ne point diviniser ses
mérites et ses vertus, à chercher partout le bien et le vrai sans
faire acception des personnes, « et, comme une abeille, à se nour-
rir de toutes les fleurs qui croissent sur le grand arbre de l'huma-
nité? » Lui pardonnera-t-on aussi d'avoir écrit en 1871 : h Grand
Dieu! quand verra-t-on sur la terre la pentecôte des peuples?.. De
quoi vous sert de tourner vos regards en haut aussi longtemps que
vous vous plaisez dans vos songes, aussi longtemps que, l'échiné
basse, vous vous faites les porte-queue des prêtres et des rois? La
liberté devient son propre bourreau dans un peuple qu'éblouissent
des chimères. Il ne peut y avoir de pentecôte des peuples que dans
un monde de libres penseurs. » M. Rittershaus est un républicain
dérouté, et nous soupçonnons que l'empire de ses rêves est un em-
pire sans empereur. De tous les problèmes poUtiques, c'est le plus
difficile à résoudre.
Le Chant du nouvel empire allernand [das Lied vom neuen dcut-
schen Reich) a valu à son auteur, M. de Redwitz, les remercîmens
et les félicitations empressées des plus grands personnages. Ce
chant, qui remplit un volume de près de 300 pages, a fait événe-
ment. M. de Re iwitz est un fervent catholique, et il semblait qu'en
sa personne l'église faisait adhésion à l'empire, rendait hommage à
l'empereur. « 0 roi Guillaume 1 s'écriait le poète, ô noble et héroïque
vieillard, pour toi retentissent mes louanges, tu as subjugué mon
cœur; ses glaces ont fondu au soleil de tes exploits. » Malheureuse-
ment il s'est trouvé que M. de Redwitz ne parlait qu'en son propre
nom, qu'il n'avait reçu de mandat ni des rédacteurs de la Cer-
mania, ni de MM. de MalJinckrodt, Windthorst et de Reichensper-
ger, ni d'aucune des jjcrles de ce terrible centre droit que M. de
Bismarck rabrouait naguère si vertement. Cela diminue un peu
l'importance politique du Chant du nouvel emjjire allemand. Ce
n'est pas le manifeste d'un parti qui se rallie, c'est le transport ly-
rique d'une âme tendre et peut-être imprévoyante, qui n'a pas su
résister à son enthousiasme, qui, pareille à la sainte pécheresse,
est venue répandre un vase de parfums sur des pieds adorés. L'en-
thousiasme nuit quelquefois à la discipline. Peut-être M. de Red-
witz s'est-il trop hâté, mais nous n'avons aucune raison de croire
qu'il se repente de rien.
On n'avait pas prévu que l'auteur d'Amaranthe s'embarquerait
jamais dans une telle aventure. Cette Amaranthe eut en 1849 un
prodigieux succès; elle en est aujourd'hui, sauf erreur, à sa vingt-
LES POÈTES DE l'eMPIRE ALLEMAND. 311
sixième édition; il en parut quatorze en trois ans. Qui ne connaît
en Allemagne cette épopée romantique et dévote? Des chevaliers
poupins qui se signent et se croisent, des troubadours, des guitares,
d'éternelles sonneries de cloches, des fleurs et des ruisseaux à foi-
son, une dépense inouie de clairs de lune, des gazouillemens d'oi-
seaux dans tous les coins, un charmant petit moyen âge de poche
tout pimpant et endimanché, une dévotion doucereuse et mignarde,
une croix enguirlandée de roses, sur laquelle se becquettent des
colombes qui ont fait le pèlerinage de Paphos, ajoutez une subtile
odeur de cierges et de musc qui pénètre, imprègne tout, tel est ce
poème, qui offre un attrait de curiosité et presque de plaisir à qui-
conque aime le joli ou ne craint pas trop le musc. On y trouve de
vrais chefs-d'œuvre de descriptions coquettes et précieuses dignes
du cavalier Marin.
(( Chaque feuille dort encore dans la forêt, chaque tronc et chaque
pierre, les oiseaux dans le bocage, les fleurs près du puits et à l'orée du
bois. Cependant, au bruit des pas d'Amaranthe, qui traverse la lisière,
le prunellier s'éveille en sursaut de son rêve. Comme il secoue son der-
nier somme de sa tête emperlée de rosée, une de ses baies vient à
tomber dans le nid des merles. Près de là, remué par le vent, s'éveille
le jeune peuple folâtre des aulnes; à peine ont -ils ouvert leurs petits
yeux verdâtres, ils s'empressent malgré l'heure matinale de taquiner le
vieux sapin, et rient sous cape de le voir dodeliner sa tête endormie.
Ils le tirent par le pan de son habit. Il leur jette un regard fâché, et,
enccre à moitié engourdi, il gronde et murmure; eux, le rire aux lèvres,
le tiennent enlacé dans leurs branches. Comment faire tête à cette
jeunesse? Il est bien forcé de se réveiller enfin. Pendant ce temps, le
merle s'est remis de sa panique, et du milieu de ses ronces la grive, sa
voisine, l'a entendu. Elle crie un gracieux bonjour à l'alouette huppée
qui gîte dans le gazon. Aussitôt celle-ci prend son essor; il faut qu'elle
aille saluer l'étoile du matin. Troublé par le battement de son aile, le
lapereau met le nez hors de son chou et s'élance d'un pied agile. Le
pic fringant becquette le pin, l'écureuil dresse l'oreille et dévale leste-
ment de son nid haut perché pour laver ses petits yeux dans la rosée.
Enfin le coucou a jeté son cri; il est bien temps de s'éveiller. Chaque
arbre le dit à son voisin; on voyage de nid en nid, et il se fait entre
frères et sœurs un échange empressé de saluts. Alors du buisson épi-
neux et du sein de la feuillée partent et se croisent mille doux appels.
Cependant monte du fond de la vallée, comme le son lointain du cor
des Alpes, le murmure des cloches qui annoncent le dimanche. »
Yoilà des grâces qui abondent dans cette mystique épopée. —
312 REVUE DES DEUX MONDES.
0 Amaranthe, muse éthérée et langoureuse, dont les yeux d'azur
reflètent la beauté du ciel, vous qui aimiez à poser votre doigt de
rose sur la fossette d'un menton fait à peindre, muse des pieux
élancernens et des séraphiques amours, qui pouvait deviner qu'un
jour vous emboucheriez le clairon des batailles?
Toutefois, en y regardant de près, on conçoit que l'auteur d'A-
:2îaranthe ait aspiré à la gloire d'être le chantre officiel de l'empire
et de l'empereur. Nous avons vu que la première qualité de l'im-
périaliste est de nourrir dans son cœur la haine sainte et le saint
mépris du Welche, quelque chose des sentimens qu'un mandarin
chinois de première classe peut éprouver pour un portefaix négro-
malais. Cette haine est le meilleur dérivatif aux fâcheuses velléités
qu'ont les Allemands de s'occuper de leurs petites affaires intérieures
et de critiquer leurs gouvernemens. L'homme promit dans le temps
au cheval de le venger du cerf; c'est ainsi qu'il parvint à le seller
et à le brider. Sa haine assouvie, le cheval se serait de grand cœur
débarrassé de l'homme; mais il craignait que le cerf humilié et
battu ne roulât dans sa tête des projets de sanglantes représailles,
et il prit en patience sa servitude. L'Amaranthe de M. de Redwitz
contient une profonde allégorie qui n'échappe pas à un lecteur at-
tentif. Le héros du poème, le chevalier Walther, s'était laissé
prendre dans les filets d'une altière comtesse italienne, Ghismunda,
qui a toutes les vanités, toutes les perfidies d'un cœur welche. Elle
est coquette, frivole, inconstante, friande de bijoux, adonnée aux
chiffons, volontaire et trompeuse; elle ne pense qu'à s'amuser, elle
ne connaît d'autres plaisirs que la toilette, le bal, la chasse et les
blessures empoisonnées que font ses yeux, elle rudoie les pauvres
et les mendians; — ni âme, ni cœur : ce sont des fruits qui ne mû-
rissent pas en pays welche. Amaranthe possède au contraire toutes
les vertus germaniques; elle est humble, chaste, soumise, attachée
à ses devoirs, incapable d'une pensée légère; pendant que son âme
voyage au ciel et converse avec les anges, ses doigts se fatiguent
à coudre en cachette des chemises pour une pauvresse. Walther, le
jeune premier, rompt avec la sirène qui l'avait séduit par son sou-
rire welche, il épouse Amaranthe et toutes ses blondes vertus.
Les allégories fortement conçues ont toujours un double fond.
Amaranthe et Ghismunda ne représentent pas seulement deux races,
l'une pure et glorieuse, l'autre perverse et déchue; elles personni-
fient aussi deux sortes de poésie, l'une qui va à confesse, l'autre
qui n'y va pas. Celle-ci a lu Spinoza, Hegel, Voltaire; elle voit par-
tout dans l'Évangile des légendes et des mythes, elle adore le grand
tout, elle est panthéiste et révolutionnaire; Walther a beau lui
expliquer le catéchisme dans une tirade de quatre cents vers, cette
LES POÈTES DE l'eMPIRE ALLEMAND. 313
fière païenne refuse obstinément de se laisser convertir. Amaranthe
est la muse confite en dévotion, qui dit soir et matin son chapelet,
qui préfère à tous les plaisirs et à toutes les philosophies du monde
le son des cloches, la nappe des communians. « Pour fortifier
mon âme, dit-elle, je recours souvent aux sacremens. » Le poème
parut en 1849, au fort de la réaction politique et religieuse, et il
plut en haut lieu. Les fiançailles de Walther et d' Amaranthe symbo-
lisaient la réconciliation, le mariage du génie et de l'église. Quand
au mépris du Welche on joint le mépris de la philosophie, on a bien
toutes les qualités requises pour écrire le Chant du nouvel eminre
allemand.
La dernière guerre a rapporté à l'Allemagne 5 milliards de francs
et cinq cents sonnets, car, si notre compte est juste, il y en a cinq
cents dans le lied de M. de Redwitz. Après la conclusion de la paix des
Pyrénées, Mairet en composa un pour fêter ce grand événement, et
il eut l'honneur de le présenter lui-même à la reine-mère, Anne
d'Autriche. M. de Bismarck peut se vanter d'avoir ouvert dans
l'histoire du monde une ère nouvelle, où tout sera plantureux comme
les forêts de l'Inde, gigantesque comme les pyramides d'Egypte;
désormais on comptera les indemnités de gueire par milliards, et
pour chaque milliard on fera cent sonnets de réjouissance. Toute-
fois il y a entre les milliards et les sonnets cette différence, qu'au
dire des essayeurs-jurés l'or welche est de bon aloi, et qu'il n'est
pas sûr que tous les vers des poètes de l'empire allemand soient
au titre légal.
Il s'est fait jadis en Allemagne d'admirables sonnets. Le vieil
Opitz en avait déjà composé. Plus tard, l'école puritaine et teuto-
nisante condamna « cette invention, demi-galante, demi-mystique,
des troubadours welches. » On fit à Goethe un crime de s'ôLre
amusé à de si méprisables bagatelles; c'était, disait-on, faire un
pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. Ce furent les romantiques qui
réhabilitèrent le proscrit. A.-W. Schlegel a défini dans un sonnet
les règles du sonnet; il y veut deux choses : une plénitude de sens
que ne gênent point les bornes étroites où elle est renfermée, et
des oppositions habilement balancées. Il aurait dû ajouter l'exquis
de la forme; quand on travaille en fin, la moindre bavochure fait
tache. Platen le savait; il ne s'est rien permis dans ce genre dé-
fendu qui ne fût parfait et de main d'ouvrier. Encore s'inclinait-il
modestement devant les maîtres : Pétrarque, Camoëns et l'autem*
des geharnischie Sonette. « Je marche sur la trace des maîtres, di-
sait-il, comme un glaneur suit les moissonneurs, car je n'ose me
nommer quatrième après eux. » Pourquoi donc M. de Redwitz
s'est-il servi d'une invention welche pour dire leur fait aux Welches
3i/i REVUE DES DEUX MONDES.
et célébrer les gloires germaniques? a Tu ressembles, disait Thland
à un contempteur des sonnets qui se permettait d'en faire, tu res-
sembles à ce magister qui grondait son élève d'avoir volé des ce-
rises €t qui les mangeait lui-même, tout en grondant. » M. de Red-
witz a même poussé l'inconséquence jusqu'à parler le welcbe, et
parmi ses sept mille vers il a inséré des vers français de sa compo-
sition. Il nous représente les Parisiens s'écriant tout d'une voix en
1870:
Ha, vous, Prussiens, l'Autriche n'est pas la France !
Vous serez battus, et avec élégance.
Ha, vive la guerre allemande, ha, vive le Rhin!
Ce n'est qu'une promenade jusqu'à Berlin (1).
La princesse palatine rapporte dans une de ses lettres que, lors-
que M. de Navailles visita Sceaux, on lui montra la belle cascade,
la galerie d'eau qui était une merveille, la salle des maronniers, et
qu'il n'admirait rien de tout cela; mais quand il vint au potager où
était la salade, il s'écria : « Franchement la vérité, voilà une belle
chicorée. » Nous sommes comme M. de Navailles; sans m connaître
les beautés dont le poème de M. de Redwitz est émaillé, nous avons
un faible pour ses vers français. Franchement la xèrilé, ces quatre
vers sont la plus belle rose de son bouquet.
Pour être écrit tout entier en sonnets, le Chant du nouvel empire
ne manque point de variété. On y trouve des récits épiques, des
effusions lyriques, des alléluias, des épigrammes, des indignations,
des cris de fureur, des soupirs, des larmes, des adorations, des
roucoulemens de colombe. Tantôt le poète adresse d'éloquentes pro-
sopopées à l'empereur Guillaume, « dont l'œil est éclairé par la lu-
mière de la foi, » et aux généraux qui commandaient à AVœrth et à
Sedan, et il les supplie de se souvenir de leurs victoires jusqu'à leur
mort, à quoi sûrement ils ne manqueront pas. Tantôt il fait compa-
raître en présence de M. de Mollke Alexandre, Jules César, Napo-
léon, Wellington, le grand Frédéric; ces conquérans regardent avec
stupeur ce rival qui les a surpassés, et tous ils s'inclinent profon-
dément devant lui. Tantôt il met en scène le grand chancelier, « cet
aigle qui embrasse de son œil perçant les champs de bataille de la
diplomatie, ce héros qui a fait la guerre sainte avec le glaive de
l'esprit, cet archer dont les flèches ont transpercé le mensonge et
l'effronterie gauloises. » — a Une seule chose m'inquiète, ô grand
homme, lui dit-il; as-tu un cœur? Ce cœur fait peu parler de lui,
(I) Un recueil allemand {Unsere Zeit) reproche aux vers allemands de M. de Kedwitz
de pécher par une abondance de chevilles, d'inversions forcées, d'apostrophes dures,
de rimes cherchées ou douteuses, d'images de mauvais goût. Voilà des reproches qu'où
ne peut faire à ses vers français.
LES POÈTES DE l'ExMPIPE ALLEMAND. 315
et cependant, quand tu es resté quelque temps loin de chez toi, tu
soupires après tes foyers, et tu as su aimer ta femme et ta sœur.
Oui, tu as beau être un homme de bronze, un prince rigide sur le
trône de l'intelligence, tu as un cœur qui jamais ne se raillera du
mien. »
Puis, s'adressant aux Yv'elches, M. de Redwitz les frappe d'ana-
thèine. Il stigmatise avec un impitoyable acharnement le mensonge
welche, la perfidie welche, l'immoralité welche, la corruption
welche! A toutes ces horreurs il oppose l'honnêteté allemande, la
chasteté allemande, la piété allemande, la conscience allemande et
toutes les vertus que Dieu a récompensées d'une manière si écla-
tante en faisant passer 5 milliards des poches françaises dans les
poches allemandes.
(( Qui ne roussirait, s'écrie-t-il, d'avoir pu jadis admirer les manières
welches, parler la langue welche, adopter des maximes welches? »
. . . . De quel front cet ennemi de Dieu
Vient-il infecter l'air qu'on respire en ce lieu?
(( Qui donc aujourd'hui, poursuit-il, regarderait sans dégoût le bour-
bier welche?.. Ce que recouvrait une chair rosée éclate maintenant
comme un abcès purulent. Des cadavres putréfiés jonchent de toutes
parts ce jardin parfumé qui recouvrait un cimetière. Jamais on ne vit
pareille pourriture, qui brave toute honnêteté;... ce peuple était digne
de son Bonaparte. »
L'Allemagne elle-même, hélas! n'est pas sans reproche. Le poète
s'indigne de ne pas trouver autour de lui des enthousiasmes aussi
brûlans que le sien : « non, les cœurs ne sont pas assez pavoises. »
Les uns se permettaient de critiquer les opérations de guerre,
fâcheuses habitudes, dispositions chagrines contractées dans un
temps de paix. D'autres affectaient de craindre que Gravelotte et
Sedan ne préparassent à l'Allemagne le règne du sabre, « comme
si un peuple de héros pouvait se laisser asservir. » D'autres encore
se plaignaient qu'après avoir fait la guerre à Napoléon, on la fît à
la France, et demandaient la paix à grands cris, « race de tièdes et
de lâches. » Les femmes non plus, ô honte! ne furent pas toutes
irrépréhensibles. On en a vu qui, dans les hôpitaux, s'occupaient
de préférence des blessés ennemis, et « les dorlotaient avec des
minauderies welches. » — « Méritent-elles, ces femmes, le nom de
femmes allemandes? Non, ce ne sont que des dames, aussi peu al-
lemandes que leur langue et leur toilette... Paix, mon cœur! ne te
livre pas à la colère! oublie ces quelques gouttes d'eau sale noyées
dans un océan d'amour pur et sacré. »
316 REVUE DES DEUX MONDES.
Après cette incartade, M. de Redwitz supplie Dieu de délivrer
enfin les Allemands de leur modestie, de leur humilité, — de leur
mettre dans l'esprit qu'ils sont un peuple incomparable, le premier
peuple du monde, et en finissant il compare le nord et le sud de l'Al-
lemagne à deux cygnes voguant de conserve sous la protection de
l'aigle impériale; il souhaite que le cœur de ces cygnes soit désor-
mais semblable au chant d'un rossignol. « Dans ce cœur, dit-il, selon
la mission que j'ai reçue, je dépose ce poème du nouvel empire alle-
mand. » Grâce à Dieu, ce n'est qu'un in-douze; mais il est de poids
et de dure digestion, même pour un cœur de cygne qui chante
comme un rossignol. Cela rappelle certaine cuisine dont Henri
Heine avait tàté dans un restaurant de son pays, et qui se compo-
sait, disait-il, de sensibleries pâtissées très indécises, d'amoureux
plats aux œufs, de sincères boulettes aux prunes, de soupe plato-
nique à l'orge, et de vertueuses andouillettes de ménage. Pour re-
lever le goût, le cuisinier a mêlé du vinaigre à son lait, du poivre
à son sucre candi. Pauvres hères que nous sommes, notre estomac
welche ne résiste pas à de telles mixtures; bons ou mauvais, il ne
supporte que les goûts francs.
III.
M. Emmanuel Geibel a sur l'auteur à'Amaranthe, sans parler du
reste, cet avantage marqué, qu'il n'a pas attendu pour chanter l'em-
pire que l'empire fût fait, ni pour prédire la fête que la fête fût ve-
nue. En réunissant en un volume toutes ses poésies politiques, il les
a intitulées avec un juste orgueil les Appels du héraut {Heroldsrufe),
car il y a près de trente ans qu'il appelle et qu'il prophétise. Per-
chée sur sa tour d'ivoire, sa muse racontait aux vents, aux étoiles,
aux vagues de la mer, son amoureux martyre et le mystère de son
attente; elle sondait du regard les profondeurs de l'espace; dans
chaque tourbillon de poussière qui blanchissait à l'horizon, elle
croyait découvrir son rêve, qui l'avait entendue et qui accourait.
Que les jours, que les années ont duré à son impatience! Les des-
tins semblaient sourds à ses cris; mais rien n'a pu lasser son in-
domptable espoir. Enfin tout s'est accompli, elle a contemplé sur la
montagne les pieds du bien-aimé, qui s'avançait vêtu de pourpre,
le front ceint d'une couronne d'or entrelacée de lauriers. Si les
longues fiançailles sont de mode en Allemagne, les fiançailles de
trente ans y sont rares. Qui ne serait touché d'une telle persévé-
rance si tardivement récompensée? « 0 hymen! ô hyménée! s'é-
crie le chœur dans Aristophane, que tout le peuple fasse éclater sa
LES POÈTES DE l'eMPIRE ALLEMAND. 317
joie et forme des danses. Yoilà le moment d'apporter les torches
et de faire paraître l'épouse. »
M. Geibel est un poète en vogue. Ses douces mélancolies, ses
gaîtés tempérées, ont fait leur chemin dans le monde; on le met en
musique, et ses romances sont en possession de faire gémir et sou-
pirer tous les pianos de l'Allemagne. Comme il arrive à certains écri-
vains, le public lui est bien plus favorable que la critique. Les cen-
seurs d'office de la littérature lui reprochent de n'avoir rien de
très original, ni qui soit vraiment à lui, et de ne pas éviter toujours
le convenu, le banal, ni la fadeur. D'autres se plaignent que sa
poésie sonne creux, que, si on lit facilement ses vers, ils se laissent
facilement oublier. D'autres encore l'accusent d'avoir un tour d'es-
prit un peu philistin, et d'écrire pour les pensionnats de demoi-
selles, pour les Backfische. Il peut se consoler des sévérités de la
critique : il a le succès, et la malveillance de ses dénigreurs est
obligée de lui reconnaître deux qualités, ce je ne sais quoi qui ne
se définit pas, mais qui s'impose, le charme, et beaucoup d'étude,
la connaissance approfondie du métier, la science du vers et de la
rime comme du rhythme. Un esprit chagrin a prétendu qu'en fait
d'art notre siècle n'avait aujourd'hui de véritable supériorité que
dans l'aquarelle et dans la musique de piano. Il ne faut pas trop
ravaler le piano. Si l'âme et la profondeur lui manquent, il offre en
revanche des ressources infinies à l'agilité des doigts, aux tours de
souplesse, sans compter qu'il a ce mérite d'être un orchestre en
raccourci. Non-seulement la poésie de M. Geibel a souvent été
chantée avec accompagnement de piano, mais il est lui-même en
matière de poésie un très habile pianiste. Il a traduit dans la langue
du piano les thèmes traités avant lui par les grands poètes allemands;
cela fait une musique facile, courante et agréable. Son instrument
étant universel, il s'est essayé dans tous les genres, dans l'épopée
comme dans le drame; il a mis en vers un mythe oriental, il a
raconté le voyage de fiançailles du roi Sigiird, on a de lui un Meister
Andréa qui est une comédie, un roi Roderic, une Brunhild, une
SophonislDe, qui sont des tragédies en cinq actes, et, quel que fût
son sujet, il a fait preuve de talent; mais l'Orient, les Nibelungen,
l'Espagne, Rome, Carthage, ce brillant virtuose a tout réduit aux
proportions du piano. On regrette quelquefois les éclatantes sono-
rités de l'orchestre, les tendresses et les grincemens du violon, les
accens caverneux de la contre-basse, les tendres soupirs du haut-
bois et les fanfares de la trompette. C'est pourtant quelque chose
qu'un habile pianiste, et il faut savoir se contenter des à-peu-près.
Grâce aux ressources variées de son instrument et à la souplesse
de sa main, le poète officiel de l'empire, le Kaiserdichter, a pu du-
318 REVUE DES DEUX MONDES.
rant bien des années chanter le même air sans se répéter. Il a com-
posé pour son dieu de^ hymnes, des odes, des complaintes en ter-
cets, des chansons. En 18/i4, au bord de la mer, il écrivait ces
sonnets dont nous avons parlé plus haut; quelques-uns sont d'une
forme achevée et d'une véritable beauté, et dépassent de bien loin,
selon nous, les récentes poésies de l'auteur. L'homme est ainsi fait
que le désir l'inspire mieux que la possession. A ces sonnets, il
mêlait clés cavatines telles que celle-ci :
« A travers la nuit profonda passe un bruissement qui fait plier les
branches bourgeonnantes. Dans le vent résonne une vieille chanson, la
chanson de l'empereur allemand.
« Mon esprit est hagard, mon cœur est pesant. Je me tiens aux
écoutes; ce bruit est pareil à une armée en marche dans les nuées, ou
au frémissement d'un aigle.
« Bien des milliers de cœurs sont tourmentés comme le mien , et
comme le mien sont dans l'attente. Sur toutes les montagnes, ils mon-
tent la garde pour voir si le soleil se lève rouge.
« L'Allemagne, fiancée, déjà parée pour la noce, dort d'un sommeil de
plus en plus léger. Quand l'éveilleras-tu au bruit de tes trompettes,
quand l'emmèneras-tu chez toi, ô mon empereur! »
En 18Zi9, M. Geibel crut posséder son empereur. La veille du
jour des Rameaux, un ami l'abordant lui cria d'une voix tremblante :
Réjouis-toi, un empereur allemand vient d'être proclamé à Franc-
fort. Au même instant, de toutes les tours de la ville s'éleva un ca-
rillon de cloches qui annonçaient Pâques fleuries. « Il me sembla
que ces cloches sonnaient en l'honneur de l'empire allemand, et
l'hosanna qui leur répondait pieusement dans ma poitrine s'adres-
sait à la fois à deux rois qui faisaient leur entrée, au roi des cieux
et à celui de ce monde. » Éperdu, le poète monte à cheval et s'en-
fuit dans les bois pour s'entretenir avec eux de l'émouvante nou-
velle. Il y avait comme une musique répandue dans l'air, les sources
murmuraient le nom glorieux, les oiseaux s'égosillaient, et M. Gei-
bel pensait à Henri l'Oiseleur, au blond héros saxon, qui avait l'œil
sur le trébiichet quand le duc Éberhard lui vint ofTi-ir la pourpre et
la lance sacrée. Alors, rapprochant en lui-même le passé et le pré-
sent, son cœur se pâma. « Je pleurai comme pleure un homme
quand une grande destinée frappe de sa main puissante sur son
cœur.» 0 déception! Frédéric-Guillaume IV ne trouva pas que le
fruit fût encore mûr, il refusa de le cueillir, a Nous restâmes orphe-
lins comme nous l'avions été pendant quarante-trois ans, nous sus-
pendîmes de nouveau nos harpes aux branches des saules, et le
LES POÈTES DE l'eMPIRE ALLEMAND. 319
vent gémissait à travers leurs cordes. » Gomment ne pas admirer
de si doux transports et les saints ravissemens de cette dévotion
amoureuse? Du Vulturne jusqu'au Rhône et du Rhône jusqu'à la
Seine, pauvres Welches que nous sommes, de tels sentimens nous
dépassent. Nous avons tour à tour des gouvernemens qui nous plai-
sent, d'autres que nous supportons, Dieu le sait, avec une patience
exemplaire; mais, quels qu'ils soient, qu'ils nous agréent ou nous
fassent peur, nous ne leur sommes guère dévots. Race dure et gan-
grenée, il est des larmes que nous ne verserons jamais, et la fleur
bleue du romantisme politique ne fleurira jamais sur notre bourbier.
Le poète impérial n'a jamais perdu de vue le grand objet qui le
transportait. 11 avait par instans des mélancolies et des colères.
Dans ses mauvaises nuits, il faisait des songes symboliques qui as-
sombrissaient son réveil. Il croyait voir des abeilles cheminant sans
guide et s'égarant dans l'espace, des flèches que lançaient au ha-
sard des mains enfantines et qui retombaient impuissantes, une
escarboucle faite pour orner la couronne du monde, et qui gisait
honteusement dans la poussière de la route. Alors il gourmandait
son peuple, lui reprochait de s'occuper de tout hormis de la seule
chose nécessaire; il maudissait les partis qui détournaient l'Alle-
magne de ses vraies destinées, qui, la prenant par l'appât de la li-
berté, l'emmenaient loin des chemins où l'attendait la grande ombre
de Henri l'Oiseleur. Il s'écriait : « Quand donc reverdira le vieux
chêne? quand fleurira dans le jardin allemand la couronne de notre
empereur? Épée de l'Allemagne, jusques cà quand dormiras-tu dans
le fourreau? »
Mais sa foi ne connaissait pas les défaillances. 11 savait que l'em-
pire serait enfanté par les timpêtes, qu'il renaîtrait à la lueur des
éclairs et sur une terre inondée de sang, — et d'avance il voyait
couler ce sang fécond, sa muse s'y désaltérait. Peut-on payer trop
cher un empereur? « Le jour viendra, écrivait-il en 1859, où le
Seigneur lavera la honte de son peuple. Celui qui parla dans les
plaines de Leipzig parlera de nouveau dans le tonnerre... Alors,
portant sur ton front l'insigne de la souveraineté, tu trôneras de-
vant les nations de l'Europe, princesse sans pareille. Éclatez, écla-
tez enfin, flammes purificatrices de l'incendie du monde! Gomme un
phénix, sors de ce bûcher, aigle impérial! » Les tempêtas ont été
de parole. En février 186/1, à l'ouverture des hostilités contre le
Danemark, le poète s'écriait joyeusement : a Je te salue, sainte pluie
de fe.u, tempête de la colère qui éclates après tant d'heures d'an-
goisse! Nous guérissons dans tes flammes, et mon cœur te répond
par des battemens de joie. Aigles au puissant essor, en avant! Déjà
l'Allemagne respire et accorde ses harpes pour célébrer vos vie-
320 REVUE DES DEUX MONDES.
toires. » Trois ans plus tard, l'empire était à moitié fait, ce nouvel
empire où devaient fleurir à l'envi toutes les vieilles vertus alle-
mandes, où toutes les mains se joindraient pour prier, a où le cœur
de la vierge enfermerait des trésors d'honneur et d'innocence, où
le chérubin des chastes amours défendrait le jeune homme contre
les approches du tentateur. » M. Geibel adressait alors à Guil-
laume P'" cette étonnante parole : « Oint du Seigneur, tu nous as
rendu enfin le beau droit de nous estimer nous-mêmes. » 0 grande
Allemagne d'autrefois, école où s'est instruit tout ce qui pense en
Europe, que vous en semble? Il a fallu qu'un roi se chargeât de
vous retirer de votre bassesse et de décrasser votre nom.
Après le Danois, après l'Autriche, le Welche a mordu la pous-
sière. Pour chanter cette dernière victoire, M. Geibel a éprouvé le
besoin d'ajouter une octave à son clavier. Quand on veut célébrer
dignement le maître, il faut parler sa langue. Bien que l'empereur
Guillaume passe pour goûter médiocrement la poésie, il a eu l'hon-
neur de rajeunir un genre littéraire qui était tombé en désuétude,
et dont il a donné d'excellens modèles dans ses lettres à la reine,
d'une inspiration toute biblique, pleines du Dieu d'Israël et des ba-
tailles. L'impérial écrivain a fait école, mais ses nombreux disciples
ne l'ont point égalé ; il leur manque le je ne sais quoi qui ne se
laisse pas imiter. Nous nous souvenons cependant d'avoir lu dans
la Gazelle de la Croix, peu après la conclusion de la paix, une
poésie très sacrée et très hébraïque, qui avait un assez beau carac-
tère : « nos prières ont converti les champs de bataille en autels, et
maintenant nos guerriers reviennent couverts de gloire et chargés
de butin, beîile,schive?\ » C'est ainsi que le psalmiste s'écriait : « Tu
m'as délivré de la main des enfans de l'étranger dont la bouche
prononce des mensonges, et dont la droite est une droite trompeuse,
afin que nos fils soient comme de jeunes plantes et nos filles comme
les pierres taillées pour l'ornement d'un palais. Que nos celliers
soient remplis ! que nos bœufs soient appesantis par leur graisse ! »
M. Geibel, qui a la main déliée, qui possède à fond le mécanisme
du doigté et à qui rien n'est impossible, s'est piqué de prouver
qu'il savait dans l'occasion composer des psaumes. De tout temps il
s'est plu à faire figurer dans ses vers Jehovah ou Jahveh, la verge
du Seigneur, Sodome et Gomorrhe, et ce qu'une femme d'esprit
appelait le patois de Canaan; — mais, pour écrire son psaume contre
Babyloiie , il a dû relire tout Jérémie, tout le roi-prophète, et,
comme les guerriers allemands, il est revenu, lui aussi, chargé de
butin. Ces pastiches, élégamment tournés, ont eu du succès. Le
poète y annonçait à la France que la terre serait sombre et le ciel
ardent, que le sang monterait jusqu'aux brides des chevaux, que
LES POÈTES DE l'eMPIRE ALLEMAND. 321
les fleuves seraient encombrés de débris et de cadavres, que les
maisons brûleraient, qu'on entendrait des hurlemens dans les rues,
qu'un festin serait préparé aux loups et aux vautours; « nous ne
pardonnerons pas avant qu'agenouillés et vous reconnaissant pé-
cheurs, vous ayez abjuré l'esprit de mensonge et demandé grâce
au Seigneur qui vous juge. » Ailleurs il représentai!: le génie du
mal se conjurant avec les puissances de'i'eufer pour fonder son em-
pire dans le sang et la terreur; mais le héros de la Marche est venu,
fort et pieux, et sur sa tête volaient les chérubins dans les nuées.
<f Le dieu de la lumière a terrassé le dragon, et la ville des inso-
lentes railleries tremble sous l'épée flamboyante de l'Allemagne. »
Ces cantiques sont d'une savante facture; on croit entf'ndre le gron-
dement de la foudre, les hennissemens des chevaux, le v )1 des ar-
changes, autant du moins que tout cela peut être reproduit à force
d'arpèges et d'accords plaqués; — mais nous préférons résolument
à cette religion krupp, qui se charge par la culasse, les charmantes
romances qu'écrivait autrefois M. Geibel, ses ch^msons de prin-
temps, sa ballade du page et de la fille du roi.
Dieu soit loué, la dernière pièce des Ilcroldsrufc est consacrée à
chanter la paix. Le refrain en est ainsi conçu : « louange au Sei-
gneur, au puissant Sauveur, qui, par ses conseils merveilleux, nous
a redressés dans la tempête, et aujourd'hui s'approche de nous
comme un doux murmure! » Cependant ce chant de paix est encore
belliqueux; le poète y convie l'Allemagne à un dernier combat, à
une suprême victoire. « Que celui qui pendant la guerre marchait
devant nous dans une nuée de feu donne à notre peuple la force de
vaincre une fois encore, la force d'extirper des cœurs la sombre se-
mence du mensonge, et tout ce qui reste de welche dans les pen-
sées, dans les mots et dans les actions, dus Welscluhnm auszumer-
zen in Glaubcu, Worl und TJiatl » Voilà le vœu final de M. d'ibeî.
Il ne sera content et rassuré que lorsqu'aura disparu à jamais la
dernière trace du dernier de ces Welches à qui Goethe déclarait de-
voir la meilleure partie de ce qu'il savait, et qui, faute de mieux, ont
donné au monde Michel-Ange et Poussin, Dante et Molière, Galilée
et Descartes, Torricelli et Laplace, Volta et Lavoisier, Machiavel et
Montesquieu, Beccaria et Mirabeau. Alors fleurira sur toute la terre
la vertu allemande, que célébreront d'agréables virtuoses, et l'hy-
pocrisie respirera plus à l'aise; car, les Welches étant morts, il ne
s'écrira plus de PaïUagriœl, ni de Provinciales, ni de Tarlnfc. En
vérité, le monde sera heureux ; la vertu allemande n'est pas aussi
triste et incommode qu'on pourrait le croire. « Il y a chez nous de
la vertu et des mœurs, a dit un poète allemand; cependant nous
nous donnons en cachette- de bien doux plaisirs. r>
TOME xcvin. — 1872. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
La critique d'outre-Rhin a traité avec rigueur les chantres de Se-
dan et du nouvel empire; elle a loué leurs intentions beaucoup
plus que leurs vers. On a pu lire, dans un recueil qui a de l'autorité
[Im neiien Reich), qu'il était permis de s'étonner que de si grands
événemens eussent si mal inspiré les poètes. Il est probable que ni
psaumes ni sonnets ne passeront à la postérité, que rien ne survi-
vra, sinon les simples rimes du fusilier Kutschke, poésie de corps de
garde, vive d'allure, pleine de gaillardise, et qui ne manque pas
de bouquet.
Was kraucht da in dem Busch Uerum?
Ich glaub', es ist Napolium.
Was liât er rum zu krauchen dort?
Drauf, Kameraden, jagt ilui fort!
« Qui rôde là-bas dans le buisson? Je crois que c'est Napoléon. Qu'a-
t-il donc à rôder par là? Sus, camarades, foncez sur lui! »
Le talent serait-il devenu si rare en Allemagne? « L'âge d'or de la
poésie n'est plus, a dit l'auteur des Heroldsmtfe; mais l'enthou-
siasme fait retentir dans ce siècle de fer plus d'une chanson ailée. »
M. Geibel est trop modeste, son talent ne fait pas question; ce qui
lui manque, c'est précisément l'enthousiasme, celui qui ne s'échauffe
jamais à froid, celui qui jamais ne se bat les flancs, Kœrner et Arndt
étaient loin de savoir le métier comme lui; mais dans ces poètes de
1813 tout est sincère et vibrant, la colère comme la foi, la piété
comme la passion ; ils avaient le cœur sur les lèvres, et dans leur
bouche liberté, Dieu, patrie, tous les mots ont un sens. Chantez
ce qu'il vol»s plaira, les roses ou les batailles, la Providence ou le
hasard, votre pays ou l'univers, si vous avez la franchise de l'inspi-
ration, vos vers seront assurés de vivre.
Les talens n'ont pas manqué au sujet, mais le sujet a manqué au
talent. Les Allemands sont ainsi faits que le plaisir, le bonheur, la
gloire, le succès, ne leur suffisent point; ce n'est pas assez qu'on les
envie ou qu'on les admire, ils exigent qu'on les approuve et qu'on
les estime. Les AVelches ont découvert depuis longtemps qu'il se
passe dans ce monde beaucoup de choses où la vertu n'a rien à
voir, et quand ils vont en bonne fortune ou en quelque endroit où
leur conscience pourrait les gêner, ils ont soin de la laisser à la
porte, quitte à la reprendre en sortant. L'Allemand ne se résigne
pas ainsi à se séparer de sa conscience ; il entend qu'elle soit de
toutes ses affaires, de tous ses plaisirs, et il l'emmène partout
avec lui. Ces consciences qui ont été menées ou traînées partout,
qui ont tout vu et trempé dans tout, deviennent prodigieusement
LES POÈTES DE l' EMPIRE ALLEMAND. 323
habiles à tout justifier; elles n'ont rien vu qui ne fût édifkant, elles
revêtent la robe blanche des lévites pour célébrer avec attendris-
sement les vertus qui leur ont été données en spectacle, et, par
manière de conclusion, elles déclarent que la vertu a tous les
droits, que le monde entier lui est promis en récompense : cherchez
d'abord le royaume de Dieu, et tout vous sera accordé par-dessus.
Tel ce moine qui soutenait que le bon gibier avait été créé pour les
religieux, et que, si les perdreaux, les faisans, les ortolans, pouvaient
parler, ils s'écrieraient : « Serviteurs de Dieu, soyons mangés par
vous! » Il y a là peut-être matière à un fabliau; mais je doute, ô
serviteurs de Dieu, que l'Alsace mangée par vous puisse vous four-
nir le motif d'un dithyrambe ou d'une ode. S'il est permis de vanter
son appétit, il faut toujours avoir le style de son sujet.
Le fusilier Kutschke est un bonhomme; il est carré des épaules
et très rond en affaires, il ne cherche pas midi à quatorze heures.
Il a entendu Napolium rôder dans le buisson, il a pris son fusil. Le
fusil était bon, les camarades étaient solides.
Napolium, Napolium,
Mit deincr Sache gelit es krumm.
« Napoléon, Napoléon, le diable s'est mis dans tes affaires. » Les
poètes officiels parlent autrement, ils donnent dans le phébus : ce
qui selon eux a vaincu à Wœrth et à Sedan, ce n'étaient pas les fusils
et les canons, c'était l'humilité, la tempérance et la chasteté alle-
mandes conduites par saint Michel en personne. Kntschke n'a pas
vu saint Michel, et on l'étonneiait beaucoup en lui parlant de sa
chasteté et de sa tempérance; mais il a une idée, qui est simple :
il veut à toute force entrer à Paris pour y rabattre le caquet de la
grande nation.
Und die franzos'sche Grossmaulschaft
Auf ewig wird sie abgeschafft.
Les poètes officiels le prennent sur un autre ton ; ils fulminent
des anathèmes contre Babylone; si leur peuple aspire à conquérir
le monde, c'est qu'il a reçu mission de Dieu pour !e régénérer. Ils
font des phrases, le fusi'ier Kulschke n'en fait point, et les poètes
de 1813 n'en faisaient pas non plus, ta phrase est la mort de la
poésie et la ressource des consciences qui ont la rage de s'ingérer
dans ce qui ne les regarde pas.
La déconvenue de Raton est le fond de l'histoire universelle. Il
tire les marrons du feu, Bertrand les croque; l'un a de la main,
l'autre est habile. Raton n'était pas content, nous dit le fabuliste,
et il ajoute :
32Zt REVUE DES DEUX MONDES.
Qu'ainsi ne le sont pas la plupart de ces princes,
Qui, flattés d'un pareil emploi.
Vont s'échauder en des provinces
Pour le profit de quelque roi.
Cette aventure est toujours piquante; mais il ne faut pas, en la ra-
contant, s'accompagner de la harpe de David. Tout le monde sait
que les Allemands n'ont pas fait ce qu'ils voulaient faire, qu'ils ont
subi leur destinée, qu'une puissance infiniment ingénieuse a ex-
ploité le sentiment national et l'enthousiasme unitaire au profit de
son ambition, et que, si les destins lui sont propices jusqu'au bout,
avant peu il n'y aura plus en Allemagne que 50 millions de Prus-
siens. On ne saurait trop admirer l'habileté consommée qui a pré-
sidé à cette grande entreprise et la conduite des guerres qui en ont
assuré le succès; elles font également honneur au mérite des gé-
néraux, à l'excellence des institutions. Il faut savoir se contenter
d'être heureux, envié et redouté; c'est encore un assez beau par-
tage. Si votre gloire et votre force sont incontestables, c'est en vain
que vous voudriez nous faire croire à vos principes, nous vous di-
rons avec Corneille :
Vous en avez beaucoup pour être de vrais dieux.
Ces principes incompatibles vous jettent dans des contradictions qui
font tort à vos vers. Vous voudriez vous faire passer pour d'honnêtes
bourgeois dont un brigand est venu assaillir la maison et qui ont
fait justice du brigand, — et voilà trente ans que vous convoitez le
bien d' autrui, que vous hissez votre drapeau sur la cathédrale de
Strasbourg! Vous invoquez le droit qu'ont les peuples de s'appar-
tenir, de se constituer à leur guise, et ce droit vous le foulez inso-
lemment aux pieds à Metz et en Alsace. Vous vous êtes cent fois
indignés contre l'humeur conquérante de la France, et le premier
usage que vous faites de votre force, c'est de vous agrandir par des
conquêtes. Vous lui avez reproché son empereur, et vous n'avez eu
rien de plus pressé que de vous en donner un, qui a le droit de
mener ses peuples en guerre sans les consulter. Vous avez censuré
l'incommode jactance de la grande nation, et vous fatiguez tous les
échos de l'Europe de l'énumération de vos grandes vertus. Vous
avez fait ou on vous a fait faire une brillante campagne qui vous
rapporte deux provinces et 5 milliards, et vous entendez que l'on
admire votre générosité; la main sur la conscience, invoquant le
Dieu du Thabor et du Golgotha, vous vous donnez pour les régéné-
rateurs du monde. Étrange contre-sens! quand on a fait un bon
coup et qu'on éprouve le besoin de fêter religieusement soa succès,
LES POÈTES DE l' EMPIRE ALLEMAND. 325
on laisse le Christ en paix, on élève un autel à Mercure, dieu des
milliards, dieu du commerce et d'autre chose.
Les poètes de 1813 avaient du caractère, le fusilier Kutschke en
a aussi. Il est bourru, un peu brutal, et il a ses nerfs. Le bruit que
faisait Napolium dans le buisson lui a échauffé les oreilles, il a crié
haro sur î'écornifleur. Il sait très nettement ce qu'il est et ce qu'il
veut : il s'appelle Kutschke, et il n'aime pas les rôdeurs, ni les gens
dont le cas est louche. Quant au reste, ne lui demandez pas son
avis, il n'en a point, et c'est pour cela qu'il a mérité d'être traduit
en islandais, en sanscrit et en babylonien (1). Les poètes officiels ne
savent pas comme lui ce qu'ils veulent et ce qu'ils sont; ils flottent
dans un chaos d'idées contradictoires, qu'ils ne réussissent pas à
débrouiller, et leurs images bariolées trahissent les incohérences
de leur pensée. Il s'est fait dans leur cœur un mariage désassort
entre la sagesse tolérante et lumineuse qu'ils ont apprise des grands
écrivains de la grande Allemagne et un patriotisme étroit, exclusif,
chagrin, qu'ils ont longtemps reproché à la France, et qui, dans
la seconde moitié du xix^ siècle, est un humiliant anachronism.e.
Ces poètes qui jouent sur leur chalumeau ou sur leur clavecin
des sonates sanguinaires, qui font des odes à la sainte mitraille
et croient à la régénération du monde par le canon Krupp, sont
des civilisés cherchant avec effort à s'inoculer des passions bar-
bares; mais l'esprit de leur siècle est en eux et les condamne.
Ils s'exercent laborieusement au mépris comme à la haine, ils tâ-
chent de se persuader qu'ils sont le pur froment, qu'il ne pousse
hors de leurs frontières qu'une folle ivraie, des orties, des herbes
vénéneuses. S'arrogeant les fonctions du souverain juge, de l'éter-
nel vanneur, leur superbe justice balaie d'un souffle toute cette
paille et ces ordures; mais ils sont trop éclairés, trop réfléchis pour
prendre leurs anatbèmes au grand sérieux, et quand ils parlent de
la pourriture welche, ils savent qu'il y a partout de la corruption,
que le chérubin des chastes amours n'empêche pas le tentateur de
tailler beaucoup de besogne à la police de Berlin. Ces haines et ces
mépris sont une leçon apprise, aussi bien que ce nouveau caté-
chisme qui enseigne que le ciel, son soleil et ses tonnerres appar-
tiennent à l'Allemagne, qu'ils sont à ses ordres, qu'elle en dispose
comme de son bien, que Dieu est allemand, qu'il porte à sa cou-
(1) L'érudition se mêle de tout en Allemagne. La chanson de Kutsclikc a été tra-
duite à grands coups de dictionnaire en grec et en hébreu, en sanscrit et en arabe, en
provençal et en lithuanien ; elle a même été transcrite en hiéroglyphes et en carac-
tères cunéiformes. L'une de ces traductions est en vers français, qui valent à peu près
ceux de M. de Redvvitz. Nous souhaitons que la transcription babylonienne soit mieux
venue.
g26 REVUE DES DEUX MONDES.
ronne une cocarde noire, blanche et rouge comme le pavillon de la
iDarine allemande.
A force de répéter certaines choses, on les croit à moitié; — il est
Lieu difficile de les croire tout à fait dans un pays qui a produit
Lessing, Goethe et Humboldt. M. Geibel a-t-il une foi sincère, en-
tière, inébranlable, cella qui transporte les montagnes, non-seule-
ment au chérubin des chastes amours, mais encore à ces autres
chrrubins qui à Gravelotte couvraient de leurs ailes son empereur,
le héros de la Marche? M. Geibel ressemble à ce Mustapha dont
parle Voltaire, qui croyait que l'ange Gabriel descendait souvent
de l'empyrée pour apporter à Mahomet des feuillets de l'Alcoran
écrits en lettres d'or sur du vélin bleu; tout en croyant fermement,
il sentait quelques nuages de doute s'élever dans son âme. M. Gei-
bel en est là; on peut dire de lui comme de Mustapha qu'il croit
ee qu'il ne croit pas, qu'il s'accoutume à prononcer, à l'exemple
de son mollah, certaines paroles qu'il prend pour des idées. Aussi
a-t-il peine à s'entendre avec lui-même, et comme lui, cœurs par-
tagés, ses confrères sont en proie à la misère des contradictions.
Dans leurs vers s'entremêlent et s'entre-choquent le dieu des ba-
tailles et le dieu de la raison, Jehovah et l'absolu, Fichte et l'Alco-
ran, la philosophie et les archanges, les capucinades et les vérités,
la grande Allemagne et la petite. Non, votre vin n'est pas franc; il
sent la fabrication et le bois de campêche. Passe encore si cette
boisson procurait une joyeuse ivresse ! Elle ne fait monter au cer-
veau que de noires fumées. Ce triste vin est un vin triste.
11 y avait jadis un génie qui s'appelait Gwyn-Araun; il était, dit
l'histoire, sorti d'un nuage comme un éclair. Nourri par la magi-
cienne Morgan , il faisait honneur à son lait et à ses soins : bien
qu'il n'eût pas trois pieds de haut, il était devenu le véritable roi
des enchantemens et de la féerie. A son cou pendait un cor d'ivoire
qui avait la vertu de faire danser la mélancolie, chanter la tris-
tesse. Son cheval, appelé Karn-Groun, le transportait en un clin
d'œil d'un bout de la terre à l'autre. Il prenait à son gré toutes les
formes, tous les visages, et prêtait sa figure à qui bon lui sem-
blait. Initié à tous les mystères, il conversait familièrement avec
les étoiles comme avec les fleurs, et les choses, non plus que les
iunes et les dieux, n'avaient pour lui rien de caché. Au demeurant,
il n'employait sa puissance qu'à obliger et à secourir les hommes.
Généreux, bienfaisant, il leur donnait de sages conseils; il rectifiait
leurs préjugés, étendait leur esprit, guérissait leurs blessures et
leurs colères, les consolait, les pacifiait. Un jour, Gwyn eut la ma^-
lencontreuse idée de prier à dîner un solitaire, un ermite d'hu-
meur farouche, nommé Kollenn. L'ermite se présente au palais;
LES POÈTES DE l'eMPIRE ALLEMAND. 327
sans prendre le temps d'en admirer les colonnades, il traverse à
grands pas la cour d'honneur, où une foule de sylphes et de syl-
phides d'une incomparable beauté dansaient aux sons d'une harpe
magique. Il entre brusquement dans la salle à manger; la table
était dressée, u Tu n'as qu'à le vouloir, lui dit le génie, et les plats
d'or et les coupes de diamant que tu vois vides devant toi se rem-
pliront à l'instant des mets les plus exquis, des liqueurs les plus
douces. — Tu es le diable, lui répliqua le saint, et je ne vois ici
que des feuilles sèches. » A ces mots, tirant de dessous sa haire
son flacon d'eau bénite, il le vida sur la table. Aussitôt le palais,
les portiques, les sylphes, le roi des fées lui-même, tout disparut.
On ignore ce que Gvvyn est devenu. Voilà l'histoire de la poésie al-
lemande. Elle a invité chez elle un hôte fâcheux, un margnillier, un
sacristain à l'œil plombé, au front étroit, au teint bilieux, qui s'ap-
pelle Kollenn ou le chauvinisme. Il s'est présenté tenant à la main
une fiole pleine d'une acre eau bénite, où il avait distillé beaucoup
de fiel et d'absinthe; — les vases d'or et les coupes de diamant se
sont évanouis comme les fantômes d'un songe. 11 n'y a plus sur la
table que des feuilles sèches.
Nous avons pleine confiance dans l'avenir littéraire de l'Alle-
magne, elle a encore beaucoup à nous donner. Nous osons croire
que Kollenn aura prochainement épuisé toute sa provision d'eau
bénite, qu'il ne lui en restera plus une seule goutte pour ses tristes
aspersions, qu'il pendra son goupillon au croc et que le roi des fées
reviendra; — mais aussi longtemps que les poètes d'outre-Rhïn
n'auront pour s'inspirer que le mépris du Welche ou l'adoration de
leurs propres vertus, nous préférerons à leurs sonnets comme à
leurs psaumes l'histoire des trois Caîenders et de quelques dames
de Bagda !; c'est plus gai et en vérité plus instructif. Et nous reli-
rons aussi certains poètes du temps passé, Hœlderlin et ses épi-
grammes contre la fausse dévotion qui fait servir les dieux au
décor de sa rhétorique et à l'arrondissement de ses périodes, Uh-
land, Lenau, Platen surtout, ce noble talent qui eut le tort, il est
vrai, d'aimer la France, d'admirer Corneille et d'aller finir ses jours
chez les Welches. « Assurément, disait-il, c'est une belle vertu que
la fidélité; cependant la justice est plus belle encore, et quand je
devrais mourir un jour abandonné et solitaire, je veux arracher leur
capuchon aux hypocrites. Ce n'est pas la peine d'être un pied-plat.»
Aliziehn den Heuchlern will ich ihre Kutten;
Nicht lohnt's der Miihe echlecht zu sein.
Victor Cherbuliez.
UN MINISTRE
DU ROI PHILIPPE LE BEL
GUILLAUME LE NOGARET.
PREMIÈRE PARTIE.
L'ATTENTAT D'ANAGNI.
Le règne de Philippe le Bel est peut-être le plus extraordinaire
de notre histoire. Jamais le gouvernement de la France ne fut plus
original, plus tranché, plus hautement novateur. Rompant avec les
principes les plus essentiels de la société du moyen âge, le roi petit-
fils de saint Louis inaugura définitivement sur les ruines du droit
ancien la conception de l'état, le pouvoir absolu du souverain, l'im-
moralité transcendante de la politique, une sorte de protestantisme,
si l'on convient de désigner par ce mot la dévolution faite au laïque
des fonctions relatives au maintien de la foi et à la surveillance de
l'église. Peu de règnes cependant ont été jusqu'à nos jours plus
mal connus. Ce roi extraordinaire, dont l'action cachée se montre
partout si puissante, reste pour l'historien un mystère. On ne sait
presque rien de sa personne; il n'a eu ni Joinville ni Commines; les
chroniqueurs ne donnent qu'une idée tout à fait insuffisante de ses
desseins. Les hommes qui l'entourèrent semblent de même avoir fui
la publicité; leurs mémoires, leurs projets sont restés ensevelis jus-
qu'à notre temps dans les archives secrètes de l'état. Vigor, Fran-
çois Pithou, Dupuy, Baillet, les gallicans du wii*^ siècle, commen-
cèrent les premiers à percer cette obscurité; mais ils se bornèrent à
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 329
éclaircir ce qui intéressait les luttes ecclésiastiques. C'est à la cri-
tique de notre temps , aux vastes travaux sur l'histoire nationale,
qui soLit la gloire de notre École des chartes et de l'Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, qu'il était réservé de présenter un
tableau clair et certain de ces années obscures et pourtant si déci-
sives. Tout était à débrouiller. Les pièces originales de la politique
de Philippe sont assez nombreuses, mais elles présentent des diffi-
cultés particulières; les dates que leur assignent Dupuy, Baillet,
Raynaldi, sont presque toutes fausses; aucun récit historique con-
temporain ne pouvant servir à les lier entre elles et à les agencer,
il faut, pour en déduire les faits, beaucoup d'attention, de patience
et de sagacité. Cette tâche a été parfaitement remplie par M. Bou-
taric (1) et par M. Natalis de Wailly (2). Grâce au zèle de ces deux
investigateurs, nous possédons maintenant une trame excellente du
règne de Phili])pe IV; on pourrait avec leurs travaux faire presque
jour par jour l'histoire du prince, de ses ministres, de ses conseil-
lers. Il y a un an, nous essayâmes de résumer ici les travaux de
MM. Boutaric et de Wailly sur un des publicistes de Philippe, l'a-
vocat Pierre Du Bois (3); aujourd'hui nous tenterons la même chose
pour le plus célèbre des hommes énergiques qui attachèrent leur
fortune à celle du plus audacieux des rois. Guillaume de Nogaret
n'est un modèle à suivre pour personne; mais tout ce qui est puis-
sant doit passer à sa manière pour une salutaire leçon. Poussées à
un certain degré de force et employées pour de grandes causes,
l'impudence même et la scélératesse donnent une haute idée de la
race, et, comme la lecture d'une pièce de Shakspeare, d'où Dieu
et le sens moral sont absens, elles élèvent, assainissent, ne fût-ce
que par la réaction qu'elles provoquent et par l'espèce d'effroi
qu'elles inspirent.
I.
Guillaume de Nogaret naquit à Saint-Félix de Carmaing ou Ca-
raman, aujourd'hui chef-lieu de canton du département de la Haute-
Garonne, qui faisait alors partie du Lauraguais et du diocèse de Tou-
louse. On ignore la date précise de sa naissance. Ce nom de Nogaret,
équivalent de Nogarède ou Nougarède, est la forme méridionale
d'un mot dont la forme française serait JSoyeraie; aussi le sceau de
notre Nogaret porte-t-il pour armes un noyer de sinople en champ
(1) La France sous Philippe le Bel. Paris, 1861; Notices et extraits des manuscrits
de la Bibliothèque nationale, t. XX, S*" partie; Revue des questions historiques, t. X
et XI (1871 et 1872).
(2) Recueil des historiens de la France, t. XXI et XXII.
(3) Revue des Deux Mondes, 15 février et 1" mars 1871.
330 BEVUE DES DEUX MONDES.
d'argent. Il paraît qu'il y a eu près de Saint- Félix un fief appelé
Nogaret, mais ce nom put être postérieur à l'anoblissement de Guil-
laume, et venir de sa famille.
L'homme célèbre dont il s'agit appartenait à cette portion éclai-
rée, intelligente, pleine de feu, de la race languedocienne qui, au
xiii*' siècle, sous le couvert du catharisme, au xvi- siècle et de nos
jours, sous le couvert du calvinisme, a su invariablement protester
contre les superstitions dominantes. Le grand-père de Guillaume
fut brûlé comme patarin. La terreur religieuse qui régna dans le
midi pendant tout le xiii'' siècle pesait lourdement sur les familles
qui avaient vu im de leurs membres condamné par l'inquisition.
Le père de Guillaume eut probablement à en souffrir; Guillaume
lui-même s'entendit reprocher toute sa vie la mort de son grand-
père, mort qui est à nos yeux un courageux martyre, mais qui pas-
sait alors pour la plus triste marque d'infamie.
La famille de Nogaret n'était pas noble. Aucun titre antérieur à
1299 ne donne à Guillaume le titre de miles; dom Vaissète, avec sa
critique ordinaire, a relevé des preuves positives qui établissent
qu'en 1300 il était un anobli de fraîche date; Jacques de Nogaret,
tige des Nogarets d'Épernon, ne fut anobli que par Charles V. On
sait que les anoblissemens, rares encore sous le règne de Philippe
le Hardi, se multiplièrent sous le règne de Philippe le Bel.
Guillaume de Nogaret se voua de bonne heure à la profession
qui, depuis la dpuxième moitié du xiii^ siècle, a conduit en France
aux premières fonctions de l'état. L'étude des lois arrivait à une
importance extraordinaire et primait déjà de beaucoup la théologie.
Guillaume débuta dans la vie avec le simple titre de magister et de
clericus. L'amour-propre des Toulousains, qui les a portés à se rat-
tacher Nogaret comme un compatriote, les a induits aussi à pré-
tendre qu'il fit ses études à Toulouse. Le fait est que c'est vers
1291 que nous commençons à posséder quelques renseignemens
certains sur Nogaret, et qu'à cette époque nous le trouvons a doc-
teur en droit et professeur ès-lois » à Montpellier; il y était en-
core en 1293. En 129/i et 1295, il est juge-mage [jiidex major)
de la sénéchaussée de Beaucaire et de Nîmes. En décembre 1294,
Alphonse de Bouvrai, sénéchal, le charge d'une commission déli-
cate. Il n'y avait qu'un an que le roi avait pris possession de Mont-
pelliéret par ledit sénéchal. Selon sa constante pratique, Philippe
cherchait à profiter du pied qu'il avait mis dans Montpellier pour
étendre ses droits sur la ville entière et supprimer les droits qui
restreignaient le sien. Le sénéchal fit citer les habitans de la ville
et de la baronnie de Montpellier à se trouver en armes à un lieu
marqué; ils refusèrent. Le sénéchal alors fit assigner à son tribuna
le lieutenant du roi de Majorque à Montpellier et les consuls de la
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 331
ville pour rendre compte de ce refus. Ils comparurent le samedi
avant la Saint-André (30 novembre), donnèrent par écrit les raisons
de leur conduite, et en appelèrent au roi. Le sénéchal, au mois de
décembre, chargea Guillaume de Nogaret de réfuter l'argumentation
des consuls. Tout d'abord iNogaret nous paraît ainsi comme un de
ces légistes qui ont contribué, au moins autant que les hommes
d'armes, à construhe l'unité française et à fonder La puissance de
la royauté. Nul doute que dès cette époque il n'ait énergiquement
secondé la politique de Philippe le Bel, qui, surt>jut dans le midi,
consistait à séculariser la société et à transférer au pouvoir laïque
plusieurs attributions qui jusque-là avaient été entre les mains du
pouvoir religieux.
Ce fut probablement en 1296 que Nogaret fut appelé par le ro
pour faire partie de son conseil, et devenir l'agent des principales
affaires de la royauté. En cette année, il intervient pour régler les
difficultés qu'entraînait la réunion du comté de Bigorre à la couronne
de France. En cette même année, il remplit une mission pour le roi
et la reine dans les comtés de Champagne et de Brie. Il y porta,
ce semble, l'âpreté anticléricale dont il donna plus tard tant de
preuves; nous voyons en effet le clergé de Troyes réclamer énergi-
quement contre ses décisions. En 1298, il juge dans les affaires les
plus graves du parlement. En 1300, il est député par le roi pour
faire la recherche de ses droits au comté de Champagne. C'est en
1299 qu'il fui anobli. Les actes de 1298 ne lui donnent que le titre
de magister', au contraire, dans un acte passé à Montpellier à la fin
de juillet 1299, il est qualifié miles ou « chevalier. » C'est sous le
règne de Philippe le Bel que l'on voit paraître ces « chevaliers ès-
lois » que l'on peut considérer comme la vraie origine de la noblesse
de robe. On appelait ainsi les l^^glstes qui avaient été créés cheva-
liers sans avoir porté les armes. Le titre officiel de Nogaret sera
désormais legum doctor et miles ^ ou miles et legum prof essor, ou
simplement miles régis Franciœ, chevalier du roi de France. Une
classe d'hommes politiques, entièrement nouvelle, ne devant sa for-
tune qu'à son mérite et à ses efforts personnels, dévouée sans ré-
serve au roi qui l'avait créée, rivale de l'église, dont elle aspirait
en bien des choses à prendre la place, faisait ainsi son entrée dans
l'histoire de notre pays et allait inaugurer dans la condi^e des
affaires un profond changement.
En 1300, Nogaret figure pour la première fois dans la grande lutte
qui devait rendre son nom célèbre, c'est-à-dire dans le différend du
roi Philippe le Bel et du pape Boniface VIII. Ce différend avait com-
mencé l'an 1296. La réconciliation du roi et du pape, après leurs
premiers démêlés, n'avait été qu'apparente; deux orgueils rivaux
aussi énormes que celui de Boniface et celui de Philippe ne pou-
332 REVUE DES DEUX MONDES.
valent vivre en paix. Poussant à l'extrême les ambitions politiques
de la papauté italienne, Boniface ne- voulait souffrir que rien se fît
en Europe sans sa permission. La sentence arbitrale qu'il avait ren-
due le 30 juin 1298 entre le roi de France et le roi d'Angleterre
était une source de difficultés sans fm. Le pape surtout n'admettait
à aucun prix que le roi de France reconnût pour roi des Romains
Albert d'Autriche, arrivé à l'empire par le meurtre d'Adolphe de
Nassau. Un sentiment supérieur à l'affreuse barbarie de son temps
guidait souvent Boniface; mais la prétention de régner sur toute
l'Europe sans armée qui lui appartînt, dans un temps où la force
devenait la mesure du droit, était chimérique. C'est dans ces cir-
constances que Philippe envoya au pape une ambassade à la tête
de laquelle était Nogaret. Le roi se disait sérieusement disposé à
partir pour la croisade; c'était uniquement en vue de faciliter une
telle entreprise qu'il avait accepté la sentence arbitrale du pape;
l'alliance particulière qu'il avait conclue avec le roi des Romains
n'avait pas d'autre but. — Des députés d'Albert d'Autriche se trou-
vaient en même temps à Rome; INogaret se mit en rapport avec
eux, et les deux ambassades allèrent ensemble trouver Boniface.
Le pape resta inflexible. Nogaret eut beau alléguer l'éternel ar-
gument dont aimaient à se couvrir les avocats gallicans de Phi-
lippe le Bel, l'intérêt de la croisade. Boniface soutint que Phi-
lippe n'exécutait de la sentence arbitrale que ce qui lui convenait;
il trouva mauvais que le roi et l'empereur fissent leurs traités
sans sa participation, et il déclara qu'il voyait dans leur alliance
une ligue contre lui. Boniface insinuait ouvertement que, si le roi
des Romains ne donnait la Toscane à l'église romaine, il ne régne-
rait jamais en paix, qu'on trouverait moyen de lui susciter des
affaires qui l'empêcheraient de s'établir. — Nous ne connaissons
les faits dç cette ambassade que par Nogaret lui-même, et il est
probable que les besoins de son apologie ont eu beaucoup de part
dans la manière dont il en présente le récit. S'il fallait l'en croire,
le pontife se serait violemment emporté, et aurait tenu sur le roi
des propos si désobligeans que l'ambassadeur se serait vu forcé de
prendre hautement la défense de son maître et d'adresser à Boni-
face sur diverses actions de sa vie passée et sur sa conduite pré-
sente ^es avis qui équivalaient à des reproches. On serait mieux
assure de ce fait si plus tard l'astucieux légiste n'avait eu un in-
térêt suprême à ce que les choses se fussent passées de la sorte.
Après l'attentat d'Anagni, Nogaret soutiendra qu'il avait prévu de-
puis 1300 les maux que devait causer au monde l'humeur du pape,
et que dès lors le zèle qu'il avait pour le repos de l'église ainsi que
son ardeur jalouse pour l'honneur de la France le portèrent à dire
à sa sainteté ce qu'il avait cru capable de lui ouvrir les yeux.
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 333
Cette admonition, vraie ou prétendue, sera la base sur laquelle
Nogaret essaiera de s'appuyer pour prouver que Boniface était un
incorrigible, et que, l'ayant semonce en vain, il avait eu, lui No-
garet, le devoir de procéder par la force contre un ennemi aussi
dangereux de l'église.
On a mêlé Nogaret avec Plaisian, Flotte et Marigni au parlement
de Senlis (1301) contre Bernard de Saisset, mais on n'a pu fournir
les preuves d'une telle assertion. On a donné aussi Nogaret pour
compagnon à Pierre Flotte dans son voyage à Rome en l'an 1301,
voyage qui amena l'éclat de la bulle Ausculta fili, mais cette sup-
position paraît gratuite. Au contraire nous possédons les pièces ori-
ginales de deux missions qui lui furent confiées en 1301, et où il
eut pour collègue Simon de Marchais. Par la première de ces pièces,
il est chargé de choisir et de nommer un gardien pour l'abbaye de
Luxeuil. L'autre mandat nous révèle combien le souci des intérêts
commerciaux était vif chez les hommes d'affaires qui entouraient
Philippe. La Seine n'était alors navigable que jusqu'à Nogent. Le
roi a entendu dire qu'on pourrait la rendre navigable jusqu'à Troyes
ou même plus loin vers la Bourgogne, et aussi qu'il serait pos-
sible d'établir une ligne de navigation fluviale de la Seine à Pro-
vins. 11 donne aux deux chevaliers des pleins pouvoirs pour l'exé-
cution de ces travaux et en particulier pour indemniser les moulins
qu'il sera nécessaire de déplacer. Au milieu de tant d'actes d'une
administration peu scrupuleuse, on est heureux de trouver une
pièce qui allègue pour motif le bien public, inséparable de celui
du roi [ad utilitatem puhlicayn et noslram). Les dépenses doivent
être faites par les villes, les localités et les personnes qui tireront
profit de ladite canalisation. On ne sait si l'ordre de Philippe fut réa-
lisé; la Seine, en tout cas, n'est restée navigable que jusqu'à Méry,
entre Nogent et Troyes.
En 1302, Nogaret reçoit une commission plus singulière : le roi le
charge par lettres patentes de recueillir les coutumes de la ville de
Figeac. Nogaret fit exécuter le travail par un clerc dont on possède
aux archives nationales la rédaction originale chargée de ratures;
à la marge sont des notes brèves, dures, impératives, non est utile,
non est rationis, d'une belle et forte écriture, qui est sûrement celle
de notre légiste. M. Boutaric croit que la rédaction définitive ne fut
pas faite ou du moins ne fut pas mise en vigueur. En cette môme
année 1302, on dit que le roi nomma Nogaret « chevalier de son hô-
tel, » et lui confia le commandement de 200 hommes d'armes. Beau-
coup de biographes ont supposé que ce fut aussi en 1302 que le roi
l'investit de la garde du grand sceau, et qu'il succéda dans cette
charge à Pierre Flotte, tué à la bataille de Courtrai (11 juillet 1302).
Dom Yaissète a victorieusement réfuté cette erreur. Nogaret n'a été
33A REVUE DES DEUX MONDES.
chargé de La garde du grand sceau qu'à partir du 22 septembre
1307; nous montrerons même que Nogaret ne fut jamais propre-
ment chancelier, et qu'il ne fut appelé ainsi que par une sorte
d'abus. « Il paraît cependant, ajoute dom Yaissète, qu'il exerça
quelque charge dans la chancellerie et peut-être celle de secré-
taire du roi, car il est écrit sur le repli d'une charte du roi du
mois de juin 1302 : Per domlnum G. de Nogareto. »
Sans document précis et par simple supposition, on a mis Noga-
ret parmi les légistes qui, au commencement de 1302, entourent
le roi et lui donnent les miOyens de répondre aux agressions pa-
pales. Une telle supposition est assurément très vraisemblable. Ce-
pendant ce n'est qu'au commencement de 1303 que Nogaret joue
dans la grande lutte un rôle principal. A ce moment, i'animosité du
pape et du roi arrivait à son comble. Les ennemis acharnés de Boni-
face, les Colonnes, étaient en France, et mettaient au service du roi
leur profonde connaissance des intrigues italiennes. Boniface, par
son caractère hautain et sa manie de se mêler de toutes les affaires,
avait fait di 'border la haine. Les Florentins, les gibelins, les Co-
lonnes, les Orsini eux-mêmes, le roi de France, le roi des Romains,
les moines, les mendians, les ermites, tous étaient exaspérés contre
lui. Les saints, tels que Jacopone de Todi, le souvenir sans cesse
tourné vers leur homme de prédilection, Pierre Célestin, que le
nouveau pape avait si étrangement fait disparaître, envisageaient
Boniface comme l'ennemi capital du Christ. Déjà les Colonnes
avaient levé l'étendard de la révolte et montré la voie de l'at-
taque. Boniface était un homme mondain, peu dévot, de foi mé-
diocre; il ne se gênait pas assez pour les exigences de sa position.
Ses allures, tout vieux qu'il était, pouvaient sembler celles d'un ca-
valier plutôt que celles d'un prêtre; il détestait \esf?Yiti, les ermites,
les sectes de mendians, qui pullulaient de toutes parts, et ne cachait
pas le mépris qu'il avait pour ces saintes personnes. La démission
de Célestin V, qu'on disait avoir été forcée, le rôle équivoque que
Boniface avait joué dans ce singulier épisode, les circonstances
bizarres de la mort de Célestin, faisaient beaucoup parler. Un
parti se trouva bientôt pour soutenir que Boniface n'était pas vrai
pape, que son élection avait été invalidée par la simonie, que Céles-
tin n'avait pas eu le droit de se démettre de la papauté, que Boni-
face était incrédule, hérétique. Les libelles des Colonnes exposaient
toutes ces thèses dès l'année 1297; Etienne Colonna, réfugié en
France, répétait les mêmes assertions jusqu'à satiété. Les folles
violences de Boniface, la croisade prêchée contre les Colonnes, la
bulle outrée Lapis ahscissus, achevèrent de tout perdre. La rage
des Colonnes et les profonds mécontentemens de Philippe firent
ensemble alliance. Par le conseil des Italiens, qui, dès cette épo-
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 235
que, donnaient à la France des leçons de politique perfide, le roi
et ses confidens conçurent le projet le plus extraordinaire : aller
chercher Boniface à Rome pour l'amener à Lyon devant un concile
qui le déclarerait hérétique, simoniaque, et par conséquent faux
pape.
L'étonnante hardiesse de ce plan n'a été dépassée que par la har-
diesse de l'exécution elle-même. Nogaret fut l'homme choisi pour le
mener à bonne fin. Sa haine de légiste contre les pouvoirs exorbi-
tans de la juridiction ecclésiastiqtie, sa docilité sans borne envers la
monarchie absolue, sa haine de Français contre l'orgueil italien,
son vieux sang de patarin et le souvenir du martyre de son aïeul
lui firent accepter une commission dont certes personne, dans les
siècles antérieurs du moyen âge, n'aurait osé admettre Tidée.
n.
Ce plan dut être arrêté en l'année 1303, vers le mois de février.
Trois personnages, Jean Mouschet, qualifié de miles, Thierry d'Hiri-
con, Jacques de Gesserin, qualifiés de magistri, furent donnés pour
compagnons à Nogaret. Le premier de ces personnages est bien connu.
C'était un Florentin ou, comme on disait alors, un « Lombard. » Son
vrai nom était Musciatto Guidi de' Franzesi; dans les documens fran-
çais il est appelé « monseigneur Mouche » ou « Mouchet. » On le voit
avec son frère Biccio (Biche ou Bichet) mêlé, quelquefois d'une ma-
nière odieuse, souvent aussi d'une façon honorable, à presque tous
les actes financiers de l'administration de Philippe le Bel. On a eu
tort de présenter uniquement ces deux personnages comme des
agens de fraudes et de rapines. Il est sûrement difficile de les justi-
fier sur tous les points; cependant les nombreux documens officiels
où leur nom figure dénotent deux financiers habiles, deux élèves
exercés de la grande école des banquiers de Florence, pas toujours
assez scrupuleux sans doute, en tout cas deux avant- coureurs de
ces légions d'italiens consommés dans l'art de gouverner qui, au
XVI* et au XVII* siècle, furent les agens de la politique et de l'admi-
nistration françaises. Philippe le Bel est le premier souverain fran-
çais que nous voyions ainsi entouré d'Italiens. La haine religieuse
des ultramontains a voulu conclure du nom de' Franzesi donné par
Villani que les Mouschet étaient Français d'origine. Nous ne deman-
derions pas mieux; mais il faut remarquer que ce nom est rendu
en latin par de societate Frescohaldorum et Francentiiim. Au mois
d'octobre 1302, Philippe avait déjà chargé Jean Mouschet d'une
mission importante à Rome. En 1301, Jean Mouschet avait aussi
accompagné Charles de Valois en Italie, l'avait reçu cà son château de
Staggia et avait été son agent principal dans la fâcheuse campagne
336 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ les intrigues de ce même pape, qu'il s'agissait maintenant de
briser, avaient engagé le frère du roi de France et l'avaient si tris-
tement compromis.
Les lettres patentes qui conféraient à Nogaret, Mouschet, Hiri-
con, Gesserin la mission inouie d'aller arrêter le pape au milieu de
ses états pour le faire compai-aître devant le tribunal qui devait le
juger sont datées du 7 mars 1303. Les pouvoirs qu'on leur attribue
sont à dessein exprimés en termes vagues. Le roi déclare qu'il les
envoie ad cerlas paries, pro quibusdam jiostris ncgotiiSy il leur
donne « à tous et à chacun le droit de traiter en son nom avec toute
personne noble, ecclésiastique ou mondaine, pour toute ligue ou
pacte de secours mutuel en hommes ou en argent qu'ils jugeront à
propos. » Il n'est pas douteux que le roi ne fût dès lors dans le se-
cret et ne sût parfaitement ce qu'ils allaient faire et les moyens
qu'ils se proposaient d'employer.
Le plan de campagne ainsi conçu et les commissaires étant nom-
més, on procéda aux formes légales. Une assemblée se tint au Louvre
le 12 mars 1303. Cinq prélats y assistaient; Philippe était présent
ainsi que Charles de Yalois et Louis d'Evreux, frères di: roi, Robert,
duc de Bourgogne, et d'autres princes. Quand l'assemblée fut con-
stituée, Nogaret, qualifié miles, legiim professa?^ venerabilis, s'a-
vança et lut une requête dont il déposa copie entre les mains du
roi. La pièce débutait comme un sermon par un texte de l'Écriture;
Nogaret emprunta exprès son texte à une des épîtres attribuées à
saint Pierre : Fuerunt pseudoprophetœ in populo, sicut et in vobis
erunt magistri mendaces. Boniface est un vrai Balaam; un âne va
le remettre dans le droit chemin. — Puis venait un acte d'accusa-
tion en quatre articles : 1° Boniface n'est point pape, il occupe in-
justement le saint-siége, il y est entré par de mauvaises voies, en
trompant Célestin, et il ne sert de rien de dire que l'élection qui a
suivi l'a légitimé; son introduction, ayant été vicieuse, n'a pu être
rectifiée; 2° il est hérétique manifeste; 3" il est simoniaque hor-
rible, jusqu'à ce point d'avoir dit publiquement qu'il ne pouvait
commettre de simonie; h" enfin il est chargé d'une infinité de
crimes énormes, où il se montre tellement endurci qu'il est incor-
rigible et ne peut plus être toléré sans le renversement de l'église.
C'est pourquoi Nogaret supplie le roi et les prélats, docteurs et au-
tres assistans, qu'ils excitent les princes et les prélats, principale-
ment les cardinaux, à convoquer un concile général , où, après la
condamnation de ce malheureux, les cardinaux pourvoiront l'église
d'un pasteur. Nogaret offre de poursuivre son accusation devant le
concile. Cependant, comme celui qu'il s'agit de poursuivre n'a pas
de supérieur pour le déclarer suspens, et comme il ne manquera pas
de faire son possible pour traverser les bons desseins des amis de
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 337
l'église, il faut avant tout qu'il soit mis en prison, et que le roi avec
les cardinaux établisse un vicaire de l'église romaine pour ôter
toute occasion de schisme jusqu'à ce qu'il y ait un pape. Le roi y
est tenu pour le maintien de la foi, et de plus comme roi, dont le
devoir est d'exterminer tous les pestiférés en vertu du serment qu'il
a fait de protéger les églises de son royaume, que ce liqms rapax est
en train de dévaster; il y est tenu aussi par l'exemple de ses ancê-
tres, qui ont toujours délivré d'oppression l'église romaine.
L'accusation fut reçue. Un roi que saint Louis avait tenu enfant
sur ses genoux, et qui était lui-même un homme de la plus haute
piété, crut sincèrement ne faire que suivre les principes de ses an-
cêtres en s'éri géant en juge du chef de la catholicité et en se por-
tant contre lui défenseur de l'église de Dieu.
Nogaret et ses trois compagnons partirent sans doute de Paris
peu de temps après l'assemblée du 12 mars. Un acte de ce même
mois, daté de Paris, montre que ses services lui furent en quelque
sorte payés d'avance. Cet acte accorde à Guillaume et à ses héri-
tiers un revenu de 300 livres tournois payable sur le trésor du roi à
Paris, en attendant que ce revenu lui soit assigné en terres. Les
quatre envoyés étaient sûrement partis le 13 juin, puisqu'à cette
date nous trouvons une nouvelle assemblée du Louvre, où figure
non plus Nogaret, mais Guillaume de Plaisian, lequel répète à peu
près l'acte d'accusation du 12 mars, et déclare expressément qu'il
s'en réfère à ce qu'a dit antérieurement Nogaret. Le roi consent à
la réunion du concile en invoquant pour motif ce que lui avait au-
paravant représenté Nogaret; il renouvelle en même temps son
adhésion à l'acte d'accusation du 12 mars (1).
• Nous ne savons rien de l'itinéraire des quatre légistes jusqu'à
Florence. Us s'arrêtèrent quelque temps dans cette ville, où ils
avaient une lettre de crédit pour les « Perruches » ou Petrucci,
banquiers du roi. On s'était arrangé pour que les Petrucci igno-
rassent l'usage qu'on voulait faire de l'argent. L'opération eut de la
sorte un caractère de guet-apens assez messéant à la dignité du roi,
et qui d'ailleurs recelait un défaut profond; il était clair en effet que
la surprise devait réussir, mais que le premier moment d'étonne-
ment une fois passé serait suivi d'un retour dangereux. Si l'enlè-
vement du pape était bien organisé, les moyens pour le garder et
l'amener en France n'étaient pas suffisamment concertés. On sent
en tout cela un plan italien, une conjuration hardie, mais sans
longue portée. Comme il arriva plus tard dans les grandes expédi-
(1) (( Non recedcndo ab appcllatione per dictum G. de Nogareto interposita, cui ex
tune adhœsimus ac ctiam adheeremus. »
ïOME xcviH. — 1872. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
lions françaises en Italie, personne ne pensa au retour. Ardens foyers
de divisions intestines, les villes de la péninsule offraient toujours
un accueil empressé à l'étranger riche ou puissant qui venait servir
les haines de l'an des partis; mais bientôt la réaction se produisait;
tous les partis étaient ligués contre l'intrus, qui ne réussissait pas
sans peine à sortir du nid d'intrigues où il avait imprudemment mis
le pied.
De Florence, les envoyés de Philippe se rendirent à Staggia, près
de Poggibonzi, sur le territoire de Florence, près des frontières de
Sienne. Mouchet possédait là un château, où il avait hébergé Charles
de Yalois en 1301. INogaret et sa bande y firent un assez long séjour,
durant lequel ils organisèrent lcur| expédition. Peut-être à Florence
avaient-ils déjcà recueilli des partisans parmi les gibelins, irrités
contre Boniface. De Staggia, ils envoyèrent en Toscane et dans la
campagne de Rome des agens [munis de lettres et chargés de faire
des offres d'argent à tous ceux qu'on jugeait capables d'entrer dans
la ligue du roi. INogaret et ses amis dissimulaient complètement leur
dessein. Ils disaient qu'ils étaient venus traiter d'un accord entre le
pape et le roi. Quelques seigneurs puissans du pays, tous ou pres-
que tous du parti gibelin, se mirent avec eux. G'éiait d'abord Ja-
copo Colonna, surnommé lo Sciarra, homme violent qui portait aux
derniers excès les haines de sa famille, et qui d'ailleurs avait de
grandes obligations à Philippe; les enfans de Jean de Ceccano, dont
le pape retenait le père prisonnier depuis longtemps; les enfans de
Maffeo d'Anagni, quelques autres barons de la campagne de Rome.
Sciarra forma ainsi une troupe de 300 chevaux, que suivait un
nombre assez considérable de gens de pied. Environ 200 chevaux,
reste de l'armée de Charles de Valois, se joignirent à la bande de*
Sciarra; cela faisait en tout environ 800 hommes armés. Tout ce
monde était payé par le roi, portait l'étendard des lis, criait vive le
roi!
Boniface avait par ses fautes miné en quelque sorte le sol sous
lui. Roi profane beaucoup plus que père des fidèles, il faisait servir
ses pouvoirs spirituels à ses ambitions laïques ; par une suprême
inconséquence, il opposait ensuite le bouclier du respect religieux
aux coups qu'il s'était légitimement attirés par ses intrigues poli-
tiques. La nature semblait l'avoir formé pour mener aux abîmes
à force d'excès l'altière conception de la papauté créée par la
grande âme de Grégoire VII.
La conjuration grossissait chaque jour. Nogaret tenta vainement
d'y engager le roi de Naples, Charles II d'Anjou. Il s'adressa aux
Romains sans plus de succès; mais il réussit pleinement auprès de
Rinaldo ou Rainaldo da Supino, originaire d'Anagni et capitaine de
la ville de Ferentino. Boniface s'était fait un ennemi mortel de cet
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 339
homme dangereux en le dépouillant du château de Trevi, qu'il
tenait en fief. Un tel personnage était bien ce qu'il fallait à Nogaret.
Vassaux du saint-siége, Rainaldo et ses amis pouvaient être pré-
sentés comme obligés d'obéir à une réquisition faite pour l'intérêt
du saint-siége (1). Ils avaient caractère pour agir en l'affaire, ce
que n'avait pas Sciarra. Rainaldo et les siens furent bientôt gagnés;
cependant ils ne voulurent pas s'engager sans avoir obtenu la pro-
messe d'être mis à l'abri par le roi des suites spirituelles et tem-
porelles de l'entreprise. Nogaret les rassura, ainsi que la com-
mune de Fcrentino, en leur livrant une copie authentique des
pleins pouvoirs que Philippe lui avait donnés; il leva les derniers
scrupules en stipulant que tous ceux qui obéiraient à la réquisition
du roi en cette pieuse entreprise seraient largement payés de leur
peine. Rainaldo tremblait bien encore par momens. En vain Nogaret
disait-il agir en bon catholique et ne travailler que pour le bonheur
de l'église; les Italiens se montraient justement inquiets de ce qui
arriverait après le départ des envoyés de Philippe. Ils exigèrent
que Nogaret promît de marcher le premier avec l'étendard du roi de
France. Nogaret n'accepta cette condition qu'avec regret; il aurait
voulu ne paraître en tout ceci que le chef élu des barons de la cam-
pagne de Rome (2). Il crut tout arranger en déployant à la fois la
bannière fleurdelisée et le gonfanon de saint Pierre. A partir de ce
moment, Rainaldo devint l'homme du roi de France (3), lié à lui
« pour la vie et la mort du pape. » Toute sa famille, son frère
Thomas de Meroli, et beaucoup de gens de Ferentino s'engagèrent
avec lui. La ville de Ferentino fournit un corps de troupes auxiliaires
qui grossit le parti, et surtout lui donna un air de légalité qui lui
avait si complètement fait défaut jusque-là.
Sciarra commençait cependant à rô'ler avec sa bande autour d'A-
nagni. Nogaret prétend clans ses apologies qu'il fit à cette époque ce
qu'il put pour ramener Boniface à de meilleurs sentimens, et qu'il
essaya de le Voir; mais c'est là sûrement un artifice auquel le rusé
procureur eut tardivement recours pour colorer sa conduite du zèle
de la foi et de la discipline ecclésiastique. Pendant tout l'été de 1303,
Boniface iguora ce qui se tramait contre lui. S'il quitta Rome (avant
le 15 août) pour aller demeurer à Anagni, dont il était originaire et
où étaient les fiefs de sa famille, ce fut moins par suite d'une appré-
hension déterminée que par ce motif général que le séjour de la
turbiilente ville de Rome était devenu presque impossible pour lui.
(I) « Piequisivisse ex parte régis ut devotos et filios Ecclesise romanaî, cujus agcbatur
negotium in hac parte. »
{2j « Accersitis baronil^us aliisqae nobilibus Campanise, qui me ad hoc pro defen-
sionc Ecclesiaî capitaiieum elegerunt et ducem. »
(3) « Miles illustrissimi principis domiiii régis Franciœ. »
340 REVUE DES DEUX MONDES.
D'Anagni, nous le voyons sans cesse lancer contre le roi ces bulles
d'un grand et beau style sonore, dont aucun pontife du moyen âge
n'eut aussi bien que lui le secret. Ses cardinaux l'accompagnaient;
mais ils étaient loin d'approuver ses exagérations. Sans parler des
Colonnes, expulsés du sacré-collège, beaucoup de cardinaux gémis-
saient des violences où ils voyaient leur fougueux chef se laisser
emporter.
L'or de Nogaret avait déjà pénétré dans Anagni, et Boniface n'avait
aucune défiance. Il était tout entier occupé à la composition d'une
nouvelle bulle, plus ardente encore que les autres, qui devait pa-
raître le jour de la Nativité de la Vierge, le 8 septembre. Cette bulle
renouvelait l'excommunication contre le roi, déliait ses sujets du
serment de fidélité, déclarait nuls tous les traités qu'il pouvait avoir
faits avec d'autres princes. Boniface, dans cette bulle, parle des
Colonnes; mais il n'y dit pas un mot de Nogaret ni de ses associés.
Évidemment, il ne se doutait pas du péril qui le menaçait. Au con-
traire Nogaret était averti de la nouvelle bulle préparée par le
pape. L'excommunication portée contre le roi en des termes si re-
doutables eût été un coup très grave; il résolut de la prévenir. Le
samedi 7 septembre au matin, Nogaret, Sciarra, les seigneurs gi-
belins et la troupe qu'ils avaient formée se disposèrent à faire leur
entrée dans Anagni. Hiricon, Gesserin, Mouchet, n'étaient plus avec
Nogaret, car celui-ci déclare qu'il n'eut avec lui à Anagni que « deux
damoiseaux de sa nation; » d'ailleurs ces personnages ne figurent
jamais dans les procès auxquels donna lieu la capture du pape; ils
étaient restés sans doute à Staggia. Quant à Nogaret, évitant tout
rôle militaire, il affectait de n'être que l'huissier qui portait au pon-
tife romain l'assignation fatale de son juge souverain.
La ville d' Anagni trompa complètement la confiance que Boniface
avait mise en elle. L'or de Philippe avait opéré son effet. Les portes
furent trouvées ouvertes, et quand les lis entrèrent, ce fut au cri
de Miioia papa Bonîfazio ! Viva il re di Francia ! A côté de l'é-
tendard du roi, Nogaret faisait porter le gonfanon de l'église, pour
bien établir que c'était l'intérêt de l'églisa qui le guidait dans son
exploit. La noblesse d' Anagni et quelques cardinaux du parti gibe-
lin, entre autres BIchard de Sienne et Napoléon des Crsins, se dé-
clarèrent pour les Français. D'autres s'enfuirent déguisés en laïques
ou se cachèrent; beaucoup de domestiques du pape firent de même.
Les conjurés voulaient d'abord marcher droit sur le palais du
pape; mais il fallait passer devant les maisons du marquis Pierre
Gaetani, neveu de Boniface, et de son fils, le seigneur de Conticelli.
Ceux-ci, assistés de leur famille, résistèrent, firent des barricades.
Les maisons sont forcées; Gaetani est pris avec tous ses gens. Les
palais de trois cardinaux amis du pape sont de même enlevés, et
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 341
les cardinaux faits prisonniers. Nogaret arriva ainsi jusque sur la
place publique d'Anagni. Là, il fit sonner la cloche de la commune,
assembla les principaux de la ville, en particulier le podestat et le
capitaine, leur dit son dessein, qui était pour le bien de l'église, les
conjura de le vouloir assister. Les Anagniotes acquiescèrent. Leur
capitaine était Arnolfo, un des seigneurs de la campagne, gibelin
et ennemi capital du pape; Arnolfo décida de la trahison, les Ana-
gniotes se joignirent à la bande des envahisseurs. Comme ces der-
niers, ils portaient en tète de leur troupe l'étendard de l'église ro-
maine. La faiblesse radicale de l'ambition des papes se voyait ainsi
dans tout son jour. Ne possédant pas de force armée sérieuse, jetés
au milieu des passions féodales et municipales, ils devaient périr
par un coup de main. Plus tard, privée de la papauté, qu'elle re-
gardait comme son bien, l'Italie se repentit de ne pas lui avoir fait
une vie plus tenable; on peut même dire qu'elle s'amenda; à partir
du XY" siècle, les différens pouvoirs de l'Italie connivèrent à la con-
servation de la papauté; mais au moment où nous sommes, les
mille petits pouvoirs qui se partageaient l'Italie rendaient impos-
sible un rôle comme celui qu'avait rêvé Boniface. Il était trop facile
au souverain mécontent de trouver autour du pontife, dans sa mai-
son même, des alliés et des complices.
Le pape surpris chercha, dit-on, à obtenir une trêve de Sciarra.
On lui accorda en effet neuf heures de réflexion, depuis six heures
du matin jusqu'à trois heures du soir. Après quelques efforts pour
gagner les Anagniotes, efforts déjoués par Arnolfo, Boniface fit de-
mander ce qu'on voulait de lui. « Qu'il se fasse fra/e, lui fut-il ré-
pondu, qu'il renonce au pontificat, comme l'a fait Célestin. » Bo-
niface répondit par un énergique « jamais. » Il protesta qu'il était
pape, et jura qu'il mourrait pape.
La maison qu'habitait le pontife était un château fortifié, atte-
nant à la cathédrale et communiquant avec elle. Les portes du châ-
teau étaient fermées; ce fut par l'église que les conjurés résolurent
d'y pénétrer. Ils mirent donc le feu aux portes de la cathédrale.
Les fleurs de lis du petit-fils de saint Louis entrèrent par effrac-
tion dans le parvis sacré; l'église fut pillée, les clercs chassés et
dépouillés s'enfuirent, le pavé fut souillé de sang, en particulier
de celui de l'archevêque élu de Strigonie. Les gens du pape tentè-
rent quelque résistance à l'entrée du passage barricadé qui menait
de l'église au château; ils durent bientôt se rendre aux gens de
Sciarra et d' Arnolfo. Les agresseurs alors se précipitèrent de l'église
profanée et éclairée par les flammes dans le manoir papal.
La nuit approchait. Quand le vieux pontife entendit briser les
portes, les fenêtres, et qu'il vit y mettre le feu, quelques larmes
coulèrent sur ses joues. «Puisque je suis trahi comme Jésus-Christ,
3â2 REVUE DES DEUX MONDES.
dit-il à deux clercs qui étaient à côté de lui, je veux au moins mou-
rir en pape. » Il se fit revêtir alors de la chape de saint Pierre, mit
sur sa tête le trircgno, prit dans ses mains les clés et la croix, et
s'assit sur la chaire pontificale, ayant à côté de lui deux cardinaux
qui lui étaient restés fidèles, Nicolas Boccasini, évêque d'Ostie (de-
puis Benoit XI), et Pierre d'Espagne, évêque de Sabine. A ce mo-
ment, la porte céda. Sciarra entra le premier, s'élança d'un air mena-
çant, et adressa au pontife vaincu des paroles injurieuses. Nogaret,
qui s'était un moment écarté, le suivit de près. Le dessein de Nogaret
était d'intimider le pape, de l'amener à se démettre, ou à convoquer
lui-même le concile qui l'eût déposé. Fidèle à son rôle de procu-
reur, il expliqua au pape, « en présence de plusieurs personnes de
probité, » la procédure faite contre lui en France, les accusations
dont on le chargeait (accusations sur lesquelles, ne s'étant point
défendu, il était, d'après le droit inquisitorial, réputé convaincu),
et l'assignation qui lui était faite de comparaître au concile de Lyon
pour y être déposé, vu sa culpabilité notoire comme hérétique et
simoniaque. « Toutefois, ajouta l'envoyé du roi, parce qu'il con-
vient que vous soyez déclaré tel par le jugement de l'église, je veux
vous conserver la vie contre la violence de vos ennemis, et vous
représenter au concile général, que je vous requiers de convoquer;
si vous refusez de subir son jugement, il le rendra malgré vous,
vu principal ment qu'il s'agit d'hérésie. Je prétends aussi empê-
cher que vous n'excitiez du scandale dansi'église, surtout contre
le roi et le royaume de France, et c'est à ces motifs que je vous
donne des gardes pour la défense de la foi et l'intérêt de l'église,
non pour vous faire insulte ni à aucun autre. » Boniface ne répon-
dit pas. Il paraît qu'aux gestes furieux de Sciarra il n'opposa que
ces mots : Eccoti il ciqjo, eccotî il collo. Chaque fois qu'on lui pro-
posa de renoncer à la papauté, il déclara .obstinément qu'il aimait
mieux perdre la vie. Sciarra voulait le tuer, Nogaret l'en empêcha;
seulement, pour intimider le vieillard, il parlait de temps en temps
de le faire amener garrotté à Lyon. Boniface dit qu'il était heureux
d'être condamné et déposé par les patarins. Il faisait sans doute par
ce mot allusion au grand-père de Nogaret. Peut-être cependant dé-
signait-il par là l'église de France; Boniface, en effet, avait coutume
de dire que l'église gallicane n'était composée que de patarins.
Pendant que cette scène étrange se passait, le manoir papal,
ainsi que les maisons de Pierre Gaetani et des cardinaux amis du
pape, étaient livrés au pillage. Le trésor pontifical, qui était très
considérable surtout depuis le jubilé de l'an 1300, les reliquaires,
tou5 les objets précieux, furent la proie iles Colonnes et de leurs par-
tisans; les cartulaires et registres de la chancellerie apostolique fu-
rent dispersés, les vins du cellier bus ou enlevés. Tout cela se pas-
UN 5IINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 3^3
sait sous les yeux du pape et malgré les efforts de Nogaret. Celui-ci
jouait très habilement son rôle d'homme de loi impassible. Il voyait
avec inquiétude le tour que prenait l'affaire. Le pillage du palais et
du trésor pontifical avait été le principal mobile des condottiers ita-
liens; ce pillage accompli, il était bien à craindre que pour eux
l'expédition ne fût tei'minée. Nogaret inclinait dans le sens d'une
modération relative. Grâce à lui, François Gaetani, neveu du pape
et l'un des plus compromis dans les actes du gouvernement de Bo-
niface, put sortir d'Ânagni et gagner une place voisine, où Nogaret
défendit de le forcer. Ceux des cardinaux qui voulurent demeurer
neutres dans le conflit furent libres de se rçtirer à Pérouse.
Jamais, sans contredit, la majesté papale ne souffrit une plus
cruelle atteinte. Quoi qu'on en ait écrit cependant, il n'y eut pas
de la part de Nogaret d'injures proprement dites; de la part de
Sciarra, il n'y eut pas de voies de fait. Villani parle d'outrages
adressés au pape par Nogaret (/o scheivn). La situation était outra-
geuse au premier chef; mais il n'est nullement conforme à la froide
attitude judiciaire que Nogaret, Plaisian, Du Bois, gardèrent envers
la papauté, de supposer que l'envoyé du roi se soit laissé aller à
des p;u'oles qui eussent affaibli sa position d'huissier portant un
exploit ou de commissaire remplissant un mandat d'arrestation. Une
tradition fort acceptée veut que Sciarra ait frappé Boniface de son
gantelet. Un tel acte n'est pas en dehors du caractère d'un bandit
comme Sciarra ; toutefois cette circonstance manque dans les ré-
cits les plus autorisés, en particulier dans celui de Villani, qui, par
ses relations avec les Petrucci, put être si bien informé. Dans ses
apologies, Nogaret se fait à diverses reprises un mérite d'avoir, non
sans peine, sauvé la vie à Boniface et de l'avoir gardé des mauvais
traitemens. Nous ne nions pas que la brutalité de Sciarra n'ait été
capable des derniers excès et ne les ait tentés; nous disons seule-
ment que rien n'indique qu'aucun sévice ait eu lieu en réalité. Le
moine de Saint-Denis paraît assez près de la vérité, et en tout cas
il s'écarte peu de la relation de Nogaret, quand il veut que ce der-
nier ait défendu le pape contre les violences de Sciarra. Cette ver-
sion fut généralement accréditée et devint presque officielle en
France. Il faut sûrement ranger parmi les fabL-^s les ouvrages qu'on
aurait fait subir au pape dans les rues d'Anagni. Dante paraît avoir
été plus poète qu'historien quand, pailant des dérisions, du vi-
naigre et du fiel dont fut abreuvé le pontife, il compare Nogaret à
Pilate :
Veggio in Alagna entrar lo flordaliso,
E nel vicario suo Cristo esser catto.
^hh REVUE DES DEUX MONDES.
Veggiolo un'altra volta esser deriso;
Veggio rinnovellar l'aceto e'I felle,
E tra vivi ladroni esser anciso.
Veggio ' 1 nuovo Pilato si crudele
Clie ciô nol sazia, ma senza decreto
Porta sul tempio le cupide vêle.
III.
Autant la suite des faits qui s'accomplirent dans la journée du
samedi 7 septembre 1303 est claire et satisfaisante, autant ce qui
se passa les jours suivans est obscur et inexpliqué. Le dimanche
8 septembre, les envahisseurs du château de Boniface paraissent
être restés oisifs. Pourquoi ce moment de repos? pourquoi Mogaret,
dont le plan s'est développé jusqu'ici avec une sorte de rigueur ju-
ridique, s'arrête-t-il tout à coup? Sans doute Nogaret ne trouva pas
chez ses associés la ferme suite d'idées qu'il portait lui-même en
son dessein. On ne peut le disculper cependant d'un peu d'impré-
voyance. Son projet d'un coup de force à exécuter au cœur de
l'Italie sans un seul homme d'armes français, avec l'unique secours
des discordes italiennes, eût été bien conçu, si, le coup une fois
frappé, il n'eût eu qu'à se dérober; mais sa retraite avec un pape
prisonnier jusqu'à Lyon, au milieu de populations qui, une fois
l'orgueil de Boniface humilié, n'avaient plus d'intérêt à seconder
son vainqueur, et que d'ailleurs leur patriotisme italien et leurs
instincts catholiques devaient indisposer contre un étranger sacri-
lège, une telle conception, dis-je, était entachée de toute sorte
d'impossibilités. Si l'on avait pu appuyer cette hardie tentative sur
l'expédition qu'avait faite Charles de Valois en Italie deux ans au-
paravant, à la bonne heure; mais cette expédition avait été dans un
sens contraire, elle avait été en faveur du pape et des guelfes contre
les gibelins : Charles de Valois resta toujours au fond un secret
partisan de la papauté et combattit énergiquement l'influence que
les légistes gallicans exerçaient sur l'esprit de son frère. De la
sorte, les tentatives d'intervention française en Italie dans les pre-
mières années du xiv'' siècle furent, comme toutes celles qui de-
vaient se produire plus tard et jusqu'à nos jours, pleines de décousu
et de contradictions. Nogaret échoua par suite de la légèreté, sinon
de la perfidie, de ses alliés. Toutes ces étourderies italiennes, ces
vengeances sans autre but que la satisfaction d'une haine person-
nelle, ces débordemens de passion sans règle supérieure, firent avor-
ter son plan. Sa petite bande, toute composée d'Italiens et dont il
n'était pas bien maître, fondit entre ses mains.
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 3^5
Pendant la journée du dimanche, Nogaret ne bougea pas du châ-
teau pontifical. Il assure qu'il fut occupé tout ce temps avec Rai-
naldo da Supino à garder le pape ainsi que les Gaetani, ses ne-
veux, et à les préserver des mauvais traitemens, tâche difficile à
laquelle il ne put réussir qu'en y engageant quelques Anagniotes
et des étrangers. Il voulait aussi, dit- il, sauver ce qui restait du
trésor de l'église. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il vit le pape ce
jour-là. S'il fallait l'en croire, Boniface aurait reconnu avec une
sorte de gratitude les efforts qu'il avait faits pour arrêter le pillage
des meubles et du trésor. Nogaret s'attribue aussi le mérite d'avoir
relâché Pierre Gaetani et son fils Conticelli, qu'on avait faits prison-
niers dans le premier moment. Assurément, les apologies de Noga-
ret portent à chaque ligne la trace d'une attention systématique à
créer autour du fait principal et indéniable des circonstances atté-
nuantes; nous croyons néanmoins qu'il montra en effet dans le ma-
noir une certaine circonspection. Peut-être l'impossibilité de faire
quelque chose de suivi avec un fou comme Sciarra le frappa-t-elle,
et dès le dimanche chercha-t-il à sortir le moins mal possible de
l'entreprise téméraire où il s'était engagé.
On assure que le pape ne prit durant tout ce te:ups aucune nour-
riture; si cela est vrai, ce ne fut pas sans doute par suite d'un refus
de ses gardiens, ce fut par sa propre volonté, soit qu'il craignît
d'être empoisonné, soit que la rage le dévorât, Nogaret prétend
qu'il lui fit servir ses repas, en prenant toutes les précautions pos-
sibles contre un empoisonnement.
Le lundi 9 septembre, ce qui s'est passé mille fois dans l'histoire
des révolutions italiennes arriva. Il y eut un revirement subit. Les
habitans d'Anagni, après s'être donné le plaisir de trahir Boniface,
se donnèrent le plaisir de trahir ceux qu'ils avaient d'abord accueil-
lis contre Boniface. A la voix du cardinal dei Fieschi di Lavagna,
ils sont pris d'un soudain repentir. Dès le matin, renforcés par les
habitans des villages voisins, ils s'arment en masse aux cris de
Vive le ijapel Meurent les traîtres! Ils se portent en même temps,
au nombre de dix mille, vers le château pour réclamer le pontife. On
parlementa quelque temps. Les conjurés soutenaient qu'ils étaient
chargés par l'église universelle de garder Boniface. Les Anagniotes
répondaient qu'on n'avait plus besoin d'eux pour cela : « Nous sau-
rons bien tout seuls, disaient-ils, protéger la personne du pape;
cela nous regarde. » La lutte s'engagea et fut assez vive. La bande
de Sciarra et de Rainai do perdit beaucoup d'hommes; accablée par
le nombre, elle fut obligée de sortir du château et de la ville. Une
partie du trésor papal fut reprise; la bannière des lis, qui avait été
arborée sur le palais pontifical, fut traînée dans la boue. Nogaret
3/i6 REVUE DES DEUX MONDES.
abandonna précipitamment la place. Il était temps; au moment où
il franchissait la porte, des forces nouvelles arrivaient au pape et
allaient rendre irrévocable la défaite du parti français.
Un des vices essentiels du complot de Nogaret et de Sciarra était
qu'on n'avait pas pu y engager les Romains. Les gibelins de Rome,
à qui l'on en fit la confidence au mois de juillet et d'août, ne crurent
pas au succès ou craignirent la prépondérance qui en résulterait
pour les Français. Quand on apprit à Rome (sans doute dans la ma-
tinée du dimanche) l'attentat commis à Anagni, l'émotion fut
grande. Les divisions de partis furent un moment oubliées; la haine
contre les Français se réveilla. On expédia au pape quatre cents
cavaliers romains, conduits par Matthieu (cardinal) et par Jacques
des Ursins. Cette troupe arriva au moment où Nogaret sortait
d' Anagni. Elle fit mine de l'attaquer; Nogaret alla se réfugier avec
son ami Rainaldo derrière les murs de Ferentino, qui n'est qu'à
une heure d'Anagni.
Dès que les gens du parti français eurent pris la fuite, le pape
sortit du palais et vint sur la place publique. Là il se laissa,
dit -on, aller à un mouvement d'effu'^ion populaire qui n'était
guère dans sa nature. La foule s'approcha, il causa avec elle, de-
manda à manger, donna des bénédictions et, à ce que l'on assura
plus tard, des absolutions. Boniface était délivré, mais à demi
mort. L'orgueil était si bien le fond de son âme, que, cet orgueil
une fois abattu, l'altier Gaetani n'avait plus de raison de vivre. Il
ne convenait pas à un tel caractère d'être victime ou martyr. On
prétend qu'un moment il admit la possibilité de se réconcilier avec
le roi, et qu'il offrit de s'en rapporter au jugement du cardinal
Matthieu Rossi touchant le différend qui déchirait la chrétienté.
Gela est bien peu vraisemblable; ce qui l'est moins encore, c'est le
récit inventé plus tard pour la défense de ceux qui s'étaient com-
promis, et selon lequel il aurait pardonné à ses ennemis, aux car-
dinaux Richard de Sienne et Napoléon des Ursins, ainsi qu'à Noga-
ret et à Rainaldo da Supino, à tous ceux enfin qui avaient volé le
trésor de l'église. S'il le fit, ce fut sûrement par dégoût de la vie
plutôt que par mansuétude évangélicjue. Le ressort de l'âme était
brisé chez lui; il n'était pas capable de survivre à l'affront qu'il
avait reçu à la face de l'univers.
Les Anagniotes auraient voulu garder chez eux Boniface; mais,
après la trahison dont ils s'étaient rendus coupables, le pape ne
pouvait plus avoir en eux aucune confiance. Malgré leurs supplica-
tions, il partit pour Rome, escorté par les cavaliers romains, qui
étaient venus achever sa délivrance. Le sacré-collége se reformait;
plusieurs des cardinaux traîtres ou fugitifs étaient venus le re-
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 3/i7
joindre; Napoléon des Ursins, en particulier, ne le quittait pas. Il
vint de la sorte à Saint-Pierre, où il prétendait, dit-on, assembler
un concile pour se venger du roi de France. En réalité, il n'avait
fait que changer de prison. Les Orsini le tenaient en charte privée;
ils essayaient en vain de le réconcilier avec les Colonnes; Napoléon
des Ursins interceptait les lettres qu'il écrivait à Charles II, roi de
Naples. L'amas d'intrigues que le vieux pontife avait entassé autour
de lui l'étouffait. La rage était d'ailleurs trop forte dans cette âme
passionnée; elle le tua. Ses domestiques le trouvaient toujours
sombre; il avait des momens d'aliénation mentale, où il ne parlait
que de malédictions et d'anathèmes conire Philippe et ses minis-
tres. On le voyait seul dans sa chambre se ronger les mains, se
frapper la tète. Comme son âme était cependant grande et forte, il
retrouva, ce semble, le calme à ses derniers momens. Il mourut le
11 octobre, à l'âge de quatre-vingt-six ans, et avec lui finit la
grande tentative, qui avait à moitié réussi au xti'' et au xiii* siècle,
de faire de la papauté le centre politique de l'Europe. La papauté
va maintenant expier par un abaissement de plus d'un siècle l'exor-
bitante ambition qu'elle avait conçue et en partie réalisée, grâce à
une incomparable tradition de volonté et de génie.
Nogaret passa l'intervalle depuis le 9 septembre, jour de son
expulsion d'Anagni, jusqu'au 11 octobre, jour de la mort de Boni-
face, à Ferentino, auprès de Piainaldo. Le projet avait échoué, et
certainement la situation des conjurés eût été fort critique, si la vie
de Boniface se fût prolongée. Ce n'est pas impunément que Noga-
ret fût resté chargé de la responsabilité d'avoir, sans ordre bien
précis, compromis la couronne de France dans un complot de mal-
faiteurs. La mort du pape vint changer sa défaite en victoire. Ce
qu'il y a d'extraordinaire en effet dans l'épisode d'Anagni, ce n'est
nullement que le pape ait été surpris par Rainaido et Nogaret, c'est
que cette surprise ait amené des résultats durables; c'est que la
papauté, loin de prendre sa revanche, ait été abattue sous ce coup,
c'est qu'au prix de satisfactions illusoires obtenues sur des subal-
ternes, elle ait fait amende honorable au roi sacrilège, et reconnu
qu'en emprisonnant le pape et en amenant sa mort, ledit roi avait
eu d'excellentes intentions et agi pour le plus grand bien de l'église.
Gela ne s'est vu qu'une seule fois, et c'est par là que la victoire de
Philippe le Bel sur la papauté a été dans l'histoire un fait absolu-
ment isolé.
Pendant le court intervalle qui s'écoula entre la mort de Boni-
face (11 octobre) et l'élection de son successeur (22 octobre), No-
garet reste à Ferentino. Son attitude n'était nullement celle d'un
vaincu. Le 17 octobre, nous le trouvons logé chez Piainaldo, traité
3/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
en ami, bien reçu par la commune (1). Ce jour-là, il donne à Rai-
naldo un acte notarié pour le rassurer sur les suites de l'échauffou-
rée. Il lui promet au nom du roi tous les secours d'hommes et d'ar-
gent nécessaires pour le venger deshabitans d'Anagni et des parens
de Boniface, ainsi que le dédommagement entier de ce qu'il a
souffert et de ce qu'il souffrira dans la suite pour la même cause.
Nogaret est qualifié dans cet acte excellentissimi régis Franciœ
miles et nuntius sperialis; tout ce qu'il a fait, il l'a fait « en faveur
de la foi orthodoxe; o la conduite des Anagniotes dans la journée
du lundi 9 septembre est qualifiée de trahison ; ils seront punis :
après avoir commencé par promettre aide et conseil à Guillaume et
tenu un moment leur parole, n'ont-ils pas essayé de lui faire subir
une mort cruelle? n'ont-ils pas traîné dans les rues d'Anagni le dra-
peau et les armes du roi de France?
L'élection du pieux et doux Boccasini (Benoît XI), qui eut lieu le
22 octobre à Pérouse, sembla donner une entière satisfaction à No-
garet. A l'altier Gaetani succédait l'humble fils d'un notaire de
Trévise, préparé par sa piété, ses habitudes monacales et la mo-
destie de son origine à toutes les concessions, à toutes les amnisties,
à ces pieux malentendus dont se compose l'histoire de l'église, et
dont tout l'artifice consiste à donner raison au plus fort « pour
éviter le scandale. » C'est alors qu'on vit la grandeur de la victoire
remportée par Philippe. Il avait par le prestige de sa force telle-
ment dompté la papauté que la complaisance dont on pouvait être
capable envers lui devenait le titre principal pour être élu pape.
Boccasini avait été témoin oculaire de la scène d'Anagni, et pour-
tant il ne perd pas un jour pour traiter avec Philippe. Un nou-
vel envoyé royal, Pierre de Péred, prieur de Chiesa, était arrivé en
Italie la veille de la mort de Boniface, ayant pour mission de sou-
lever les Italiens contre ce pape. Benoît XI, k peine nommé, le
reçut. Péred ne recula pas sur un seul point; il s'étendit en lamen-
tations sur les plaies faites à l'église par Boniface, il insista sur la
nécessité de convoquer un concile à Lyon ou en tout autre lieu non
suspect ni incommode aux Français, afin de réparer les maux cau-
sés par le défunt antipape. Benoît XI était si frappé de terreur qu'il
promit tout ce qu'on voulut. Ce qu'il y a de plus extraordinaire,
c'est que ce bon pape put triompher de ses légitimes répugnances
jusqu'à entrer en relation, non-seulement avec Péred, mais avec
l'insolent envahisseur du palais d'Anagni, avec celui qu'il avait vu
de ses yeux quelques jours auparavant accomplir sur la personne
de son prédécesseur un attentat inoui jusque-là.
(1) « Post ejus exitum de Anagnia, ipsum apud Ferentiaum, cum commuui civitatis
ipsius, recepimus et eum fovimus. »
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 349
Loin de mollir en effet, la conduite de Nogaret continuait d'être
le comble de l'audace. Il déclarait hautement de Ferentino que la
mort de Boniface n'avait pas interrompu les poursuites qu'il était
chargé d'intenter contre lui. Les crimes d'hérésie, de simonie, de
sodomie pouvaient se poursuivre contre les morts ; les fauteurs de
Boniface, ses héritiers, étaient des coupables vivans qui ne pou-
vaient rester impunis. Son zèle pour les intérêts du roi l'obligeait
d'ailleurs à tirer une éclatante vengeance de la trahison des habi-
tans d'Anagni. Yoilà ce que Nogaret répétait hautement. Dès qu'il
apprit l'élection du nouveau pape, il eut l'impudence de s'appro-
cher de Rome en avouant le dessein de venir continuer ses poursuites
contre la mémoire de l'hérétique défunt et contre ses fauteurs.
Benoît XI n'avait aucune force armée; n'étant en rien militaire, il
sentait sa faiblesse en ce siècle de fer. Il n'osait venir à Rome, ville
redoutable, qui avait rendu la vie si dure à plusieurs de ses prédé-
cesseurs; il restait à Pérouse, et ne songeait qu'à éteindre l'incendie
allumé par Boniface. L'effronterie de Nogaret, toujours armé des
pouvoirs du roi, le remplissait d'inquiétude. Benoît le fit prier in-
stamment par l'évêque de Toulouse de ne pas passer outre sans nou-
veau commandement du roi. Il ajoutait qu'il était décidé à faire
cesser le scandale, à donner satisfaction au roi et à rétablir l'union
entre l'église romaine et le royaume. Il demandait à Nogaret de re-
tourner le plus tôt possible en France, afin d'engager le roi à envoyer
une ambassade pour traiter de la paix (1). Ainsi l'auteur du crime le
plus effroyable qu'on eût jamais commis envers la papauté devenait
le négociateur choisi par la papauté elle-même. Voilà certes qui
dut troubler plus profondément dans leur tombe les Grégoire et les
Innocent que le tumulte d'Anagni et le prétendu soufflet de Sciarra.
Tout ceci se passait en décembre 1303 et janvier 1304. Nogaret,
chargé d'une mission papale, repartit en hâte pour la France, et
joignit le roi à Béziers vers le 10 février de l'an 1304.
Ernest Renan.
{La seconde partie au prochain n".)
(1) « Statim seu infra modicum tempus, Bénédicte ad summum pontificatum
assumpto, ad instantiam ipsius dicti Benedicti, in partibus Romanis existons, veni
celcriter ad dominum regem pro conservatione pacis et unitatis Ecclcsise Romanas ac
domini régis et regni, ad procurandum etiam ut dominus rex Icgatos seu nuntios suos
mitteret ad dictum dominum Bencdictum pro conservatione pacis et unitatis prœdictse,
quod me procurante fecit dominus rex praedictus. » — Autant le récit de Nogaret est
suspect qnand il s'agit de faits sur lesquels personne ne peut le démentir, autant il
mérite créance pour des allégations comme celle-ci, relative à des faits Lieu connus
du roi et des personnages en vue desquels il écrit ses apologies.
LES
ORIGINES DU GERMANISME
IV.
LÀ GERMANIE DE TACITE. — l'iIIAGIN ATION ROMAINE
ET l'aspect d'un MONDE NOUVEAU.
Pendant que, du côté des barbares, s'accomplissait le passage, que
nous avons décrit (1), de l'état de tribus non fixées à l'état agricole
connaissant les demeures fixes et la propriété foncière privée, dans
le même temps une transformation intellectuelle et morale s'opé-
rait chez le monde romain, provoquée en grande partie par la so-
lennelle rencontre du génie classique et du génie germanique. S'il
est vrai cpie, nous plaçant à une date aussi reculée que l'est celle
d'un Tacite, nous ne puissions recueillir sur la civilisation nouvelle
apparaissant à l'horizon qu'un assez petit nombre d'observations
authentiques et directes, nous pouvons du moins, dès le premier
contact entre ce monde nouveau et le monde romain, mesurer quel
ébranlement le génie classique en a ressenti, et augiirer par là da
futur rôle de ce génie barbare, tant il est vrai que le livre de Tacite
marque un grave moment non pas seulement dans l'histoire poli-
tique et sociale, mais aussi dans l'histoire morale et intellectuelle.
Nul peuple étranger n'avait encore forcé la conscience romaine à
cet aveu, plusieurs fois exprimé par l'historien, qu'il pourrait arri-
(1) Voyez la Revue du l"' mars, les [nstitulions et Vétat social des Germains selon
Tacite.
LES ORIGINES DU GERMANISME. 351
ver qu'un jour l'empire tombât en subissant la défaite. Pour la
première fois, Rome remplace par une virile, mais amère prévision
ses habituels dédains. Un changement moral s'accomplit. Il s'ex-
prime tout d'abord par l'étonnement visible, par le sentiment de
crainte incertaine et quelquefois de terreur qu'inspire la vue de cet
autre univers se révélant au-delà du Rhin. L'imagination romaine
ne s'était jamais montrée si attentive aux impressions de la na-
ture : c'est qu'à ces impressions, jadis indifférentes, se mêle désor-
mais un grave soupçon de l'avenir. Essayons de nous rendre compte
de cette ouverture des esprils qu'une secrète angoisse accompagne.
Voyons les âmes romaines, au seul aspect physique de ces vastes
régions jusqu'alors inconnues, s'ébranler, devenir anxieuses, et
chercher dans le mystère d'un nouveau climat et de nouveaux hori-
zons les indices d'obscures destinées.
A un tel examen se rattache d'ailleurs une autre recherche d'un
intérêt très général et très élevé. On se rappelle quel grand objet
Alexandre de Humboldt s'est proposé dans son Cosmos. Il a voulu
suivre l'esprit humain prenant possession, feuillet par feuillet, du
livre du monde. A mesure que la nature créée s'est laissé arracher
quelqu'un de ses secrets, ou bien qu'elle a permis d'entrevoir quel-
que rayon de sa beauté, des témoins se sont lencontrés pour trans-
mettre à la fois la peinture de cette vue nouvelle et celle de l'im-
pression par eux ressentie. C'était le poète chantant la jeunesse du
monde, le géographe retraçant de lointains rivages, le voyageur
décrivant les régions où il avait pénétré le premier, le naturaliste
étudiant des animaux ou des plantes inconnus, l'astronome décou-
vrant des astres encore sans nom. Humboldt a entrepris de re-
cueillir chacun de ces témoignages, comptant retrouver ainsi, pour
chaque grande scène, la fraîcheur du premier aspect et la joie de
la première découverte, comptant jouir à la fois et de la nature et
du génie humain dans quelques-unes de leurs plus pures manifes-
tations. Ceux-là mêmes qui, faute de connaissances spéciales, n'ont
lu que son admirable second volume diront assez s'il n'a pas mer-
veilleusement réussi. Linné, dans le secret de son cabinet de travail,
penché sur une fleur qu'il étudie, découvre une loi de la botanique,
et, se relevant, s'écrie : « J'ai vu passer Dieu omnipotent, omni-
scient! » Humboldt, lui, en réunissant de tels hommages comme
des chants épars, a reconstitué l'hymne continu de l'humanité re-
connaissante au souverain créateur. De cette histoire du curieux dé-
veloppement de l'idée du cosm.os le livre de Tacite, éclairé par les
témoignages analogues de ses contemporains, est toute une page,
d'un grand prix et d'un suprême intérêt.
352 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
Le monde oriantal ou grec n'avait pu léguer à l'imagination ro-
maine, qui n'était guère prête d'ailleurs à les féconder, qu'un petit
nombre de données concernant la nature et le climat du nord. Peu
importait que les Phéniciens en eussent parcouru les mers, peut-
être jusque vers les côtes de Suède et de Norvège. Peu importait
qu'un des navigateurs envoyés par l'antique Cartilage au-delà des
colonnes d'Hercule eût visité les côtes occidentales de la Gaule, et
se fût élevé jusqu'aux îles britanniques; ces souvenirs étaient à peu
près perdus. Vainement aussi, au temps d'Alexandre ou de ses suc-
cesseurs, Pythéas, le fondé de pouvoirs du commerce marseillais,
avait pénétré au fond de la Baltique, pour renouer au nom de ses
commettans les relations engagées autrefois par les négocians de
Marseille phénicienne. Les Romains semblent avoir appris seule-
ment par l'invasion gauloise, puis par celle des Cimbres, qu'il y
avait à l'ouest et au nord des Alpes des barbares très redoutables.
On disait des Cimbres qu'ils avaient quitté leur pays chassés par
un débordement de la mer, après avoir lutté contre les vagues leurs
épées à la main. Strabon rejette comme une vaine fable ce récit
d'une grande inondation maritime ; mais la science moderne est
plus attentive : le savant professeur de Kiel, M. Forchhammer, a
retrouvé dans la partie occidentale des duchés de l'Elbe et du Jut-
land les traces de ce qu'il appelle le déluge cimbrique. Les flots
auraient déposé dans tout ce pays un grossier galet facilement re-
connaissable ; bien plus, des études récentes, dues aux disciples
mêmes de M. Forchhammer, ont paru montrer les restes de ce
fléau s'étendant par toute la vallée de l'Eyder jusque dans la ville
de Kiel, dont une grande partie serait construite sur de tels atter-
rissemens. Pourquoi d'ailleurs les côtes de la Mer du Nord eussent-
elles été exemptes dans l'antiquité des désastres qui les ont tant
de fois maltraitées depuis? L'histoire des tribus frisonnes, disper-
sées encore aujourd'hui sur ces rivages, est celle d'une perpétuelle
lutte contre les invasions de la mer. Les annales du littoral hollan-
dais n'ont pas de trait plus saillant, et l'imagination a peine à re-
construire les terribles scènes à la suite desquelles, au xiii'' siècle,
s'est égrenée cette série d'îles, du Dollart au Zuiderzée, alors que
la mer rompait aussi, par de formidables orages, la langue de terre
qui faisait jadis de ce dernier golfe un lac intérieur : trente villages
en une fois y furent engloutis. Un semblable désastre eut lieu en-
core en 18*25. Que l'antique tradition attachée au souvenir de l'é-
migration des Cimbres fût exacte de tout point ou seulement en
LES ORIGINES DU GERMANISME. 353
partie, elle n'en a pas moins été pour Rome la première révélation
de certains traits réels du climat du nord.
Ce fut César qui, en reculant la frontière jusqu'au Rhin, en con-
duisant ses légions au sein de la Germanie et de la Grande-Rre-
tagne^ ouvrit hardiment ce monde barbare, où pénétrèrent après
lui les lieutenans d'Auguste. Strabon dans sa Géographie ^ Pline
l'Ancien dans son Histoire naturelle, à côté de laquelle nous vou-
drions pouvoir placer sou ouvrage en vingt livres, malheureuse-
ment perdu, sur les expéditions des Romains en Germanie, nous ont
conservé le trésor des informations acquises à la suite de ces
guerres; le livre de Tacite, commenté parla comparaison avec leurs
témoiguages, nous rendra au complet l'impression profonde que ces
nouveaux spectacles avaient produite sur l'esprit des Romains.
Le haut nord était pour eux la région vague et sans limites oi\ se
plaçait la dernière des terres, la mystérieuse Thulé. Il restera sans
doute toujours impossible de déterminer précisément ce que les an-
ciens entendaient sous ce nom. Était-ce l'archipel des Féroe, ou
bien seulement les îles du Danemark, ou bien la vaste péninsule
Scandinave, qu'ils croyaient une île, ou bien l'Islande? Il est infini-
ment probable qu'ils ont appliqué cette dénomination tour à tour à
chacune de ces contrées; elle aura changé d'objet suivant le pro-
grès de leurs connaissances vers le nord. De même le nom d'IIes-
périe, qui s'appliqunit à l'Occident, avait successivement désigné,
selon l'avancement des notions gf^ographiques, la Grèce par rapport
à l'Asie, puis l'Italie par rapport à la Grèce, puis la côte de Car-
thage et le versant septentrional de l'Atlas, avec les fameux jardins
des Hespérides, puis les côtes de l'Espagne méridionale avec Tar-
tessus et Gadès, enfin, au-delà des colonnes d'Hercule, les îles For-
tunées; les découvertes modernes devaient encore ajouter, par-delà
la fabuleuse Atlantide, l'impropre dénomination des Indes occiden-
tales.
Quoi qu'il faille penser de l'ancienne Thulé, il est incontestable
que les Romains du i*"'' siècle après notre ère ont déjà une certaine
connaissance de la nature septentrionale, et qu'ils ont été étonnés
des phénomènes étranges que leur présentaient ce ciel, ces eaux et
ces rivages. Tacite avait pu recueillir sur tout cela des récits de
témoins oculaires. 11 avait mis à profit sans nul doute les souvenirs
et au besoin les notes de sou beau-père Agricola, dont les vaisseaux
allèrent conquérir les Orcades et aperçurent Thulé à travers les
neiges. Il lui avait été facile d'interroger dans Rome même des sol-
dats, des matelots ou des barbares esclaves, tels que ces auxiliaires
germains qui, enrôlés par Agricola, avaient déserté sur trois cha-
loupes sans pilotes; errant au gré des flots jusqu'à l'extrémité sep-
TOME xcviii. — 1872, 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
tentrionale de la Calédonie, ils avaient été réduits à manger quel-
ques-uns d'entre eux ; les survivans échouèrent sur les côtes du
pays des Suèves et des Frisons, qui les traitèrent en pirates. Deve-
nus esclaves, ils furent amenés parmi nous, dit Tacite, et acquirent
une certaine célébrité par la singularité de leurs aventures.
Les premiers phénomènes que des habitans de la zone tempérée
avaient dû remarquer en passant, pendant la saison d'été, sous le
climat du nord, étaient évidemment ceux de la lumière. Il n'en est
pas qui parlent plus intimement aux sens et à l'âme, ni qui exercent
une influence plus pénétrante et plus irrésistible; il n'en est pas,
dans les pays septentrionaux, de plus remarquables ni de plus ex-
cessifs. De l'Italie aux contrées riveraines de la Mer du Nord ou de la
Baltique, la différence n'est pas seulement dans un soleil d'été ici
moins implacable, dans un azur moins intense, dans une atmosphère
plus subtile, ce semble, et d'un rayonnement plus doux; il y a aussi
des traits tout à fait particuliers, comme la fréquence des aurores bo-
réales et les jours continus, sans coucher de soleil. Ce dernier phé-
nomène, pour n'être pas accidentel, n'en surprend pas moins l'hôte
inaccoutumé par des dehors étranges et par une apparente déro-
gation aux lois qui régissent les autres climats. Je rentrais une fois
à minuit, au milieu de juin, du parc voisin de Stockholm dans la
ville. Le soleil ne se monti'ait pas, mais un clair crépuscule égalait,
peu s'en faut, la lumière du jour; il s'en distinguait par un reflet
uniforme, blafard, voilé, rappelant cette lueur inquiétante qui ac-
compagne les éclipses. Quelques vapeurs, condensées en traînées
cotonneuses et blanchâtres, planaient sur les eaux; la ville, silen-
cieuse, paraissait obéir à un sommeil magique : c'était une entière
évocation de la nature romantique du nord. Ce que nous admirons
aujourd'hui, croit-on que les anciens ne le remarquaient pas? Ta-
cite n'a pas manqué de signaler la singularité de ces manifestations
lumineuses; par deux fois, il a noté le phénomène des longs jours,
d'abord dans VAgricola, en décrivant le climat au nord de la Calé-
donie. (c Les nuits mêmes y sont claires, dit-il ; aux extrémités de
ce pays, elles sont si courtes qu'un crépuscule sépare seul le jour
qui s'achève du jour suivant qui commence. Si les nuages n'inter-
ceptaient la vue, les habitans disent qu'on apercevrait l'rclat du
soleil, qui ne se lève ni ne se couche, mais ne fait que raser la
ligne d'horizon. » Ces derniers mots donnent une description re-
marquablement exacte et fidèle de ce qu'on peut observer le 24 juin
vers la latitude où se trouve, au sommet de la Baltique, la ville de
Tornéo. L'explication que Tacite en propose est moins heureuse :
c'est, à l'entendre, que ces extrémités de la terre sont très plates;
il en résulte que l'ombre n'y peut grandir, et que la nuit ne saurait
LES ORIGINES DU GERMANISME. 355
s'y former jusqu'à atteindre le ciel et les astres. Il n'est pas facile
assurément d'interpréter cette réponse, et nous devrons attendre du
grand écrivain des notions morales, d'éloquentes et vives peintures,
plutôt que des enseignemens météorologiques. Tacite revient dans
sa Germanie à ce même trait du climat septentrional, observé non
plus à l'extrémité de la Grande-Bretagne, mais sur les côtes loin-
taines de la Baltique, et cette fois il ajoute à son récit quelque men-
tion des légendes que la réalité mal comprise avait enfantées dans
l'imagination populaire, a Au-delà des Suiones, dit-il, est une
mer qu'on croit la limite et la ceinture du monde, parce que les
dernières clartés du soleil couchant y durent jusqu'au lever de cet
astre, et jettent assez de lumière pour effacer les étoiles. La crédu-
lité ajoute qu'on entend même le bruit qu'il fait en sortant de
l'onde, qu'on aperçoit la forme de ses chevaux et les rayons de sa
tête. » Virgile disait déjà, usant d'une métaphore qu'expliquaient
de vieilles croyances superstitieuses, qu'on voyait sur les rivages
de la Scythie le soleil laver son char dans l'Océan rougi de ses
feux,
Prîecipitem Oceaiii rubro lavit a^iuore curi'uni.
Le génie romain, peu inventif, ne savait que faire appel à tout
l'antique appareil de la mythologie classique en présence de ma-
nifestations incomprises. Déjà cependant, devant une nature diffé-
rente, ses comparaisons prenaient d'autres tours et admettaient
d'autres élémens : de nouvelles sources s'ouvraient pour l'imagi-
nation romaine. Ce serait à nous à deviner si, en divers cas, elle
n'a pas voulu rendre des impressions dues au seul aspect du ciel
germanique. N'y aurait-il pas déjà quelque allusion par exemple,
dans ce dernier passage de Tacite, au spectacle merveilleux des
aurores boréales?
Personne n'ignore combien de formes singulières affectent ces ap-
paritions magnétiques, beaucoup plus fiéquentes et complètes dans
le nord que partout ailleurs. Tantôt ce sont des flammes répandues
par tout le ciel et qui convergent vers un centre constant, dégagé de
lueurs, tantôt au contraire un foyer de lumière intense darde d'écla-
tans rayons; ou bien un vaste mur incandescent se replie en formant
des sinuosités aux vives arêtes, ou des séries de colonnes aux cou-
leurs changeantes se dressent pour se dissoudre bientôt dans un
océan de feu. Est-il vrai, comme on le dit, que les aurores boréales
soient accompagnées d'un bruit semblable à la crépitation des étin-
celles électriques? M. Siliestrôm, un des membres de la mission di-
rigée par M. Gaimard de 1838 à 18A0, s'abstient de rien affirmer à
ce sujet; il est disposé toutefois à se Jéfier d'une confusion entre le
356 REVUE DES DEUX MONDES.
sens de l'oaïe et le sens de la vue, facilement explicable. En voyant
ce ciel couvert de flammes, dit-il, ces lueurs aux transformations
rapides, ou bien ces rayons formés en un instant, qui traversent le
ciel comme des fusées avec une vitesse effrayante et qui étincellent
d'une très vive lumière, il est naturel qu'on rapporte par erreur au
sens de l'ouïe les seules perceptions du sens de la vue, et qu'on
s'imagine entendre un pétillement. On s'expliquerait d'ailleurs sans
tron de difficulté un tel bruit là où l'électricité joue évidemment un
si grand rôle. Ce qui est certain, c'est que le nombre est considé-
rable, au moyen âge et dans l'antiquité, de récits superstitieux ou
légendaires qui s'interpréteraient par l'aspect mal compris des au-
rores boréales. Telles seraient certaines circonstances de la tradi-
tion, si populaire chez les peuples germaniques, sur le chasseur
invisible, Odin, le Freischûtz, ou Bobin Hood. Dans la région qu'il
traverse, les nuages s'illuminent de sinistres clartés, et l'on entend
au loin les aboiemens des chiens et le siillement des traits au mi-
lieu des airs. Grégoire di Tours raconte qu'un jour une lumière
fulgurante enflamma tout à coup l'atmosphère, et qu'il y eut, tant
qu'elle dura, comme le bruissement intense d'un arbre au vaste
feuillage tombant au travers d'une forêt. Un chroniqueur parle
d'une colonne bleue qui apparut au ciel, et de laquelle semblait
sortir un bruit de flèches dardées à l'entour. Faudrait -il expliquer
par l'aurore boréale et ces curieux récits et tant de singulières
expressions des écrivains de l'antiquité, les cœli hiatus et les cœ-
lestia jJrœlia de Pline, les arma crejJÎtaniia rœlo de Tibuîle et
d'Ovide, les souvenirs analogues consignés par Virgile et Taciue?
S'il en était ainsi, nous aurions un nouveau et précieux témoignage
des impressions que la vue du ciel septentrional avait produites
sur l'imagination des Romains.
De cette lumière du nord, quelques anciens croyaient voir des
cristallisations délicates et charmantes dans la curieuse matière de
l'ambre, qui se recueille en si grande quantité sur les côtes de la
Baltique, et dont Tacite nous rappelle que les Romains, comme
toute l'antiquité, étaient avides. L'ambre peut être considéré
comme ayant joué un grand rôle dans l'histoire antique du com-
merce, et par conséquent de la civilisation. Les plus anciennes sé-
pultures, égyptiennes, orientales, étrusques, nous montrent com-
bien il était précieux au luxe des premiers peuples. Les Phéniciens
le recherchaient avec avidité pour le transmettre aux Grecs, qui
aimaient à s'en parer dès le temps d'Homère. Par quelles voies et
dans quels lieux les navires de Ryblos ou de Tyr venaient-ils char-
ger leurs cargaisons? Tacite, en mentionnant la tradition de nou-
velles colonnes d'Hercule sur la côte nord-ouest de la Germanie,
LES OMGINES DU GERMANISME. 357
permet de croire que le commerce phénicien exploitait là Mer du
Nord. Bien plus, s'il est vrai que Pythéas, à en croire un fragment
de sa relation dans Pline, ait vu le Frische-Haff et les rives orien-
tales de la Baltique, comme il semble n'avoir fait que visiter les an-
ciens comptoirs des Phéniciens pour renouer au nom de Marseille
leurs traditions de commerce, on peut penser qu'ils ont, eux aussi,
pénétré à la recherche de l'ambre dans cette seconde mer. Ils du-
rent toutefois se contenter souvent de venir le recevoir dans leurs
comptoirs du nord de l'Adriatique, où il arrivait en traversant, de
tribu en tribu, toute l'antique Germanie. Ainsi s'expliquerait la tra-
dition qui rattachait à la région de l'Éiidan la production de cette
précieuse substance. Là était tombé Phaéton, disait-elle, et ses
sœurs, désolées de sa mort, avaient été changées en peupliers sur
les bords du fieuve; mais elles n'avaient pas cessé de répandre des
larmes, et ces larmes, que chaque tronc d'arbre distillait, c'était
l'ambre. A la suite des Phéniciens, les Grecs étaient venus par
terre chercher l'ambre aux lieux de son exploitation principale. Ou
a trouvé dans le pays^e Posen de très anciennes monnaies d'Athènes
qui paraissent l'attester. Ce qui abonde dans le sol des provinces
baltiques, ce sont les monnaies romaines, puis les monnaies orien-
tales. Le commerce antique avait été ainsi, comme par un dessein
providentiel, sollicité sans cesse à la découverte du nord, et, si le
souvenir des entreprises phéniciennes s'était effacé et perdu, voici
que les Romains, à la suite des campagnes qui leur ouvraient la
Germanie septentrionale, se rendaient au même appel. L'ambre
avait été toujours fort recherché par le luxe de Rome, mais il
semble que la mode ait eu à ce sujet un mouvement prononcé de
recrudescence au temps de Pline l'Ancien et de Tacite. Pline nous
apprend que telle statuette d'ambre, artistement travaillée, coûtait
plus cher qu'un esclave sain et fort. Sous le règne de i\éron, un
chevalier romain, envoyé vers les marchés des embouchures de la
Vistule, en avait rapporté une assez grande quantité pour qu'au
prochain combat de gladiateurs on pût en orner leurs armures et
les diverses parties du cirque. Les itinéraires que donne la Géogra-
phie de Ptolémée offrent deux routes qui, de Carnuntum, près de
Vienne, sur le Danube, à travers la Silésie, la Pologne et la Pomé-
ranie, se dirigeaient vers les bouches de l'Oder : c'étaient sans nul
doute de très anciennes voies de commerce que Rome avait dû re-
prendre aisément.
Quelles idées l'imagination romaine attachait-elle à cette matière
de l'ambre pour la tenir en aussi grande estime que les perles,
les murrhins et le cristal? On en connaissait à peine la nature et
l'origine; les interprétations les plus étranges, comme on peut le
358 REVDE DES DEUX MONDES.
voir dans Pline, avaient été proposées. A vrai dire, la série des
conjectures modernes n'a pas été moins bizarre, jusqu'à ce que la
science eût nettement reconnu que l'ambre est une résine d'arbres
fossiles, d'une espèce disparue de conifères, qui, pendant les pre-
mières époques du continent européen, couvrait les rivages de la
Baltique et de la Mer du Nord. Lorsque, par la tempête, les flots
sont violemment agités, ils arrachent du sol ces fragmens, qu'ils
roulent et dont ils se jouent, mais qui, grâce à une densité presque
égale à celle de l'eau de mer, montent à la surface pour aller s'é-
chouer sur la plage. Cette origine de l'ambre, Pline et Tacite la
connaissaient en partie, puisqu'ils préfèrent, entre autres dénomi-
nations, le mot de siiccin, de nature à marquer qu'il s'agit du suc
d'un arbre ou d'une résine. La curiosité de leurs contemporains
admirait ici deux choses : d'abord la propriété électrique, éveillée
par le frottement, et puis cette intéressante particularité, la fré-
quente présence d'insectes ou de fragmens végétaux dans l'inté-
rieur même de la matière translucide. Martial a, de son style le
mieux aiguisé, adressé de jolies épigrammes à l'abeille, à la
fourmi, au vermisseau emprisonnés de la sorte :
« Enfermée dans une larme des Héliades, voyez briller cette abeille;
elle apparaît captive dans son propre nectar. C'est ainsi qu'elle recueille
le prix de ses merveilleux travaux. Elle-même sans doute aura choisi
cette tombe.
« Pendant qu'il rampait sur les branches que mouillent les larmes des
Héliades, ce vermisseau s'est vu pris dans la liqueur visqueuse. Gesse,
Cléopâtre, de vanter ton royal sépulcre; un vermisseau repose dans un
cercueil plus précieux que le tien. »
Les petits vers de Martial n'avaient pour but que de plaire aux
belles dames de Rome et à la cour de l'empereur; il est donc évi-
dent qu'il avait pris pour sujet non pas une particularité obscure,
mais ce qu'on remarquait autour de lui avec surprise. Cette sur-
prise, en excitant l'imagination des Romains, aurait pu les mettre
sur la voie de l'étude et les avancer vers la science. Une attention
prolongée, une curiosité sérieuse leur aurait préparé d'autres mo-
tifs d'admiration, lis ne se seraient pas seulement convaincus que
cette délicate substance avait été une des premières occasions de
communications et d'échanges entre les peuples, ils eusstiut pu re-
marquer encore que la faune et la flore révélées par l'ambre n'é-
taient pas celles de leur temps, mais qu'ils avaient sous les yeux
les authentiques témoignages d'un nord primitif, digne objet des
scrupuleuses recherches de la science moderne.
LES ORIGINES DU GERMANISME. 359
N'eût été ce rare présent dd l'ambre, les océans du nord n'eus-
sent offert aux anciens Romains que de sinistres sujets d'étonne-
ment et de crainte. Les Romains, à la vérité, semblent n'avoir ja-
mais été marins très hardis. Nous savons combien il leur en coûta,
lors de la première guerre contre Carthage, d'oser passer de Sicile
en Afrique; les matelots prétendaient que la côte méridionale de
l'île, étant oblique, devait enfanter de terribles orages. Les soldats,
bientôt après, marchant sur Carthage, assiégeaient le serpent du
Bagradas avec leurs machines de guerre, nous dit Tite-Live, comme
ils eussent fait une forteresse : leur courage hésitait devant les mys-
térieuses menaces d'une nature inconnue. Les Grecs aussi s'étaient
laissé longtemps arrêter par le formidable cap Maîee. Ils prirent leur
revanche en s' avançant partout à la suite des Phéniciens, et en tra-
versant avec une admirable ardeur, sous la conduite d'un Alexandre,
toute l'ancienne Asie. Toutefois, quand ils atteignirent la mer des
Indes, ils se virent accueillis par le phénomène, pour eux nouveau,
des marées. Quinte -Curce nous a dépeint leur frayeur dans une de
ses meilleures pages. Or ce qui était arrivé aux soldats d'Alexandre
dans la presqu'île de Pattalène, aux embouchures de l'Inclus, les sol-
dats de César l'éprouvèrent sur le rivage de l'Atlantique. Sans doute
la flotte romaine dut se familiariser promptement avec le périodique
retour du flux et du reflux; toutefois Drusus et Germanicus, un
demi- siècle après, semblent encore mal préparés à braver ce péril.
Pline l'Ancien continue à s'étonner de ce débordement de la mer,
comme il l'appelle, qui laisse incertaine l'éternelle question posée
par la nature, à savoir si les côtes appartiennent aux continens ou
bien à la région des eaux.
S'il faut en croire Tacite, les océans du nord, après ce premier et
fâcheux accueil, réservaient aux Romains beaucoup d'autres dan-
gers. Ce n'est qu'avec une sorie de répugnance que l'auteur de la
Vie dAgricola parle de la mer qui s'étend après la Calédonie :
« mer paresseuse et qui résiste aux efforts des rameurs, mare pi-
grum et grave rcmiga)dibus. Les vents mêmes peuvent à peine
en soulever les flots, sans doute parce qu'elle baigne peu de terres
et de montagnes, et que ce sont les côtes qui enfantent les vents,
ou bien aussi parce que cette mer sans fond comme sans bornes
est plus lente à s'ébranler. » Tacite achève cette explication peu
lucide par quelques traits d'une précision rare : « On voit cette
mer, dit-il, çà et là se divisar en fleuves, pénétrer au milieu des
terres, les environner, circuler même dans les rochers et les mon-
tagnes comme dans son propre lit. » Qu'on prenne, à défaut de
souvenirs personnels, une carte géographique, et l'on reconnaîtra
à cette parfaite description, les fiords qui, découpant la côte nor-
végienne, introduisent entre de hauts murs de rochers la mer
360 REVUE DES DEUX MONDES.
même presque jusqu'au pied des Dofrines. Ce que Tacite avait
dit de l'Océan calédonien, il le répète de celui qui baigne la Ger-
manie : « mer paresseuse et presque immobile, mare pigrum ac
prope immotum. » Il ajoute cette fois : « Océan immense, et dont
les navires venus de nos contrées n'abordent que rarement le cou-
rant contraire, imynensus uUra nique sic dixerim adversus ocea-
mis. » Il n'est pas facile de saisir nettement ce que Tacite veut ex-
primer par ce mot : advenus occauusi il paraît avoir pensé que la
masse des eaux venant du nord afflue sur les côtes de la Germanie
par un courant semblable à celui des fleuves, et pénible à remonter
pour un vaisseau venant du sud; mais il est très loin, bien entendu,
de soupçonner les vrais courans, particulièrement ceux du gulf-
stream. En tout cas, nul de ces traits ne serait à négliger pour qui
voudrait recons'ituer l'histoire des sciences naturelles chez les an-
ciens.
Une fois agitées, ces mers passent pour avoir de terribles tem-
pêtes. Il faut certainement compter au nombre des plus belles
pages de Tacite celle où il a décrit l'orage qui assaillit la flotte de
Germanicus au sortir de l'Ems : Humboldt nous dit qu'il ne la reli-
sait jamais sans un certain ravissement; elle mérite cet hommage
parce qu'elle est une admirable peinture à la fois pittoresque et
morale. C'était vers l'automne de l'année 16 après Jésus-Christ.
Germanicus venait d'achever la brillante campagne qui, dans les
champs d'Idlsiavisus, sur la rive droite du Wéser, avait vengé le
désastre subi naguère par Varus. Une partie des légions s'étaient
acheminées par le continent vers leurs quartiers d'hiver; le reste
avait dû s'embarquer avec le général, et gagner la Mer du Nord par
l'Ems et le golfe du Dollart, pour rentrer dans la province de Ger-
manie inférieure par les canaux de Drusus, le lac Flcvo et le Rhin.
« D'abord la mer fut tranquille, dit Tacite; on n'entendait que le
bruit des rames et le frémissement des voiles qui faisaient mouvoir ces
mille vaisseaux. Tout à coup d'épais nuages, amoncelés, se fondent en
grêle; les vents soufflent de toutes parts et tourmentent la vague, on n'y
voit pi ;s autour de soi; les pilotes ne peuvent plus gouverner;.,, le vent
du sud, le terrible Auster, est seul maître du ciel et des eaux. Il saisit les
navires, et les disperse en pleine mer ou vers des îles qu'environnent
des rocs escarpés ou des bas-fonds dangereux. On avait d'abord évité
ces périls, non sans peine; mais, quand le changement de la marée
conspira avec la direction du vent, il ne fut plus possible de jeter les
ancres, et il n'y eut plus assez de bras pour épuiser l'eau qui entrait de
toutes parts. Il fallut livrer à l'abîme chevaux, bêtes de somme, même les
armes, afin de soulager les bcàtimens qui menaçaient de s'entr'ouvri.' et
de s'affaisser sous le poids des vagues. Autant l'Océan dépasse en vio-
LES ORIGINES DU GERilANISME. 361
lence toute autre mer, et le climat de la Germanie en rigueur tout
autre climat, autant cette tempête différa de toutes les autres par ce
qu'elle eut d'extraordinaire et d'horrible. On n'avait autour de soi que
des rivages ennemis, ou une mer si vaste et si profonde qu'on ne sup-
posait pas de terres au-delà. Une partie des vaisseaux furent engloutis;
plusieurs furent jetés vers des îles éloignées. Sur ces rivages déserts
nos soldats périrent de faim, excepté ceux à qui la tempête jta quel-
ques cadavres de chevaux... Pendant tout ce temps, Germanicus allait
errant, nuit et jour, de rocher en rocher, s'écriant avec désespoir qu'il
était la cause d'un si grand désastre; ses amis l'empêchèrent à grand'-
peine de se précipiter dans l'abîme. Enfin la marée nouvelle, avec un
vent meilleur, ramena nos malheureux vaisseaux. On les lépara en
grande hâte pour aller recueillir les naufragés... Chacun d'eux, ou re-
tour de ces terres lointaines, faisait de merveilleux récits de tourbillons
violons, d'oiseaux inconnus, de monstres marins, moitié bêtes moitié
hommes, visions réelles ou imaginées par l'épouvante... »
Il y a au musée de Dresde un paysage célèbre de Rembrandt qui
est d'un sombre et terrible effet; il représente le moment qui pré-
cède l'orage : le vent du sud semble avoir pris possession de toute
la nature, et une lumière blafarde s'écliappe d'un immense enrou-
lement de nuages obliques. Ajoutez à ce souvenir une mer fwieuse
de Baklmysen, un ciel orageux de Kuysdael, et vous aurez une série
de pages pittoresques à côté desquelles se place naturellement le
poétique tableau que nous devons à Tacite. Son récit a encore un
autre intérêt, disions-nous; à côté du peintre il y a l'historien mo-
raliste. Cette terreur dont la narration de Tacite se trouve em-
preinte, ce n'est pas une invention du narrateur; loin de là, il tra-
duit des émotions communes à ses contemporains, et qui ont été
vraiment ressenties. Nous en avons l'intéressante preuve dans un
fragment en vers de la même époque qui, par bonheur, nous est
resté. Un certain Pedo Albinovanus, le môme peut-être c|ue Tacite
a mentionné comme chef de cavalerie dans ses Annales, se trouvait
précisément à bord du bâtiment qui portait Germanicus. Il avait
écrit en vers le récit de cette journée, et Sénècjue nous a transmis
ce morceau dans son curieux recueil de thèses de rhétorique.
« Depuis longtemps déjà, nous avons laissé derrière nous la lumière
du jour. Nous sommes emportés vers les limites du monde connu; nous
naviguons dans la nuit par un sentier sacrilège, audacieusement résolus
à atteindre le point extrême où tout finit. Voyez ! la surface de la mer
s'enlle lourdement et se hérisse, et les monstres, géans avides de sang,
se dressent autour de nous; déjà ils saisissent de leurs griffes redouta-
bles les flancs du navire. Et ces mois qu'on entend murmurer augmen-
362 REVUE DES DEUX MONDES.
tent la crainte : « Le navire n'avance plus! un souffle de vent ne viendra
plus animer notre voile! 11 faut obscurément périr ici tous, sans dé-
fense, proie malheureuse des monstres de la mer! » Et du bord élevé
le pilote essaie de plonger son regard dans l'espace, de percer les om-
bres de la nuit, mais sa vue ne peut rien découvrir. Alors de sa poitrine
oppressée s'échappent ces paroles entrecoupées par l'épouvante :
« Où voulons-nous aller, mes amis? Le jour a disparu, la déesse Na-
ture nous ferme par des ténèbres éternelles le chemin qui conduit aux
extrémités de Tanivers. Cherchons-nous encore des hommes, avec un
nouveau ciel sur leurs têtes? Cherchons-nous un autre monde duquel
nul récit ne nous a affirmé l'existence? La divinité nous ordonne de re-
tourner en arrière : nul œil mortel ne doit contempler les limites du
monde. Que l'audacieux aviron n'irrite plus le flot sacré; cessons de
profaner par notre approche la demeure silencieuse et paisible des
dieux! »
Que le rhéteur se fasse ici quelquefois entendre, nous n'en dis-
convenons pas; mais un sentiment réel d'étonnement et de crainte
domine cependant cette rhétorique, et, rapprochés l'un de l'autre,
les daux écrivains, Tacite et Pedo Albinovanus, sont les interprètes
directs de ceux qui les entourent : nous avons dans leurs témoi-
gnages les fidèles échos de la profonde impression que les Romains
avaient éprouvée au premier aspect des océans du nord. Des terres
enfin qu'on pouvait rencontrer au milieu de ces mers, Tacite ne sait
rien non plus que de mornes et repoussantes traditions. Ou bien
ce sont des îles immenses, însularum immensa spalùi, qui, parmi
un mondd étrange, réservent aux naufragés un hideux esclavage, ou
bien les cô^es mêmes de la Baltique orientale offrent des monstres à
tète humaine, au corps et aux membres de bêtes sauvages. Tacite
voudrait ne pas croire à tant de rapports effrayans; il se contente
de permettre le doute. Pline l'Ancien, lui, enregistre sans scrupule,
à propos de ces îles septentrionales, les plus bizarres légendes. Il
en connaît où les ho.nnies naissent avec des pieds de cheval; il
mentionne des tribus qui se nourrissent exclusivement d'œufs d'oi-
seaux et d'avoine, et des indigènes qui vivent nus, mais avec de si
vastes oreilles qu'ils peuvent s'en couvrir tout le corps. Pline égale
ici les rapports du Grec Ctésias sur les merveilles de l'Inde, sur ces
hommes à qui leur jambe dressée en l'air servait de parasol, sur
les fourmis chercheuses d'or, etc. Bien que toute l'antiquité ait ri
de Ctésias, la science moderne explique certaines de ses informa-
tions, mais il n'y a pas apparence qu'il doive en arriver ainsi pour
les légendes de Pline sur ces îles de la Baltique. Trop souvent dé-
pourvu de critique, il admet sans examen les récits les moins auto-
risés. Il n'en est pour nous qu'un rapporteur plus fidèle de ce qu'on
LES ORIGINES DU GERMANISME. 363
pense autour de lui, et plus utile à comparer avec les relations moins
suspectes de Tacite.
II.
Voilcà ce que les Romains du i" siècle savaient ou imaginaient
sur le ciel, les mers et les terres de l'extrême Germanie ou du nord.
Leurs terreurs croissaient en proportion de leur ignorance; elles se
résumaient en une seule idée et un seul mot : ces contrées étaient
la fin du monde; en voulant y pénétrer, on insultait à la nature et
aux dieux, on attirait sur soi la Némésis divine. Faire violence à la
déesse Nature, chez les Grecs aussi c'était l'argument redoutable
qu'on avait opposé aux promoteurs de certaines grandes entre-
prises, à ceux qui voulurent couper la Chersonèse de Thrace ou
bien l'isthme de Corinthe. — Il y avait du moins une partie de la Ger-
manie, l'ouest et le centre, que les généraux et les soldats romains
avaient parcourue, et de laquelle ils rapportaient d'innombrables
témoignages. Comment cette région plus voisine leur apparaissait-
elle? Gomment accueillaient-ils, alors qu'ils n'en étaient plus ré-
duits à d'incomplètes visions ou à de vagues souvenirs, les plus
habituelles manifestations d'une nature, d'un sol, d'un climat, qui
hier encore leur étaient nouveaux? César, lui, composait un traité
sur V Analogie en traversant les Alpes, au lieu d'accorder quelque
admiration aux grandioses beautés des montagnes ; Tacite et les
écrivains du i" siècle nous attesteront-ils une pareille froideur de
la part de leurs contemporains en présence de la Germanie? La ré-
ponse à de telhs questions ne laisse pas que d'être complexe : l'im-
pression produite sur l'esprit romain n'a pas été ici, comme pour
l'extrême nord, d'étonnement presque superstitieux d'abord, puis
de crainte et d'horreur. Au contraire, à l'égard de la Germanie
proprement dite, Rome a commencé par le mépris hostile, pour en
venir ensuite à des impressions qui n'excluaient pas un certain res-
pect. La progression est visible, et c'est ici encore un curieux cha-
pitre à écrire d'histoire à la fois pittoresque et morale.
Quintilien nous rapporte que les soldats de César, avant de pas-
ser le Rhin, ne manquaient pas de faire leur testament. Toutefois
la contrée nord-ouest, comprenant les rivages de la Mer du Nord,
depuis ce fleuve jusqu'au Wéser, était devenue presque familière
aux Romains avant toute autre portion de la Germanie, parce que,
dans leur tentative de conquête, leurs chefs voulaient s'appuyer sur
les flottes qui, par l'estuaire de l'Ems, apportaient du lac Flévo et
du Rhjn des approvisionnemens et des secours. Pline l'Ancien visita
ces parages, et il faut voir quels sentimens lui inspirent les pauvres
tribus qui les habitent. Une page de son Histoire naturelle, proba-
364 REVUE DES DEUX MONDES.
blement empruntée à son ouvrage sur les guerres contre les Ger-
mains, donne une curieuse peinture de ce qu'il a vu chez les Ghau-
ques, peuple situé sur les côtes du Hanovre actuel. « Envahis deux
fois dans les vingt-quatre heures, dit-il, par les flots débordés de
l'Océan, ces peuples bâtissent de misérables huttes sur des monti-
cules qu'ils élèvent au-dessus du niveau des plus hautes marées.
Semblables à des gens qui naviguent quand les eaux couvrent tout
à l'entour, mais à des naufragés quand elles ont fait retraite, on les
voit poursuivre autour de leurs chaumières le poisson qui fuit avec
les vagues. De leurs mains, ils façonnent la boue, qu'ils font sécher
au vent de mer bien plutôt qu'au soleil, et c'est là tout leur com-
bustible pour cuire leurs alimcns et réchauffer leurs entrailles gla-
cées par le soufïle du nord. » Quel curieux contraste qu'une telle
page écrite par le futur observateur des fléaux du Vésuve ! Et quel
profond mépris sous la plume de cet homme du midi quand il
achève par ces mo's : « Voilà des peuples qui, le jour où ils seront
vaincus par nos armes, crieront qu'on leur ravit la liberté. A leur
aise ! souvent la fortune fait semblant d'épargner ceux qu'elle veut
le plus durement punir. »
Tacite a de semblables exprc-ssions de dédain. Lui aussi, il prend
en pitié ce ciel bas, rœlum demissum, ce climat venteux, ce sol
humide, et un de ses argumens pour croire que les Germains sont
un peuple autochthone est d'affirmer que nul émigrant n'aurait cer-
tainement quitté d'autres pays pour une telle contrée. Leur genre
de vie est, suivant lui, aussi triste que leur climat : ils font bouillir
et mangent l'avoine, qu'à Rome on considère comme une mauvaise
herbe ; il paraît croire qu'ils ne connaissent pas l'automne, c'est-à-
dire, aux yeux des Romains, la charmante saison des réunions
champêtres, des fêtes populaires, des dialogues enjoués. Tout au
moins n'ont-ils pas la vraie fête des vendanges, cette joie de l'Ita-
lie, car a leur boisson est une certaine liqueur faite d'orge ou de
froment, à laquelle la fermentation donne une sorte de ressem-
blance avec le vin. » On connaît la caustique apostrophe de Julien
contre le Bacchus bâtard des peuples du nord, qui sent le bouc au
lieu d'exhaler l'ambroisie. La pensée est la même sous la plume de
l'historien et sous celle du philosophe ; il y a loin de ces expres-
sions dénigrantes à l'exaltation Scandinave et germanique de la
bière dans les Eddas ou les Nibelangen, et à la coupe écumante du
poétique roi de Thulé.
Tacite ne s'est pas contenté du dédain. Son patriotisme jaloux
y ajoute une perfidie peu digne de lui quand il laisse échapper ce
conseil : « Envoyons des vins chez ces peuples. Favorisons leur goût
d'ivressa; nous triompherons d'eux ainsi plus facilement que par les
armes. » C'est que, avec le souvenir présent de honteuses détaites,
LES ORIGINES DU GERMANISME. 365
tout lui est odieux de la Germanie. Ne lui faut-il pas, dès le début
des Annules, mentionnar et expliquer le triste renom des marécages
situés entre les bras du Rhin ou sur les deux rives du bas Eyder?
Au travers de ce qu'on appelle aujourd'hui le marais de Burtange,
sur la frontière nord-est de la Hollande actuelle, les premiers Ro-
mains entrés en Germanie avalent dû jeter une de ces constructions
comme on en retrouve encore dans la Westphalie et en France même,
partout oïl les soldats de Rome ont eu basoin de traverser des régions
noyées. Joignant aux expéditions militaires les grands travaux néces-
saires aux communications, i!s ont établi dans ces marais des chaus-
sées composées de rondelles de bois assez peu pesantes pour ne pas
s'enfoncer à l'excès dans la vase. Les débris de ces constructions sont
désignés de nos jours sous le nom ordinaire de Ponts longs. Ceux
de Bartange n'avaient pas longtemps résisté, et Tacite nous décrit
la désastreuse retraite que Cécina dut opérer en de tels lieux.
L'étroite chaussée, rompue çà et là, était jetée sur un terrain boueux
que d'innombrables ruisseaux empêchaient de se fixer ; des deux
côtés, à peu de distance, s'élevaient des collines occupées par des
bois. L'habile Arminius, chef des Germains, avait pris possession
de ces fourrés, d'où il pouvait aisément assaillir ou inquiéter son
ennemi. Eu vain celui-ci essayait-il d'élever quelques digues pour
détourner les eaux du marécage . Arminius, des hauteurs, dirigeait
vers le vallon de nouvelles eaux qui ruinaient toute protection et
toute défense. ïl faut lire dans Tacite le tableau de la nuit qu'on
passa en présence. Du côté des barbares, certains du triomphe,
des chants d'allégresse ou de terribles menaces que les échos des
montagnes rendaient plus sinistres en les répercutant ; « chez les
Romains au contraire, des bivouacs aux feux languissans, des pa-
roles entrecoupées, les soldats étendus çà et là le long des palis-
sades ou errans le long des tentes, veillant par pure insomnie bien
plutôt que par consigne ou de leur propre volonté. » Leur chef, le
vieux Cécina, en était à sa qiiarantième campagne. Accoutumé aux
disgrâces de la guerre, il ne s'étonnait de rien. Il eut toutefois
pendant cette nuit un songe affreux. Il crut voir ce mê;ne Yarus
dont le désastre, quelques années aiipa/avant, avait tant humilié
Rome, se lever tout sanglant du fond de ces marais, l'appeler et
lui faire signe de le suivre. Arminitis, quant à lai, comptait renou-
veler sa victoire; on l'entendit, quand il fit sonner la charge, crier
à ses soldats, en leur désignant le chef romain : a Celui-ci encore
est Varus ! Voici ces mômes légions que les destins nous livrent
encore une fois ! » Tacite écrivait ce chapitre des Annales environ
un siècle après la date de ces grands événemens. On peut juger,
aux vives couleurs de ses récits, non pas seulement de son tahint
littéraire, — ce serait trop peu, — mais aussi de l'émotion patrio-
366 KEVUE DES DEUX MONDES.
tique que réveillaient chez lui ces noms d'hommes et de lieux d'une
célébrité désormais sinistre.
Toutefois le principal épouvantail qu'offrait la Germanie aux Ro-
mains, c'étaient ses forêts épaisses. On se rappelle quelle barrière
longtemps infranchissable la forêt ciminienne avait élevée entre la
Rome primitive et l'Étrurie encore puissante et redoutée. Tite-Live,
en racontant sous le règne d'Auguste l'histoire de ces premiers siè-
cles, ne croit pas pouvoir mieux décrire ce que jadis cet obstacle
inspirait de frayeur qu'en le comparant à ce qu'avait été, de son
propre temps, l'immense forêt hercynienne. César paraît comprendre
sous ce nom le Schwarzwakl ou Forêt-Noire, le Rauhe Alp, et peut-
être même le Jura de Franconie, puisque, faisant commencer la
chaîne boisée sur les confins de l'Helvétie, il la voit se continuer le
long du Danube. Elle a, suivant lui, une largeur de neuf journées de
marche, et soixante journées ne suffn'aient pas pour la parcourir
dans toute sa longueur. Comme dit le proverbe allemand, l'écureuil,
sautant d'arbre eu arbre, y pouvait courir sept milles sans toucher
terre.
Pline l'Ancien a sur elle d'étranges expressions, toutes poétiques.
Il admire ses chênes énormes u contemporains du monde, » dont
les branches, s'inclinant jusqu'à terre, enfantent de nouvelles
pousses qui forment à leur tour d'immenses arcades ou s'entre-
croisc-nt en murailles inextricables. Il connaît d'autres forêts encore
qui couronnent des falaises sur les côtes de l'Océan. Souvent les
arbres de l'extrême bord se détachent, avec la motte de terre végé-
tale qu'ont enserrée leurs racines, et glissent vers la mer; on les
voit, debout sur cette sorte d'île, flotter à la surface des eaux, et
les vaisseaux romains, que leur choc menace, sont tout étonnés
d'avoir à livrer des batailles navales contre des troncs et des feuil-
lages. Des animaux jusqu'alors inconnus errent dans ces bois. César
y cite un bœuf unicorne qui ne serait, au dire de Guvier, qu'un
renne mal décrit, et ce bœuf wnis, gros comme un éléphant, dont
les cornes, montées en argent, servaient dans les festins barbares
pour boire l'hydromel : c'est sans doute l'aurochs actuel de Lithua-
nie. César y désigne aussi des élans aux jambes sans articulations
ni jointures, à ce qu'il croit; ces animaux ne se couchent pas pour
dormir, et, si quelque accident les fait tomber, ils ne peuvent ni se
soulever ni se redresser. Pline répète quelques-unes de ces fables et
les augmente, par exemple lorsqu'il mentionne dans la forêt hercy-
nienne un grand nombre d'oiseaux extraordinaires, dont les plumes
brillent comme du feu dans les ténèbres. Est-ce le ver luisant qui
a donné lieu à ce conte, ou bien le regard étincelant d'oiseaux de
nuit? Une autre explication a été proposée : au moyen âge, les voya-
geurs avaient la coutume, dans le nord, de marquer leur route au
LES ORIGINES DU GERMANISME. 367
travers des bois par des souches dressées de distance en distance,
et pourvues sans doute de certains signes. Ces troncs, en pourris-
sant, se couvraient d'une végétation parasite connue des botanistes
pour devenir facilement lumineuse dans la nuit.
Comme César et Pline, Tacite redoute les forêts gf^rmaniques.
Quand il nous raconte que le sol y était sillonné de nombreux sou-
terrains recouverts de broussailles, où les barbares se réfugiaient
contre le froid ou bien cachaient leurs grains, il est clair qu'il en-
tend aussi que ces cavernes deviendront de secrets et dangereux
asiles pour leurs soldats, et concourront à leur système de défense
nationale. Il a en mémoire les désastres que les armées romaines y
ont déjà subis. Qu'on relise dans les Annales l'incomparable scène
de Germanicus rendant les derniers honneurs aux restes mortels de
Varus et de ses trois légions, dans les mêmes lieux où, cinq ans
auparavant, ils avaient succombé. Incediint mœstos locos, visuque
ac mcmoria deforynes... Quelle intraduisible expression d'un senti-
ment de terreur toujours subsistante! Peu de temps encore avant
l'époque où Tacite écrivait, n'était-ce pas dans une forêt de Ger-
manie que le Batave Civilis, instigateur et chef d'une vaste coalition
entre Germains et Celtes, avait réuni en un repas funèbre ceux qui
consentaient à le suivre, et leur avait fait prêter le serment d'une
haine mortelle contre Rome, absolument comme jadis le chef des
redoutables Samnites avait aussi formé dans les profondes retraites
apennines, au prix de terribles sermens, sa fameuse Légion de lin?
Au fond de leurs bois, les Germains adoraient ces divinités dont
Rome elle-même commençait à croire l'intervention puissante. Là
se célébraient les sarglans sacrifices, là étaient déposés ces sym-
boles guerriers, ces simulacres de monstres qui servaient aux bar-
bares de signes de ralliement pendant les batailles. De plusieurs
d'entre ces forêts on racontait des choses mystérieuses. II y en avait
une dans laquelle, par une prescription religieuse, on ne di'vait en-
trer qu'avec les mains liées; si l'on tombait à terre, il n'était pas
permis de se relever. Dans une autre, la divinité vennit ■' une cer-
taine époque visiter ses adorateurs; les chevaux blancs attelés à son
char et les témoins de ce qui se passait au fond du sanctuaire
payaient ensuite cet honneur de la vie : on les noyait dans un lac
consacré. L'Allemagne du moyen âge et celle de nos jours ont gardé
de curieuses traces du culte même qui était réservé aux arbres. On
remarque aujourd'hui, sur les places de beaucoup de villes alle-
mandes, surtout dans le nord, des statues dites de Roland. Elles
représentent en effet le neveu de Charlemagne tenant en main sa
bonne épée. Par quelles voies le souvenir du paladin a-t-il dominé
de la sorte dans une contrée si éloignée de la scène de ses exploits?
On a pensé que la légende de Roland n'avait eu d'autre raison de
36S REVUE DES DEUX MONDES.
paraître ici qu'une singulière confusion de noms. Les seigneurs
féodaux, dès le commencement du moyen âge, avaient suspendu
aux troncs de certains arbres le bouclier et l'épée, signes de haute
justice. C'était Là qu'ils faisaie it exécuter leurs sentences, de ma-
niera que le sol, tout à l'entour, avait pris le nom de terre rouge,
c'est-à-dire arrosée de sang, rolhes-land-, la ressemblance de ce der-
nier nom avec celui de Roland expliquerait toute l'énigme. Quant
aux arbres de justice, ils avaient eux-mêmes remplacé des arbres
que consacrait une antique tradition religieuse.
Rien d'étonnant si, du milieu de cette Germanie hostile, de ter-
ribles visions s'étaient dressées au-devant des Romains envahis-
seurs. Ils avaient franchi les premiers obstacles à la voix de leurs
chefs, et s'étaient courageusement avancés au travers du pays in-
connu; mais, quand ils parvinrent aux rives de l'Elbe et qu'ils s'ap-
prêtèrent à le franchir, le jeune et ardent Drusus, frère de Tibère,
qui les commandait, vit apparaître en avant du fleuve nne femme
d'une taille plus qu'humaine; elle lui dit en langue latine, suivant
l'expresse remarque de Suétone, que son insatiable ambition devait
avoir un terme, qu'il était parvenu à la fm de sa course et à la fin
de sa vie. Quelques jours après, Drusus, qui s'était immédiatement
résigné au retour, tomba de cheval, se blessa et mourut. Nul ne
douta dans l'armée que la Germanie ne lui eût apparu elle-même
pour défendre l'accès de ses solitudes et revendiquer son indépen-
dance. Après avoir parcouru le vaste pays du Rhin à l'Elbe, après
avoir construit quelques places et une ligne fortifiée d'Augsbourg,
sur le Danube, à Cologne, sur le Rhin, les légions se retirèrent. On
se contenta de découper dans la circonscription même de la Gaule
belgique, sur la rive occidentale du Rhin, deux étroits territoires
qu'on décora des noms de Germanies supérieure et inférieure : on
avait ainsi, au lieu de l'imjmense contrée qu'on avait cru conquérir,
deux soi-disant provinces nouvelles, prises tout entières en réalité
sur le précédent domaine de l'empire, sauf quelques points de la
rive orientale du fleuve. Rome comptait-elle faire illusion de la sorte
aux autres et à elle-même, ou bien n'était-ce pas l'indice d'un
changement de conduite traduisant une transformation de son
propre génie?
Les Romains avaient toujours été un peuple d'esprit pratique. Le
pays barbare qu'ils n'avaient pu dompter par les armes, ils s'appli-
quèrent à l'exploiter au profit de leur commerce. La volupté ro-
maine fut très ingénieuse à profiter des ressources inattendues que
lui offrait la région rhénane. Les matrones achetèrent avidement
les chevelures dorées des femmes germaines, ou, pour teindre leurs
propres cheveux, les pommades fa' riquées dans le pays des Mat-
tiaques ou de Wiesbaden. Les légions se familiarisèrent avec le voi-
LES ORIGINES DU GERMANISME. 369
sinage de leur ancien ennemi : Pline rapporte que sur les bords du
Rhin les officiers avaient grand'peine à empêcher leurs soldats de
poursuivre une espèce de canards dont la plume faisait d'excellens
oreillers et le foie d'excellens pâtés. On ouvrit les mines et les car-
rières du Siebengebirge et de l'Abnoba. Nul n'ignore enfin avec quel
empressement les Romains voulurent jouir des abondantes eaux mi-
nérales qu'ils rencontraient dans le Ta anus. La contrée se couvrit
de villes florissantes, dont les ruines ou de précieux débris nous rap-
pellent aujourd'hui l'ancienne richesse. Leurs inscriptions, qui sub-
sistent en assez grand nombre, nous montrent particulièrement non
pas un mélange des deux civilisations germanique et romaine, en-
core si inégales et si distinctes, mais déjà cependant l'admission
de quelques divinités barbares en même temps que des divinités
orientales et celtiques. L'Hercule Saxanus par exemple, qui n'est
autre que le Sachsnôt, c'est-à-dire Tyr ou Zio, mentionné par une
célèbre formule d'abjuration à côté de Thor et d'Odin, figure sur
les tombeaux romains de la région rhénane aussi bien que Taranus
et Mithra.
C'était le présage de concessions presque involontaires et incon-
scientes marquant un changement dans les idées romahîes. Deux
siècles avant Jésus-Christ, Ératosthène l'Alexandrin professait déjà
qu'on devait, non pas diviser les hommes en Grecs et barbares
mais distinguer ceux qui font le bien de ceux qui commettent le
mal. L'esprit grec, sur ce point comme sur tant d'autres, devançait
les temps et marquait les cimes lointaines à atteindre. La Rome
impériale n'en était pas là; toutefois son orgueil s'abaissait. Moins
exclusive, moins égoïste qu'au temps de ses éclatantes victoires
elle ressentait des scrupules, elle en venait à admettre qu'il y eût
place pour l'indépendance de ces peuples étrangers, puisqu'ils ne
se laissaient pas vaincre. Avec l'horizon visuel, comme il arrive
d'ordinaire, l'horizon intellectuel et moral s'était agrandi. L'ima-
gination romaine n'avait jamais été active ni féconde : on se rap-
pelle ce proconsul dont parle Gicéron, qui, ennuyé des discus-
sions philosophiques des Grecs et de leurs incessantes définitions
du souverain bien , leur proposa de prendre jour pour un con-
grès où l'on arrêterait une solution définitive. L'imagination ro-
maine avait toujours vu se placer entre elle et l'aspect direct de la
nature le vieux panthéisme oriental qui, créant à sa manière tout
un monde, cachait la réalité vivante. La mer agitée, c'était Nep-
tune en courroux; dans certains tableaux de Pompéi, les rivages
et les montagnes sont représentés par des personnages symbo-
liques. L'ouverture du monde germanique, avec ses motifs d'éton-
nement et de terreur, rendit ce service aux esprits romains de les
TOME xcviii. — 1872. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
ramener en face de la nature. Les dieux du vieil Olympe n'exer-
çaient plus là leur empire, et, quant aux divinités barbares, leur ac-
tion, comme leur essence même, était par trop obscure. Nous avons
assisté, grâce à des témoignages directs, c'est-à-dire en relisant
les pages émues des écrivains de l'antiquité, aux vives impressions
que l'aspect d'un monde nouveau avait fait naître; nous avons vu
combien de spectacles merveilleux ou terribles, jusque-là non
soupçonnés, avaient dû remuer jusqu'en leurs profondeurs la con-
science et l'intelligence des peuples classiques, déplacer pour ainsi
dire l'axe de l'esprit humain, et lui montrer des chemins encore non
frayés.
C'est d'ailleurs le temps où le commerce pénètre de la Méditer-
ranée jusqu'en Chine et aux Indes; Strabon a recueilli des infor-
mations jusque sur l'Afrique équatoriale, Pline l'Ancien et lui ont
repris celles de Pythéas sur la Baltique et peut-être sur le haut
nord. Mille échos arrivent des pays et des temps les plus divers :
avec Lucien et Apulée commencent les récits romanesques; avec
Pline et Sénèque se montre une insatiable curiosité interrogeant la
nature. C'est le temps où l'esprit antique, qu'avait honoré déjà, il
est vrai, dans cette voie un Aristote, s'ouvre clairement à la doc-
trine de la science. « Il reste beaucoup à faire, s'écrie Sénèque,
et, cela accompli, il restera beaucoup à faire, et, après le travail
de mille siècles, ceux qui viendront pourront ajouter encore. »
C'est le temps où le stoïcisme, aidé de la paix romaine, a pro-
clamé les grandes idées de patrie, d'humanité, de liberté morale
et de communs devoirs. C'est le temps enfin où, avec les esprits,
les âmes vont s'ouvrir à la vraie lumière du christianisme. Il n'a
pas pu être d'un inutile concours à ce principal moment de l'his-
toire que la barbarie germanique se révélât alors, et que fût sou-
levé en ce temps même un coin du voile qui couvrait le cosmos.
Ainsi se rapprochaient à leur insu, mais non jusqu'à se confondre
jamais, deux génies profondément distincts. Le génie classique, ré-
sumant la civilisation de l'Orient et de la Grèce, s'est nourri de
presque toute la sève indo-européenne. Il a eu pour privilèges la
conception et la diffusion des idées générales. Ces idées, il les a
traduites en philosophie et en morale par des systèmes élevés
ayant pour base une vue spiritualiste de la nature et une intelli-
gence théorique de la communauté des droits et des devoirs, — en
politique par des ébauches savantes d'administration centralisée,
qui n'ont toutefois jamais atteint la pratique ni la doctrine du gou-
vernement représentatif, tel que l'a compris l'esprit moderne. Elles
l'ont conduit à une claire perception et à une expression parfaite
du beau dans les arts plastiques, parce qu'elles lui révélaient un
LES ORIGINES DU GERMANISME. 371
type idéal. Elles lui ont inspiré en même temps l'élégance et la
précision littéraires : l'enseignement rhétorique, phénomène très
considérable et d'une grande portée dans l'histoire de la pensée
grecque ou romaine, n'a été que la prédication constante, jamais
interrompue, de ces idées générales, faites pour une propagande
au service de laquelle nul peuple n'a montré plus d'esprit que les
Grecs, et nul plus de ferme raison que les Romains, créateurs du
droit écrit. Par elles, le génie classique a dominé tout l'ancien monde
et règne en partie sur le monde moderne, domination légitime, qui
doit cependant tenir compte de certains élémens nouveaux.
Le génie germanique se montre à nous déjà dans Tacite par quel-
ques-uns de ses traits particuliers. Le plus saillant est sa tendance
à l'individualisme : il n'est pas besoin de rappeler à nouveau les
textes, qui sont bien connus, et que nous avons d'ailleurs inter-
prétés en parlant des institutions barbares. Tacite a marqué ce
premier trait d'une manière charmante en disant la répugnance
des Germains pour les villes, leur goût pour les habitations éparses,
selon que les invite la lisière d'une forêt, ou le bord d'un lac, ou le
voisinage d'une source agréable. Ce n'est plus ici l'unique besoin
d'isolement qui se manifeste, c'est un sens de la nature peut-être
plus direct, et l'habitude d'un commerce plus intime avec elle. Il
faut saisir dans toute sa portée l'indication précieuse de l'histoiien
romain, sa vue à la fois ingénieuse et profonde. Le monde classique
reposait sur la cité, que constituaient dès le premier jour, en Grèce
et à Rome, les mêmes élémens, c'est-à-dire le temple, la forteresse
et le groupe des chefs de godes réunis sur un haut-lieu. Acropole,
Palatin ou Capitole. De son bâton recourbé, l'augure étrusque a
tracé et découpé dans les cieux une figure à quatre angles droits
que, par la vertu de son art, il abaisse sur la terre, et qui vient y
inscrire au nom des dieux les limites sacrées de la ville future. Le
fondateur ou premier roi vient ensuite, qui, du soc de la charrue,
creuse le fossé de la Roma quadrata, d'où sortiront Vagger et le
mur; le mur s'étendra ensuite, par une fiction légale et religieuse,
quand les frontières de l'état se reculeront par la conquête. L'état,
dès l'origine, est là tout formé : il enveloppe, réunit et condense
toutes les forces. Combien est différente, dès sa première ébauche,
la société germanique, mieux faite pour la fédération que pour
une centralisation sociale et politique! Le seul groupe naturel de
la famille y sert de base fondamentale : encore les liens en sont-ils
peu étroitement serrés. Le besoin de la défense commune ou de
la commune attaque, avec le dévoûment de l'homme à l'homme et
la solidarité de péril, telles sont les causes de rapprochement entre
les pères de famille pendant la guerre; la délibération sur les in-
372 REVUE DES DEUX MONDES.
térêts de tous les réunit pendant la paix, avec une entière égalité
de droits. De l'assemblée générale ils retournent à leurs habitations
séparées, à leur vie solitaire, moins fréquemment en commerce avec
les hommes qu'avec la nature. Lorsque, au xviii*' siècle, les philo-
sophes, disciples de Rousseau, et la mode à leur suite, soutiendront
contre les jardins français le parti des jardins anglais, jaloux d'imi-
ter les prairies et les bois et de se confondre avec tout le paysage
d'alentour, ce sera le curieux témoignage d'une diversité de génies
survivant chez un peuple de double formation, comme est la France,
et reparaissant après des siècles jusque dans les appréciations du
goût, jusque dans les délicatesses et les caprices d'une civihsation
raffinée.
Un second trait principal auquel se peut reconnaître le primitif
génie germanique, trait cette fois encore admirablement traduit
par Tacite, c'est ce sentiment religieux qui, sans le secours impor-
tun des formes matérielles, dans le silence et dans l'ombre des
grands bois, se recueille et adore : lucos ac nemora consecrant,
deorumque nominibus api)ellant secretutn illiid, quod sola reve-
rentia vident. On a dit, — Jacques Grimm lui-même, — qu'il fallait
voir dans ces expressions de Tacite un clair pressentiment de la ré-
forme protestante. Soit, si l'on parle de l'étonnement douloureux
que ressentit Luther en face des scandales religieux de son temps,
ou bien de sa répugnance contre la profusion des images et le culte
des saints; mais mie telle interprétation cesse, à notre avis, d'être
juste, si l'on songe que le mysticisme, l'ardeur de l'adoration soli-
taire et contemplative, élémens religieux qu'on devine, ce semble,
derrière les expressions de Tacite, ne sont pas ceux qu'a exaltés la
réforme. Le mysticisme, avec un profond sentiment de l'indéfini,
on le retrouve en certaine mesure, il est vrai, dans la poésie ger-
manique, dans la peinture allemande avant le xvi^ siècle',' dans la
musique allemande de notre temps. Quant aux sublimes essors de
l'élévation religieuse, ils ne sauraient prendre naissance que dans
la sphère de la grande imagination, où les peuples héritiers du gé-
nie classique sont, tout compte fait, restés les maîtres. Avec Ho-
mère, Eschyle, Platon, Aristote, Phidias, Virgile, Dante, la pensée
humaine avait atteint les plus hautes cimes. Qu'au nom d'un Shak-
speare et d'un Luther, organes d'une différente conception de l'idée
religieuse et de la poésie, au nom d'un Goethe, symbole d'une
fusion cosmopolite, on réserve l'avenir, cela doit être permis à qui
veut espérer; mais qu'ils sont lents à paraître, qu'ils sont prompts
à s'efiacer quand on croit les saisir, les signes d'une conciliation
véritable qui serait la vraie force du génie moderne !
A. Geffroy.
DES FONCTIONS
DU CERVEAU
Le premier soin de la physiologie a été de localiser les fonctions
de la vie dans les différens organes du corps qui leur servent d'in-
strument. C'est ainsi qu'on a rattaché la digestion à l'estomac, la
circulation au cœur, la respiration au poumon; c'est encore de
même qu'on a placé le siège de l'intelligence et de la pensée dans
le ceiTeau. Toutefois, relativement à ce dernier organe, on a cru
devoir faire des réserves et ne pas admettre que l'expression mé-
taphysique des facultés intellectuelles et morales fût la manifesta-
tion pure et simple de la fonction cérébrale. Descartes, qu'il faut
mettre au nombre des promoteurs de la physiologie moderne parce
qu'il a très bien compris que les explications des phénomènes de
la vie ne peuvent relever que des lois de la physique et de la mé-
canique générales, s'est clairement exprimé à cet égard. Adoptant
les idées de Galien sur la formation des esprits animaux dans le
cerveau, il leur donne pour mission de se répandre au moyen des
nerfs dans toute la machine animée, afin de porter à chacune
des parties l'impulsion nécessaire à son activité spéciale. Cepen-
dant, au-dessus et distincte de cette fonction physiologique du
cerveau, Descartes admet l'âme, qui donne à l'homme la faculté
de penser; elle aurait son siège dans la glande pinéale, et dirigerait
les esprits animaux qui en émanent et lui sont subordonnés.
Les opinions de Descartes touchant les fonctions du cerveau ne
pourraient aujourd'hui supporter le moindre examen physiologique;
ses explications, fondées sur des connaissances anatomiques insuf-
37/i REVUE DES DEUX MONDES.
fisantes, n'ont pu enfanter que des hypothèses empremtes d'un
grossier mécanisme. Néanmoins elles ont pour nous une valeur his-
torique, elles nous montrent que ce grand philosophe reconnais-
sait dans le cerveau deux choses : d'abord un mécanisme physio-
logique, puis, au-dessus et en dehors de lui, la faculté pensante
de l'âme. Ces idées sont à peu près celles qui ont régné ensuite
parmi beaucoup de' philosophes et parmi certains naturalistes ; le
cerveau, où s'accomplissent les fonctions les plus importantes du
système nerveux, serait non pas l'organe réel de la pensée, mais
seulement le siibstratum de l'intelligence. Bien souvent en effet on
entend faire cette objection, que le cerveau forme une exception
physiologique à tous les autres organes du corps, en ce qu'il est
le siège de manifestations métaphysiques qui ne sont pas du ressort
du physiologiste. On conçoit que l'on puisse ramener la digestion,
la respiration, la locomotion, etc., à des phénomènes de mécanique,
de physique et de chimie; mais on n'admet pas que la pensée, l'in-
telligence, la volonté se soumettent à de semblables exphcations. Il
y a là, dit-on, un abîme entre l'organe et la fonction, parce qu'il s'a-
git de phénomènes métaphysiques et non plus de mécanismes phy-
sico-chimiques. De Blainville dans ses cours de zoologie insistait
beaucoup sur la définition de \ organe et du suhstratum. « Dans l'or-
gane, disait- il, il y a un rapport visible et nécessaire entre la struc-
ture anatomique et la fonction; dans le cœur, organe de la circula-
tion, la confor;nation et la disposition des orifices et de leurs valvules
rend parfaitement compte de la circulation du sang. Dans le suh-
stratum , rien de pareil ne s'observe : le cerveau est le substratum
de la pensée; elle a son siège en lui, mais la pensée ne saurait se
déduire de l'anatomie cérébrale. » C'est en se fondant sur de pa-
reilles considérations qu'on s'est cru autorisé à prétendre que la
raison pouvait être, chez les aliénés, troublée d'une manière dite
essentielle, c'est-à-dire sans qu'il existât aucune lésion matérielle
du cerveau. La réciproque a été de même soutenue, et on trouve
cités dans des traités de physiologie des cas où l'intelligence se se-
rait manifestée intègre chez des individus dont le cerveau était ra-
molli ou pétrifié. Aujourd'hui les progrès de la science ont ruiné
toutes ces doctrines ; cependant il faut reconnaître que les physio-
logistes qui se sont autorisés des recherches modernes les plus dé-
licates sur la structure du cerveau pour localiser la pensée dans
une substance particulière ou dans des cellules nerveuses d'une
forme et d'un ordre déterminés n'ont pas davantage résolu la ques-
tion, car ils n'ont fait en réalité qu'opposer des hypothèses maté-
rialistes à d'autres hypothèses spiritualistes.
De tout ce qui précède, je tirerai la seule conclusion légitime
DES FONCTIONS DU CERVEAU. 375
qui en découle : c'est que le mécanisme de la pensée nous est in-
connu, et je crois que tout le monde sera d'accord sur ce point. La
question fondamentale que nous avons posée n'en subsiste pas
moins, car ce qui nous importe, c'est de savoir si l'ignorance où
nous sommes à ce sujet est une ignorance relative qui disparaîtra
avec les progrès de la science, ou bien si c'est une ignorance ab-
solue en ce sens qu'il s'agirait là d'un problème vital qui doit à
jamais rester en dehors de la physiologie. Je repousse, quant à
moi, cette dernière opinion, parce que je n'admets pas que la vérité
scientifique puisse ainsi se fractionner. Comment comprendre en
effet qu'il soit donné au physiologiste de pouvoir expliquer les phé-
nomènes qui s'accomplissent dans tous les organes du corps, ex-
cepté une partie de ceux qui se passent dans le cerveau? De sem-
blables distinctions ne peuvent exister dans les phénomènes de la
vie. Ces phénomènes présentent sans doute des degrés de com-
plexité très différens, mais ils sont tous au même titre accessibles
ou inaccessibles à nos investigations, et le cerveau, quelque mer-
veilleuses que nous paraissent les manifestations métaphysiques
dont il est le siège, ne saurait constituer une exception parmi les
autres organes du corps.
II.
Les phénomènes métaphysiques de la pensée, de la conscience
et de l'intelligence, qui servent aux manifestations diverses de l'âme
humaine, considérés au point de vue physiologique, ne sont que
des phénomènes ordinaires de la vie, et ne peuvent être que le ré-
sultat de la fonction de l'organe qui les exprime. Nous allons mon-
trer en effet que la physiologie du cerveau se déduit, comme celle
de tous les autres organes du corps, des observations anatomiques,
de l'expérimentation physiologique et des connaissances de l'ana-
tomie pathologique.
Dans son développement anatomique, le cerveau suit la loi com-
mune, c'est-à-dire qu'il devient plus volumineux quand les fonc-
tions auxquelles il préside augmentent de puissance. A mesure que
l'intelligence se manifeste davantage, nous voyons dans la série
des animaux le cerveau acquérir un plus grand développement,
et c'est chez l'homme, où les phénomènes intellectuels sont arrivés
à leur expression la plus élevée, que l'organe cérébral présente le
volume le plus considérable. D'après la forme du cerveau, d'après
le nombre des plis ou circonvolutions qui en étendent la surface, on
peut déjà préjuger l'intelligence des divers animaux; mais ce n'est
376 REVtJE DES DEUX MONDES.
pas seulement l'aspect extérieur du cerveau qui changé quand ses
fonctions se modifient, il offre en même temps dans sa structure
intime une complexité qui s'accroît avec la variété et l'intensité des
manifestations intellectuelles. Relativement à la texture du cerveau,
nous n'en sommes plus au temps de Bufîbn, qui considérait la cer-
velle, ainsi qu'il l'appelait avec dédain, comme une substance mu-
queuse sans importance. Les progrès de l'anatomie générale et de
l'histologie nous ont appris que l'organe cérébral possède la texture
à la fois la plus délicate et la plus complexe de tous les appareils
nerveux. Les élémens anatomiques qui le composent sont des élé-
mens nerveux sous la forme de tubes et de cellules combinés et
unis entre eux. Ces élémens sont semblables dans tous les animaux
par leurs propriétés physiologiques et par leurs caractères histo-
logiques; ils diffèrent par le nombre, les réseaux, les connexions,
YarrangemeiU en un mot, qui présente une disposition particulière
dans le cerveau de chaque espèce. En cela, le cerveau suit encore la
loi générale, car dans tous les organes l'élément anatomique garde
des caractères fixes qui le font reconnaître; le perfectionnement or-
ganique consiste surtout dans l'arrangement de ces élémens, qui,
dans chaque espèce animale, offre une forme spécifique. Chaque
organe serait donc en réalité un appareil dont les élémens constitu-
tifs restent identiques, mais dont le groupement devient de plus en
plus compliqué à mesure que la fonction elle-même se montre plus
variée et plus complexe.
Si nous considérons maintenant les conditions organiques et phy-
sico-chimiques nécessaires à l'entretien de la vie et à l'exercice des
fonctions, nous verrons qu'elles sont les mêmes dans le cerveau
que dans tous les autres organes. Le sang agit sur les élémens ana-
tomiques de tous les tissus en leur apportant les conditions de nu-
trition, de température, d'humidité, qui leur sont indispensables.
Lorsque le sang afflue en moindre quantité dans un organe quel-
conque, l'activité fonctionnelle se modère, et l'organe entre au
repos; mais, si le fluide sanguin est supprimé, les propriétés élé-
mentaires du tissu s'altèrent peu à peu, en même temps que les
fonctions sont anéanties. Il en est absolument de même pour les
élémens anatomiques du cerveau. Dès que le sang cesse d'y par-
venir, les propriétés nerveuses sont atteintes, ainsi que les fonc-
tions cérébrales, qui finissent par disparaître , si l'anémie devient
complète. Une simple modification dans la température du sang,
dans sa pression, suffit pour produire des troubles profonds dans
la sensibilité, le mouvement ou la volonté.
Tous les organes du corps nous offrent alternativement un état
de repos et un état de fonction dans lesquels les phénomènes cir-
DES FONCTIONS DU CERVEAU. 377
culatoires sont essentiellement différens. Des obseiTations nom-
breuses, prises clans les appareils les plus divers, ont mis ces faits
hors de doute. Lorsque par exemple on examine le canal alimen-
taire d'un animal à jeun, on trouve la membrane muqueuse qui re-
vêt la face interne de l'estomac et des intestins pâle et peu vascula-
risée; pendant la digestion au contraire, on constate que la même
membrane est très colorée et gonflée par le sang, qui y afflue avec
force. Ces deux phases circulatoires, à l'état de repos et à l'état de
fonctions, ont pu être vérifiées directement dans l'estomac chez
l'homme vivant. Tous les physiologistes connaissent l'histoire d'un
jeune Canadien blessé accidentellement d'un coup de mousquet
chargé à plomb qui l'atteignit presque à bout portant dans le flanc
gauche. La cavité abdominale avait été ouverte par une énorme
plaie contuse, et l'estomac, largement perforé, laissait échapper
les alimens du dernier repas. Le malade fut soigné par le docteur
Beaumont, chirurgien à l'armée des États-Unis; il guérit, mais en
conservant une plaie fistuleuse de 35 à hO millimètres de circonfé-
rence, à travers laquelle on pouvait introduire différens corps et
inspecter facilement ce qui se passait dans l'estomac. Le docteur
Beaumont, voulant étudier ce cas remarquable, s'attacha en qua-
lité de domestique ce jeune homme, dont la santé et les facultés
digestives en particulier s'étaient complètement rétablies. Il put le
garder à son service pendant sept années, durant lesquelles il fit
un très grand nombre d'observations du plus haut intérêt pour la
physiologie. A jeun, en regardant dans l'intérieur de l'estomac, on
en apercevait distinclement la membrane interne; elle formait des
replis irrégulîers, la surface, d'un rose pâle, n'était animée d'aucun
mouvement, et n'était absolument lubréfiée que par du mucus. Aus-
sitôt que les matières alimentaires descendaient dans l'estomac et
touchaient la membrane muqueuse, la circulation s'y accélérait, la
couleur s'avivait, et des mouvemens péristaltiques s'y manifes-
taient. Les papilles muqueuses versaient alors le suc gastrique,
fluide clair et transparent destiné à dissoudre les alimens. Lorsqu'on
essuyait avec une éponge ou un linge fin le mucus qui recouvrait
la membrane villeuse, on voyait bientôt le suc gastrique reparaître
et s'assembler en gouttelettes qui ruisselaient le long des parois de
l'estomac comme la sueur sur le visage. Ce que nous venons de
voir sur la membrane muqueuse gastrique s'observe de même pour
tout l'intestin et pour tous les organes glandulaires annexés à l'ap-
pareil digestif. Les glandes salivaires, le pancréas, pendant l'inter-
valle des digestions, présentent un tissu pâle et exsangue dont les
sécrétions sont entièrement suspendues. Pendant la période diges-
tive au contraire, ces mêmes glandes sont gorgées de sang, ruti-
378 REVUE DES DEUX MONDES.
lantes, comme érectiles, et leurs conduits laissent écouler les li-
quides sécrétés en abondance.
Il faut donc reconnaître dans les organes deux ordres de cir-
culations : d'un côté la circulation générale, connue depuis Har-
vey, et de l'autre les circulations locales, découvertes et étudiées
seulement dans ces derniers temps. Dans les phénomènes de cir-
culation générale, le sang ne fait en quelque sorte que traverser
les parties pour passer des artères dans les veines; dans les phé-
nomènes de la circulation locale, qui est la vraie circulation fonc-
tionnelle, le fluide sanguin pénètre dans tous les replis de l'organe,
et s'accumule autour des élémens anatomiques pour réveiller et
exciter leur mode d'activité spéciale. Le système nerveux, sensitif
et vaso-moteur, préside à tous les phénomènes de circulations lo-
cales qui accompagnent les fonctions organiques; c'est ainsi que la
salive s'écoule abondamment lorqu'un corps sapide vient impres-
sionner les nerfs de la membrane muqueuse buccale, et que le suc
gastrique se forme sous l'influence du contact des alimens et de la
surface sensible de l'estomac. Toutefois cette excitation mécanique
sur les nerfs sensitifs périphériques, venant retentir sur l'organe
par action réflexe, peut être remplacée par une excitation pure-
ment psychique ou cérébrale. Une expérience simple vient en don-
ner la démonstration. Prenant un cheval cà jeun, on découvre sur
le côté de la mâchoire le canal excréteur de la glande parotide, on
divise ce conduit, et rien n'en sort; la glande est au repos. Si alors
on fait voir au cheval de l'avoine, ou mieux, si, sans rien lui mon-
trer, on exécute un mouvement qui indique à l'animal qu'on va lui
donner son repas, aussitôt un jet continu de salive s'écoule du
conduit parotidien, en même temps que le tissu de la glande s'in-
jecte et devient le siège d'une circulation plus active. Le docteur
Beaumont a observé sur son Canadien des phénomènes analogues.
L'idée d'un mets succulent déterminait non-seulement un appel de
sécrétion dans les glandes salivaires, mais provoquait encore un
afllux sanguin immédiat sur la membrane muqueuse stomacale.
Ce que nous venons de dire sur les circulations locales ou fonc-
tionnelles ne s'applique pas seulement aux organes sécréteurs où
s'opère la séparation d'un liquide à la formation duquel le sang
doit plus ou moins concourir; il s'agit là d'un phénomène géné-
ral qui s'observe dans tous les organes, quelle que soit la nature
de leur fonction. Le système musculaire, qui ne produit qu'un tra-
vail mécanique, est dans le même cas que les glandes, qui agissent
chimiquement. Au moment de la fonction du muscle, le sang cir-
cule avec une plus grande activité, qui se modère quand l'organe
entre en repos. Le système nerveux périphérique, la moelle épi-
DES FONCTIONS DU CERVEAU. 379
nière et le cerveau, qui servent à la manifestation des phénomènes
de l'innervation et de l'intelligence, n'échappent pas non plus à
cette loi, ainsi que nous allons le voir.
Les relations qui existent entre les phénomènes circulatoires du
cerveau et l'activité fonctionnelle de cet organe ont été longtemps
obscurcies par des opinions erronées sur les conditions du som-
meil, considéré à juste titre comme l'état de repos de l'organe cé-
rébral. Les anciens croyaient que l'état de sommeil était la consé-
quence d'une compression opérée sur le cerveau par le sang lorsque
sa circulation se ralentit. Ils supposaient que cette pression s'exer-
çait surtout à la partie postérieure de la tête, au point où les sinus
veineux de la dure-mère viennent aboutir dans un confluent com-
mun qu'on appelle encore torciilar ou pressoir cV Héropldle , du
nom de l'anatomiste qui en donna la première description. Ces
explications hypothétiques se sont transmises jusqu'à nous; ce
n'est que dans ces dernières années que l'expérimentation est ve-
nue en démontrer la fausseté. On a prouvé en effet par des expé-
riences directes que pendant le sommeil le cerveau, au lieu d'être
congestionné, est au contraire pâle et exsangue, tandis que pendant
la veille la circulation, devenue plus active, provoque un afllux de
sang qui est en raison de l'intensité des fonctions cérébrales. Sous
ce rapport, le sommeil naturel et le sommeil anesthésique du chlo-
roforme se ressemblent; dans les deux cas, le cerveau, plongé dans
le repos ou l'inaction, présente la même pâleur et la même anémie
relative.
Voici comment se fait l'expérience. Sur un animal, on enlève
avec soin une partie de la paroi osseuse du crâne, et on met à nu le
cerveau de manière à observer la circulation à la surface de cet or-
gane. C'est alors qu'on fait respirer du chloroforme pour opérer
l'anesthésie. Dans la première période excitante de l'action chloro-
formique, on voit le cerveau se congestionner et faire hernie au de-
hors; mais, dès que la période du sommeil anesthésique arrive, la
substance cérébrale s'affaisse, pâlit, en présentant un affaiblisse-
ment de la circulation capillaire qui persiste autant que dure l'état
de sommeil ou de repos cérébral. Pour observer le cerveau pen-
dant le sommeil naturel, on a pratiqué sur des chiens des couronnes
de trépan en remplaçant la pièce osseuse enlevée par un verre de
montre exactement appliqué, afin d'empêcher l'action irritante de
l'air extérieur. Les animaux survivent parfai-tement à cette opéra-
tion; en observant leur cerveau par cette sorte de fenêtre pendant la
veille et pendant le sommeil, on constate que, lorsque le chien dort,
le cerveau est toujours plus pâle, et qu'un nouvel afflux sanguin se
manifeste constamment au réveil, lorsque les fonctions cérébrales
380 REVUE DES DEUX MONDES.
reprennent leur activité. Des faits analogues à ceux observés chez
les animaux ont été vus directement sur le cerveau de l'homme. Sur
un individu victime d'un épouvantable accident de chemin de fer,
on eut l'occasion d'observer une perte de substance considérable. Le
cerveau apparaissait dans une étendue de 3 pouces de long sur 6 de
large. Le blessé présentait de fréquentes et graves attaques d'épi-
lepsie et de coma, pendant lesquelles le cerveau s'élevait invaria-
blement. Après ces attaques, le sommeil survenait, et la hernie cé-
rébrale s'affaissait graduellement. Lorsque le malade était réveillé,
le cerveau faisait de nouveau saillie, et se mettait de niveau avec
la surface de la table externe de l'os. A la .suite d'une fracture du
crâne, on observa chez un autre blessé la circulation cérébrale
pendant l'administration des anesthésiques. Au début de l'inhala-
tion, la surface cérébrale devenait arborescente et injectée; l'hé-
morrhagie et les mouvemens du cerveau augmentaient, puis, au
moment du sommeil, la surface du cerveau s'affaissait peu à peu
au-dessous de l'ouverture, en môme temps qu'elle devenait relati-
vement pâle et anémiée.
En résumé, le cerveau est soumis à la loi commune qui régit la
circulation du sang dans tous les organes. En vertu de cette loi,
quand les organes sommeillent et que les fonctions en sont suspen-
dues, la circulation y devient moins active; elle augmente au con-
traire dès que la fonction vient à se manifester. Le cerveau, je le ré-
pète, ne fait pas exception à cette loi générale, comme on l'avait
cru, car il est prouvé aujourd'hui que l'état de sommeil coïncide
non pas avec la congestion, mais au contraire avec l'anémie du cer-
veau.
Si maintenant nous cherchons à comprendre les relations qui peu-
vent exister entre la suractivité circulatoire du sang et l'état fonc-
tionnel des organes, nous verrons facilement que cet afllux plus con-
sidérable du liquide sanguin est en rapport avec une plus grande
intensité dans les métamorphoses chimiques qui s'opèrent au sein
des tissus, ainsi qu'avec un accroissement dans les phénomènes calo-
riques qui en sont la conséquence nécessaire et immédiate. La pro-
duction de la chaleur dans les êtres vivans est un fait constaté dès
la plus haute antiquité ; mais les anciens eurent des idées fausses
sur l'origine de la chaleur : ils l'attribuèrent à une puissance orga-
nique innée ayant son siège dans le cœur, foyer où bouillonnent le
sang et les passions. Plus tard, le poumon fut considéré comme une
sorte de calorifère dans lequel la masse du sang venait tour à tour
puiser la chaleur que la circulation était chargée de distribuer à
tout le corps. Les progrès de la piiysiologie moderne ont prouvé
que toutes ces localisations absolues des conditions de la vie sont
DES FONCTIONS DU CERVEAU. 381
des chimères. Les sources de la chaleur animale sont partout et
nulle part d'une manière exclusive. Ce n'est que par l'harmonisa-
tion fonctionnelle des divers organes que la température se main-
tient à peu près fixe chez l'homme et les animaux à sang chaud. Il
y a en vérité autant de foyers calorifiques qu'il y a d'organes et de
tissus particuliers, et nous devons partout relier la production de
chaleur avec le travail fonctionnel des organes. Quand un muscle se
contracte, quand une surface muqueuse, une glande sécrètent, il y
a invariablement production de chaleur en même temps qu'il se pro-
duit une suractivité dans les phénomènes circulatoires locaux.
En est-il de môme pour le système nerveux et pour le cerveau?
Des expériences modernes ne permettent pas d'en douter. Chaque
fois que la moelle épinière et les nerfs manifestent la sensibilité ou
le mouvement, chaque fois qu'un travail intellectuel s'opère dans le
cerveau, une quantité de chaleur correspondante s'y produit. Nous
devons donc considérer la chaleur dans l'économie animale comme
une résultante du travail organique de toutes les parties du corps;
mais en même temps elle devient aussi le principe de l'activité de
chacune de ces parties. Cette corrélation est surtout indispensable
pour le cerveau et le système nerveux, qui tiennent sous leur dé-
pendance toutes les autres actions vitales. Les expériences ont mon-
tré que le tissu du cerveau présente la température la plus élevée
de tous les organes du coi'ps. Chez l'homme et les animaux à sang
chaud, le cerveau produit lui-même la chaleur qui est nécessaire à la
manifestation de ses propriétés de tissu. S'il n'en était pas ainsi, il se
refroidirait infailliblement, et on verrait aussitôt toutes les fonctions
cérébrales s'engourdir, l'intelligence et la volonté disparaître. C'est
ce qui arrive chez les animaux à sang froid, chez lesquels la fonc-
tion de calorification n'est pas suffisante pour permettre à l'orga-
nisme de résister aux causes de refroidissement extérieures.
III.
Sous le rapport des conditions organiques ou physico-chimiques
de ses fonctions, le cerveau ne nous présente donc rien d'excep-
tionnel. Si maintenant nous passons à l'expérimentation physiolo-
gique, nous verrons qu'elle parvient à analyser les phénomènes
cérébraux de la même manière que ceux de tous les autres organes.
Le procédé expérimental le plus généralement mis en pratique pour
déterminer les fonctions des organes consiste à les enlever ou à les
détruire d'une façon lente ou brusque, afin de juger des usages
de l'organe d'après les troubles spéciaux apportés dans les phéno-
382 REVUE DES DEUX MONDES.
mènes de la vie. Ce procédé de destruction ou d'ablation organique,
qui constitue une méthode brutale de vivisection, a été appliqué
sur une grande échelle à l'étude de tout le système nerveux. Ainsi,
quand on a coupé un nerf et que les paities auxquelles il se distri-
bue perdent leur sensibilité, nous en concluons que c'est là un nerf
de sensibilité; si c'est le mouvement qui disparaît, nous en inférons
qu'il s'agit d'un nerf de mouvement. On a employé la même mé-
thode pour connaître les fonctions des diverses parties de l'organe
encéphalique, et, bien qu'on ait rencontré ici de nouvelles difficul-
tés d'exécution à cause de la complexité des parties, cette méthode
a fourni des résultats généraux incontestables. Tout le monde sa-
vait déjà que l'intelligence n'est pas possible sans cerveau, mais
l'expérimentation a précisé le rôle qui revient à chacune des por-
tions de l'encéphale. Elle nous apprend que c'est dans les lobes
cérébraux que réside la conscience ou l'intelligence proprement dite,
tandis que les parties inférieures de l'encéphale recèlent des cen-
tres nerveux affectés à des fonctions organiques d'ordre inférieur.
Ce n'est pas ici le lieu de décrire le rôle particulier de ces diffé-
rentes espèces de centres nerveux qui se superposent et s'échelon-
nent en quelque sorte jusque dans la moelle épinière, il suffit de
constater que nous en devons la connaissance à la méthode de vi-
visection par ablation organique qui s'applique d'une manière gé-
nérale à toutes les investigations physiologiques. Ici le cerveau se
comporte encore de même que tous les autres organes du corps,
en ce sens que chaque lésion de sa substance amène dans ses fonc-
tions des troubles caractéristiques et correspondant toujours à la
mutilation qui a été produite.
Au moyen des lésions cérébrales qu'il produit, le physiologiste
ne se borne pas à provoquer des paralysies locales qui suppriment
l'action de la volonté sur certains appareils organiques; il peut
aussi, en rompant seulement l'équilibre des fonctions cérébrales,
amener la suppression de la liberté dans les mouvemens volon-
taires. C'est ainsi qu'en blessant les pédoncules cérébelleux et divers
points de l'encéphale, l'expérimentateur peut à son gré faire mar-
cher un animal à droite, à gauche, en avant, en arrière, ou le faire
tourner, tantôt par un mouvement de manège, tantôt par un mou-
vement de rotation sur l'axe de son corps. La volonté de l'animal
persiste, mais il n'est plus libre de diriger ses mouvem.ens. Malgré
ses efforts de volonté, il va fatalement dans le sens que la lésion
organique a déterminé. Les pathologistes ont signalé chez l'homme
des faits analogues en grand nombre. Les lésions des pédoncules
cérébelleux déterminent chez l'homme comme chez les animaux les
mouvemens de rotation. D'autres malades ne pouvaient marcher
DES FONCTIONS DU CERVEAU. 383
que droit devant eux. Par une cruelle ironie, un brave et vieux gé-
néral ne pouvait marcher qu'en reculant. La volonté qui part du
cerveau ne s'exerce donc pas sur nos organes locomoteurs eux-
mêmes; elle s'exerce sur des centres nerveux secondaires qui doi-
vent être pondérés par un équilibre physiologique parfait.
Il est une autre méthode expérimentale plus délicate, qui con-
siste à introduire dans le sang des substances toxiques diverses
destinées à porter leur action sur les élémens anatomiques des or-
ganes laissés en place et conservés dans leur intégrité. A l'aide de
cette méthode, on peut éteindre isolément les propriétés de certains
élémens nerveux et cérébraux de la même manière qu'on isole aussi
les autres élémens organiques musculaires ou sanguins. Les anes-
thésiques, par exemple, font disparaître la conscience et engourdis-
sent la sensibilité en laissant la motricité intacte. Le curare au con-
traire détruit la motricité, et laisse dans leur intégrité la sensii ilité
et la volonté; les poisons du cœur abolissent la contractilité muscu-
laire, l'oxyde de carbone détruit la propriété oxydante du globule
sanguin sans modifier en rien les propriétés des élémens nerveux.
Comme on le voit, par cette méthode d'investigation ou d'analyse
élémentaire des propriétés organiques, le cerveau et les phéno-
mènes dont il est le siège peuvent encore être atteints de la même
manière que tous les autres appareils fonctionnels du corps.
Enfin il est une troisième méthode d'expérimentation, qu'on pour-
rait appeler celle des expériences par rédintégration. CetLe méthode
réunit en quelque sorte l'analyse et la synthèse physiologiques,
elle nous permet d'établir par preuve et par contre-épreuve les re-
lations qui relient la fonction à son organe dans les manifestations
cérébrales. Lorsqu'on enlève le cerveau chez les animaux inférieurs,
la fonction de l'organe est nécessairement supprimée; mais la per-
sistance de la vie chez ces êtres permet au cerveau de se reformer,
et, à mesure que l'organe se régénère, on voit ses fonctions repa-
raître. Cette même expérience peut également réussir chez des ani-
maux supérieurs tels que des oiseaux, chez lesquels l'intelligence
est beaucoup plus développée. Les lobes cérébraux ayant été en-
levés chez un pigeon par exemple, l'animal perd immédiatement
l'usage de ses sens et la faculté de chercher sa nourriture. Toute-
fois, si l'on ingurgite la nourriture à l'animal, il peut survivre,
parce que les fonctions nutritives sont restées intactes tant que
leurs centres nerveux spéciaux ont été respectés. Peu à peu, le cer-
veau se régénère avec ses élémens anatomiques spéciaux, et, h me-
sure que cette régénération s'opère, on voit les usnges des stns, les
instincts et l'intelligence de l'animal revenir. Ici, je me plais à le
répéter, l'expérience a été complète; il y a eu en quelque sorte
384 REVUE DES DEUX MONDES.
analyse et synthèse de la fonction vitale, puisque la destruction
successive des diverses parties du cerveau a supprimé successive-
ment ses diverses manifestations fonctionnelles, et que la repro-
duction successive de ces mêmes parties a fait reparaître ces mêmes
manifestations. Il est inutile d'ajouter que la même chose arrive
pour toutes les autres parties du corps susceptibles de rédiuté-
gration.
Les maladies, qui ne sont au fond que des perturbations vitales
apportées par la nature au lieu d'être provoquées par la main du
physiologiste, affectent le cerveau suivant les lois ordinaires de la
pathologie, c'est-à-dire en donnant naissance à des troubles fonc-
tionnels qui sont toujours en rapport avec la nature et le siège de
la lésion. En un mot, le cerveau a son anatomie pathologique au
même titre que tous les organes de l'économie, et la pathologie cé-
rébrale a sa syraptomatologie spéciale comme celle des autres or-
ganes. Dans l'aliénation mentale, nous voyons les troubles les plus
extraordinaires de la raison , dont l'étude est une raine féconde où
peuvent puiser le physiologiste et le philosophe; mais les diverses
formes de la folie ou du délire ne sont que des dérangemens de la
fonction normale du cerveau, et ces altérations de fonctions sont,
dans l'organe cérébral comme dans les autres, liées à des altéra-
tions anatomiques constantes. Si, dans beaucoup de circonstances,
elles ne sont point encore connues, il faut en accuser l'imperfection
seule de nos moyens d'investigation. D'ailleurs ne voyons-nous
pas certains poisons tels que l'opium, le curare, paralyser les nerfs
et le cerveau sans qu'on puisse découvrir dans la substance ner-
veuse aucune altération visible? Cependant nous sommes certains
que ces altérations existent, car admettre le contraire serait ad-
mettre un eifet sans cause. Quand le poison a cessé d'agir, nous
voyons les troubles intellectuels disparaître et l'état normal reve-
nir. Il en est de même quand les lésions pathologiques guéris-
sent, les troubles de l'intelligence cessent et la raison revient. La
pathologie nous fournit donc encore ici une sorte d'analyse et de
synthèse fonctionnelle, comme cela se voit dans les expériences de
rédintégration. La maladie en effet supprime plus ou moins com-
plètement la fonction en altérant plus ou moins complètement la
texture de l'organe, et la guérison restitue la fonction en rétablis-
sant l'état organique normal.
Si les manifestations fonctionnelles du cerveau ont été les pre-
mières qui ont attiré l'attention des philosophes, elles seront cer-
tainement les dernières qu'expliquera le physiologiste. Nous pensons
que les progrès de la science moderne permettent aujourd'hui d'a-
border la physiologie du cerveau; mais avant d'entrer dans l'étude
DES FONCTIONS DU CERVEAU. 385
des fonctions cérébrales, il faut bien s'entendre sur le point de dé-
part. Ici nous avons voulu seulement poser un terme du problème,
et montrer qu'il faut renoncer à l'opinion que le cerveau forme une
exception dans l'organisme, qu'il est le siihstratum de l'intelligence
et non son organe. Cette idée est non-seulement une conception su-
rannée, mais c'est une conception antiscientifique, nuisible aux pro-
grès de la physiologie et de la psychologie. Comment comprendre
en effet qu'un appareil quelconque du domaine de la nature brute
ou vivante puisse être le siège d'un phénomène sans en être l'in-
strument? On est évidemment inlluencé par des idces préconçues
dans la question des fonctions du cerveau, et on en combat la solu-
tion par des argumens de tendance. Les uns ne veulent pas ad-
mettre que le cerveau soit l'organe de l'intelligence, parce qu'ils
craignent d'être engagés par cette concession dans des doctrines
matérialistes, les autres au contraire se hâtent de placer arbitraire-
ment l'intelligence dans une cellule nerveuse ronde ou fusiforme
pour qu'on ne les taxe pas de spiritualisme. Quant à nous, nous ne
nous préoccuperons pas de ces craintes. La physiologie nous montre
que, sauf la différence et la complexité plus grande des phénomènes,
le cerveau est l'organe de l'intelligence au même titre que le cœur
est l'organe de la circulation, que le larynx est l'organe de la voix.
Nous découvrons partout une liaison nécessaire entre les organes et
leurs fonctions; c'est là un principe général auquel aucun organe du
corps ne saurait se soustraire. La physiologie doit donc, à l'exemple
des sciences plus avancées, se dégager des entraves philosophiques
qui gêneraient sa marche; sa mission est de rechercher la vérité
avec calme et confiance, son but de l'établir d'une manière impé-
rissable sans avoir jamais à redouter la forme sous laquelle elle
peut lui apparaître.
Claude Bernard.
TOME xcviii. — 1872. 25
L'ARISTOCRATIE ANGLAISE
SON ORIGINE ET SON CARACTERE
Le gouvernement d'une aristocratie territoriale assurée de la pos-
session du sol, armée du pouvoir législatif et ayant réduit l'exécutif
à n'être que le docile représentant de ses volontés, ayant enfin
réussi à grouper autour d'elle, sans aucune violence, par une attrac-
tion continue et invincible, tous les instincts d'une race énergique et
patiente, a été comme un moment unique dans l'histoire du monde.
La force de l'Angleterre est comparable à celle d'un arc toujours
tendu; point de chocs ni de heurts, nulle tyrannie, mais une ten-
sion terrible qui plie tout, la politique et les mœurs, la religion et
les lois : une sorte de volonté diffuse, à qui tous les instrumens sont
bons, qui se transmet de génération en génération, sans distrac-
tion, sans remords et sans faiblesse.
Il n'est pas possible de nier que la grandeur de l'Angleterre n'ait
été l'œuvre d'une oligarchie assez patricienne pour que l'hérédité y
maintînt les habitudes du commandement, rajeunie assez souvent
par les croisemens et les additions pour ne point s'abâtardir. Quels
sont les caractères particuliers de cette oligarchie, qui a su se faire
respecter et redouter de toute l'Europe? On peut, ce semble, les
résumer ainsi : 1° elle a voulu être une aristocratie, non une no-
blesse; 2" elle a été moins militaire que politique; 3" elle a créé et
modelé l'idéal de la nation, et conservé de tout temps la primauté
intellectuelle et morale, ce qui fait que son prestige social est en-
core plus grand que son pouvoir, et qu'à la rigueur il pourrait sur-
vivre à toutes les lois qui détruiraient ce dernier.
I.
La création d'une semblable aristocratie n'a pas été le résultat
d'un dessein; pour en chercher les causes secrètes, il faut remonter
l'aristocratie anglaise. 387
à la nature elle-même. La mer n'a jamais empêché l'Angleterre de
se mêler aux affaires du continent, mais, depuis la conquête nor-
mande, la Grande-Bretagne n'a pas été envahie : elle a porté la
guerre au dehors; elle a frappé l'Europe, cherché le défaut de la
cuirasse tantôt chez la France, tantôt chez l'Espagne, tantôt chez la
Hollande. Ses coups irréguliers, inattendus, ont plus d'une fois fait
pencher la balance. Ses grands hommes de guerre, Marlborough,
Clive, Wellington, sont toujours, pour ainsi dire, venus à point. L'An-
gleterre est comme un témoin attentif qui sait se faire combattant à
propos; toutefois sa noblesse et son peuple n'ont pas été condamnés
à la guerre perpétuelle. Elle tire une sorte de gloire à être toujours
prise au dépourvu et à tout obtenir, après le premier péril, de sa
ténacité farouche et de sa froide audace. Elle n'a pas conquis, lam-
beau par lambeau, toutes ses provinces. Son unité nationale a été
de tout temps assurée ; elle n'a jamais eu besoin de se chercher elle-
même : combien d'autres nations ont dû au contraire lutter pendant
des siècles non pas même pour vivre, mais seulement pour naître et
pour obtenir un nom ! Aussi le métier des armes n'a jamais été con-
sidéré en Angleterre comme le seul qui pût convenir k un gentil-
homme. L'armée n'a été longtemps qu'une sorte de garde royale,
aujourd'hui encore elle est l'armée du roi; le souverain, quand il lui
plaît, peut déposer un officier-général. Cependant la jalousie des par-
lemens a empêché l'armée de devenir un instrument de servitude. Le
corps d'officiers, principalement formé de cadets de famille, est tout
imbu de l'esprit des classes gouvernantes. L'aristocratie a rempli
l'armée de son esprit; elle en est restée maîtresse, loin que celle-ci
pût l'asservir. La marine est bien la marine de la nation, elle s'ap-
pelle la « marine britannique; » c'est la vraie défense d'une terre
isolée, l'instrument le plus hardi, le plus terrible de sa puissance.
Mais quelle a toujours été la plus haute récompense des marins
comme des hommes de guerre ? C'a été d'être admis dans les rangs
des législateurs héréditaires.
Le génie des derniers conquérans explique bien pourquoi l'An-
gleterre est toujours restée belliqueuse, sans être vraiment mili-
taire; si les Normands aimaient la bataille, ils aimaient aussi le
butin. En Normandie, en Italie, en Sicile, en Angleterre, on les voit
toujours les mêmes, jaloux de « gaigner, » amoureux de la terre.
Pendant les croisades, ils oublient volontiers la terre-sainte et le
tombeau du Christ; la folie celtique et latine n'emporte point ces
froides raisons aux pays des chimères et de l'imagination. Cette
race du nord, trempée dans le froid, matérielle, avide, de fibre un
peu grossière, ne lâche pas volontiers la proie pour l'ombre. Les
conquérans chrétiens de la Sicile n'ont point de fanatisme, ils ne
388 REVDE DES DEUX MONDES.
persécutent point les musulmans, ils trouvent bons les harems des
émirs, ils mêlent l'architecture arabe à l'architecture gothique à
Monreale, dans la chapelle Palatine. Jamais l'Angleterre n'eut besoin
d'un Cervantes : dès le xv^ siècle, la chevalerie y tombait sous le
ridicule. Les guerres féodales ne se faisaient pas pour des idées,
c'étaient des guerres agraires. La mort ne punissait pas assez la
révolte, on y ajoutait la confiscation des biens. A qui donnait-on
sa foi? A celui-là seulement qui vous avait donné ou laissé une part
du sol. On ne se battait point pour des intérêts lointains, des sym-
boles, des mots; on se battait pour des choses concrètes, des champs,
des bois, pour la dépouille des vaincus.
Les compagnons normands, aventuriers heureux, amoureux de
grand air et de chasse, eurent l'Angleterre entière pour parc. Les
liens féodaux rattachèrent longtemps les conquérans à la France :
il y avait là toujours ouvert un domaine admirable et presque sans
bornes; l'Angleterre ne fut pendant quelque temps qu'une province.
Quand la France se leva contre ceux qu'elle appela des étrangers,
quand elle sentit s'éveiller en elle la conscience obscure d'une na-
tion, il fallut renoncer à cet héritage. C'est alors que la bataille
en Angleterre devint plus terrible. La guerre des deux roses vint
après la guerre de cent ans. Ce fut en réalité une longue lutte pour
la possession du sol anglais; conquérans et vaincus mêlèrent leurs
rangs, se confondirent dans les luttes civiles. Ces âpres querelles
attachèrent l'aristocratie normande, et la fixèrent définitivement à
cette île, qui restait sa seule dépouille et sa richesse. Saxons et Nor-
mands n'eurent plus qu'un même destin, que des ambitions com-
munes. Si l'Angleterre fit encore la guerre en Europe, ce fut moins
pour faire des conquêtes que pour assurer son indépendance. Elle
chercha longtemps encore à garder des positions, quelques têtes de
pont en quelque sorte, sur le continent; mais, désormais isolée,
rivée à son île, l'aristocratie des conquérans devient de plus en
plus étrangère à l'Europe, et dans cette terre lointaine le système
féodal, mieux soustrait aux influences de l'empire, de l'Jtalie, du
droit écrit, s'épanouit, se développe, se transforme en toute liberté,
sous les seules influences du temps et des sourds instincts qui com-
posent ce qu'on appelle la volonté chez les nations.
La souveraineté véritable appartient en tout pays à ceux qui
possèdent la richesse, le capital , et aux temps barbares il n'y a
guère d'autre capital que la terre. La conquête de Guillaume fut
la dépossession de tout un peuple. Tant qu'il n'y eut en Angleterre
d'autre source de richesse que la terre, l'aristocratie territoriale fut
la seule souveraine du pays. L'esprit barbare ne se contente point
d'un empire d'imagination, d'une royauté idéale et nuageuse; il
l'aristocratie anglaise. 389
aime les signes et les fruits de la puissance. Et quelle souveraiueté
terrestre peut être plus pleine que celle qui consiste dans la posses-
sion môme du sol? Reconnaissez partout aux maîtres de la terre les
maîtres d'un pays. Dans les temps modernes, le commerce, l'indus-
trie, la mécanique, ont créé des richesses nouvelles. L'immense ca-
pital ainsi accumulé, servi par les intelligences les plus subtiles, les
plus ardentes, par tout un peuple d'ouvriers vivans et d'esclaves de
fer, a demandé sa part légitime dans le gouvernement; mais la ri-
chesse territoriale reste toujours la richesse par excellence. Le gen-
tilhomme libre qui vit sur ses champs héréditaires, entouré de
cliens, de serviteurs dociles, est le véritable roi; il est juge, il est
arbitre, il est maître. Tout lui appartient, les bêtes de la forêt, les
oiseaux, l'air, l'eau, les vents, les pluies; c'est pour lui que la sève
monte au printemps. Il sort du passé, de l'histoire. Il ne promène
pas de tous côtés une vie inquiète. Le lent mouvement des choses
sans commencement ni fin l'emporte. 11 vit lentement, sans fatigue,
sans crainte. Il est moins un individu que le représentant d'une
race; on salue en lui une royauté plutôt qu'un roi. Cn ne se figure
pas une possession plus pleine, plus complète, garantie telle qu'elle
est par les lois, par le respect, par le consentement universel. Peut-
on imaginer, quand on ne les a point éprouvées, les jouissances
d'une telle possession qui n'a rien de précaire, cet état particulier
d'une âme qui se sent à l'unisson avec les lois éternelles de la na-
ture? Pour l'homme, trois générations qui se suivent ne sont-elles
pas presque l'infini même du temps? Ici, les trois âges peuvent se
toucher au même point. Les berceaux sont voisins des tombeaux.
Le rêve de la vie s'écoule sur la même scène, les acteurs entrent
et sortent, jouant tous le même rôle.
Pourquoi fuirait-on ce rêve, le plus réel de tous les rêves hu-
mains? Qu'y a-t-il de préférable? Y a-t-il quelque part une richesse
qui puisse mieux parler aux yeux? Celle-ci entre dans l'âme elle-
même par la muette beauté des arbres, des fleurs, par les lignes
familières des horizons, des ondulations dont tous les plis sont con-
nus et éveillent un souvenir. L'homme possède-t-il véritablement
quelque chose, s'il n'a quelques pieds de terre qu'il puisse appeler
siens? Cette terre privilégiée, devenue comme l'épouse d'une fa-
mille, on lui donne tout; on la peigne, on l'orne de mille façons, on
la draine, on ne se lasse pas de l'embellir, de la rendre plus fé-
conde. Toute richesse en sort et toute richesse y retourne. Avec les
moissons y germe aussi l'indépendance, ce bien le plus cher aux
âmes fières, une indépendance robuste et paisible, qui ignore le
doute et la crainte. Sous ce ciel doux, devant ces horizons toujours
couverts d'une gaze légère, l'esprit endormi ne cherche point de
390 REVUE DES DEUX MONDES.
sensations ardentes; il n'a pas besoin des élancemens de l'ambition,
il dédaigne les élégances serviles et honteuses des cours, il conserve
une sorte de virginité farouche. La chasse, les pesantes vapeurs
des repas copieux et d'une demi-ivresse pleine de rêves vagues,
des amours presque animales, les soins de l'administration à moi-
tié patriarcale, les devoirs d'une hospitalité à la fois simple et fas-
tueuse, suffisent à remplir des vies qui se resserrent et s'enferment
volontiers dans un horizon borné.
La terre manquait à Venise; son aristocratie a été marchande,
elle a dépensé sa richesse en fêtes, en palais, en tableaux, en sta-
tues. Les marchands anglais, plus riches mille fois que les Véni-
tiens, n'ont jamais tenté d'opposer une aristocratie nouvelle à
l'aristocratie territoriale. La richesse bourgeoise, emprisonnée dans
des maisons de pierre, s'ingénie en vain à créer des enchantemens
nouveaux. Elle orne ses demeures, rend la vie commode, facile,
trop facile peut-être et trop unie. Les tapis étouffent le bruit des
pas, mille riens, superflus d'abord, deviennent nécessaires; mais
rarement le grand art jette son rayon dans ces vies artificielles, sur
cette pompe intérieure, ce luxe banal et cette ostentation tim.ide
qui sont comme l'atmosphère de la richesse citadine. Aussi toute
grande fortune fuit les villes et ne se croit bien assurée que si elle
se consolide en un vaste domaine. La richesse mobilière se sent
toujours pauvre à côté de la richesse immobilière : elle regarde
avec jalousie les vieux châteaux gardés par les siècles et par les
lois, les donjons que parent des lierres centenaires. Toute l'histoire
d'Angleterre peut s'y lire. Pevensey, qui fut occupé par Guillaume
après le débarquement de son armée, est encore debout et appar-
tient aux Cavendish. Les compagnons de Guillaume couvrirent le
pays de châteaux-forts; un siècle après l'invasion, il y en avait plus
de mille. Monumens de servitude, ils sont devenus depuis des asiles
de liberté. L'aristocratie anglaise a donc ce caractère de n'être pas
une noblesse militaire ou marchande; elle est territoriale. Elle a
administré le pays comme on administre une grande propriété. Les
rois, les ministres, et je parle des plus grands, ont été ses agens,
les fonctionnaires ses métayers, les armées ses chiens de garde et
ses bergers.
Il faut montrer cependant comment elle a réussi à conserver la
puissance territoriale et à la préserver de toutes les atteintes. La
terre anglaise appartient à l'Angleterre, à une sorte d'être moral
immortel, dont le roi est le représentant vivant et changeant. Ce-
lui-ci est nominalement le lord suprême, ce qui veut dire que la
nation anglaise n'a jamais renoncé à une sorte de droit à la pro-
priété absolue, à la souveraineté indivise du territoire de la Grande-
l'aristocratie anglaise. 391
Bretagne. L'étranger peut jouir des libertés anglaises, la terre an-
glaise lui est refusée (1); mais l'Anglais lai-même ne connaît guère
ce droit de propriété personnelle, indivise, absolue, tel que le dé-
finissait le droit romain. La vieille loi saxonne, coutumière et bar-
bare, lutta toujours contre le droit de l'Italie, apporté par les abbés
normands à Oxford. Les clercs, instrumens de Rome, tenaient pour
le droit romain; les propriétaires saxons épargnés par la conquête,
les nobles normands, maîtres du sol, pour la vieille coutume, qui
attachait les terres à. une race et ne reconnaissait point la propriété
individuelle.
Pour comprendre la législation anglaise, il faut se débarrasser
l'esprit de toutes les notions latines; la conception d'une chose
qu'on possède seul, en plehi, dont on puisse user, abuser, ne s'ap-
plique point à la terre anglaise. Aucun homme n'a sur la terre une
puissance absolue. La terre la plus libre est un fief du souverain ;
tous les chaînons féodaux sont détruits, mais le dernier anneau, le
roi, est resté. Cette servitude générale du sol, toute nominale il est
vrai, exprime pourtant que l'individualisme doit toujours quelque
chose à la communauté, le citoyen à la patrie, que la terre n'ap-
partient pas tout entière à ceux qui en font sortir les moissons, et
que la i:ommunauté garde sur elle une sorte de droit indéfinis-
sable et inaliénable. Ce que l'on appellerait aujourd'hui l'état pos-
sède une façon de souveraineté non pas seulement idéale, mais
matérielle et tangible; les bois, les champs, les blés, lui rendent
hommage.
Si la terre n'est pas absolument libre, on peut en dire autant
de la possession. Quand on essaie d'analyser la loi, on reconnaît
qu'il y a non -seulement des qualités diverses inhérentes à la
terre, mais des manières particulières de la posséder, et comme
des degrés différens de propriété. Il faut distinguer : 1° les états
de la terre, 2" les états de la possession, qui sont des formes plus
ou moins limitées de la propriété absolue. Pour comprendre le pre-
mier point, il est impossible de ne pas remonter jusqu'à la conquête
même. Le conquérant avait récompensé ses compagnons en leur
cédant des parties de son immense domaine royal. Il créa des sortes
de bénéfices militaires, qui peu à peu devinrent héréditaires. Les
grands vassaux imitèrent le souverain et subinféodèrent des parties
de leurs vastes territoires. Les propriétaires allodiaux, c'est-cà-dire
les Saxons qui n'avaient pas été dépouillés, cherchèrent des suze-
rains pour être mieux protégés. Le système féodal asservit donc
bientôt toute l'Angleterre. Il s'établit quatre tenures différentes, et
(1) Elle l'a été du moins jusqu'à l'année dernière.
392 REVUE DES DEUX MONDES.
les terres se classèrent ainsi en quatre catégories, suivant la nature
des services rendus par l'occupant à celui dont il dépendait : 1° si
ce service était noble, militaire [servitium militare), le fief équiva-
lait à notre fief d'haubert; 2° il y eut les terres de franc-socage, où
l'occupant était encore libre, mais devait des services non militaires;
au-dessous étaient les deux degrés de vUlem/ge, 3° le villenage pur
et h° le villenage privilégié. Ces quatre tennres se réduisirent peu
à peu à trois : 1° la tenure militaire ou de chevalerie; T le franc-
socage; 3° le villenage se transforma dans la tenm^e qui a pris le
nom de copyhold.
Jusqu'à la fin du x^ii" siècle, la plus grande partie des terres
anglaises fut occupée par des tenanciers de la première espèce. Au
début, le possesseur du fief devait au moins quarante jours de guerre
par an; sa terre n'était point libre, elle passait de droit à l'héritier,
qui était le fils ahié, s'il y avait plusieurs enfans. Pendant la mino-
rité, le lord suzerain était le tuteur légal, il gardait la terre et
disposait des revenus sans avoir à rendre de compte, il pouvait
marier le vassal ou se faire payer le consentement à son mariage;
il percevait le droit de rançon, s'il était prisonnier, un droit pour
la prise d'éperons de son aîné, un autre pour le mariage de sa fille
aînée, les aides, les reliefs, des droits de mutation, de succession,
d'entrée eu possession, etc. Arrivé à sa majorité, le tenancier pou-
vait aliéner la terre, mais le lord conservait tous ses privilèges
vis-à-vis du nouveau possesseur. Les services militaires se chan-
gèrent peu à peu en impôts; dès Henry II, on commençait à s'abon-
ner, à payer Vescuage. Quand le roi faisait la guerre, il levait l'im-
pôt de guerre sur tous les propriétaires. Le roi Jean s'engagea
pourtant dans la grande charte à ne pas demander d'escuage sans
le consentement du parlement. Tous les droits féodaux, si oppres-
sifs, si nombreux, qui s'étaient attachés comme une lèpre à la
tenure chevaleresque, ne furent définitivement abolis qu'à la res-
tauration , quand Charles II chercha une récompense pour les ca-
valiers restés fidèles à la cause royale. L'acte qui détruisit la tenure
militaire et ses conséquences mérite certes une place aussi impor-
tante que la grande charte dans l'histoire d'Angleterre.
Il ne resta donc plus que le franc-socage et le villenage. La terre
de franc-socage est devenue aujourd'hui le freehold (terre tenue
librement). Les services de la tenure militaire étaient, par la na-
ture même du contrat chevaleresque, indéterminés; la tenure de
franc-socage, moins noble, fut en réalité la plus heureuse, la plus
rapprochée de la vraie propriété : elle n'était grevée que de servi-
tudes déterminées, jours de labour dus au seigneur, rente en nature
ou en argent, etc. Pendant les minorités, la tutelle appartenait non
l'aristocratie anglaise. 893
pas au lord, mais aux parens; les mariages étaient aussi plus af-
franchis. Aujourd'hui presque toute la terre anglaise est tenue en
freehold^ les servitudes du temps passé sont abolies. La terre dite
libre conserve encore un lien idéal avec le suzerain par excellence,
le souverain; cependant elle n'est plus soumise cjxi'à l'impôt, elle
ne doit plus rien à aucun suzerain intermédiaire.
A côté des terres tenues librement {frechold), il y a les terres de
villenage [cojyyhold). Pour bien comprendre cette tenure, il faut
se représenter ce qu'on nommait un manoir [manorium). Un grand
baron, lord de manoir, gardait pour lui-même des terres domini-
cales, une sorte de domaine privé, et distribuait le reste à des vas-
saux, tenanciers libres; mais le domaine privé était trop grand pour
que le lord fît valoir lui-même : il n'en gardait qu'une partie, li-
vrait une deuxième partie à des vilains, enfin une troisième part,
non cultivée, servait aux routes, aux pâturages du lord et des te-
nanciers. Les vilains, habitans des villages, tenaient leurs terres de
la volonté, du bon plaisir du lord. On pouvait au début les dépos-
séder; ils rendaient les plus bas services, ils appartenaient à la
terre, et la terre ne leur appartenait pas. Leur tenure peu à peu
se consolida, dépendit moins du caprice; la prescription lui donna
une sorte de fixité. Chaque baron ou lord de manoir avait sa cour;
la coutume de cette cour fut la sauvegarde des vilains, ils devin-
rent tenanciers en vertu du rôle de la cour (par copie du rôle, d'où
vient ropyholders). Le villenage dura jusqu'au règne du roi Jac-
ques I". Les personnes devinrent libres, mais le statut de Charles II
qui délivra les propriétaires libres des servitudes féodales réserva
l'existence de la tenure de copyholdj les descendans des vilains,
quoique devenus propriétaires de fait, n'occupèrent les anciennes
terres du maître qu'en restant soumis à la coutume particulière du
manoir.
Aujourd'hui les obligations de cette basse tenure son', réduites à
assez peu de chose; cependant il en reste encore quelques-unes. Le
plus souvent les règles de transmission sont les mêmes que pour les
terres libres, mais il y a çà et là des exceptions. Le lord du manoir
conserve toujours un droit de propriété S'jpérieur et antérieur. Ce
droit par exemple s'étend aux mines, au sous-sol, aux arbres mêmes
plantés par le tenancier. Celui-ci ne peut faire des baux que d'un
an sans la permission du lord. Le tenancier n'a en réalité qu'un
droit d'occupation fondé sur !a coutume. Chaque nouveau tenan-
cier, héritier ou acheteur, paie au lord un droit de mutation ou de
succession. Chaque manoir a sa coutume en ce qui concerne les
rentes, les reliefs, etc. Il y a des manoirs où le lord, à la mort du
tenancier, a le droit de saisir son meilleur animal {heriot).
39/i REVUE DES DEUX MOxNDES.
Le parlement a permis de nos jours et rendu aussi facile que
possible l'afFranchissement complet des anciennes terres de ville-
nage. Les droits du lord peuvent être rachetés à la volonté soit du
lord, soit du tenancier. La proportion des copyholds par rapport
aux terres libres ne peut donc qu'aller constamment en diminuant,
car on ne saurait en faire de nouveaux, attendu que l'essence même
de cette tenure est la coutume, et qu'elle n'est qu'un des restes de
l'antique servitude. On peut donc prévoir le moment où toutes les
terres anglaises auront la même qualité légale, si l'on peut s'expri-
mer ainsi. Toutefois, après les divers états de la terre, il faut parler
de ceux de la possession, car il n'y a pas seulement aujourd'hui des
terres de deux classes, il y a diverses façons de posséder une même
terre.
La propriété féodale n'était en réalité qu'un usufruit, elle ne con-
férait qu'un droit d'usage; la noblesse ne se contenta pourtant pas
longtemps d'une tenure aussi précaire, qui grandissait trop le su-
zerain aux dépens du père de famille. Ses elForts instinctifs tendi-
rent à constituer la propriété héréditaire, à remplacer le lien féodal
par les liens de la famille. Le fie f taillé {fcudum talliatum) fut fondé
dans cette intention, il créa une sorte de propriété qui appartint à la
race; des possesseurs successifs, fermiers d'un grand nom, la con-
servèrent comme un dépôt, et la loi, qui l'entoura de sauvegardes
et de chaînes, la protégea contre le caprice et la fantaisie indivi-
duelle. La volonté de chaque génération se trouva comme empri-
sonnée entre les volontés des générations antérieures et les droits
des générations à venir. De semblables domaines furent plrxés sous
la garde et la tutelle des morts. Uact fameux qui porte le nom de
donis conditionalibus, rendu sous le règne d'Edouard I", fut un
triomphe de l'aristocratie sur la royauté; il consolida la tenure
des grandes familles en donnant une autorité prédominante à la vo-
lonté et aux intentions des donateurs qui constituaient un domaine.
Cette volonté dut être obéie secundum formam in carta doni ex-
pressam^ en dépit de toute aliénation, les biens immeubles devaient
retourner de droit aux héritiers de celui qui avait reçu le don, ou,
à défaut d'héritiers de son eorps ou directs, à ceux du donateur.
Le droit de succession des héritiers, les droits de réversion des hé-
ritiers du donateur, étaient absolus, indépendans de toute aliéna-
tion, de tout bail, de tout arrangement conclu par le possesseur de
fief. Cette loi assit la famille, la lia à la terre, ancra l'aristocratie
au sol. Les inconvéniens ne tardèrent pas toutefois à se manifester :
les fermiers furent renvoyés de leurs fermes parce que les baux
faits avec les tenanciers in tail ne furent pas considérés comme va-
lides au-delà de la vie du bailleur; s'il en eût été autrement, on
l'aristocratie anglaise. 395
aurait pu, au moyen de longs baux, frustrer les héritiers. Les
créanciers n'eurent plus de gage pour le recouvrement des dettes.
Le statut de donis rendit la rébellion plus facile, car le fief taillé
ne put être confisqué, et fut seulement mis sous séquestre pendant
la vie du propriétaire condamné pour haute trahison.
Un roi politique éluda une loi qui avait donné à la noblesse ter-
ritoriale un pouvoir exorbitant. Il permit d'instituer des procédures
factices entre des représentans du donataire et les propriétaires, au
moyen desquelles on put convertir un fief taillé en fief libre. Cette
opération se nomme barrer la taille {to har ilie entaîl), elle met à
néant toutes les servitudes, tous les droits de succession ou de ré-
version. L'immunité des fîe(s taillés contre la confiscation prit fin
aussi sous le roi Edouard IV; il l'enleva à la noblesse, et rendit
ainsi les révoltes moins faciles. Sous le règne d'Henry YIII, on in-
venta un deuxième mode de procédure factice qui facilita encore
l'aliénation des propriétés en permettant dans certains cas au pos-
sesseur de dépouiller ses successeurs ou les héritiers du donateur
des privilèges que leur accordait le statut de donis. Plus tard, la
couronne pu;t mettre la main sur l-es fiefs entaillés pour le recouvre-
ment de ses propres créances; enfin aujourd'hui la loi permet à
tous les créanciers de mettre en vente les biens d'un banqueroutier.
Les anciennes procédures fictives ne sont plus employées pour
affranchir les fiefs taillés; le tenancier peut rentrer dans la pleine
propriété, s'affranchir entièrement par un simple acte enregistré en
bonne forme. Cette faculté est rarement absolue, et voici de quelle
façon la famille se protège contre l'individu. L'enrichi qui veut fixer
son nom à une terre, ou le père qui marie son fils, ne laisse d'or-
dinaire la propriété dont il dispose qu'en usufruit : on fait ce qu'on
nomme un settlementj par cet acte, la terre est laissée au fils en
usufruit, au petit-fils à l'état de propriété non point absolue, mais
entaillée. Le fils jouit de l'usufruit; quand le petit-fils arrive à la
majorité, il peut, avec le consentement de son père (ou de toute
personne que le premier donateur a constituée j^rotecteur de la terre)
rompre la chaîne, et entrer dans la pleine possession avec tous les
droits qui s'y attachent. Ordinairement on n'use de cette liberté
que pour faire un nouveau settlcment : le propriétaire libre rede-
vient donateur, laisse à son fils un usufruit, à son petit -fils une
propriété entaillée qu'il peut affranchir à son tour avec le consen-
tement du protecteur. Il y a ainsi comme une succession périodique
d'états dans la possession. La chaîue qui noue les générations n'est
pas absolument rigide, mais elle les lie cependant assez fortement
pour que la terre ne puisse sortir trop vite ni trop aisément d'une
seule main.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
J'ai décrit la coutume; elle sort d'anciens droits. L'union de la fa-
mille et de la terre est encore si intime qu'aussitôt affranchie, la
terre volontairement cherche de nouvelles servitudes. L'affranchis-
sement périodique ne se ferait peut-être même pas, si la terre ne
portait de très lourdes charges, les pensions des veuves, les sommes
à payer aux cadats, aux filles ; une aliénation partielle devient de
temps à autre nécessaire, mais elle ne peut se faire que quand !a
terre est redevenue un moment tout à fait libre. On estime même
que les charges de toute nature dévorent entièrement une propriété
en trois générations, lorsqu'elle ne fait aucune recette extraordi-
naire, c'est-à-dire quand les mariages, les places, les profits du
commerce, de la spéculation, ne ramènent point des capitaux à la
famille.
La loi est aujourd'hui moins conservatrice que ne le sont les
mœurs : elle favorise les aliénations de la terre; il n'y a aucun moyen
légal de fixer, de consolider une propriété pour un temps qui embras-
serait au-delà de l'existence d'une personne actuellement vivante et
d'un laps supplémentaire de vingt et un ans. On ne peut rien donner
aux enfans d'un être qui n'est pas né; on ne peut donner qu'à des vi-
vans et aux enfans des vivans. Nulle générosité, nulle prévoyance ne
peut traverser deux générations qui n'ont pas encore vie. La liberté
de tester est complète dès qu'on possède une propriété affranchie
de l'entaille. Toutefois nous avons vu comment la coutume ne rend la
liberté absolue à la terre que })0ur la lui reprendre sans cesse; si une
volonté unique ne lie plus toutes les générationsà travers les siècles,
cette volonté descend pour ainsi dire de génération en génération,
se renouvelle, se rajeunit et lie les générations successives. Le droit
d'aînesse, que les Normands firent entrer en Angleterre, est entré
si profondément dans les mœurs que la liberté de tester le contre-
dit rarement. La loi, quand un propriétaire meurt intestat, laisse la
terre tout entière à l'aîné, mais ce cas est très rare ; l'habitude des
testamens est universelle : c'est la volonté paternelle, bien plus que
la loi, qui consacre le privilège des aînés. La propriété territoriale
est le signe visible de la puissance, la richesse la plus stable, la plus
enviée, la plus enveloppée de respects, de souvenirs, de prestige.
La famille s'y attache comme le lierre à un mur; les cadets, lésés
dans leurs intérêts matériels, trouvent des plaisirs d'imagination
dans la grandeur croissante de leur nom et dans le sacrifice qu'ils
font à leur race. On ne les entend jamais se plaindre; jeunes, ils
sont trop généreux, et vieux trop fiers. Une sorte d'égalité avec ce
qu'il y a de plus grand les console de l'inégalité des fortunes. La
nation voit aussi dans le droit d'aînesse la force qui aiTache les
jeunes gens aux loisirs trop faciles, les chasse du pays, les envoie
L ARISTOCRATIE ANGLAISE. ^97
aux colonies lointaines, les oblige à l'action. Le travail reste ainsi
chose noble : il n'est pas tout à fait nécessaire, comme en d'autres
pays, pour être un homme du monde, de n'être rien. C'est une des
surprises de l'étranger, que le droit d'aînesse, qui autrefois a eu des
ennemis en Angleterre, n'en ait plus, au moins d'avoués. Sous
l'empire des lois et des mœurs, la propriété foncière a conquis en
Angleterre une solidité qu'elle n'a peut-être en aucime autre par-
tie du monde civilisé. Loin de se diviser, elle se concentre dans un
nombre de mains qui décroît toujours.
Les lois d'Henry VIII s'élevaient contre ceux qui inventaient de
diminuer la part du peuple; elles défendaient le pauvre. Elles limi-
taient jusqu'au nombre des moutons sur certaines terres, pour ne
point laisser multiplier les pâturages; elles luttaient contre l'esprit
mercantile qui voulait traiter la terre anglaise comme une proie or-
dinaire et en tirer les plus gros revenus. Le parlement, voyant se
dépeupler l'île de Wight, si exposée aux attaques de la France, y
défendit les grandes fermes (sous Henry VII) ; il étendit plus tard
cette défense à toute l'Angleterre. « Personne ne peut prendre plus
d'une ferme quand le revenu dépasse dix marcs, » On rebâtit les pe-
tites fermes, on remit la charrue dans les terres livrées aux troupeaux.
« Les moutons, écrivait sir Thomas More dans son ViopiCy dévorent
les hommes et dépeuplent non-seulement les villages, mais encore
les villes , car partout où on trouve que les moutons donnent une
laine plus douce et plus riche que d'habitude, les nobles et les
gentilshommes, et même ces saints personnages, les abbés, ne se
contentent plus des anciens revenus que leur donnaient leurs fermes,
et, ne songeant pas assez que, vivant eux-mêmes à l'aise, ils ne
font aucun bien au public, ils arrêtent la marche de Tagriculture. »
L'Angleterre n'était pas encore la terre de l'économie politique,
et la division du travail n'était pas comprise. Aujourd'hui le yeo-
man, l'homme hbre, cultivant sa propre terre, a presque disparu.
Ce sont pourtant ces francs -tenanciers qui ont été les soldats de la
révolution anglaise. Vironsides, le régiment de Cromwell, était
composé de gens de campagne, petits propriétaires, montés sur
leurs propres chevaux. La pétition en faveur de Hampden fut por-
tée au parlement par une troupe de cavaliers gentilshommes et
francs -tenanciers du comté de Buckinghamshire , au nombre de
2,000 suivant les uns, de (5,000 suivant les autres. Au xv!!*" siècle,
l'Angleterre avait encore une foule de petits propriétaires vivant sur
leurs terres, gens libres, prêts à défendre leur liberté les armes à la
main. Ces laboureurs étaient les muscles et les nerfs de l'école libé-
rale et protestante. Aujourd'hui les grands propriétaires les ont dé-
possédés : rien ne gêne cette continuelle absorption. Les grandes
398 REVUE DES DEUX MONDES.
fortunes de la banque, du négoce, se consolident toujours dans le
sol. Est-ce demander à la terre un trop petit intérêt que de se con-
tenter de 2 1/2, de 2 pour 100? la terre n'est point si avare, elle
ajoute à cela des biens inestimables, la considération, la parité avec
ce qu'il y a de plus respecté, l'autorité, l'influence locale, des fonc-
tions judiciaires, la puissance politique. Les noirs comptoirs de la
Cité, les mines creusées aux profondeurs des montagnes, les docks
où s'accumulent les produits du monde entier, les fumantes usines,
ces milliers de navires qui sillonnent les mers, tout paie tribut au
vieux sol anglais. Quels prodiges d'activité n'a-t-il point fallu pour
achever tant de nobles demeures où, dans le calme des grands parcs,
toute activité semble éteinte! Ces oasis de paix, ces épais gazons
qui amortissent le bruit des pas de l'homme, ces arbres solennels qui
ne craignent rien que du temps, sont la dernière métamorphose
des énergies humaines. Dans le silence de Blenheim, j'entends les
cris d'un champ de bataille; l'immobile et mélancolique douceur de
tant de beaux lieux est un voile à travers lequel la pensée peut re-
chercher les fantômes remuans du passé, les luttes de l'éloquence,
les angoisses de la spéculation, les efforts du travail, les souffrances
de générations entières.
Le prix de la terre va toujours en grandissant, et la demande est
toujours supérieure à l'offre en dépit d'une continuelle émigration
dans le monde entier. La richesse essaie toujours d'arrondir ses
domaines, et l'agriculture intensive, devenus une pure industrie,
tend à étendre les fermes pour diminuer les frais généraux. 11 en
résulte que le nombre des fermiers diminue aussi bien que celui
des propriétaires.
La population rurale se divise en trois classes : propriétaires,
fermiers, ouvriers agricoles vivant de salaires. En aucun pays, cette
division d'attributions ne se trouve aussi complète, aussi exclu-
sive; bon ou mauvais, le système a droit au nom d'anglais. A pre-
mière vue, il frappe par quelque chose d'artificiel; il sépare trois
choses, la terre, les instrumens du labour, les bras, qui se lient
cependant et se complètent. Le système sert pourtant d'idéal aux
économistes, et ils l'offrent sans hésitation comme modèle; ils le
croient plus favorable qu'aucun autre à une production abondante :
il met l'agriculture au niveau de la grande industrie.
Les charges de la terre sont légères; la loi, faite jusqu'ici par
des propriétaires, l'a toujours ménagée. Jusque dans les temps mo-
dernes, elle avait des préférences marquées pour la grande pro-
priété. Au-delà d'une valeur de 100,000 livres sterling, le droit de
mutation était fixe et non proportionnel à la valeur. Depuis 1850,
il est devenu proportionnel; le parlement l'a fixé à 10 shillings
l'aristocratie anglaise. 399
pour 100 livres ou 1/2 pour 100; la propriété ne perd donc presque
rien à changer de mains. Les droits de succession sont les sui-
vans :
Pour le fils, la fille ou le successeur en droite ligne.. . 1 pour 100 sur la valeur.
Pour le frère, la sœur ou leurs descendans 3 pour 100 —
Pour frère ou sœur de père ou de mère et leurs des-
cendans 5 pour 100 —
Pour frère ou sœur de grand-père et grand'mèrc. ... 6 pour 100 —
Aux autres degrés ou pour les étrangers 10 pour 100 —
II.
L'aristocratie anglaise a son fon-dement sur la richesse; sa puis-
sance n'est pas seulement, comme celle des noblesses proprement
dites, une puissance d'imagination. Ce qui donne le pouvoir, c'est
la propriété, et de toutes les propriétés la plus robuste, la plus iné-
branlable, — ce ne sont pas des noms vains, des fictions, des sym-
boles; sous les apparences idéales, il y a une trame ferme et résis-
tante. L'esprit barbare a toujours respecté la force, la possession,
le succès; il a vu dans la propriété la vraie garantie de la liberté.
Est-on libre quand il faut tendre la main? D'où vient que l'église
anglicane se sent indépendante des particuliers, des administra-
tions locales, des représentans de l'état? C'est qu'elle est proprié-
taire. Ses biens sont sous la sauvegarde de l'état (l'on peut même
ajouter à sa discrétion), mais elle ne reçoit pas, à proprement par-
ler, de salaire. Pourquoi les églises dissidentes sont-elles indépen-
dantes? C'est parce qu'elles possèdent des maisons, des églises, des
revenus. On peut en dire autant des universités, des écoles, des cor-
porations, des sociétés de tout genre. La chambre des pairs peut
être considérée comme propriétaire, car l'ensemble des domaines
attachés aux pairies est comme un trésor qui lui appartient. Sans
le droit de propriété, il n'y a pas d'indépendance durable.
Le protestantisme a encore concouru à rattacher la race anglaise
à la possession des biens terrestres. Avant toute autre nation d'Eu-
rope, l'Angleterre a connu le pouvoir de l'argent : la première, elle
a eu de bonnes finances. L'économie politique, la science des ri-
chesses, a trouvé là sa terre bénie. Le catholicisme avait fait de la
pauvreté une vertu et montrait dans le ciel la seule conquête digne
de l'ambition humaine; il livrait la terre aux ordres religieux, qui
la laissaient stérile. La misère aux pays latins est encore presque
un signe de sainteté, une grâce terrestre. La route étroite du ciel
ne doit avoir que des ronces, des pierres et des épines. Que sont
ZiOO REVUE DES DEUX MONDES.
les joies si courtes de la vie, ses triomphes si éphémères, auprès
des bonheurs infinis, des consolations sans bornes de la foi qui
s'oublie dans l'obéissance, et se laisse choir en quelque sorte dans
les abîmes de l'espérance, du pardon, des richesses célestes? La
foi écrase, brise les ressorts de l'ambition vulgaire, efface les
pointes de l'envie, refroidit les instincts de l'animal humain. Quand
un pays catholique adore la richesse, c'est le signe qu'il approche
de la décadence.
Tout autre fut l'esprit de la réforme : le protestantisme est la
religion de l'essor, et qui est capable de l'essor de la pensée le de-
vient aisément de tous les efforts matériels. En rendant à la con-
science toute liberté, le protestantisme lui donna le goût de la lutte;
il dit à l'homme : Pense, agis. Ennemi de la mollesse, de la paresse,
de l'effacement volontaire, il pousse l'homme dans la vie, non comme
une victime, mais comme un combattant. Le royaume du Christ
doit être fondé ici-bas; c'est tout de suite qu'une doctrine doit
porter ses fruits. Les meilleurs, ceux qui possèdent la vérité, les
saints, doivent être aussi les plus forts, les plus habiles, les plus
heureux, disons cmment le mot, les plus riches. La pauvreté n'est
que le signe de l'incurie. La conquête de la richesse indique un ef-
fort, une victoire de l'homme sur ses passions; elle suit l'économie,
l'ordre, la règle. Les sociétés religieuses qui sont nées de la hberté
ont une soif d'ordre qui va jusqu'à la tyrannie, et qui épouvante
l'insouciance latine. Cette contradiction, qui n'est qu'apparente , a
éclaté à Genève, en Ecosse, en Angleterre, dans l'Allemagne du
nord, aux États-Unis. Sitôt que l'homme construit lui-même sa
foi, il devient plus âpre en toutes ses entreprises; la volonté suit
toujours la puissance, et la puissance la volonté.
De bonne heure, on cessa donc en Angleterre de mépriser la
richesse, on y vit non pas un danger, mais une protection; on se
persuada que la liberté ne peut aller sans la richesse. Ce n'est poin.t
par un profond calcul politique que l'aristocratie anglaise s'assimile
toutes les grandes richesses et "s'attire toutes les supériorités. Elle
ne fait que suivre l'instinct barbare, toujours vierge et ingénu; en
face d'une force nouvelle, elle songe moins à la détruire qu'à s'en
emparer. Elle aime naïvement ie succès. L'esprit anglo-saxon est
un aimant qui tourne toujours son pôle attractif vers la puissance,
la fortune, le bonheur, le hasard même. Il élève tout ce qui s'élève,
il fortifie tout ce qui est fort; il ne donne pas au destin d'inutiles
démentis. Il entoure ses favoris d'admirations sans réserve, déifie ses
héros, ne voit jamais de taches dans son soleil. Il a moins d'envie
à la fois et moins de générosité que l'esprit latin; celui-ci console
la faiblesse par la pitié et meurtrit la grandeur par l'ironie. Sa va-
l'aristocratie anglaise. /iOl
nité clément les faits, les annule, les insulte; une certaine finesse
perverse l'éloigné des causes trop victorieuses et des triomphes
trop pleins. Une certaine noblesse l'attache aux grandeurs d'illu-
sion, d'imagination, aux chimères dont le temps inflexible em-
porte les lambeaux. L'Angleterre n'aime point à renverser ses
idoles, elle les hisse devant l'humanité et cherche à les faire pa-
raître plus grandes; elle prend tout au sérieux et n'a pas besoin du
moindre effort pour admirer tout ce qui est heureux, tout ce qui
est fort. En France, on ne courtise que ce qu'il y a de plus puissant;
en Angleterre, on courtise tout ce qui est puissant. Tout ce qui sur-
git des classes moyennes est immédiatement absorbé par Taristo-
cratie. Celle-ci se rajeunit ainsi sans cesse : un peu de sang saxon
vient constamment se mêler au vieux sang normand. L'aristocratie
est comme une forêt dont les troncs laissent tomber les branches
mortes et portent chaque année de nouveaux rameaux. Les filles
nobles ne dérogent pas en épousant des hommes sans titre. Dans
la même famille, les uns ont un titre qui confère un privilège poli-
tique, les autres des titres de simple courtoisie, les autres n'ont au-
cun titre, aucune particule. Des hommes nouveaux portent des titres
anciens; des familles très anciennes n'ont aucun titre. Le rang est
recherché, mais la fortune l'est encore plus; on ne comprend pas
la noblesse dans la gueuserie. Les jouissances d'imagination ont
peu de prix, séparées des plaisirs et des avantages que donne la
richesse. Il y a des patriciens, il n'y a point de race patricienne. Le
grand seigneur anglais ne ressemble pas plus au grand d'Espagne,
dans les veines duquel ne coule plus qu'un mince filet de « sang
bleu, » qu'aux valets anoblis des gouvernemens absolus, généraux
d'antichambre, favoris de boudoir, gent sordide, mendiante et vé-
nale.
Tout le monde ne peut pas devenir noble en Angleterre : cela
n'est vrai que des riches, mais tout le monde peut espérer de de-
venir riche. Si la richesse ne mène pas toujours aux honneurs, elle
en est le chemin le plus sûr. La possession d'un certain nombre
d'hectares francs d'hypothèques semble à tout Anglais le titre le
plus naturel à la pairie. Les pairs nommés par lord Palmerston,
lord Derby ou M. Gladstone sont, comme ceux de M. Pitt, de grands
propriétaires. Le mariage entre l'aristocratie et la richesse est de-
venu même plus intime de nos jours. Si noble qu'on soit, il faut être
riche. Les chemins de fer, le grand commerce, l'industrie, font trop
de parvenus heureux : il faut lutter avec eux. Aurait-on vu, il y a
cinquante ans, dans un journal le paragraphe que je relève : « Le
comte de L..., ayant été nommé pair représentatif d'Ecosse, se
retire de la banque de M. M...; il est remplacé par son fils, lord K...
TOME xcvm. — 1872. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.
1866). » Aujourd'hui des fils de duc se font banquiers, ingénieurs,
négocians.
L'aristocratie ne se trouve plus assez riche : le népotisme n'est
plus aussi éhonté, aussi scandaleux que par le passé, bien que la
naissance soit encore le meilleur titre pour l'armée, pour la marine,
pour l'église, pour toutes les fonctions dont dispose le gouverne-
ment. La richesse est la seule voie qui conduise à la puissance. Le
commerçant enrichi va de son comptoir au parlement. Quand sa for-
tune est faite, il peut ambitionner l'honneur de représenter son pays.
Il va aux agens parlementaires. — Qu'êtes-vous prêt à payer? — lui
dit-on tout de suite. La majn ouverte, il arrive dans quelque bourg
ou comté où il sème l'argent. De mille façons on le lui extorque,
souscriptions, charités, répaj,'ations d'églises, etc. 11 y a des députés
qui dépensent plusieurs milliers de livres à se faire élire, et conti-
nuent à payer une sorte d'impôt annuel de 1,000, 2,000 livres.
Est-ce trop, s'ils arrivent à se hisser dans la pénombre aristocra-
tique, à se mêler avec leur famille aux vieilles familles des comtés
et au tourbillon mondain de la capitale?
Il ne faut pas longtemps pour découvrir que le manteau de la
vieille aristocratie couvre aujourd'hui une ploutocratie. Sans for-
tune, on ne peut prétendre à rien, ni à la considération sociale, ni
aux honneurs. On refuse de croire au mérite qui ne sait rien obtenir
pour lui-même. Sans fortune, Robert Peel, Gladstone, Disraeli,
Bright, auraient toute leur vie erré autour du parlement. Autrefois
les bourgs-pourris étaient comme des canonicats politiques qu'un
grand seigneur pouvait donner à un parent pauvre, qu'un riche
achetait. La réforme les a supprimés. Robert Peel était fils d'un
filateur qui mourut en 1860, laissant 60 millions de fortune. Cette
fortune le mit de pair avec l'aristocratie. A vingt et un ans, en 1809,
il acheta un bourg-pourri qui avait douze électeurs. La société an-
glaise est hermétiquement fermée à la pauvreté. Est-il étonnant
que la poursuite de la richesse soit si ardente, que la vie soit, pour
presque tous, comme une l,utte et une bataille? On sent partout
l'effort, la tension. Étrange spectacle pour un témoin désintéressé !
Tant d'efforts pour arriver souvent à de si petites fins, le sentiment
du devoir transporté dans des choses artificielles et qui semblent
superflues, des vies qui s'usent à soutenir de simples dehors, la
vertu, le talent, le génie même, asservis à une inexorable tyrannie
sociale! Mais, d'une autre part, une activité que rien ne lasse ni
n'arrête et qui remue incessamment les choses matérielles comme
les idées, une force qui cherche plutôt qu'elle n'évite les obstacles,
tous ces beaux ouvrages enfin dont la grandeur fait oublier les mi-
sçres et les souffrances de l'oiiy.rier !
l'aristocratie anglaise. 403
Plus s'effacent les frontières vagues qui séparent l'aristocratie de
la bourgeoisie opulente, plus la convoitise sociale devient ardente.
L'être et le paraître se cherchent, se rapprochent, s'épousent. Dans
un pays de privilèges, ce qui étonne, ce n'est point l'admiration que
les enrichis éprouvent pour l'aristocratie, c'est plutôt le respect
naïf que l'aristocratie ressent pour la richesse, et qu'elle ne cherche
nullement à dissimuler. Ce sentiment vient du grossier bon sens
de la race; elle respecte l'argent, elle sait que l'argent est utie
force, une réalité. Qui osera dire qu'un million soit une chimère,
une valeur de caprice, une chose méprisable? L'imagination voit du
ptemier coup ce qu'il y a dans ce mot, des maisons, des champs,
le luxe, l'autorité, la pairie peut-être, c'est-à-dire le droit hérédi-
taire à gouverner les hommes.
'Le capital, qui sert de lien entre l'aristocratie et la bourgeoisie,
grossit chaque jour avec une surprenante rapidité. En 1842, le re-
venu qui payait l'impôt à l'état (provenant de terres, maisons,
chemins de fer, mines, commerce, actions industrielles, profes-
sions, corporations et établissemens privés) était de 3 milliards
900 millions. En 1862, l'impôt du revenu était payé par un revenu
de 5 milliards 1/2 provenant des mêmes sources^ De 18/i2 à 1852,
en dix ans, le revenu taxé augmentait de 6 pour 100; de 1852 à
1861, dans les dix années suivantes, il augmente de 20 pour 100,
du quart. En 1868, le revenu imposé dépasse 10 milliards. Quelle
èipàtlsîëh ïïtt Càpimi! La Classe qui -efi est dépositaire devient
chaque jour plus iiombreuse, plus ambitieuse. Tout remue, enfle,
se transforme. La marée des classes moyennes monte toujours.
Oter à ces âmes tendues vers la richesse la vue de grandeurs tan-
gibles, éclatantes, serait leur ôtér leur idéal.
L'Angleterre, la première, a connu la puissance des capitaux;
elle a pu dès 1750 réduire l'intérêt à 3 pour 100. Elle n'a point tenu
le capital d'une main avare enfoui daïis les choses immobiles, elle
lui a donné des ailes, cherché les aventures, les hasards; ses cal-
culs ont rêvé la conquête de l'univers. A côté de l'aristocratie rayon-
nante, visible, maîtresse du sol, de la popularité, une autre s'est
élevée lentement, d'abord humble et ignorée, cachée dans les
comptoirs, derrière les gtos livres au large dos de cuir, les murs
de briques des usines. Dans l'horizon triste et fermé de la vie bour-
geoise, pendant les journées sombres et taciturnes , les âmes sont
illuminées par les visions de la noblesse, du luxe, de la puissance.
La bourgeoisie tient les yeux fixés sur l'aristocratie, l'aristocratie
cherche la richesse. Elle lui sert de patron, d'appui; elle la protège.
{( D'autres nations ont fait céder des intérêts de commerce à des
intérêts politiques, celle-ci a toujours fait céder ses intérêts politi-
^Oll REVUE DES DEUX MONDES.
ques aux intérêts de son commerce (1). » Comme une ventouse, il
faut que le commerce tire au cœur anglais le sang du monde entier.
Au xvii'' siècle, on était extrêmement riche avec 20,000 liv. st.
par an. C'était le revenu des trois ducs les plus opulens, Ormond,
Buckingham, Albemarle. Le chiffre moyen du revenu pour un pair
était de 3,000 livres, pour un membre des communes de 800 livres.
Les ministres ne reculaient devant aucun moyen pour enfler leurs
appointemens. La corruption parlementaire était sans vergogne. Les
chanceliers, les lords de la trésorerie, les lords lieutenans d'Irlande
faisaient des fortunes rapides. Titres, places, commissions, tout se
vendait. Sous Jacques II, Sunderland, le président du conseil, re-
cevait de Louis XIV une pension de 8,000 livres; d'Irlande, Tyrcon-
nel lui envoyait des sommes énormes, le roi l'accablait de ses dons.
Aujourd'hui il y a des bourgeois presque inconnus, dont le nom
n'est jamais prononcé hors de la Cité, des grands ports, des districts
manufacturiers, qui sont aussi riches, plus riches que les descen-
dans des vieilles familles. Cependant il n'y a aucune hostilité entre
la richesse héréditaire et la richesse des parvenus. La classe nobi-
liaire s'étend à mesure que grandit la fortune publique. Pitt à lui
seul fit lliO pairs; il dédaignait trop les honneurs pour n'en être
pas prodigue. La pairie, à son avis, convenait naturellement à la
grande fortune : c'était une vanité ajoutée à d'autres vanités. Il n'y
a pas aujourd'hui moins de h62 pairs qui ont droit de siéger à la
chambre des lords; il n'y a pas de limite constitutionnelle à ce chiffre.
Par les mariages, les alliances, l'aristocratie résorbe continuelle-
ment la richesse produite par le travail. Le tiers-état, qui ne se
sent pas séparé de la noblesse par une insurmontable barrière,
n'éprouve pour elle aucune haine : il y a une noblesse non qualifiée
qui est toujours mêlée au tiers. Le parlement dès longtemps a été
l'assemblée d'un ordre mixte formé de nobles et de marchands. Les
gens de finance, de loi, de commerce, s'y trouvaient mêlés aux
porteurs des noms les plus antiques. Le tiers ne devint point,
comme en France, ennemi de l'aristocratie, car, celle-ci étant plus
démocratique que dans notre pays, la démocratie y est devenue plus
aristocratique.
Il n'y a pas encore en Angleterre de lutte ouverte entre l'aristo-
cratie et la démocratie; l'histoire du pays est remplie des luttes
entre l'aristocratie et la royauté. Le triomphe de l'aristocratie n'a
été si durable et si glorieux que parce qu'il était une victoire contre
la tyrannie. Sous les deux premiers George, les whigs défendent les
droits de la maison de Hanovre; ces défenseurs sont en réalité des
(1) Montesquieu, Esjfrit c/es LoiSj liv. XX, cliap. vu.
l'aristocratie anglaise. 405
maîtres. Sous George III, les tories reprennent quelque influence,
mais ce n'est qu'au prix de l'abanden de leur fidélité à une cause
détestée par le peuple. Le souvenir des grandes luttes contre le des-
potisme religieux et politique sert d'auréole à la classe aristocrati-
que, et la nation assiste comme de loin à ce duel des partis qui se
disputent le pouvoir, les places, les dignités, le patronage. Il lui
suffit de voir la royauté séparée de Rome et docile aux parlemens.
Peu lui importe que les uns réclament tous ces biens comme un
droit, que les autres les achètent par un peu plus de complaisance
envers la royauté. Cette complaisance n'est déjà plus que de la
courtoisie. Les grandes familles whigs, nées dans la pourpre, se
transmettent la puissance politique comme un héritage. Elles impo-
sent au roi des ministres qu'il déteste.
Il y a déjà un peuple anglais, mais ce peuple n'a que des passions
simples, élémentaires, la haine du pouvoir absolu, l'horreur de
Rome, un patriotisme jaloux. Tant que ces passions sont satis-
faites, il ne demande rien de plus. Il ne se mêle point au drame
politique. Les whigs deviennent les ennemis de la royauté roidie
contre leurs prétentions, ils sont les champions de la suprématie
parlementaire; cependant leurs ministères sont, comme ceux des to-
ries, des ministères de patriciens. Dans celui de lordNorth (de 1770
à 1782 ), il n'y a que des pairs et des fils aînés de pairs; North, fils
aîné d'un comte, reste presque seul aux communes. M. Pitt, qui
succéda au ministère de coalition, fut seul aussi dans la chambre
basse; tous ses collègues étaient des pairs. Le ministère d'Adding-
ton, qui le remplace, renferme cinq pairs et quatre aînés. Dans
le deuxième ministère de Pitt (1804), il n'y a avec lui à la chambre
des coiiimunes que Gastlereagh. La puissance politique était un
monopole, un patrimoine. Elle ajoutait quelques émotions de plus
aux plaisirs et aux enivremens de la jeunesse. A vingt-neuf ans,
lord Shelburne est secrétaire d'état, Pitt à vingt-cinq ans premier
ministre. Chesterfield n'avait pas atteint sa majorité quand il en-
trait à la chambre des communes, ni Fox, ni lord Liverpool : ce-
lui-ci, à trente ans, négociait, comme ministre des aiïaires étran-
gères, la paix d'Amiens.
La guerre avec la révolution française et avec l'empire servit les
intérêts de l'aristocratie. Elle la grandit outre mesure; elle hissa
Liverpool, Gastlereagh, des hommes médiocres, à la hauteur de la
gloire impériale, et, quand Napoléon tomba de ce sommet où l'avait
porté son funeste génie, ils y demeurèrent dans les rayons de Tra-
falgar, de Waterloo, admirés, redoutés, pareils à des dieux. Si
l'Europe vit avec un é.tonnement et un respect nouveaux les re-
présentans d'une politique si heureuse, si ses souverains mêmes se
Il06 REVUE DES DEUX MONDES.
firent les courtisans des hommes d'état de la Grande-Bretagne, le
peuple anglais pouvait -il rester insensible à ces triomphes? La
royauté n'y avait eu aucune part : l'Angleterre avait été sauvée par
son parlement aristocratique, et non-seulement sauvée, mais portée
à travers mille hasards et mille périls, par une volonté tenace et
romaine, à un degré de puissance qui confond l'imagination et qui
étonnera l'histoire, quand elle ne regardera qu'à l'étendue et à la
population des îles britanniques.
Si la politique extérieure de l'aristocratie anglaise fut aussi heu-
reuse que hardie, sa politique intérieure sut éviter les fautes qui
ont ruiné la plupart des aristocraties. Elle ne contraignit jamais la
nation à la regarder comme une ennemie; elle ne sépara jamais
ouvertement, insolemment, ses intérêts des intérêts du peuple, son
honneur de l'honneur anglais. Elle sut toujours plier pour ne jamais
rompre. On ne la vit jamais se porter tout entière du même côté
dans les grandes luttes de l'opinion : elle sut donner des soldats
et des chefs à toutes les causes; on trouve quelque grand nom aris-
tocratique mêlé à tous les mouvemens, à toutes les réformes, à
toutes les luttes politiques, religieuses et sociales. Elle 'ne cherche
jamais la gloire de se perdre, les plaisirs féminins de la vanité qui
défie la nécessité, les joies amères de la défaite. Elle a des instincts
plutôt que des principes, des préférences plutôt que des doctrines;
elle obéit à des traditions plutôt qu'à des règles immuables.
Après la révolution, les deux partis dont l'un avait vaincu la
royauté,! dont l'autre avait été vaincu avec elle, se transformèrent
graduellement. Les jacobites devinrent les tories : l'attachement ar-
dent, personnel, chevaleresque, pour la royauté se transforma en
fidélité raisonnée et attiédie pour des principes et des théories de
gouvernement; quant aux whigs, défenseurs naturels de la dynastie
étrangère, ils avaient eux-mêmes alTaibli et comme neutralisé la
royauté, ils lui accordaient une fidélité despotique, elle était leur
ouvrage et leur créature pour ainsi dire. Entre ces triomphateurs
jaloux, hautains et une royauté douteuse, de fraîche date, que
pouvaient faire les tories? Ils résistèrent à la centralisation, défen-
dirent les petits propriétaires, les paysans, contre les grandes fa-
milles opulentes et avides. L'insolence, le népotisme des vainqueurs,
la corruption qui suit toujours les grandes révolutions politiques
et qui atteignit moins les vaincus, les froideurs de la royauté, tout
contribuait à rapprocher du peuple le parti dont les principes étaient
pourtant le moins populaires. Ainsi se perpétua dans tous les rangs
de l'aristocratie un sentiment de solidarité avec la nation, ici en-
tretenu par les souvenirs de la révolution, ailleurs par une néces-
sité politique en même temps que par une plus grande rusticité,
l'aristocratie anglaise. /i07
partout par la diffusion continuelle des idées et des intérêts. U i
esprit commun pénétrait ces factions qui se disputaient le pouvoir :
ne jamais changer que ce qu'il était impossible de conserver, con-
server tout ce qui ne menaçait pas immédiatement ruine, réparer
plutôt que renverser, céder toujours assez vite pour ne jamais pa-
raître contraint, — opposer au spectacle des libertés anglaises les
stériles agitations et les chutes lamentables des nations tourmen-
tées du rêve de l'égalité, — maintenir enfm et exalter par tous les
moyens le patriotisme de la nation, et lui faire voir dans son antir-
que constitution la sauvegarde de sa grandeur et l'instrument de
son. ambition.
Ces sentimens, que personne ne discute, qui sont devenus comme
des formes congénitales de la pensée, trop profondes pour être des
calculs, ont acquis la puissance des instincts. Ils font de l'aristi^-
cratie anglaise la plus souple à la fois et la plus tenace, la plus fière
et la moins entêtée, la plus solide et la moins immobile. Une double
clientèle attache de toutes parts l'aristocratie à la nation, celle de
la vanité et celle du besoin. Tous les fleuves de la richesse descend-
dent vers la mer aristocratique, et les patriciens n'ont pas besoin,
comme les sénateurs de Rome, de se faire un cortège de parasites.
D'un autre côté, le droit d'aînesse tient autour des chefs de maison
les cadets et leurs familles comme autant de satellites qui gravitent
autour d'une pesante planète. Ces cercles concentriques de la ri-
chesse et de la pauvreté noble se mêlent, se traversent en tout
sens comme des ondes, et vont expirer bien loin du centre. Aussi
l'aristocratie se laisse toujours pénétrer à la longue par les idées
nouvelles, elle n'oppose jamais au progrès ces barrières d'imagi-
nation que nul raisonnement, nul traité ne peut faire céder. En
livrant, en détachant une à une les pièces de son armure féodale,
elle n'a rien perdu de sa puissance morale; elle a toujours fait plus
de cas de son autorité politique que de son prestige social : sa grande
affaire a moius été le gouvernement que la jouissance de la terre
anglaise. Le vieil esprit normand l'emporte encore sur l'ambition
romaine. Jamais possession ne fut plus pleine, moins précaire,
moins contrariée parles caprices et les hauteurs de ce qu'ailleurs on
nomme l'état. On cherche partout l'état dans les provinces anglaises,
on ne le trouve nulle part. Police locale^ justice, routes, prisons,
asiles, écoles, tout relève des propriétaires. On ne croit pas aux
autorités déléguées et de seconde main. Ce n'est point parce qu'un
grand seigneur est lord lieutenant d'un comté qu'on le respecte : il
est lieutenant du comté parce qu'il est un grand seigneur, parce
qu'il a de grands domaines, un grand nom.
408 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Les parlemens ont été les serviteurs de cette puissance, appuyée
au sol et seule visible pour le peuple; les splendeurs d'une cour
comme celle de Versailles n'en ont jamais détourné les yeux. Qse
de châteaux plus beaux que les palais royaux, environnés de plus
de majesté et d'autant de souvenirs! Les ministres restent de simples
citoyens, ils vont à leur ministère comme à un bureau : ce sont des
intendans, des hommes d'affaires; le pouvoir ne met pas en un
jour tout à leurs pieds, rang, fortune, talent, beauté. Ils n'ont pas
les enivremens d'un pouvoir qui reste absolu, quoiqu'il s'exerce au
nom d'un maître. Pitt a eu des visées personnelles, il était consumé
par une volonté solitaire, et sans confidens : seul , il a fait par
exemple l'union de l'Irlande et de l'Angleterre; mais la plupart des
ministres, et je parle des plus illustres, se sont moins regardés
comme les maîtres que comme les serviteurs d'un parti, d'une
classe. Walpole, Liverpool, Palmerston, n'ont jamais rien inventé.
Walpole demeura vingt ans au pouvoir sans rien perdre de la ru-
desse joviale du gentilhomme campagnard, d'humeur facile, infa-
tigable, toujours prêt; esprit délié d'ailleurs et plein de ressource?»
quoique sans nulle hauteur, il voulait surtout rester en place, et fit
l'Angleterre plus grande, presque sans le savoir, presque sans le
vouloir. Dans tous les cabinets, il y a les orateurs, les hommes d'af-
faires hissés au pouvoir et à côté d'eux des hommes que leur simple
nom y porte naturellement, plus oisifs et aussi indispensables, d'am-
bition plus muette et cependant aussi impérieuse. Les batailles po-
litiques de l'Angleterre font penser aux combats d'Homère, où il y
a toujours deux sortes de combattans, les hommes et les dieux. Les
passions sont presque les mêmes, les dieux sont quelquefois vulné-
rables; mais Troyens et Grecs se donnent des coups mortels, et
quand leurs favoris ont mordu la poussière, les dieux remontent à
l'Olympe. Dans les ministères de ce siècle, les Atrides ont été Fox,
Perceval, Ganning, Peel, Disraeli, Gladstone. On a vu des ministres
assez hardis pour faire à leur parti une sorte de violence : avant
les deux réformes parlementaires, il s'en est trouvé qui ont songé
à ce grand peuple sans voix et véritablement sans représentans.
Tout en servant leur parti, les meilleurs ont cherché à servir la
nation; mais ils n'ont jamais prétendu le faire autrement qu'en con-
vertissant leur propre parti à leurs idées, ils n'ont jamais montré
au peuple un ennemi dans le parlement ni dans l'aristocratie.
(( Vous autres, écrivait Burke au duc de Richmond en 1772, gens
de grande maison et de grande fortune héréditaire, vous ne res-
l'aristocratie anglaise. 409
semblez pas à des hommes nouveaux comme moi. Quelque forts que
nous puissions devenir, quelles que soient la dimension et l'exquise
saveur de nos fruits, nous n'en sommes pas moins des plantes an-
nuelles, nous naissons et nous mourons dans la même saison ; mais
en vous, si vous êtes ce que vous devez être, mon regard se plaît à
reconnaître ces grands chênes qui ombragent toute une contrée et
qui perpétuent ces ombrages de génération en génération. » C'est
ce même Buike qui appelait l'aristocratie « le chapiteau corinthien
de la société anglaise. » Si, pour juger un pays, on examine l'idéal
social qu'il s'est donné, et c'est le seul moyen de le bien juger, il
faut voir ce qu'a produit dans l'ordre moral la primauté incontestée
et séculaire de l'aristocratie. L'idéal social de, l'Angleterre se ré-
sume dans le type du gentleman, figure unique et presque indéfi-
nissable, qui est comme le dernier fruit du système aristocratique :
que de temps, de luttes et d'efforts, que de sang, de combats, n'a-
t-il point fallu pour composer cet exemplaire idéal de la virilité an-
glaise! Comme un métal en fusion suinte à travers des monceaux
de scories, ce type s'est lentement dégagé de la grossièreté, de
l'avarice, de l'orgueil vulgaire des temps passés.
Paley ne pourrait plus définir aujourd'hui le point d'honneur
(( un système de règles établies par les gens du monde pour faci-
liter leurs rapports mutuels et non pour un autre objet; » il
n'affirmerait plus que ce code n'est point blessé par « la cruauté
envers les domestiques, la rigueur envers les dépendans, les fer-
miers, par le manque de charité vis-à-vis des pauvres, par les
injustices que fait aux marchands l'insolvabilité ou le refus de
paiement. » Ces paroles étaient peu injustes, adressées à la géné-
ration qui demandait la mode aux fils dissolus de George III, mais
le triomphe des idées libérales a été aussi le triomphe des idées
morales. Le mot de gentleman est pourtant bien ancien; il paraît
déjà sous le règne d'Henry VI, seulement il s'applique moins pen-
dant les siècles suivans à un caractère qu'à une condition sociale, il
n'a encore qu'une partie de son sens moderne, et désigne ceux qui,
sans avoir de titre, ne sont pas des plébéiens. Au xvii" et au
xviii*= siècle, les mœurs des gentilshommes campagnards étaient
encore très grossières. Ils étaient élevés par des valets, des gardes-
chasse, des chapelains réduits au rang de domestiques. Ils voya-
geaient peu, sortaient rarement de leur terre. La chasse et ses ha-
sards, la guerre d'occasion, l'esprit de famille et de race, l'autorité
du magistrat et la vanité du commandement militaire, entretenaient
l'esprit d'indépendance. La hauteur patricienne se couvrait d'une
rude étoffe plébéienne, les idées nouvelles avaient peine à pénétrer
ces intelligences alourdies, ces vies matérielles, ces fidélités héré-
lliO REVUE DES DEUX MONDES.
ditaires et presque canines aux dogmes politiques et religieux les
plus étroits; mais le temps, la culture, l'impérieuse histoire, ont
graduellement transformé ce caractère, en gardant ses vertus et sa
vigueur native, il s'est dépouillé de son âpreté. Le gentleman an-
glais n'est point le gentilhomme français : il a des qualités plus
froide.s, plus sérieuses. Son courage n'est pas bouillant, téméraire
et chevaleresque; il est toujours calme, et il ne cherche et n'aime
les extrémités du péril que pour faire briller son indifférence. Ce
n'est pas non plus l'honnête homme du temps de Louis XIV; il est
moins courtisan, moins poli, moins facile. Il ne s'efface jamais com-
plètement, se respecte trop lui-même pour prendre les airs de
néant ou les aimer chez les autres. Ce qui chez le baron féodal était
l'indomptable fierté barbare est devenu, en traversant les siècles,
une assurance tranquille; par un retour naturel, l'égotisme, ce sen-
tim;jnt qui fait que chacun ose être soi, s'accompagne d'un respect
scrupuleux du droit d' autrui, d'une réserve délicate qui va parfois
jusqu'à la timidité.
Mais il n'y a pas dans ce caractère de plus beau trait que le viril
amour de la vérité; l'âme s'y est attachée d'une force si invincible
qu'elle s'en est pénétrée, et que tout mensonge y devient impos-
sible. L'aristocratie anglaise est la plus authentique, la plus vraie
qu'il y ait au monde. Un gentleman rougirait de changer de nom,
d'usurper un titre. Il ne trouverait pas de dupes volontaires d'une
si basse supercherie. Nulle part on n'a mieux calculé ni pesé ce que
vaut la parole humaine. Il faut venir étudier dans les tribunaux
anglais l'art de témoigner, de comprendre, d'interpréter les témoi-
gnages. Le mensonge anglo-saxon n'est point le mensonge naïf et
fanfaron des peuples du iiiidi, qui n'a pas de but et s'enivre de lui-
même; il paraît, même à ceux qui s'en rendent coupables, une hor-
rible extrémité. L'œil ne perd jamais la faculté de séparer l'ombre
et la lumière, de distinguer le vrai du faux. L'âme va au vrai comme
un trait bien lancé et ne s'en détourne qu'avec un grand effort. Tant
de conventions, de préjugés, de fictions, sont comme des voiles dont
l'esprit s'enveloppe pour ne pas trop apercevoir le vrai. Si l'on pro-
cède avec tant de lenteur, c'est qu'on n'aime point à se démentir.
« Si un enfant, dit Johnson, déclare qu'il a regardé par cette fenêtre,
et qu'il ait regardé par la fenêtre d'à côté, fouettez-le. » L'air de la
liberté est mortel à la fraude : dire d'un homme qu'il est siir [safe)
est lie plus bel éloge qu'on en puisse faire. Le gentleman anglais n'a
aucune peine à porter un secret : il est le secret vivant. Sa vie
est tissée de prudence, de réserves; il a peu de confidens, n'aime
point à faire voir à des yeux étrangers les faiblesses, les contradic-
tions, îes incohérences de la vie cachée. Il ne s'abandonne point
l'aristocratie anglaise. 41 i
aux plaintes vaines, aux indiscrètes imprécations des euples du
midi. On sent, on devine en tout homme une vie cachée; les cœurs
ne sont point des portes dont les gonds sont usés. Les amours,, les
haines sont silencieuses. La conscienca, enfermée sous des enve-
loppes plus épaisses, est plus délicate, plus tendre, plus morbide.
Les mots sont mesurés, parce que les mots sont des actes. L'An-
glais remplit les devoirs de l'amitié avec un soin scrj.puleux qui
fait trop penser au devoir, pas assez au plaisir. Il en est ainsi
pour son hospitalité; il se doit à lui-même de bien traiter son
hôte : il lui montre fleurs, tableaux, chevaux, tout ce qu'il pos-
sède, — de lui-même, peu de chose. Dans un pays d'aristocratie,
le type du gentleman représente le principe d'égalité; la moindre
nuance de servilité, de flatterie, l'émotion instinctive devant le
titre ou la richesse, l'imitation, l'affectation, sont des dissonances.
Toute imitation est vulgaire, toute affectation blesse la sincérité.
Tout au plus peut-on admettre un certain genre de gaucherie qui
ressemble à de la pudeur; mais l'idéal est dans le parfait équilibre
entre l'être et le paraître, entre la pensée et l'action, dans une sé-
curité paisible qui ignore plus encore qu'elle ne dédaigna tous L'S
faux-semblans, les hommages injurieux, le luxe inutile des vanités.
C'est ainsi que la vertu, l'honneur, la culture de l'esprit, ont fait
naître une certaine égahté au sein même des privilèges. De même
que dans l'ancienne noblesse militaire française tout gentilhomme
valait un gentilhomme, dans la société anglaise un gentleman vaut
un gentleman.
Vous trouverez le gentleman aux États-Unis comme en Angle-
terre ; toutefois il reste à la civilisation anglaise la gloire d'avoir
produit l'idéal moral d'où ce type devait sortir. Il n'est pas vrai que
l'aristocratie anglaise soit ouverte à tous : elle n'est ouverte qu'à la
richesse. Il y a un certain degré de pauvreté, — qui ailleurs ne s'ap-
pellerait pas la pauvreté, — qui déclasse, qui rejette l'homme dans
une espèce de gouffre où il s'enfonce, inconnu, no i pas méprisé,
mais oublié, pareil à une chose sans nom, épave humaine qui flotte
quelque temps sur la misère; au-dessus, malgré la diversité des con-
ditions, une sorte d'égalité peut naître, fondée sur quelque chose de
presque indéfinissable, sur la culture de l'esprit, sur le raffinement
des sentimens, sur une certaine vision morale qui se mêle aux vi-
sions grossières des sens. Je ne sais pas si l'on ne trouverait point
dans la haute bourgeoisie anglaise les représentans les plus parfaits
de l'idéal, bien qu'il ait été créé au sein de la société aristocratique.
Comme une tache d'huile qui s'étend, l'idéal a depuis longtemps
débordé l'aristocratie, il a gagné la bourgeoisie riche, puis la petite
bourgeoisie elle-même. Les classes moyennes ont cherché à rache-
A 12 REVUE DES DEUX MONDES.
ter ce qui leur manquait par des vertus plus achevées, par une
culture plus intensive, si je puis me servir de ce mot; elles ont
perdu à cet effort un peu de grâce, elles y ont gagné plus de finesse.
Le type au reste est aujourd'hui indépendant; il ne tire plus rien
de son origine, semblable à ces oliviers aux larges rameaux dont le
tronc est réduit à une mince écorce.
Le propre d'un idéal, c'est de dominer la réalité, de servir aux
faits de contraste en même temps que de modèle. Si l'on doit ac-
corder à l'aristocratie anglaise le mérite de s'être tenue aux phis
hauts étages et d'avoir en tout temps offert au pays des modèles
dignes d'être suivis, il est juste aussi de la rendre responsable des
maux qui sont toujours attachés aux privilèges. Si ces maux ne sont
pas plus apparens, c'est qu'ils ne frappent directement que la par-
tie la plus intelligente et la plus cultivée de la nation; encore celle-ci
en a-t-elle à peine conscience. L'idée pure du droit et de l'égalité
ne peut traverser les mailles serrées des notions artificielles; elle
est sans cesse voilée par le respect, la fiction, par un certain genre
de patriotisme superstitieux. On est tout surpris en A^ngleterre de
n'entendre jamais attaquer le droit d'aînesse, qui chasse chaque
année hors de leur pays tant d'hommes obligés de chercher fortune.
Celui que le hasard de la naissance n'a point favorisé, le bâtard de
la foitune, va sans se plaindre au-devant des combats et des aven-
tures de la vie. L'effort perpétuel cesse d'être pour beaucoup une
douleur et devient presque un besoin. Le marchand, le négociant,
ne s'arrêtent pas volontiers sur le chemin de la richesse, ils veulent
toujours monter plus haut; ils ne savent pas, ne veulent pas se repo-
ser. A vingt ans, on est trop confiant et trop généreux pour accuser
le droit d'aînesse ; à cinquante ans , on n'attaque pas ce qu'on a
toute sa vie, de la bouche au moins, défendu. Le plaisir qu'on
éprouve à défendre le droit est plus difficile à goûter que le plaisir
de se sentir supérieur à l'injustice, joie négative, muette et hau-
taine, qui convient bien à des natures discrètes. Ainsi toutes les
passions humaines, les meilleures comme les plus mauvaises, sont
liguées pour soutenir le privilège, — la fierté, la générosité, l'esprit
de famille et de caste, le besoin d'agrandir sans cesse cette Angle-
terre du dehors qui sert à la gloire et à la richesse de la vieille An-
gleterre, l'ardeur au travail, le besoin de se repaître au moins par
la vue, si on ne peut le faire par la possession, de splendeurs ma-
térielles éclatantes et de richesses qui nulle part n'ont d'égales.
Au-dessous du souverain, les lords sont ce qu'il y a de plus élevé
dans la nation. Pour la multitude, pour le paysan, pour le boutiquier,
pour le radical même, le lord n'est pas un homme comme un autre.
On n'a pas d'autre nom k donner à Dieu. Le respect que les barons
l'aristocratie anglaise. a 13
imposaient jadis par la force leur est offert aujourd'hui comme un
tribut volontaire. Il n'y a pas d'égalité, même dans l'enfance. A Ox-
ford, les étudians nobles se reconnaissent à un détail de costume. A
Eton, quand un écolier va faire ses adieux au maître, il trouve dans
l'antichambre un plat couvert de billets de banque. Il y dépose de
10 à 15 livres sterling, s'il est roturier; s'il est titré, il vajusquà 50.
Les nobles paient tous les ans 12 guinées au hcad-master, le double
de la rétribution ordinaire (1), traduction un peu plate du fameux
adage « noblesse oblige. » Ces respects d'exception qui déforment
la droiture naturelle de l'enfance, tant de détails vulgaires de pré-
séance, de pantomime servile, sont devenus naturels. Les âmes
sontpliées à l'admiration volontaire et à l'adoration naïve. Le spec-
tacle de tant de vies qui sont des combats et ne se hissent au pou-
voir et à la fortune qu'à travers les souffrances, les hasards, a
moins de charme pour des imaginations naturellement sombres que
celui d'existences pleines, faciles, heureuses, sans doutes et sans
craintes. Les yeux se tournent volontiers vers les lampes dont la
flamme égale ne vacille jamais.
On trouve le même sentiment mêlé aux instincts les plus bas
dans cette partie très nombreuse de la petite bourgeoi-sie qui se
plaît aux courses, aux paris, aux jeux de toute sorte. Elle voit, elle
cherche dans le lord non pas l'homme politique , le législateur,
mais l'homme déplaisir; elle l'aime prodigue, dissipé, beau joueur,
un peu vicieux, d'allure insolemment familière. Les nouveaux ri-
ches envoient leurs enfans dans les grandes écoles, à Oxford, cher-
cher la familiarité des enfans de l'aristocratie; ils encouragent bien
plus qu'ils ne blâment toutes les extravagances que se permettent
leurs aînés en bonne compagnie. Que leurs fils obtiennent des hon-
neurs universitaires, ce n'est pas ce qui les touche le plus; ce qu'on
leur demande, c'est de rapporter dans le cercle bourgeois des noms,
des souvenirs. Les fils des nouveaux riches remplissent les univer-
sités : ils y donnent le ton autant qu'ils le reçoivent; c'est là qu'on
peut étudier à sa source le principe fondamental de la société an-
glaise, qui est le mariage de l'aristocratie et de la richesse.
Et pourtant, si la noblesse a quelques ennemis, c'est dans la
bourgeoisie qu'il faut les chercher; mais ce n'est pas dans la bour-
geoisie à peine parvenue, c'est plutôt dans celle qui a elle-même
déjà une sorte d'assiette et de tradition, dans les rangs de ceux qui
reçoivent en plein visage les rayons du soleil aristocratique, qui
connaissent le mieux la noblesse, ses défauts, qui sont le plus sou-
vent contrariés par ses priviW'ges. Deux hommes ont été élevés en-
(I) Paper s on 'public school éducation in England in 1860, by M. J. Higgins.
lilli REVUE DES DEUX MiONDES.
semble, à la même école, à, la même université; pour l'un des deux,
un titre, un mot remplace trente années de luttes, de tourmens.
Que de labeurs, d'humiliations, de dégoûts, avant d'obtenir unç
baronnie ecclésiastique ou temporelle! Et, pour un heureux qui
monte à l'Olympe, combien d'autres restent parmi les dii inferiores
de la finance, de la chicane, de l'administration! Les affaires, la,
politique, les laborieux plaisirs de Londres, confondent souvent les
pairs, les gens de loi, les gens de finance. A la longue, l'homme
actif, tenace, intelligent, honnête, est sûr de conquérir ce qu'ctti
pourrait nommer la pairie morale; toutefois la patience a de sourdes
colères, la générosité se lasse, et par momens glisse dans l'en-
vie. Tous ces sentimens confus, qui peuvent naître de la lutte de
l'ambition et de la faiblesse, qui se redressent contre des fortunes
doucement insolentes et naïvement cruelles, sont des forces invi-
sibles et muettes. On n'y saurait voir un danger réel pour l'insU-
tution aristocratique; la bourgeoisie, qui cache sous ses admira-
tions et ses hommages des instincts vaguement hostiles, ne cherche
point à lutter contre elle, ne l'attaque pas. Le peuple au contraire,
qui ne la hait point, la détruira peut-être quelque jour. Il l'aper-
çoit de loin, ses admirations contiennent moins d'envie et plus de
tolérance; il a moins de souci du prestige social de la noblesse
que de sa puissance politique: aussi ce prestige pourra- 1- il sur-
vivre longtemps à la perte de tous les privilèges. L'aristocratie gar-
dera bien longtemps les immenses avantages que lui confèrent sa
richesse territoriale:, sa haute culture, ses traditions. Les puissances
d'imagination sont les plus tenaces, les seules invincibles ; mais
l'autorité politique de l'aristocratie est sans doute destinée en re-
vanche à s'affaiblir de jour en jour. Les pairs ne jouent déjà plus ce
rôle idéal qui dans la théorie constitutionnelle est assigné à une
chambre haute. Le vice de leur situation tient à ce qu'ils semblent
toujours moins défendre la justice et la vérité que leur propre pri-
vilège, les traditions d'une caste, des biens trop personnels. Leur
impartialité est ainsi suspecte, et leur autorité politique est amoin-
drie par cela même qui établit leur autorité sociale. Quand le parti
radical dénoncera la chambre haute comme hostile aux intérêts de
la nation, la chambre haute sera en grand péril. On ne supporte
plus de sa part, même aujourd'hui, une hostilité prolongée à la vo-
lonté des communes; on la représente comme un frein à la violence
du nombre, des majorités populaires. Le frein serait brisé le jour
où on le trouverait trop résistant.
Depuis bien longtemps, la chambre des lords ne tient que la se-
conde place dans le gouvernement du pays. La réalité a été plus
forte que la fiction. Le talent parvenu battra toujours le talent hé-
l'aristogratie anglaise. 415
rédilaire. Parmi les pairs mêriies, ce sont des parvenus qui font la
loi. Les ducs, les comtes ne pourraient se passer de pairs juristes,
sans apanage, sans naissance. Jusqu'au bill de réforme de 1832,
les deux chambres, ayant une origine presque commune, n'en fai-
saient vraiment qu'une. Les pairs gouvernaient indirectement et
par procuration dans la chambre des communes, y faisaient entrer
leurs frères cadets, leurs fils, leurs cousins, leurs neveux, leurs
créatures. Depuis cette époque, la chambra des lords a senti la
puissance politique lui échapper par degrés. Tacitement elle s'est
promis de savoir toujours céder à temps aux volontés des com-
munes. Sa complaisance garantit sa durée; « céder pour exister »
semble être devenu sa devise.
Les lords sont plutôt des correcteurs de législation que des légis-
lateurs. M. Bright les a nommés un jour « des rétameurs de lois; »
mais la critique des lois est peut-être ce qui exige les capacités les
plus variées, et l'esprit de la haute chambre est un peu trop uni-
forme pour cette tâche. Tout est jugé, compris, examiné, interprété
à un point de vue trop exclusif. Dans les questions de politique
extérieure, la critique de la chambré haute a plus de portée :
l'histoire, la diplomatie, sont des besognes qui conviennent bieïi à
ceux qui portent un grand nom historique; dans ces questions
mêmes, la pompeuse fierté des discours, l'évocation des grands
souvenirs, couvrent mal une autorité qui décline et des traditions
qui s'effacent. L'âme des lords est plus chatouilleuse et plus guer-
rière que celle des communes : il semble que les premiers redou-
tent sans cesse de voir évanouir ce rêve de puissance, de force et
de grandeur terrestre qui a pris corps en eux et avec eux; mais
notre temps, qui change tout, méprise les longs calculs. La menace
ne sied d'ailleurs pas longtemps à ceux qui ne tiennent pas l'épée.
La chambre des communes, avare du sang et des trésors du pays,
décide seule aujourd'hui de la paix et de la guerre, et n'obéit qu'aux
volontés spontanées et directes de la nation.
Il est fort douteux que la chambre des lords puisse conserver
longtemps encore un caractère judiciaire. En ce moment, elle est la
plus haute cour d'appel du royaume : elle domine la hiérarchie des
cours de comté et des cours supérieures; c'est le hicus, le bois
sacré où l'on arrive après avoir traversé toutes les forêts de la
jurisprudence. La logique moderne, habituée à la distinction des
pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, les trouve sans cesse con-
fondus dans la constitution anglaise. Le pair est un législateur, héré-
ditaire. Cette idée étonne moins que celle du juge héréditaire :
c'est qu'il est plus facile de faire la loi que de l'interpréter. La loi
arrive devant le législateur héréditaire, écrite par les communes,
416 KEVUE DES DEUX MONDES.
portée par l'opinion publique. Il là repousse ou la sanctionne; certes
le privilège est grand, mais, pour le bien exercer, il ne faut guère
que de l'honnêteté, une intelligence générale des besoins du pays,
quelquefois du désintéressement. L'administration même de la jus-
tice demande de tout autres qualités, une intelligence bien plus ai-
guë, des habitudes et des aptitudes spéciales que le premier venu
ne saurait posséder. Aussi en fait, quand la chambre des lords de-
vient cour d'appel, d\e ne se compose plus que du chancelier, des
jurisconsultes de la chambre (les pairs légistes), disons le mot, des
parvenus. Les autres paiis ont cependant le droit de siéger, et par-
fois ils en usent : ' ela est arrivé dans le procès de O'Connell; deux
pairs ordinaires entraînèrent par leurs voix sa condamnation. A une
époque troublée et dans une affaire qui passionnerait la multitude,
les lords ordinaires ne pourraient plus sans doute revendiquer leurs
privilèges judiciaires sans soulever des colères qui pourraient de-
venir fatales à tous leurs privilèges. Bornée aux pairs légistes, la
chambre des lords est cependant une mauvaise cour d'appel. Elle
siège si rarement en cette capacité, à des intervalles si irrégulier^,
qu'on ne peut jamais prévoir le jour ou même l'année où elle pro-
noncera ses jugpmens, et le mot de jugement ne s'applique à ses
décisions que par un abus de langage, car il n'y a point déjuge qui
prononce un arrêt : chaque pair se contente d'exprimer ses vues
dans un discours adressé à la chambre dans les formes ordinaires.
Lesjugemens de la cour suprême d'appel perdent ainsi leu, force
principale : ce ne sont que les opinions d'une majorité balancée
souvent par une minorité presque égale.
Enfin la juridiction de la chambre des lords a pour inconvénien
de scinder l'exercice du droit d'appel. Certaines affaires vont aux
lords, d'autres, en plus grand nombre, au conseil privé. Expliquez,
par exemple, pourquoi les appels des cours ecclésiastiques anglaises
sont du ressort du conseil privé, ceux des cours ecclésiastiques ir-
landaises du ressort de la chambre des lords, pourquoi la Grande-
Bretagne n'a pas la même cour suprême que les colonies! Dans
cette confusion, des conflits peuvent naître aisément. Si l'un des
deux tribunaux doit être quelque jour sacrifié, ce sera plutôt la
chambre des lords. Ce qui la protège encore, c'est la jalousie natu-
relle des partis, car le chancelier en fonction choisit les juges au
sein du conseil privé, et dans les questions politiques il désigne
de préférence ses partisans, tandis que le comité judiciaire de la
chambre haute est permanent et semble promettre plus d'impartia-
lité. En cessant d'être une cour d'appel ordinaire, la chambre des
lords restera sans doute toujours la haute cour de justice politique.
On n'en saurait imaginer de plus solennelle, de plus procédurière
l'aristocratie anglaise. 417
et de plus lente, — grand avantage quand les passions sont soule-
vées; qu'on se souvienne du fameux procès de Warren Hastings!
Il est admis en principe que les lords abandonnent aux communes
tout ce qui concerne les finances. La loi du budget n'est pas en
réalité une loi ordinaire. L'impôt est un don volontaire que la na-
tion se fait à elle-même; elle le livre au pouvoir exécutif et en
règle l'emploi par l'organe de la chambre élective. C'est pour cela
que les lords ne peuvent amender !a loi du budget ; si on la leur
envoie, si cette loi reçoit également l'assentiment de la couronne,
c'est qu'on n'a pas voulu lui donner dans la forme un caractère ex-
ceptionnel. Au fond, les mandataires élus de la nation ont seuls
droit de disposer des trésors de la nation. Les lords toutefois, s'ils
ne peuvent amender les lois de finance, peuvent les rejeter, de
même que le souverain peut opposer son veto à une loi quelconque.
Les pairs ne peuvent être traduits que devant la chambre des
lords pour crime de trahison et de félonie ; pour les simples délits
et les contraventions, ih sont passibles des tribunaux ordinaires.
On ne peut pas dire qu'ils aient tel ou tel privilège; ils n'en ont en
réalité qu'un, qui est la pairie; mais peut-on imaginer un privilège
plus grand que le droit héréditaire à gouverner les hommes?
Tout se transforme en Angleterre ; comment la chambre des lords
pourrait-elle se transformer? A plusieurs reprises, on a songé à la
création de pairs à vie. Cette innovation n'a jamais trouvé grande
faveur. Une chambre qui renfermerait deux catégories de pairs se-
rait trop divisée si la lutte s'établissait entre elles, trop dépendante
de la couronne si les pairs à vie l'emportaient; si ces derniers tom-
baient sous la dépendance des pairs héréditaires, elle ne gagnerait
rien à ce triomphe de la naissance sur le talent, sur l'éloquence,
sur les grands services rendus au pays. Les esprits les plus radi-
caux ne vont pas encore bien loin sur le chemin des réformes; ils
voudraient qu'il y eût des pairs représentatifs d'Angleterre, comme
il y a déjà des pairs représentatifs d'Ecosse et d'Irlande. Dans cha-
que comté anglais par exemple, on élirait, parmi tous les pairs hé-
réditaires du comté, celui ou ceux qui rempliraient les fonctions
législatives pendant un temps donné. On espère pouvoir rendre
ainsi à la chambre des lords l'activité, la vie qui lui échappe. Ce
problème de la chambre haute, qui est une des difficultés capitales
du gouvernement parlementaire, ne se posera toutefois clairement
devant le pays que quand la réforme électorale aura porté tous ses
fruits. En ce moment, il n'y a pas encore de divorce véritable entre
les communes et les lords.
A. Laugel.
TOME xcviii. — 1872. 27
UN ESSAI
DE
SYLLOGISME ÉCONOMIQUE
LE CAPITAL, LE SALAIRE, LE REVENU
Lorsqu'on veut pousser jusqu'au fond l'étude de certaines ques-
tions économiques, rien n'est difficile comme la réfutation des
erreurs socialistes, propagées aussi bien par les impostures froi-
dement calculées de faux prophètes avides que par les illusions
d'esprits égarés ou de cœurs généreux. Contre les erreurs volon-
taires des cupidités intéressées, le seul argument est la force, à la-
quelle d'ailleurs les sectaires ne manquent jamais d'avoir recours,
lorsqu'ils en ont les moyens, afin d'imposer leurs doctrines. Ce-
pendant il se rencontre parmi nous un grand nombre de gens
persuadés qu'il suffit de renverser ce qui est mal en partie pour
trouver sous les ruines le bien et le mieux. La logique et la passion
les entraînent à la fois, et bientôt ils mettent sans réserve la pre-
mière au service de la seconde. Avec ces derniers, il y a encore lieu
de discuter pour tenter de mettre d'accord la logique et le bon
sens.
La tâche est malaisée parce qu'en face de soufli'ances réelles dans
notre société, de réclamations parfois justes, on ne peut invoquer
le plus souvent que la dure nécessité des lois naturelles et inévi-
tables, au lieu d'approuver des combinaisons et des espérances chi-
mériques. Il serait urgent néanmoins de déjouer les sophismes de
UN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. Al 9
ceux qui prêchent une nouvelle répartition de la richesse et ce qu'on
appelle la liquidation sociale, aussi bien que de remettre en lumière
certains faits et certaines propositions économiques dont la vérité,
négligée jusqu'ici ou seulement pressentie d'instinct, demande à
être plus nettement dégagée. Malheureusement la science jusqu'à ce
jour ne fournit pas de chiffres et de données statistiques suffisam-
ment incontestables pour les prendre comme point de départ ou les
invoquer à titre de preuves. On est donc réduit à s'en tenir aux dé-
ductions spéculatives, aux raisonnemens, auxquels on peut toujours
opposer d'autres raisonnemens, parfois même de séduisans para-
doxes qu'il est souvent impossible de combattre sans un appareil
compliqué d'interminables discussions. A défaut d'axiomes ou de
chiffres incontestés pour asseoir la base solide que nous cherchons,
nous aurons recours à des vérités dont la démonstration pourra,
croyons-nous, être clairement établie.
Dans une nouvelle et radicale répartition des richesses, on pré-
tend trouver le. remède à tous les maux de l'humanité; s'il est prouvé
que cette répartition est chimérique, qu'elle appauvrit la commu-
nauté et les particuliers,, loin d'améliorer leur sort, — à quoi bon la
demander? Certaines écoles réclament impérieusement l'augmenta-
tioji générale et simultanée des salaires et se flattent de pouvoir l'o-
pérer; s'il est démontré que, les salaires sont sensiblement égaux aux
produits et aux revenus réels, où prendra-t-on la matière de l'aug-
mentation désirée? On sera donc autorisé à conclure que le champ
des confiscations ou même des répartitions plus ou moins illégales
en matière de richesse accessible est très borné, et que, s'il est per-
mis à des spoliateurs révolutionnaires de ruiner une société qui se
mettrait à leua* merci, il leur est interdit par la force des choses de
s'enrichir eux-mêmes. Restera toutefois à démontrer la sagesse des
combinaisons dues à la civilisation moderne, l'utilité du capital et
du capitaliste, également indispensables pour assurer le bénéfice de
la main-d'œuvre en consommant l'excès de la production du travail-
leur sur sa propre consommation.
Tel est le double aspect des questions multiples que nous avons
cherché à grouper en un corps de raisonnemens, et qui se tiennent
toutes par un enchaînement qu'on ne saurait rompre. Quoique les
nombres fournis par la statistique n'oifrent qu'une certitude très
discutable, et que les moyens de contrôle fassent souvent défaut,
nous présenterons sous toutes réserves quelques chiffres choisis
dans les travaux les plus autorisés, afin de satisfaire les esprits qui
n'aiment pas à se renfermer dans le domaine des pures abstrac-
tions.
/120 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
Le fond de toutes les revendications socialistes, comme le pré-
texte, sinon la cause, de tous les bouleversemens contemporains,
est le désir ardent du partage des biens et la foi invincible dans la
possibilité de ce partage.
Tout d'abord la proie qui s'offre aux convoitises est le revenu, si
inégalement distribué à chacun; il paraît facile d'en faire une plus
équitable répartition. Toutefois on ne peut partager avec fruit que
ce qui est saisissable, ce qui offre une utilité palpable et positive. 11
convient donc de faire deux parts dans le revenu : la part des reve-
nus réels créés par le travail, et la part afférente à la circulation.
Quelle est la part des revenus réels? Elle est égale aux produits ma-
tériels, aux objets de consommation et d'échange; tout le surplus est
dû à la circulation. Suivant que les produits ou la valeur des pro-
duits passent en un plus grand nombre de mains, la richesse double
ou triple; si les produits valent 1, grâce à la circulation ils vafent 2
ou 3. Supprimez les effets de la circulation, il reste purement et
simplement le produit. C'est ce qui arriverait en cas de partage
général. Si l'on réclame la liquidation de la richesse, on ne pourra
partager que les produits; les effets de la circulation deviennent
indivisibles et insaisissables comme une abstraction. Peut-on ima-
giner la répartition des résultats arithmétiques de l'immense circu-
lation qui fait passer en tant de mains dans l'année une même
somme d'argent ou de valeurs toujours identique à elle-même,
quel que soit le nombre des évolutions accomplies? Ainsi la cir-
culation augmente la richesse générale de tout ce qui dépasse la
somme du produit réel; mais, les effets de la circulation ne pouvant
être répartis, étant au contraire supprimés ou diminués à la moindre
crise, on a le droit d'affirmer qu'en cas de partage il ne reste du
revenu que ce qui en est la substance, c'est-à-dire 7 milliards
environ de produits annuels, chiffre que nous nous réservons de
justifier plus loin.
Ce ne sont pas seulement, il est vrai, les revenus qu'on veut
partager, c'est aussi et surtout le capital, objet tour à tour des
malédictions et des adorations que l'on sait, le capital qui fait la
force du riche et lui donne, dit-on, le moyen d'exploiter les tra-
vailleurs. Ici encore on vient se heurter à une impossibilité maté-
rielle. Il ne suffit pas de dresser des inventaires fictifs et de faire
pleuvoir les milliards, afin de réjouir les convoitises de ceux qui ré-
clament la liquidation sociale; encore faudrait-il prouver que toutes
ces richesses sont une proie facile à saisir, et que la plus grande
UN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. 421.
partie n'en sera pas perdue pour ceux-là mêmes qui voudraient
porter une main téméraire sur ce magnifique butin. Bastiat ne
l'a-t-il pas dit déjcà dans ses Harmonies économiques? « C'est une
grande illusion de croire que le capital soit une chose existant par
elle-même. Un sac de blé est un sac de blé, encore que, selon les
points de vue, l'un le vende comme revenu et l'autre l'achète comme
capital. » D'ailleurs il ne faut pas confondre le capital proprement
dit, ou les utilités et la valeur des biens possédés, avec les capitaux
disponibles et d'exploitation, expression concrète indiquant cette
richesse circulante, échangeable et mobile qui se compose de re-
venus et d'épargne. Cette distinction est toutefois difficile à main-
tenir clans le détail, car le capital et le revenu sont alternativement
le père l'un de l'autre, et cette paternité mutuelle est souvent déli-
cate à discerner.
Considérons d'abord la richesse mobilière et commerciale. Pas de
système qui puisse la partager; ni Internationale, ni républiqu.^
radicale n'y parviendront jamais, parce que de sa nature cette ri-
chesse est insaisissable pour quelque cupidité que ce soit : elle
n'existera plus du jour où l'on voudra s'en emparer par la violence.
Prosélytes naïfs, dupes éternelles des criminels rhéteurs qui veu-
lent à vos dépens devenir ministres, généraux, préfets, dictateurs
et le reste, touchez à ces milliards d'actions, de rentes, d'obliga-
tions, de titres de tout genre, et vous n'aurez plus entre les mains
que des chiffons de papier sans valeur. Supposons la commune vic-
torieuse à Paris, et, comme conséquence, rinternationale installée
au pouvoir. Un décret décide que tontes les propriétés, biens meu-
bles et immeubles, seront distribuées gratis et également à tous les
citoyens, o;i bien confisquées et mises en vente au profit de l'é-
tat ou encore réservées à la collectivité. En quelques mains que
passe la totalité des biens, quel qu3 soit le mode employé pour
faire fructifier et mettre en activité la richesse, on conçoit facile-
ment que, les 7 milliards de produits demeurant seuls cà partager,
la part hypothétique de chacun ne serait jamais que le trente-
huit-millionième des produits annuels, basa réelle de la fortune
publique. Par le fait même du décret spoliateur, il ne resterait de
richesses positives, ta part les propriétés bâties et les instrumens,
que les produits annuels de la France, sans compter qu'une telle
dise paralyserait en grande partie la production.
La répartition des terres elles-mêmes n'amènerait aucun profit
pour personne, parce que le revenu utile en est compris dans l'es-
timation des produits généraux, dont la partie agricole n'augmen-
terait certes pas de valeur par le système des confiscations proposées,
loin de là, à moins que l'on n'espère voir une fée venir doubler
i52*2 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un coup de baguette les forces productives du sol. Il faut remar-
quer en outre que les propriétaires actuels possédant au-delà d'un
hectare environ' seraient obligés de rapporter le surplus à lai muasse,
parce qu'il n'existe tout au plus que ÂO millions d'hectares cultiva-
bles en France. Quant à la propriété foncière collective et à la cul-
ture par délégation gouvernementale j c'est une question jugée^ et
rangée déjà au nombre des pures utopies. Ainsi on pourrait dé-
pouiller les propriétaires, mais non sans un immense et irréméi-
diable désastre frappant le pays tout entier, les pauvres comme les
riches, et cela pendant de longues années, car un siècle, plus peut-
être, ne suffirait pas pour nous faire retrouver nos richesses.
En réalité, les combinaisons économiques d'aujourd'hui ne s'écar-
tent pas autant qu'on le pense de la formule socialiste ou commu-
niste qui veut que toute propriété privée revienne à la collectivité.
Bien que la propriété privée soit acquise ou possédée en vertu de
l'achat ou de l'héritage, elle appartient pourtant en un certain sens
à la collectivité, dont elle reste le domaine utile et éternel, puisque,
sous forme d'impôt, chaque génération paie à la collectivité la va-
leur totale du capital représentant la pleine évaluation de la pro-
priété mobilière et immobilière, en quelque sorte revendue par
l'état et rachetée par les particuliers à perpétuité. Avant l'augmen-
tation des impôts, due aux désastres de la guerre, la collectivité
prélevait en quatre-vingt-dix ans la valeur totale des biens possé-
dés. Aujourd'hui que notre budget se monte à 2 milliards 750 mil-
lions, en défalquant la part des impôts de consommation suppor-
tés par les ouvriers, on trouve que la fortune et la propriété paient
la totalité de leur valeur en soixante-treize ans et nauf mois, avant
que les vieillards de chaque génération aient atteint la plénitude de
leurs jours (1). Si l'on prend la propriété foncière à part, c'est en
trente ans que l'état en prélève par l'impôt la valeur totale. On
pourrait donc avancer qu'à chaque génération ce n'est pas la ri-
chesse qui paie la dîme de ses biens à la collectivité, mais au con-
traire que c'est la collectivité qui ne laisse à la richesse que la dîme
de la propriété et des fortunes.
A supposer même que les doctrines communistes fussent appli-
(1) Le budget actuel de la France, soit 2 milliards 730 millions, multiplié par soixante-
treize ans et neuf mois, donne un total de 203 milliards; en défalquant un tiers de
cette somme , soit 08 milliards pour les impôts de consommation payés par les classes
laborieuses comme par les autres, il reste 135 milliards, qui sont pa3'és à. l'état par la
fortune et la propriété. L'inventaire de la Fraace étant porté généralement à 145 ou
150 milliards, la collectivité absoi'be donc à chaque génération la totalité de la valeur
des biens possédés, sauf une somme bien moindre d'un dixième laissée comme béné-
fice aux détenteurs de la fortune publique et privée.
IN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. 423
cables, il n'y aurait donc pour la collectivité aucun bénéfice. Seule-
ment la grande supériorité de notre système économique consiste
en ce que, tout en laissant la communauté toucher périodiquement
et intégralement la valeur totale de toutes choses, la répartition des
biens échappe à l'arbitraire et à l'instabilité d'un partage fait par
l'état. Cette répartition s'opère naturellement, et par une sorte
d'enchère publique du travail, de l'intelligence et de l'épargne, sans
aucune intervention des pouvoirs humains, toujours plus redou-
tables, plus nuisibles, plus injustes dans leurs résultats généraux
que ne le sont les écarts fréquens et les injustices apparentes ou
réelles des décrets de la naissance et du hasard. Aussi le refus ab-
solu de laisser l'état ou quelque pouvoir humain que ce soit dis-
poser de la distribution du travail et de la richesse est-il le point
stratégique où l'on ne doit rien concéder, et où il faut résister à
outrance.
De passagères exagérations d'impôts, des spoliations violentes,
sont des maux qui peuvent se réparer; mais admettre l'intervention
de l'état dans la répartition des biens, c'est la ruine absolue, le
suicide et la mort sociale. On alléguera que les collectivistis et les
novateurs les plus subtils ne parlent ni de confiscation ni de spo-
liation directe; ils proposent la gratuité du crédit, la solidarité et
la mutualité universelles, ou bien la collectivité seule propriétaire,
transformant en usufruitiers les possesseurs actuels à des conditions
nouvelles et inconnues; tout cela revient au même., Ces systèmes
et d'autres encore ne sont que la spoliation déguisée plus ou moins
habilement. Dès qu'on touche à nos savantes et utiles combinai-
sons économiques résultant de l'expérience comme de la nature des
choses, et que la force brutale y porte la main, tout l'échafaudage
compliqué de notre richesse disparaît, et nous restons en face du
seul produit positif du sol et de l'industrie.
Lorsqu'on fait défiler devant les masses, fatiguées de travail ou
dénuées de ressources, des comptes de centaines de milliards, on
ne doit pas s'étonner que la tête leur tourne, que la colère et la
cupidité s'allument dans leurs cœurs. Il est malaisé de leur faire
comprendre que cet énorme capital, dont nous vivons tous pour-
tant, est une richesse souvent indivisible, en partie fictive et con-
ventionnelle, en tout cas insaisissable, fluide, et qui s'évanouit dès
qu'on veut la violenter et en faire le partage, non sans entraîner
dans sa ruine la plus grande partie des produits dont elle est la
source. La France, privée de son commerce de luxe et de tout ce
qui surexcite la production, serait réduite à cet état misérable de
ne chercher qu'à produire de quoi empêcher à peine ses habitans
de mourir de faim. Toute possibilité de bénéfice étant désormais
ll^ll REVUE DES DEUX MONDES.
supprimée, la production n'équivaudrait même plus aux exigences
de la consommation. Loin de pouvoir atteindre le capital, les visées
et les convoitises des socialistes ne peuvent donc s'exercer que sur
les produits, encore sensiblement diminués : ces produits ne s'élè-
vent en réalité qu'à 7 milliards, et, comprenant les revenus et les
capitaux en circulation, constituent toute la richesse active et réelle
du pays.
Sans pousser le radicalisme jusqu'au partage intégral des biens,
certaines écoles réclament impérieusement l'augmentation générale
des salaires et une plus forte rémunération de la main-d'œuvre. Le
grand cheval de bataille des sectes socialistes est de prétendre que
la part des pi ofits est trop forte pour le capital et trop faible pour
le travail. A ne consulter que les apparences, on serait tenté de
croire en effet que le capital abuse étrangement de ses avantages,
et que la part du salaire pourrait être facilement augmentée. En
voyant tel grand manufacturier se lancer dans les affaires avec quel-
ques centaines de mille francs, puis, vingt ans après, posséder 10
ou 15 millions, ne se dit-on pas que, si cet heureux industriel
avait h ou 5 millions de moins, et que les salaires de ses ouvriers
eussent_^été augmentés d'autant, son aisance fût restée suffisante, et
que tout eût été pour le mieux? Les grandes fortunes territoriales
peuvent inspirer des réflexions analogues.
Avant tout, c'est à tort que l'on discute pour savoir s'il y a par-
tage équitable ou non entre le capital et le salaire; en réalité, le
partage n'existe pas. 11 n'y a qu'une oscillation régulière, successive
et forcée, qui porte la totalité des revenus et des capitaux d'exploi-
tation disponibles tour à tour dans la main des travailleurs et dans
celle des capitalistes. La somme est toujours la même, de quelque
côté qu'elle se trouve. Selon la prospérité ou la rigueur des temps,
elle augmente ou diminue, pour les uns comme pour les autres. Ce
qui cause l'inégalité douloureuse des conditions, c'est que d'une
part les travailleurs copartageans se comptent par de nombreux
millions, tandis que de l'autre les capitalistes ne sont que quel-
ques centaines de mille appelés à diviser entre eux cette masse de
richesse identique dans la somme, mais profondément différente
comme répartition ix chaque oscillation du balancier économique.
Cette inégalité de répartition pourrait-elle être corrigée par une
combinaison quelconque?
Il n'en peut malheureusement pas être ainsi. Pas plus que la pau-
vreté, la richesse ne se règle par des décrets. Les réalités de l'éco-
nomie politique ne sont pas si débonnaires; les lois en sont dures,
inflexibles, au-dessus de toute volonté humaine. Celui-ci pourrait
être riche et non celui-là; seulement il faut que quelqu'un le soit,
UN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. 425
ce qui n'entraîne nullement d'ailleurs la fatalité de la misère. Pour
que la richesse du pays existe, pour que 20 millions de salaires
soient attribués au travail, il faut qu'un nombre restreint d'indi-
vidus favorisés soient possesseurs ou détenteurs de 20 millions;
avant de passer à la main-d'œuvre, le capital doit appartenir au
capitaliste et ne saurait être impersonnel. C'est là le point délicat.
La conviction contraire constitue la grande erreur universellement
répandue que nous voudrions essayer de redresser.
Le salaire et le capital sont regardés comme deux choses diffé-
rentes, comme deux antagonistes irréconciliables, dont le premier,
le salaire, est dévoré par le second. Que diraient donc les préjugés
vulgaires, s'il leur était prouvé que la richesse, le revenu, les ca-
pitaux disponibles et le salaire ne sont point ennemis, parce qu'ils
sont une seule et même chose? Dans ses Harmonies , Bastiat écri-
vait : « Comme les capitaux ne sont autre chose que des services
humains, on peut dire que capital et travail sont deux mots qui,
au fond, expriment une idée commune; par conséquent il en est
de même des mots intérêt et salaire. Là donc où la fausse science
ne manque jamais de trouver des oppositions, la vraie sience arrive
toujours à l'identité (1). » Stuart Mill, parlant des salaires, dit
« qu'ils dépendent de la proportion qui existe entre la population
et le capital circulant (2). » Il est vrai qu'il entend désigner non pas
le capital circulant tout entier, mais bien la jjartie de ce capital
consacrée au paiement de la main-d'œuvre. Nous croyons qu'il est
permis d'aller plus loin et d'avancer que le revenu général réel ou
les produits, qui sont la forme positive et seule utile de la richesse,
doivent être, à peu de chose près, égaux à la masse des salaires.
Il faut bien s'entendre sur les significations variées du mot capi-
tal. S'il veut dire argent placé à intérêts et résultant des revenus
et profits agglomérés, on peut affiimer que cet argent est trans-
formé en salaires. Si le terme capital est employé dans le sens de
biens immobiliers et d'instrumens de production , il rentre dans la
catégorie des utilités, et le revenu seul qu'il rapporte passe en ré-
munération de main-d'œuvre. Néanmoins les sommes qui ont servi
à l'achat d'immeubles se trouvent lancées dans la circulation, y rem-
plissent les différens rôles des capitaux circulans, et se confondent
en quelque façon avec le revenu annuel. Les capitaux mobiliers tout
entiers passent en salaires, parce que, s'ils ne se transformaient
pas incessamment en travail et par conséquent en salaires, ils ne
rapporteraient rien et seraient nuls. Pour être productifs, ils doi-
(1) Basiiat, Harmonies économiques, p. 432.
(2) Stuart Mill, Principes de Véconomie politiquej traduction de Courcello-Seneuil,
t. 1", p. 383, 384.
â26 REVUE DES DEUX MONDES.
vent passer chaque année dans la main de l'ouYrier en rémunéra-
tion d'un travail ou d'un objet produit, en un mot, pour rapporter
50,000 livres de rente, chaque million doit être transformé en un
million de salaires et de produits, sauf amordssemens, escomptes
ou assurances.
Si les produits annuels de la France sont de 7 milliards, les reve-
nus et les capitaux disponibles, comme les salaires, ne peuven:, être
que de 7 milliards, et la richesse du pays n'est que cette somme ini-
tiale multipliée par la circulation. Les opérations de l'exercice étant
terminées, de 7 milliards de salaires payés ou reçus, que reste-t-il?
Il reste 7 milliards de produits, dont nous vivons, tandis que, si l'on
dresse le bilan des revenus dus à la circulation, toutes les recettas
et les dépenses compensées, il reste le numéraire, les valeurs de
poriefeuille et les instrumens de production, en face desquels on
périrait d'inanition et de misère sans les produits de consommation
déjà indiqués.
Tout vient, dit-on, de la main-d'œuvre des travailleurs. En re-
vanche, tout y retourne. Par une fihère certaine, tout arrive à se
résumer en un travail manuel et en un salaire correspondant. Ce
qui comporte utilité, service ou agrément, depuis le dernier brin
d'herbe jusqu'aux plus grands comme aux plus petits travaux d'art
ou d'exploitation, a été touché par la main de l'ouvrier, et lui a
rapporté un salaire. Quel que soit le nombre des intermédiaires, il
faut nécessairement que chaque dépense de culture, de bâtiment,
d'industrie, de nourriture , de vêtement, d'art ou de luxe, de paix
ou de guerre, productive ou non, se résolve dans un salaire. Quelle
est la part qui revient à la main-d'œuvre dans la distribution du
revenu général et des capitaux circulans, et qui ne peuvent pas ne
pas circuler, s'ils produisent? Eh bien ! c'est tout.
D'ailleurs, s'il est vrai que toute richessa, tout produit sorte de
la main de l'ouvrier, la contre-partie n'est pas moins exacte : le sa-
laire, la rémunération d'un travail quelconque vient du capital et
du revenu. Parmi les conséquences affligeantes et inévitables des
réalités économiques, au moins faut-il reconnaître ce fait consolant,
que les capitaux disponibles et les revenus se trouvent dans l'im-
possibilité absolue de dérober une part sensible d'eux-mêmes au
salaire, et qu'il est également impossible au salaii'e, ou plutôt à la
main-d'œuvre, de ne pas mettre en valeur et de ne pas faire fructi-
fier le capital entier. Ni l'infâme capital, ni le capitaliste ne sont
responsables plus que d'autres des misères et des souffrances subies
par les travailleurs. Les seuls et vrais coupables sont, outre les
fléaux naturels, l'imprévoyante immoralité et les ambitions per-
verses. Malgré ce que peuvent dire les imposteurs qui cherchent à
UN ESSAI DE. SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. kll
tromper et à soulever les peuples à leur profit, il est donc impos-
sible au socialisme, même vainqueur, de mettre le pied sur la gorge
du capital et de lui faire rendre plus qu'il ne donne aujourd'hui,
puisque chaque année tous ses revenus réels passent au salaire. Les
réclamations intéressées des sectaires tombent du même coup, il
n'y a plus antagonisme nécessaire et de principe entre le capital et
le travail. Les capitaux actifs et le sa]aire sont égaux, solidaires et
ne font qu'un; ils constituent une seule personne économique en
deux natures, que l'on peut nommer également recette ou dépense,
production ou consommation. C'est là de la solidarité universelle,
de la bonne, et le terrain véritable de la réconciliation sociale.
Si l'affirmation de l'égalité entre les salaires, les produits et les
capitaux disponibles est acceptée, il en ressort clairement que la
somme générale des salaires ne dépend de qui que ce soit, et n'est
susceptible d'être augmentée ou diminuée par aucune combinaison
spéciale en dehors des fluctuations qui accroissent ou diminuent la
prospérité universelle du pays. Le capital mobilier tout entier étant
obligé de circuler pour produire et ne pouvant produire que par la
main-d'œuvre, qui ne saurait elle-même se passer de salaire, ce-
lui-ci ne s'élèvera point ."^ans que les capitaux et les revenus s'é-
lèvent dans une proportion égale, et réciproquement. Le capital
disponible fait tout l'effort dont il est capable, on n'a rien à lui de-
mander de plus. Ce qu'un ouvrier gagnera au-dessus de la moyenne
devra diminuer d'autant le salaire d'un autre ouvrier. La rémuné-
ration de la main-d'œuvre, variable dans la répartition indivi-
duelle, ne saurait être arbitrairement accrue dans la somme géné-
rale; les violences plus ou moins légales et les spoliations ofiicielles
n'y feront rien.
La révolution a le pouvoir de tout faire, croit-on d'une foi ar-
dente et abusée. Sans contredit, il lui est facile de tout renverser,
de tout détruire, ce qui n'est pas la même chose ; mais elle aussi a
des limites, et n'empêchera jamais les revenus de la richesse d'être
approximativement égaux au salaire, et réciproquement. Aujour-
d'hui la révolution a tout vaincu, excepté la réalité. Arrivée au
bout de son élan, n'ayant plus rien à réclamer, et ne trouvant
plus d'autre programme que le socialisme sans raison, la révolu-
tion est vaincue par la réalité, contre laquelle elle vient se briser
malgré les avertissemens des sages. En effet, les spoliations et les
partages seraient sans cesse à recommencer. Toujours un clou
chasse l'autre entre révolutionnaires, et le difficile est de ne faire
qu'une révolution; les Anglais d'Europe et d'Amérique y ont seuls
réussi. Chez nous, trop de gens pensent qu'il n'y a jamais assez de
bouleversemens; le plus grand nombre est d'un avis contraire, mais
Zi28 REVUE DES DEUX MONDES.
d'habitude les majorités conservatrices subissent bien plus qu'elles
ne dirigent les événemens.
Dès qu'on ne peut ni augmenter ni diminuer la somme générale
des salaires, la question se résume à chercher le moyen d'en assu-
rer la distribution équitable entre ouvriers, puisa ne pas s'écarter de
certaines lois invincibles, tout en s'efforçant d'équilibrer avec impar-
tialité, mais individuellement, les bénéfices entre les travailleurs et
les patrons. Ici s'élève encore une difficulté presque insurmontable.
Gomment déterminer la rémunération du travail autrement que d'a-
près le prix établi sur les marchés par l'inflexible loi de l'olTre et de
la demande? Malheureusement le salaire se règle d'après la valeur
vénale du produit et non d'après les besoins ou les efforts du pro-
ducteur. Toutes les associations, toutes les sociétés coopératives
du monde ne changeront rien à cette nécessité douloureuse. Le vé-
ritable bienfait des associations est d'exciter les vertus dont la pra-
tique suffirait presque toujours d'ailleurs à empêcher les souffrances
et les misères extrêmes, à faire prospérer isolément les groupes e1
les familles d'ouvriers.
Personne ne peut songer à fixer par une loi de maximum et de
minimum le taux des salaires ou des fortunes, prétention qui con-
stitue précisément l'erreur des diverses sectes socialistes. Dans le
règlement du prix de la main-d'œuvre, la seule loi qui triomphera
quand même est la loi de l'offre et de la demande. On objectera que
des injustices flagrantes se révèlent dans le détail de la répartition
des salaires. Pourquoi l'ouvrier du manufacturier heureux ne gagne-
t-il pas plus et n'a-t-il point dans les gros bénéficts, créés par ses
mains, une plus large part correspondante et une plus forte rému-
nération que l'ouvrier dont le travail est moins productif? Qu'im-
porte au salarié que la richesse, fruit de ses labeurs, aille grossir
la masse des capitaux transformés, il est vrai, en salaires, mais sans
profit direct et personnel pour lui? Ne se chargerait-il pas, tout aussi
bien que le patron, de dépenser et de rendre à la circulation l'ar-
gent de sa rémunération augmentée? II faudrait alors que dans la
manufacture d'en face les ouvriers voulussent consentir à laisser di-
minuer ou supprimer leur rétribution en cas de perte ou de faillite,
sans quoi l'équivalence nécessaire entre les salaires, les revenus,
les capitaux circulans et les produits serait détruite, et les sommes
destinées à rémunérer le travail se trouveraient réduites d'autant,
ainsi que la puissance de consommation. Aujourd'hui les pertes
n'affectent point le salaire, qui a été payé d'avance; elles ne consti-
tuent que le désastre privé d'un capital qui s'échappe des mains du
commerçant ou de l'entrepreneur malheureux, mais qui, loin d'être
perdu pour tout le monde, rentre dans la circulation générale. Sur
UN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. 429
dix commerçans, dit-on, 3 font fortune, 3 se soutiennent à peu
près, et h succombent, végètent, ou se ruinent. « Prenez la cote de
la Bourse, les actions au-dessous du pair y sont peut-être en majo-
rité (I). » Et pourtant, par la combinaison du salariat, les ouvriers
gagnent même dans les mauvaises affaires autant que dans les
bonnes.
De quelque façon qu'on retourne ou qu'on- déguise la question,
il est impossible de se dérober aux rigueurs des lois économiques,
qui règlent les rapports de la richesse, du revenu, de l'épargne et
du capital comme ceux du travail, du salaire et du produit. On ne
peut ni confondre, ni violer les unes ou les autres sans aboutir à
l'appauvrissement ou à la ruine de la communauté entière. Les
efforts de certaines écoles, à les supposer sincères, sont en pure
perte; de longtemps, on ne trouvera pas plus le salaire capitalisa-
teur que le loyer acquéreur ou l'impôt-assurance, si ce n'est par
des travestissemens de mots ou des subterfuges de calcul appliquant
des formes nouvelles aux faits ou aux procédés anciens. La for-
midable machine de guerre sociale, la grève universelle elle-même,
n'amènerait, après bien des désastres, aucune solution utile et pra-
tique. « Un ensemble de grèves qui augmenterait dans chaque
métier la rémunération nominale de l'ouvrier sans accroître la pro-
duction et sans multiplier les capitaux ne conduirait qu'à d'iné-
vitables déceptions (2). » La liberté du travail et du capital peut
seule concourir à l'élévation des salaires, ainsi qu'au progrès de la
richesse générale, toujours inséparable de la liberté et de l'ordre.
IL
Pour donner un corps à ces raisonnemens spéculatifs, il faut pas-
ser sur le terrain des chiffres. Malheureusement ce terrain n'est pas
aussi solide qu'on le pourrait souhaiter. Les données de la statis-
tique ont une valeur très inégale à cause de l'étendue et de la
diversité des matières soumises à l'examen et à l'analyse. Toute-
fois, si les assertions posées ne sont point rigoureusement exactes,
encore moins sont-elles le contraire de la vérité. Il n'est pas inutile
d'ailleurs de suivre sur leur propre terrain les novateurs audacieux
et chimériques afm de montrer que leurs projets merveilleux, fus-
sent-ils réalisables, n'amèneraient aucun profit pour personne.
Voyons donc ce que cache ce grand mot de liquidation sociale.
Formulons une liquidation théorique aussi régulièrement et aussi
^1) Cernuschi, Illusions des sociétés coopératives, p. 49.
(2) M. Lei-oy-Beaulieu, dans la Rtvue du l^*" décembre 1871.
430 REVUE DES DEUX MONDÉS,
sérieusement que possible. C'est l'inventaire tout entier de la France
qu'il s'agit de relever pour élucider cette grosse question. Nous
avons choisi à dessein la plus élevée que nous ayons rencontrée
parmi les évaluations du capital de la France. D'après MM. Passy
et Houssard, on peut estimer à 70 milliards le capital mobilier non
engagé dans les entreprises commerciales et industrielles; d'autre
part, la propriété foncière est évaluée à 100 milliards, rapportant
3 milliards 1/2 environ. Le capital engagé dans les entreprises
commerciales est de 25 milliards, rapportant 2 milliards 1/2, à
10 pour 100 : total général 195 milliards, dont il semble qu'on
doive retrancher, pour les dettes hypothécaires, chirographaires et
nationales, hh milliards, ce qui réduit l'inventaire de notre capital
général à 150 milliards environ, chiffre généralement adopté. Ge
serait une belle proie; mais vit-on du capital? On vit des produits
qu'il donne. La répartition même des 5 milliards de numéraire exis-
tant en France ne changerait rien à la situation de chacun. Le ca-
pital une fois partagé, il ne resterait jamais, comme utilité réelle,
que les produits à consommer.
Là superstition populaire s'imagine volontiers que le capital est
un gros amas d'or soigneusement enfermé et caché dans les ar-
moires et les caisses des banquiers ou des propriétaires, qui, selon
leur fantaisie, en distribuent à l'ouvrier une part tout juste suffi-
sante pour l'empêcher de mourir de faim. Le peuple est encouragé
à croire que le capital est une poule énorme qui pond indëfîriiîft^îït
des œufs d'or dont les riches dissimulent et accaparent le plus
grand nombre. Les chefs socialistes promettent chaque jour à leurs
adeptes, en vue d'un lendemain qui n'arrive jamais, de leur faire
voir et de leur donner la poule, ne fût-ce que pour la mettre au
pot, comme le disait déjà Henri IV, ce roi habile jusqu'au génie,
qui resta Gascon en se montrant quelque peu socialiste pour son
époque. Aux beaux temps de la commune de Paris, le peuple crut
bien avoir attrapé la poule; c'est lui qui fut trompé une fois de plus.
Comment pourrait- il en être autrement? Le capital, en fin de compté,
ne vaut que par les produits.
Quel est annuellement le revenu réel, ou plutôt quelle est la somifte
des produits échangeables de la France? Le pays donne, dit-on, éïi'^
viron 3 milliards 1/2 de produits agricoles, et 3 milliards passés de
produits industriels, en tout 7 milliards. Ce serait le chiffre le plus
important à justifier dans cette étude, puisque les 7 milliards de
produits formeraient seuls la matière utile du partage au cas où
une telle opération deviendrait praticable. Les statistiques indus-
trielles et agricoles ne sont pas ici nos seules autorités, ce chiffre
s'appuie sur des concordances trop frappantes pour ne pas offrir
UN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. hZi
une suffisante probabilité. Ainsi M. Thiers, réponclant à M. Des-
seilligny le 13 janvier dernier, affirmait l'existence de 7 milliards
d'effets de commerce. Lorsqu'on s'occupe de l'impôt du revenu,
tout le monde semble d'accord pour reconnaître que la somme des
revenus nets des Français s'élève à 7 ou 8 milliards, ce qui serait
à 5 pour 100 l'intérêt des 1A5 ou des 150 milliards du capital de
la France. Seule de toutes les estimations des revenus et des pro-
duits réels, cette somme de 7 milliards présente des apparences
de certitude. Dès qu'on veut pousser l'investigation économique
plus loin, on est exposé à s'égarer, car, si l'on porte à l'actif de la
France 7 milliards de salaires et 7 milliards de produits, puis au-
tant pour les revenus privés et pour les effets de commerce, c'est
non plus 15 ou 18 milliards qu'on obtient, mais bien 21. Sans rien
préciser sur ce point, il y a lieu d'avancer que l'ensemble des for-
tunes et des revenus privés est toujours un multiple des 7 milliards
fondamentaux de produits réels, multiple plus ou moins exact et
élevé selon le nombre des évolutions économiques constatées. Quoi
qu'il en soit, le chiffre des 7 milliards de produits paraît pouvoir
être admis, sauf contrôle, comme point de départ.
Dans une liquidation sociale, quelque radicale qu'elle soit, cha-
cun n'aura donc que son trente-huit-millionième des 7 milliards,
c'est-à-dire 184 francs pour l'année entière, ou environ 50 centimes
par jour. Il y a loin, on le voit, de cette maigre ration quotidienne,
qui ne pourrait même pas être obtenue sans travail, aux 30 sous par
jour que la commune de Paris donnait à ses fidèles et semblait ga-
rantir à tous les citoyens. Provoquer une révolution sociale et un
bouleversement universel pour 50 centimes par tête et par jour, ou
même un peu plus, cela demande quelque réflexion. Quel est l'ou-
vrier dont le salaire moyen n'est pas actuellement de beaucoup su-
périeur à cette somme dérisoire? C'est donc à perdre le surplus
qu'il U'availle, puisque les produits, dont la main-d'œuvre se par-
tage seule aujourd'hui la valeur entière, devraient être répartis
entre tous les Français. Comment se fait-il que presque tous aujour-
d'hui nous touchions en salaires, revenus et profits plus que notre
part moyenne théorique? C'est que cette part moyenne ne pourrait
s'établir que sur la richesse positive et limitée des produits réels,
tandis que, dans l'état de liberté économique» les salaires, revenus
et profits se prélèvent en grande partie sur la richesse relative de
circulation, richesse changeante, aléatoire et fluide, qu'il est im-
possible de régler, de saisir ou de diviser.
M. Thiers, dans son discours du mois de juin dernier, porte à
15, 16 ou 17 milliards le produit annuel de la France, d'autres vont
même jusqu'à 18 milliards; c'est qu'ils n'avaient pas à distinguer
ii32 REVUE DES DEUX MONDES.
la richesse résultant des produits réels et celle qui n'est due qu'à
la circulation. Quand on essaie de répondre aux théories socialistes
qui réclament le partage universel, les 10 ou 11 milliards de cir-
culation en sus des 7 milliards de produits doivent être soigneuse-
ment écartés de la répartition fictive, dont nous venons de donner
les résultats absolument nuls et négatifs.
Pour être claire, scientifique et rationnelle, la comptabilité so-
ciale devrait être tenue en partie double et constater que 20 francs
cinq fois touchés, transmis et dépensés, font bien 100 francs à l'in-
ventaire des particuliers, mais ne font que 20 francs à l'inventaire
général de la collectivité nationale, et sont seuls susceptibles d'être
soumis à un partage. En ce genre, on commet d'ordinaire certaines
inexactitudes; quelques évaluations de la statistique, parfois même
officielle, donnent lieu à de singulières confusions. Tel fermier vend
pour 10,000 francs de blé à la halle de Paris, on inscrit 10,000 fr.
au compte des affaires de Paris; il paie 10,000 francs de feraiage,
on inscrit à l'actif du revenu agricole de Sein-e-et-Oise 10,000 fr.
Cela ne fait pas 20,000 francs pour le produit général et réel de la
France, cela n'en fait que 10,000 dans l'année. Un ménage jouit
de 30,000 francs de rente; dira-t-on que cela fait 30,000 francs de
revenu pour le mari et 30,000 francs pour la femme?
De même le capital et le salaire sont en quelque sorte mariés;
ils jouissent de la même fortune, et pour eux le divorce ou la sé-
paration de biens est impossible, quoiqu'ils fassent parfois mauvais
ménage. Aussi, lorsque les statistiques nous disent que la France
rend annuellement 15 ou 18 milliards de produits, il faut bien con-;
venir, avant d'accepter ce chiffre, de ce qu'on entend par produit;
doit-on y comprendre les revenus, les salaires, les intérêts et les
bénéfices? Tout produit est vendu deux fois au moins dans le
même exercice, une première fois par le travailleur au fabricant ou
au commerçant, qui le paie en salaires par avance, et une seconde
fois au consommateur, qui le paie au commerçant après livraison.
Lors même que les intermédiaires seraient supprimés, que la vente
serait directe de l'ouvrier au consommateur, les faits demeureraient
les mêmes, et l'on ne pourrait pas moins inscrire 7 milliards à
l'article vente ou production, et 7 milliards à l'article achat ou
consommation ; dans un cas comme dans l'autre, ce sont toujours
les mêmes 7 milliards deux fois comptés.
La recette et la dépense d'un particulier ne sont pas du tout la
même chose, et restent très faciles à distinguer. Un rentier touche
dans l'année en revenu et en remboursement 9,000 francs, il dé-
pense 9,000 francs, la balance est égale ; 9,000 francs sont entrés
dans sa caisse, autant en est sorti, reste zéro. Qui aurait jamais
UN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCOxNOMIQUE. /î[33
l'idée de résumer son compte ainsi : recettes 9,000 francs, dé-
penses 9,000 francs, total 18,000 francs? Dr.ns la comptabilité gé-
nérale des nations, la situation est tout autre, et la difficulté devient
plus grande; comme rien ne sort de la collectivité, toute re-
cette est une dépense et toute dépense est une recette pour quel-
qu'un. Il faudrait donc inscrire les mouvemens de caisse de la
collectivité sous les titres suivans : receUes-déijenses et dépenses-
recettesy afin de rester dans la vérité mathématique. En effet, la
société a deux poches, et, quel que soit le roulement financier, ce-
lui-ci ne consiste jamais qu'à faire passer l'argent d'une poche dans
l'autre; l'argent sera toujours et tour à tour dans l'une des deux,
mais ne sortira jamais de la possession de la communauté sociale.
De là surgit cette anomalie de comptabilité qui fait dire : En France,
les ouvriers touchent 7 milliards de salaires, les propriétaires et
les commerçans, par la vente de leurs denrées ou marchandises,
touchent 7 milliards; cela donne, en y ajoutant h milliards pour
les bénéfices et opérations du commerce, un produit total de 18 mil-
liards. Il n'existe pourtant, comme produit réel, que 7 milliards
employés deux fois et demie, passant deux fois et demie d'une poche
à l'autre. Si l'on retourne l'argument et qu'on écrive : 7 nùlliards
dépensés d'une part, 7 milliards dépensés de l'autre, dépense to-
tale \h milliards, plus les transactions commerciales, la même er-
reur reparait encore. C'est comme si l'on disait par exemple : Un
député va de Paris à Versailles dans un cabriolet dont l'unique
choval fait h lieues; il en revient dans une calèche à deux chevaux,
dont chaque cheval fait aussi h lieues, total S, c''e sorte que pour
le député il y aurait h lieues en cabriolet de Paris à Versailles, et
8 en calèche de Versailles à Paris. On comprend comment s'ex-
plique et se justifie l'écart entre le revenu général de 18 milliards
souvent énoncé et les 7 milliards de produits. L'excédant est le
résultat naturel d'une circulation utile et féconde, mais dont on ne
voit pas comment l'on parviendrait à saisir et à distribuer les effets.
Par quels moyens les classes laborieuses pourraient-elles parti-
ciper dans une plus large proportion qu'elles ne le font aujourd'hui
aux bienfaits de la richesse de circulation? Ce n'est pas moins
difficile à concevoir que désirable à trouver; mais jusqu'ici rien de
sérieux ni de vraiment pratique n'a été expérimenté ni même pro-
posé malgré tout ce qui a été dit et écrit sur le sujet. Veut - on
cependant, pour épuiser la chimère, supposer un instant l'im-
possible, et partager théoriquement les 18 milliards tout entiers,
que reviendrait-il à chacun? /i73 francs par tête et par an. C'est
l'hypothèse poussée jusqu'à l'absurde, les chiffres ne présentent
plus même aucune signification précise à l'esprit. Qui peut calculer
TOME XCVHI. — 1872. 28
i34 REVUE DES DEUX MONDES.
en effet jusqu'à quel point se trouveraient bouleversés les rapports
entre toutes les valeurs dans un changement aussi radical?
Quant à la prétention de ceux qui se flattent d'obtenir une meil-
leure répartition de la richesse par l'augmentation universelle des
salaires, il est aisé d'en faire justice en montrant le néant de leurs
proaiesses intéressées et captieuses. Essayons de porter le salaire
général des ouvriers adultes au taux seulement du salaire moyen de-
Paris, qui est environ de h fr. 50 cent, par jour pour les hommes
et de 2 francs pour les femmes. Nous comptons en France 6 millions
d'hommes et 6 millions de femmes occupés aux travaux de l'agricul-
ture, environ 2 millions d'hommes et 2 millions de femmes vivant
du travail industriel, plus 1 million de salariés attaclrs aux services,
transports et soins matériels divers; en tout 17 millions d'ouvriers
et ouvrières, ou 8 millions 1/2 de couples de travailleurs manuels.
Chaque couple gagnant 6 francs 50 centimes, ce qui donne un total
de 55,250,000 francs par jour, on arrive à la somme de 13 milliards
812 millions pour 250 journées de travail par an. Que resterait-il
aux 21 autres millions de la population française? 4 milliards, ou
environ hb centimes par tête et par jour, de sorte que pour les vieil-
lards et les enfans et pour quiconque ne ferait pas partie des caté-
gories autrefois désignées sous le nom de gens de métier, travail-
lant de leurs mains, c'est-à-dire pour les lettrés, les avocats, les
rentiers, les propriétaires, les savans et les artistes, le revenu quo-
tidien se réduirait à hb centimes, insuffisans même pour la littérature
démocratique la plus modeste. La république des lettres ne pour-
rait-elle donc fleurir que sous les monarchies? Ain^^i tout novateur
alTirmant qu'une combinaison quelconque permettrait d'élever la
moyenne générale des salaires au taux du salaire moyen de Paris
est un imposteur, et mérite d'être puni autrement que par le mé-
pris public, pénalité commode qui n'a jamais arrêté les amateurs
de pêche en eau trouble.
Abordons les faits et les chiffres tels qu'ils sont présentés par la
statistique. Les 18 millions d'ouvriers agriccfles, hommes, femmes
et enfans compris, gagnent ensemble une somme annuelle de 3 mil-
liards liOO millions environ. D'autre part, les ouvriers industriels,
s'élevant au chiffre de 5 millions ou 5 millions 1/2, y compris les
serviteurs et salariés de toute espèce, ont réalisé au bout de l'an-
née un salaire dont la somme constatée paraît pouvoir être estimée
à 2 milliards 800 millions. Les produits agricoles étant évalués
à 3 milliards 1/2, et les produits industriels à une somme à peu
près égale, on voit qu'il y a presque équivalence entre les produits
et les salaires. 11 convient en outre de remarquer que le salaire in-
dustriel est estimé trop bas, parce qu'une certaine quantité d'où-
UN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. A35
vriers établis vendent directement leurs produits au consommateur
et ne sont point comptés dans la catégorie des salariés, quoiqu'ils
touchent pourtant ]a rémunération de leurs travaux manuels. On
doit tenir compte aussi du mouvement des exportations et des im-
portations, ainsi que du temps d'arrêt indispensable, si court qu'il
soit, dans la circulation de la richesse, pour la formation de l'épargne
ou des capitaux nouveaux.
De quelque façon qu'on propose une répartition socialiste et fac-
tice, en introduisant la question des salaires, celle du colleclivisme,
du mutuelUsme ou toute autre, il n'y aura jamais annuellement à
partager que les produits réels, se réduisant toujours à ces mêmes
7 milliards que nous avons déjà rencontrés dans la supputation des
revenus, d'où résulte l'égalité entre le salaire, le revenu et les ca-
pitaux disponibles de la France. Ni la liquidation sociale, ni le par-
tage communiste des biens ne produiraient aucmi avantage pour
les individus ou pour la généralité, parce que la seule richesse di-
visible et saisissable, répartie également entre tous, n'attribuerait
évidemment à chacun qu'une quote-part inférieure au salaire moyen
et aux ressources actuelles des classes laborieuses.
III.
On a vu contre quelles impossibilités viendrait échouer l'appli-
cation des doctrines de nos réformateurs contemporains; il faut
arriver en outre à montrer l'utilité féconde, la légitimité des com-
binaisons de la civilisation moderne, bien qu'elle soit imparfaite
sur beaucoup de points et onéreuse pour un trop grand nombre
d'individus. Chacun s'empressera de reconnaître qu'il reste de nom-
breux progrès, de notables réformes à opérer; mais ce que l'on doit
rejeter comme pernicieux et irrémédiable, c'est le dessein arrêté de
bouleverser notre organisation sociale au point de la détruire. La
question des salaires, malgré l'extrême importance qu'elle présente,
n'est en effet qu'un des élémens du problème social, dont les termes,
selon nous, sont presque toujours mal posés. On ne va pas assez
au fond des choses. La grande difficulté économique tient moins au
manque de salaire qu'à l'insuffisance des consommateurs et à l'excès
de la production.
Que voyons-nous avec certitude autour de nous? C'est d'abord
que le travailleur civilisé produit plus qu'il ne consomme. Gomme
contre-partie, le consommateur qui ne produit pas devient uéces-
saire, afin qu'il y ait bénéfice et rémunération pour la main-d'œuvre,
ainsi qu'accroissement du bien-être individuel et de 'a richesse pu-
blique. Bastiat nous dit et nous répète que « dans l'isolement nos
Zl3() REVUE DES DEUX MONDES.
besoins surpassent nos facultés, et que dans l'état social nos facultés
surpassent nos besoins. » Ea d'autres termes, dans l'état primitif et
sauvage, l'homme consomme plus qu'il ne produit; alors il ne peut
exister que des pauvres, les riches y sont au«si impossibles qu'inu-
tiles, parce qu'il n'y a pas de surplus de production. Malthus pré-
tend que l'accroissement de la population est géométrique, tandis
que celui de la production est arithmétique; néanmoins le travail-
leur civilisé produit évidemment plus qu'il ne consomme (à l'excep-
tion des matières combustibles). Certains agronomes avancent que
les familles ou groupes agricoles produisent l'équivalent de deux
fois et demie leur consommation.
C'est ainsi que l'existence du riche et du lettré non producteurs
devient possible et même indispensable pour arriver à consommer
le surplus de la production et pour constituer, en payant ce sur-
plus, le seul bénéfice rationnel du producteur. « La supériorité des
facultés sur les besoins, créant à chaque génération un excédant
de richesse, lui permet d'élever une génération plus nombreuse;
admirable harmonie (1) ! » Oui, sans doute, mais à la condition
de trouver celui qui pourra consommer les résultats de la supério-
rité des facultés sur les besoins. L'ouvrier doit forcément produire
plus qu'il ne consomme pour deux motifs. D'abord il est généra-
lement obligé de vendre son travail ou ses produits au prix de fa-
brique, et de racheter tout ce dont il a besoin au prix de détail,
d'où résulte un écart défavorable que les sociétés de consommation
cherchent à atténuer. Ensuite l'ouvrier, afin de réaliser des béné-
fices chaque année, doit toujours produire pins qu'il ne consomme
en valeur comme en quantité; autrement l'échange commercial, qui
profite au moins à l'un des deux contractans, serait remplacé par
le troc simple et circulaire, ou troc pour troc, sans gain ni bénéfices.
La limite de la production de chaque métier serait exacten^ient la
consommation du métier voisin et r>Jciproquement, d'où résulterait
le salaire consommateur parfaitement égal au salaire producteur,
c'est-à-(]ire une complète absence de progrès et une véritable sta-
gnation économique dans un cercle d'opératicns stériles qui ne
pourrait jamais s'agrandir. Quand même tout l'or du monde serait
entre les mains de l'ouvrier, les valeurs nominales changeraient;
mais où trouver le bénéfice? Il y a plus de profit à échanger com-
mercialement Il francs contre 5 qu'à troquer simplement 1,000 francs
contre 1,000 autres. Le capital et le capitaliste peuvent seuls rendre
cet inestimable service de transformer le troc simple circulaire et
stérile en échange commercial et lucratif.
(1) Bastiat, Hafmonies économiques, p. 533.
UN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. Ù37
On ne saurait contester que dans le mouvement social, malgré
de nombreuses pertes particulières, il y ait bénéfice. Celui du ca-
pital est évident; la France fait pour une somme énorme d'affaires
et pour 1 milliard 1/2 d'économies annuelles. Quels peuvent être les
bénéfices des travailleurs? Devant la fciiblesse du salaire moyen,
à peine ose-t-on parler des profits de la main-d'œuvre, et Ton est
tout près de s'associer à la pensée de ceux qui s'expriment avec
amertume et pitié sur le sort de cette adiiiirable classe ouvrière
de France, chez qui « la misère la plus poignante n'étouffe le germe
d'aucune vertu (1). » Sans doute les travailleurs endurent de péni-
bles souffrances; dès qu'un homme souffre un peu, c'est trop, et, s'il
est possible de le soulager, on n'y doit pas manquer. Cependant ne
se trouverait-il pas quelque exagération aussi bien dans la misère
poignante que dans les vertus de la classe ouvrière? Nous n'avons
garde de décider si les travailleurs ont le nécessaire, c'est chose
fort délicate de s'ériger en appréciateur des besoins d'autrui, la ré-
signation devient trop facile; mais ne semble-t-il pas que les tra-
vailleurs aient du siiperllu?
La Bourse indique la situation de la fortune du pays, le cabaret in-
diquera celle de l'ouvrier. Des renseignenijns puisés aux meilleures
sources et pourvus de tous les caracières d'authenticité, il ressort
qu'en France on compte 400,000 cabarets et débits de boissons, où
se fait une consommation de liquides s'élevant à 2 milliards 1/2 de
francs par an. Suivant les appréciations les plus modérées, la part
de la co:isommation des classes laborieuses aux cabarets et débits
de boissons est annuellement de 1 milliard 800 millions, le tiers au
moins du produit agricole et la sixième partie environ du salaire
et du produit gf^néral.
Nous reconnaissons volontiers qu'il faut à chacun quelques délas-
semens et une certaine part de superflu, chose si nécessaire que
plusieurs y sacrifient l'indispensable; mais enfin le capital est le
résultat de l'économie prélevée sur les fruits du travail antérieur
par la privation et l'abstinence. L'ouvrier n'a pas de privilège pour
la création du capital, et ne pourra le former plus ou uioins qu'en
sachant s'abstenir. A la vérité, il s'abstient déjà et se prive lui-
même et sa famille du nécessaire afin de subvenir aux dépenses du
cabaret. Supposons néanmoins que les buveurs français veuillent
réduire d'un tiers ou d'un quart seulement leur consommation,
c'est-à-dire sacrifier un petit verre ou une bouteille sur trois ou
quatre, et diminuer de moitié, au grand profit de la santé et de
la morale, ces excès dont le déplorable spectacle s'étale trop sou-
(1) Banfield, traduction d'Emile Thomas, p. 192.
438 REVUE DES DEUX MONDES.
vent à nos yeux; ce serait environ 1/2 milliard épargné par an. En
vingt ou vingt-cinq années, chaque génération d'ouvriers travail-
lant de vingt à quarante-cinq ans trouverait le moyen d'amasser au
moins 10 ou 15 milliards placés en propriétés, en actions et en
valeurs de toute sorte.
Loin de nous la pensée de nous refuser à reconnaître de trop
réelles douleurs, ou de répudier les devoirs de la saine mutualité
humaine sons le prétexte, commode pour la richesse, que chacun
est responsable de ses actes. Cependant nous ne pouvons laisser
condamner la société et ses lois générales, sans oublier toutefois
qu'une certaine part de responsabilité dans les vices et dans les
crimes des pervers incombe toujours à la mollesse, à l'impéritie et
à la corruption même des défenseurs naturels du droit et du bon
ordre n.oral.
Si les produits n'ont servi qu'à payer les salaires, et les salaires
qu'à créer des produits équivalens, quelle est la source des profits
que réalisent l'industrie et le travail? En d'autres termes, puisque la
production est supérieure à la consommation, où s'écoulera l'excé-
dant de manière à constituer les bénéfices dont l'ouvrier a aussi
une large part, comme le constatent les dépenses du cabaret? Bas-
tiat, qui revient souvent sur cette idée, que dans l'état de civilisation
l'homme produit plus qu'il ne consomme, ne paraît nullement re-
douter le trop-plein industriel et commercial que les Anglais ap-
pellent glut, engorgement; il s'en remet pour la consommation du
surcroît de la production à « l'élasticité des besoins indéfiniment
expansibles, parce qu'ils naissent d'une source intarissable, le dé-
sir. » Adam Smith nous dit bien que les produits se paient en pro-
duits, et que les services se paient en services; tout cela ne suffit
point à donner la clé du problème des bénéfices.
La solution ne se trouve pas davantage, comme on pourrait le
croire, dans l'utilité gratuite du sol, procurant au propriétaire une
rente qui, n'ayant rien coûté et rapportant beaucoup, fournirait de
quoi solder la différence nécessaire pour constituer les profits des
producteurs et des vendeurs, ainsi que les revenus des consomma-
teurs, circulairement solidaires les uns des autres, Bastiat, qui mal-
heureusement n'a pas eu le temps de terminer son œuvre, démontre
que tout ce qui est vraiment gratuit à l'origine reste perpétuelle-
ment gratuit dans le mouvement des transactions humaines; il ajoute
avec raison que le travail, présent ou antérieur, qui transforme,
transporte ou modifie la matière, se paie seul, et que rien au-delà
de ce service n'est rémunéré. « Par un mécanisme merveilleux, dit-il,
le jeu des concurrences, en apparence antagonistes , aboutit à ce
résultat singulier et consolant qu'il y a balance favorable pour tout
UN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. 539
le monde à la fois à cause de l'utilité gratuite, agrandissant sans
cesse le cercle de la production et tombant sans cesse dans le do-
maine de la communauté. Or ce qui devient commun profite à tous
sans nuire à personne, on peut même ajouter, et cela est mathéma-
tique, profite à chacun selon sa misère antérieure. Encore que la
terre soit nominalement appropriée, son action productive ne peut
l'être, elle reste gratuite à travers toutes les transactions hu-
maines. » La gratuité toujours persistante ne saurait donner de
bénéfices à personne. Les sauvages précisément consomment sans
produire la rente du sol et tous ces biens fournis gratuitement par
la nature, et n'en sont certes pas plus riches.
Le travailleur civilisé produit évidemment plus qu'il ne peut
consommer, parce que ses facultés dépassent ses besoins; d'un autre
côté, la possibilité de consommer est strictement limitée par un fait
brutal, elle ne peut s'obtenir que par argent ou par concession d'une
utilité ou valeur quelconque. Pour acquérir cette valeur ou cette
utilité, il faut échanger avec bénéfice cet excédant de production,
c'est-à-dire le vendre; mais à qui? Au riche, au lettré, en un mol
à ces classes de consommateurs qui vivent sans travail manuel et
sans fournir aucun de ces produits matériels et positifs émanant
de la seule main-d'œuvre.
La société a enfanté le capitaliste et le propriétaire, la civilisation
a inventé l'exportation et le commerce international. La question du
salaire n'est donc pas tout pour les travailleurs. « Si vous voulez
leur faire le maximum de bien, a dit M. Gladstone, vous devez plu-
tôt opérer sur les articles qui leur assurent le maximum d'emploi, d
Que veut dire l'emploi, si ce n'est l'assurance des débouchés et d'une
consommation rémunérée? Aussi, découvrir des consommateurs est
toute la préoccupation de la politique commerciale des Anglais, qui
s'y connaissent, et qui, ayant réussi à en trouver, sont les pre-
miers par la richesse. Au contraire les Espagnols de Charles-Quint,
croyant à la valeur spécifique de l'or, dont ils étaient inondés par
le Nouveau-Monde, furent réduits à la pauvreté et tombèrent en
décadence pour avoir négligé de produire plus qu'ils ne consom-
maient. Tout en ayant beaucoup d'or, ils ne possédaient presque
pas de capitaux, car le capital effectif et réel n'est guère, commer-
cialement parlant, que la somme des produits placés, consommés et
payés, ajoutés aux instrumens de production.
On se préoccupe trop parmi nous de la répartition et pas assez de
la création des richesses. Pourtant cette question du consommateur
est tellement dans la nature des choses qu'elle se dissimule même
sous les formules hypocrites et confuses inventées pour embarrasser
les esprits et troubler les consciences. Le droit au travail, qu'est-il
A/iO REVUE DES DEUX MONDES.
au fond, sinon le droit présumé au consommateur? Personne n'a
contesté le droit au travail, mais aux risques et périls du travail-
leur. Ga que l'on ne saurait accepter, et ce que cache le droit au
travail, c'est la prétention de forcer un consommateur quelconque
à payer le prix d'une pro'luction dont il n'a que faire, en un mot
c'est la consommation obligatoire»
Ainsi, malgré tous les effoits de l'esprit, on est toujours ramené
à la nécessité de trouver un certain nombre de consommateurs non
producteurs. Pourquoi ne pas l'avouer? Pourquoi surtout maintenir
un antagonisme plus apparent que réel entre deux classes égale-
ment indispensables l'une à l'autre, rivales, mais non ennemies, et
qui dans la pratique se mélangent et se confondent plus souvent
qu'on ne le croirait d'abord? D'un côté se rangent les agens de la
production matérielle, comprenant les ouvriers et la main-d'œuvre
en tout genre; de l'autre, les agens de la partie intellectuelle du
service social, dont un grand nombre concourt par le travail de
l'esprit à la production matérielle. Cette seconde catégorie de con-
sommateurs non producteurs directs, parmi lesquels figurent les
rentiers complètement oisifs, beaucoup moins nombreux qu'on ne
pense, consomme et paie les produits et le travail de la première
catégorie, qui se trouverait fort au dépourvu, si ces précieux con-
sommateurs disparaissaient, ainsi que le capitaliste, oisif ou non,
le lettré, le militaire, l'ingénieur, le savant et l'artiste. L'ouvrier
manuel leur doit beaucoup. Que serait !e travail industriel, agricole
et autre, privé de la direction et des fruits du labeur intellectuel,
souvent pénible aussi et mal rémunéré? 11 y a là échange de ser-
vices, ainsi que rétribution mutuelle, dans une réciprocité naturelle
et logique, malgré de fâcheuses et inévitables inégalités. Loin que
les intérêts de ces deux catégories soient contraires ou hostiles
comme ceux des joueurs, pour lesquels la perte de l'un peut seule
créer le gain de l'autre, la plus étroite solidarité se révèle, puisque
tout l'avoir disponible des plus favorisés doit passer aux mains de
ceux qui le sont moins. Le riche est un caissier donné par la nature
à l'ouvrier. Supprimez le caissier, vous supprimez la caisse; il ne
reste personne pour payer les différences et acheter le surplus du
travail; les gains et les bénéfices ne sont plus possibles, sans conjp-
ter que la science et l'étude ont besoin de loisirs et de certaines
immunités.
Si l'on ne sait pas se résigner à reconnaître une vérité impopu-
laire et pourtant fondamentale, qu'on démontre clairement et par
des chiffres une vérité différente. Toutes nos erreurs tiennent à ce
que nous nous acharnons au culte exclusif d'une divinité négative,
aussi stérile qu'impuissante en économie politique, l'égalité fondée
EN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. Mil
sur l'oppression mutuelle et collective. Les Américains, les Anglais,
jusqu'à présent du moins, ont offert leur encens à une divinité po-
sitive et féconde, quoique non infaillible, la liberté appuyée sur la
responsabilité personnelle et entraînant l'inégalité des conditions.
Un des motifs qui ont toujours empêché de réussir les essais d'ap-
plication des divers systèmes socialistes, c'est que les novateurs,
emportés par le fanatisme de l'égalité, négligeaient à dessein dans
la distribution des fonctions sociales d'instituer des fonctionnaires
de richesse ou de consommation chargés de consommer sans pro-
duire, et ainsi de créer sans rien faire un bénéfice au travail. C'était
prétendre réaliser une sorte de mouvement perpétuel; aussi aucune
tentative de ce genre n'a-t-elle abouti même temporairement.
On ne saurait longtemps sans périr s'écarter de la logique et du
bon sens : force est bien de reconnaître le rôle nécessaire et inévi-
table du consommateur dans l'économie sociale. Le? peuples civili-
sés, riches et industrieux, dit M. Baudrillart, « recommencent tous
les ans, et dans bien des cas plus d'une fois par an, la consomma-
tion de leurs capitaux productifs, qui renaissent perpétuellement, et
ils consomment improductivement la majeure partie de leurs reve-
nus (1). » N'est-ce pas là une confirmation de cette théorie, que la
dépense du riche et du lettré, consommant sans produire, est la
véritable source des profits définitifs?
Pourquoi donc faire du capital un ogre ou un Saturne qui dé-
vore ses enfans? Le contraire serait plutôt vrai. En effet, les capi-
taux disponibles, comme les revenus, sont incessamment et inévi-
tablement désagrégés, changés en salaire, puis immédiatement
reconstitués pour être de nouveau lancés dans la cire dation parles
bénéfices du travail, de la spéculation ou du commerce. Le capi-
taliste n'immobilise pas plus les capitaux ou les revenus que le
meunier et sa famille n'absorbent, ne boivent et ne retiennent la
rivière qui fait tourner la roue du moulin. Si l'eau y va toujours,
du moins, quels que soient les progrès de la science mécanique, il
faut que cette eau en ressorte immédiatement, sans quoi il n'y
aurait plus ni mouvement ni produit; les forces motrices qu'elle
fournit aux autres usines n'en sont nullement diminuées. Toutefois,
lorsqu'une rivière débitant 1,000 mètres cubes fait tourner dix mou-
lins, il faut se garder, pour en apprécier la force réelle, de mul-
tiplier les 1,000 mètres cubes par les dix chutes, mais spécifier
que ce sont toujours les mêmes 1,000 mètres cubes d'eau dix fois
utilisés successivement. C'est pourtant d'après ce procédé erroné
qu'est supputée d'ordinaire la richesse des nations. La statistique
(1) Manuel d'économie politique, p. 440,
442 REVUE DES DEUX MONDES.
nous dira : en quatre années successives ont été bâties une maison
coûtant 100,000 francs, une ferme, une forge, une filature, de
100,000 francs chacune; capitaux immobilisés : 400,000 francs,
somme égale à la valeur totale. Ce calcul est peu rigoureux en soi.
Les Zi00,000 francs de capitaux mobiliers ne se trouvent nullement
immobilisés, quoiqu'une valeur estimée à ce prix soit créée, ni en-
castrés dans le sol ou les murailles; ils sont au contraire jetés dans
la circulation sous forme de salaires comme d'acquisitions de tout
genre, et ont à jamais disparu des mains du capitaliste-propriétaire
jusqu'au jour où celui-ci aura revendu son immeuble à un autre.
Les 8 milliards auxquels on porte la valeur de nos chemins de fer
représentent-ils autre chose qu'un 1/2 milliard peut-être seize fois
employé ?
Que l'on ne s'attende pas à trouver ici une définition du capital,
de ce Protée aux mille formes, qui naît de tout ce qui s'épargne,
qui renaît de tout ce qui se dépense, qui paie et reçoit le prix de
toutes choses, qui ne peut profiter à un seul sans profiter en même
temps à d'autres, qui sans s'accroître en quantité peut indéfiniment
se multiplier par les résultats utiles, qui, tour à tour principal, in-
térêt, salaire, profit et revenu, à la fois cause et effet, est à la dis-
position de qui sait le prendre sous certaines conditions, mais s'é-
vanouit aussitôt à la moindre menace de violence. Sans prétendre
pénétrer les mystères de la demi-obscurité douce et quelque peu
imposante qui règne dans le temple de l'économie politique et in-
spire une timidité respectueuse aux adeptes récemment introduits,
ce que nous voulons seulement retenir, c'est que le capital, appelé
quelquefois « la somme des utilités d'une nation, » est indispen-
sable, et que l'on ne saurait s'en passer. Comme la vapeur, le ca-
pital matériel et scientifique décuple les forces productives de l'hu-
manité. Sans capital, l'hectare produit 15 hectolitres de blé; avec
un capital bien employé, il en produit 30. Sans capitalistes point de
capital, sans lettrés point de science, grâce auxquels le travail de
l'ouvrier vaut 10 ou 15 sans surcroît de peine, tandis qu'il ne vaut
plus que 5, si les capitaux ainsi que la direction et le secours intel-
lectuels viennent à manquer.
Il faut en effet non-seulement un capital impersonnel qui paie,
mais encore un capitaliste personnel et vivant qui détruise et con-
somme le surplus de la production. Si les orateurs de clubs con-
sentent parfois à reconnaître la nécessité du capital, ils ne man-
quent jamais d'accabler de leurs invectives le capitaliste, oisif ou
non, comme un parasite inutile, indigne du pain quotidien et de la
lumière du jour. Ils se font l'illusion de croire que l'abolition du ca-
pital ou le partage entre les producteurs pourrait s'opérer sans dé-
UN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. 445
truire du même coup les agens de la consommation et de la rému-
nération du travail; ils ne voient pas que sans les capitalistes les
classes laborieuses se trouveraient dans l'impossibilité de réaliser
aucun bénéfice.
Le capitaliste rend des services. C'est un indispensable rouage
de transmission des forces, à défaut duquel tout s'arrête. C'est une
utilité qui participe aux transactions des utilités. Il doit donc être
payé à son tour, car « l'échange s'opère sur ce principe invariable :
valeur pour valeur, service pour service (i). » Comment sont payés
le capitaliste et le lettré? Par le revenu ; seulement, tandis que ceux
qui travaillent de leurs mains reçoivent 100, ceux qui consomment
sans produire reçoivent 5. Chaque année, la production ou la main-
d'œuvre touche 100 francs, qui, bien que multipliés par la circula-
tion, ne rapportent que 5 francs par an et 100 francs de rembour-
sement au capital doublé au bout de vingt ans. Pendant tout ce
temps, les 100 francs empruntés au capitaliste ont servi à entre-
tenir le mouvement des affaires, puis l'opération recommence avec
le même prêteur ou avec un autre.
Pour bien comprendre le mécanisme de la richesse sociale et des
bénéfices de tous, il faudrait se figurer un vaste cercle ayant le
capital pour centre. Chaque million partant de ce centre sous forme
de capitaux d'exploitation est lancé dans la circulation des salaires,
de la production, du commerce et des bénéfices; il tourne à perpé-
tuité dans le tourbillon des transactions, et ne renvoie annuelle-
ment au centre, c'est-à-dire au capitaliste, q le la vingtième partie
de lui-même sous forme de revenu, et ce revenu retourne en tota-
lité dans la circulation, soit sous forme de dépense, soit sous forme
de nouveau capital disponible et productif. Ainsi l'on peut dire que
le capitaliste livre des pièces de 20 francs à la circulation, qui lui
rend annuellement autant de pièces de 20 sous, en attendant le
remboursement, qui dans bien des cas n'arrive jamais, surtout pour
la propriété foncière. Lorsqu'il est remboursé, le capital ne revient
donc au centre que pendant un instant rapide et fugitif; il faut, à
moins d'être caché dans un trou et de ne rien rapporter, qu'il re-
prenne au plus vite sa place dans la circulation. Tout ce qui diminue
la circulation et la quantité du capital sur un point de la circonfé-
rence la diminue sur tous les autres.
Il ne faut pas se préoccuper des craintes chimériques conçues par
beaucoup d'esprits au sujet de l'épargne généralisée. Qu'arrive-
rait-il, se dit-on , si tout le monde épargnait? Cette appréhension
tient toujours à la croyance qu'il est possible de mettre les capitaux
(1) Bastiat, Harmonies économiques, p. 233.
REVUE DES DEUX AÏONDES.
actifs en dehors de la circulation et de les incorporer dans les ob-
jets de la propriété. Économiquement, sous le rapport de la cir-
culation, l'épargne et la dépense, quoique différentes en plusieurs
points importans, sont presque la même chose. Un million épargné
et un million dépensé entrent également dans la circulation, il faut
toujours qu'ils soient transformés en main-d'œuvre et en produits.
« Un théorème fondamental relatif au capital, dit M. Stuart Mill,
c'est que, bien qu'épargné et le résultat fondamental de l'épargne,
le capital est cependant consommé. Le mot épargne ne signifie pas
que ce qui est épargné n'est point consommé, ni même que la
consommation est différée; il implique seulement que, s'il est con-
sommé immédiatement , il ne l'est point par celui qui l'a épargné.
Si l'épargne est employée comme capital, elle est au contraire toute
consommée, seulement ce n'est pas par le capitaliste; une partie
est payée aux travailleurs productifs, qui la consomment pour leurs
besoins quotidiens, et si à leur tour ils en épargnent une certaine
quantité, on ne saurait dire qu'elle soit entassée, elle est employée
de nouveau comme capital. » Ainsi l'accumulation du capital et de
l'épargne, qui en est la source, n'est pas à redouter tant qu'il se
trouvera des consommateurs, car ils sont l'un comme l'autre consom-
més, détruits et reformés à perpétuité pour le service privé et plus
encore pour le service de la communauté entière; la difficulté ré-
side toujours dans les limites de la consommation.
Tout ce que le travail antérieur du sol a créé de capital, de va-
leurs, d'utilités, de crédit et d'instrumens de production, estimé
à ilib milliards environ pour la France, donne à 5 pour cent 7 mil-
liards de salaires et de produits qui, multipliés par le commerce
et activés par le crédit, suffisent à une masse de transactions lu-
cratives. Celles-ci fournissent un bénéfice définitif dont la source
principale réside dans la faculté qu'ont les capitalistes de pouvoir
être payés au vingtième des fonds ou des instrumens qu'ils four-
nissent. Produit, travail, richesse et salaire seraient donc quatre
termes forcément liés, solidaires et égaux entre eux sans écart pos-
sible. On se trouve ainsi conduit à l'idée d'une équivalence théo-
rique au moins entre les forces économiques ou sociales et les dif-
férentes séries de la richesse dans un cercle logique où tout se
trouve compensé, d'où rien ne peut sortir et où rien ne peut se
perdre. En physique, la science n'a-t-elle pas établi l'équivalence
permanente des forces naturelles? D'ailleurs tout ce qui est un
vrai contre-sens tend à disparaître; nous voyons au contraire le ca-
pitaliste grandir et se multiplier de nos jours, parce qu'il vit des
services qu'il rend et non des peines d' autrui qu'il atténue. Si le
capitaliste, au lieu d'être un secours utile et nécessaire dans le
UN ESSAI DE SYLLOGISME ECONOMIQUE. Mih
mouvement universel, pesait sur la société d'un poids onéreux et
nuisible, il aurait succombé depuis longtemps sous les attaques
dont il est l'objet. Le nombre, la force et l'insouciance téméraire
sont du même côté, c'est-à-dire du côté des classes populaires. La
puissance qui reste victorieuse quand même du prolétariat si me-
naçant, ainsi que de ses passions et de ses préjugés, éternels
comme ses fatigues et ses justes doléances, ne tient point aux com-
binaisons de pouvoir des minorités supérieures, c'est l'instinct gé-
néral de la réalité, et surtout la nature même des choses, plus forte
que toutes les majorités.
La philosophie profonde du langage vulgaire ne se trompe pas
quand elle désigne la richesse sous le nom de fortune, ce qui im-
plique l'idée juste qu'aux seuls coups d'un sort aléatoire on doit
d'ordinaire la richesse ou le bonheur. Le droit cà l'un ou à l'autre,
et l'égalité qui en serait la conséquence impossible, sont des ex-
pressions vides de sens pratique. Il est aussi chimérique de vouloir
soumettre à des règles les hasards de la vie que ceux de la nais-
sance; autant vaudrait réclamer contre les personnes dont l'exis-
tence se prolonge au-delà de vingt-huit ans, moyenne ordinaire de
la vie humaine. Que l'on cesse donc de répéter que les ouvriers
sont dupes de la société, ou exploités par les lois économiques du
pays; il n'y a point envers eux de spoliation ni d'injustices systéma-
tiques et sociales. Aussi ne faut- il plus tolérer parmi nous, sans les
relever, les déclamations mensongères de ces hommes que M. Gui-
zot appelle les malfaiteurs de la pensée, et qui, depuis Rousseau,
accusent, raisonnent et promettent à contre-sens. Ils font tout ce
qu'il y a de pire dans l'ordre moral, ils tuent l'esprit et détruisent
le jugement. D'après La Bruyère, « ce qu'il y a de plus rare eii ce
monde, c'est l'esprit de discernement; » que dirait-il donc aujour-
d'hui?
Quand un peuple garde de fausses notions économiques et his-
toriques, et que, par passion politique ou sociale, il refuse d'aban-
donner ses préjugés et ses erreurs, lorsqu'il se montre également
incapable de dire ou d'entendre la vérité, ce peuple est en graud
danger. Nos détracteurs prétendent que nous nous tiouvons pré-
cisément dans ce cas fâcheux. Aussi notre éducation est toute à
refaire; Dieu sait ce que nos erreurs nous ont coûté. Il nous iatit
pousser les esprits dans une direction nouvelle. L'économie poli-
tique, sans pouvoir nous apprendre toujours ce qu'il faudrait faire,
est arrivée du moins à un degré suffisant de précision scientifique
pour nous montrer avec certitude ce qu'il ne faut pas faire. Si dures
et si peu consolantes que soient les vérités qu'elle nous démonae,
pourquoi lutter contre l'évidenc ', et reconnnencer sans C'sse à nous
hhQ REVUE DES DEUX MONDES.
casser la tête contre un mur? Quant à nous, gens du monde et
d'aftaires, nous avons le besoin et le droit de réclamer que les éco-
nomistes, sans nous jeter dans les spéculations théoriques de la
science, dont nous n'avons ni l'aptitude, ni le loisir d'étudier et de
pénétrer les profondeurs, nous fournissent des résumés pratiques,
des chiffres et des faits à opposer aux divagations des soi-disant ré-
formateurs contemporains, souvent difficiles à réfuter de prime
abord. En dehors de la discussion des systèmes, les savans ont le de-
Toir de préparer, pour le vulgaire ignorant ou superficiellement in-
formé, un arsenal d'armes défensives contre des attaques qu'il faut
se garder de mépriser sous prétexte de l'absurdité des allégations
audacieusement émises. Que la science compétente et autorisée se
hâte d-î redresser les erreurs intéressées ou involontaires, et de se
mettre à la tête de la défense intellectuelle et morale du pays, qui
se débat dans les plus cruelles angoisses et scus le coup des plus
redoutables épreuves.
Nous n'avons pas assurément la prétention de répondre à toutes
les objections que soulèvent les difficultés de la compétition inévi-
table entre le capital et le travail , entre la fortune et la pauvreté.
11 nous suffirait d'avoir établi que l'actif des nations se divise en
richesse positive comme les produits, et relative comme la circula-
tion, c'est-à-dire que les produits réels forment la partie substan-
tielle et seule divisible de la richesse utile, dont la circulation ne fait
que multiplier les effets sans pouvoir être ni saisie ni partagée. La
recette et la dépense, le salaire, les produits, les revenus et les ca-
pitaux disponibles, ne pouvant être qu'égaux entre eux, l'homme
produisant plus qu'il ne consomme, et !a source du bénéfice du tra-
vail ne pouvant consister que dans l'e.xisLence et dans la fortune
d'une classe restreinte de consommateurs non producteurs, les sys-
tèmes socialistes perdent beaucoup de la force comme du prestige
de leurs argumens. Comment rêver un état de société civilisée sen-
siblement différent du nôtre, sauf les réformes de détail et le pro-
grès général, qui seuls permettront de relever le niveau du bien-
être universel dans une solidarité fondée sur la liberté comme sur
l'inrgale et légitime rémunération des aptitudes, des vertus, des
travaux et des mérites individuels forcément inégaux entre eux? Il
est donc inutile, extravagant ou criminel de faire entrevoir aux
masses un but et des félicités impossibles à atteinrh-e, mais grosses
de déceptions, sources inévitables de vengeances et de ruines.
Que les heureux du jour n'oublient pas toutefois ceux qui sont
à la peine pendaut qu'ils sont au plaisir; le souvenir pourrait leur
en être violemment rappelé. Toujours se posera cette question :
pourquoi faut-il que des travailleurs aillent s'épuiser aux durs la-
UN ESSAI DE SYLLOGISME ÉCONOMIQUE. 447
beiirs des champs et des ateliers, ou risquer parfois leur vie au fond
des mines ou au milieu des tempêtes de l'océan, en échange d'un
salaire moindre que celui de l'artisan plus heureux qui fait un futile
bijou de femme ou un inutile jouet d'enfant, tandis que le consom-
mateur fortuné attend le produit accepté ou refusé dédaigneuse-
ment sans penser aux peines qu'il a coûtées? On dira bien que, plus
le capital augmentera, plus il sera facile d'en conquérir une part,
que la richesse engendre la richesse, comme un flambeau s'allume
sans dommage à un autre flambeau, que le riche est nécessaire, et
qu'enfin, comme il n'y a pas de degré dans l'indispensable, on ne
pourra plus maudire Vin fume caintal et condamner le capitaliste,
non moins utile que le commerçant, l'ingénieur ou l'ouvrier; mais
affirmer et prouver ses droits ne suffit pas. Il reste aux privilégiés
du sort de stricts devoirs personnels à remplir, dont le premier est
la recherche des souffrances qu'on peut soulager et des progrès
qui peuvent être réalisés, mission de confiance et de responsabi-
lité qu'il serait de bon goût d'accomplir sans bruit et sans décla-
mations, car, a-t-on dit, le bruit ne fait pas de bien et le bien ne
fait pas de bruit. Que les capitalistes se tiennent pour avertis par
de récens événemens; s'il est doux de se sentir indispensable, en-
core n'en faut-il pas abuser. Quant aux travailleurs de toute ca-
tégorie, on ne saurait trop leur répéter cette leçon de haute mo-
ralité adressée par Cobden aux ouvriers anglais. « Le monde a
toujours été partagé en deux classes d'hommes, ceux qui épar-
gnent et ceux qui dissipent, les économes et les prodigues, tous
les grands ouvrages qui ont contribué au bien-être et à la civilisa-
tion sont l'œuvre de ceux qui savent économiser, et ils ont tou-
jours eu sous leur dépendance ceux qui ne savent que dissiper
follement leurs ressources. Les lois de la nature et de la Provi-
dence veulent qu'il en soit ainsi, et je serais un imposteur, si je
faisais espérer aux membres d'une classe quelconque qu'ils pour-
ront améliorer leur sort en restant imprévoyans, insoucians et pa-
resseux. » N'est-ce pas un des fondateurs de la république des
Etats-Unis, le vertueux Franklin, qui répétait souvent ; « Si quel-
qu'un vous dit que vous pouvez vous enrichir autrement que par
le travail et l'économie, ne l'écoutez point; c'est un empoison-
neur. ))
No AILLES, duc D'A YEN.
IMPRESSIONS
DE VOYAGE Eï D'ART
II.
SOUVENIRS DE LOURGOGNE (1).
1. — TONNERnE. — LA MVISON DU CBEVALIBF, D'ÉON.
Tonnerre est, comme Joigny, une petite ville escarpée et mon-
tueuse, mais c'est à ce caractère général que se borne la ressem-
blance. Il y a dans l'aspect de Joigny plus d'énergie et de roideur;
il y a dans celai de Tonnerre plus de vivacité et de brusquerie. Il
lui faut grimper comme Joigny pour atteindre à son sommet, qui
est la terrasse de l'église de Saint-Pierre, bâtie sur un rocher; mais
il y grimpe sans efforts, d'une allure leste, avec une pétulance
hardie et une pointe de crânerie bourguignonne très marquée. Il y
manque la paisible rivière de l'Yonne pour tempérer d'une nuance
de repos cette pétulance : ici l'Yonne est remplacée par l'Armançon,
petit cours d'eau qui enlace la ville avec taquinerie , comme s'il
voulait la garrotter. Lié aux pieds par l'Armançon, sa tête qui se
dresse fière et mutine n'est cependant pas libre de voir ni très loin ni
très haut. De toutes parts, des collines et des monticules d'une ver-
dure sombre et d'un aspect agréablement farouche lui font une sorte
de prison naturelle. Ainsi doublement enserrée et par les plis hu-
mides de son Armançon et par la ceinture de ses collines, la vive
petite ville ressemble à un jeune homme remuant, gêné dans la li-
(1) Voyez la Revue du 1" mars.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. hll9
berté de ses mouvemens par la tyrannie de ses précepteurs et la
surveillance de ses amis, et l'on aurait envie, si les prosateurs jouis-
saient des privilèges des poètes, d'attribuer au dépit qu'elle ressent
de cette gêne la bi'usquerie presque voisine d'une certaine violence
qui se remarque dans l'ensemble de sa physionomie.
En contemplant le panorama de cette petite ville à la hardiesse
charmante, à la fois libre et prisonnière, brusque et domptée, je ne
pus m'empêcher de songer un peu tristement qu'elle était comme
une sorte de miroir naturel où se lisaient assez nettement les desti-
nées qui furent faites au plus excentrique et au plus équivoque de
ses enfans. Tonnerre fut la patrie du fameux chevalier d'Éon, si
célèbre au dernier siècle par le scandale de ses aventures, si re-
commandable, tout compte fait, par la réalité de ses services et
l'énergie de sa conduite, auprès de tous ceux qui ne se paient pas
de préjugés populaires, ou dont le jugement n'est pas effarouché
par les quolibets des pamphléta'rcs. La maison où il naquit, où
il vécut heureux pendant les années de l'éducation et de l'adoles-
cence, se dresse encore entièrement intacte à l'entrée de la ville,
tout contre le pont de l'Armancon, C'est une bonne petite maison
du dernier siècle, sans aucune apparence extérieure de richesse et
de faste; trois marches de pierre, hautes à elles trois d'un pied et
demi environ, forment l'entrée; une petite cour qui ne fut jamais
faite pour remiser de nombreux carrosses la précède. Une telle de-
meure, bien loin de parler d'aventures excentriques et d'existence
équivoque, annonce au contraire chez ses habitans simplicité de vie
et modestie d'habitudes. Et cependant, de même que les femmes
de certaines classes savent rehausser par un ruban ou un nœud de
tulle une toilette presque pauvre, cette maisonnette a dans son air
un je ne sais quoi qui la tire du commun des habitations ordinaires.
C'est bien la demeure d'un petit noble de province sous l'ancien
régime, ou, pour parler avic plus de piécision encore, d'un membre
de cette sorte de gentry française si nombreuse autrefois, bourgeoi-
sie titrée et noblesse bourgeoise, un peu hésitante sur les frontières
de deux conditions, La mai^^on est donc d'aspect fort honnête, mais,
grands dieux, qu'elle est étroite! Il semble que les habitans de-
vaient s'y sentir singulièrement gênés par momens, et l'on conçoit
aisément que, s'il y est né quelque oiseau naturellement emplumé
pour voler, il a dû plus d'une fois la prendre pour une cage et res-
sentir le besoin de s'en échapper. C'est par ce caractère d'étroi-
tesse, pas autrement, que la petite maison de Tonnerre fait penser
aux bizarres destinées du chevalier d'Éon.
Montaigne parle dans un de ses essais d'un garçon de sa seigneurie
qu'il avait connu fille jusqu'à l'âge de vingt ans passés, et que la na-
TOME xcviii. — !872. 29
A50 REVUE DES DEUX MONDES.
ture créa soudainement du sexe mâle un jour qu'elle voulut faire acte
d'adresse virile. Telle fut à peu près l'histoire du chevalier d'Éon.
Homme pendant la plus grande partie de sa vie, il devint femme
subitement à l'âge de près de cinquante ans, et le resta jusqu'à sa
mort. Colonel de dragons et chevalière à la fois, il passa longtemps
pour avoir été l'amant de l'impératrice Elisabeth de Russie, et eut
le singulier honneur d'être demandé en mariage par Figaro-Beau-
marchais. Ne cherchez cependant l'explication de ce mystère dans
aucune de ces métamorphoses qui ont rendu célèbres les noms de
Salmacis et de Narcisse, et qui furent chantées par Ovide. Une mas-
carade diplomatique jeta la semence de cette destinée baroque que
les nécessités d'un secret royal développèrent et firent éclore vingt
ans après.
Ce fut à la suite d'un bal masqué où d'Éon avait consenti avec
une étourderie coupable à jouer le personnage principal dans une
mystification qui pouvait le conduire à la Bastille pour le reste de
ses jours que le roi Louis XY eut de son côté l'idée passablement
audacieuse de le dépêcher sous un costume de femme à l'impéra-
trice Elisabeth, afin de renouer sous main les relations diplomatiques
rompues depuis les affaires de La Chétardie et de Lestocq, et de
décider la souveraine à se joindre aux cours de Vienne et de Ver-
sailles contre Frédéric II. Certainement il faut renoncer à juger le
xvjii^ siècle selon les règles de la morale ordinaire, car on ne sait
dans cette première aventure ce que l'on doit le plus admirer de
l'étourderie du sujet ou de la légèreté du monarque. La mystifi-
cation dans laquelle d'Éon avait consenti à jouer un rôle consistait à
le faire prendre pour une femme par le roi ; elle échoue heureuse-
ment, et Louis XV, qui n'en sait rien, s'avise subitement de jouer
à une souveraine la même plaisanterie pour laquelle il eût envoyé
dix minutes auparavant le mystificateur en exil ou en prison, s'il
l'eût découverte ou mal prise. D'Éon consentit à cette nouvelle
mascarade, plus dangereuse encore que la première, et, à peine
échappé à la perspective de la Bastille, le voilà qui affronte la per-
spective des mines et de la Sibérie avec cette audace sanguine qui
caractérisa tous les actes de sa vie, et le fit se charger de toutes les
entreprises les plus téméraires, courage tout de tempérament, fait
de chaleur physique et de confiance instincLive en sa force, qui le
sacre vrai fils de la Bourgogne.
Ce qu'il y a de fort singulier dans cette première aventure, c'est
que, lorsqu'il y consentit, d'Éon n'était déjà plus dans cet âge oii
l'on peut jouer de tels rôles sans péril, car il avait près de trente
ans; mais sa beauté d'une gentillesse féminine et son visage, qu'il
semble avoir conservé vierge de toute pilosité pendant toute sa vie,
impressio?n8 de \'oyage et d'art. 451
gardèrent gracieusement son secret, et partout où il passa il fut ac-
cepté sans soupçon comme M"'' de Beaumont, jeune Française noble,
se rendant pour affaires en Russie sous la conduite d'un Écossais,
le chevalier Douglas. Adroitement informée du travestissement de
d'Éon et du projet qu'il recouvrait, Elisabeth, qui, malgré la longue
rupture des relaiions diplomatiques avec la France, avait conservé
une tendre admiration pour le joli visage de Louis XV, consentit à
prendre en riant cette plaisanterie royale, et installa le chevalier
dans ses appartemeus les plus intimes en qualité de lectrice : péril-
leux honneur, si l'on songe aux mœurs terribles de la souveraine
que Frédéric qualifiait si durement dans ses accès de colère , et au
scandale toujours possible d'une révélation. Par quels moyens in-
génieux et quels subtils manèges d'Éon parvînt-il à surmonter ces
périls? Ce fut son secret, et nous tenons peu à le connaître; ce qui
nous importe davantage, c'est que sa mission clandestine réussit
absolument, et qu'au bout de quelques mois il revenait à Versailles
en rapporter les résultats, à savoir la reprise des relations diploma-
tiques officielles entre les deux cours et la promesse de participa-
tion de la Russie à la guerre de sept ans, qui commençait alors.
Nous sommes encore redevables à cet aventureux voyage de d'Éon
d'un troisième service plus important peut-être que les deux pre-
miers, dont les événemens se chargèrent trop vite de réduire la va-
leur. Ce fameux testament de Pierre le Grand, dont il a été si sou-
vent parlé depuis un siècle, et dont les journaux français et
étrangers donnèrent tant d'analyses et de copies il y a quelque
vingt ans, lors de la guerre de Crimée, c'est par d'Éon, qui profita
pour le transcrire des facilités de son séjour dans les appartemens
impériaux, qu'il a été révélé à l'origine. Certes ce n'est pas un mé-
diocre service que la révélation d'un document d'un si durable in-
térêt, et il doit nous apprendre bien décidément qu'il ne faut en ce
monde jamais trop mépriser personne, pas même un équivoque
chevalier d'Éon. Les ruses de la Providence pour amener le triomphe
de la vérité sont aussi singulières qu'insondables; laissons donc les
pharisiens s'étonner de la bizarrerie de ses choix, et, quand il nous
semblera trop difficile de les comprendre, pensons à cette sainte
devise gravée sur une tasse d'argent qui avait appartenu à un tsar
et qui figurait dans l'exposition russe de 1867 : « ne cherche ja-
mais la sagesse, mais cherche l'humilité, car c'est l'humilité qui est
la voie du salut. »
Le malheureux roi Louis XV a été jusqu'à nos jours impitoyable-
ment sacrifié par la Némésis de l'histoire; il serait temps, ce nous
semble, de mettre un peu de mesure dans ces jugemens k outrance,
et de jeter quelques gouttes d'eau froide sur ces effervescences d'in-
Zi52 REVUE DES DEUX MONDES.
digiiation qui, dans beaucoup de cas, sont fort mal inspirées. L'his-
toire du xviii'' siècle nous est encore imparfaitement connue, et
certaines de ses parties sont comme scellées d'un cachet occulte
qui ne sera jamais bien levé. Nous en avons cité un exemple à
propos du monument du dauphin à Sens, en voici un second non
moins singulier. Que n'a-t-on pas dit et écrit sur la coupable in-
différence de Louis XV, sur son oubli complet de ses devoirs de
roi, sa légèreté égoïste, etc.! Quoi cependant, si l'on prenait sou-
vent pour de l'indifférence le calme désespoir d'un souverain qui,
se sentant sombrer, s'arrange pour mourir sans prononcer un seul
mot? Quoi, si cette légèreté égoïste n'était autre chose que l'a-
veu amer ds l'itnpuissance et de l'isolement? Ses bons mots sont
cités d'ordinaire comme des exemples de frivolité cynique et d'a-
pathie; pour nous, nous y avons toujours vu percer le découra-
gement le plus profond et le dégoût le plus complet. Dirai -je
toute ma pensée? Louis XV me paraît à son époque le type le plus
parfait du misanthrope; personne ne le fut à ce degré au dernier
siècle, pas même Jean-Jacques Rousseau; seulement, au lieu d'être
misanthrope avec des bru-queries plébéiennes, il le fut avac des
formes de gentilhomme et de roi qui, donnant le change sur le mal
dont il était atteint, firent nommer ce mal d'un nom qui n'était pas
le sien. Tous les caractères de la misanthropie la plus accentuée
sont là : la taciturnité morose, l'hébétement hypochondriaque, l'a-
bandon de soi, les lubies sépulcrales et les manies lugubres, indice
certain que la tristesse est logée à demeure fixe au fond de l'âme,
l'incurable défiance et la préférence pour les voies secrètes. Toute
sa vie, Louis XV agit comme s'il se sentait enveloppé par des en-
nemis invisibles, et qu'il fût obligé de se défendre contre eux avec
des armes invisibles aussi, à la manière de ces Touaregs d'Afrique
qui combattent voilés. Il n'était pas aussi indifférent qu'on l'a dit à
ses devoirs de roi, mais il se cachait pour les remplir, comme s'il
eût été persuadé qu'il en serait empêché, s'il s'avisait de s'en ac-
quitter ouvertement, a Soyons roi sans qu'on en sache rien, » telle
fut la devise de sa vie à partir de la mort de son ancien précepteur,
le cardinal Fleury, le seul de ses ministres qui ait possédé sacon-
fiance authentiquement et devant les yeux du public. Nous connais-
sons aujourd'hui la nature et la composition de ce ministère occulte,
présidé par le roi et inconnu du cabinet officiel de Versailles, qui
voyait souvent échouer ses combinaisons les mieux ourdies sans
qu'il pût soupçonner où était caché le banc de sable qui faisait
sombrer sa politique. Y avait-il donc un danger pour que le roi crût
nécessaire de se cacher ainsi? et, s'il y avait un danger, quelle en
était la nature? Nous ne nous chargeons pas de le deviner, mais
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. â53
en tout cas il ressort de l'existence de ce ministère occulte ce fait
d'une importance capitale, c'est qu'en pleine monarchie absolue,
il y eut un moment où le chef de cette monarchie ne se crut pas
suffisamment libre pour jouer ouvertement son rôle de souverain ab-
solu, et la constatation de cette singularité nous dispense de cher-
cher davantage.
D'Éon fut affilié par le roi Louis XV à ce ministère occulte dont
faisaient partie le prince de Gonti, le comte et le maréchal de Bio-
glie, d'autr s personnages encore. Il répondit dignement à cette
marque de désagréable confiance dont se serait passé volontiers
tout homme d'une conscience scrupuleuse, car, pour nommer les
choses par leur nom, si d'Éon fit partie de ce ministère occulte,
ce fut non comme conseil, mais comme agent diplomatique secret,
rôle équivoque, hybride, qui, sai^s être l'espionnage, y confine ce-
pendant par quelques points. Espionnage ou non, c'est à ces fonc-
tions que d'Éon dut la page la plus honorable de sa vie, la seule
vraiment honorable. La guerre de sept ans avait pris fin, et Louis XV,
trop légitimement mécontent de la paix de 1763, qui donnait à l'An-
gleterre nos possessions du Canada et de l'Acadie, méditant déjà
sur les conditions possibles d'une revanche, conçut le projet d'atta-
quer l'Angleterre dans son île même. On ne s'attendrait guère à
voir les projets de Napoléon, qui ont été jugés comme les plus té-
méraires, devancés par le roi Louis XV; cependant il en fut ainsi.
Louis XV chargea d'Éon d'aller étudier en Angleterre les moyens
les plus efficaces d'opi'rer une descente dans l'île, et, pour qu'il fût
couvert contre tout soupçon, on arrêta qu'il ferait partie, comme
secrétaire, de l'ambassade du duc de Nivernais. Tout alla bien pen-
dant le temps que dura l'ambassade de cet aimable seigneur, qui,
lassé pour un rien, se reposait volontiers des fatigues de son minis-
tère sur d'Éon, qu'il aimait d'ailleurs beaucoup. Les choses chan-
gèrent singulièrement avec son successeur, le comte de Guerchy,
qui, n'ayant ni la haute position, ni l'indépendance de caractère
du duc de Nivernais, était tout autrement soumis aux volontés du
cabinet de Versailles. Le comte de Guerchy ne tarda pas à s'aper-
cevoir que son secrétaire, qui avait un moment exercé V intérim
d'ambassadeur, poursuivait quelque but secret et remplissait d'au-
tres fonctions que celles de son titre officiel. Les deux diplomaties,
marchant côte à côte dans l'ombre, se rencontrèrent, et une explo-
sion s'ensuivit. Il serait fastidieux de compter tous les fils de cette
ténébreuse intrigue, dont l'origine, selon quelques-uns, doit être
cherchée dans la haine de M""^ de Pompadour pour le comte de
Broglie et dans le refus de d'Éon de trahir au profit de la favorite
la confiance du roi; mais, bien qu'aucun fait authentique n'appuie
454 REVUE DES DEUX MONDES.
cette hypothèse, ne serait-il pas possible que la police diploma-
tique de Londres, ayant eu soupçon de l'ambassade en partie double
de d'Éon, et ennuyée d'ailleurs de ses relations passablement téné-
breuses avec la princesse Sophie-Charlotte, l'épouse de George III,
ait profité de l'ignorance du comte de Guerchy pour soulever sous
main cette affaire? Quoi qu'il en soit, Guerchy adressa au cabinet
de Versailles la prière de rappeler d'Éon, et en même temps somma
ce dernier de rendre ses papiers. Grand fat l'embarras de Louis XV
lorsqu' arriva la demande de Guerchy. S'il ne cédait pas, il lui fal-
lait avouer le plan secret dont d'Éon était chargé et révéler à son
ministère l'existence du fameux cabinet occulte; s'il cédait, il lui
fallait sacrifier un serviteur dévoué qui n'avait agi que par ses
ordres. 11 crut se tirer d'embarras en ne choisissant pas entre ces
deux partis, mais en les acceptant tous les deux, à la fois. De. la
même plume dont il signait au conseil le rappel de d'Éon, il lui
écrivait : Je suis content de vos services, restez à Londres, met-
tez les papiers en sûreté, et ne rendez rien. Fort de cet appui,
d'Éon, bravant les foudres de Versailles et les injonctions de l'am-
bassadeur, refusa de céder aux ordres qui lui étaient donnés. Alors
commença entre Guerchy et d'Éon une lutte atroce, implacable,
sanguinaire même, où fut épuisé tout ce que la haine a de noires
ressources pour le mal, et cette lutte dura des années. Du côté de
d'Eon, la résistance fut véritablement héroïque; rien ne put l'ébran-
ler, ni lui faire lâcher son poste, ni la calomnie et les outrages je-
tés à pleines mains, ni le besoin d'argent, ni les espionnages mul-
tiphés, ni les menaces d'assassinat. Il sut éventer toutes les ruses
et déjouer toutes les machinations. Ne pouvant réussir à le faire par-
tir pour la France, Guerchy semble avoir voulu l'y faire transporter
de force; telle nous paraît du moins l'explication naturelle d'une
certaine histoire de vin de Tonnerre à l'opium que d'Éon traita net-
tement de tentative d'empoisonnement, et qui ne fut probablement
qu'un stratagème pour l'enlever pendant son sommeil et confis-
quer ses papiers. Ce qu'il y a de certain, c'est que d'Éon fit partager
son opinion à la magistrature anglaise, car il fit condamner comme
coupable de tentative d'homicide Guerchy, qui ne dut qu'à son
immunité d'ambassadeur d'échapper aux suites de la sentence pro-
noncée contre lui. Il mourut peu de temps après, et il est per-
mis de croire que le dépit et la douleur hâtèrent sa fin. D'Éon triom-
pha donc, mais dans quel état le laissait ce triomphe! Meurtri de la,
lutte, souillé de la boue qu'il avait reçue et de celle qu'il avait;
lancée, il avait acheté sa victoire à un prix qui rend presque tou-
jours inévitable une future défaite, si les circonstances de la vie veu-
lent que la guerre recommence sur un autre terrain.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. A55
La défaite arriva, lamentable, navrante, hideuse. Bien qu'on
n'aperçoive aucun rapport direct entre cette longue lutte avec
Guerchy et l'ordre bizarrement cruel qu'il reçut plus tard du ca-
binet de Versailles de reconnaître qu'il appartenait au sexe féminin
et de revêtir des habits de femme, il n'est cependant pas impos-
sible que certains fils secrets unissent ces deux afliiires. Voici com-
ment la légende raconte cette aventure, la plus triste que je con-
naisse dans la collection de douleurs infiniment variées que nous
présente le répertoire historique de la comédie que l'humanité se
joue à elle-même depuis six mille ans. Lorsque naguère il avait tra-
versé l'Allemagne sous des habits de femme pour se rendre en
Russie, il avait inspiré à une jeune duchesse de Mecklembourg-
Strélitz ,une amitié féminine des plus vives. Quelques mois après,
elle le revit sous le costume de son véritable sexe, mais son er-
reur en s' évanouissant n'emporta rien des sentimens de son cœur.
Or il advint que les nécessités de la politique appelèrent cette jeune
duchesse, qui se nommait Sophie-Charlotte, à l'honneur de porter
le titre de princesse de Galles, comme femme du futur George 111,
et à ce même moment le hasard voulut que d'Eon fût envoyé en
Angleterre avec la mission dont nous avons parlé. La légende dit
que la grandeur souveraine ne changea rien à la tendre amitié
de la princesse, et que d'Éon trouva conseil, appui et protection
dans cette amitié pendant ses longues luttes avec Guerchy. Un jour,
il aurait été surpris par George III chez la reine auprès du lit où
reposait le jeune prince de Galles (le futur George IV), et se serait
excusé avec des prétextes de remèdes secrets et de pilules souve-
raines dont il avait la recette, et dont Madame Victoire, une des
filles de Louis XV, aurait éprouvé l'efficacité. Le roi crut ou feignit
de croire; mais le serviteur de la reine qui avait introduit d'Eon,
craignant les suites de cette aventure et cherchant le moyen de les
prévenir, alla se rappeler la vieille histoire de l'ambassade de Rus-
sie, et souilla adroitement à l'oreille de George 111 que le chevalier
d'Lon était une femme. George saisit avec empressement cette fable
absm^de, et bientôt le malheureux d'Éon se vit empêtré dans une
sorte de marnière gluante dont il ne put sortir. Le bruit se répand
en Angleterre que d'Éon est une femme; des paris s'engagent sur
son sexe dans Londres, on demande des renseignemens à Versailles,
et Versailles n'ose démentir la version fabuleuse. — Mais alors, s'il
est femme, pourquoi ne porte-t-il pas les habits de son SL'xe? de-
mande George. — C'est juste, — répond Versailles, et ordre est ex-
pédié à M"*' d'Éon d'avoir à prendre des habits de femme, avec
permission d'y joindre la croix de Saint-Louis, comme récompense
de ses services en qualité de colonel de dragons. D'Éon lutta vaine-
/l56 REVUE DES DEUX MONDES.
ment; il lui fallut accepter cette décision bizarrement- cruelle. Un
instant après la mort de Louis XV, il eut l'espoir que le change-
ment de règne ferait cesser cette destinée ridicule; Louis XVI con-
firma les ordres de son grand- père, et tint à ce qu'ils fussent exé-
cutés avec la plus impitoyable sévérité. Toute la dernière partie de
la vie de d'Éon ne fut qu'une longue série de déboires où la tristesse
se mêle à l'indécence, et qui atteignirent plus d'une fois les dernières
limites de l'humiliation. Nous ne nous amuserons pas à remuer ce
chaos d'anecdotes, un des marais les plus impurs du xviii« siècle
expirant, et nous aimons mieux terminer cette esquisse rapide de
la vie du pauvre papillon, — un papillon d'une espèce singulière-
ment robuste, quelque chose comme le sphinx à tête de mort ou le
fulgore porte-lanterne, — par un fait qui l'honore singulièrement.
Il lutta longtemps, avons-nous dit, pour obtenir qu'on lui laissât
porter ses habits d'homme; quand il eut pris l'engagement de por-
ter le costume féminin, il l'exécuta avec une loyauté admirable. La
révolution, qui emportait tant d'autres vœux d'un caractère plus
sacré, emportait à plus forte raison les vœux féminins faits par d'Éon
sous l'ancienne société. Il se trouvait naturellement délivré; cepen-
dant il ne profita jamais des facilités que lui donnait l'écroulement
de l'ancien ordre de choses, et, respectant jusqu'à la fin l'engage-
ment qu'il avait pris et le secret qui l'y avait contraint, il mourut
sous ses habits de femme en plein régna de Napoléon.
De la vie de d'Éon, il ressort avec la plus extrême évidence que
toute chose occulte est mauvaise en soi, et ne peut mener qu'à des
résultats lamentables. Rien n'est innocent de ce qui est clandestin,
même lorsqu'on poursuit un but honnête ; comme l'abîme appelle
l'abîme, ainsi les ténèbres appellent les ténèbres, et celui qui entre
dans cette voie marche fatalement soit au malheur, soit au crime.
Sa main frappera sans reconnaître ce qu'il frappe, ou bien lui-même
tombera frappé par une main invisible qu'il ne pourra saisir, heu-
reux encore s'il ne lui arrive pas quelque aventure pareille à celle
de ce capitaine anglais qui, se trouvant engagé au milieu d'une
armée de crabes, fut dévoré vif. Toute la lamentable destinée de
d'Éon est contenue dans le fait de cette première mascarade di-
plomatique de Russie. Pour avoir porté un certain jour un certain
travestissement, il fut obligé de le porter toute sa vie; ce costume
de bal masqué se colle à sa chair comme une autre tunique de Dé-
janire et fait désormais partie de son être. Plus d'un jeune lecteur
peut tirer de cette étrange histoire un double avertissement qu'on
peut formuler en ces termes : ne jouez jamais avec les frivolités
sous prétexte que ce ne sont que des frivolités, car les choses sé-
rieuses dépendent des choses légères; ne jouez pas davantage avec
IMPRESSIONS D]L VOYAGE ET d'aRT. ^57
les absurdités en donnant pour excuse qu'elles sont des absurdités,
car les choses absurdes sont précisément les seules contre les-
quelles vous vous trouverez désarmés et sans défense.
Tonnerre a trois églises, qui se réduisent en réalité à une seule.
L'église de Saint-Pierre, perchée au sommet de la ville sur la pointe
d'un rocher escarpé, n'a rien de particulièrement intéressant, en de-
hors de sa situation pittoresque et de sa terrasse, d'où l'on domine
le paysage de la campagne environnante. Il m'a paru qu'elle était
laissée dans une demi- solitude, au moins pour la plus grande
partie des offices, que les fidèles de Tonnerre entendent plus vo-
lontiers dans l'église de l'hôpital. Quant à la seconde église, celle
de Notre-Dame, il ne s'y célèbre d'office d'aucune espèce, par la
raison qu'elle est fermée depuis de nombreuses années, attendant
soit des réparations, qui ont maintenant trop tardé, soit une dé-
molition, qui serait le parti le plus sage à prendre, si l'on ne veut
pas que les voisins soient écrasés quelque jour sous une avalanche
de pierres, car un effondrement est singulièrement à craindre. 11
est regrettable cependant qu'on ne puisse la réparer en considéra-
tion de son clocher, énorme tour carrée d'un effet très original. En
contemplant cette tour, qui pourrait servir de forteresse aussi bien
que de clocher, on pense à ces évêques du moyen âge marchant au
combat sous leurs armures d'acier, ou à ces géaiis barbares de
l'invasion geimanique saisis tout vifs par le christianisme, recevant
le baptême framée en main et sans quitter leur harnais de guerre.
Je n'ai rien vu qui m'ait présenté un symbole plus parlant et plus
précis de la double vie batailleuse et chrétienne du moyen âge que
cette tour carrée, qui exprime si bien la domination, et par sa masse
redoutable, et par sa robuste architecture, et par son aspect pe-
samment impérieux.
Reste enfin l'église attenante à l'hôpital, lequel, pour le dire par
parenthèse, ne peut être bien caractérisé que par l'épithète de
cossu, qui s'applique rarement à ces demeures de la misère et de la
maladie, et qui donne plutôt l'impression d'une préfecture ou d'une
riche maison d'éducation religieuse que d'une maison des pauvres.
L'architecture de cette église de l'hôpital ne se recommande à l'ex-
térieur par rien de remarquable; mais entrez, et vous ne pourrez
manquer de ressentir une émotion que j'os;Tai qualifier de sublime
^Jous connaissons mal toutes les merveilles que nous possédons en
France, et cette église de Tonnerre, dont la réputation est loin
d'égaler la beauté, en est une véritable. Peu de choses donnent
à ce point le sentiment de la grandeur, et l'on est comme glacé
de saisissement lorsque, pénétrant à l'improviste dans l'intérieur
de l'édifice, on se voit perdu dans l'énorme vaisseau de ce long
hbS REVUE DES DEUX MONDES.
carré. Certes il y a bien d'autres temples remarquables par l'im-
pression de grandeur qu'ils laissent; mais cette grandeur, ils la
doivent à telle ou telle disposition architecturale : ici l'impression
de grandeur résulte simplement des dimensions géométriques de
l'édifice. Pas de piliers massifs et colossaux, ou de colonnettes au
vol rapide, pas de voûte hardie ou robuste , pas de chœur exhaussé
au-dessus du parvis, pas de chapelles latérales; une surface égale-
ment plane et quatre murailles nues, voilà tout. J'y pénètre à l'heure
de la célébration des vêpres ; les officians et les fidèles qui sont à
l'extrémité me font penser à ces épis restés debout dans les sillons
lorsque la moisson a passé sur un champ, tant ils me paraissent
clair-semés et comme égarés dans cet espace, qui pourrait con-
tenir toute la population de Tonnerre, y compris celle de quel-
ques communes voisines. Ce temple répond bien à sa destinât' on, et
porte bien le cachet de son origine; nu et imposant à la fois, c'est un
temple des pauvres élevé par la main de la grandeur. C'est le temple
des pauvres, c'en pourrait être aussi le palais, car on ne peut con-
cevoir aucun lieu mieux approprié pour quelques-unes de ces fêtes
populaires familières à l'ancienne église du moyen âge. Quelle belle
salle par exemple pour un de ces festins de pauvres qui se célé-
braient autrefois ! On pourrait y réunir aisément tous les indigens
du département de l'Yonne, et y inviter une partie de ceux de la
Côte-d'Or par-dessus le marché. On n'a pas essayé d'orner cette
église; qu'on ne l'essaie jamais, sa nudité lui va bien, et toute ri-
chesse trop apparente la déparerait. Je n'en veux d'autre preuve
que cette statue de Marguerite de Bourgogne, sa noble fondatrice,
qu'on a eu l'idée de placer à l'entrée du chœur, et qui y est comme
égarée et dépaysée. Elle est vraiment de trop en ce lieu, et aurait
du être réservée pour quelque autre place, pour quelqu'une de
ces belles pelouses vertes par exemple qui s'étendent autour de
l'hôpital; ici il suffisait du tombeau de cette princesse, qui, placé
à peu de distance contre une des murailles, rappelle son souvenir
d'une manière bien plus chrétienne et plus conforme à la sainteté
du lieu. Une leçon d'humilité sort du tombeau de cette princesse,
ensevelie parmi les pauvres, qu'elle dota et nourrit; une impres-
sion de faste et d'orgueil humain s'échappe au contraire de l'effigie
de sa personne vivante. Tout contre la muraille qui fait face au
tombeau de Marguerite s'élève un autre monument, celui de Lou-
vois, qui porta le titre de seigneur de Tonnerre pendant les huit
dernières années de sa vie. Ce tombeau , qui au point de vue de
l'art n'a rien d'ailleurs de bien remarquable, produit encore ici une
impression des plus désagréables, et on le souhaiterait volontiers
en tout autre lieu. Qu'a donc à faire dans la demeure des pauvres,
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. liÔQ
des faibles, des infirmes, la dépouille mortelle de ce grand servi-
teur de la France, dont l'âme, qui fut la dureté même, n'entendit
jamais une plainte, et ne laissa jamais échapper un accent d'huma-
nité? On ne serait point choqué de rencontrer en tel lieu le monu-
ment d'un Vauban, d'un Catinat, ou de tout autre héros de guerre
ayant tempéré son énergie d'un peu de bonté; mais on y est mal
à l'aise au contraire pour repasser en mémoire les services de Lou-
vois, et l'on y songe trop aux méthodes par lesquelles il les rendit.
Il n'y a qu'un hôpital où Louvois pouvait être convenablement et
dignement enterré; c'est cet hôtel des Invalides qu'il fonda, et qui
résume d'une manière grandiose tout ce qu'il eut jamais de pen-
sées d'humanité. Grand homme cependant en dépit de ses vices
d'âme, celui dont la sépulture appelle légitimement une telle
place (1) !
Tonnerre possède encore un souvenir d'un autre grand homme
de guerre, un portrait de Davout, prince d'Eckmûhl, qui fait l'uni-
que curiosité du petit hôtel de ville. Je n'ai point été surpris de
rencontrer à Tonnerre le portrait du prince d'Eckmûhl, puisqu'il
était Bourguignon, et, qui plus est, du département de l'Yonne; mais
je n'ai pu trouver pei'sonne qui ait pu me dire d'où venait ce por-
trait, qui l'avait donné à l'hôtel de ville de Tonnerre, quel en était
l'auteur, et à quelle période de la vie militaire du maréchal il se
rapportait. La peinture, sans être bonne, offre cependant un réel
intérêt. Le maréchal est debout, présenté de face, la tête nue; der-
rière lui s'étend une longue plaine grise comme une des steppes de
cette Pologne dont il faillit être roi. Quoique ce portrait soit sensi-
blement différent de tous ceux que j'ai vus, il a dû être fort ressem-
blant à une certaine heure. Il a été peint visiblement non dans une
période de repos, mais au milieu même d'une campagne, car les
veilles, les fatigues, les soucis, ont amaigri et pâli les joues, étiré
les traits, creusé les yeux de ce visage que le génie de la guerre
a marqué d'une empreinte de mâle stoïcisme, de résolution calme
et, nuance que je n'ai remarqué que dans ce portrait, un peu triste.
(1) Cette église de Tonnerre possède aussi un sa'.nt-sépulcre du xv* siècle, qui est
fermé sous clé dans une sorte de cellule. Malheureusement je l'ai vu sans le voir. 11
m'a été montré par un sourd-muet de l'hôpital, qui, après m'avoir traîné dans cette
cellule avec une violence nerveuse extraordiuaii'e, n'a cessé ensuite de me distraire
par ses signes désordonnés et de m'assourdir de ses glapissemens rauques. Je n'ai
donc pu conserver assez de liberté d'imagination pour contempler à mon aise cette
sculpture.
460 REVUE DES DEUX MONDES.
II. — MONTBARD. — BUFFON.
A Montbard, j'ai pu constater une fois de plus combien nous
sommes inférieurs à l'ancienne société dans l'art d'honorer nos
grands hommes. Rien de moins ingénieux et de plus monotone que
le culte que nous leur rendons. Pour tous également, qu'ils aient
sauvé ]a patrie, écrit des romans, rédigé des lois ou interrogé la
nature, nous n'avons qu'un même mode de reconnaissance uni-
forme comme la taxe des lettres; c'est le triomphe le plus complet
du niveau égalitaire. De même que la décoration de la Légion
d'honneur récompense indifféremment tous les genres de mérite
pour les vivans, ainsi la statue monumentale récompense égale-
ment tous les genres de gloire pour les morts. De là cette abon-
dance de bronzes ennuyeux et la plupart du temps sans carac-
tère qui s'est abattue sur les places , les promenades, les marchés
de nos villes, et qui, gagnant comme une épidémie, atteint jus-
qu'à nos villages, dont elle dépare la physionomie rustique et of-
fense presque la simplicité. Rien de plus sec, de plus aride que
l'éternel produit de cette contagion de la mode, ce lourd bon-
homme de bronze toujours perché sur son socle de pierre dans la
même invariable attitude, et qui d'ordinaire ne s'harmonise en rien
avec le cadre d'édifices ou de constructions qui l'entoure. Si cette
mode se bornait à être la stérilité même, le mal serait encore sup-
portable; mais, non contente de laisser l'art infécond, elle le déna-
ture encore très souvent, et sans mauvaises intentions d'ailleurs
commet les contre-sens les plus variés contre les règles les plus
élémentaires du goût. Je prends un exemple. Le bon sens de l'ima-
gination, car l'imagination a son bon sens qui lui est propre, indique
tout de suite que tous ces morts illustres ne devraient pas être ho-
norés delà même manière, non-seulement à cause de la diversité
de leurs mérites et de leurs services, mais à cause même des diffé-
rences de leurs personnes physiques. Il se peut très bien faire en
effet que la personne physique du grand homme dont il s'agit de
reproduire l'image ne réponde en rien aux conditions de la sculp-
ture monumentale; or, dans ces cas-là, n'est- il pas à craindre que
la récompense tourne involontairement à l'épigramme? La ville
d'Étampes a élevé une statue à Geoffroy Saint-Hilaire, le célèbre
rival de Cuvier, et certes il faut convenir que, si la statue monu-
mentale doit être uniformément la récompense de tous les genres
de gloire, peu d'hommes méritaient mieux un tel honneur. Cepen-
dant, si l'on eût interrogé auparavant la personne physique de
Geoffroy Saint-Hilaire, peut-être se serait-on abstenu. Le sculp-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 461
teur, M. Elias Robert, s'est tiré de son sujet en homme d'esprit,
et a réussi à faire sortir une sculpture originale et qui plaît de son
bizarre modèle; mais c'est un tour de force qu'il a accompli là,
car il avait dix raisons d'échouer contre une de réussir. On ne
saurait imaginer une personne qui se prête moins que Geoffroy
Saint-Hilaire aux conditions de la sculpture; la taille est courte, la
stature petite, les traits sans beauté, le visage sans harmonie; seul
le crâne, d'une dimension à réjouir un phrénologne et à donner
raison aux opinions que professa dans ses dernières années David
d'Angers, marque une vie intellectuelle d'une intensité extraor-
dinaire. Il est évident qu'une telle personne physique appellerait
tout autre mode de représentation de préférence à la sculpture mo-
numentale. Encore une fois, pourquoi donc cette invariable statue
en pied, qui ne convient d'ailleurs bien réellement qu'aux mili-
taires et aux hommes ayant exercé un commandement, parce que
leur gloire répond à quelque chose de clair et de précis dans l'opi-
nion populaire, et ne se présente pas devant les foules à l'état d'é-
nigme obscure? Est-ce que selon la nature des services, de la pro-
fession, de la célébrité, nos grands hommes ne seraient pas mieux
honorés, tantôt par un simple buste placé dans un foyer de th-'âtre
ou une salle d'hôtel de ville, tantôt par un portrait suspendu dans
une salle d'université, tantôt par un médaillon gravé sur la mu-
raille d'une calhédraU;? Nos pères faisaient ainsi, et en cela ils
montraient plus d'intelligence de la célébrité, plus de délicatesse
de respect, plus de bon goût reconnaissant que nous n'en montrons
et n'en montrerons jamais avec cet éternel bronze par lequel nous
nous débarrassons de tous nos tributs d'admiration et de gratitude.
La statue de Baffon, œuvre estimable de M. Dumont, s'élève en
haut de Montbard sur une petite })lace formant terrasse à côté de
l'église et en face du parc du grand naturaliste. Appliquant à Buffon
une partie des observations qui précèdent, je demande si cette sta-
tue monumentale, qui se dresse solitaire sur cette terrasse où les
habitans de Montbard ne la voient jamais que les dimanches et
jours de fête, était bien la meilleure manière d'honorer cette il-
lustre mémoire. Certes on ne peut pas adresser à la personne phy-
sique de Buffon les mêmes critiques que nous adressions tout à
l'heure à la personne physique de Geoffroy Saint-Hilaire. Haute
stature, force du corps, mâle beauté du visage, élégance des habi-
tudes, Buffon eut to^t cela en partage; sa personne se prête donc
parfaitement aux conditions de la sculpture. Et pourtant que me dit
cet homme de bronze et en quoi me parle-t-il de l'auteur de la
Théorie de la terre et des Sejjt époques de la nature? Cet homme de
bronze est un naturaliste, il pourrait tout aussi bien être un orateur,
A62 REVUE DES DEUX MONDES.
un intendant de province, un politique. Où y a-t-il dans cette image
un signe, une marque qui indique la nature des occupations intel-
lectuelles, des services rendus, de la gloire acquise? Le véritable
monument qui convient à un grand homme est celui qui peut le mieux
rappeler le caractère de son génie à ceux qui savent et le faire com-
prendre à ceux qui ignorent. Ce principe posé, il n'y avait qu'un seul
monument qui convenait à la gloire de BufTon, une fontaine colos-
sale. Une fontaine monumentale présente en effet tous les moyens de
multiplier les figures capables d'exprimer son génie et de repré-
senter ses conceptions. Tout au bas du monument, les eaux qui
se seraient échappées de cette fontaine auraient été recueillies dans
un immense l)assin de pierre où l'on aurait abreuvé les grands
bœufs blancs aux formes pleines et majestueuses que je vois rentrer
le soir à Montbard. Au-dessus de ce bassin se serait élevé le pre-
mier étage de la fontaine, un carré robuste soutenu par quatre
grandes figures d'animaux, et orné sur chacun des côtés de quatre
bas-reliefs représentant quelques-unes des grandes scènes de la
nature judicieusement choisies parmi celles des découvertes et des
descriptions de Buffon qui se prêtent le mieux à la représentation
par les arts plastiques. Au-dessus de cet étage, un second plus étroit
aurait été flanqué soit de deux, soit de quatre figures allégoriques
représentant la Science et la Nature, la Vie et la Mort, ou d'autres
emblèmes correspondant aux caractères du génie de Buflbn. Enfin
tout en haut, sous un dais de pierre, se serait élevée la statue du
naturaliste. Yoilà le monument véritable qui aurait parlé à l'ima-
gination du dernier paysan, qui lui aurait pour ainsi dire imposé
l'intelligence de cette gloire qui pour lai est lettre close, et le res-
pect de cette grandeur qui pour lui est chimère vague; mais que
peut lui rappeler la figure aride de cette statue solitaire, puis-
qu'elle ne dit déjà rien au lettré?
A l'époque où je me suis arrêté à Montbard, c'est-à-dire durant
'automne dernier, un sentiment de récente reconnaissance augmen-
tait encore le plaisir que j'aurais éprouvé en tout temps à visiter
la retraite studieuse et élégamment austère où ce grand homme a
vécu et pensé loin des pauvres agitations de la stérile politique du
xvni'' siècle. Et à moi aussi, grâce à son œuvre immortelle, il m'a
été donné d'échapper aux affreuses préoccupations de la plus misé-
rable période de notre récente histoire. J'ai passé les longs mois de
la mortelle commune plongé dans la lecture de V Histoire naturelle,
et jamais temps plus douloureux n'a passé aussi vite. Ce beau livre,
le plus complètement beau qui ait été écrit au dernier siècle, m'a
donc conféré le privilège de ne rien apprendre des exploits qui ren-
daient alors célèbres les noms de tant d'hommes obscurs. Il m'enle-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D'aRT. 468
vait si loin de la conception politique du Paris ville libre de Vallès
te proudhonien et de la religion du fusionisme du mystique Babick!
Une seule fois cette lecture m'a reporté vers la pensée des tristes
événemens qui se déroulaient alors à l'indignation et à la stupeur
générales. Lorsque j'arrivai au long chapitre qui traite des ron-
geurs et de leurs innombrables variétés, je ne pus point ne pas re-
marquer qu'il y avait une ressemblance plus que frappante entre
les mœurs de ces bestioles et les passions qui s'agitaient alors dans
la capitale de la France. Jusqu'alors j'avais pensé que l'animal le
plus féroce de la création était le tigre; Buffon et l'anarchie pa-
risienne m'apprenaient au même moment que c'était le rat. Quel
tableau eflrayant le grand naturaliste a tracé de leurs passions
belliqueuses, de leurs rivalités, de leurs luttes, de leurs convoi-
tises ! Si l'on suppose les rats atteignant à la dimension du chat, ils
dépeupleraient le monde. Heureusement c'est contre eux-mêmes
qu'ils tournent leur propre férocité; lorsqu'ils entrent en guerre ou
qu'ils sont poussés par la faim, ils se précipitent sur leurs frères
rats, coupent leurs tètes et les mangent; quand leur faim est satis-
faite, leur férocité mise en mouvement ne se ralentit pas toujours
pour cela, et ils continuent à scalper leurs ennemis à la façon des
Peaux-Rouges. iNon-seulement ils dépeupleraient le monde, si leur
force égalait leur férocité, mais ils l'affameraient. Rien n'égale leur
énergie de rapine; il y a telle espèce, le hamsler par exemple, qui
se creuse des logemens presque impossibles à découvrir à plusieurs
pieds sous terre, et qui entasse dans ses vastes magasins jusqu'à
cent livres de blé par individu. Mais le fait le plus nouveau pour
moi dans cette série de monographies des rongeurs, c'est que l'é-
norme rat parisien de nos égouts et de nos caves, que je croyais une
race autochthone, appartenait au contraire à un peuple d'envahis-
seurs dont l'apparition est de date toute récente. C'est au xviii" siècle
même et une vingtaine d'années seulement avant la publication des
premiers volumes de V Histoire naturelle que ces hordes de Huns et
de Tartares rongeurs se présentèrent dans Paris et ses environs, où
jamais on ne les avait vus auparavant. De quelle contrée prochaine
ou lointaine sortaient-ils, on ne l'a jamais su, au dire de Bulïon, et
comme ils n'avaient pas de nom, le grand naturaliste leur donna
celui de surmulots qu'ils ont conservé, parce qu'il avait remarqué
qu'ils présentaient une assez grande ressemblance avec la race de
rats rustiques connus sous le nom de mulots. Au moment même où
je lisais ce fait singulier, Paris aussi était envahi par des légions
de rats humains d'une espèce jusqu'alors inconnue malgré les nom-
breuses ressemblances qu'elle présente avec l'ancienne race des
anarchistes parisiens. Cette partie de l'histoire naturelle est la seule,
464 REVUE DES DEUX MONDES.
dis-je, qui m'ait replacé par analogie dans le milieu des événemens
contemporains; mais dans toutes les autres parties quel trésor de
paix profonde, de calme enthousiasme, de rêveries sérieuses, m'ou-
vrait ce beau livre ! Quels trésors aussi d'indifférence morale et
de désintéressement dédaigneux ! car que sont toutes nos pauvres
révolutions du temps et du lieu à côté de ces révolutions de l'éter-
nité et de l'infini dont le philosophe déroulait le tableau devant
mon esprit?
Les dispositions générales de l'habitation de Montbard n'ont pas
changé depuis Buffon. Le modeste parterre qui l'accompagne est
encore à peu près tel qu'il existait au xviii- siècle. Rien non plus n'a
été changé dans le parc, cadeau de Louis XV, qui fait suite à ce
parterre. Vu de la grille extérieure , ce parc paraît immense, et ce-
pendant il est vraiment petit; il a cela de particulier qu'on peut s'y
égarer et s'y perdre en tournant pour ainsi dire sur place, tant l'es-
pace a été bien ménagé, et les allées disposées avec intelligence. Sans
s'éloigner de plus de dix pas de son cabinet de travail, Buffon pouvait
s'y créer une promenade aussi solitaire que s'il était allé la cher-
cher à un kilomètre. Ceux qui m'ont précédé à Montbard et qui
prétendent avoir trouvé le cabinet de travail dans l'état où il était
du temps de Buffon ont été plus favorisés que moi; je n'y ai trouvé
que les quatre murs nus. Ce cabinet est placé dans le parc même,
et domine une campagne d'une assez imposante étendue. Des peu-
pliers plantés au-dessous, dans une propriété limitrophe, élèvent
jusqu'à la hauteur de la fenêtre leur cime d'un vert tendre; mais
ces peupliers ne gênaient pas la vue du philosophe et ne troublaient
pas de leur frémissement le cours de ses méditations, car ils ne
furent plantés que dans les dernières années de sa vie. A l'extrémité
du parc s'élève encore la tour, débris du château de Montbard acheté
par Buffon et démoli pour l'agrandissement de son parc; cette tour
fut conservée par lui comme une manière d'observatoire et de bel-
védère. En contemplant de son sommet le paysage agréablement
austère qu'elle domine, je me suis pris à penser qu'il y avait une
analogie vraiment étroite entre le caracLère général du paysage
bourguignon et le caractère du génie descriptif de Buffon. Il n'est
pas impossible que la contemplation assidue de la nature bour-
guignonne ait fini par lui donner les deux qualités dominantes de
sa forme, la constante élévation et l'ampleur. Il y a en effet dans le
spectacle de la campagne onduleuse et régulièrement accidentée
de la Bourgogne une sorte de vertu d'exhaussement qui porte l'âme
jusqu'à une noble moyenne d'élévation dont elle ne la force jamais
à descendre par des brusqueries, des défaillances, ou de soudains
cha!igemens à vue. Connue ces collines sont sans caprice, l'é-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. A65
lévation qu'elles créent dans l'âme est calme et sereine plutôt
qu'enthousiaste. En même temps que l'âme s'exhausse par la vue
prolongée de ces collines, elle se dilate par le spectacle des plaines
larges plutôt que vastes qui s'étendent cà leurs pieds, et se déve-
loppe pour ainsi dire en ampleur dans la même mesure qu'elle
se développe en hauteur; le résultat de cette ampleur et de cette
élévation constantes réunies est cette majesté aisée qui dislingue
non-seulement le style, mais la forme du génie même de Buffon.
En écrivant ces mots d'ampleur, d'élévation, de majesté, com-
ment ne pas penser à cet autre illustre enfant de la Bourgogne,
à cet incomparable maître de la parole, Bossuet? Toutes ces qua-
lités sout aussi les siennes, et elles sont chez lui souveraines; mais le
génie de Bossuet n'a pour ainsi dire que son point de départ en
Bourgogne : l'envergure et le vol de son âme ont une tout autre
ampleur et une tout autre sublimité que celles que nous venons
de décrire. Il n'en est pas ainsi de Buflbn, qui ne s'élève jamais plus
haut que nous ne l'avons dit, et qui n'atteint jamais le sublime de
l'expression, même lorsqu'il raconte ou explique des choses qui
l'appelleraient naturellement. Aussi peut-il être présenté comme le
miroir même de la nature de Bourgogne et comme le modèle accom-
pli du génie propre à cette riche province.
Une autre réflexion me frappe encore du haut de cette tour de
Montbard qui domine tout le paysage des environs : c'est que c'est à
la configuration des collines et mamelons de Bourgogne que Bufibn
a dû celte observation pénétrante sur la correspondance des angles
des montagnes qui joue un si grand rôle dans la Théorie de la terre
et dans les magnifiques tableaux des Epoques de la nature. Nulle
observation n'a eu pour son génie des résultats plus féconds, et on
peut dire qu'elle est le point de départ de toutes les inductions
qui composent son système géologique. Il remarqua que d'ordi-
naire les angles des montagnes se correspondaient, c'est-à-dire que,
si l'une des montagnes présentait un angle saillant, celle qui lui
était opposée présentait invariablement un angle rentrant, absolu-
ment comme il arrive aux bords d'un fleuve lorsque ses eaux ne cou-
lent pas en ligne droite. 11 n'est personne en effet qui n'ait constaté
que, lorsque l'eau d'un fleuve ronge à un certain endroit une de
ses rives en forme de golfe, invariablement le point correspondant
de la rive opposée s'avance en saillie. De la ressemblance de ces
deux faits, Buffon tira la conclusion qu'ils avaient évidemment la
même cause, l'action des eaux. Cette observation, jointe à l'analyse
des substances, à l'examen des coquillages et empreintes pétrifiées
qui se rencontrent à l'intérieur et au sommet des élévations ter-
restres, lui fit rapporter à deux causes et à deux époques diamétra-
TOME xcviii. — 1872. 30
A66 REVUE DES DEUX MONDES.
lement différentes l'origine des montagnes, qu'il divisa en deux
classes : les unes, qui, produit du feu, furent l'effet du premier re-
froidissement de la surface terrestre après la période d'incandes-
cence, absolument comme nous voyons des boursouflures et des
tumeurs se former à la surface du verre en fusion lorsqu'il se re-
froidit; les autres, qui ne sont que les amas des dépouilles des
légions de mollusques et de poissons engendrés dans les eaux,
mêlées aux cendres putréfiées et aux scories dénaturées de la ma-
tière vitreuse primitive roulés ensemble par l'action des eaux.
Ces montagnes de seconde formation avaient donc été non pas le
produit d'un soulèvement subit et d'une révolution de la nature,
mais le résultat d'une cause agissant avec lenteur pendant une
longue période de temps; elles avaient été formées non-seule-
ment des substances fournies par les eaux, mais sous les eaux
mêmes, à une époque où nos continens n'étaient que le lit d'une
ancienne mer. Puis, lorsque ces eaux s'étaient retirées, mettant
peu à peu à découvert ces amas informes, leurs courans avaient
mordu leurs crêtes et leurs flancs, ou s'étaient ouvert un pas-
sage à travers leur épaisseur, et leur avaient donné la forme que
nous leur voyons. Or ce phénomène de la correspondance des an-
gles des montagnes est très frappant dans toutes les chaînes des
mamelons de Bourgogne, et très particulièrement entre Montbard
et Tonnerre. Ainsi Buffbn doit à sa province natale non-seulement
la forme, mais la substance même de ses pensées. De même que les
hommes des anciens temps furent instruits des secrets des choses
non par les divinités olympiennes elles-mêmes, mais par les dieux
inférieurs des campagnes, ainsi c'est par le génie d'une divinité
d'ordre secondaire, et dans le sanctuaire tout rustique du temple
de la Bourgogne, que Buffon a reçu la révélation des secrets de la
cause universelle des choses.
Buffon est peu lu aujourd'hui, sauf dans la partie du public
éclairé qui s'occupe d'études scientifiques; ce qu'en connaissent la
plupart des lettrés, ce sont quelques grands morceaux descriptifs
célèbres comme modèles de pompe et de rhétorique noble, quel-
ques monographies d'animaux, telles que celles du cheval, de l'âne,
du cerf, quelques fragmens des oiseaux; joignez-y pour un petit
nombre ces admirables tableaux des Epoques de la nature , où Buf-
fon a résumé avec tant d'éloquence sa Théorie de la terre, et c'est
tout. Il est rare que le lecteur moderne pousse plus loin la fréquen-
tation de ce livre, qui eut au siècle dernier un si prodigieux succès;
c'est un tort, car je n'en connais pas qui récompense plus pleine-
ment les peines de son lecteur et dont l'étude soit plus féconde. Nul
livre n'est aussi rempli que celui-là de faits curieux, d'observations
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. A67
ingénieuses, de vues fécondes, d'iiypothèses de tout genre; c'est une
véritable forêt vierge d'idées et de conjectures aussi variées que
hardies; seulement j'ai remarqué que, faute de l'attention et de la
patience suffisantes, la plupart des lecteurs ne savaient pas s'o-
rienter dans cette forêt vierge de manière à rencontrer les districts
les plus intéressans sans s'égarer trop longuement. Pour lire BufTon
avec plaisir, il faut préalablement apprendre à le lire, et pour cela
une première lecture rapide est au moins nécessaire. Ce n'est pas
précisément aux monographies d'animaux qu'il faut s'adresser pour
se faire une idée exacte du génie de Buffon : celles des animaux qu'il
avait vus plus particulièrement sont admirables ; mais en somme
il n'en avait étudié directement et minutieusement qu'un très petit
nombre, et il en est une foule dont les* descriptions sont fondées
sur des documens incertains, incomplets ou insuffisans; très sou-
vent il s'est contenté d'une peau empaillée, quelquefois d'un sque-
lette, quelquefois d'un simple dessin représentant la figure de l'ani-
mal, ou même tout simplement de la comparaison des diverses
descriptions données par les différens voyageurs. Buffon n'avait pas
fait de très longs voyages, et il n'avait guère interrogé directement
la nature qu'à ses côtés; ce qu'il savait, il l'avait appris, pour ainsi
dire, sans presque sortir de Montbard et du Jardin du Roi. Aussi les
plus intéressantes et les seules vraiment complètes de ces mono-
graphies sont-elles celles des animaux qu'il connaissait, comme
nous tous, depuis l'enfance, les animaux domestiques, le bœuf, le
mouton, l'âne, le cochon, le cheval, le chien, ou des bêtes fauves
familières à nos forêts, à nos parcs et à nos campagnes, le cerf, le
chevreuil, le daim, le loup. Deux de ces monographies, celle du
cheval et celle du cerf, ont été écrites visiblement avec une prédi-
lection particulière, où le gentilhomme avec ses goûts pour les no-
bles exercices de l'équitation et de la chasse perce sous le savant
naturaliste, caractère qui donne à ces monographies une valeur
presque morale, singulièrement intéressante pour le simple lit-
térateur. A part ces exceptions, du reste fort considérables, ce
n'est pas aux descriptions mômes des animaux qu'il faut s'adresser,
dis-je, pour prendre une idée exacte du génie de Buffon, c'est aux
petites dissertations qui les précèdent et aux observations qui les
accompagnent. Ouvrez par exemple la dissertation sur les animaux
carnassiers, et vous allez vous heurter contre cette idée qui ne
pourra manquer d'intéresser votre réflexion, quel que soit le juge-
ment que vous finissiez par porter sur elle. Réfutant comme une
erreur l'opinion cartésienne, qui essayait de locahser l'âme, Buffon
émet le doute que le cerveau soit plus que toute autre partie du
corps le siège de la substance pensante. Quel est en ce cas le rôle
2^68 REVUE DES DEUX MONDES.
du cerveau? Le savant décrit alors le système nerveux, et le montre
comme un arbre renversé dont les racines seraient en haut, et ce
qui prouve qu'il y a là plus qu'une comparaison, fait-il remarquer,
c'est que la substance des nerfs devient plus délicate, plus molle et
sensible dans les parties qui se relient au cerveau; ce sont donc de
vraies racines, et le cerveau n'est autre chose que leur humus, la
terre où elles plongent pour y puiser avec la nourriture la sève vi-
tale qu'elles renvoient à toutes les parties du corps. Qu'en pensez-
vous? Que l'hypothèse vous paraisse ou non entachée de matéria-
lisme, avouez qu'elle est singulièrement ingénieuse et faite pour
arrêter la pensée. Ouvrez encore la petite dissertation qui précède
la description des singes, Buffon vous y montrera qu'on donne le
nom général de singe à des animaux qui, loin d'être semblables,
n'ont réellement aucun rapport ensemble. Les uns sont de vrais
bimanes, les autres sont quadrumanes; ceux-ci ont une queue,
ceux-là n'en ont pas; chez les uns, cette queue est un appendice
inutile; chez les autres, c'est un véritable instrument d'appréhen-
sion. Ce sont donc des animaux très clifférens, dit Buiïon, et alors il
pose ce piincipe qui fait une des bases de l'histoire des animaux, et
dont la portée n'a pas été peut-être assez comprise : c'est pour les
besoins de la nomenclature que nous établissons des groupes et sé-
ries d'animaux que nous nommons genres et familles, rien de pareil
n'existe dans la réalité. Nous prêtons à la nature des plans d'acadé-
micien et ds savant qu'elle n'eut jam:iis; la nature n'a pas de plan,
elle n'a qu'un but qui est de créer, et elle crée non des espèces et
des genres, mais des individus, et rien que des individus. Je laisse
aux savans à juger la valeur de ce principe; pour moi qui ne suis
pas savant, il me parait la vérité même, vrai ailleurs encore que
dans son application à la nature animale. Mais passons vite : incedo
per ignés.
On le sait, il y a une imagination scientifique particulière qui fait
les grands philosophes de la nature, et cette imagination n'est pas
moins variée que celle qui fait les poètes. Pour prendre les deux
grands exemples modernes, Buffon lui-même et Guvier ont tous
deux l'imagination scientifique; mais quelle différence! L'imagina-
tion de Guvier procède surtout par l'analogie, celle de Buffon par
l'hypothèse. Personne parmi les savans n'a eu la poésie des hypo-
thèses au même degré que Buffon; il les multiplie, il les entasse, il
les porte dans tous les ordres de la nature, il en a de toutes les
sortes, de gigantesques et de puissantes, d'infiniment délicates et
gracieuses. 11 ne saurait y avoir d'hypothèse plus grandiose que
celle par laquelle il explique la formation de notre planète; quelle
imagination, si lourde qu'on la suppose, n'en serait frappée? Une
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 469
comète clans sa course rencontre le soleil, frappe sur cette masse
enflammée un coup oblique et renvoie dans l'espace une partie de la
matière qui le compose. Cette matière s'arrête et s'échelonne selon
les divers degrés de pesanteur et de densité des parties qui la com-
posent; les plus fines et les plus légères sont celles qui sont pous-
sées le plus loin, les plus pesantes, en vertu de la toute-puissance
de l'attraction, sont retenues plus près du soleil; de là le système
planétaire auquel nous appartenons et la place que nous occupons
dans cette hiérarchie d'astres. Voulez-vous un exemple d'hypothèse
qui vous fasse remonter au-delà des âges historiques, jusqu'à cette
époque où les animaux étaient les seuls maîtres de l'univers, et qui
s'accorde avec les récits légendaires des antiques poèmes de l'Inde,
— les combats de Rama contre le roi des singes, et les exploits di-
vins ou mal faisans des animaux, vaches célestes, tigres géans, oi-
seaux prophétiques, — prenez l'hypothèse qu'il a développée dans
son chapitre du cerf, dans son chapitre du castor, dans d'autres en-
core. Nous ne savons pas et nous ne saurons jamais plus quel degré
de sociabilité la nature a donné aux animaux, et jusqu'à quel point
ils ne sont pas capables de former des sociétés véritabl s. Nous ne
le saurons jamais parce que notre présence les a rendus sauvages,
et que leur instinct, une fois dénaturé par la crainte et en quelque
sorte oblit'ré par le prolongement du danger, a fini par changer
entièrement leur nature. Nous voyons que les sociétés d'animaux
ont subsisté pour quelques espèces jusqu'à nos jours dans tous
les lieux où ils n'ont pas été troublés par le voisinage de l'homme;
l'exemple des castors prouve jusqu'à l'évidence que notre présence,
après avoir d'abord gêné leur instinct, finit par le détruire. Ils ne
vivent plus en société que dans quelques districts du Canada; dans
tout le nord de l'Europe, où ils étaient si nombreux jadis, et où
ils étonnaient par leur habileté d'architectes, ils ont délaissé les
lacs qui leur étaient chers, ont oublié leurs arts , et vivent dans
des terriers où ils rampent tristement comme des brutes qu'ils sont
devenus. Nous avons compté dans l'état actuel du monde un petit
nombre d'espèces susceptibles de se former en sociétés; mais
sommes-nous bien sûrs que ce compte soit aussi restreint, sommes-
nous aujourd'hui fondés à déclarer que la nature n'avait créé que
celles-là susceptibles de sociabilité? Voilà une idée à ravir M. Mi-
chelet, et en réalité il s'en est rappelé dans plus d'un chapitre de
ses jolies fantaisies d'histoire naturelle. Et cette hypothèse si in-
génieuse sur l'origine du bois du cerf et de la queue écailleuse du
castor! Le bois du cerf est un bois véritable dont la cause doit être
cherchée dans la nourriture ligneuse du ceif, qui se repaît de jeunes
pousses d'arbres, de mousses, de lichens; c'est un bois composé de
Il70 REVUE DES DEUX MONDES,
parties ligneuses transformées par le séjour dans le corps de l'ani-
mal. De même le castor, se nourrissant de poisson et passant la
plus p^rande partie de sa vie dans l'eau, absorbe, par la nutrition et
par le bain, les molécules organiques vivantes propres à l'élément
de l'eau, en quantité suffisante pour prendre quelque chose du
poisson. La plus remarquable de ces hypothèses est peut-être celle
par laquelle il explique comment la nature, après avoir créé avec
une fécondité si prodigieuse, s'est arrêtée, et ne donne plus nais-
sance à de nouvelles espèces. Il y a deux matières dans la nature,
une matière brute et une matière vivante. La masse entière de la
matière a été brute à l'origine; mais peu à peu, sous l'action de
diverses causes, une multitude infinie d'atomes, de molécules, ont
été pénétrés de vie. Ces molécules se sont rapprochées et réunies
selon leur degré d'alTiuité, se sont créé des moules par le moyen
des molécules inertes, des moules que, par une vertu qui leur est
propre, elles ont pénétrés dans toute leur étendue, se sont dévelop-
pées en êtres vivans et organisées avec une variété infinie. Quand un
certain nombre d'êtres a été suffisamment multiplié, cette fécondité
de la création s'est arrêtée, parce qu'une partie des molécules vi-
vantes s'est trouvée employée à la nourriture des espèces existantes
sous forme de végétaux; mais, si toutes les races d'animaux dis-
paraissaient et que les molécules primitives fussent rendues à leur
liberté ancienne, il n'est point douteux qu'au bout d'une longue
série de siècles elles produiraient de nouvelles espèces d'animaux,
peut-être semblables à celles qui auraient vécu, plus probablement
déformes et de forces nouvelles. La preuve en est dans l'Amérique,
terre plus jeune que nos anciens continens, et dont les races d'ani-
maux sont absolument différentes des nôtres, beaucoup moins nom-
breuses et remarquablement plus faibles, peut-être parce que le
temps a manqué à la nature, peut-être aussi parce que sa force de
fécondité va s' affaiblissant. Je ne prends pas parti pour les hypo-
thèses de Buffon, elles vont loin; je tâche seulement d'en faire res-
sortir l'ingéniosité et la grandeur, et de faire comprendre par cet
exposé la forme d'imagination qui lui est propre.
Ce qui étonne chez Buffon, c'est qu'avec cette force d'imagina-
tion qui lui fait enfanter des hypothèses si variées, il n'a jamais
une émotion, de quelque nature qu'elle soit. Il émet des conjectures
merveilleuses, mais ces merveilles ne l'éblouissent ni ne le transpor-
tent en aucune façon, et il raconte que la terre est descendue du
soleil, et que les mers sont tombées un beau jour sur la terre des
hauteurs de l'espace où elles étaient retenues, sans plus d'émotion,
de tressaillement et d'admiration, que s'il s'agissait d'un ancien in-
cendie d'une tourbière éteinte depuis longtemps ou d'un vieux dé-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. A?!
bordement de fleuves. Sainte-Beuve, qui, malgré les velléités de
matérialisme de ses dernières années, laissait souvent l'homme de la
sensation et du sentiment étouffer chez lui l'homme de la logique,
— et cela à son honneur de lettré, — a été presque choqué lui-
même de cette impassibilité absolue de Buffon, et a écrit à ce sujet
qu'on ne racontait des choses semblables à celles qu'il exposait qu'à
la condition de tomber à genoux aussitôt et de se fondre en prières.
Rien n'est mieux pensé. Il est certain que Buffon est dépourvu abso-
lument de toute piété, et qu'on ne trouve rien chez lui du sentiment
de ce qu'il y a de sacré dans le mystère des choses; mais, cela dit,
il ne faudrait pas lui reprocher trop durement cette impassibilité
et la transformer trop résolument en irréligion. Il n'y a pas que
de la sécheresse philosophique dans cette froideur, et beaucoup
d'autres élémens moins condamnables y entrent, à mon avis. Il y a
d'abord un peu de la hauteur propre à un gentiihomm.e qui s'étonne
peu par habitude et par principe; il y a ensuite le remarquable équi-
libre du tempérament bourguignon, lequel, étant d'ordinaire plus
musculeux que nerveux, est peu porté à ces mouvemens qui mettent
l'âme hors de son assiette et lui font perdre son aplomb. C'est aux
génies nerveux qu'il appartient d'avoir des transes, des extases, des
effusions lyriques; Buffon, bien d'aplomb sur lui-même, ne connaît
rien de pareil. Buffon n'a jamais un mouvement de piété religieuse,
par la même raison qui fait que Bossuet, autre Bourguignon, n'a ja-
mais eu un mouvement de doute, si léger fût-il, une hésitation de
foi, une inquiétude d'intelligence; c'est que l'un et l'autre, quelle
que soit la distance de leurs doctrines, ont également l'âme bien
équilibrée. Enfin il entre dans cette impassibilité beaucoup de la
nature générale propre au Français, surtout au Français d'autrefois.
L'imagination de Buffon, quelque riche, quelque brilîaute, quelque
féconde qu'elle soit, est la mieux ordonnée et la plus régulière que
je connaisse. C'est une imagination classique, dont les visions et les
conjectures se développent avec la même méthode, la même clarté,
la même symétrie, le même enchaînement rationnel qu'une tragédie
de Corneille ou de Racine, ou une exposition dogmatique de Bos-
suet. C'est sur cette explication, qui est en même temps une demi-
excuse et justification de cette impassibilité trop vivemant repro-
chée à Buffon, que je veux prendre congé de sa grande mémoire.
Emile Montégut.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 mars 1872,
L'autre jour, à Versailles, comme, à l'occasion de la loi sur l'Interna-
tionale, on se laissait aller de part et d'autie à proposer l'éternel remède,
la souveraine panacée de la monarchie ou de la république, un inter-
rupteur jeiait dans le bruit ces simples mots : « nous voulons avant
tout que la France vive! » Il n'est pas rare que de semblables paroles
retentissent dans l'assemblée, que dans ces tumultes trop souvent re-
nouvelés, au milieu des combats que se livrent les passions des partis,
on s'écrie avec une sorte de remords, avec un accent de reproche mu-
tuel : « Et les Prussiens! et les départemens envahis! et les 3 milliards
à payer! et le pays qui souffre et qui attend ! » On ne peut certes mieux
dire, c'est le cri du patriotisme qui s'exhale de temps à autre dans la
confusion des débats publics comme le chœur dans les tragédies anti-
ques, et ce qui éclate sous la forme d'une interruption, tout le monde
le pense, tout le monde le sent, cela n'est point douteux. Qu'on écoute
les membres de l'assemblée les plus renommés et les plus obscurs,
ceux qui comptent et ceux qui ne comptent pas devant l'opinion, il n'en
est pas un seul qui ne convienne de tout, qui ne comprenne le danger de
provoquer des divisions fatales, de soulever des discussions prématu-
rées, désastreuses ou stériles, qui ne reconnaisse la nécessité de se rat-
tacher à la seule politique possible et salutaire, la politique du patrio-
tisme et du bon sens. Oui, on l'avoue, on le comprend, et on n'en fait
ni plus ni moins. Malheureusement ce qu'on dit dans une conversation
ou dans une interruption, on ne peut parvenir à le transformer en règle
de conduite; on fait la provision la plus ample de résolutions géné-
reuses, et aussitôt qu'on rentre dans la mêlée, dès qu'on se remet à
l'œuvre, on retombe sous la tyrannie des considérations les plus secon-
daires, on revient aux excitations, aux défiances, aux antipathies de per-
sonnes ou d'opinions, à tout ce que l'esprit de parti peut imaginer de
plus meurtrier ou de plus futile. On passe le temps à s'observer, à se
combattre mutuellement avec des réticences et des arrière-pensées; on
REVUE. — CHRONIQUE. UlZ
s'occupe surtout d'empêcher ses adversaires de gagner du terrain, dût-
on n'en pas gagner soi-même. La droite accuse la gauche, la gauche ac-
cuse la droite, les centres gémissent, le gouvernement regarde, et tout
va un peu à la diable.
Disons le mot : on sent bien à coup sûr l'amertume de nos désastres,
on n'ignore pas que nous sommes dans une des situations les plus ex-
traordinaires et les plus affreuses oij la mauvaise fortune ait jamais jeté
un peuple, et, pour faire face à cette situation, on se figure trop qu'il
suffit de recourir aux moyens ordinaires, de revenir aux habitudes an-
ciennes, aux tactiques des partis, aux petites combinaisons parlemen-
taires. Non, malheureusement cela ne suffit pas. C'était bon ou accep-
table autrefois, lorsqu'on vivait dans des conditions plus ou moins
agitées, plus ou moins précaires, mais encore intactes, — lorsque la
France n'avait pas souffert du mal de l'invasion et de cette dissolution
morale qui a fait sa faiblesse devant l'étranger. Aujourd'hui le mal a
éclaté dans toute sa force, il se manifeste sous les formes les plus sai-
sissantes; il ne s'agit plus pour y remédier de tactiques plus ou moins
habiles, de combinaisons plus ou moins adroites pour éluder les difficul-
tés : il n'y a plus d'autre ressource que de chercher dans les circonstances
mêmes le secret d'une politique qui, par ses inspirations et par ses pro-
cédés, s'élève à la hauteur d'une situation si cruellement aggravée. 11
faut que la France vive, on l'a dit avec une poignante vérité, il faut que
la France se délivre, se réorganise, se reconstitue; il faut que toutes les
prétentions, toutes les impatiences, toutes les arrière-pensées plient de-
vant cette suprême et impérieuse nécessité. Tout est là, et c'est parce
qu'il en est ainsi que le provisoire, ce malheureux provisoire où nous
avons été jetés par une tempête, avait sa raison d'être, puisque par sa
nature il pouvait mieux que tout autre concentrer toutes les forces dans
l'œuvre commune de réparation nationale, puisqu'il ne demandait aux
partis que leur patriotisme sans leur imposer le désaveu de leurs prin-
cipes ou l'abdication de leurs espérances, puisque seul il pouvait tenter
avec quelque chance de succès cette gi'ande conciliation momentanée
qu'aucun autre régime n'aurait pu réaliser.
Ce provisoire, il n'a point cessé d'avoir sa raison d'être, et c'est ce
qui le soutient encore au milieu des singuliers assauts qu'on dirige
contre lui; mais il est bien clair que, si l'on veut qu'il garde une certaine
efficacité, et nous pourrions même dire sa moralité, il faut le pratiquer
avec le sentiment supérieur des grandes nécessités publiques qui l'ont
produit, non avec des passions de partis ou des réminiscences d'un autre
temps. 11 faut, en un mot, l'accepter simplement et franchement pour ce
qu'il est, comme un système transitoire, anonyme et collectif de réor-
ganisation nationale qui appelle toutes les coopérations. Si l'on veut por-
ter dans la pratique de ce régime toutes les excitations, les raffmcmens,
les subtiliiés, les rancunes, les jalousies de l'esprit de parti, il en ré-
h7ll REVUE DES DEUX MONDES.
suite ce que nous voyons depuis quelques semaines. C'est une mêlée
indescriptible, où l'on finit par ne plus se reconnaître. Faute d'une di-
rection supérieure et d'une idée nette des situations, on tombe dans
une confusion agitée et stérile. On n'a plus même le sentiment de la
proportion exacte des choses. On se détourne des questions les plus
graves, et on grossit des incidens qui n'ont aucune importance. On con-
fond tout, on brouille tout, on court après les interpellations, on se jette
sur un change-ment de ministre comme sur une bonne fortune, on voit
des crises partout, dans la moindre divergence qui peut s'élever entre
l'assemblée et le gouvernement. Devant Je pays qui attend, qui travaille,
qui ne demande que le calme, on offre le spectacle d'une vie publique
artificielle et fiévreuse où depuis quelques jours particulièrement se
succèdent les scènes tumultueuses, comme ce vacarme que M. Saint-
Marc Girardin a eu dernièrement à maîtriser par son sang-froid et sa
fermeté. Et sait-on quelle est la conséquence? Tout récemment on s'est
mis à la recherche d'un régime définitif, oa ne l'a point trouvé, on ne
s'est pas senti la force de résoudre ce problème en effet fort redoutable;
aujourd'hui on s'occupe à ruiner ce régime provisoire qui est notre der-
nière ressource, de telle sorte que, si l'on n'y prend garde, avant qu'il
soit longtemps on finira par se trouver entre un définitif insaisissable et
un provisoire progressivement déconsidéré, livré à toutes les suspicions,
devenu chaque jour plus diflicile à pratiquer. Que restera-t-il après
cela? que veut-on faire de nous? On ne peut pas ou l'on ne sait pas
édifier la maison dans laquelle on a la prétention de nous loger, et on
ébranle la tente qui nous abrite contre les derniers souffles d'une tem-
pête qui pourrait renaître à l'improviste.
11 faut cependant arriver à savoir ce qu'on veut, il faut choisir. Si par
une illusion suprême et obstinée on croit encore à la possibilité de fixer
dès ce moment le présent et l'avenir de la France dans un régime d'in-
stitutions définies, il n'y a point à hésiter, il faut poser la question et
mettre aussitôt la main à l'œuvre pour la trancher. Si, comme cela n'est
que trop évident, on croit cette tentative impossible aujourd'hui ou
tellement difficile, tellement périlleuse qu'elle ne résoudrait rien, et
qu'elle pourrait tout compromettre, il faut savoir se décider, et le mieux
encore est de ne pas se donner l'air de céder et de résister à la force des
choses, de faire de la politique de mauvaise humeur. Ce qu'il y a de
plus sage, c'est de s'arranger résolument, de façon à tirer le meilleur
parti possible d'un régime qu'on appellera provisoire, si l'on veut, et
qui en fin de compte est la souveraineté nationale dans ce qu'elle a de
plus simple, de plus élémentaire. Voilà la vérité sans équivoque et sans
subterfuge.
Sans doute ce régime n'est point dénué d'inconvéniens, il exige de la
part de ceux qui sont chargés de le mettre en œuvre des ménagemens
infinis, une patiente vigilance, un infatigable esprit de conciliation, une
REVUE.
CHRONIOUE. à7b
volonté absolue de subordonner toutes les questions secondaires à l'in-
térêt supérieur du pays, d'éviter les conflits inutiles. Hélas! toutes ces
conditions nécessaires, impérieuses, ce n'est pas le régime provisoire qui
nous les impose, c'est la fatalité même de notre situation qui nous les
inflige. Non, nous ne sommes pas libres de nous abandonner à toutes nos
fantaisies, nous ne sommes pas libres de jouer le sort du pays pour faire
triompher nos idées de prédilection, nous ne sommes pas libres de per-
dre le temps en indignes tumultes parlementaires à propos de l'applica-
tion d'un article du règlement intérieur de l'assemblée, lorsque les mois
s'écoulent, lorsque chaque jour nous rapproche de l'époque où nous
aurons 3 milliards à payer pour reconquérir la liberté de nos départe-
mens laissés en gage. Est-ce qu'un régime définitif quelconque nous
exonérerait de ces conditions douloureuses, et aurait la vertu magique
de nous dispenser de bon sens, de patriotisme? Est-ce la faute de ce
provisoire où les circonstances nous ont placés si nous ne savons pas
nous en servir, si à côté des inconvéniens inévitables qu'il entraîne nous
ne savons pas découvrir les moyens qu'il nous offre pour délivrer le
pays, pour le mettre à l'abri des coups de main et des aventures, pour
lui assurer la libre possession de lui-même dans la paix intérieure? C'est
le pays, répète-t-on sans cesse, qui réclame la fin de ce fatigant provi-
soire, qui se lasse et s'inquiète de cette situation sans nom et sans len-
demain. D'abord le pays n'est pour rien dans ces excitations d'opinions
contraires où on lui donne si bénévolement un rôle, le pays est tran-
quille, les partis seuls sont à s'agiter autour d'un héritage qu'ils se dis-
putent avant qu'il soit ouvert; mais en outre ce qu'on dit sur la nécessité
de fixer les destinées du pays pourrait être vrai, si la monarchie, le jour
où elle serait proclamée, ne devait pas avoir contre elle les républicains,
les bonapartistes, les socialistes, prêts à lui disputer sa victoire, — si la
république de son côté n'était pas exposée à rencontrer toutes les dé-
fiances, toutes les craintes, tous les effaremens, si en un mot dans tout
cela il n'y avait pas, au lieu du définitif qu'on poursuit, la guerre civile,
qui livrerait plus que jamais la France à l'étranger.
Qu'on y réfléchisse bien : la difficulté n'est point dans la nature d'un
régime qui par lui-même se prête à tout, qui est naturellement ce qu'on
le fait; elle est en nous tous, dans les passions qui s'agitent, chez ceux
qui sont chargés de nous représenter, de nous gouverner, et dont l'atti-
tude n'est malheureusement pas étrangère aux incohérences d'une situa-
tion qu'on laisse s'amoindrir et s'énerver. Le mal vient de ce qu'on n'a
peut-être pas fait tout ce qu'il fallait dès le premier moment pour pré-
ciser les conditions de cet ordre provisoire, pour définir les rapports
de l'assemblée et du gouvernement, pour dégager avec netteté les points
fixes de la politique, ceux qu'un sentiment commun de patriotique pru-
dence devait mettre en dehors de toute discussion. Aujourd'hui c'est
une situation à redresser, à relever à la hauteur où elle aurait dû rester
476 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours, et cela ne se peut évidemment que par un effort énergique de
l'assemblée sur elle-uiême pour se préserver des confusions qui l'affai-
blissent, par la fermeté du gouvernement dans la direction des affaires,
par la bonne volonté de tous. M. de Guiraud, en interpellant l'autre
jour le gouvernement sur la retraite de M. Pouyer-Quertier, a fait avec
une discrétion incisive la critique de tout ce qui se passe en ce moment,
et rien en véiité n'était plus facile. 11 n'a pas vu seulement qu'il faisait
la critique de l'assemblée elle-même en accusant M. Thiers de gouver-
ner avec tous les partis, de ne pas aller planter son drapeau dans le
camp de la majorité! D'abord comment veut-on que M. Thiers gouverne
autrement avec un régime dont l'essence est justement de n'être le
triomphe d'aucun parti, de n'avoir d'autre objet qu'une œuvre de réor-
ganisation nationale? Mais de plus où est donc cette majorité dont on
parle? Sans doute il y a une majorité des grands jours qui se retrouve
dans les momens difficiles où tout doit plier devant une nécessité impé-
rieuse. Ce qui manque, c'est une majorité permanente, accoutumée à
une action commune, ralliée autour de ce programme tout simple, tout
tracé par les circonstances, qui pourrait se résumer en un seul point, la
résolution inflexib'e de maintenir ce qui existe, d'écarter toutes les
questions irritantes et périlleuses de constitution définitive tant qu'un
fragment du territoire reste au pouvoir de Tennemi.
Que l'assemblée, avertie par le danger des divisions qui la travail-
lent, forme en elle-même cette majorité, que le gouvernement, appuyé
sur ce faisceau plus national que politique, se fortifie, se complète au
besoin, donne une impulsion nouvelle à la marche des affaires, c'est là
précisément ce qu'on ne cesse de demander. Il est bien certain que, si
une majorité décidée de l'assemblée et le gouvernement 's'entendaient
sur les deux ou trois points essentiels de la politique, tout serait sin-
gulièrement simplifié. La situation serait pour le moment assurée, et
resterait à l'abri de ces oscillations qui réveillent perpétuellement une
impression de doute et d'incertitude. Les incidens qui pourraient sur-
gir à l'improviste ne seraient que des incidens, et n'auraient qu'une mé-
diocre importance. M. Victor Lefi^anc serait libre de présenter sa loi sur
la presse, la commission parlementaire serait libre de modifier cette
loi, personne n'aurait l'idée qu'une crise sérieuse pût sortir d'une di-
vergence dans une semblable question. M. Pouyer-Queriirr pourrait
quitter le ministère des finances, il serait mêvsie suivi par quelques
autres de ses collègues, dont la retraite n'affaiblirait certes pas le gou-
vernement; ce ne serait pas une grosse affaire. En un mot, tout se ré-
gulariserait autant que possible, ce serait la subordination de tous les
intérêts secondaires à l'intérêt supérieur, et M. Thiers pourrait tranquil-
lement s'occuper du grand objet de toutes les pensées, de cette libéra-
tion du territoire à laquelle nul ne songe plus que M. le président de la
république. M. Victor Lefranc a prononcé récemment quelques mots qui
REVUE. — CHRONIQUE. /|77
prouvent qu'en dehors de cette malheureuse souscription nationale,
qu'on a un peu durement découragée, il doit se préparer quelque
combinaison. La meilleure serait évidemment celle qui associerait les
capitaux étrangers à Taffranchissement de la France, et qui hâterait
notre libération en présentant des garanties que l'Allemagne serait dis-
posée à recevoir dès ce moment. C'est là le problème à résoudre avant
tout pour que « la France vive, » comme on le disait; on ne désespère
point, à ce qu'il paraît, d'y arriver d'ici à quelques mois. Il faut conve-
nir que devant ceite question toutes les autres questions s'effacent,
même celle du procès d'un ancien préfet et de la retraite de M. Pouyer-
Quertier à la suite de la déposition que l'ancien ministre des finances
est allé faire devant la cour d'assises de Rouen.
Elle n'était pas cependant sans une certaine importance, cette singu-
lière affaire qui vient de se dérouler devant le jury normand, elle n'était
pas sans une certaine signification dans l'ordre des faits contemporains.
L'ancien préfet de l'Eure sous l'empire était accusé, on le sait, d'avoir
détourné des fonds du département qu'il était chargé d'administrer,
d'avoir prodigué les viremens fantastiques, les mémoires fictifs, pour dis-
simuler certaines dépenses. M. Pouyer-Quertier, appelé couime témoin,
a dit ce qu'il a cru devoir dire; il a seulement un peu trop oublié peut-
être qu'il était ministre des finances en laissant voir quelque complai-
sance pour un système qui pouvait conduire à des procédés administratifs
au moins étrangns, à des irrégularités par trop choquantes; il y a eu
même un instant où il a donné une sorte d'éclat à un dissentiment entre
lui et ses collègues du cabinet au sujet de ce procès. L'accusé a été ac-
quitté, le témoin a payé de son portefeuille non pas sa déposition, mais
l'attitude quelque peu hasardée qu'il avait prise dans cette affaire. Que
M. Pouyer-Quertier, dans les explications qu'il a données devant l'as-
semblée, ait plus ou moins persisté dans des théories financières qui
ont été d'ailleurs supérieurement réfutées par M. Casimir Perler, là n'est
point la question. Que l'ancien préfet de l'Eure, de son côté, ait été ac-
quitté ou condamné, ce n'est point là encore le point principal. Le jury
était libre dans son jugement, il a renvoyé absous l'accusé qu'il avait
devant lui, tout est dit ; mais ce qu'il y a de grave et de curieux, c'est
cette histoire d'une administration préfectorale sous l'empire qui s'est
déroulée pendant quelques jours devant la cour d'assises de Rouen.
Ainsi voilà un aéronaute à qui on demande un mémoire de terrassier
pour des travaux qu'il n'a pas faits naturellement; voilà une somme af-
fectée à un asile d'aliénés qui passe à l'ameublement d'une chambre à
coucher; voilà un argent destiné à un établissement quelconque, et dont
on se sert pour les jardins de la préfecture. Les choses vont de cette fa-
çon, 11 n'y a point de crime, dit-on, ce n'est qu'une irrégularité qui se
commet partout, dont le conseil-général avait le secret. Il n'est pas
moins vrai que l'irrégularité qui ne cache aujourd'hui aucune action
ii78 REVUE DES DEUX MONDES.
malhonnête peut demain dissimuler quelque détournement frauduleux,
quelque honteux gaspillage. Où est la garantie? où est la possibilité
d'un contrôle efficace? Lorsque l'arbitraire s'est établi au sommet, il
descend jusqu'aux moindres degrés de l'admniistration. Ces viremens
qu'on invoque sont le commode passeport de toutes les fantaisies. Et si
ces faits sont à noter, c'est qu'ils jettent un jour singulier sur l'admi-
nistration ou du moins sur les procédés de certains administrateurs de
l'empire, c'est qu'ils ont un sens politique, c'est qu'ils ne sont point
malheureusement étrangers à tous nos désastres. S'il y avait eu un
contrôle véritable, sérieux, il n'y aurait pas eu ces insaisissables dépla-
cemens de dépenses qui ont appauvri nos forteresses, nos armemens,
nos approvisionnemens, pour alimenter la ruineuse et meurtrière expé-
dition du Mexique. Voilà la triste moralité de cette affaire.
Oui, l'histoire récente de la France commence là, dans cette obscurité
de l'arbitraire, pour se dérouler bientôt à travers les péripéties san-
glantes et aller se perdre dans cette insurrection du 18 mars, sur la-
quelle une commission de l'assemblée a fait une enquête dont les résultats
offrent le plus saisissant intérêt. L'histoire de l'infortune française est
là tout entière, douloureusement, tragiquement écrite dans tous ces
faits, dans toutes ces dates qui se succèdent, dans tous ces détails et ces
témoignages scrupuleusement recueillis; on peut la saisir dans ses ori-
gines, dans ses suites néfastes. Assurément rien n'est plus instructif que
cette enquête qui vient d'être publiée, qui éclaire la marche des événe-
mens, qui jette une lumière si étrange sur les choses et même sur cer-
tains hommes qui n'ont pas précisément un rôle des plus brillans. C'est
tout un ensemble anarchique, confus, sinistre, où toutes les passions
de sédition fermentent pendant cinq mois de siège pour faire explosion
au dernier jour en présence de la patrie abattue et de l'ennemi campé
autour des murs de Paris! Et qu'on ne se figure pas que les tristes hé-
ros de cette fatale et lugubre aventure ignoraient ce qu'ils faisaient et
où ils allaient; ils le savaient très bien, témoin la curieuse déposition
où l'on peut lire ces mots proférés par un de ces malheureux : a Si
nous sommes vaincus, nous brûlerons Paris, et nous ferons de la France
une seconde Pologne! » Voilà comment ils entendaient sauver et régé-
nérer la France ! Or dans tous ces événemens quel est le rôle de l'in-
lernationale? C'est une question qui n'est pas seulement étudiée dans
l'enquête, qui est en ce moment même discutée devant l'assemblée, où
le gouvernement a porté une loi qui frappe d'interdiction et de peines
sévères l'association internationale. On peut dire aujourd'hui, et on l'a
dit dans la discussion, que cette triste et malfaisante société a perdu
sa puissance, qu'elle n'est plus dangereuse, que la frapper d'une loi spé-
ciale c'est lui donner le relief de la persécution; qu'on dise ce qu'on
voudra, on ne peut pas laisser vivre une affiliation dont l'existence est
un attentat permanent, par cela même qu'elle menace la société fran-
REVUE. — CHRONIQUE. 479
çaise dans son unité morale, le pays dans son indépendance nationale.
D'autres et notamment le rapporteur de la commission de rassemblée,
M. Sacaze, avaient commencé avec talent l'instruction de ce procès, le
garde des sceaux, M. Dufaure, vient de l'achever avec une verve singu-
lière d'éloquence et de bon sens. Ce n'est pas la loi qui interdit l'eau et
le feu à l'Internationale, c'est l'Internationale qui s'est placée d'elle-
même hors de la loi française. Il n'y a plus en vérité qu'à constater
cette situation. L'unique question est de savoir quel est le meilleur
moyen d'assurer à la société française une défense, aux ouvriers eux-
mêmes une sauvegarde contre ceux qui exploitent leur misère ou leur
crédulité pour chercher jusque dans le sang et les ruines la satisfaction
d'une malsaine ambition.
C'est le malheur de la France de s'être trouvée d'un seul coup réduite
à toutes les extrémités, atteinte dans sa force militaire, dans sa sécurité
intérieure, dans son prestige et son ascendant de puissance européenne.
Elle a eu tout à refaire à la fois, une armée, un gouvernement, des
finances, une administration, une diplomatie. Est-il surprenant que de
si grands désastres ne se réparent pas en un jour, qu'une nation si
éprouvée, cette nation fùt-elle la France, ne se relève point instantané-
ment, qu'elle se sente embarrassée, enchaînée dans son action? Non, ce
n'est pas là ce qui doit surprendre, et il est trop clair qu'il y a une
sorte de contradiction douloureuse entre le souvenir de ce qu'on pou-
vait autrefois et le sentiment de ce qu'on peut aujourd'hui. L'essentiel
est qu'on se fasse des idées et un système de conduite en rapport avec
les circonstances, de telle façon que notre pays puisse ressaisir par de-
grés le fil de ses destinées, retrouver cette prospérité dont il a en lui-
même tous les élémens et le rang qui lui est dû en Europe. C'est sur-
tout dans la politique extérieure l'affaire de notre diplomatie.
La grande et unique préoccupation de notre diplomatie doit être évi-
demment aujourd'hui de reprendre partout, si l'on nous passe le terme,
une bonne position, de ne rien compromettre, de savoir où sont nos
amis, 01^1 sont nos ennemis, et surtout de renouer patiemment tous ces
liens de traditions, d'intérêts, de civilisation commune, qui unissent la
France aux nations qui l'entourent, que les événemens ont pu mettre à
l'épreuve sans les rompre. Pense-t-on qu'il fût très opportun d'engager
l'action de la France dans certaines questions avec l'unique chance de
créer des susceptibilités et des froissemens là où il n'y aurait, si on
le voulait, qu'une amitié et des affinités naturelles? Nous parlons ici
plus particulièrement de l'Italie et de nos relations avec le cabinet de
Rome. Le gouvernement, qui a dans les mains tous les fils de la poli-
tique extérieure, a sagement compris l'intérêt supérieur de la France;
il n'a pas voulu laisser planer plus longtemps un nuage ou une équi-
voque sur ses rapports avec le gouvernement italien, et M. Fournier
est décidément officiellement ûommé ministre de France à Rome. Ce
Zi80 REVUE DES DEUX MONDES.
n'était plus une question, si l'on veut. Il n'y avait, à proprement par-
ler, aucune difficulté, puisque le gouvernement s'était déjà prononcé
en désignant M. de Goulard comme représentant de la France à Rome;
mais enfin on avait si bien fait, les commentateurs de toute sorte s'é-
taient si bien ingéniés à tout embrouiller, à tout obscurcir, sous pré-
texte de tout expliquer, qu'on ne savait plus à quoi s'en tenir, qu'il
finissait par en résulter une situation aussi embarrassante pour le gou-
vernement italien que pour le gouvernement français. Aujourd'hui tout
cela est éclairci, l'affaire est réglée, et M. Fournier va définitivement
partir pour Rome. L'affaire est-elle bien réglée en effet comme on pour-
rait le croi e? Oui certainement elle doit l'être; seulement, comme tout
doit être singulier dans cette question, il se trouve qu'au moment même
où le gouvernement envoie son représentant auprès du roi Victor-Em-
manuel au Quirinal, une commission de l'assemblée croit devoir insister
pour provoquer un débat parlementaire sur des pétitions qui ne ten-
draient à rien moins qu'à réclamer une intervention de la France en fa-
veur de la souveraineté temporelle du saint-siége. Ces pétitions, on les
croyait ajournées indéfiniment; pas du tout, elles tiennent au cœur de
M. Chesnelong et de M. de Belcastel, La discussion s'ouvrira un de ces
jours, on redira ce qu'on a déjà dit au mois de juillet dernier, on renou-
vellera des protestations aussi dangereuses qu'inutiles. Il y a de grands
politiques à Ver.-ailles qui trouvent que la France a trop d'amis dans le
monde, qu'elle n'a pas assez de difficultés sur les bras, et qui sont très
passionnément, très obstinément occupés à préparer une manifestation
dont l'effet ne peut être assurément de rendre au pape la puissance tem-
porelle qu'il a perdue, mais qui pourrait en certains cas devenir une
étrange manière de faciliter la mission de M. Fournier à Rome.
Qa'on recommence, si l'on veut, une discussion qu'on croyait avoir
épuisée il y a huit mois; la politique de la France s'attestera sans nul
doute dans un simple ordre du jour qui écartera toutes les considérations
blessantes pour l'Italie; le gouvernement y aidera de tous ses efforts, de
toute sa sagesse, l'assemblée elle-même refusera de sanctionner ces ma-
nifestations périlleuses auxquelles on voudrait la provoquer, et il y a
une raison souveraine pour qu'on ne fasse rien : c'est qu'on ne peut et
qu'on ne doit rien faire, c'est que ceux-là mêmes qui défendent le plus
vivement les pétitions n'oseraient pas aller jusqu'au bout de leur pen-
sée. Ce sont des esprits chimériques qui, dans l'illusion de leur fana-
tisme ou de leur foi , ne se rendent même pas compte des conséquences
de ce qu'ils proposent. Que des évêques, que des prêtres se croient te-
nus de témoigner en faveur du saint-père, qu'ils regrettent pour le
pipe la souveraineté temporelle perdue, ils sont dans leur rôle, ils
considèrent la question au point de vue religieux et rien qu'au point de
vue religieux. On sait du moins qu'ils sont liés par ce qu'ils regardent
comme un devoir sacerdotal, et naturellement leur opinion n'a pas un
REVUE. — CHRONIQUE. /|81
poids décisif dans une grande question internationale; mais y a-t-il un
politique assez aveugle ou assez léger pour proposer à la France un
système qui ne pourrait la conduire qu'à une guerre inévitable avec
l'Italie ou à une démonstration puérile? Avant de songer à la souverai-
neté temporelle du pape, il nous est permis sans doute de songer à la
France. — Mais non, disent ces grands politiques, ce n'est pas la guerre
qu'on demande, on se borne à solliciter une intervention diplomatique
auprès des puissances de l'Europe. — Et sur quoi se fonderait cette in-
tervention? auprès de qui interviendrait-on? Est-ce sérieusement qu'on
parle de s'adresser à la Russie, à l'Autriche, qui s'est désintéressée de
tout ce qui se passe en Italie, à l'Espagne, qui a demandé un roi à la
maison de Savoie? Eh bien! soit, qu'on n'intervienne pas, ajoute-t-on,
qu'on s'abstienne du moins de sanctionner les événemens qui ont mis
Rome au pouvoir de l'Italie par l'envoi d'un ministre de France. Ignore-
t-on qu'entre des puissances qui se respectent c'est là unc> rupture di-
plomatique, qu'une rupture diplomatique conduit bientôt à une rupture
niorale, nationale, et à tout ce qui peut s'ensuivre? N'y eût-il même que
cette discussion qu'on veut provoquer, et que les députés catholiques
qui s'en font les promoteurs devraient avoir la prévoyance d'ajourner
ou plutôt d'abréger, n'y eût-il que cela, il ne faut pas croire que ce soit
absolument sans danger, car enfin on dira tout ce qu'on voudra à Ver-
sailles, on parlera durement de l'Italie, du roi Victor-Emmanuel. Or il
y a un parlement à Rome, on pourra répondre à ce qui aura été dit à
Versailles, et quel que soit le vote, fût-il le plus favorable, il peut rester
des traces de ces animosités parlementaires. On créera des difiicultés
aux deux gouvernemens; on entretiendra autour d'eux des susceptibi-
lités, lorsqu'on devrait comprendre au contraire qu'entre la France et
l'Italie il ne peut y avoir que des raisons d'amitié et d'alliance, lorsque
la meilleure politique est de multiplier et de fortifier les rapports d'in-
timité entre les deux pays. Eh non! on ne fera pas la guerre à l'Italie
pour rétablir le pape, c'est bien évident; soit : on n'aura pas du moins
perdu son temps, on aura donné libre cours à sa mauvaise humeur, et
on aura fait ce qu'on aura pu pour susciter des ombrages, pour laisser
croire que la France garde toujours quelque arrière-pensée dans ses
rapports avec la nation italienne, tandis que c'est assurément le moin-
dre des soucis de la masse du peuple français.
C'est une étrange manière de servir notre malheureux pays. Et sait-on
à qui profitent ces démonstrations sans prévoyance, sans portée réelle,
mais non sans danger? A M. de Bismarck, qui est assez habile pour ti-
rer parti de tout, et qui ces jours derniers, dans la chambre des sei-
gneurs de Berlin, n'a pas manqué de faire grand bruit de la petite effer-
vescence catholique de Versailles, en lui donnant une étendue et une
signification qui étonneraient, si une hardiesse quelconque pouvait sur-
XOME xcvui. — 1872, 31
/i82 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre de la part du prince-chancelier de l'empire allemand. Sans
doute M. de Bismarck avait son objectif personnel et direct dans cette
affaire; il avait à enhver le succès de sa loi sur l'inspection des écoles,
qui rencontrait dans la chambre des seigneurs une assez vive opposi-
tion. 11 avait convoqué le ban et l'arrière-ban de ses partisans. Cela ne
suflisait pas encore, à ce qu'il paraît. Au moment voulu, à la dernière
heure, il a tiré du fourreau une arme infaillible. Il s'est trouvé par ha-
sard avoir découvert dans son courrier du matin un rapport qui venait
justement de lui être adressé par un des diplomates « les plus expéri-
mentés et les plus considérés. » Et que disait ce mystérieux rapport si
opportunément arrivé à Berlin dans la valise de M. d'Arnim? 11 assurait
que la France, à n'en pas douter, méditait une revanche, qu'elle atten-
dait l'effet des agitations religieuses fomentées en Allemagne sur un
mot d'ordre venu de Rome, de Paris, de Bruxelles, de Genève, — qu'elle
comptait sur ces agitations pour <( paralyser la force et l'unité alle-
mandes, » prête à saisir l'occasion propice et à se lever au signal du
clergé, qui a inscrit sur son drapeau : « vengeance contre l'Allemagne et
rétablissement de l'hégémonie française. » Cette révélation, qui fait
honneur à la sagacité du diplomate auteur du rapport, n'a pas manqué
son effet, on le comprend : la loi sur l'inspection des écoles a été votée
à une assez grande majorité; mais M. de Bismarck ne se contente pas
de si peu, il est homme à poursuivre plusieurs objectifs à la fois, et,
puisqu'il était en veine de divulgations intéressantes, il a continué la
lecture du fameux rapport, où il est dit qu'il ne faut pas se faire illusion,
qu'avec la revanche contre l'Allemagne nous préparons « un coup contre
l'Italie, » que nous ne nous arrêterons pas tant que nous n'aurons pas
ramené notre drapeau au-delà des Alpes et rétabli dans le pays « la
domination papale, c'est-à-dire la domination française représentée par
le pape. » C'est notre dernier mot! Allons, l'armée que réorganise
M. Thiers a de la besogne devant elle, la France médite de l'envoyer à
Berlin et à Rome! Heureusement M. de Bismarck est là, et il a chargé
sans doute le prince Frédéric-Charles, qui par hasard, lui aussi, se
trouvait à Rome en ce moment-là, de rassurer le gouvernement italien.
Qu'a pu dire le prince Frédéric-Charles au roi Victor-Emmanuel? Nous
ne le savons certainement pas; ce qu'il y a de curieux tout au moins,
c'est ce rapprochement entre le langage tenu par M. de Bismarck à Ber-
lin et le voyage du prince prussien à Rome. Le chancelier de l'empire
allemand a pensé que les manifestations intempestives qui se sont pro-
duites depuis quelque temps à Versailles étaient pour lui la meilleure
occasion d'offrir son alliance à l'Italie, de déployer ce spectacle de l'in-
timité des deux nations qui ont marché ensemble au combat en 1866.
Les Italiens, qui sont de fins et clairvoyans pohtiques, ont dû savoir
beaucoup de gré à leur ancien allié, mais assurément ils ne se sont
pas sentis assez menacés pour accepter ses offres. Quoi qu'on en dise,
REVUE. CIinONIQUE. liSZ
ce n'est pas le penchant des vrais patriotes, des vrais libéraux italiens,
de ceux qui ont fondé et affermi l'indépendance, de se tourner vers l'Al-
lemagne. Ils sentent au contraire toute la force des liens qui unissent
leur pays à la France, et l'homme à l'esprit élevé qui dirige la politique
extérieure de l'Italie, M. Visconti-Venosta, ne se prêterait certainement
pas, sans les plus graves motifs, à des combinaisons dont nous pour-
rions nous plaindre. Qui pourrait dire cependant que le travail obstiné-
ment poursuivi par la Prusse au-delà des Alpes ne finirait pas par avoir
quelque succès, si on persistait à troubler nos relations avec l'Italie par
un système permanent d'hostilités et de récriminations?
Voilà le service que des esprits étroits rendent à notre pays. Ils don-
nent des armes à M. de Bismarck, ils font ce qu'ils peuvent pour déta-
cher de nous une alliée naturelle, pour décourager des hommes dont les
sympathies ont touiours été et sont encore pour la France. Le mal qu'ils
s'exposent à faire à notre pays n'est égalé que par cet autre mal que
font certaines polémiques de la presse; si depuis un an la guerre n'a
point éclaté entre la France et l'Italie, ce n'est point la faute de certains
journaux. Jamais il n'y eut un tel acharnement de faux bruits et d'ex-
citations. Tantôt c'est le gouvernement français qui réclame le rappel
de M. Nigra, ministre d'Italie à Paris, tantôt c'est le gouvernement ita-
lien qui va nous envoyer M. Minghetti pour nous notifier ses alliances
avec la Prusse ou pour remplir on ne sait quelle mission mystérieuse. Un
autre jour, c'est M. d'Harcourt qui donne sa démission d'ambassadeur de
France auprès du saint-siége en apprenant i'envoi de M. Fournier auprès
du roi Victor-Emmanuel, Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela? Absolument
rien. M. Nigra n'a eu aucun démêlé avec le gouvernement français.
M, Minghetti ne doit pas venir à Versailles, et il n'est nullement, comme
on le dit, le partisan d'une alliance de son pays avec l'Allemagne.
M. d'Harcourt donnât- il sa démission, et il ne la donne pas, cela ne
changerait rien à la palitique française au-delà des Alpes. Le seul fait
vrai et permanent, c'est la nécessité de la bonne intelligence entre les
deux nations.
Il faut en prendre son parti, l'Italie est désormais une puissance ré-
gulière, elle est sortie de la période des épreuves, et tandis qu'elle se
développe paisiblement, voilà le dernier, le plus terrible de ses agita-
teurs, qui vient de disparaître, comme si son heure était passée, Maz-
zini est mort à Pise, H s'était fait une telle habitude du mystère qu'on
s'est demandé si ce n'était pas encore un moyen de dérouter l'opinion;
mais non, il est bien mort, puisqu'on a fait son oraison funèbre dans le
parlement italien, après l'avoir très ré.solûment condaainé quand il était
de ce monde. Mazzini n'était point certes un homme vulgaire; son mal-
heur est d'avoir été depuis quarante ans le plus acharné, le plus impla-
cable des conspirateurs et des sectaires. Il a passé sa vie à organiser des
complots, et il meurt dans l'obscurité. Il n'avait plus rien à faire dans ce
hSh REVUE DES DEUX MONDES.
monde, il n'était même plus dangereux pour l'Italie. Il disparaît, lais-
sant le souvenir de l'existence la plus mystérieuse, la plus tourmentée,
et un nom qui restera le symbole de toutes les machinations ténébreuses.
CH. DE MAZADE,
LE MEXIQUE EN 1872,
Depuis soixante ans, les républiques hispano-américaines offrent le
désolant spectacle d'une perpétuelle et irrémédiable anarchie. Maîtresses
d'un vaste et riche territoire, à cheval sur deux océans, elles n'ont pas
su profiter de leurs ressources naturelles pour arriver à un développe-
ment normal et paisible; on dirait que le mélange du sang indien et du
sang espagnol a produit une race indomptable, rebelle à ia civilisation.
La fédération mexicaine, par les crises incessantes qui l'agitent, découvre
périodiquement à tous les yeux la dissolution progressive de cette so-
ciété hybride. Après le court intermède de l'intervention française et du
règne de Maximilien, imposé comme une mesure coercitive, on est re-
tombé dans le chaos des compétitions présidentielles, des guerres in-
testines, du haut brigandage et du désarroi financier. A l'heure qu'il
est, la lutte sévit plus furieuse que jamais, et les batailles se succèdent,
toujours l'une moins décisive que l'autre.
Au milieu de ces péripéties, l'Indien Benito Juarez, le représentant du
parti démocratique ou « constitutionaliste, » n'a pas cessé depuis 1858
de porter le titre de président de la république. On se rappelle que la
constitution radicale de 1857 avait rétabli au Mexique le régime fédé-
ral. Le président Comonfort, homme modéré, mais sans énergie, avait
alors à côté de lui Juarez comme vice-président; quand, après avoir vu
avorter son coup d'état, il dut quitter le Mex'que au commencement de
1858, Juarez adressa au pays une proclamation par laquelle il déclara
que, conformément à la constitution, il prenait en main le pouvoir exé-
cutif, tombé en déshérence. Ce ne fut cependant qu'au mois de janvier
1861 qu'il put entrer à Mexico après la défaite de son rival Miramon, le
chef du parti conservateur. L'intervention française ne fit que le rendre
plus populaire en le posant comme le champion de l'indépendance na-
tionale; pendant le règne de l'empereur Maximilien (de 1864 à 1867), il
n'abdiqua jamais, et les États-Unis continuèrent de le reconnaître pour
le chef légitime de la nation. En 1867, il fut enfin réélu pour quatre
ans, malgré l'opposition du général Gonzalès Ortega, président de la
cour suprême et en cette qualité vice-président de la république, qui
prétendait succéder de droit à Juarez, comme ce dernier avait succédé
à Comonfort en 1858. Il se débarrassa d'Ortega en le faisant arrêter.
Kelâché au bout d'un an, Ortega se contenta de publier un manifeste,
oia, tout en réservant ses droits, il répudiait les offres que lui faisait le
REVUE. — CHRONIQUE. 485
parti révolutionnaire. Au printemps de 1871, quand M. Juarez, après
l'expiration de ses pouvoirs, s'est présenté de nouveau à ses électeurs,
il a eu pour compétiteurs le général Porfirio Diaz et don Sébastien Lerdo
de Tejada, président de la cour suprême. On se rappelle sans doute que
Porfirio Diaz était le chef qui commandait les troupes mexicaines de-
vant Puebla. Depuis la chute de l'empire, il vivait retiré dans ses terres,
situées dans l'état d'Oajaca, mais il jouissait d'une grande popularité,
et son frère Félix, gouverneur d'Oajaca, travaillait sous main à lui pré-
parer les voies. Lerdo avait été pendant huit ans le bras droit de Juarez
comme chef du ministère. On s'attendait bien aussi à voir sortir M, Or-
tega de sa retraite; au lieu de cela, il a publié un appel patriotique aux
électeurs où il les conjurait de porter leurs votes sur M. Juarez.
Dans le congrès, les « porfiristes » et les « lerdistes » s'efforcèrent de-
puis lors d'entraver en toute occasion l'action du président, qui ne né-
gligeait rien pour assurer sa réélection. Ils ne purent tout fois empêcher
l'adoption de plusieurs modifications importantes de la loi électorale,
parmi lesquelles il suffît de citer la suivante : à l'avenir, le congrès ne
doit plus intervenir par son vote dans l'élection présidentielle que si au-
cun des candidats n'a pu réunir la majorité absolue des suffrages. En
attendant, les agens de Diaz et de Lerdo battaient le pays pour tra-
vailler les esprits. Sur ces entrefaites, le congrès sanctionna les élec-
tions entachées de fraude par lesquelles venait d'être constituée la
municipalité de Mexico; Juarez n'hésita pas à la dissoudre, et le gou-
verneur Bustamante rétablit alors V ayuntamiento de 1870. Le congrès,
qui s'était ajourné le 30 mai, avait laissé en sa place la commission per-
manente, laquelle s'empressa de protester contre la dissolution du corps
municipal. Le 25 juin eurent lieu les élections au premier degré, puis le
11 juilletles élections définitives des nouveaux députés et du président.
Sur 227 membres du congrès, 67 seulement ont été réélus. Juarez a eu
5,837 voix, Lerdo 2,874 et Diaz 3,555. Aucun candidat n'ayant réuni la
majorité absolue des votes, le congrès devait décider de l'élection. Un
moment, les lerdistes avaient espéré rompre le dé de la manière sui-
vante. Par une abstention en masse, ils auraient empêché le congrès de
se constituer et de voter sur l'élection présidentielle; puis le terme légal
de la proclamation du président une fois dépassé, l'élection était annu-
lée de fait et don Sébastien succédait alors à M. Juarez en sa qualité
de vice- président élu en 1867. Cette manœuvre un peu naïve fut dé-
jouée sans trop de peine. Dès lors, les porfiiristes se flattaient d'obtenir
la résignation des lerdistes en faveur du généial Diaz. Toutefois, pré-
voyant la possibilité d'un échec et peu disposés à le subir, ils s'ap-
prêtaient à lever l'étendard de la révolte. Diaz avait sous la main
5,000 hommes recrutés par son frère Félix. Le généraLQuiroga, un an-
cien impérialiste, réunissait des troupes à Laredo et se tenait prêt à
envahir Nuevo-Leon; Martinez, Toledo, Marquez, Negrete, un aventu-
h86 REVUE DES DEUX MONDES.
rier de la pire espèce, qui depuis quatre ans n'a fait qu'ourdir dos con-
spirations, le vieux Lozada, gouverneur de Tepic, un ancien chef de bri-
gands que M. Juarez croyait avoir gagné à sa cause en le confirmant dans
ses pouvoirs usurpés, tous ces flibustiers ne demandaient pas mieux que
de faire cause commune avec les rebelles et de pêcher en eau trouble.
Au Mexique, la guerre civile n'est le plus souvent qu'un prétexte pour
piller les caisses publiques, arrêter les diligences, fusiller les gens qu'on
n'aime pas, enfin pour assouvir toutes les passions qui ne trouvent pas
leur compte dans un ordre de choses régulier.
Le congrès devait s'ouvrir au mois de septembre. Les trois candidats
réunissaient des sommes considérables pour acheter les votes. M. Jua-
rez protestait contre les votes de plusieurs états dont les gouverneurs
lui étaient notoirement hostiles et avaient pe<^é sur les élections; de son
côté, la commission permanente, composée en majorité de lerdistes,
protestait contre les irrégularités commises dans le district fédéral de
Mexico et dans d'autres états, accusant le président d'avoir intimidé le
suffrage et d'avoir employé l'argpnt du trésor à « chauffer » son élection.
Vers la fin de septembre, le congrès, après avoir dûment vérifié les
votes, confirma les pouvoirs de M. Juarez, Ce fut le signal de la révolu-
tion. Tout d'abord le général Parras se leva dans Sinaloa; il s'était trop
hâté, et l'émeute fut facilement écrasée par le gouverneur. Ensuite
vint le tour de la garnison d'Ayolla, place située à 25 kilomètres de
Mexico, dont la tentative n'eut pas plus de succès. Le l'^'" octobre, dans
l'après-midi, la révolte éclatait à Mexico même. Les 400 gendarmes qui
gardaient la prison de la ville (acordada) se mutinèrent sous la conduite
du major Almendarès, s'emparèrent de la citadelle et s'y barricadèrent
avec l'assistance de 800 prisonniers qu'ils avaient mis en liberté. C'était
un dimanche; le ministre de la guerre, M. Mejia, se trouvait à la campagne,
et M. Juarez fut obligé de donner lui-même les ordres nécessaires. Le
gouverneur Castro ne tarda pas à reprendre \' acordada ; cependant on
vint l'avertir que le général Rivero était aux portes de la ville avec un
corps d'insurgés : il se porta immédiatement à sa rencontre et réussit à
le repousser, mais il fut tué dans l'action. Vers minuit, le général Ro-
cha avait réuni assez de troupes pour monter à l'assaut de la citadelle,
qui fut reprise après un combat sanglant; il y perdit 500 hommes, et
avant dix heures du matin on avait passé par les armes plus de 250 in-
surgés, notamment tous les officiers et sergens. Les chefs de l'insurrec-
tion, les généraux Negrete, Toledo, Echevarria, avaient pu s'échapper.
Le gros des troupes présentes à • 'exico n'avait pas bronché; autrement
les prisonniers délivrés auraient pu faire beaucoup de mal aux habitans.
Tandis que la révolution était ainsi réprimée à Mexico, elle triomphait
dans les états du nuord. Pedro Martinez avait rassemblé sur les frontières
de San-Luis une bande de socialistes du cru, lesquels lançaient des pro-
clamations incendiaires modelées sur celles de la commune de Paris. Un
REVUE. — CHRONIQUE. llS7
article de leur programme concerne le mariage; ils demandent qu'à
l'avenir les femmes soient libres de quitter leurs maris, si cela leur
convient. Les rebelles coupaient les télégraphes, attaquaient les convois,
brûlaient des villages, faisaient main basse sur les caisses publiques qui,
par hasard, renfermaient de l'argent, et rançonnaient sans distinction
leurs nationaux comme les étrangers. A Monterey, le général Trevino fit
arrêter les fonctionnaires fédéraux et leva une contribution de 50,000 pe-
sos. Le consul américain, qui était inscrit sur la liste pour 1,500 pesos
(7,500 francs), refusa d'abord d'obéir et arbora le drapeau étoile de
l'Union; mais on lui donna dix jours pour payer ou pour aller en prison,
et il s'exécuta. Après avoir équipé à Monterey un petit corps d'un millier
d'hommes, le gouverneur de Nuevo-Leon se mit en marche pour atta-
quer Saltillo, que défendait le gouverneur juariste Cepeda, pendant que
Martinez y arrivait par une autre route. La défection de Trevino don-
nait au mouvement insurrectionnel un caractère de gravité, car ce gé-
néral jouit d'une grande considération; il avait soutenu plus d'une fois
la cause de Juarez, qui le comptait au nombre de ses amis; encore en
1870 , il s'était battu contre le même Martinez avec lequel il faisait
maintenant cause commune. Pour expliquer sa détermination subite, on
supposait qu'il avait dû conclure avec Diaz un traité secret où il s'était
réservé une position au moins équivalente à celle qu'il occupait jusqu'à
présent. En se prononçant pour Diaz, il se séparait d'ailleurs de la légis-
lature de Nuevo-Leon, qui restait fidèle à M. Juarez.
Après quelques escarmouches heureuses contre des troupes fédérales
envoyées au secours de Saltillo, Trevino, Quiroga et Martinez réussirent
à bloquer complètement la place. Le 28 novembre, les assiégeans péné-
trèrent dans la ville, que les fédéraux leur disputèrent pied à pied : le
5 décembre au soir, la citadelle capitulait à son tour; la garnison, de
1,600 hommes, obtint de se retirer apr^s avoir déposé les armes. De
Saltillo, Trevino se dirigeait sur San-Luis Potosi , lorsqu'il apprit que
San-Luis et Guanajato, qui jusque-là semblaient dévoués à la cause de
Porfirio Diaz, venaient de se prononcer pour Lerdo. En revanche, le parti
porfiriste gagnait du terrain dans les états du sud. Diaz lui-même, qui
d'abord s'était tenu sur la réserve en déclarant qu'il se soumettrait au
vote du congrès, avait pris les armes. 11 arborait le drapeau de la con-
stitution de 1857, mais en apportant à la loi électorale des modifications
qui trahissaient des tendances réactionnaires, et que la presse juariste
exploitait habilement contre lui.
M. Juarez ne pouvait se faire illusion sur la gravité du mouvement
insurrectionnel. Il s'était empressé de mettre en campagne toutes les
troupes disponibles, environ 14,000 hommes, sous les généraux Alatorre,
Rocha, Escobedo, Cortina; mais les caisses de l'état étaient vides comme à
l'ordinaire, et les opérations sont difficiles, dans un pays aussi vaste et aussi
488 REVUE DES DEUX MONDES.
peu habité. Néanmoins on ne doutait pas un seul instant à Mexico du
triomphe des armes fédérales. La destruction des fils télégraphiques
et l'insécurité des routes empêchèrent la capitale de connaître au jour
le jour la marche des événemens; les bruits les plus contradictoires cir-
culaient à chaque moment sur les progrès de l'insurrection. Les uns
disaient que l'armée d'Alatorre fondait à vue d'oeil par suite des nom-
breuses désertions, les autres soutenaient que Diaz avait été abandonné
de ses partisans et qu'il ne tarderait pas à être pris. En attendant,
Aguas-Calientes, Durango, Zacatecas, Coahuila, Puebla, Vera-Cruz, pas-
saient dans le camp porfiriste. La garnison de Mazatlan (Sinaloa) avait
fait son ■pronunciamienio le 17 novembre, en proclamant comme gou-
verneur provisoire un négociant de la ville, auquel succédèrent trois
autres gouverneurs jusqu'à l'arrivée du général Marquez, qui prit défini-
tivement possession du pouvoir. A Guaymas, le colonel Jésus Leyva s'é-
tait emparé de la place, avait vidé les caisses publiques et levé de fortes
contributions, après quoi il était parti avec une bande de 300 hommes
pour mettre la main sur les mines d'Alamos, dont la garnison, forte
de 400 hommes, s'enfuit à l'approche des insurgés. Ceppndant le gou-
verneur de Sonora eut vent de cette expédition; il se porta à la ren-
contre de Lejva, le battit, et le fit fusiller avec dix-huit officiers.
Une autre complication surgissait dans la Basse-Californie. Du temps
de Maximilien, M. Romero, l'agent du Mexique à Washington, avait vendu
à une compagnie américaine, moyennant 1,500,000 francs, tous les ter-
rains de la péninsule qui appartenaient à l'état. La compagnie s'était
empressée d'y envoyer quelques centaines de colons, qui avaient fondé
une ville dans la baie de la Madeleine, avaient foré des puits artésiens
pour amener de l'eau dans ces déserts de sable, avaient découvert des
mines de cuivre, et s'étaient créé un article d'exportation par la ré-
colte de l'orseille, que l'on trouve ici sur les roches nues en plus grande
abondance que nulle part ailleurs. Les steamers de la malle du Pacifique
transportent les récoltes à Panama, d'où elles sont expédiées à New-
York. Malgré ces ressources variées, la colonie ne prospérait pas. Le sa-
laire des ouvriers était peu élevé, et les 160 acres que la compagnie
offrait à chaque seltler nouveau perdaient leur attrait lorsqu'on voyait
qu'elle n'avait pas les moyens d'aider les colons à s'y établir. Beaucoup
de ces colons quittèrent donc la ville naissante pour aller soit à San-
Francisco, soit à La Paz, où ils sont à la charge des autorités locales. La
compagnie alors voulut rejeter la responsabilité de s n échec sur le
gouvernement mexicain, l'accusant d'avoir entravé l'immigration et d'a-
voir excité les indigènes contre la colonie. De son côté, le gouvernement
commençiit à comprendre le danger qu'il y avait à laisser s'éiablir au
cœur de la Basse-Californie, connue autrefois au Texas, un nombre con-
sidérable d'Américains, et il songeait à faire annuler le contrat de ces-
REVUE. CHRONIQUE. 489
sion, en dédommageant la compagnie par des terrains situés sur la fron-
tière du nord. L'insurrection est venue à point pour trancher le différend.
Le gouverneur Davalos, de connivence avec la maison Cobos, qui fait le
commerce de l'orseille, a dispersé les colons. Le consul américain,
M. Dekay, a été forcé de s'embarquer, avec son personnel et avec les
autorités fédérales, à bord d'un cabotier qui les a transportés à San-
Diego. 11 paraît d'ailleurs que la compagnie s'était mise dans son tort
en aliénant sans autorisation une partie considérable de ses territoires,
et en important directement des produits qui auraient dû acquitter des
droits de douane au port de La Paz. On croyait que cet incident amè-
nerait une intervention des États-Unis, intervention que M. Juarez au-
rait lui-même, dit-on, sollicitée, mais le gouvernement de l'Union
paraît peu disposé à se mêler des querelles de ménage de ses voisins.
L'argent se faisant de plus en plus rare dans les caisses du Mexique,
M. Juarez ne pourrait offrir, comme prix du secours que lui acccorderait
M. Grant, qu'une cession de territoire, et il est peu probable qu'un pareil
marché fût ratifié par le congrès.
Le 1'"'' janvier, une proclamation du ministre de la guerre annonçait
que le général Rocha venait de battre Porfirio Diaz dans deux rencontres
importantes; à Mexico, les cloches sonnaient à toute volée, la ville était
pavoisée, la garnison défilait dans les rues musique en tète. Quelques
jours après, Alatorre s'emparaît d'Oajaca, Félix Diaz tombait assassiné,
comme on suppose, et le Journal officiel de Mexico publiait un appel au
patriotisme de Porfirio Diaz, dont il reconnaissait les mérites personnels.
Dans le nord, le général juariste Corlina tenait toujours en échec Qui-
roga, qui avait des forces supérieures; on se battait périodiquement dans
les environs de Matamoros et de Camargo. Vers le 9 février au contraire,
on annonçait que les fédéraux sous le général Neri venaient de perdre
une bataille contre les rebelles commandés par Guerra, entre Zacatecas'
et San-Luis Potosi; puis Marquez remportait un succès signalé dans Si-
naloa sur le gouverneur juariste. Un moment, la cause de Juarez sem-
blait très compromise. Les rebelles étaient au nombre de 30,000 hommes.
On parlait d'invoquer le protectorat américain. Un fort parti proposait
de détacher du Mexique les états de Chiapas, Tabasco, Oajaca, Tehuan-
tepec, pour les réunir au Guatemala, dont les frontières touchent aux
frontières mexicaines, et qui, soit dit en passant, vient de s'affranchir de
la domination des jésuites en les expulsant du pays en même temps que
•'archevêque de l'Amérique centrale, don Bernardo Pinol. Les dernières
nouvelles que l'on a du Mexique affirmaient cependant que Porfirio Diaz
était mort d'une dyssenterie, le 12 février, dans les montagnes de Que-
retaro, que ses partisans avaient passé en partie dans le camp lerdiste,
que les généraux juaristes Rocha et Corella tenaient tête à Trevifio, Guerra
et Martinez devant San-Luis Potosi, où se concentrait l'action. Ces nou-
velles concordent mal avec les bruits qui représentent la cause de Jua-
Il90 REVUE DES DEUX MONDES.
rez comme à peu près perdue, quoique une dépêche du 28 février an-
nonce que les rel)elles ont emporté San-Luis.
On ne peut nier que le gouvernement libéral de Juarez a donné quel'
ques bons résultats. Malgré l'impuissance des ressources, il a beaucoup
fait pour les écoles, il a poussé avec énergie les travaux publics : canaux,
chemins de fer, télégraphes, ont été construits à grands frais. Le télé-
graphe qui devait relier Mexico à la première station des États-Unis était
achevé à la fin de l'année dernière, et on préparait l'immersion d'un câble
électrique entre le Yucatan et l'île de Cuba. La liberté religieuse n'est
plus au Mexique un vain mot : les protestans sont admis à célébrer leur
culte dans les églises qui leur ont été concédées dans toutes les grandes
villes. D'an autre côté, on se plaignait, il est vrai, des allures despo-
tiques de Juarez, et on lui reprochait des dilapidations par lesquelles des
fonds publics allaient dans les poches de ses séides. Les hommes du
gouvernement exploitaient leurs positions avec un sans-gêne trop cava-
lier. Escobedo achetait à des taux fictifs des biens d'impérialistes con-
fisqués et vendus aux enchères; Romero, comme ministre des finances,
avait acquis, disait-on, à vil prix des biens d'église sécularisés. Ces fa-
cilités faisaient envie à ceux qui n'étaient pas,admis au partage. « Ote-
toi de là que je m'y mette, » c'est le mot d'ordre de cette société perdue
d'égoïsme et habituée aux bouleversemens.
Depuis la chute de Maximilien, l'Allemagne seule avait renoué ses re-
lations diplomatiques avec la république mexicaine; l'Espagne l'a suivie
dans cette voie tout récemment. L'Angleterre et la France ne sont tou-
jours pas représentées à Mexico. On sait que Juarez a répudié toutes
les dettes de l'empire, les emprunts, les réclamations françaises, et que,
tout en reconnaissant ce qui était dû aux créanciers anglais, il n'a pres-
que rien fait pour les désintéresser. Néanmoins le pays ruiné par la
guerre fournissait à peine des revenus suffisans pour entretenir les
rouages administratifs. Cette détresse persistante du trésor empêche le
gouvernement de réduire les impôts qui écrasent l'industrie, et de ré-
former le système excessivement vexatoire des douanes. On est obligé
de faire flèche de tout bois, per fas et nefas. Lorsqu'au mois de juin der-
nier le général Rocha était parvenu à dompter définitivement la sédi-
tion de Tampico, le ministre des finances exigea des commerçans l'ac-
quittement de tous les droits que les rebelles avaient déjà perçus une
première fois pendant qu'ils étaient maîtres de la place. Ces droits sont
pourtant le prix de la protection que l'état s'engage à fournir à tout ci-
toyen. Le premier soin des chefs d'une insurrection est toujours de con-
fisquer le numéraire qui n'a pas eu le temps de se cacher, de mettre
l'embargo sur les navires dans les ports, de s'assurer en un mot le nerf
de la guerre. Aussi, dans ce pays, le crédit n'existe pas.
On a essayé de créer à Mexico une banque nationale, qui eût pu faire
des avances à l'état et commanditer des entreprises industrielles; mais
REVUE. — CHRONIQUE. 491
personne ne veut accepter du papier de la république. Les capitaux
étrangers n'osent pas se montrer; où trouver de la protection (1)? On
sait qu'en cas de litige il faut souvent commencer par acheter les juges,
qui appartiennent au plus offrant. On spécule sur ces juges; à Mexico,
il y a des individus qui font métier d'acheter des procès désespérés,
qu'ils se chargent de gagner, eux. Une caisse d'épargne, la première, a
été fondée après bien des hésitations; elle végète péniblement, car, pour
un Mexicain, confier son argent à un établissement public, c'est lui dire
adieu; il préfère l'enfouir, le perdre au jeu, le manger. Il est d'ailleurs
difficile de trouver un bon placement pour les sommes déposées ; d'in-
terminables formalités et un droit de timbre exorbitant dégoûtent le
public des hypothèques. Périodiquement on agite la question d'un em-
prunt à négocier avec les États-Unis pour ranimer un peu les affaires et
pour activer les travaux publics commencés; mais les États-Unis ne se
sépareront pas de leurs dollars sans un bon gage territorial, et, si on
leur donne un doigt, ils pourraient bien prendre la main. Qui sait d'ail-
leurs si les événemens qui s'accomplissent en ce moment ne forceront
pas le Mexique de se mettre à la remorque de son puissant voisin?
THÉÂTRE-FRANÇAIS.
L'AUTRE MOTIF, comédie en un acte, en prose, de M. Éd. Paillkron.
Reprise de TURC A RE T.
Pourquoi dit-on que, dans les relations des deux sexes, les hommes
prennent toujours, et sans se croire obligés à réfléchir, l'initiative? Il y
a des cas où ils font preuve d'une assez grande prudence, et, bien que
nous n'ayons pas de coutumes ou de tribunaux qui leur imposent cette
conduite, on les voit assez communément et de fort bonne heure faire
briller en eux cette sagesse britannique. Il en est qui la portent jusqu'à
l'excès de la bonne opinion sur eux-mêmes; ils craignent si fort de
compromettre une jeune femme à marier, qui souvent ne pense pas à
eux, qu'on est obhgé de voir dans cette pruderie masculine une crainte
comique de hasarder leur précieuse personne. Que sera-ce donc si l'on
ajoute à tous ces circonspects ceux qui, poussés par un motif autre que
le bon, et engagés dans la voie d'une galanterie où nul péril ne mena-
çait jusque-là leur aimable célibat, apprennent tout à coup l'apparition
de l'ennemi, et aperçoivent le mariage en perspective? La crainte de-
(1) Au plus fort de Tinsurrection, une dépêche datée du 30 janvier, que nous trou-
vons dans les journaux de New-York, renfermait les nouvelles suivantes : « Le train
de Puebla vient d'être attaqué par des brigands qui ont pillé les voyageurs et leur ont
pris jusqu'à leurs vêtemens; ils ont emmené six voyageurs et maltraité les autres.
— On se propose d'ouvrir à Mexico une exposition internationale. »
Zl92 REVUE DES DEUX MONDES.
vient alors de la terreur panique; le sexe fort, représenté par eux mé-
diocrement à son avantage, abandonne le champ de bataille et demande
son salut à la fuite la plus précipitée.
Telle est l'idée sur laquelle repose la très jolie comédie de l'Autre
Motif, par M. Edouard Pailleron, et ces réflexions montrent qu'il y a une
étoffe solide sous la situation plaisante où son esprit et sa gaîté natu-
relle se jouent à leur aise. M'"" d'Hailly, jeune femme séparée de son
mari, reçoit les hommages désintéressés et repousse les autres; c'est
une vertu positive et bien avisée qui arrête à temps les entreprises
quand elles cesseraient d'amuser sa coquetterie sans calcul et sans mé-
chanceté, elle n'apprend qu'à la fin de l'acte son veuvage. George de
Piennes l'aime sincèrement et ne peut croire qu'elle ignore ce qu'il sait
parfaitement, la mort du mari. Claire, sœur de George et amie intime
de la jeune femme, est chargée d'annoncer à celle-ci sa liberté; mais
son début naturellement embarrassé trompe M'"" d'Hailly sur la nature
de cette mission, sur la délicatesse parfaite de son amie, et l'empêche
d'écouter jusqu'au bout. Au milieu de ces malentendus, les spectateurs
sont avertis qu'il y a quelque chose que Claire n'a pas pu dire, mais ils
l'oublient pour suivre le courant de la scène et rient volontiers de tout
ce qui fait rire celte honnête et spirituelle M'"^ d'Hailly; ils rient de ce
brave George de Piennes, qui est traité comme le commun des adora-
teurs. Voilà un fond oi^i vient se dessiner le petit monde qui tourne
d'ordinaire et s'agite autour d'une femme séparée de son mari, et en
même temps un imbroglio amusant, noué avec habileté, ménagé avec
finesse, dénoué d'une façon qui n'était pas trop prévue.
Sans doute M'"'= d'Hailly séparée de son indigne mari, un ivrogne,
aurait pu vivre dans une retraite absolue; plus dévouée qu'une veuve
du Malabar, elle se serait sacrifiée du vivant de son époux. Que les
femmes capables de s'enterrer vivantes lui jettent donc la première
pierre! Elle demeure un modèle aussi gracieux qu'irréprochable pour
toutes celles qui restent dans le monde et s'y font respecter. Les vic-
times de son innocente coquetterie sont les gens les moins à plaindre,
des coureurs d'aventures qui se réservent par profession pour soulager
le poids de ces chaînes non brisées et d'autant plus commodes pour
eux, des vaniteux qui demandent à ces sortes de liaisons la preuve très
équivoque d'un amour librement offert. M'"« d'Hailly s'amuse donc à bon
droit de l'égoïsme des uns et de la fatuité des autres. Elle a trouvé une
méthode qui garantit sa sûreté, des procédés dont le détail réjouit for
le public. Elle divise en quatre périodes la cour assidue qui lui est faite
par ces amoureux qui se ressemblent tous. La première se compose de
politesse exquise, d'attentions furtives, de mots brillans ménagés avec
sobriété par esprit d'éi)argne et de prévoyance. De la verve et de l'en-
train, des projets d'amitié, un gant ôté, une poignée de main, un
shake-hands qui sent son gentleman, composent la seconde. Avec la troi-
REVUE. — CHRONIQUE. h9Z
sième arrivent l'air pensif, les silences, l'amitié qui ne suffît plus, une
larme furtive. Dans la quatrième entrent en jeu les nerfs, les pâleurs ou
les rougeurs, les imprécations, la fatalité! Quatre périodes renfermant
l'art tout entier de ces petits-maîtres nouveaux, quatre règles comme
dans la méthode de Descaries. Quand la passion qu'elle a vue naître et
grandir en est venue là, M""= d'Hailly a recours à l'infaillible moyen, une
grande robe noire, et ces mots prononcés d'un air pénétré : « Je suis
veuve ! » Après quoi, le compte de l'amoureux est réglé, car les condi-
tions sont changées, la convention tacite est dénoncée : cette déclara-
tion met en fuite tous ceux qui venaient sur la foi des traités. Ils sont
« liquidés, » suivant la plaisante expression de M. Pailleron.
N'allez pas vous récrier contre ce spirituel scepticisme de femme à
l'endroit des grandes phrases d'amour : il est dans la nature. Croyons-
nous de bonne foi qu'une femme de bon sens et pas trop aveuglée par
son amour-propre sera aisément dupe de notre éloquence amoureuse?
Où jamais ce persiflage fut-il mieux placé que dans la bouche (notez-le
bien) d'une personne aussi vertueuse que spirituelle, et quand il s'agit
d'amours faux et de caprices très calculés?
11 est vrai que l'ironie intarissable de M'"** d'Hailly répand toutes ses
moqueries sur le pauvre George de Piennes, qui l'aime sérieusement et
qui n'adressait pas ses vœux à la femme séparée, à la femme dont la
chaîne est relâchée sans être rompue. C'est précisément là ce qui pro-
duit le comique de la situation. George ne peut savoir que le sort du
défunt n'est pas connu, que la commission dont sa sœur était chargée
n'est pas faite. De son côté, M'"* d'Hailly ne voit dans George qu'un ado-
rateur de plus, entrant dans la période agressive et orageuse, celle de la
passion qui ne songe plus à la retraite et qui brûle ses vaisseaux. Voici
que le malheureux George, qui s'était discrètement tenu dans les termes
de l'amitié respectueuse, n'est plus obligé à la même réserve; M'"^ d'Hailly
est veuve, il se déclare. La quatrième période commence pour lui sans
qu'il s'en doute. Est-ce sa faute si l'amour vrai s'exprime comme le faux,
qui toujours singe l'autre ? 11 n'aimerait pas, s'il ne parlait comme il le
fait; mais M'"* d'Hailly ne sait pas ce dont George est informé, et elle
s'amuse de ce qu'elle prendrait fort au sérieux dans le cas où elle con-
naîtrait sa situation. Plus elle rit, plus il se livre à ses sarcasmes. La vi-
vacité de la passion ne fait que redoubler la verve de la plaisanterie et
réciproquement; c'est là une scène d'excellente comédie.
Cependant le malentendu ne peut durer toujours, et le moyen infail-
lible de M°><' d'Hailly en amène tout naturellement la fin, u Je suis veuve,
monsieur! — Je le sais bien, madame. » Quoi donc! il ne prend pas la
fuite? D'ordinaire, ce mot magique faisait une révolution complète, il
transposait les situations, le danger passait d'un côté à l'autre de la scène
et avec lui la terreur. Rien de semblable ici : George serait il différent
des autres? Que dis-je? aurait-il plus d'effronterie que les autres? 11
494 REVUE DES DEUX MONDES.
aura su par un mot, par un signe de sa sœur, que la robe noire et « je
suis veuve » ne sont qu'un stratagème, et il persiste, et il avoue qu'il
était au fait de la petite comédie. Ici le quiproquo atteint aux propor-
tions d'une folle gaîté, jusqu'à ce que l'on voie apparaître Claire avec
une lettre de faire-part qui rétablit chacun en sa vraie situation. La
veuve réelle est prise au piège que lui a tendu sans le vouloir la veuve
fictive, à la grande satisfaction des sentimens vrais et honnêtes.
Nous ne voulons pas quitter cette charmante pièce sans relever un
détail infiniment petit que nous aurions supprimé, quoiqu'il provoque
le rire du public. « Ça se corse » est une manière de dire qui peut sur-
prendre agréablement dans la bouche d'une jolie femme, mais qui
semble faire tache dans une comédie dont le langage est excellent.
« Les délicats sont malheureux, » il faut les écouter pourtant, car ils
finissent toujours par avoir raison. M. Pailleron a rencontré des talens
très distingués pour interpréter sa comédie. La finesse, le mordant,
l'entrain aussi joyeux que brillant de M'"" Arnould-Plessy ont emporté
tous les suffrages, M. Febvre la seconde admirablement; M'"^ Ponsin
joue son rôle de sœur et d'amie avec une rondeur qui prépare à mer-
veille le malentendu. Cet heureux ensemble promet la durée à un suc-
cès qui a été franc, légitime, et où l'on retrouve avec l'esprit du temps
un peu du bon rire d'autrefois.
C'est comme une tradition reçue de répéter que le Turcaret de Lesage
est moins bien accueilli que dans le principe : on l'a toujours dit, et
toujours la pièce amuse les spectateurs qui aiment à concilier l'intérêt
de leur plaisir avec les exigences de leur goût. Le rire n'y éclate bruyam-
ment que dans les deux derniers actes, mais rien ne languit dans les
autres; c'est une intarissable fécondité de traits plaisans, de mots heu-
reux, d'expressions neuves, que cette comédie jette à l'auditoire sans
effort. Jamais Lesage n'a mieux prouvé à quel point il possédait cet es-
prit naturel que Voltaire lui accordait avec dédain, comme si c'était un
petit éloge. Il faut pourtant qu'il y ait une raison à ces réserves de quel-
ques-uns qui n'osent rire et applaudir qu'à moitié, dans la crainte où ils
sont de rire contre les règles et de s'amuser sans la permission unanime
de la critique.
Oa dit que le personnage de Turcaret n'est plus de notre temps. Qu'on
se donne au moins la peine de chercher quels seraient les ridicules, je
ne dis pas qui distinguent, mais qui pourraient distinguer un financier
de nos jours! Donnons-lui pour maîtresse une femme échappée du grand
monde et qui n'eu est pas encore tout à fait exclue; il a certainement
assez d'orgueil et d'or pour prétendre à cela. Si par hasard il était ma-
rié, et qu'il fût d'ailleurs amant titulaire, il souffrirait très patiemment-
les délais d'un mariage qui couvre d'un voile décent le commerce de
galanterie auquel on s'en tient volontiers de part et d'autre. Pas n'est
besoin d'ajouter que la dame de condition vraie ou prétendue a des fai-
REVUE. — CHRONIQUE. 495
blesses plus tendres et qu'elle se laisse gruger comme elle gruge elle-
même son Crésus : le tout est de ménager les bienséances théâtrales.
Le financier que nous supposons ferait des billets au porteur en bonne
prose et des billets d'amour en mauvais vers qu'il n'en serait que plus
ressemblant à nos receveurs-généraux traducteurs d'Horace. Il est si na-
turel de délasser dans un quatrain une plume fatiguée de signer des
bordereaux! Il est indispensable qu'il bâtisse un hôtel dont la beauté
fasse crever de dépit tous ses rivaux; il faut qu'il soit connaisseur, qu'il
ait une galerie, des concerts dont la cour et la ville s'entretiennent. Eh
bien! ce financier que nous croyons imaginer, Lesage l'a inventé bien
avant nous, car c'est là sa comédie tout entière. INe disons pas que Tur-
caret n'est point de notre temps.
Mais Turcaret est d'une sottise amère! Pas si sot qu'on veut bien le
croire et surtout qu'il plaît aux acteurs de le faire. D'abord il est à re-
gretter, à notre avis, qu'on se soit éloigné de l'image qu'on s'en faisait
autrefois. Trois vers de Voltaire, dans sa comédie de la Prude, renfer-
ment le portrait fidèle du financier :
Gros, court, basset, nez camard, large échine,
Le dos en voûte, un teint jaune et tanné,
Un sourcil gris, un œil de vrai damné.
Affublez ce personnage d'une grosse perruque et d'un habit de couleur
sombre, vous avez le financier complet. Ne lui donnez pas un habit, des
dentelles, qu'il ne sait pas porter. Plus le Turcaret qu'on nous présente
est doré jusqu'aux yeux, plus il semblera lourd, et il faut avouer que
M. Barré a fait peu d'efforts pour échapper à cet écueil. Nous aurions
voulu que le contraste même du costume nous apprît combien Turcaret
est désorienté, hors de son monde et de sa vraie place. En y réfléchis-
sant, on verra que toutes sei»-sottises viennent de là. Il s'égare dans un
monde d'aventurières plus ou moins titrées, de marquis dont l'aisance
lui impose et dont Is persiflage le glace, de chevaliers d'industrie dont
il soupçonne les artifices, mais dont il accepte les flatteries. On n'est ja-
mais habile hors de sa sphère : il y faut au moins quelque apprentis-
sage, et l'art de gagner malhonnêtement beaucoup d'écus ne suppose
pas une grande pénétration pour percer à jour des intrigues de femme
galante. Voilà pour les tromperies de la marquise.
Il y en a d'une autre sorte. Turcaret est dupé par Frontin, qui joue
d'abord la niaiserie, afin de gagner sa confiance; cette précaution, dont les
valets de la comédie ne s'étaient pas encore avisés, prouve que Lesage
n'a pas prétendu faire de Turcaret un imbécile. Le faux exploit par lequel
M. Furet vient réclamer une grosse somme à la baronne en présence de
l'éternel bailleur de fonds n'est pas un piège si grossier, et il est per-
mis à ce fripon retors d'y tomber. Lesage s'y connaissait , il avait prati-
496 REVUE DES DEUX MONDES.
que les antres de la chicane. On le voil dans sa pièce. Il savait dans
quel filet on pouvait prendre même un Turcaret.
Après cela, il ne faut pas oublier que l'auteur a voulu simplement
nous faire rire de son maltôtier, comme Molière de ses médecins et de
son faux dévot. 11 y a financiers et financiers; celui de Lesage n'est pas
un surintendant, un Voysin, un Desmarest, ces justiciables ou ces vic-
times de Saint-Simon. Il n'est pas non plus un concussionnaire, un
vampire du peuple, un objet de haine et de terreur. Il est tout uniment
un membre d'une compagnie de finances, un huitième, un dixième de
partisan, un être abject, mais encore plus risible à cause de son goût
pour les dépenses fastueuses. Voyez la scène avec M. Rafle : il est usu-
rier plus encore que manieur d'argent; il profite de sa caisse pour cau-
tionner celui-ci, pour flibuster de compte à demi avec celui-là, pour
mener à bout des affaires véreuses, pour prêter à gros intérêts, pour
vider les petites bourses. Que parle-t-on des Lucullus de la finance du
xviii^ siècle, des Paris-Duverney, des La Popelinière, des Bourct? Si l'on
vsut voir la satire de ceux-ci, on ne la trouvera pas au théâtre, ils
étaient trop les rois du siècle pour le souffrir; elle est dans certains ro-
mans du temps, tels que le Paysan parvenu, et encore avec quelles
précautions! Ces hommes-là étaient des petits-maîtres, grâce à Turcaret,
dont la ridicule personne les avait corrigés de la vulgarité du moins, car
ils se laissaient tromper, piller, ruiner par les mêmes moyens.
Ne prenons pas surtout la pièce de Lesage au tragique. On s'éloigne
de plus en plus du vrai point de vue de la comédie pure, depuis qu'on
s'est habitué à la voir mêlée d'élémens sérieux. Pour peu qu'un de nos
chefs-d'œuvre comiques s'y prête, on le transforme en drame. Si nous
n'y prenons garde, nous sommes bientôt sur le point de ne plus com-
prendre Tarlufe; nous voyons dans l'hypocrite un caractère profond, re-
doutable, plus propre à faire trembler qu'à donner envie de rire. Le Mi-
sanlhrope n'est pas loin de nous faire tomber dans le même contre-sens;
on dirait, à entendre parler certaines personnes, que Molière a écrit le
rôle d'Alceste pour engendrer je ne sais quelle mélancolie misanthropi-
que. Est-ce que nous perdrions le sens de la comédie? Je ne le crois
pas, et même l'accueil fait à la pièce de Turcaret prouve que l'on sait
rire encore de ce qui est risible. Cependant il ne faut pas que des modes
et des conventions nouvelles effacent dans les esprits la notion du vrai.
Toutes les combinaisons sont permises au talent, pourvu que les grandes
œuvres consacrées par l'admiration unanime ne laissent jamais oublier
les conditions éternelles de l'art. e. l.
C. BULOZ.
RÉCITS
DE L'HISTOIRE RO^ÎAINE
AU CINQUIÈME SIÈCLE
LE CONCILE DE CHALCEDOINE.
GUEr.RE RELIGIEUSE EN ORIENT. — L'IMPÉRATRICE EtDOCIE
SE RÉVOLTE A JÉRUSALEM (Ij.
I.
La lettre du pape Léon était devenue au concile de Chalcédoine
le sujet de tous les débats : on eût dit qu'elle absorbait le concile
tout entier. L'importance n'en était pas moins grande au dehors, et
l'obligation de la souscrire ne se borna pas aux seuls évêques. Par
une exagération de zèle destinée probablement à masquer son ori-
gine égyptienne et les circonstances de sa récente fortune, l'ancien
apocrisiaire d'Alexandrie, la créature de Dioscore, élevé par lui sur
le trône de Constantinople lorsque le cadavre du martyr Flavien
était à peine refroidi, Anatolius en un mot, imagina de la faire sou-
scrire aux monastères de la ville impériale. Or on a vu combien les
monastères en général et ceux de Constantinople en particu'ier
étaient attachés à l'erreur d'Eutychès. Vainement ce sectaire avait
été chassé de son couvent par l'autorité de l'empereur, vainement
l'archevêque l'avait remplacé par un archimandrite catholique; ses
moines lui restaient fidèles, et son crédit ne s'était guère amoindri
dans les autres couvens. Lui-même, banni à peu de distance de la
(1) Voyez la lîevue du 1" mars.
TOME XCVIII. — le' AVRIL 1872. 32
098 REVUE DES DEUX MONDES.
ville, n'en était pas moins puissant, et bien des yeux restaient fixés
sur lai. Son sort pourtant ne laissait pas d'intimider les archiman-
drites, jadis ses amis; beaucoup fléchirent sous les injonctions
d'Anatolius, mais plusieurs aussi résistèrent, — et à leur tête trois
hommes d'un caractère ferme et d'une conviction ardente, Garo-
sius, Dorothée et un certain Maxime, que l'on prétendait avoir été
le maître ou du moins l'inspirateur d'Eutychès. Dans les couvens de
la ville, un grand nombre de moines, plus encore au dehors, parmi
ces bandes arrivées d'Egypte, de Palestine et de Syrie, leur prê-
taient un appui tantôt déclaré, tantôt occulte. Parmi ces derniers
figurait l'archimandrite Barsumas avec sa milice redoutée de moines
assommeurs. Tous ces gens, amoureux d'opposition et de troubles,
incitaient Carosius et ses compagnons à se séparer de l'évêque et à
former un schisme, qui éclata effectivement plus tard.
Avant d'en arriver à cette extrémité, les moines constantinopo-
litains voulurent faire une tentative auprès de l'empereur. Ils lui
représentèrent dans une requête qu'en dépit de leur obéissance
aux canons du concile de JNicée on cherchait à leur imposer la sou-
scription de documens étrangers d'une orthodoxie pour le moins
suspecte, et cela sous peine de se voir expulsés des couvens et
autres églises, leurs résidences. Aussi demandaient-ils à l'empereur
protection contre la violence et reconnaissance de leur droit d'oppo-
sition, proposant de venir discuter en sa présence, au palais même,
le différend soulevé, et de s'en remettre à sa justice. Marcien leur
fit répondre qu'il avait convoqué un concile précisément dans la
pensée de lui soumettre ces diverses questions religieuses; si donc
les requérans avaient de justes griefs à faire valoir, qu'ils s'adres-
sassent à Chalcédoine et non pas à lui. Renvoyés ainsi au concile,
Carosius et les autres signataires de la requête (on en comptait
dix -huit) s'étaient pourvus devant l'assemblée, et celle-ci, pour les
entendre, avait fixé cette même séance du 17 octobre où les Égyp-
tiens avaient refusé de signer la lettre de Léon.
Cependant les magistrats qui présidaient la. séance» s'attendant
à d.es débats animés vu la turbulence bien connue des pétition-
naires, avaient convoqué plusieurs chefs des monastères de Con-
stantinople, dont la catholicité ne laissait aucun doute. Ils dési-
raient, avant l'appel de cette grave affaire, éclairer le concile sur
l'identité et les antécédens des moines et abbés qui bientôt allaient
comparaître à son mandement. Les principaux archimandrites et.
plusieurs clercs d'un rang élevé s'étaient rendus à l'invitation des
magistrats, et on leur fit prendre place du côté des évêques, at-
tendu leur dignité de prêtres. On lut d'abord devant eux, hors de
la présence des requérans, la liste des signataires de la requête,
LE CONCILE DE CHALGÉDOINE. 499
qui se qualifiaient abbés ou prêtres, et à chaque nom les magistrats
les interrogeaient sur la qualité et les antécédens de la personne
désignée. Il résulta de cet examen qu'à part Carosius, Dorothée et
Maxime, le prétendu maître d'Eutychès, tous trois archimandrites
de monastères bien connus, les autres usurpaient ce titre, et n'é-
taient pour la plupart que de simples gardiens d'églises ou de cha-
pelles de martyrs, menant les uns la vie solitaire, les autres la vie
cénobitique, avec quelques individus composant tout leur monas-
tère. Faustus, archimandrite très considéré dans la ville impériale,
était interrogé de préférence par les magistrats, et fournit la plu-
part des indications. Quelques détails feront voir la manière dont
se fît cette curieuse enquête.
Au nom d'Elpidius, qui se qualifiait abbé,. « celui-là, dit Faus-
tus, n'est point abbé; il est commis à la garde des saints tombeaux
au monastère de Procope. — Photin, nous ne le connaissons pas.
— Eutychius, il n'a point de monastère; il est gardien de la basi-
lique Gélestine. — Théodore, celui-ci demeure dans les tombeaux
(probablement comme préposé à la garde d'un martyrium garni
de plusieurs tombeaux). — Moyse, Gérontius, Théophile, ces
gens-lcà nous sont inconnus. — Thomas, c'est un nom que nous
ignorons. — Némésinus, ce nom -là me surprend. — Léontius, il
demeure près de la ménagerie aux ours (dans un martyrium sui-
vant toute apparence). — Hypsius, il réside au cirque de bois avec
deux ou trois compagnons qu'il appelle ses moines. — Gaudentius
en compte cinq dans le quartier de, Philippe. » L'interrogatoire
marcha de cette façon pendant l'appel des dix-huit signataires;
lorsqu'il fut achevé, Faustus dit aux magistrats : « Que votre ma-
gnificence et le saint concile fassent vérifier dans la ville si ces
gens qui s'intitulent abbés ont des monastères ou s'ils jouent ici
une comédie. Quant à ceux qui se disent simples moines et qu'au-
cun de nous ne connaît, nous demandons qu'on les expulse de Gon-
stantinople comme des imposteurs qui n'ont d'autre but que de
provoquer du scandale. »
Sans s'arrêter à ces observations, les magistrats firent entrer Ca-
rosius et sa suite, composée d'abord des signataires, puis d'une
foule de moines et de clercs qui se joignaient à eux comme adhé-
rens. L'archevêque de Gonstantinople, ayant remarqué au défilé de
cette foule le prêtre Gérontius et un eunuque nommé Galopodius,,
qui était également prêtre, se leva et dit : « Ges gens-là sont dé-
posés, il ne leur est pas permis d'entrer dans le concile. — Dépo-
sés! répondirent-ils insolemment, personne ne nous l'a fait savoir
jusqu'à présent. » L'archidiacre Aétius, s' approchant de Galopo-
dius, lui dit : « L'archevêque vous répète par ma bouche que vous
500 REVUE DES DEUX MONDES.
êtes déposé. — Pour quelle raison? répliqua le prêtre. — Parce que
vous êtes hérétique, continua l'archidiacre, sortez! » Non-seule-
ment Calopodius ne sortit pas, mais il prit la parole, et, s'adressant
aux magistrats, «nous requérons, dit-il, qu'il soit donné lecture
de notre plainte. » C'était la plainte récemment adressée à l'empe-
reur et que l'empereur renvoyait au concile; les postulans y récla-
maient protection contre les sévices et les menaces d'Anatolius, qui
violentait les monastères pour leur faire signer la lettre de Léon.
Cette lecture finissait lorsque Diogéne, évêque de Cyzique, aperce-
vant Barsumas, dont le nom ne figurait pas parmi les signataires de la
requête et qui s'était glissé dans la troupe des adhérens, s'écria d'une
voix véhémente : « Comment se fait-il que Barsumas soit ici? Bar-
sumas, l'assassin du bienheureux Flavien, lui qui pressait le meurtre
en disant aux meurtriers : Tue, tue; il n'est pas compris parmi les
pétitionnaires, pourquoi l'a-t-on laissé entrer? » Au nom de Bar-
sumas, cet archimandrite si odieux aux catholiques d'Orient, les
évêques ne poussèrent qu'une clameur. « Que nous veut Barsu-
mas? Il a ruiné toute la Syrie; il arrive escorté de ses mille moines,
qu'il va lancer sur nous. » Le tumulte était au comble, les magis-
trats firent tous leurs efforts pour l'apaiser, puis ils dirent à Caro-
sius et à sa suite : « Le très religieux empereur vous a fait introduire
ici pour que le concile entende vos explications; mais vous devez
d'abord être instruits de ce qui a été réglé touchant la foi. — Avant
toute chose, repartit Carosius parlant au nom de tous ses compa-
gnons, nous demandons avec instance qu'on veuille bien lire une
seconde requête, que nous adressons cette fois au saint concile ici
présent. » Cette seconde requête, Barsumas l'avait signée; mais en
entendant son nom les évêques ne purent se contenir, et le tumulte
recommença. De toutes parts ces cris retentirent : « Hors d'ici l'as-
sassin Barsumas! l'assassin à l'amphithéâtre pour être livré aux
bêtes! Barsumas en exil! anathème à Barsumas! » Les magistrats
laissèrent les clameurs s'éteindre, et firent lire le hbelle par Con-
stantin, secrétaire du consistoire impérial.
Ce libelle osait demander la réhabilitation de Dioscore et l'assis-
tance au concile de ce très saint archevêque, comme il l'appelait,
ainsi que des autres évêques ses partisans. L'impudence d'une pa-
reille réclamation au lendemain de la condamnation du patriarche
d'Alexandrie mit le concile hors de lui. Sans attendre la fin de la
requête, on cria de toutes parts : « Anathème à Dioscore! c'est le
Christ qui l'a déposé; hors d'ici ces gens-là! hors d'ici l'injure faite
au synode! hors d'ici la violence! enlevez la souillure du synode! »
A quoi les archimandrites ajoutèrent, en se mêlant aux clameurs :
« Enlevez la souillure des monastères ! — jNous ne pouvons entendre
LE CONCILE DE CHALCÉDOINE. 501
de telles choses, continuaient les évoques, l'homme condamné par
un concile ne peut être qualifié d'évêque. On ose le faire pourtant;
pourquoi permettre qu'on foule aux pieds les canons? — Sans rien
préjuger, dirent les magistrats , laissez achever le libelle, » et ils
firent signe à Constantin de poursuivre. La requête contenait une
verte remontrance à l'assemblée pour avoir a déraisonnablement »
condamné le saint archevêque. Si elle ne retirait pas sa sentence,
les requérans déclaraient qu'ils secoueraient sur elle la poussière
de leurs vêtemens et se retireraient de sa communion. A ces mots,
l'archidiacre Aétius saisit le livre des canons qu'il avait près de lui,
l'ouvrit et lut à haute voix le cinquième canon d'Antioche ainsi
conçu : (( Tout prêtre ou diacre qui se sépare de la communion de
son évêque pour tenir à part des assemblées sera déposé et, s'il
persiste dans son schisme, chassé comme séditieux par la puis-
sance séculière. » — « Ce canon est juste, dirent les évêques; c'est
la loi des pères, qu'elle soit appliquée. -» Après un court intervalle
de temps, les magistrats reprirent l'interrogatoire, et s'adressant à
Carosius et aux autres moines: « Déclarez, leur dirent-ils, si vous
adhérez aux décisions du concile. — Je connais, répondit Carosius,
la foi de Nicée dans laquelle j'ai été baptisé, et je n'en connais point
d'autre. Quand le bienheureux Théotime (c'était l'apôtre des Huns
dans la petite Scythie) me baptisa à Tomes, il me défendit de croire
autre chose. Quant à ceux-ci, ils sont évêques, — et du doigt il
désignait l'assemblée, — ils peuvent nous chasser et nous déposer;
qu'ils fassent ce qu'ils voudront. » Dorothée formula une profession
de foi semblable. Barsumas dit en syriaque, et ses paroles furent
aussitôt traduites en grec : « Je crois comme les trois cent dix-huit
de Nicée; j''ai été baptisé au nom du Père, du Fils et du Saint-Es-
prit, comme le Seigneur l'enseigna aux apôtres eux-mêmes. » Les
autres archimandrites et moines s'exprimèrent dans le même sens.
En ce moment, l'archidiacre Aétius s'avança vers eux et leur dit :
« Le saint concile croit comme les pères de Nicée; mais, attendu
qu'il s'est présenté depuis lors des questions sur lesquelles les saints
pères Cyrille, Gélestin et le bienheureux Léon ont publié des lettres
dans le dessein d'expliquer le symbole, lettres que le concile œcu-
ménique reçoit avec respect, obéissez à ce jugement et anathématisez
Nestorius et Eutychès. — J'ai mainte fois anathématisé Nestorius,
fut la réponse de l'archimandrite. — Mais Eutychès, l'anathémati-
sez-vous aussi? ■ — Il est écrit, reprit Carosius, ne jugez pas pour
n'être point jugé vous-même, — puis, interpellant l'archidiacre, il
lui dit : Les évêques sont là, pourquoi donc parlez-vous? — Ré-
pondez à ce que le saint concile vous demande par ma bouche,
reprit l'archidiacre avec colère; voulez-vous obéir ou non? — Si
502 REVUE DES DEUX MONDES.
Eutychès ne croit pas comme l'église catholique, acheva de dire
Carosius, qu'il soit anathème ! » On ne put tirer autre chose de lui.
Le concile revint à la lettre de Léon, qu'on voulut leur faire si-
gner; ils s'y refusèrent obstinément. Dorothée soutint qu'Eiitychès
était orthodoxe, et que, pour être dans l'orthodoxie, il suffisait de
confesser que « celui qui a souffert est de la Trinité. » A chaque
mot, des murmures et des cris l'interrompaient. « Souscrivez-vous
à la lettre, la signez-vous ou non? » disaient les évoques. Dorothée
répondait imperturbablement : « Je crois au baptême, mais je ne
signe pas la lettre. » Même obstination chez tous les autres succes-
sivement interrogés. Les magistrats, fort perplexes, prièrent le con-
cile de leur accorder un délai de deux ou trois jours pour leur laisser
le temps de réfléchir. « Il n'en est pas besoin, dirent les archiman-
drites, nous ne changerons pas de sentiment. » Le concile cepen-
dant, cédant à l'indulgence des magistrats et au désir manifesté
par l'empereur, leur accorda un délai de trente jours. Si leur sou-
mission n'était pas entière à cette époque, ils devaient être déchus
de leurs grades et dignités et même retranchés de la communion.
Que s'ils cherchaient à s'enfuir, ils seraient saisis par l'autorité sé-
culière et soumis aux peines des canons. Après cette décision , on
les reconduisit hors de l'église; nous verrons plus tard ce qu'ils
devinrent.
n.
Tout empressé que le gouvernement impérial se fût montré vis-
à-vis des légats dans l'espoir de les gagner à sa cause, quelques
efforts même qu'il eût faits auprès du concile pour l'engager à don-
ner à la lettre du pape ce caractère de canonicité ambitionné par
l'église romaine, l'empereur n'en tenait pas moins fermement à son
dessein d'obtenir une définition. Une forte pression était donc exer-
cée sur les évêques individuellement par les officiers publics et les
personnages importans de la cour; on les engageait à se rendre
dans des conciliabules où la question était agitée, principalement
chez le patriarche Anatolius. « Faites quelque chose, leur répé-
tait-on, l'empereur vous en saura gré. » Les évêques obéissaient à
contre-cœur; mais, quand on était en présence, rien n'aboutissait.
La fraction du côté droit ralliée à la gauche, les Illyriens, les Grecs
continentaux, les Palestins, qui conservaient un vieux levain d'idées
eutychiennes ou semi-eutychiennes, inclinaient toujours vers des
formules qui effaçaient la séparation des deux natures après l'union,
tandis que les Orientaux et leurs alhés d'Asie, de Pont, de Cappa-
doce, étaient en garde contre toute expression pouvant indiquer la
LE CONCILE DE CIIALCÉDOINE. 503
confusion des natures et la passivité du Verbe dans la personne de
Jésus-Christ. On s'observait, on se prenait en méfiance, et l'aigreur
renaissait entre les partis. Les légats laissaient aller les choses, sa-
tisfaits en ce qui les regardait particulièrement, et pensant que de
guerre lasse l'empereur lui-même arriverait à se contenter de la
lettre du pape. Cependant le patriarche Anatolius, qui voulait être
bien en cour, se donna tant de mouvement qu'il fit adopter par
des groupes nombreux un projet de définition dont, suivant toute
apparence, il était l'auteur. Quand il eut réuni un assez grand
nombre d'adhésions partielles, il pensa pouvoir aborder la discus-
sion en assemblée générale; mais là était la grande difficulté.
Ce projet fut lu à la séance du 22 octobre par le diacre Âsclé-
piade, de l'église de Constantinople. Calqué en majeure partie sur
îa lettre de Léon, il en différait néanmoins en certains points essen-
tiels : ainsi il portait que Jésus-Christ était de deux natures après
l'union, au lieu de dire avec la lettre du pape Léon qu'il était en
deux natures. Au fond, cela n'était pas fort différent, et dans des
circonstances normales on eût pu adopter l'une ou l'autre formule
comme équivalentes ; mais dans la circonstance présente on y vit et
on y devait voir une distinction calculée. L'expression de deux na-
tures semblait une concession faite à l'eutychianisme, qui professait
bien deux natures avant l'incarnation, mais une seule nature après,
du mélange et de la confusion des deux autres. Elle offrait aussi le
danger de paraître accepter, puisqu'on ne la réfutait pas, l'expres-
sion de Cyrille sur laquelle Eutychès avait construit tout son écha-
faudage : « une seule nature incarnée du Verbe divin. » L'absence
des mots « après comme avant l'incarnation » pouvait faire soup-
çonner à des esprits prévenus quelque piège eutychien. Au contraire
l'expression en deux natures indiquait nettement l'idée catholique
de Jésus-Christ, Dieu et homme après l'incarnation, Dieu parfait et
homme parfait.
A cette raison générale s'en joignait une particulière : c'est que
Dioscore admettait la première formule et rejetait la seconde, qu'il
avait même fondé la condamnation de Flavien sur ce que celui-ci
avait professé deux natures en Jésus-Christ. La définition proposée,
tout en restant orthodoxe, était donc imparfaite en ce qu'elle ne
frappait point l'erreur, et n'énonçait rien que les eutychiens ne
pussent recevoir aussi bien que les catholiques. L'admettre, c'était
laisser les choses en état, et les eutychiens ou semi-euty chiens
pouvaient dire avec quelque apparence de droit que la définition
leur était favorable.
En effet, les dissentimens éclatèrent pendant la lecture d'^Asclé-
piade; des murmures et des protestations se firent entendre dans
504 REVUE DES DEUX MONDES.
les rangs des Orientaux. « Que vous faut-il donc? crièrent les par-
tisans du projet; l'esprit et les termes de cette définition sont inat-
taquables; anathème à qui ne croit pas ainsi! » Anatolius de son
côté s'épuisait en objurgations. « Hier, disait-il, ce projet plaisait
à tout le monde, comment peut- on le condamner aujourd'hui?
c'est faire et défaire perpétuellement la même chose. » Les mur-
mures continuaient, et les légats appuyaient par leur attitude l'op-
position des Orientaux. Jean, évêque de Germanicia dans l'Euphra-
tésienne, s' étant approché des magistrats pour leur dire quelques
mots en particulier, les partisans du projet s'écrièrent : « Hors d'ici
les nestoriens! hors d'ici les ennemis de Dieu! » Ceci s'adressait à
Jean, lié d'une amitié intime avec Théodoret et évêque d'une ville
qui avait été la patrie de Nestorius. Cette attaque souleva une tempête
dans l'assemblée. Les partisans du projet, traitant de nestoriens
ceux qui le combattaient, voulaient qu'on les mît dehors. Un cou-
rant violent emportait évidemment l'assemblée vers la formule de
deux natures, opposée à celle du pape Léon. Paschasinus, se levant
alors, dit au concile : « Si vous repoussez ainsi la lettre du bienheu-
reux évêque de Rome, nous demandons acte de votre opposition
pour retourner chez nous et tenir le concile en Occident. » Cette
déclaration effraya les magistrats, qui virent menacée l'existence
même du concile. Une si laborieuse session, tant d'efforts de la part
du gouvernement pour amener le rapprochement des esprits, al-
laient donc aboutir à un avortement honteux. Us dépêchèrent vers
l'empereur le secrétaire consistorial, Béronicien, pour obtenir un
rescrit du prince qui tranchât nettement la question.
Béronicien revint du palais peu de temps après, porteur d'un
ordre souverain. L'empereur enfin ordonnait. Il voulait que le con-
cile désignât immédiatement trois commissaires pour chacun des
diocèses de Pont, d'Asie, de Thrace et de d'Hlyrie, et six pour celui
d'Orient, et que ces dix-huit commissaires, auxquels s'adjoindraient
le patriarche de Constantinople, les trois légats et le prêtre romain
qui leur servait de notaire, procédassent séance tenante à la rédac-
tion d'un projet définitif en présence des magistrats. « Si la chose ne
se faisait pas, ajoutait Béronicien au nom de l'empereur, il fallait que
tous les évêques exposassent leur croyance par la bouche de leurs
métropolitains, et en cas d'opposition nouvelle l'empereur avait ré-
solu de transporter le concile en Occident. » Une grande émotion
suivit les paroles du secrétaire consistorial. L'idée de venir indivi-
duellement réciter leur confession de foi, soit devant l'assemblée,
soit devant le métropolitain, qui s'en porterait garant, convenait mé-
diocrement aux évêques; ils y virent une source d'arguties et d'atta-
ques, et mieux valait, pensèrent-ils, faire des concessions sur les
LE CONCILE DE CHALCÉDOINE. 505
termes d'un projet orthodoxe au fond. Quant à la menace de trans-
porter le concile en Occident, si elle effraya beaucoup de membres,
elle en irrita plus encore, et bien des voix s'élevèrent en faveur du
projet qu'on voulait jeter de côté. « Il nous plaît, disaient-elles; qu'on
le maintienne ! sinon nous partons : ceux qui le refusent sont des nes-
toriens. Longues années à l'empereur! Qu'il nous laisse la définition.»
Cécropius demanda qu'on en reprît la lecture. « Ceux à qui la défini-
tion ne plaît pas, et qui ne voudront pas la souscrire, s'en iront, voilà
tout. Qu'ils partent pour Rome, ajoutait-on; elle nous plaît à nous,
nous la signerons. » Les magistrats intervinrent pour calmer l'irrita-
tion. « Il faut pourtant s'entendre, dirent-ils; Dioscore, en condam-
nant Flavien, a dit : — J'admets que le Sauveur est de deux natures,
je n'admets pas qu'il soit en deux natures. — Le très saint archevêque
de Rome a dit au contraire : — Deux natures unies sans confusion,
sans mélange, sans séparation. — Lequel voulez-vous suivre, du
très saint pape Léon ou de Dioscore? » Les Orientaux répondirent en
masse : « Nous suivons Léon; ceux qui suivent Dioscore" sont des eu-
tychiens. — Vous voyez bien, reprirent les magistrats, qu'il faut re-
toucher au projet, et pour cela nous allons passer dans l'oraloire
de la très glorieuse martyre Euphémie. » Avant de passer dans l'o-
ratoire, les magistrats firent procéder à la nomination des commis-
saires dans les limites fixées par le mandement impérial. Une repré-
sentation double de celle des autres fut assignée au diocèse d'Orient,
probablement à cause de sa grande étendue. Quant à l'Egypte, elle
ne fut pas représentée dans la commission, les évêques de cette
province s'étant abstenus de paraître au concile depuis la mise en
cause de leur patriarche. L'opération terminée, les commissaires se
réunirent, et, traversant la basilique dans sa longueur, gagnèrent,
les magistrats en tête, l'oratoire circulaire où reposait la sainte, qui
s'appelait particulièrement le Marlyrium.
Les actes ne racontent point ce qui se passa dans le Martyrium ;
mais le bruit courut que la discussion avait été fort vive : en tout
cas, si le projet d'Anatolius ne fut pas complètement écarté, on y
introduisit de profondes modifications dues sans doute à la double
représentation accordée par l'empereur au diocèse d'Orient. Au
nombre des modifications, on peut compter la formule en deux na-
tures substituée à celle de deux natures, proposée par le patriarche
de Constantinople ; c'était le pape qui triomphait. Les Orientaux
empêchèrent en outre que, parmi les pièces annexées à la définition
comme pièces canoniques ou quasi canoniques, on ne glissât la
troisième lettre de Cyrille à Nestorius, laquelle contenait les ana-
thématismes. La proposition venait d'évêques eutychiens ou semi-
eutychiens, mais la commission la rejeta sagement; c'eût été rai-
506 REVUE DES DEUX MONDES.
lumer les torches de la guerre au milieu d'un travail de pacification.
Enfin on s'accorda sur un projet que nous donnerons tout à l'heure.
Quand tout fut convenu, les magistrats, suivis des évêques, allèrent
reprendre leurs places dans l'assemblée, et la séance recommença.
Ce n'était pas précisément, comme l'empereur avait paru le dé-
sirer, une formule brève et concise définissant le mystère de l'in-
carnation, comme le symbole de Nicée avait défini celui de la
trinité, c'était une exposition assez longue dont une portion pouvait
servir à l'usage qu'en voulait faire Marcien. Les magistrats s'en
contentèrent prudemment, et le projet fut présenté au concile
comme voté par l'unanimité de la commission.
Quand tout le monde fut assis , le chef des magistrats prononça
ces paroles : « Plaise au saint synode d'écouter en silence ce que
les très saints évêques réunis à l'oratoire viennent de décréter sur
la foi, nous présens. » L'archidiacre Aétius, prenant alors la mi-
nute de la définition dressée au nom du concile, en donna lecture
au milieu d'une profonde attention. Elle commençait par une tran-
scription du symbole de Nicée et de celui de Gonstantinople, ser-
vant pour ainsi dire de préambule, a Ces deux symboles, y disait-on
ensuite, avaient suffi longtemps à la connaissance de la foi; mais
tout récemment les ennemis de la vérité avaient inventé de nou-
velles expressions pour anéantir le dogme de l'incarnation, les uns
en refusant à la vierge Marie le titre de mère de Dieu {Lhéotocos),
les autres en introduisant dans la personne de Jésus une confusion
et un mélange des deux natures, et forgeant cette opinion insensée
et monstrueuse, qu'il n'y a qu'une nature de la chair et de la divi-
nité et que la nature divine du fils de Dieu est sujette à la souffrance
comme sa nature humaine. C'est pourquoi le saint concile œcumé-
nique, voulant mettre à néant ces entreprises sacrilèges et montrer
que la doctrine de l'église est inébranlable, arrête la définition sui-
vante :
« Que l'on doit confesser un seul et même Jésus-Christ notre sei-
gneur, le même parfait dans la divinité et parfait dans l'humanité,
vi'aiment Dieu et vraiment homme, le même composé d'une âme
raisonnable et d'un corps, — consubstantiel au père selon la divinité
et consubstantiel à nous selon l'humanité, — en tout semblable à
nous, hormis le péché, — engendré du père avant les siècles selon la
divinité, et dans les derniers temps né de la vierge Marie, mère de
Dieu selon l'humanité, pour nous et pour notre salut ; un seul et
même. Jésus-Christ fils unique, seigneur en deux natures, sans con-
fusion, sans changement, sans division, sans séparation, sans que
l'union ôte la différence des natures : au contraire la propriété de
chacune est conservée, et concourt en une seule personne et une
LE CONCILE DE CHALCÉDOINE. 507
seule hypostase, en sorte qu'il n'est pas divisé ou séparé en deux
personnes, mais que c'est un seul et même fils unique, Dieu Verbe
notre seigneur Jésus-Christ. Le concile défend k qui que ce soit
d'enseigner ou penser autrement, sous peine aux évoques et aux
.clercs d'être déposés, aux moines et aux laïques d'être anathéma-
.tisés. »
Après la lecture de cette exposition de foi, tous les évêques
s'écrièrent : « C'est la foi des pères; que les métropolitains sou-
scrivent à l'instant même , qu'ils souscrivent en présence des ma-
gistrats : ce qui a été bien défini n'admet point de délai. C'est la
foi des apôtres; nous la suivons tous. » Les magistrats dirent alors:
« Ce que les évêques ont établi, et qui leur convient à tous, sera
communiqué à l'empereur. » La cinquième action finit ainsi.
La séance du Martyrium resta célèbre dans l'antiquité, et la lé-
gende s'en empara bientôt. Elle raconta que les évêques réunis
autour du tombeau d'Euphémie, ne pouvant s'accorder sur la ré-
daction d'un projet, convinrent de s'en remettre au jugement de la
sainte. Chaqu3 parti, hérétiques d'un côté, catholiques de l'autre,
formula sa proposition sur deux rouleaux de papier séparés qui
vers le soir furent déposés à l'extrémité du cercueil, fermé ensuite
à clé et scellé soigneusement. Puis l'assemblée se mit à supplier la
sainte de l'éclairer par une révélation, et suivant le récit légen-
daire, la commune prière aurait duré toute la nuit. Le lendemain
matin, les évêques enlevèrent les sceaux et ouvrirent la châsse, et
alors un spectacle étrange frappa leurs regards. La sainte tenait un
des rouleaux dans sa main; l'autre était jeté sous ses pieds avec l'ap-
parence du mépris : celui qu'elle tenait était naturellement le sym-
bole catholique. Une variante de la légende porte que, l'empereur
et l'archevêque de Constantinople ayant étr appelés pour contem-
pler le prodige, Euphémie, levant le bras, leur tendit le rouleau qui
contenait la profession de foi orthodoxe. Cette fable, recueillie dans
les temps postérieurs par des historiens peu scrupuleux sur la vrai-
semblance, devint telleaient populaire qu'on ne peignit plus la pa-
tronne de Chalcédoine qu'un rouleau de papier à la main, comme
une sibylle qui guidait les conciles œcuméniques eux-mêmes dans
l'interprétation des dogmes sacrés.
III.
Marcien voulut inaugure-r lui-même l'achèvement de cette œuvre
si péniblement enfantée, et le 25 octobre, trois jours après l'accep-
tation synodique de la définition, se tint la séance impériale. Pen-
dant toute la durée du concile, ce fut la première et la dernière à
508 REVUE DES DEUX MONDES.
laquelle l'empereur présida en personne. Pulchérie Augusta était
à ses côtés, et derrière eux marchaient, par ordre de dignité, les
plus hauts officiers de l'empire et des sénateurs au nombre de
trente-quatre. Arrivés en grande pompe à l'église de Sainte-Euphé-
mie, l'empereur, l'impératrice et leur cortège prirent place aux
sièges réservés à la présidence, ayant à dos la balustrade du chœur,
et à droite et à gauche, dans les travées, les évêques rangés sui-
vant leur importance. L'assemblée était plus nombreuse qu'on ne
l'avait encore vue, et l'appareil de grandeur dont les souverains
s'étaient environnés ajoutait encore à la majesté de la réunion.
La séance fut ouverte par un discours de l'empereur prononcé en
latin, idiome officiel du gouvernement romain, répété ensuite par
lui-même en langue grecque avec certains développemens. Marcien
y disait qae, depuis le jour où un jugement de Dieu l'avait élevé à la
direction des affaires, son plus ardent désir avait été de remédier
aux maux qui déchiraient la foi. Faire cesser dans l'église les divi-
sions provoquées par les mauvaises passions des uns, par l'avarice
des autres (il faisait allusion à l'eunuque Chrysaphius), était de-
venu l'objet de ses préoccupations constantes. Aussi, non content de
convoquer ce saint concile universel, il avait voulu y assister lui-
même, pour appuyer les résolutions des évêques et non pour les do-
miner, suivant en cela l'exemple du religieux prince Constantin.
Affligé de voir la vérité de la foi obscurcie par les erreurs et les
dissensions d'hommes corrompus, il cherchait aujourd'hui à dis-
siper ces obscurités et à replacer la foi dans son unité; c'était donc
aux évêques à l'expliquer sincèrement et telle qu'ils l'avaient reçue
de la tradition. « De même qu'à jNicée, ajoutait-il en terminant, la
foi a été manifestée par l'œuvre des trois cent dix-huit pères, ainsi
par vos travaux des erreurs récentes seront dissipées, et l'ortho-
doxie fondée à tout jamais. La Providence divine fera le reste, elle
rendra inébranlable l'ouvrage que j'ai toujours tant souhaité voir
debout, et que vos mains ont élevé pour le bien de la religion. »
Quand il eut fini, les évêques firent entendre les acclamations
d'usage : (c longues années à l'empereur, longues années à l'impé-
ratrice, longues années aux princes orthodoxes! » On y joignit
celles-ci : « à Marcien, nouveau Constantin ; à Pulchérie, nouvelle
Hélène! »
Aétius dit alors qu'il avait entre les mains la définition faite par
le concile. L'empereur lui commanda de la lire. Elle éta-it suivie de
trois cent cinquante-six souscriptions, y compris celles des légats
dont les noms figuraient les premiers. Diogène, métropolitain de
Gyzique, avait souscrit tant pour lui que pour six évêques, ses suf-
fragans, absens : ainsi avaient fait Théodore de Tarse et douze autres
LE CONCILE DE CUALCÉDOINE. 509
métropolitains. La lecture finie, l'empereur demanda si tous étaient
d'accord spr cette confession de foi; l'assistance répondit d'une
commune voix : « Tous nous croyons ainsi, tous nous avons sou-
scrit volontairement, tous nous sommes orthodoxes; » puis les ac-
clamations recommencèrent en l'honneur de Marcien Auguste et de
Pulchérie Augusta. On leur donnait les noms de lumières de la foi
et de flambeaux de l'univers. « Vous êtes la paix de l'empire, leur
disait-on encore, puisse votre foi vous conserver à jamais ! »
Quand le bruit des acclamations eut cessé, l'empereur reprit la
parole en ces termes : (( La foi catholique ayant été déclarée, nous
estimons juste et utile d'ôter à l'avenir tout prétexte de divisions.
En conséquence, quiconque suscitera des troubles en public à pro-
pos de la foi, soit par des rassemblemens, soit par des discours, sera
sévèrement châtié; si c'est un particulier, on le chassera de la ville
impériale, si c'est un oflîcier, il sera cassé, si c'est un clerc, il en-
courra la déposition, nonobstant d'autres peines civiles. » Ces pa-
roles, qui étaient la sanction du décret du concile, furent accueillies
avec enthousiasme. On cria : « Anathème à Nestorius ; anathème à
Eutychès; anathème à Dioscore! C'est la Trinité qui les a condam-
nés ; c'est la Trinité qui les a chassés, » faisant allusion au nombre
trois de ces hérétiques, qui semblaient aussi former une trinité de
mensonge et de blasphème.
La séance continua sous la présidence des Augustes, u II existe,
dit l'empereur, quelques articles de discipline que nous vous avons
respectueusement réservés, jugeant convenable qu'ils soient pres-
crits canoiiiquement par le concile plutôt que commandés par nos
lois , » et sur l'ordre du prince le secrétaire Béronicien en donna
lecture. Il y eu avait trois ; le premier s'exprimait ainsi : « Nous
estimons dignes d'honneur ceux qui embrassent sincèrement la
vie monastique ; cependant, comme il en est qui, sous ce prétexte,
troublent l'église et l'état, nous avons ordonné que personne ne bâ-
tisse un monastère sans le consentement de l'évêque de sa ville et
du propriétaire de la terre. Nous rappelons encore aux moines, tant
des villes que de la campagne, qu'ils doivent être soumis à leur
évêque, et que leur vie est avant tout une vie de paix, de jeûne et
de prière, entièrement étrangère aux affaires de l'état ou de l'é-
glise. Ils ne pourront en outre recevoir dans leurs monastères des
esclaves sans la volonté des maîtres. » Cet article était dirigé contre
les partisans d'Eutychès, qui fourmillaient dans les retraites mona-
cales sur toute l'étendue de l'empire. — Le second article défen-
dait aux clercs et aux moines de prendre des terres à ferme ou de
se charger des fonctions d'intendant, à moins que l'évêque ne leur
confiât le soin des terres de l'église. — Le troisième enfin interdi-
510 REVUE DES DEUX MONDES.
sait aux clercs de passer d'une église à l'autre sans la permission
de l'évêque de qui ils dépendaient, sous peine d'excommunication
contre le clerc et contre l'évêque qui l'aurait reçu. — Ces proposi-
tions, remises par le secrétaire consistorial entre les mains du pa-
triarche Anatolius, furent l'objet de quatre canons que le concile
vota plus tard en se les appropriant, mais dont l'initiative, comme
on le voit, appartenait à l'autorité séculière, dans l'intérêt de la po-
lice et du bon ordre public.
Avant de lever la séance, l'empereur déclara qu'en l'honneur de
la sainte martyre Euphémie et en mémoire du concile tenu pour la
foi à Chalcédoine, il octroyait à cette ville les privilèges de métro-
pole, de nom seulement et honorifiquement, sauf le droit et la di-
gnité de la cité de Nicomédie. Ces paroles furent suivies d'acclama-
tions universelles, dans lesquelles Marcien fut qualifié de prêtre et
de pontife, vainqueur dans la guerre, docteur dans la foi. « Chal-
cédoine, disait-on encore, a mérité le titre de métropole; la décision
de l'empereur est juste, elle est digne de la sainte martyre... Que
la sainte te garde, pieux empereur; mais maintenant renvoie-nous.
— Pas encore, répondit Marcien. Je sais que vous êtes fatigués par
vos longs voyages et par vos constans travaux; pourtant restez en-
core trois ou quatre jours, et en présence de nos magistrats décidez
ce qui vous conviendra pour le bien de l'église, et que personne de
vous ne s'éloigne avant la clôture du concile. »
Une des questions générales qui restaient à régler, et la plus
importante sans contredit, était l'abolition solennelle du second sy-
node d'Éphèse, de ses actes et même de son nom : Eusèbe de Do-
rylée l'avait demandée lors de la troisième action au concile, qui en
avait renvoyé l'exarnen à un autre temps; les légats depuis lors en
avaient renouvelé la proposition à l'empereur, espérant obtenir de
lui une loi expresse. La flétrissure d'une assemblée où l'église de
Rome avait été offensée dans la personne du pape et de ses légats
tenait fort au cœur des Occidentaux, et faisait partie des instructions
du pape Léon; mais l'empereur répugnait à rendre à ce sujet une
loi qui pouvait réveiller les passions mal éteintes dans le concile et
très vivaces sur plusieurs points de l'empire. La concorde en effet
se trouvait rétablie, non sans peine, entre les évêques; une défini-
tion avait été unanimement souscrite où l'hérésie d'Eutychès était
condamnée; le patriarche Dioscore, déposé, expiait dans l'exil les
crimes du faux synode qu'il avait présidé, et ses assesseurs n'avaient
reçu leur pardon du présent concile qu'en anathématisant les doc-
trines de l'archevêque d'Alexandrie et celles d'Eutychès; que pou-
vait-on faire de plus contre un conciliabule dont les conséquences
étaient détruites et les chefs punis ou venus à résipiscence? Re-
LE CONCILE DE CHALCÉDOINE. 511
prendre la discussion des doctrines condamnées était un danger vé-
ritable aux yeux de ceux qui avaient observé l'hésitation de beau-
coup d'évêques dans les débats de la définition. Anatolius lui-même
n'avait-il pas prononcé ces étranges paroles : « Dioscore a été dé-
posé non point à cause de ses doctrines, mais pour avoir excom-
munié l'archevêque de Rome et refusé de faire lire sa lettre. »
La prudence conseillait donc, en face de ces fermens d'opposition
mal éteints, de jeter un voile sur les attentats commis dans le passé.
L'empereur le crut, et se contenta de rendre une loi qui réhabilitait
la mémoire du martyr Flavien : réhabiliter Flavien, c'était flétrir
l'assemblée sous les violences de laquelle il avait perdu la vie. Les
légats de leur côté tenaient à une loi de l'empereur, et non à un
décret canonique qui renouvellerait la discussion. Ils parurent donc
satisfaits de cette abolition virtuelle de l'assemblée d'Éphèse, qui
ressortait des actes et des opinions du présent concile, et la décla-
rèrent suffisante. On renonça de la sorte à une loi expresse ou à un
canon exprès contre une assemblée dont il ne survivait plus rien.
La conséquence de ces actes divers fut le rétablissement dans leurs
sièges des évêques de Cyr et de Dorylée, Théodoret et Eusèbe : le pape
leur avait déjà rendu le rang d'évêque justement, il est vrai, mais
peu canoniquement, comme l'avaient fait remarquer les murmures de
beaucoup de membres lors de la première action; le concile leur ren-
dit leurs évêchés. On agita la question de Domnus, ancien patriarche
d'Antioche, que Dioscore avait fait déposer malgré sa faiblesse, ou,
pour mieux dire, sa lâcheté lors de la condamnation de Flavien.
Domnus, honteux de lui-même, avait couru s'enfermer dans le mo-
nastère d'où il était sorti pour monter au siège épiscopal d'An-
tioche. Il voulait finir obscurément ses jours dans la solitude, et ne
réclamait point, comme Eusèbe et Théodoret, les grandeurs dont
il avait été dépouillé. Pourtant Domnus était pauvre; ses amis in-
tercédèrent pour lui, et le concile, en considération de sa pénitence,
décida que son successeur lui paierait une pension sur les revenus
de l'église d'Antioche, et fixa lui-même le taux de cette pension.
Les affaires particulières étaient nombreuses et la plupart inté-
ressantes : elles concernaient des intrusions d'évêques dans des
sièges déjà occupés ou des usurpations de juridiction d'un ressort
métropolitain sur l'autre. Nous en choisirons une qui nous paraît
mériter l'attention pour deux raisons : la première, parce qu'elle
offre le vivant tableau des mœurs ecclésiastiques du temps; la se-
conde, parce qu'on y trouve un personnage qui a joué un rôle assez
important dans ces récits, Etienne, évêque d'Éphèse et exarque ec-
clésiastique de la province d'Asie.
A l'époque où l'église d'Éphèse gémissait sous la main de cet évê-
512 REVUE DES DEUX MONDES.
que Memnon si fameux par ses intrigues et ses violences lors du
procès de Nestorius, c'est-à-dire vers 431, vivait un clerc de la
même église nommé Bassianus, riche de patrimoine, et qui depuis
sa jeunesse avait eu pour principal soin le soulagement des pau-
vres. Il avait construit de ses deniers un vaste hôpital où il entrete-
nait soixante-dix lits pour les indigens, les malades et les infirmes.
Aussi le peuple l'estimait et l'aimait. Cette charité néanmoins était
suspecte à plusieurs, surtout dans le clergé, on l'accusait de ser-
vir de masque à une ambition sans mesure; Memnon alla jusqu'à
craindre que Bassianus n'essayât de le supplanter quelque jour sur
le siège épiscopal d'Éphèse. Pour prévenir une entreprise de ce
genre, il résolut d'éloigner Bassianus de la ville en l'envoyant
comme évêque dans un lieu reculé de sa juridiction. Il ourdit à ce
sujet un petit complot avec plusieurs clercs de son entourage. Un
matin donc qu'il était à l'autel avec eux et Bassianus, il fit saisir
celui-ci par les autres, et voulut lui imposer les mains pour le faire
évêque d'Évasé, ville obscure de la province d'Asie. Le clerc protesta
et se débattit; la lutte, d'après sa déclaration, dura depuis neuf
heures jusqu'à midi , et fut si vive qu'ayant été blessé il souilla
de son sang l'autel et le livre des Évangiles. Memnon cependant
persista, et, quand sa victime fut épuisée d'efforts, il prononça sur
sa tête les paroles sacramentelles; Bassianus était évêque d'Évasé.
Il protesta toujours cependant qu'il n'avait point consenti et ne
consentait point, et il ne parut jamais dans son église. Sur ces en-
trefaites, Memnon mourut; Basile, qui le remplaça, releva Bassianus
de son siège d'Évasé en y envoyant un autre évêque, mais il ne le
releva pas de son ordination forcée, et lui conserva la dignité épi-
scopale. Bassianus passa quelques années à Éphèse, continuant à
faire comme évêque sans église, ou évêque vacant, c'était l'expres-
sion reçue, le bien qu'il faisait auparavant comme simple clerc.
Une lutte d'autorité existait alors entre le clergé d'Éphèse et le
patriarche de Constantinople, celui-ci se prétendant le droit d'or-
donner les évêques d'Asie, et le clergé revendiquant ce droit pour
lui-même, soutenu en cela par les magistrats de la ville, les pos-
sesseurs de terres et le peuple, non moins jaloux que le clergé
des privilèges électoriiux de la cité. Or Basile avait été ordonné
par le patriai'che de Constantinople Proclus, et son intronisation
n'avait pas eu lieu sans troubles graves et effusion de sang. A sa
mort, arrivée en liàli, le clergé voulut prendre sa revanche et faire
ordonner le successeur avant que le patriarche de Constantinople
eût été informé de la vacance. Bassianus, avec qui il s'était récon-
cilié, était sous sa main; il le choisit, et plusieurs évêques furent
mandés en toute hâte de la province pour procéder à une ordi-
LE CONCILE DE CHALCÉDOINE. 513
nation qui ne souffrait point de retard. Des évoques mandés, iî
n'en vint qa'un, Olympius de Théodosiopolis; les autres s'abstin-
rent par crainte de se compromettre vis-à-vis du patriarche de
Gonstantinople, dont les empictemens de juridiction, croissant d'an-
née en année, faisaient trembler tous les évoques sur leurs sièges.
Ils se rappelaient en effet la terrible expédition de Jean Chryso-
stome en Asie , à propos de cette même ville d'Éphèse , lorsque,
usurpant le rôle de grand justicier dans un diocèse qui n'était pas
le sien, il avait expulsé quinze évêques d'un seul coup et en avait
institué autant d'autres à leur place. Olympius, anivé donc à l'ap-
pel du clergé éphésien, attendit vainement pendant trois jours les
collègues qui devaient l'assister, et, las d'attendre, se disposait à
repartir, lorsqu'un soir il voit son logis cerné par une troupe con-
sidérable de gens, la plupart armés, et que dirigeait, l'épée à la
main, un officier nommé Holosericus. Sur l'ordre de cet officier, on
force la maison, on s'empare d'Olympius, et à la lueur des flam-
beaux on le conduit ou plutôt on l'emporte jusqu'à la basilique, oc-
cupée par une troupe non moins considérable et non moins tumul-
tueuse. Bassianus s'y trouvait installé déjà sur le trône de l'évéque.
Comment y était-il venu? Il alléguait une violence faite à sa volonté
par le clergé et le peuple; mais une enquête faite ultérieurement
ne justifia guère son assertion. Placé à son côté et sommé par la
foule de lui imposer les mains, Olympius eut beau protester de l'ir-
régularité d'une telle ordination; il la fit, et Bassianus fut institué
évêque d'Éphèse à la pointe de l'épée. Telle est la version la plus
vraisemblable des faits; mais Bassianus la niait : tout s'était passé,
disait-il, avec calme et régularité; il n'y avait eu de violences faites
qu'à son désintéressement.
Autour de lui, dans le clergé et parmi les notables, on propagea
la même version par une entjnte commune, afin d'enlever à l'ar-
chevêque de Gonstantinople tout prétexte à intervenir. Toutefois
on n'empêcha pas des bruits contraires d'arriver à ses oreilles, et,
Bassianus s'étant rendu dans la ville impériale, le patriarche lui
refusa sa communion. Le nouvel exarque d'Éphèse était riche;
il était habile, il se mit bien en cour. Théodose lui-même daigna
intervenir pour rétablir la paix entre les deux évêques, et Pro-
clus, qui gouvernait alors le siège de Gonstantinople, inscrivit Bas-
sianus sur ses diptyques. Gelui-ci, rentré dans Éphèse, remplit les
fonctions épiscopales pendant quatre ans sans interruption ni ob-
stacle, or«lonna un très grand nombre de prêtres et sacra jusqu'à
dix évêques.
On ne vivait pas longtemps en paix dans la glorieuse cité d'É-
phèse; son église non plus ne connaissait guère que des trêves
TOME xcvin. — 1872. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
au milieu d'un état permanent d'agitation et de complots. Au bout
de quatre années d'administration, Bassianus avait perdu son an-
cienne popularité dans le clergé, et des trames s'ourdissaient de
toutes parts pour l'abattre et le supplanter. A la tête d'une des plus
puissantes factions figurait le prêtre Etienne, qu'on pouvait appeler
le doyen du clergé épliésien, car il en faisait partie depuis cinquante
ans. Des troubles provoqués par elle éclatèrent contre l'évêque du-
rant le carême de l'année hliS : c'était une déclaration de guerre à
outrance entre le chef et ses subordonnés; on ignore à quel sujet.
On écrivit de part et d'autre à l'empereur et à l'impératrice Pul-
chérie, qui se déclarèrent pour Bassianus. A la réception des lettres
impériales, le parti victorieux fit éclater une joie immodérée; on
était au jeudi de Pâques, et Bassianus offrit solennellement le sa-
crifice en actions de grâces de sa victoire; mais ses ennemis veil-
laient, le cœur altéré de vengeance. Le sacrifice s'achevait à peine,
que ceux qui venaient de recevoir les saints mystères de la main
deJ'évêque se jetèrent sur lui, et, le dépouillant de son vêtement
sacerdotal, le traînèrent dans le baptistère, où ils l'accablèrent de
coups. Pendant ce temps, sa demeure était livrée au pillage, on lui
enlevait tout ce qu'il possédait en argent et en meubles, et les gens
de son service qui essayèrent de défendre lui ou ses frères furent
tellement maltraités que plusieurs moururent sur la place. Empri-
sonné ensuite dans la geôle épiscopale, il y subit entre autres tor-
tures celle de la soif; on lui refusa jusqu'à quelques gouttes d'eau
pour éteindre la fièvre qui le brûlait. Au plus fort de ces horreurs,
le prêtre Etienne montait au trône épiscopal revêtu des ornemens de
sa victime, et recevait l'ordination de quelques évoques ses com-
plices. La ville accepta le nouvel exarque, comme elle avait accepté
l'ancien; l'orgueil municipal était sauf, puisque le patriarche de
Constantinople ne s'était point mêlé de l'élection; mais fempereur,
informé de tout, envoya sur les lieux un agent du maître des offices,
le silenciaire Eustathius, pour ouvrir une enquête et lui adresser le
rapport du fait. Eustathius était un homme juste et ami du bien;
toutefois les passions déchaînées firent tant pour lui voiler la vé-
rité, que l'enquête, interrompue et reprise, finit par n'aboutir jamais,
et tout restait encore en suspens quand Théodose mourut.
Le changement de prince et la convocation d'un concile universel
rendirent l'espérance à Bassianus. Cet homme, jadis si riche et si
généreux, errait maintenant de lieu en lieu, accompagné d'un prêtre
qui mendiait pour lui, car Etienne avait mis la main sur son patri-
moine comme si c'eût été un bien de l'église. Yenu à Constanti-
nople, l'évêque dépossédé se présenta au palais de l'empereur avec
une requête où il demandait réparation de ces injures : l'empereur
le renvoya devant le concile.
LE CONCILE DE GHALGÉDOINE. 5iô
L'affaire était grave; le concile fixa pour l'entendre sa onzième
action, qui se tint le '29 octobre. Bassianus fut introduit, et sa re-
quête lue en sa présence. Comme elle était conçue dans des termes
d'une réserve extrême, et que les persécuteurs dont il dénonçail;
les actes n'y étaient point désignés par leurs noms : « Expliquez-
vous, lui dirent les magistrats; qui sont les gens dont vous vous
plaignez? — Ils sont nombreux, reprit Bassianus, et leur chef esi
i'évêque Etienne. C'est lui qui détient mon siège épiscopal et mon
bien. Je désire que tous les faits que j'énonce soient éclaircis, et en
premier lieu ce qui regarde mon épiscopat. Nos saints pères du con-
cile verront si j'ai péché, et décideront de moi comme il leur con-
viendra. — Que le révérendissime évêque Etienne veuille bien ré-
pondre, dirent alors les magistrats. — Il se trouve ici, dit Etienne
en s' avançant, des évêques du diocèse d'Asie; on peut les faire ap-
procher, et je m'expliquerai devant eux; je demande qu'on appelle
Léontius de Magnésie, Maronius de Nysse, Protérius de Smyrne, et
d'autres que j'aperçois Là-bas. — Commencez par répondre vous-
même, )) firent observer les magistrats. Etienne alors s'exprima ea
ces termes :
« Cet homme -ci, dit -il en montrant du doigt Bassianus, cet
homme -ci n'a point été ordonné évêque à Éphèse; mais pendant
une vacance de cette sainte église, réunissant une troupe de sédi-
tieux armés d'épées et de gladiateurs de l'amphithéâtre, il a fait ir-
ruption sur le trône épiscopal et s'y est assis. Votre magnificence ne
jugera pas sans doute que c'est ainsi qu'on devient évêque; en tout
cas, il a été chassé comme le voulaient les canons, et quarante évê-
ques d'Asie m'ont ordonné sur la désignation des nobles, du peupla
et du clergé, en un mot de la cité entière. Quant à moi, il y a au-
jourd'hui cinquante ans que je suis attaché au clergé d'I^phèse. —
Ne cherchez point à nous circonvenir ainsi, répliqua Bassianus avec
véhémence, j'ai été fait évêque canoniquement , je puis le prouver;
et de plus, je n'ai été ni déposé, ni accusé, ni mis en cause par per-
sonne. Depuis ma jeunesse, j'ai vécu pour les pauvres; j'ai construit
un hospice où j'ai placé soixante-dix lits; parce que j'étais aimé de
tout le monde, I'évêque Memnon, jaloux de moi, voulut m' éloigner
de la ville. » Bassianus alors raconta son ordination forcée àl'évè-
ché d'Évasé, son refus persistant, et comment, dans sa lutte violente
contre Memnon et ses satellites, l'autel et le livre des saints Évan-
giles avaient été souillés de son sang. Suivait le récit de son ordi-
nation au siège d'Éphèse après la mort de Basile. Rien d'après lui
n'avait été plus paisible et plus régulier : il voulait se dérober à
l'honneur qu'on lui destinait; « le peuple, le clergé, plusieurs évê-
ques présens, lui avaient fait violence, et il s'était assis malgré lui sur
le trône épiscopal. » — u J'aperçois d'ici, ajouta-t-il, un des évêques
516 REVUE DES DEUX MONDES.
qui m'ont ordonné, c'est Olympius de Théodosiopolis : il rendra té-
moignage en ma faveur. L'empereur a confirmé mon élection, et le
révérendissime Proclus non -seulement a communiqué avec moi à
Constantinople, mais il m'a envoyé depuis lors ses lettres synodi-
ques. Quatre ans entiers, j'ai gouverné l'église d'Éphèse, ordonné
dix évêques et un grand nombre de clercs. Pendant que j'étais là,
administrant à la satisfaction de la ville, un complot éclata dans
mon église, et je fus dénoncé. L'empereur sur mes explications
m'ayant donné gain de cause, mes ennemis furieux m'arrachèrent
de l'autel où je venais d' officier, me dépouillèrent de mes vêtemens
épiscopaux, me volèrent ce que je possédais, et prirent un d'entre
eux pour le faire évêque : c'est Etienne que voilà. »
Quand Bassianus eut fini cet exposé, tout à l'avantage de sa
cause, ce fut le tour d'Etienne, qui raconta les mêmes faits d'une
façon toute différente. Invoquant aussi le témoignage des évêques
^'Asie, « Bassianus, dit-il, n'a point été conduit de force à l'église
d'Éphèse; il y est venu de son plein gré, entouré de gladiateurs,
d'épées et de flambeaux, et de lui-même il est allé s'asseoir au
siège de l'évêque. Cette raison a déterminé le très saint évêque de
Rome, Léon, le bienheureux Flavien de Constantinople, l'évêque
d'Alexandrie, enfin celui d'Antioche, à le déclarer intrus par vio-
lence et à le chasser. Pour cette raison encore, l'empereur Théo-
dose envoya Eustathius, primicier des silenciaires, s'enquérir des
faits et de plus juger entre lui et les pauvres qu'il opprimait. » Le
reste du discours d'Etienne était, comme son préambule, une in-
vective pleine d'amertume, démentant un à un les dires de l'ad-
versaire et dénaturant les circonstances des faits; entre ces deux
versions contradictoires, les magistrats restaient en suspens. Dans
le doute sur la réalité du fond, ils essayèrent de s'attachera la forme
et de constater de quel côté du moins avait été la violation des
règles canoniques. « Que Bassianus. dirent-ils, nous montre s'il a
été établi évêque d'Éphèse par le concile provincial, ou qu'il nous
dise quels sont ceux qui l'ont ordonné. — Olympius, répondit ce-
lui-ci; quant aux autres, je ne sais plus bien qui ils étaient. »
Sommé par les magistrats de déposer, Olympius raconta les faits
comme nous les avons donnés plus haut : il était seul ordonnateur,
et une foule armée l'avait transporté au trône épiscopal, où siégeait
déjà Bassianus.
Là-dessus commença une discussion qui montrait combien l'in-
certitude était grande dans les esprits. « Je ne me rends pas bien
compte, dit un évêque d'Asie, Julien de Byza, comment une ordi-
nation faite en violation des canons aurait été confirmée par l'ar-
chevêque de Constantinople, Proclus, cet homme si rigide et de si
sainte mémoire. » Le nom de Proclus en effet pouvait rassurer bien
LE CONCILE DE CIIALCÉDOINE. 517
des consciences. Heureux eux-mêmes de s'appuyer sur une autorité
pareille, les magistrats voulurent savoir si vraiment Proclus avait
communiqué avec Bassianus, et interrogèrent à ce sujet les clercs
de l'église de Gonstantinople. a Non-seulement, répondirent ceux-
ci, le bienheureux archevêque le reçut dans sa communion, mais
il lui adressa depuis lors ses lettres synodiques comme à l'exarque
d'Éphèse, et inscrivit son nom sur les diptyques. » Ce témoignage
fut accueilli avec des marques de satisfaction par une partie de l'as-
semblée. Reprenant la suite des interrogatoires, les magistrats de-
mandèrent à Etienne dans quelle forme son adversaire avait été
déposé, et si lui-même avait été ordonné dans un concile. Etienne,
interdit, balbutia. « Je ne puis, dit-il, fournir de mon intronisation
les preuves que vous me demandez. Ne m'attendant guère à ce qu'on
fît revivre ici une affaire que je croyais finie, je ne me suis point muni
de pièces et ne puis qu'affirmer verbalement. Quant à Bassianus, je
répète qu'il a été déposé par l'autorité de l'empereur Théodose, du
pape Léon et de l'archevêque Flavien. » Plusieurs fois ce dernier
nom avait été invoqué par lui dans l'intérêt de sa cause, sur quoi
Cécropius de Sébastopolis, indigné, car l'évêque d'Éphèse était un
de ceux qui avaient condamné Flavien au concile du brigandage,
l'interrompit en disant : « Seigneur Etienne, que Flavien est puis-
sant, même après sa mort! » Ce mot et le souvenir qu'il réveillait
produisirent une émotion générale. Les évêques et les clercs de
Gonstantinople s'écrièrent : « Éternelle mémoire à Flavien! Yoiià la
vengeance, voilà la vérité ! Flavien vit après sa mort; le martyr prie
pour nous ! »
Etienne objectait à son adversaire les canons seizième et dix-
septième d'Antioche, dont le premier défend à un évêque vacant de
s'ingérer à une autre église vacante, quand même il prétendrait y
être forcé, et le second frappe d'excomm.unication l'évêque qui ne
se rend pas à l'église pour laquelle il est ordonné. Or Bassianus,
de toute évidence, tombait sous l'application de l'un ou de l'autre
canon ; néanmoins les évêques d'Asie penchaient généralement pour
lui, et leur prédilection se fondait sur d'assez fortes raisons. En
effet, si Bassianus était un usurpateur (et comment se fût-on per-
suadé qu'il ne l'était pas?), il avait usurpé un siège vacant. Etienne
au contraire s'était intrus violemment sur un siège occupé par un
autre. Or entre ces deux actes la différence était grande, et plus
d'un évêque, en songeant à lui-même, pouvait trouver le premier
crime un péché véniel comparativement au second. Cependant l'in-
terrogatoire se continuait au milieu des démentis mutuels, et les
adversaires montraient une aigreur croissante. Le système de Bas-
sianus consistait à représenter son élection comme ayant été par-
faitement calme et son ordination comme fort régulière. A la déposi-
518 REVUE DES DEUX MONDES.
tJon de l'évêque Olympius, son unique ordonnateur, qui démontrait
précisément le contraire, il ne put se contenir et s'écria : « Il ment! »
Etienne n'était pas plus maître de lui-même, et, quelqu'un ayant
dit que Bassianus était resté évêque d'Éphèse pendant quatre ans :
« Dites tyran d'Éphèse! » interrompit- il avec colère. Au milieu du
désordre, deux évoques d'Asie, s' avançant en face des magistrats,
prononcèrent ces paroles tant en leur nom qu'en celui des autres
suffragans de la province : « La justice et les canons ont été violés
dans l'expulsion de Bassianus; c'est lui que nous reconnaissons
pour évêque d'Éphèse. » Leur déclaration décida l'assemblée, et de
toutes parts on entendit crier: « C'est juste, les canons le veulent;
nous pensons tous ainsi. » La cause de Bassianus était gagnée da^ns
le concile. Elle ne l'était pas pour les magistrats, à qui cette déci-
53ion parut mauvaise, sans pourtant qu'ils s'intéressassent à la cause
d'Etienne; mais les faits qui avaient accompagné l'élection et l'intro-
nisation du premier leur paraissaient tellement entachés de manœu-
vres coupables qu'ils ne pouvaient se décider à le proclamer évêque
légitime. Ils en conférèrent ensemble avec vivacité , puis leur chef
dit au concile : « Notre avis à nous est que ni Bassianus, ni Etienne
ne sont dignes d'occuper le siège d'Éphèse, Bassianus parce qu'il s'y
est intrus violemment, Etienne parce qu'il a employé pour y par-
venir l'intrigue et l'artifice: nous estimons en conséquence qu'il y a
lieu d'en instituer un troisième; toutefois ce sera à vous de dé-
cider. » Ce parti, qui frappait à la fois les deux coupables et tran-
chait au vif toutes les difficultés canoniques, plut à une majorité
que tourmentaient encore bien des scrupules. La proposition des
magistrats fut donc accueillie avec applaudissemens. « Ce juge-
ment est juste, répétait-on dans l'assemblée; c'est le jugement de
Dieu, vous êtes les, gardiens des canons, les gardiens des lois. »
Consulté s'il voulait revenir de sa première décision, le concile ré-
pondit affirmativement, et uri décret fut voté qui ordonnait l'élec-
tion d'un troisième évêque en remplacement des deux autres. L'as-
semblée, comme soulagée d'un grand poids, fit suivre le vote de
cette acclamation : « longues années aux magistrats; longues an-
nées au concile ! »
Si bonne qu'elle parut à la majorité, la nouvelle décision provo-
qua un incident grave et tout à fait inattendu. On avait pu remar-
quer pendant le vote un grand mouvement parmi les évêques du
diocèse d'Asie, qui semblaient se concerter. A un signal donné, ils
quittèrent leurs places tous ensemble, et, gagnant le milieu de la
nef, ils se prosternèrent la face contre terre, les bras tendus vers le
concile. « Ayez pitié de nous, disaient-ils; c'est notre mort que vous
décrétez; on égorgera nos enfans! Ayez pitié de nos enfans; ayez
pitié de nous! » Ces évêques, h, ce qu'il paraît, étaient tous mariés,
LE CONCILE DE CUALCÉDOINE. 619
et avaient laissé leurs familles dans leurs villes épiscopales. Con-
naissant l'animosité qui régnait non-seulement dans la ville métro-
politaine, mais dans tout l'exarchat, contre les prétentions juridic-
tionnelles du siège de Constantinople, ils n'avaient pas vu sans
terreur décréter la nomination d'un ôvêque d'Éphèse, soit par l'ar-
clievêque de la ville impériale, soit par le concile lui-même. Ils crai-
gnirent qu'on ne leur imputât à crime, s'ils ne s'y opposaient pas,
d'avoir livré les droits électoraux de leur province, et que le peuple
en fureur ne s'en vengeât sur leurs enfans. Ces malheureux res-
taient donc là dans l'attitude de la supplication, tremblans, baignés
de larmes, attendant que l'assemblée, touchée de leurs périls, trou-
vât quelque moyen de les protéger. Cette scène en effet avait quel-
que chose d'émouvant, et les magistrats en parurent troublés, car
ils connaissaient les fureurs de la populace déchaînée dans ces pe-
tites républiques de l'Asie. Pour se bien rendre compte de ce que
le danger avait de sérieux en réalité, ils demandèrent au concile
dans quel lieu l'évêque d'Éphèse devait être nommé suivant la règle
des canons. Là-dessus éclata une grande diversité d'opinions. « Il
doit être nommé dans la province, répondirent beaucoup de voix.
— C'est une erreur, interrompit Diogène de Gyzique, l'usage veut
que l'évêque d'Éphèse soit ordonné à Constantinople ; si l'on avait
suivi l'usage, nous n'aurions pas à déplorer les scandales qui s'é-
tal«nt en ce moment sous nos yeux. Dans la province, on ordonne
des gens de néant, et c'est la source de tous les maux. » L'opinion
de l'évêque Diogène trouva un contradicteur dans Léontius de Ma-
gnésie. « Depuis saint Timothée, dit-i!, vingt-sept évêques ont été
ordonnés à Éphèse, Basile seul l'a été à Constantinople, et des
meurtres, comme on sait, ont ensanglanté son avènement. » Phi-
lippe, prêtre de Constantinople, prit la parole après lui pour le com-
battre. « S'il en était ainsi, dit-il avec chaleur, comment donc le
saint archevêque Jean Chrysostome, lorsqu'il se rendit en Asie, au-
rait-il déposé quinze évêques et en aurait-il nommé quinze autres
à leur place, si ce n'est parce que son siège avait juridiction sur
celui d'Éphèse? L'évêque Memnon fut confn-mé à Constantinople,
Héraclides et d'autres furent ordonnés du consentement de notre
patriarche; enfin le bienheureux Proclus a lui-même ordonné Ba-
sile. Voilà le droit, voilà les canons. » Les magistrats, voyant qu'on
ne pouvait s'entendre, renvoyèrent l'affaire au lenslemain.
Le lendemain 30 octobre, l'assemblée reprit la question d'Éphèse;
les magistrats, non moins que les évêques, étaient pjessés d'en finir.
« Notre assiduité au concile, dirent-ils en ouvrant la séance, porte
préjudice aux affaires publiques; nous vous prions donc de nous dire
s'il vous est venu quelque nouvelle lumière qui termine prompte-
520 REVUE DES DEUX MONDES.
ment ce débat. — Je suis d'avis, dit Anatolius, que ni Bassianus,
ni Etienne, ne soient reconnus évêques d'Éphèse, car ils se sont
intrus contre les canons : on en élira un troisième, les deux autres
conserveront le titre d'évêque, et seront nourris aux dépens de l'é-
glise. » Les légats opinèrent de même. Les magistrats alors firent
apporter l'Evangile, conjurant les membres du concile déjuger sui-
vant leur conscience. Anatolius redit une seconde fois son avis, que
toutes les voix acclamèrent. La sentence fut ensuite prononcée par
les magistrats. Elle portait : 1° que ni Etienne ni Bassianus ne re-
monteraient sur le siège d'Ephèse, mais que la dignité d'évêque
leur serait conservée, et qu'ils recevraient pour leur nourriture et
leur entretien une somme annuelle de deux cents sous d'or prélevés
sur les revenus ecclésiastiques; 2° qu'un troisième évêque serait
nommé suivant les canons : le décret ne spécifia point où il serait
nommé et par qui; toutefois on l'interpréta en ce sens que l'or-
dination n'aurait pas lieu dans la province.
Ephèse était donc dépouillée de ce droit patriarcal dont elle avait
si étrangement abusé et soumise au siège de Gonstantinople. Qu'ad-
vint-il des malheureux évêques d'Asie? Ils protestèrent, sans doute
pour sauver leur existence et celle de leurs familles, contre la dé-
cision synodale et contre l'assemblée qui l'avait rendue. Trois ans
neVétaient pas écoulés qu'un concile schismatique, prenant la re-
vanche de Chalcédoine, réintégrait Éphèse dans la plénitude de sa
vie électorale.
IV.
Le concile de Chalcédoine n'avait pas encore achevé sa session
que déjà des troubles religieux éclataient dans plusieurs parties de
l'empire d'Orient : c'était une réaction eutychienne contre la défi-
nition de foi si laborieusement construite et contre la déposition de
Dioscore. Gonstantinople, Alexandrie et Jérusalem étaient les foyers
de ce mouvement d'opposition, et cette opposition accusait le con-
cile d'être nestorien, la lettre du pape de contenir des erreurs nesto-
riennes, l'empereur et l'impét-atrice, en un mot, de vouloir rétablir
l'hérésie de Nestorius. L'^s monastères servaient partout d'officines
à ces calomnies. Dans la ville impériale, grâce aux mesures promptes
et vigoureuses de l'autorité, l'agitation fut réduite aux proportions
d'une révolte de moines; mais en Egypte et en Palestine, où le
peuple y prit part, ce fut la guerre civile avec tout son cortège
d'assassinats, de massacres et d'incendies.
Le lecteur se rappelle sans doute ces moines schismatiques qui,
sous la conduite de leurs abbés, Garosius, Dorothée et Maxime, bra-
LE CONCILE DE CHALCÉDOINE. 551
vèrent le concile en face lors de sa troisième action, et auxquels l'as-
semblée fixa un délai de trente jours pour venir à résipiscence et se
soumettre. Ni Garosius ni ses adhérens n'attendirent l'expiration du
délai pour proclamer leur impénitence finale et leur séparation d'un
concile qu'ils qualifiaient de nestorien. On les chassa de leurs mo-
nastères : ils tinrent des conciliabules dans la ville; on dispersa leurs
conciliabules à coups d'épée : ils les reformèrent dons la banlieue
de Constantinople, et l'on vit, comme au temps des joannites, des
prêches en plein vent, des baptêmes dans les piscines publiques,
des célébrations de mystères dans les cavernes et dans les bois. •
Garosius et Dorothée, poussés de proche en proche par la persécu-
tion, furent obligés de s'exiler : on les traqua dans leur exil, et, sui-
vant l'expression d'un des légats du pape, « on les mit dans un lieu
où ils ne pouvaient plus nuire. » Ge lieu était tellement triste, et le
séjour tellement insupportable, que Garosius finit par demander
merci et se soumettre à ce qu'on voulut : ce ne fut pourtant qu'après
la mort de Dioscore, au bout de six ans de captivité; quant à Doro-
thée, il ne fléchit jamais.
L'établissement de l'eutychianisme en Egypte, d'où il ne sortit
plus, fut accompagné de catastrophes bien autrement lamentables.
Après la déposition de Dioscore, le concile avait eu l'idée de lui
choisir directement un successeur qu'on enverrait tout ordonné dans
sa métropole; mais le caractère bien connu des habitans d'Alexan-
drie et la disposition des esprits dans cette ville turbulente firent
renoncer bientôt à ce projet : l'on préféra que le patriarche fût
nommé sur les lieux. En conséquence, les quatre évêques égyptiens
qui s'étaient séparés de Dioscore, lors de la première séance du
concile, pour passer du côté des catholiques, partirent avant la fin
de la session avec une lettre de l'empereur destinée au préfet d'E-
gypte. La lettre lui recommandait de prêter assistance aux quatre
évêques pour faciliter l'élection d'un archevêque catholique. « Il
fallait, disait l'empereur, préparer habilement les choses et prendre
à l'avance toutes précautions pour que l'éveil ne fût pas donné aux
fauteurs de désordres ainsi qu'à la populace. » La recommandation
était sage, et le préfet s'y conforma; mais, une réunion des nobles et
des principaux de la cité ayant eu lieu par ses soins, ceux-ci déclarè-
rent qu'ils ne pouvaient considérer le trône épiscopal comme vacant
■tant que Dioscore vivrait, et que par conséquent ils ne procéderaient
à aucune élection pour le remplacer. Dioscore en efl'et, malgré ses
vices persoftnels et sa tyrannie, était à leurs yeux l'évêque légitime
auquel Alexandrie et l'Egypte restaient d'autant plus dévouées qu'
semblait un martyr des doctrines traditionnelles de son église. Gette
première tentative ayant échoué, le préfet prit mieux ses mesures
522 REVUE DES DEUX MONDES.
pour une seconde, décidé cette fois à respecter moins religieusement
la coutume et les droits électoraux des habitans. D'accord avec quel-
ques notables et certains clercs influens, il réunit, un jour donné,
une assemblée électorale entièrement à sa discrétion; on produisit
devant elle un candidat qu'elle nomma, et que les quatre évêques
intronisèrent. Ce fut l'œuvre d'un instant. Le candidat était un
vieillard nommé Protérius, archiprêtre de l'église, et qui en avait
géré les affaires pendant l'absence de Dioscore. Ces fonctions lui
avaient valu sinon l'amour, du moins le bon vouloir des membres
du clergé avec lesquels elles le mettaient personnellement en rap-
port; aussi ne s'éleva-t-il de leurs rangs aucune protestation vio-
lente. Protérius était d'ailleurs un homme digne d'estime et un zélé
catholique.
La surprise avait donc bien réussi jusque-là en mettant les op-
posans en défaut; mais à peine Protérius avait-il reçu l'imposition
des mains et coiffé cette tiare adoptée depuis Cyrille par les pa-
triarches d'Alexandrie à l'instar des évêques de Rome, qu'un grand
désordre vint troubler la cérémonie. Le peuple, informé de ce qui
se passait, se jeta en tumulte sur l'église, puis sur la demeure des
magistrats, qui recoururent à la force armée, mais la sédition s'ac-
crut d'heure en heure. Les soldats, d'abord victorieux, bientôt re-
poussés, se retranchèrent dans l'ancien temple de Sérapis devenu
l'église de Saint- Jean-Baptiste, et s'y défendirent. Les séditieux en
firent le siège, et, ne pouvant forcer les portes, mirent le feu au
bâtiment : les assiégés furent tous brûlés vifs. Le châtiment de cette
barbarie ne se fit pas attendre. L'empereur, informé de tout, sup-
prima au peuple d'Alexandrie les distributions gratuites que l'état
lui faisait sur le produit de l'annone; il interdit aussi les spectacles,
ordonna la fermeture des thermes paljlics, et suspendit les privi-
lèges de la cité. La sédition dès lors se changea en révolte. Les
partisans de Dioscore ayant menacé d'arrêter les blés qu'on diri-
geait sur Alexandrie pour l'alimentation de Constantinople, Marcien
prescrivit qu'on les amènerait dès lors à Peiuse, ce qui mit la fa-
mine dans Alexandrie. Pour l'exécution de ses ordres, l'empereur
fut obligé d'augmenter la garnison de la ville; on embarqua préci-
pitamment à Constantinople 2,000 hommes de nouvelles recrues,
et leur traversée s'opéra par un vent si favorable qu'en six jours,
nous dit l'histoire, cette troupe atteignit le port d'Alexandrie; tou-
tefois cette augmentation de forces n'amena qu'une augmentation
de désordres. Ces nouveaux soldats, rudes et mal façonnés à la dis-
cipline, se conduisirent envers les Alexandrins avec la dernière bru-
talité. Ils outragèrent les femmes et les filles, et commirent en un
mot tous les excès d'une soldatesque sans frein. Tout le monde
LE CONCILE DE CHALCEDOINE. 523
alors se souleva, et la guerre devint terrible. Elle céda enfin aux
procédés concilians d'un nouveau gouverneur envoyé pour rempla-
cer l'ancien. Florus, tel était son nom, promit de faire lever l'inter-
dit qui pesait sur Alexandrie, et, par des concessions prudemment
ménagées, obtint le rétablissement de la paix. Ce fut un désarme-
ment politique, mais non une pacification religieuse. Protérius eut
besoin de sévir contre son clergé, ses moines et ses suffragans,
dont il déposa les plus mutins : les moines surtout, opposans obs-
tinés, éprouvèrent ses rigueurs. La haine que lui portaient les eu-
tychiens menaçant à chaque instant sa vie, le préfet lui donna une
garde personnelle, et l'on put voir dans le second siège de l'Orient
célébrer les saints mystères sous la protection de soldats bien sou-
vent ariens ou païens.
Tandis que ces choses se passaient en Egypte, la Palestine aussi
se révoltait, et l'on eût pu croire à une triste éaiulation de désordre
entre Alexandrie et Jérusalem. Nous nous arrêterons avec plus de
détails sur ces derniers événemens, parce qu'il doit y figurer un
personnage important de nos récits, l'impératrice Eiidocie, que
nous rencontrons toujours en opposition, pour tout ce qui touche le
plus le cœur d'une femme, la religion et l'amour, avec celle qu'elle
appelait sa sœur, et qui l'avait élevée sur un des deux trônes de
l'univers.
La Palestine, province essentiellement monastique et peuplée de
couvons et d'ermitages dans ses déserts comme dans ses villes,
n'avait pas été la dernière à se précipiter dans le mouvement euty-
chien. Dès le premier concile d'Éphèse, elle s'était déclarée contre
Nestorins, qui lui semblait l'antechrist, et contre ses partisans, dans
lesquels elle voyait les maudits de l'Apocalypse marqués du sceau
de la bête. Au deuxième concile d'Éphèse, elle avait suivi Dioscore,
et elle accueillit la condamnation de ce patriarche comme une ré-
surrection du nestorianisme. Tous les bruits qui arrivaient du con-
cile de Ghalcédoine, — et ils venaient presque tous par des moines
voyageurs, — entretenaient la Palestine dans l'idée que cette as-
semblée était nestorienne, le pape Léon et ses légats nestoriens,
l'empereur enfin et sa compagne Pulchérie des nestoriens déclarés.
L'impératrice Eudocie, retirée à Jérusalem depuis la mort de Théo-
dose, partageait à bien des égards le préjugé public. Elle savait
par expérience combien sa belle-sœur était l'ennemie d'Eutychès
et de cette doctrine, qu'elle-même au contraire avait constam-
ment favorisée. Les deux Augusta s'étaient fait à ce sujet une guerre
très vive lors du procès de l'archimandrite à Constantinople et de
son triomphe au brigandage d'Éphèse. Tout prédisposait donc la
veuve de Théodose à embrasser le parti d'opposition au concile, et
524 REVUE DES DEUX MONDES.
elle le fit avec la passion qu'elle mettait partout. Athénaïs menait
d'ailleurs dans la sainte cité de Jérusalem une vie consacrée aux
bonnes œuvres publiques ou privées. Elle avait achevé la recon-
struction et l'agrandissement de l'enceinte de la ville entreprise par
elle lors de son premier séjour; nombre de monastères et d'hôpitaux
lui devaient leur fondation, et ses libéralités allaient chercher les
ermites du désert jusque dans les solitudes les plus reculées. Elle
avait élevé de ses deniers, à l'endroit où le premier martyr Etienne
avait été lapidé, une magnifique église en son honneur, prenant
soin d'y marquer elle-même sa sépulture, comme si elle n'eût
voulu pour ses restes mortels d'autre patrie que Jérusalem. Les
bonnes œuvres d'Eudocîe portaient un cachet de grandeur vraiment
impérial qui frappait l'imagination, en môme temps qu'elles lui atti-
raient la reconnaissance des peuples. Elle était la mère des pauvres
et la reine d'une province où elle faisait le bien en souveraine. On
l'aimait jusqu'à l'adoration, et l'on disait que le roi-prophète l'a-
vait annoncée à sa ville favorite lorsqu'il s'écriait dans un de ses
psaumes : « 0 Seigneur, comble de biens Sion par ta bonne volonté,
et que les murailles de Jérusalem soient reconstruites. « Or le mot
qui signifiait dans la traduction grecque bonne volonté ou bienveil-
lance, eiidocîo, était le nom même de l'impératrice Eudocie; pour
beaucoup de gens enthousiastes, cette concordance fortuite de mots
cachait un sens prophétique. En fait de flatteries, on l'avouera,
celle-ci en valait bien une autre.
La Palestine comptait alors parmi ses moines un homme actif,
audacieux, prêt à tout, intelligent d'ailleurs, et qui avait acquis par
la lecture assidue des auteurs ecclésiastiques la réputation d'un sa-
vant; il se nomiUiait Théodosius. La science chez ce moine était su-
bordonnée au fanatisme, et il étudiait moins pour le bonheur de
découvrir la vérité que par désir de la trouver dans l'hérésie d'Eu-
tychès. Il cherchait surtout des textes des pères qui appuyassent sa
doctrine de prédilection, même il en fabriquait au besoin. On l'accu-
sait par exemple d'avoir altéré, dans les copies qu'il en répandait,
plusieurs des ouvrages de Cyrille qui cependant prêtaient assez aux
opinions eutychiennes pour qu'on s'épargnât la peine de les falsifier.
De bonne heure, cet homme s'était montré grand fauteur d'intrigues,
de mensonges, de bruits calomnieux pouvant produire des troubles;
toujours en guerre avec ses supérieurs, dont il cherchait à ébranler
l'autorité, il semait autour de lui la discorde pour en profiter dans
l'occasion. 11 ne fut pas toujours heureux dans ses tentatives. Chassé
de son couvent de Palestine pour diffamation envers son évêque, à
ce qu'on peut croire, il se réfugia en Egypte; étant venu dans la
ville d'Alexandrie, il eut l'audace d'attaquer Dioscore. Mal lui en
LE CONCILE DE CHALCÉDUINE. 525
prit; le patriarche, peu patient, le fît fouetter en place publique et
promener par les rues sur un chameau comme un malfaiteur. Le
moine et l'archevêque devaient se retrouver un jour en face l'un de
l'autre à Ghalcédoine; mais Théodosius ne garda pas rancune à un
homme encore plus brouillon que lui, et qui d'ailleurs était le chef
du parti qu'il allait soutenir. On le voit dès les préliminaires du con-
cile se rendre à Nicée avec une troupe de moines palestins séduits
par sa faconde, puis de Nicée à Ghalcédoine, où il se signala parmi
les plus fanatiques eutychiens; il causa même par ses déclamations
inconsidérées quelque trouble soit dans le concile, soit autour du
concile.
Il n'attendit pas la clôture de la session pour partir, impatient de
regagner Jérusalem, où il espérait bien se mettre en scène d'une
façon brillante. Ses compagnons, les moines palestins, partirent
avec lui. Tout le long du chemin, il répandait les nouvelles les plus
alarmantes pour la foi orthodoxe. « La foi est perdue, disait-il, et
nous fuyons avec horreur un concile qui ordonne de reconnaître
deux fils de Dieu, deux Christs, deux hypostases du Verbe qu'on
serait tenu d'adorer. » Il propageait probablement aussi une tra-
duction grecque de la lettre du pape Léon k Flavien où les expres-
sions relatives aux deux natures avaient été altérées dans un sens
nestorien, fausse traduction que le pape désavoua plus tard, mais
avec laquelle on lui faisait la guerre en Palestine et en Egypte.
L'émotion était grande dans tous les lieux où cette troupe passait.
A Jérusalem, Théodosius, s'emparant de l'église de la Résurrection,
y tint des prêches où il attaquait violemment le concile et dénonçait
l'évêque Juvénal, resté à Ghalcédoine, comme un hérétique et un
apostat. « Comment, disait-il, Juvénal, assesseur de Dioscore à
Éphèse, avait-il pu trahir sou métropolitain à Ghalcédoine? Il fallait
lui demander compte d'un pareil acte dès son retour, et, s'il ne se
rétractait pas solennellement, le chasser de son siégé. » Non con-
tent d'attaquer de la sorte et son évêque et le concile, Théodosius
accusait encore l'empereur et l'impératrice Pulchérie de vouloir
étouffer la vraie foi. Sa conclusion était qu'on anathématisât l'as-
semblée de Ghalcédoine, ainsi que le pape, et qu'on résistât jus-
qu'au martyre aux ordres du gouvernement, s'il rendait obligatoire
la définition de Ghalcédoine sur l'incarnation. A ces discours d'op-
posant, il joignait quelques expositions dogmatiques marquées au
coin de l'eutychianisme le plus pur. Il prétendait par exemple que
Jésus-Christ n'avait point eu de chair véritable et semblable à la
nôtre, et que l'essence même du Verbe avait souffert la croix et la
mort. Une telle doctrine fit donner à ce sectaire et à ses partisans le
nom de phanlasmaliques, puisqu'elle réduisait le corps de Jésus-
Christ à n'être qu'une illusion ou un simple fantôme.
526 REVUE DES DEUX MONDES.
Entraînée par ses sentimens euty chiens, Eudocie embrassa ou-
vertement le parti des agitateurs; elle mit à leur service tout ce
qu'elle possédait d'influence en Palestine et tout ce qu'elle avait de
passion dans le cœur. Elle prit avec Théodosius le commandement
d'une insurrection qui, de religieuse qu'elle était d'abord, devint
bientôt politique. L'histoire nous dit qu'elle fit appel à tous les mo-
nastères qu'elle entretenait, à tous les anachorètes qui vivaient de
ses libéralités dans les environs de Jérusalem. Ils accoururent du fond
de leu! ^ cloîtres et de leurs cavernes comme une armée de cliens ou
de vassaux, les uns par reconnaissance, les autres par orgueil, fiers
de servir sous un si haut patronage. Les documens contemporains
réduisent à un très petit nombre les archimandrites en renom qui
surent résister aux séductions, et encore quelques-uns commencè-
rent-ils par s'égarer avant de revenir au droit chemin. Ces bandes
d'anachorètes, ces moines de tout habit et de toute provenance se
concentrèrent à Jérusalem , qui ressembla bientôt à un camp mo-
nastique où des milices créées pour prier Dieu en paix vinrent
s'exercer à la guerre sainte. La ville elle-même était divisée d'opi-
nions, et dans les derniers rangs du peuple l'instinct du pillage
donnait la main au fanatisme. L'absence de toute force publique
ajoutait aux causes de désoi'dre un aiguillon puissant. Le comte Do-
rothéus, gouverneur de la province, était en ce moment sur les
confins du pays de Moab en pleine expédition contre les barbares;
Jérusalem, dégarnie de troupes, à la merci d'un coup de main, pou-
vait devenir la proie facile du plus audacieux.
Telle était la situation d'/Elia Gapitolina (nom civil de Jérusalem
depuis sa reconstruction par Adrien), lorsque Juvénal, inquiet des
bruits qui lui arrivaient de sa ville épiscopale, se hâta d'y re-
tourner, abandonnant Chalcédoine et le concile. 11 y trouva toutes
choses plus bouleversées encore qu'il ne le craignait. A son entrée
dans l'église de la Résurrection, il se vit entouré d'un clergé timide
ou malveillant, de moines à l'aspect sinistre, et d'une foule d'ha-
bitans dont l'attitude n'était pas faite pour le rassurer davantage.
On le somma de rétracter ce qu'il avait fait à Chalcédoine et d'ana-
thématiser les décrets qu'il y avait souscrits. Il résista, voulut se
défendre et justifier le concile; mais Théodosius appuyait ses atta-
ques de faux documens « dont le diable seul pouvait être l'auteur, »
disaient les catholiques, tant ils contenaient d'impostures et de
perfidies. Juvénal ne put répondre, ou plutôt on refusa de l'écouter.
Sa vie fut menacée, et ce n'est qu'à grand'peine qu'il put s'échap-
per de l'église pour gagner une retraite sûre où il se cacha. Théo-
dosius envoya un assassin pour le découvrir, et, comme l'assassin
manqua son coup, le moine déchaîna sa colère sur l'évêque de Scy-
thopolis, Sévérianus, qu'il fit massacrer. Les persécutions dès lors
LE CONCILE DE CHALGÉDOLNE. 527
commencèrent. Les évêques qui repoussaient la communion des
moines furent emprisonnés ou cherclièrent à fuir. Théodosius, au
milieu de ce désarroi, déclara le siège de Jéruisalem vacant, et s'y
fit introniser par des évêques venus du dehors. De Jérusalem, l'in-
surrection gagna de proche en proche toute la province, l'intrus se
mit à ordonner un grand nombre de clercs et jusqu'à des évêques.
Il les expédiait dans les trois subdivisions de la Palestine pour y rem-
placer les évêques restés au concile ou ceux-là qui refusaient sa
communion. Ce fut un bouleversement général dans l'église.
De l'église, la révolution s'étendit à l'ordre civil. Ce roi des
moines eut son gouvernement qui mit hors la loi les magistrats lé-
gitimes, la persécution fut ouverte dans la ville contre ceux qui ne
reconnaissaient pas l'autorité religieuse de l'intrus. On flagella les
uns, on ôta les biens aux autres, pillant et brûlant sans pitié leurs
maisons. De nobles matrones se virent l'objet d'indignes outrages.
Les prisons furent ouvertes et les criminels mis en liberté. Les ci-
toyens étaient contraints d'anathématiser le concile de Chalcédoine
et le pape Léon. Un diacre nommé Athanase, outré de tant de ty-
rannie, dit un jour à Théodosius en plein chœur de son église, et
pendant qu'il siégeait sur le trône épiscopal : « Cesse de faire la
guerre au Christ et de disperser son troupeau, et apprends, si tu ne
le sais pas, que notre fidélité à notre vrai pasteur est inébranlable.
Tu ne seras jamais pour nous qu'un étranger. » Ce diacre parlait
encore lorsque, sur un signe du faux évêque, des gens armés s'em-
parent de lui, le traînent hors de l'église et lui coupent la tète. Son
corps est aussitôt traîné par un pied dans toute la ville et jeté en
pâture aux chiens. L'église honora sa mémoire comme celle d'un
martyr.
Tandis que Jérusalem était courbée sans défense sous cette hon-
teuse tyrannie, le gouverneur Dorothéus mettait en fuite les tribus
barbares qui avaient envahi Moab, et ramenait ses troupes dans la
ville; mais il en trouva les portes fermées et les murailles garnies
de gens sous les armes que l'histoire appelle les satellites de Théo-
dosius et d'Eudocie. Il essaya de parlementer et reconnut que l'af-
faire était sérieuse; les habitans, qui se voyaient compromis et crai-
gnaient un dernier effort des brigands, lui déclarèrent qu'ils ne le
recevraient point, s'il ne s'engageait à respecter ce qu'avaient consti-
tué en son absence « l'ordre entier des moines et tout le peuple de Jé-
rusalem. » C'était, paraît-il, le nom qu'avait pris le nouveau gouver-
nement. Plutôt que de faire une entrée sanglante et de livrer assaut
à la ville sainte, Dorothéus capitula et se soumit en attendant les com-
mandemens de l'empereur. Les troupes pénétrèrent donc sans coup
férir, mais non pas cependant sans exercer quelques vexations sur
5*28 REVUE DES DEUX MONDES.
cette garnison indisciplinée avec laquelle il leur avait fallu traiter.
Les gens de guerre reçurent des logis dans les couvens, et les cloî-
tres furent transformés en écuries pour les chevaux : les moines eu-
rent beau murmurer et se plaindre , Dorothéus les laissa crier,
trouvant qu'il avait déjà beaucoup fait en épargnant leur vie. Ils
furent réduits à réclamer auprès de l'impératrice Pulchérie, qu'ils
regardaient comme l'auteur principal de leur défaite. Juvénal, pro-
fitant de ce changement de face dans les affaires, s'était sauvé de
la ville, et, gagnant en toute hâte Constantinople, il mit Pulchérie
et Marcien au courant de ce qui s'était passé et de ce qui se passait
encore, car l'usurpateur de son siège l'occupait toujours en vertu
de la convention. Il s'y maintint même pendant vingt mois.
Marcien reçut donc presque à la fois le rapport verbal de l'évêque
Juvénal, le rapport écrit du gouverneur et la requête que les
moines palestins adressaient à Pulchérie. Cette requête était conçue
en termes hautains, presque insolens, et convenait moins à des sup-
plians qu'à des séditieux opiniâtres. Ils s'y plaignaient amèrement
des mauvais traitemens qu'il leur fallait subir, hi gouverneur, di-
saient-ils, transformait leurs monastères en cantopnemens pour ses
soldats, sans crainte de troubler la paix de leurs oratoires; il osait
même changer leurs saints cloîtres en écuries pour les chevaux. Ils
s'y disculpaient de toute responsabilité dans les désordres dont la
ville avait souffert, les attribuant aux habitans eux-mêmes et à
quelques étrangers qui se conduisaient en maîtres dans la ville.
Cela posé, les requérans se mettaient à disserter sur les dogmes,
disant que l'expression de deux natures en la personne de Jésus-
Christ les avait troublés et épouvantés, et qu'il fallait bien se dé-
fendre de parler de la nature de Dieu. Quant à eux, ajoutaient-
ils, jamais ils ne reconnaîtraient un concile qui obligeait de croire
à deux Christs, deux fils, deux personnes du Verbe divin, et tout
en accusant le concile ils jetaient des soupçons d'hérésie sur la
croyance des deux Augustes. Irrité de l'inconvenance de la requête,
Marcien voulait en châtier exemplairement les auteurs; Juvénal
s'entremit pour l'apaiser, sachant que la disposition des esprits
en Palestine exigeait, dans l'intérêt de la paix, plus de ménage-
ment que de rigueur. Marcien finit par comprendre et céda; mais
il écrivit à ces moines une grande lettre que nous avons encore, où
la douceur du fond est suffisamment compensée par la sévérité du
langage. « Il voulait bien leur pardonner, disait-il, à la condition
qu'ils se tiendraient renfermés chez eux, livrés à la prière et soumis
aux évêques, et renonceraient à l'avenir à toute discussion sur les
doctrines. » Quant aux crimes dont les requérans prétendent se
justifier, il leur répond qu'il a été informé de tout par des actes au-
LE CONCILE DE CHALGÉDOINE. 529
thentiques, et leur expose en termes énergiques leurs propres vio-
lences, (c Et ces choses, ajoute-t-il, vous ne les avez pas faites pour
défendre la foi, mais pour usurper des fonctions dont vous êtes tout
à fait indignes. Yous rendrez compte de votre impiété et de vos
méfaits à Jésus-Christ, notre sauveur, qui certes ne les laissera pas
impunis. Pour nous, il nous répugne de sévir contre des moines.
Nous avons seulement donné ordre de maintenir la ville de Jéru-
salem, de la pacifier, et de châtier ceux qui se trouveront coupables
d'incendies ou de meurtres. Vous dites encore que l'expression de
deux natures vous a troublés comme étant chose absolument nou-
velle; mais de quoi donc vous mêlez- vous? Sachez le bien, il ne
vous appartient pas d'examiner des questions que vous êtes inca-
pables de comprendre. » Et par une condescendance singulière de
la part d'un empereur, Marcien va jusqu'à leur expliquer le sens
du miOt deux natures et rendre ainsi raison de sa foi. Le rescrit du
prince se terminait par ces paroles, que malheureusement les actes
démentirent : « nous n'avons ordonné de forcer personne à signer
ou à consentir contre son gré; nous ne voulons pas attirer dans les
voies de la vérité par les menaces ou par la violence. »
Cette lettre est assurément étrange; elle montre une fois de plus
encore à quel point les exigences religieuses pesaient sur ces au-
tocrates du monde romain, si absolus en politique. Qui ne verrait
sans surprise ce vieux soldat, devant lequel Attila reculait, donner
des explications théologiques à des moines ignorans, dissiper les
bruits calomnieux, et d'un soin jaloux venger son orthodoxie qu'un
autre moine avait osé contester? Pulchérie voulut répondre à son
tour pour se dégager elle-même de l'inculpation d'hérésie, en même
temps que le « très sacré et très pieux empereur, époux de sa sé-
rénité. » Sa lettre est un résumé de celle du prince. Elle écrivit
aussi à l'abbesse d'un des couvens de Jérusalem, appelée Bassa,
car les religieuses n'étaient pas en reste sur les moines en fait
d'opposition au concile de Chalcédoine, et plus d'un monastère de
femmes était entré en révolte. Pulchérie fait à Bassa une ample
déclaration de sa foi et la prie d'être son avocate auprès de toutes
(( les femmes consacrées » qu'auraient pu influencer les men-
songes de Théodosius. Bassa voyait familièrement Eudocie, et à
l'instigation de Pulchérie peut-être cherchait -elle à la ramener
au giron de la foi catholique ; ses efforts n'obtinrent pas un grand
succès.
Les instructions de l'empereur Marcien à Dorothéus recomman-
dèrent la douceur dans la répression, et la révolte fut étouffée sans
effusion de sang. Les moines virent cesser les casernemens de troupes
et de chevaux dans leurs couvens; les étrangers furent renvoyés
TOME >xviii. — 1872. 3i
530 REVUE DES DEUX MONDES.
dans leurs domiciles, et toutes choses rentrèrent à peu près dans
l'ordre; mais le bouleversement avait été long et désastreux. Théo-
dosius, voyant la paix renaître, avait prudemment quitté Jérusalem;
quand il sut que Marcien l'exceptait de l'amnistie, ainsi que ses
principaux complices, il s'enfuit avec eux au couvent du Sinaï pour
y trouver un asile. L'empereur écrivit aux archimandrites des cou-
vens de la sainte montagne qu'ils eussent à lui livrer ce scélérat
couvert de crimes. Les archimandrites répondirent que toutes re-
cherches pour trouver Théodosius avaient été vaines, qu'il errait pro-
bablement, on ne savait où, dans les cavernes et les forêts, parmi
les bêtes sauvages. Il était aisé de deviner que l'homme traqué si
soigneusement vivait tranquille parmi ses frères du Sinaï, euty-
chiens comme lui, sous l'inviolabilité d'une foi commune.
Au reste, l'autorité de cet intrus avait depuis longtemps cessé
dans Jérusalem, où les excès de sa tyrannie lui avaient aliéné tous
les cœurs honnêtes. Eudocie était bientôt revenue de son aveugle-
ment. Honteuse d'avoir patronné ce misérable et ses complices, elle
se retira de la scène des événemens, où de bonne heure son nom
n'est plus prononcé. Pulchérie essaya de la ramener à la foi catho-
lique, par Bassa sans doute, puis, et plus sûrement, par sa fille et
ses petites-filles, l'impératrice et les princesses d'Occident, qui lui
écrivirent de Ravenne à la sollicitation de leur tante; mais elle
n'osa jamais s'adresser directement à elle. Prières, supplications,
conseils, Athénaïs rejeta tout, ne voulant pas se donner le lôle d'une
criminelle repentante devant cet empire qu'elle avait gouverné pen-
dant vingt ans. Le malheur seul pouvait courber sous sa verge de
fer l'orgueilleuse fille de Léontius.
Pulchérie mourut l'année suivante, Zi53. Sa mort ne fut marquée
par aucune circonstance extraordinaire; elle s'éteignit paisible-
ment à Constantinople dans la cinquante-quatrième année de son
âge, et son corps alla rejoindre ceux de sa famille dans la basilique
des Apôtres. Elle laissa de longs regrets après elle, quoique sa
tâche principale fût depuis longtemps achevée. Souveraine politi-
que, elle avait dirigé l'empire avec sagesse; souveraine religieuse,
elle avait comlmttu et triomphé pour l'orthodoxie. Placée par sa
rare fortune en face des deux adversaires les plus redoutables
qu'eût rencontrés la foi depuis Arius, adversaires opposés entre eux,
mais unis pour ébranler l'édifice de la rédemption dans sa double
assise, l'humanité du Christ et sa divinité, elle les avait tous les
deux attaqués et terrassés tous les deux. C'est la gloire que lui at-
tribua la chrétienté dans sa représentation la plus élevée, et l'on
peut dire que cette petite-fille de Théodose eut pour flatteurs et des
conciles et des papes. L'église, après avoir glorifié sa vie, honora sa
LE CONCILE DE CHALCÉDOINE. 531
mémoire : le nom de Pulchérie fut inscrit sur le catalogue des saints,
ce livre d'or du christianisme.
V.
La tourmente qui emportait l'empire romain emporta du même
coup la famille de Théodose, le dernier des grands empereurs. Sa
branche orientale venait de s'éteindre de mort naturelle avec Pul-
chérie : les vices de Valentinien III amenèrent la fin de la branche
d'Occident. Livré à des passions brutales, le fils de Placidie, digne
frère d'Honoria, s'était épris de la femme du sénateur Maxime et
lui fit violence : Maxime le tua, s'empara de la pourpre, et, pour
comble d'outrage, força la veuve de Valentinien, Eudoxie, à l'épou-
ser. Mais celle-ci méditait une vengeance plus grande encore, puis-
qu'elle devait retomber sur l'empire : elle appela Genséric à son
aide, lui livra Rome et partit elle-même avec ses deux filles, toutes
trois captives des Vandales. Quand ces nouvelles arrivèrent à l'im-
pératrice Eudocie dans son palais de Jérusalem, elle resta comme
anéantie : son orgueil fléchit sous cette fatalité de crimes et de mal-
heurs, et elle s'accusa d'avoir allumé par ses fautes la colère de
Dieu qui s'appesantissait si cruellement sur toute sa postérité. Pleine
d'angoisse et de trouble, elle envoya le chorévêque de Jérusalem,
Anastasius, consulter en son nom un saint personnage qui était le
conseiller ordinaire des rois et des peuples dans leurs calamités,
pour savoir de lui comment elle pourrait détourner ce courroux
suspendu sur elle et sur les siens. Le saint personnage s'appelait
Siméon, et on l'avait surnommé le Stylile, parce qu'il habitait au-
dessus d'une colonne ou style à quinze lieues environ de la ville
d'Antioche.
Siméon avait été autrefois pâtre dans les vallées du mont Ama-
nus, puis, saisi d'une passion inextinguible de solitude et d'austé-
rités, il était allé s'enterrer tout jtune encore dans un couvent de
cénobites. Là, sa passion ne fut point satisfaite; la vie y était trop
douce à son gré, et les rigueurs qu'il s'imposait contrairement à la
règle de la maison lui ayant valu le blâme de son supérieur, il quitta
le monastère et courut vivre en anachorète sur le sommet d'une
montagne. Il y mena un régime si étrange et soumit son corps à
de telles tortures qu'il ne fut bientôt plus question dans la contrée
que de l'anachorète du mont Télanisse; c'était la montagne qu'il
habitait. L'enclos de terre sèche dans lequel il s'était enfermé ga-
rantissait à peine Siméon de la foule des curieux accourus pour
l'admirer, toucher comme une relique le vêtement de peau qui le
couvrait, et se recommander à ses prières. Désireux d'échapper à
532 REVU£ DES DEUX MONDES,
cette admiration incommode, l'anachojète se fit conslruire au mi-
lieu de son enclos un énorme pilier de trente-six coudées de haut et
de deux coudées de diamètre, environ trois de nos pieds en lar-
geur. Au-dessus il plaça une cellule sans toit, ouverte à toutes les
intempéries des saisons, à l'ardeur torride du soleil comme aux
orages et au froid. L'espace qui formait le plancher de la cellule
étant trop étroit pour qu'on pût s'y étendre tout de son long, Si-
méon dormait debout, le dos appuyé contre un poteau auquel il
s'attachait lui-même avec une corde pour ne point choir. Un jour
les vents enlevèrent la porte, ainsi qu'une partie des murs delà cel-
lule, et on put depuis lors l'apercevoir de la campagne courbé jour et
nuit sur lui-même et les bras levés vers le ciel. Le peu de nourriture
que l'anachorète acceptait de la charité publique lui était porté au
moyen d'une échelle qu'il faisait enlever ensuite pour rester dans un_.
isolement complet de la terre et, comme il le supposait, plus près de
Dieu. C'était aussi par cette échelle que les rares consultans qu'il
daignait recevoir et entendre parvenaient à sa cellule. Beaucoup
sollicitaient cet honneur, peu l'obtenaient, et les fouies qui s'a-
massaient au-dessous de sa colonne devaient se contenter de quel-
ques exhortations données d'en haut et de sa bénédiction. Les plus
grands personnages se déguisaient parfois pour l'approcher, témoin
l'empereur Marcien, à ce qu'on prétend. Les barbares en faisaient
autant, et l'on rapporte qu'un phylarqiie sarrasin qui n'avait point
d'enfans dut à ses prières la fécondité de sa femme favorite. Une
multitude de Persans, d'Éthiopiens, d'Arabes, accouraient chaque
jour pour le contempler sur son pilier, et s'en retournaient heureux
de l'avoir entrevu; en un mot, le stylite Siméon était devenu la mer-
veille et presque l'adoration de tout l'Orient.
Cet homme simple et d'un grand sens, dont les conseils réussis-
saient et les prévisions s'accomplissaient presque toujours, qui,
n'ayant besoin de rien parmi les hommes, semblait porter dans
leurs affaires un esprit supérieur à l'humanité, fut celui que l'impé-
ratrice Eudocie voulut consulter dans son infortune. « Comment,
lui disait-elle dans une lettre que le chorévêque lui remit, com-
ment ai-je pu allumer à ce point contre moi la vengeance divine,
et que dois-je faire pour obtenir qu'elle se détourne? » Simécn ac-
cueillit le messager avec bienveillance, et le chargea d'une réponse
ainsi conçue : «Sache, ô ma fille, que le diable, voyant les richesses
de ta vertu, t'a demandée au Seigneur pour te cribler comme le fro-
ment. Le misérable Théodosius est devenu le vase et l'instrument de
la tentation, pour offusquer de ténèbres ton âme aimant Dieu, et y
jeter le trouble; mais prends confiance, ta foi ne défaillera pas. Au
reste, je suis grandement émerveillé qu'ayant près de toi la source
LE CONCILE DE CHALCEDOINE. 533
OÙ tu dois boire, tu ne paraisses point la connaître, toi qui viens
de si loin puiser à un humble et obscur ruisseau. Tu as dans ton
voisinage un homme divin, Euthymius; consulte-le, fais ce qu'il te
commandera, et tu seras sauvée. » Eudocie savait effectivement que
le saint archimandrite Euthymius gouvernait une laure non loin de
Jérusalem.; mais elle n'avait point songé à lui parce qu'il avait été
en guerre avec l'intrus Théodosius. On appelait laure un ensemble
de cellules assez distantes les unes des autres pour que les solitaires,
sans être perdus dans le désert, pussent y mener la vie isolée des
anachorètes, ce qui la distinguait du monastère, où ils vivaient en
commun et logeaient réunis, comme l'indiquait leur titre de céno-
bites.
L'établissement d'Euthymius, simple et facile à édifier, changeait
de lieu suivant les conditions de convenance et de sécurité, et il
avait déjà parcouru plusieurs des déserts situés autour de Jérusa-
lem et de la Mer -Morte. Ainsi l'archimandrite, ayant appris que
Théodosius, inquiet de son influence, voulait le venir visiter, soit
pour essayer sur lui sa faconde, soit pour embaucher ses moines,
soit enfin pour paraître l'avoir gagné à sa cause, fit lever subite-
ment ses cabanes comme un général en retraite fait de ses tentes,
et décampa, lui, sa troupe et son bagage. Euthymius alors se trans-
porta dans le désert le plus éloigné de Jérusalem, sauf à recommer^.
cer la même manœuvre à la première occasion. Quand l'intrus fut
tombé, il se rapprocha, choisissant tantôt un canton, tantôt un
autre. Sa laure de prédilection, qu'on appelait la laure de Pharam,
était située à l'est de la ville sainte, du côté de Jéricho; elle tirait
son nom d'un village qui en était éloigné d'environ une demi-lieue.
Eudocie résolut d'y aller trouver le saint abbé; mais ce n'était
pas tout que d'avoir découvert sa demeure : la grande difficulté
était de le voir lui-même et de pouvoir conférer avec lui, car
Euthymius n'entrait jamais dans une ville, et l'accès de sa laure
était interdit aux femmes. Eudocie, ne désespérant pas de réus-
sir dans son dessein, fit construire en toute hâte une tour au plus
haut du désert d'Orient, à 30 stades de la laure, vers le midi, afin
de pouvoir y attirer Euthymius et l'y entretenir souvent. Lorsque
la tour fut achevée, elle l'envoya chercher par Cosme, gardien de
la vraie croix, accompagné du chorévêque, qui avait porté son
message au stylite; mais ils ne le trouvèrent point à sa laure : le
farouche solitaire, sur la nouvelle des intentions d'Eudocie, s'était
enfoncé plus avant dans le désert. Guidés par son disciple favori
Théotiste, les deux prêtres finirent par le rencontrer, et après beau-
coup de prières ils lui persuadèrent de venir à la tour, où l'im-
pératrice l'attendait. A son approche, Eudocie se laissa tomber à
535 REVUE DES DEUX MONDES.
genoux et dit : a Mon père, je vois que Dieu, mcalgré mon indignité,
daigne me visiter par votre présence. « Le vieillard, après lui avoir
donné sa bénédiction, ajouta : « Ma fille, prenez garde à vous dé-
sormais. Le malheur vous a frappée, sachez-le bien, parce que vous
vous êtes laissé séduire à la malice de l'impie. Quittez donc cette
opiniâtreté déraisonnable, et outre les trois conciles œcuméniques
de INicée, de Gonstantinople et d'Éphèse, acceptez celui de Chalcé-
doine. Retirez-vous de la communion de Dioscore et suivez celle de
Juvénal, votre évêque. » Ayant ainsi parlé, il prit congé d'elle et
se retira.
Ce qu'il avait ordonné à l'infortunée princesse fut exécuté de
point en point. Elle fit sa paix avec Juvénal par l'entremise de
Cosme et du chorévêque, et son retour à la foi de Chalcédoine y
ramena aussi une infinité de laïques et de moines, naguère ar-
dens fauteurs du schisme. Elle-même, la conscience tranquille dé-
sormais, se livra pleine d'ardeur et sans arrière-pensée d'ambition
à l'achèvement des œuvres par elle commencées, elle en commença
même de nouvelles. Pour perpétuer la mémoire du jour où la paix
était rentrée dans son âme, elle fit construire une église de Saint-
Pierre à une lieue environ de la laure d'Euthymius. Elle s'y rendait
souvent pour prier, prenant plaisir à contempler les cellules dissé-
minées dans le désert, séjour d'une quiétude que le monde ne lui
avait pas donnée. Plus d'une fois on l'entendit s'écrier les larmes
aux yeux : « Que vos maisons sont belles, ô Jacob ! et vos taber-
nacles, ô Israël! » Au milieu de ces pieuses pratiques, Eudocie at-
teignit sa soixante-septième année, et, sentant décliner ses forces,
elle voulut régler ses affaires et léguer à Euthymius une forte somme
par son testament. Elle l'engagea donc à venir la voir dans sa tour,
mais l'archimandrite s'y refusa. « Ma fille, lui fit-il dire, ne vous
attendez plus à me voir en cette vie; mais vous, pourquoi vous dis-
siper en tant de soins? Je crois que le Seigneur va vous appeler
bientôt à lui; songez donc à vous recueillir pendant qu'il en est
temps encore, et préparez-vous au terrible passage. Ne faites plus
mention de moi en cette vie : je veux dire pour donner ou recevoir;
mais, quand vous serez allée au Seigneur, souvenez-vous de moi. »
Le solitaire fixa, dit-on, l'automne suivant pour terme de la car-
rière mortelle de la pénitente, et la prophétie s'accomplit quelques
mois après.
Les derniers jours d'Eudocie furent employés à faire de nouvelles
donations aux églises, aux hôpitaux et aux monastères, ou bien à
confirmer les anciennes. Le montant des sommes qu'elle y consacra
dépasse toute croyance, et encore les historiens n'y comprennent-ils
ni la dépense des constructions, ni le prix des vases sacrés. Elle
LE CONCILE DE CHALGÉDOINE. 535
ne voulut pas que son corps fût transporté à Constantinople dans
cette basilique des Saints-Apôtres, sépulture des princes de sa race.
Qu'eût-elle fait, morte, dans la ville impériale? Elle n'y eût plus
trouvé personne des siens pour la pleurer; Marcien lui-même l'a-
vait précédée dans la tombe, et ses fdles, qui vivaient encore, étaient
captives des Vandales. Ses restes mortels, suivant sa volonté, furent
déposés aux portes de Jérusalem, dans l'église du premier martyr
Etienne, son œuvre inachevée. On raconte qu'à son lit de mort,
quand les actes de sa vie repassaient dans sa mémoire comme des
images prêtes à s'éteindre, le souvenir de Paulinus lui revint, cette
victime infortunée des soupçons de son mari, et en face du juge
suprême qui l'attendait elle affirma que son affection pour cet ami
de sa jeunesse avait toujours été sans reproche.
Ainsi disparaît de l'histoire la gracieuse princesse qui avait jeté
tant de charme un instant sur le règne de Théodose II par sa beauté
et par son génie. Personne ne présenta jamais plus de contrastes
dans sa vie que cette Athénienne, citoyenne de la terre-sainte, cette
fille de rhéteur élevée sur un trône, ce poète, chef de guerre civile
pour une question de théologie. Avec son imagination poétique, elle
avait transporté dans sa nouvelle religion quelque chose des in-
stincts superstitieux de l'ancienne. On eût dit qu'elle voulait reposer
dans la cité sainte pour que les anges du Calvaire lui servissent
d'abri contre les dieux qu'elle avait quittés, et qui régnaient tou-
jours sur sa patrie.
Quant à l'eutychianisme, vaincu en Palestine par la défaite de
Théodosius, il se maintenait vivace en Egypte, et çà et là dans les
provinces voisines de l'Arabie et de la Perse. La mort de Dioscore,
décédé à Gangres, en Paphlagonie, dans la troisième année de son
exil, ne découragea point ses partisans; tout au contraire ils le
proclamèrent martyr, et quelques livres qui restaient de lui fu-
rent honorés à l'égal de l'Évangile. Sa faction devint dominante en
Egypte, et le meurtre de Protérius fut le signal de ce triomphe.
Le moine Timothée Elure, qui le tua et profana son cadavre, occupa
sa chaire ensanglantée, et il eut pour successeur Pierre Mongas,
autre meurtrier, et l'un de ceux qui frappèrent l'archevêque Flavien
au brigandage d'Éphèse. Le siège des Clément et des Athanase sem-
blait devenu le patrimoine des assassins, dignes pasteurs en effet
de l'église de saint Dioscore!
Amédée Tuierry.
LA POLITIQUE
DU SECOND EMPIRE
Hévcries politiques, par Louis-Napoléon Bonaparte, 1831. — II. Idées napoléoniennes, par
même, 1839. — III. Discours, proclamations, lettres de l'empereur Napoléon III.
Le second empire est tombé après avoir abouti à des désastres
qui dépassent encore ceux qui avaient marqué la double chute du
premier. Le souvenir de Sedan nouslaisse-t-il assez froids pour nous
permettre de juger avec la sérénité de l'historien le régime qui nous
l'a valu? Waterloo est encore un sujet de disputes; mais ce qui ne
l'est point, ce qui ne saurait l'être, c'est l'enchaînement des causes
qui ont conduit le premier empire à Waterloo, et qui le destinaient
à finir par un désastre militaire. De même, si l'émotion, les souf-
frances présentes ou l'indignation nous rendent difficile l'histoire
des défaites inouies dont la France saigne encore, il est moins ma-
laisé de nous rendre compte des causes qui les ont amenées. En dé-
tournant les yeux de la ruine finale du second empire, trop récente
peut-être pour être appréciée dans ces chutes successives, se répé-
tant les unes les autres de Sedan à Metz, de Paris au Jura, nous
pouvons chercher par quelle voie longue et cachée, par quelle pente
secrète nous allions, sans paraître nous en douter, à une catastrophe.
Les grands événemens, même les plus inattendus, ont des causes
lointaines et multiples; c'est parce qu'elle ne les voit pas que la
foule s'en étonne comme de prodiges presque surnaturels. Les
malheurs di la France n'échappent pas à cette loi. Pour en étudier
les causes premières, celles qui rendent notre convalescence si lente
et si précaire, il faudrait remonter loin dans notre passé, pénétrer
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 537
dans les profondeurs de notre caractère national, dans notre édu-
cation politique, religieuse, philosophique; mais les causes se-
condes ont aussi leur importance : ce sont elles qui déterminent les
crises dont l'heure pourrait être indéfiniment retardée. Or il en est
une dès longtemps soupçonnée des esprits clairvoyans et par eux
signalée comme un péril bien avant le moment du danger : c'est
la politique impériale. Cette politique, cause ou occasion de nos dé-
sastres, nous en voudrions essayer une analyse, avec la liberté qui
est le droit de l'histoire, sans les colères, sans les récriminations,
qui, alors même qu'elles semblent le plus justifiées, répugnent à
son génie.
Mais d'abord le second empire a-t-il jamais eu une politique? Est-il
possible de trouver un lien qui réunisse toutes ces entreprises hété-
rogènes, les guerres de Crimée, d'Italie, du Mexique, les négocia-
tions pour la Pologne, le Danemark, l'Allemagne, jusqu'à la folle
campagne de 1870? Chercher dans ces dix-huit ans, si pleins d'hé-
sitations, de tâtonnemens de toute sorte, dans cette politique dé-
cousue où les expédiens tenaient une si grande place, où les con-
tradictions avaient tant de peine à se déguiser, chercher une ligne
de conduite préconçue, quelque chose qui ressemble à un plan,
paraît au premier abord une chimérique prétention. Cependant,
pour qui étudie le caractère du dernier empereur et compare les
écrits de sa jeunesse aux tentatives de son règne, il n'est point dif-
ficile de retrouver dans ce chaos apparent quelques idées domi-
nantes, quelques tendances persistantes, qui formaient le fond de
sa politique ou lui en tenaient lieu.
Napoléon III était essentiellement un songeur, un esprit à la fois
méditatif et romanesque, visiblement enclin à l'utopie. Le propre
de ce genre d'esprits, c'est de couver certaines idées, de poursuivre
des rêves plus ou moins définis, d'y revenir à travers des détours
plus ou moins longs, sans que cette disposition implique le moins
du monde l'esprit de suite. Loin de là, le but de ces rêveurs de-
meure le plus souvent vague, indécis. Leurs songes gardent tou-
jours quelque chose de flottant; ils sont d'autant moins déterminés
qu'ils sont plus amples, et ceux de Napoléon III, avec son nom,
avec la mission qu'il se croyait, ne pouvaient laisser d'être des plus
vastes.
De bonne heure, le jeune Louis -Napoléon fit part au public de ses
méditations politiques; il les lui communiquait, pour ainsi dire, à
mesure qu'elles prenaient forme dans son imagination. Dès 1831,
avant la mort du duc de Reichstadt, il donnait lui-même le titre de
Rêveries politiques à ses premières pensées sur le gouvernement de
la France. Quelques années plus tard, en 1839, le jeune prétendant
publiait dans ses Idées napoléoniennes l'ensemble de ses rêves sur la
538 REVUE DES DEUX M3NDES.
politique intérieure et extérieure, en un mot toute la théorie impé-
riale. Quand on lit ces élucubrations de jeunesse, qu'on les rap-
proche des actes, des discours, et surtout des velléités et des
tendances du second empire, il est impossible de n'être point frappé
du lien qui les rattache. Au lieu d'un parvenu surpris de sa fortune,
en usant selon l'inspiration ou l'intérêt du moment, dans cet
homme, qui pendant quinze ans avait médité avec une si persis-
tante conviction sur la vocation du bonapartisme, on reconnaît
bien plutôt un spéculatif qui, une fois maître du pouvoir, en pro-
fite pour appliquer des idées, des formules plus ou moins arrêtées.
A plus d'un égard, la France, sous sa domination, semble aux mains
d'un esprit à systèmes poursuivant à travers diiïérens essais la réa-
lisation de ses théories. Difficile à contester dans la politique inté-
rieure, où tant de mesures politiques ou économiques montrent la
France livrée aux expériences de son souverain, ce point de vue
n'est pas moins vrai dans la politique étrangère. Là aussi, en rap-
prochant les écrits du prétendant des actes de l'empereur, on trouve
quelque chose de persistant, un ensemble de vues ou de tendances
que, faute d'autre mot, on nous permettra d'appeler un plan. Ce
plan ou mieux ce songe impérial, il est aisé d'en saisir les origines
dans les traditions du premier empire et la situation de la France
et de l'Europe après 1815. En étudiant ces idées, en partie emprun-
tées au prisonnier de Sainte-Hélène, on voit que rarement l'ambi-
tion se proposa une plus vaste carrière, et que jamais dans l'his-
toire conception politique n'aboutit à un pareil avortement.
I.
Le besoin d'ordre, de repos à tout prix, qui suit les révolutions
avait été le fondement de la fortune souveraine de Napoléon III
comme de Napoléon I". Tous deux avaient dû leur élévation aux
souffrances et à l'effroi des intérêts; tous deux avaient reçu pour
tâche de garantir aux masses de la nation, médiocrement soucieuses
de liberté politique, les conquêtes civiles de la révolution. Ce que le
matérialisme politique des foules, ce que le scepticisme découragé
des hautes classes réclamaient du neveu comme de l'oncle, c'était
la sécurité au dedans et au dehors,. c'était la faculté de vivre, de
travailler ou de jouir en repos. Ils eurent, l'un et l'autre, con-
science de ce mandat : ils se piquèrent de le remplir, mais ne s'en
contentèrent point.
Napoléon III avait dit : L'empire c'est la paix. L'enthousiasme
naïf des masses accueillit ces mots comme un programme. C'était
une illusion et un malentendu; elles furent longtemps à s'en aper-
cevoir. Ce que la nation souhaitait par-dessus tout, c'était la paix
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 539
intérieure, et l'empire la lui donnait. Quant aux guerres qui ne tou-
chaient point le sol national, où s'acquérait une gloire qui semblait
facile et n'était pas trop dispendieuse, la France des bourgeois et
des paysans s'en accommodait sans peine; elle s'en montrait même
volontiers fière. Pour s'être faite industrielle et positive, la France
n'en gardait pas moins un certain levain de son ancien esprit mi-
litaire. Elle était comme un homme d'épée qui, devenu bourgeois,
se plaît à conserver les allures de son ancienne profession. La res-
tauration et la monarchie de juillet avaient cru bon, dans quelques
expéditions sans danger pour le pays, de donner de temps en temps
satisfaction à cette fibre nationale. Gela avait été pendant vingt ans
la principale utilité de l'Algérie. Dans le mouvement sincère, mais
sans dignité, avec lequel la France accueillit le coup d'état de dé-
cembre et l'empire, il y avait, sans qu'elle s'en rendît compte, ce
double sentiment, ce vœu contradictoire qui devait la perdre, désir
passionné de repos, démangeaison de gloire extérieure.
Napoléon III le sentait. C'était le nom de Napoléon qui avait ré-
tabli sa dynastie. Un peuple qui avait une telle faiblesse pour un
tel nom ne pouvait pas ne plus en avoir pour la gloire qu'il rappe-
lait. Un Napoléon pacifique, un empereur bourgeois uniquement
occupé du bien-être du pays, une sorte de Louis-Philippe auto-
crate eût été un contre -sens; bien plus, pour ceux qui l'avaient
élu, c'eût été une déception. Les noms ont sur ceux qui les portent
une influence dominante, souvent fatale; ils tiennent lieu de voca-
tion. Napoléon 111 était de sa nature un homme pacifique, songeur,
point du tout militaire. N'importe, il s'appelait Napoléon, il por-
tait le titre d'empereur; en l'acclamant, la France s'était donné un
gouvernement condamné par ses souvenirs aux grandes ambitions
et par Là aux grandes aventures, aux grands périls.
Pendant toute sa carrière, le nouvel élu devait travailler à rem-
plir cette difficile destinée napoléonienne. Il fallait découvrir un
rôle pour ce nom si gros de promesses; il fallait l'adapter sans
l'amoindrir à notre société laborieuse et pratique, si différente de
celle du commencement du siècle. De bonne heure, dans sa foi
obstinée à sa vocation impériale, le futur empereur s'était posé ce
problème : comment, au milieu des tendances pacifiques et indus-
trielles du xix'' siècle, refaire un second empire, digne successeur
et continuateur du premier? Il allait de soi qu'on ne pouvait songer
aune copie servile du gigantesque et fragile édifice écroulé en 1814.
A l'intérieur, la tâche était relativement facile. L'ancien régime im-
périal pouvait aisément être imité, presque calqué. Selon le mot de
Napoléon L"", il n'y avait guère qu'à refaire son lit et à s'y coucher.
Au dehors, il en était tout autrement. En face de l'Europe telle que
l'avait laissée la sainte- alliance, il fallait une base d'action nou-
5ij0 REVUE DES EEUX MONDES.
velle, une politique à la fois analogue à celle du premier empire et
différente. Cette politique, Napoléon III crut en découvrir le secret
dans une idée moderne qui s'agitait au fond de tous les peuples, —
dans l'émancipation et la constitution des nationalités. Affranchir
les opprimés, distribuer les nations d'une manière équitable, ra-
tionnelle, définitive, était une tâche grandiose, qui eût laissé loin
derrière elle les éphémères créations du premier empire. Chez un
Bonaparte après 1815, de telles visions n'étaient pas une fantaisie
accidentelle, une conception arbitraire, née du hasard des rencon-
tres de l'exil ou sortie des méditations individuelles; c'était un but
désigné par l'ensemble des circonstances, un idéal imposé par la
nature des choses.
Le congrès de Vienne avait lui-même préparé un nouveau rôle à
la France, à la révolution, au bonapartisme. La Francs et Napoléon
n'étaient pas les seules victimes de 1815; la sainte - alliance leur
avait créé toute une clientèle de peuples asservis ou mécontens. Aux
vaincus de Waterloo, elle avait donné un allié remuant, multiple,
l'esprit de nationalité. II semblait que la chute de Napoléon dût af-
franchir tous les peuples et rendre à l'Europe un repos durable avec
une meilleure distribution des états. Il n'en fat rien. Les vain-
queurs, dans le partage des dépouilles de l'empire français, jetèrent
en Europe de nouveaux germes de révolution et de guerre. Pour
être moins disproportionné et paraître plus stable que les créations
démesurées de Napoléon, le système européen adopté au congrès
de Vienne n'en semblait que plus odieux aux peuples qu'il sacrifiait.
Ce qui avait été vaincu à Vienne, ce n'était pas seulement la France,
c'était dans la moitié de l'Europe la nationalité au profit de la con-
quête et de la légitimité, deux choses qui le plus souvent reviennent
l'une à l'autre. On ne s'en rendait pas bien compte alors; mais tous
les griefs contre les traités de 1815 se résumaient dans le partage
arbitraire des peuples sans leur consentement, c'est-à-dire dans
la violation de la nationalité. Par là, les traités de Vienne avaient
fourni à leurs ennemis le moyen de les renverser.
Napoléon avait été le premier à saisir quels auxiliaires inatten-
dus la sainte-alliance avait donnés à la France et à la révolution.
Il le comprenait d'autant mieux que ce n'était pas pour lui une
vue nouvelle, que pendant sa lutte contre la vieille Europe il s'é-
tait souvent servi de ce principe national vaincu avec lui, qu'il
lui avait fait partout des avances, en Hongrie comme en Lom-
bardie, qu'au milieu de sa course désordonnée il avait relevé à
demi l'Italie et la Pologne, et leur avait fait espérer une indépen-
dance complète. Personne ne pouvait mieux apprécier la force de
ce sentiment nouveau, né des principes de la révolution et des
souffrances de ses guerres. Sur le Pô et sur la Vistule, il l'avait
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 5âl
utilement employé contre ses adversaires, et à son tour il s'était
brisé contre lui en Allemagne et en Espagne. Que n'eût-il pu ac-
complir avec cette force, s'il s'en était fait loyalement l'allié au lieu
de la courtiser d'une manière équivoque dans un pays et de l'ou-
trager ouvertement dans un autre ? Dans l'impuissance de sa cap-
tivité, il sentit amèrement ce qu'il aurait pu faire de grand et de
durable, si, renonçant à tourmenter violemment les instincts des
peuples et la géographie politique, il eût profité de ses victoires
pour organiser le continent d'une manière conforme aux affinités
nationales et à la nature. Comme honteux de la folie de ses plans
démesurés, le prisonnier de Sainte-Hélène entreprit de persuader
au monde que les monstrueuses créations des jours de sa puis-
sance n'étaient dans ses desseins que des mesures transitoires. Le
but caché de ses guerres sans fin, de ses traités sans solution, c'é-
tait la reconstruction de l'Europe par nationalités, l'indépendance
et l'égale autonomie des différens peuples. Dès l'île d'Elbe, il en
faisait donner l'assurance aux patriotes italiens. Tombé une seconde
fois et pour jamais, ce demi-dieu de la guerre se fit, de Sainte-
Hélène , le pontife et le prophète de ces idées nouvelles de sainte-
alliance des peuples et de paix perpétuelle. A la France irritée des
traités de 1815, à sa famille dispersée et à la recherche d'un rôle, il
les transmit comme un dernier legs, comme l'instrument de la re-
vanche, l'arniie qui devait briser l'œuvre de Vienne.
Les leçons de Napoléon ne furent point perdues pour ses neveux.
Celui qui devait relever l'empire se fit de bonne heure l'interprète
de ces songes de Sainte-Hélène. Il leur donna place parmi les plus
importans de ces principes qu'avec son orgueil de famille il déco-
rait du nom à'idces napoléoniemies , et dont il faisait la base de la
politique impériale. Comme son oncle, il prétend expliquer par elles
tout le règne du chef de sa dynastie. Ce curieux commentaire du
premier empire nous donne dès avant 18Ziô le programme de la po-
litique étrangère du second. A en croire son neveu, Napoléon V'
projetait une reconstitution de l'Europe semblable au fameux plan
attribué à Henri IV. Cette comparaison revient souvent sous la
plume de l'auteur des Idées najjolconicnncs. H est aisé de sentir
que ce plan légendaire du plus grand des Bourbons revendiqué par
le premier Napoléon, le futur empereur se l'approprie et en rêve
déjà l'exécution.
Rien n'est propre à expliquer le second empire comme le pre-
mier, qui lui servait de modèle et en quelque sorte d'idéal. Dans les
détails de sa religieuse exégèse de la politique de Napoléon I"' se
retrouve le germe de toutes les entreprises de Napoléon Hl, ou au
moins de l'idée qui les inspira. Napoléon « ressuscitant le beau nom
d'Italie, mort depuis tant d'années, et le rendant à des provinces
5/i-2 REVUE DES DEUX MONDES.
jusque-là détachées (1), » Napoléon n'annexant quelques états de
la péninsule à la France, et ne la coupant en départemens que pour
((lui faire perdre l'esprit provincial, qui tue la nationalité, » ne
nous apparaît-il pas comme le précurseur de l'œuvre de 1859, et
le premier provocateur de l'unité italienne? Quand l'auteur des
Idées najjolconiennes nous montre dans le grand-duché de Varsovie
le noyau d'une Pologne reconstituée, nous pressentons ses persis-
tantes et infructueuses tentatives de la fin de la guerre d'Orient et
de l'année 1863 pour amener l'Europe à réparer le crime de Frédé-
ric et de Catherine. Quand il nous fait voir Napoléon (( prenant en
pitié le sort d'un grand peuple, saisissant aux cheveux l'occasion
que lui présentait la fortune pour reconstituer l'Espagne (2), » sans
autre ambition que celle de sauver une nation parente de la nôtre,
nous reconnaissons ces illusions, ces chimères de régénération for-
cée des races latines, et presque jusqu'à ce langage. Ainsi glorifiée,
la guerre d'Espagne nous annonce celle du Mexique. On dirait que
le second Napoléon s'était dès longtemps promis d'imiter le premier
dans la plus insidieuse de ses entreprises. Lui-même, en nous par-
lant de l'Espagne, nous montre vingt ans d'avance comment cette
aventureuse expédition d'outre-mer, en apparence opposée à la poli-
tique des nationalités, rentrait au fond dans le même ordre d'idées.
Lorsqu'elles touchent aux vues de Napoléon I" sur l'Allemagne, on
sent dans les Idées napoléoniennes quelque chose d'indécis, de re-
doutablement obscur, qui, sur ce point capital, présage la confusion
et l'incertitude du second empire. L'héritier de Napoléon ne sait
pas nous dire ce que son héros voulait faire de ce grand corps ger-
manique; il ne nous apprend rien sur la place que lui-même lui
destinait dans ses rêves. Ici encore, le second empire devait, dans
sa conduite envers l'Allemagne et la Prusse, n'imiter que trop les
hésitations et les contradictions du premier. Comme lui, il devait
balancer entre une Prusse dominatrice du nord de l'Allemagne et
une confédération d'états indépendans des deux grandes puissances
germaniques; comme lui, il devait pressentir que, pour ses plans
de rénovation européenne, la Prusse était le seul allié possible;
comme lui enfin, après l'avoir tour à tour menacée et courtisée, il
devait en venir avec la Prusse à une de ces luttes mortelles à l'un
des deux adversaires, autant que peuvent mourir des peuples qui,
dans leur situation et leur génie, ont une raison d'être indestruc-
tible.
Les raisons qui du prisonnier de Sainte-Hélène avaient fait le
patron des nationalités avaient gagné à la même cause les sympa-
(1) Idées napoléoniennes, p. 143.
(2) Idées napoléoniennes j p. 149 et 150.
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 543
thies des libéraux, des démocrates et de la France presque entière.
Entre elle et les peuples sacrifiés par la sainte-alliance, la haine des
traités de 1815 avait établi une sorte de solidarité morale. Avant
d'être formulé, sans qu'on en raisonnât les principes, surtout sans
qu'on en soupçonnât les conséquences, le droit de nationalité était
implicitement la foi de toutes les classes de la société française qui
ne tenaient pas à l'ancien régime. La France en revenait ainsi à
son rôle de la fin du xviii^ siècle, alors que la révolution se présen-
tait en émancipatrice de tous les peuples. Il n'est pas un de ses
plus grands écrivains qui ne l'ait intéressée à l'une ou l'autre des
nations opprimées, à la Grèce, à l'Italie, à la Pologne, ou à toutes
à la fois. Par sa littérature comme par ses principes politiques, la
France a été la complice de toutes les causes nationales. Ce penchant
était chez elle si naturel que, depuis un siècle, aucun des régimes
si divers qu'elle s'est donnés ou laissé imposer n'a su y résister.
Fait unique dans l'histoire, chacun de ces gouvernemens si vite ren-
versés a marqué sa courte existence par l'affranchissement total ou
partiel d'un peuple. Sous Louis XVI, ce sont les États-Unis d'Amé-
rique; sous la révolution et le premier empire, l'Italie et la Po-
logne; sous la restauration, la Grèce; sous la monarchie de juillet,
la Belgique; sous le second empire, l'Italie, sans compter cet autre
petit peuple latin, la Roumanie, qui, pour avoir à sa tête un prince
prussien, n'en doit pas moins cà la protection française son unité et
sa précaire indépendance. Toutes ces entreprises, depuis la guerre
d'Amérique, où se précipitait l'ancienne noblesse française au risque
d'en rapporter une révolution qui devait l'engloutir, depuis la Grèce
tant chantée par nos poètes jusqu'à cette expédition de 1859, où
les faubourgs de Paris, si hostiles à l'empire, acclamaient l'empe-
reur partant pour la délivrance de l'Italie, toutes ces entreprises
furent saluées par la nation avec un enthousiasme vrai, parfois naïf
jusqu'à l'illusion, avec une sincérité de désintéressement dont au-
cun peuple n'a donné de pareils témoignages.
Telle était la France qui se présentait de loin au jeune Louis-Na-
poléon dans ses années d'exil. En face d'un tel courant de générosité,
il devait se persuader, comme il le proclamait trente ans plus tard en
partant pour Magenta, que cette politique d'affranchissement était
pour la France une « politique nationale et traditionnelle (1). » Tout
le pays paraissait avoir adopté les rêves du prisonnier de Sainte-
Hélène. C'était vers 1830, alors que le retour du drapeau tricolore
semblait devoir affranchir l'Europe avec la France. Les noms de
Pologne et d'Italie étaient comme le mot d'ordre des patriotes
français heureux de les jeter en menace aux gouvernemens, et les
(1} Proclamation du 3 mai 1859.
5^/l REVUE DES DEUX MONDES.
chambres les plus pacifiques se croyaient obligées de les faire re-
tentir dans leurs adresses au roi le moins guerrier. Les derniers dis-
cours de la dernière chambre des députés de la monarchie de juil-
let étaient encore un encouragement au mouvement national italien,
qui précédait la révolution de I8Z18 en attendant qu'il en reçût un
nouvel élan. Toute la doctrine des nationalités était formulée dans
nos chambres aux applaudissemens de l'opinion. Les plus grands
orateurs fomentaient du haut de la tribune française les revendica-
tions des Italiens, les invitant à s'unir contre l'Autriche, et faisant
luire à leurs yeux le patronage, si ce n'est le secours de la France (1).
Cette attitude du libéralisme français eut une influence capitale
sur le neveu de Napoléon. Il était dans l'âge où les idées et les ten-
dances se décident pour la vie. De l'exil ou de la prison, il suivait
toutes les manifestations de l'opinion, s' attachant surtout au parti
républicain et à la gauche parlementaire comme à ses alliés natu-
rels. On n'a point assez remarqué cette influence de l'opposition de
1830 à I8/18 sur l'esprit de Napoléon III. Pour les affaires inté-
rieures, comme pour les affaires étrangères, elle fut considérable,
et ce n'est point par un pur hasard que son règne appela aux affaires
plus d'un membre de l'ancienne gauche des chambres de Louis-
Philippe. A beaucoup d'égards, l'empereur Napoléon ÎII demeura
toujours un homme de l'opposition de 1830 à ISZiO. Ce fut l'atmo-
sphère politique de sa jeunesse, et dans les tendances de son règne
se retrouve plus d'une trace des principales écoles de cette épo-
que, depuis celle du National jusqu'à celle des saint-simoniens.
C'était dans l'opposition de ce temps que le jeune ambitieux cher-
chait à deviner les instincts et les besoins de la France, et, comme
toute opposition, elle ne les lui montrait que par un côté. En pos-
session de la liberté politique, le pays n'en faisait pas tout le cas
qu'elle méritait. Comme d'ordinaire, la partie remuante du public
se montrait surtout préoccupée de ce qui paraissait manquer, —
de l'influence extérieure et de l'élargissement de nos institutions
dans un sens plus démocratique. Le prince Louis-Napoléon s'habi-
tuait à croire que c'étaient là les premiers, les seuls besoins de la
France. Attentif à étudier ce qu'on reprochait à Louis-Philippe et ce
qui pouvait amener sa chute, il crut le trouver au dehors dans la
timidité de sa politique, au dedans dans le règne exclusif de la bour-
geoisie censitaire. Il se persuada qu'une des principales faiblesses
de la monarchie de juillet, c'était qu'elle ne donnait pas au senti-
ment national une satisfaction suffisante. De la prison de Ham, il
comparait la politique du roi Louis-Philippe, alors si souvent rap-
proché de Guillaume III, à la politique des Stuarts, et lui prédisait
(1) Voyez les séances de la chambre des députés de janvier et février 18i8.
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 545
une chute pareille. Cette idée eut sur lui une infiuence funeste. Il
se promit de prendre le contre-pied de Louis-Philippe, et de ne rien
craindre autant que de paraître faire obstacle au sentiment natio-
nal. Peut-être n'eut-il pas d'autre dessein en se laissant si vite
glisser dans la guerre en 1870; peut-être le souvenir de l'alTaire
Pritchard, si durt:ment reprochée au gouvernement de juillet, fut-
il pour beaucoup dans les susceptibilités et les téméraires exigences
de l'empire sur la question Hohenzollern.
Les conceptions politiques sont inspirées aux hommes par leur ori-
gine, par leur éducation et aussi par leur caractère : chez les princes,
elles sont le plus souvent imposées par la tradition. La politique rê-
vée par Napoléon 111 était essentiellement une politique de famille. De
race italienne, à demi Italiens ou mieux à demi cosmopolites eux-
mêmes, l'éducation aussi bien que l'origine des Bonaparte les pré-
destinait à la politique de nationalités. Pendant leurs pérégrinations
d'exil de 1830 à 18A8 , entre ces deux révolutions européennes
dont à l'étranger l'idée nationale fut l'idée-mère, ils avaient été té-
moins dds souffrances ou des aspirations des peuples dont ils étaient
les hôtes. Ils les avaient partagées et à diverses reprises avaient
tenté d'y associer leur fortune. Dès 1815, Murât se mettait en re-
lation avec les patriotes du nord de l'Italie, et, devinant le succès ré-
servé dans la péninsule au souverain qui saurait embrasser la cause
nationale, il tentait de faire jouer à Naples le rôle qui a si bien réussi
au Piémont. Vers la fin de la restauration, les deux fils de la reine
Hortense, à peine arrivés à l'âge d'homme, songeaient à passer en
Grèce pour y prendre part à la guerre d'indépendance, ou, rêvant
déjà figue néo- latine et régénération hispanique, ils projetaient
de s'engager dans les luttes de l'Espagne (1). En 1831, les vœux
des patriotes italiens les appelaient à l'insurrection des Piomagnes
contre l'Autriche et le pape. On sait comment ce mouvement pré-
maturé coûta la vie au frère aîné du futur empereur, et quelles
feintes employa la reine Hortense pour dérober ce dernier aux
poursuites autrichiennes. Les fils de Lucien et de Jérôme cédaient
au même courant d'idées que leurs cousins. En 18Zi9, le prince de
Ganino présidait la constituante de la république romaine, et le
prince Napoléon s'est toujours montré l'un des partisans les plus
décidés, des défenseurs les plus fougueux de cette politique de na-
tionalités à laquelle 1815 avait voué sa famille.
Ces idées, pour ainsi dire innées chez les Bonaparte, n'étaient
pas étrangères à leurs conseillers. On les retrouve, vers le début
(1) Les Bonaparte depuis 181 '6; Bruxelles 1847. — La reine Hortense en Italie, en
France et en Angleterre pendant Vannée IS31; Paris 1801.
TOME xcviii. — 1872. 35
bh6 REVUE DES DEUX MONDES.
du règne de Louis-Philippe, chez le plus fervent des rares parti-
sans du second empire avant son triomphe, chez l'adepte inspiré
qui, aux jours d'abattement, fortifiait la foi du maître. Dans les pre-
miers élans de sa conversion à l'impérialisme, avant même d'être
en rapport avec le futur empereur, M. Fialin de Persigny exposait
dans un style encore plus mystique des vues analogues à celles des
Idées napoléoniennes, qui n'avaient point encore été écrites. La mis-
sion à laquelle le nouvel apôtre invitait l'empire ressuscité, loin de
se borner à La France, s'étendait à l'Europe entière, « de Burgos à
la Moskowa, » et « dans V évangile ijnpérial » il retrouvait « tout le
symbole des nationalités occidentales (1). » Les adversaires de l'em-
pire le poussaient dans la mêaie voie. En I8Z18, les démocrates
assuraient au président de la république que c'était pour ce rôle
d'initiateur de la révolution que le peuple lui avait donné six mil-
lions de suffrages. « C'était, lui écrivait un des futurs chefs de la
commune de Paris, pour prendre en main la cause des peuples,
réclamer la liberté de l'Ilalie, de la Hongrie, de la Pologne ("2). » Le
président ne pouvait répondre à ces excitations ou à ces reproches
des démagogues : il ne se sentait pas encore assez le maître, mais la
leçon n'en était pas perdue pour lui. Les révolutionnaires lui^^n-
seignaient eux-mêmes l'art de faire dériver la révolution à l'étran-
ger. 11 devait essayer de le mettre en pratique, et en cela encore
suivre les exemples du premier empire; mais avant tout, comms le
premier consul, il voulait clore la révolution à l'intérieur en con-
fisquant à son profit la souveraine puissance. Pour cela, il fallait dé-
guiser ses vues; porté au pouvoir par le besoin d'ordre et de repos,
il fallait se montrer uniquement préoccupé d'assurer la tranquillité
publique. Afin d'obtenir les moyens de reprendre un jour contre la
vieille Europe la révolution avortée de 1848, il fallait provisoire-
ment se prêter aux volontés de la réaction partout victorieuse. A
uns intervention en faveur de l'indépendance italienne, l'ancien con-
juré des Romagnes dut laisser substituer une expédition contre la
révolution romaine au profit de ce pouvoir temporel des papes contre
lequel il s'était lui-même insurgé. L'expédition de Rome fut le gage
donné par le prétendant aux passions de la réaction, aux pr jugés
conservateurs, aux exigences ecclésiastiques. Par cette fatale occu-
pation, qui pendant vingt ans pesa si lourdement sur sa politique et
en déjoua tous les calculs en lui rendant impossible l'alliance ita-
lienne, Louis-Napoléon conclut avec l'église, les cléricaux et les con-
(1) L'Occident français, préface du premier et isnique numéro d'un recueil, fondé
pour relever le Lonapartismc par M. Fialin, depuis M. de Persigny; Paris, ISJi. Paul
Dupont.
(2) Lettre de M. Félix Pyat à M. Louis-Napoléon Bonaparte; Paris 1851. Ch. Banet.
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. b^7
servateurs timorés une alliance qui lui valut l'empire; par elle, il
rassura l'Europe, et la trompa comme la France. Il n'avait point
abandonné pour cela les sympathies de sa jeunesse. En 18/i9, au
milieu mênie de l'expédition de Rome, il les laissait percer, au grand
scandale de ses patrons catholiques, dans sa fameuse lettre à Edgar
Ney. Depuis, soit prudence, soit incertitude, il dissimula si bien que,
lorsque dix ans plus tard il partit pour la campagne d'Italie, la France
et l'Europe montrèrent la plus naïve surprise d'une guerre que, de
la part de l'ancien insurgé des Romagnes, les plus sages eussent dû
attendre. Il n'est pas probable qu'une fois sur le trône Napoléon III
ait jamais oublié les promesses ou les espérances qu'il avait jadis
données aux patriotes italiens; il n'avait pas absolument besoin des
bombes d'Orsini pour les lui rappeler. Dès le congrès de Paris, le
plénipotentiaire français, M. Walewski, introduisait inopinément la
question italienne devant les représentans de l'Europe, et les der-
nières séances de cette assemblée, chargée d'assurer la paix, lais-
saient déjà soupçonner de quel côté et dans quel intérêt le gouver-
nement impérial inclinait à diriger ses armes. La guerre d'Orient
elle-même, en apparence étrangère à l'idée napoléonienne de re-
constitution de l'Europe, en avait été la préface obligée. Avant d'en-
treprendre quoi que ce fut en Occident, il fallait que le second em-
pire eût rompu l'entente des trois cours du nord, renouée par la
révolution de 18^8; et l'Orient était le seul terrain où il fût aisé de
mettre leurs intérêts en désaccord entre eux et avec ceux de l'An-
gleterre, sans compter qu'une guerre contre la Russie pouvait ou-
vrir de vastes perspectives du côté de la Pologne.
II.
Tout n'était pas pure utopie dans les projets du nouvel emf^t;reur.
Ce n'était point seulement par amour de la justice, en philosophe
ou en apôtre du droit des peuples, qu'il se proposait de reconstituer
l'Europe; c'était en calculateur politique; dans l'intérêt de la gran-
deur de la France et de l'empire français restauré. Pour Napoléon III,
comme pour les libéraux de 1830, l'alfranchissement des nationalités
devait amener la restauration de la puissance française. Les deux
idées étaient intimement liées et se devaient servir de voie l'une à
l'autre. C'était grâce à cette reconstitution générale de l'Europe que,
sans conquête, sans usurpation sur les droits des peuples, devait se
reformer un empire français qui, par la grandeur et l'influence, ne
fût pas indigne du premier. Cet agrandissement de la France, que
1815 avait laissée trop petite pour l'héritier du vainqueur d'Auster-
litz, devait être atteint de deux façons : d'abord indirectement par
la diminution de ses rivales, puis d'une manière directe par le re-
5îi8 REVUE DES DEUX MONDES.
tour d'un certain nombre des territoires que nous avait enlevés la
coalition.
Des cinq grandes puissances de l'Europe, la France était la seule
qui parût n'avoir rien à craindre du principe nouveau. Aucune de
ses provinces ne prétendait à l'indépendance politique ou à une
nationalité étrangère : toutes se sentaient heureuses et fières d'être
françaises, et nulle plus que celle de race ou de langue germa-
nique. 11 en était tout autrement de ses rivales. Les trois grandes
monarchies militaires, Russie, Autriche et Prusse, liées par le dé-
membrement de la Pologne, n'en détenaient les débris que par la
force. Toutes trois eussent vu leur territoire diminué par la résur-
rection d'une Pologne indépendante, et cotte dernière eût été de
toute nécessité l'alliée obligée de la France. L'Autriche, notre an-
cienne rivale, devait se retirer de l'Itahe, et, pour ne point périr,
puiser une nouvelle vie dans la Hongrie et les diverses nationalités
de son empire. La Grande-Bretagne, si elle ne pouvait perdre entiè-
rement l'Irlande, devait lui accorder une demi -indépendance, et
dans les îles ioniennes, à Malte ou à Gibraltar, elle détenait des
possessions que le principe nouveau pouvait l'obliger de rendre à
elles-mêmes ou à leur patrie naturelle. Des grandes puissances
la France était donc la seule que l'émancipation des nationalités
laissât intacte dans son unité, et sa grandeur relative se trouvait
accrue de tout ce que perdaient les autres. Tel était le tableau flat-
teur qui se présentait à l'imagination des patriotes de 1830. On ne
soupçonnait point alors que l'idée de nationalité devait aboutir à
celle d'unité, et que par là, sur les frontières de notre pays, pou-
vaient se reformer des états non moins vastes et plus compactes que
ses anciens rivaux. Comment l'eût-on deviné, alors que le mouve-
ment unitaire de l'Italie et de l'Allemagne dans la révolution de
IS/iS n'a point suffi à nous l'apprendre, et que, même achevée,
l'unité politique de ces deux pays rencontre encore chez nous tant
d'incrédules et d'imprudens défis?
Si le mouvement national amenait nos voisins à une concen-
tration plus intime, il nous offrait par là même une occasion d'a-
grandissement. L'unité, comme l'indépendance, ne saurait être
obtenue sans luttes civiles ou étrangères. Pour acquérir l'une ou
l'autre, les peuples opprimés ou morcelés auraient besoin du se-
cours ou de la tolérance de la Fi'ance. Comment les nations limi-
trophes ne s'estimeraient-elles point heureuses de nous payer de
la restitution de quelques-uns des territoires que nous avait enle-
vés la sainte-alliance? Ce plan, d'une simplicité spécieuse, était
loin d'être nouveau; il était naturellement suggéré par la position
géographique de la France et le morcellement des peuples voisins.
Aider un état italien ou allemand à s'agrandir au-delà des Alpes ou
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 549
du Rhin, au prix de l'abandon de quelques-unes de ses possessions
d' en-deçà, était un calcul qui s'était déjà présenté souvent à l'es-
prit des gouvernemens français. L'ancienne monarchie avait plus
d'une fois tenté cette politique du côté de l'Italie, de la Suisse, de
l'Allemagne et des Pays-Bas. Elle était apparue dès la fin de nos
guerres italiennes du xvi" siècle; elle était entrée dans les combi-
naisons de Henri IV et de Richelieu, dans les plans des meilleurs
ministres de Louis XIV et de Louis XV. Napoléon I" l'essayait quand
à Ratisbonne il gorgeait la Prusse de principautés sécularisées ou
médiatisées; il la renouvelait quand il lui offrait le Hanovre, et de
pareils calculs ne furent pas étrangers à tous les hommes d'état de
la restauration et de la monarchie de juillet. Napoléon III ne fit que
rattacher cette vieille politique au nouveau principe de nationalité.
Par là, il croyait en avoir rendu l'exécution plus facile en même
temps que plus légitime. Il oubliait qu'au lieu de toujours tourner
à notre agrandissement le mouvement national des peuples voisins
pouvait l'entraver, ou ne le permettre qu'en assurant aux nouveaux
états d'Italie et d'Allemagne des acquisitions hors de proportion
avec les nôtres.
L'esprit toujours tendu vers l'idée impériale, Louis-Napoléon dut
s'arrêter de bonne heure à cette conception, qui semblait conci-
lier le nouvel ordre européen avec la grandeur réclamée par un
second empire français. Les combinaisons débattues avec M. de Ca-
vour et M. de Bismarck s'agitèrent longtemps dans sa tête avant
les entrevues de Plombières et de Biarritz. .Elles formaient le fond
de sa politique étrangère; elles furent le but de toutes ses intrigues,
le secret motif de ses brusques résolutions comme de ses longues
incertitudes. Il les caressa tant qu'elles lui parurent conserver
quelques chances de succès, et pour les lui faire abandonner, s'il y
renonça jamais, il ne fallut rien moins que les ainères déceptions
qui lui vinrent du côté de la Prusse.
Cette politique d'échange ou de compensation territoriale se
trouvant rattachée au principe de nationalité, il fallait imaginer un
moyen de la régulariser vis-à-vis de ce droit nouveau dont on la
faisait dépendre. Napoléon III y appliqua un procédé dont l'emploi
lui tenait partout à cœur, le suffrage universel. Selon la théorie im-
périale, le vote populaire devait consacrer les changemens inter-
venus dans la situation territoriale des puissances. C'était la nou-
velle légitimité sur laquelle devaient reposer les états comme les
dynasties. Dans le droit international allait s'introduire le principe
du nouveau droit public français, la souveraineté du peuple sur
lui-même, exprimée par le vote de tous. Depuis qu'elle le pratique,
la France a trop souffert de l'ignorance et de la présomption, des
complaisances et des engouemens, de la mollesse et des impatiences
550 REVUE DES DEUX MONDES.
du suffrage universel pour le regarder comme un instrument par-
fait et infaillible. Qu'est-ce donc du plébiscite, la forme la plus
défectueuse du suffrage universel, du plébiscite qui légifère à un
seul degré sans information ni discussion? Pourtant, si un tel pro-
cédé est quelque part à sa place, c'est dans la détermination d'une
patrie. Sur la nationalité, les plus ignorans sont aussi sûrs d'eux-
mêmes que les plus instruits. Les peuples ne se trompent pas
quand ils se donnent à eux-mêmes le nom d'Allemand ou de Fran-
çais. En dehors de quelques districts de situation indécise, que
l'histoire a ballottés d'une nation à l'autre sans qu'ils aient fait
corps avec aucune, on reconnaît sa patrie et on ne la choisit pas.
La Prusse aurait en vain fait appel au vote populaire de l'Alsace,
la France à celui de Cologne.
Le principe de la nationalité une fois admis, il faut bien, dans
les cas contestés, un moyen pratique de la déterminer, et, comme
la nationalité réside dans la conscience, il n'en est d'autre qu'un
vote direct ou représentatif. C'est aux intéressés, à ceux qu'on en-
lève à un état pour les joindre à un autre, c'est à eux tous et à eux
seuls de déclarer à quelle nation ils se sentent appartenir. Ce n'est
ni à la géographie, ni à l'histoire, ni à îa race, ni à la langue; car,
si toutes contribuent à former les nations, elles sont parfois en
désaccord entre elles. Ne laissons pas subsister la confusion jetée à
dessein sur cette grave question par nos ennemis. Prétendre, ainsi
que les Allemands, déterminer la nationalité par des considéra-
tions d'ethnologie, de linguistique, d'archéologie, en dehors de la
conscience des peuples et malgré elle, c'est faire œuvre de violence
et rentrer hypocritement dans le vieux droit de conquête, comme
l'a fait la Pruss3 dans le Slesvig du nord et dans notre Alsace. En-
tendu ainsi, le mot de nationalité n'est qu'un mensonge pédan-
tesque mis au service de la brutalité du plus fort. C'est, sous le
même nom, tout l'opposé du principe généreux qui a si longtemps
fait battre le cœur de la France pour les peuples asservis, et d'où
les rêveurs espéraient, avec une égale indépendance pour chaque
nation, une paix perpétuelle.
Napoléon 111 s'en étant remis au suffrage universel du soin de con-
stater la nationalité, il devait lui demander la solution de toutes les
compétitions territoriales. Aussi, après chacune des guerres qui
troublèrent l'Europe sous son règne, s'efforça-t-il d'obtenir du suf-
frage la consécration des nouvelles circonscriptions des états. Après
la guerre de Crimée, ce fut en Roumanie pour l'union des principau-
tés de Valachie et de Moldavie; après celle d'Italie, en Savoie et à
Nice pour leur annexion à la France, et au-delà des Alpes, dans les
états italiens, pour leur union au Piémont. Lors de la guerre du
Slesvig en I86Z1, il proposait de trancher le différend de l'Allemagne
LA. POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 551
et du Danemark par le vote des pays en litige; après la grande lutte
de 1866, ne pouvant l'imposer à la Prusse, il faisait faire un plébis-
cite en Vénétie avant l'annexion à l'Italie. Pour Napoléon III, le suf-
frage universel était une sorte de panacée applicable à toutes les
situations; c'était le jugs suprême auquel, dans leurs débats, de-
vaient recourir les peuples et les princes. Il n'est pas besoin de
montrer ce qu'il y avait d'excessif dans ce culte du dernier empereur
pour l'instrument de domination qui l'avait si bien servi. Dans les
questions de nationalité même, il est des pays, comme l'Autriche ou
la Turquie, où les peuples sont si mêlés qu'il serait difficile d'aban-
donner le règlement de leur sort à un simple vote de majorité. Ail-
leurs on ne peut accepter qu'un caprice passager ou un calcul de
l'esprit de parti, comme chez nous une commune de Paris ou une
ligue du midi, suffise à détacher d'une nation homogène un de ses
membres essentiels. Cependant entre la France et l'Allemagne, en
cas de prétention de l'une sur l'autre, l'application du suffrage uni-
versel n'aurait pu susciter de graves objections; il n'eût guère fait
que consacrer la frontière existant avant 1870. Malgré ses imperfec-
tions, le vote populaire, auquel Napoléon III n'eût pu renoncer, au-
rait été, dans une victoire de la France, une garantie pour l'Europe
et pour l'Allemagne elle-même. C'eût été au moins un frein dans la
conquête. A défaut de territoires heureux d'être rendus à leur mère-
patrie, il n'aurait permis d'autre annexion que celle de pays indif-
férens, sans conscience nationale bien nette, tels que le duché de
Luxembourg. Par là, la liberté des peuples eût eu moins à craindre
du triomphe de la France que de celui de la Prusse.
L'emploi du suffrage universel dans le règlement des affaires in-
ternationales donnait à la politique impériale une unité faite pour
séduire un esprit systématique. Le principe de nationalité lui ren-
dait à l'extérieur un rôle analogue à celui que les circonstances
lui avaient fait au dedans. A l'étranger ainsi qu'à l'intérieur, Vidée
napoléonienne, comme disait ambitieusement le prisonnier de Ham,
se réduisait à ces deux mots, sans cesse répétés dans ses premiers
écrits et si fatalement démentis par son règne, reconstitution et ré-
conciliation, le tout sur la base des principes de la révolution fran-
çaise. Le bonapartisme aboutissait ainsi à une synthèse générale,
à une formule universelle, identique pour la politique étrangère et
intérieure, pour la France et l'Europe : reconstitution des peuples,
fondée sur la volonté nationale, au dedans comme au dehors,
et cela à l'aide du même instrument, le suffrage universel, ap-
pliqué à la désignation de la nationalité aussi bien qu'à celle du
prince et du gouvernement; — réconciliation des peuples entre eux,
et, au dedans, des classes entre elles, grâce à une égale satisfac-
tion des droits et des iaLérèiS de tous, par les soins d'un pouvoir
552 REVUE DES DEUX MONDES.
élevé au-dessus de toute compétition, entièrement libre de lui-
même et maître de la France ! Jamais le césarisme ne s'était donné
une tâche plus vaste ni plus haute, jamais il ne s'était autant flatté
de s'imposer par la grandeur et les bienfeits de son œuvre.
A l'aide de la politique de nationahtés se trouvaient réconciliés
les deux termes du mandat contradictoire donné par la France au
second empire comme au premier, la paix et la gloire, le repos in-
térieur et l'influence à l'étranger. La guerre devait asseoir la paix,
les batailles impériales conquérir le repos da monde. Par là, la de-
vise du début, V empire c'est la paix^ redevenait vraie dans un
sens plus élevé. Ce n'était plus une paix précaire, empirique, une
paix armée, contenant en soi tous les germes de la guerre et en
coûtant tout le prix; c'était la paix rêvée par Henri IV, une paix
définitive, absolue, générale, que Xidèe napoléonienne promettait à
la France et à l'Europe (1). Grâce à cette même politiqiie de natio-
nalité, les suffrages venus à l'empire des deux pôles opposés, des
démocrates et des conservateurs, allaient être également payés, et
par cette double satisfaction la dynastie de décembre consolidée.
Les démocrates devaient sa réjouir du triomphe de la révolution
dans la victoire de la nationalité sur la légitimité, les conservateurs
se féliciter de la pacification des peuples révolutionnaires, rame-
nés à l'ordre par la satisfaction de leur instinct national. Ainsi au
dehors comme au dedans, Vidée napoléonienne demeurait fidèle à
sa vocation primitive; elle résolvait le grand problème de tous nos
gouvernemens, l'apaisement de la révolution par le triomphe des
principes de la révolution.
L'exécution du plan de Henri IV à l'aide du principe de nationa-
lité et au profit de la grandeur de la France, voilà quel était le rêve
dont avait été nourrie l'imagination de Louis-Napoléon. A Sainte-
Hélène, l'homme qui avait le plus aimé le jeu des batailles s'était
épris de l'éternelle vision des grands esprits de tous les temps, la
paix perpétuelle. Avec le principe de nationalité, le vieux rêve sem-
blait n'être plus une vide chimère. Cette idée, léguée par Napoléon
à l'Europe et à sa famille, germa aisément dans l'esprit songeur et
enclin à f utopie de son neveu; elle y prit corps, et vint s'y associer
à des souvenirs et à des ambitions peu en harmonie avec elle, dans
des plans où la grandeur des Bonaparte se combinait avec les théo-
ries humanitaires. — Les peuples distribués selon leurs instincts et
leurs besoins, chacun appartenant à la patrie qu'il se donne, chacun
pourvu d'institutions à la fois stables et démocratiques, se livrant
tous à l'envi aux travaux d'une civilisation industrielle destinée
à transformer le monde ; l'Europe libre dans ses nations diverses,
(1) OEuvres de Napoléon III. — Mélanges. — La Paix, t. II, p. 42.
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 553
formant une sorte de république fédérative, ayant pour centre la
France agrandie, et pour lien la puissante chaîne du libre échange;
des expositions universelles où se visitent périodiquement les peu-
ples; des congrès européens où, après un désarmement simultané,
les gouvernemens règlent en paix leurs affaires; Paris, la cité impé-
riale, prodigieusement embelli, devenu une sorte de capitale uni-
verselle, de métropole de la richesse et de l'intelligence, où, sous
les ailes de l'aigle napoléonienne, les deux mondes trouveraient tout
ce que la science a de découvertes, tout ce que l'art a d'éblouissant
et de délicat, tout ce que la civilisation a de luxe et de raffine-
ment! tel était dans son ambitieuse présomption le songe impérial,
sorte d'idéal césarien approprié à l'industrialisme moderne. Tout ce
que notre civilisation a de besoins et d'aspirations y avait sa place
et son heure marquée, tout jusqu'au superflu, à la liberté, que le
second empereur, ainsi que le premier, se promettait de rappeler
sur la scène alors qu'elle n'aurait plus qu'à applaudir (1).
Il n'y a pas un trait de cette vision de saint-simonien couronné
dont on ne retrouve les traces dans ce que le second empire a fait ou
a tenté, dans ses succès ou dans ses avortemens. RCce enivrant!
écrivait Louis-Napoléon dans sa jeunesse devant les révélations de
Sainte-Hélène (2); rêve enivrant et fatal pour celui qui, s'en étant
épris, devait rester impuissant à lui donner une forme pratique, et
ne savoir ni le poursuivre ni l'abandonner! Comment tout ce songe
grandiose a-t-il abouti à l'humiliation de Sedan et à la misérable
journée du h septembre? Comment ce plan, déjà exécuté à demi,
a-t-il amené au démembrement de sa propre nationalité la France,
qu'il devait agrandir? Pourquoi cette reconstitution de l'Europe,
commencée par nous au nom du droit des peuples, a-t-elle été par
la Prusse achevée dans l'oppression du principe qui l'avait provo-
quée et la devait diriger ?
III.
Les brillantes images qui avaient ébloui l'imagination du jeune
exilé conservèrent toujours chez le souverain quelque chose de
vague et d'indécis. Un seul point était nettement déterminé, l'a-
grandissement de l'empire français grâce à la reconstitution de
l'Europe par nationalités. Pour le reste, c'est-à-dire pour le plus
important, pour les moyens, pour l'exécution, rien n'était arrêté.
Avec une sorte d'apathie, l'empereur s'en remettait aux circonstances
pour donner une forme à ses rêves ou leur ouvrir de nouvelles car-
(1) Cette place réservée à la liberté à l'heure où elle serait devenue inoffensive est
indiquée plusieurs fois dans les Idées napoléoniennes, p. 0, 41, 42, 44, 162, etc.
(2) Idées napoléoniennes, p. 162.
55A REVUE DES DEUX MONDES.
rières. S'il savait clans quelle direction il voulait s'avancer, il est
douteux qu'il ait jamais vu quelle route il devait suivre et jusqu'où
il pouvait aller. C'était là un premier et grave défaut capable à lui
seul de compromettre toute Vidée napoléonienne. Il en devait ré-
sulter des hésitations, des tâtonnemens, faits pour dérouter les
peuples et les piinces qu'eussent rassurés un plan net, une marche
inflexible vers un but déterminé. A l'intérieur comme à l'étranger,
l'incohérence des vues ou de l'exécution devait justement dépopu-
lariser une politique qui se montrait dépourvue de ce qu'il y a de
plus essentiel, l'esprit de suite.
La netteté dans les vues, la fermeté dans l'exécution, étaient
d'autant plus indispensables au second empire, qu'en soi l'idée fon-
damentale de sa politique contenait un germe de menaçante con-
tradiction. Les deux conditions essentielles du renouvellement de
l'Europe selon l'idée napoléonienne, l'agrandissement de !a France
et la constitution des nationalités, n'étaient point inconciliables;
elles pouvaient même se servir de moyen l'une à l'autre, mais seu-
lement dans une certaine mesure, jusqu'à un point donné au-delà
duquel elles devaient fatalement se heurter. Où était cette limite?
Tel était le problème que l'empereur avait à résoudre. Si, au lieu
de l'aider à s'étendre sur le Rhin en même temps que vers les
Alpes, le mouvement national par lui encouragé ne lui permettait
que d'insignifiantes acquisitions, le second empire s'en devait-ii
contenter? Ce n'était point tout. Derrière la question des frontières
possibles en surgissait une autre plus grave encore. Si, en ne lui
offrant que de maigres compensations, les peuples voisins se réu-
nissaient en masses compactes comme la France, ou même en corps
de nation plus considérables qu'elle par le territoire et le nombre
des habitans, le devait-on supporter? N'y avait-il pas là pour notre
pays, au lieu d'un agrandissement réel, un affaiblissement relatif?
A ces questions capitales, il eût fallu, avant de se lancer dans l'ac-
tion, une réponse catégorique, définitive, qui, coupant court à tout
malentendu, écartât tout déboire et tout danger de contradiction.
D'abord l'héritier de Napoléon ne se méprenait-il pas sur l'im-
portance des agrandissemens que permettait à la France le prin-
cipe nouveau qu'il appelait comme auxiliaire de sa grandeur? Une
fois adopté, ce droit de nationalité obligeait la France comme les
autres peuples à renoncer à tout accroissement artificiel ou imposé
à ceux qui en étaient l'objet. Loin de lui promettre, à elle ou à toute
autre nation, une prépondérance marquée, l'application de ce droit
devait établir entre les peuples une sorte d'égalité démocratique.
Avec le principe de nationalité, plus de grande nation, de nation
soleil, comme en rêve parfois l'auteur des Idées napoléoniennes.
Ce droit même dont il se fait le prophète, il ne sait pas en tirer
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 555
une théorie simple et précise; il ne le saura jamais. Comme le
vulgaire, il le confond souvent avec des idées accessoires qui peu-
vent le fausser au profit de toutes les ambitions. Tantôt c'est avec
le système des limites naturelles, théorie qui n'a de rigoureuse exac-
titude que pour quelques peuples favorisés, qui pour les autres a le
défaut de substituer aux nationalités historiques, fondées sur la con-
science populaire, des circonscriptions géographiques arbitraire-
ment déterminées et contradictoirement discutées par les états limi-
trophes. Tantôt, comme dans la célèbre circulaire signée par M. de
Lavalette en 1866, c'est avec la théorie des grandes agglomérations,
autre conséquence fréquente du principe de nationalité, mais qui,
poussée à l'extrême, se met en opposition avec lai, en faisant vio-
lence au sentiment autonome des petits peuples d'origine mêlée
placés au confluent des grandes nations. Ailleurs encore, dans ses
premiers écrits ou dans ses derniers manifestes, JNapoléon III, à
l'exemple de Henri IV, a l'air de se préoccuper surtout du vieux
principe de l'équilibre et, selon les traditions de l'ancienne poli-
tique, de le chercher dans des combinaisons artificielles entre les
états, au lieu de l'appuyer sur l'égale satisfaction du sentiment na-
tional des peuples. Chacune de ces confusions, chacun de ces points
de vae tour à tour adoptés selon les besoins d'une politique embar-
rassée devait lui fournir un nouveau motif de réclamer les agran-
dissemens qu'il attendait de la reconstitution européenne.
Ainsi le vague des idées impériales se retrouvait partout, dans la
théorie comme dans les moyens d'exécution. Ces divers prétextes
de conquêtes plus ou moins pacifiques laissaient le champ libre
à l'ambition et à la fortune; mais moins le but était circonscrit,
moins il avait de chance d'être atteint. Pour mettre à profit la crise
où le mouvement national de l'Italie et de l'Allemagne allait jeter
l'Europe, il aurait fallu que la France eût nettement déterminé ce
qu'elle pouvait équitablement réclamer de ses voisins, et, le mo-
ment venu, qu'elle sût résolument se le faire accorder. Loin de
là, se perdant en de nuageuses perspectives, trouvant les acquisi-
tions aisées trop mesquines ou trop chères, et les autres trop ris-
quées ou prématurées. Napoléon III laissa passer l'occasion et négli-
gea les combinaisons praticables pour des espérances chimériques.
L'indécision a été le trait dominant de son caractère, la marque
habituelle de sa politique au dehors comme au dedans. A demi
cachée pendant les premières années, cette fatale disposition s'est
de plus en plus laissé voir pendant les dix dernières. La pensée de
Napoléon III semblait se complaire à ne se fermer aucune voie. Il
aimait à tenir son choix en suspens jusqu'au dernier moment, et,
après avoir longtemps pesé le pour et le contre, il lui arrivait,
comme à un joueur fatigué de calculer en vain les chances, de
556 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre un parti soudain et imprévu, en sorte que, dans les sou-
bresauts de cette politique d'hésitation agitée, il est difficile de dis-
tinguer les coups de tête des résolutions longuement préméditées.
Il n'est même point impossible que, dans la plupart de ses entre-
prises, il y ait eu de l'un et de l'autre à la fois. Tantôt on eût dit
qu'avec une prudente défiance de soi-même il cherchait par une
brusque détermination à couper court à toute nouvelle irrésolution;
tantôt au contraire, par une sorte de prévoyante complaisance pour
ses incertitudes futures, il paraissait se réserver à dessein les moyens
de revenir sur ses pas.
Pendant longtemps, ces perpétuelles hésitations, suivies de dé-
cisions subites, furent prises pour des feintes habiles. L'obscurité
des vues passait pour une dissimulation savante, le silence de l'ir-
résolution pour de la profondeur. Froid et taciturne, l'empereur ca-
chait ses doutes sous une apparence méditative. Il était de ces
hommes qui par réflexion apprennent à tirer parti des défauts qu'ils
ne peuvent corriger; il semble même qu'il s'en soit fait un moyen
de tenir sur le qui-vive la France et l'Europe, toujours inquiètes
de projets qu'elles ne pouvaient deviner, et par Là de toujours les
occuper de sa personne. A la fin, le monde se lassait d'attendre
l'exécution de ces grands desseins qui ne se montraient point. Les
tâtonnemens devenaient trop fréquens, les contradictions trop graves
pour ne point dessiller les yeux qui ne demeuraient pas volontaire-
ment fermés. Dans les dernières années, un homme qui devait être
le chef de l'avant-dernier ministère de l'empire définissait cette po-
litique d'oscillation systématique Ventttement dans Vindécision (1).
Si au travers de ces ombres on distinguait encore quelque chose,
c'étaient, selon l'expression d'un critique qui siégeait au sénat, des
aspirations plutôt que des desseins, des visées plutôt qu'un but,
des velléités au lieu de volontés (2).
Par une perversion fréquente, quelques-unes des qualités de Na-
poléon III secondaient son défaut dominant, et, grâce à lui, deve-
naient une cause de plus d'erreur et de péril. Il était naturellement
doué d'un certain esprit de modération, enclin à se tenir pour sa-
tisfait, au moins pour un temps, d'un demi-succès, au lieu de pré-
tendre tout arracher à la fois à la fortune. Cette qualité le disposait
à s'arrêter à moitié route, à se contenter de termes moyens qui
avaient les inconvéniens sans les avantages d'une solution. Patient
et habitué à compter sur le temps, auquel il devait beaucoup, il ir-
ritait, en la voulant contenir, l'impatience d'autrui. Il s'accommo-
dait trop aisément du provisoire, et laissait volontiers à la fortune
(1) Discours de M. É. OUivicr clans la séance du corps législatif du 9 décembre 1867.
(2) M. Sainte-Beuve, dans un fragment écrit à propos de la Vie de César par Napo-
léon III. Nouvelles Causeries du lundi, t. XIII.
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 557
et à Fa.venir le soin de trancher les questions qu'il avait peur de
décider. 11 n'osait point aller jusqu'au bout de ses propres entre-
prises. Partout, en Italie, en Allemagne, en Orient, il entamait les
questions sans les résoudre, satisfait de replâtrages précaires, comme
la ligne du Mincio ou celle du Mein, comme la réduction de la royauté
temporelle des papes au domaine de Saint-Pierre. Il redoutait les
solutions trop brusques et radicales, et, en voulant ménager des
transitions entre le passé qu'il avait aidé à détruire et l'avenir dont
il se méfiait, il prolongeait, sans le calmer, le malaise du change-
ment. Il avait un certain esprit de conciliation, parfois affecté,
souvent sincère; il se plaisait à jouer entre les causes ou les partis
rivaux le rôle d'arbitre, de juge d'une impartialité olympienne,
comme un dieu qui accommoderait les différends des hommes. C'é-
tait une partie de ce métier de césar qu'il étudiait sans cesse. Qu'en
résultait-il? Qu'il perdait sa peine à travailler à la conciliation de
causes irréconciliables, comme de l'unité italienne et de la royauté
des papes, et qu'en voulant tenir la balance égale entre deux partis
il se les aliénait également. Il était très préoccupé de l'opinion pu-
blique, et se piquait d'en tenir compte. 11 lui accordait assez volon-
tiers l'influence qu'il disputait aux chambres; mais cette tendance
même ne fut qu'un péril de plus. Tantôt il prétendait diriger l'opi-
nion et tantôt la suivre; l'abandonnait- elle dans la voie qu'il lui
avait ouverte, il reculait; aux jours de fièvre, il était peu fait pour
résister à ses emportemens. Cédant tour à tour aux diverses mani-
festations de l'opinion, Napoléon III se donnait la tâche impossible
d'en satisfaire les nuances opposées. 11 avait une oreille ouverte
pour chaque parti : l'une était aux cléricaux, l'autre aux démo-
crates; l'une à M. Piouher et aux défenseurs du fitatu qiio, l'autre à
M. Ollivier et aux fauteurs du progrès constitutionnel; celle-ci aux
amis de la paix, celle-là aux partisans de la guerre. En encoura-
geant les uns, il prenait à tâche de «ne point enlever tout espoir
aux autres. De là cette politique u qui, sur chaque question, avait
au moins deux portes pratiquées, qu'elle n'ouvrait jamais tout à fait,
mais qu'elle entr'ouvrait discrètement de temps à autre (1). » Les
ménagemens pour les partis de l'intérieur empêchaient la solution
des questions extérieures, et, pour ne point froisser les opinions du
dedans, le gouvernement impérial, embarrassé de choisir entre elles,
maintenait la France et l'Europe dans un état de périlleuse incerti-
tude.
Un autre trait du caractère complexe de Napoléon III pouvait
contribuer à sa perte après avoir contribué à sa grandeur. En de-
hors de ses tendances utopistes, inspirées à la fois de l'abbé de
(1; Discours de M. É. Ollivier dans la siîance du corps législatif du 9 décembre 18G7.
558 REVUE DES DEUX MONDES.
Saint-Pierre, de Fourier et de Saint-Simon, il y avait chez cet
homme étrange un côté mystique personnel, une sorte de foi reli-
gieuse en sa destinée et en celle de sa race. Cette superstition dy-
nastique lui venait de deux côtés à la fois; elle était dans les tradi-
tions de Napoléon I", elle était dans le sang de la reine Hortense,
qui, de sa mère Joséphine, avait hérité une créduliié de créole. Dès
sa jeunesse, Louis-Napoléon s'était fait une théorie de la mission
providentielle de certains hommes, de certaines familles, sorte de
droit divin nouveau au profit des aventuriers de génie et de leur
race. A ses yeux, les grands hommes étaient des messies politiques,
des initiateurs sociaux, et après eux les nations ne pouvaient trou-
ver de meilleurs chefs que dans la famille dépositaire des traditions
du grand révélateur. Cette conception, qui fausse radicalement l'his-
toire en lui donnant pour moteur principal l'élément individuel, qui
n'en est qu'un ressort accessoire, n'était au fond que la philosophie
historique du vulgaire, celle qui, dans l'enfance des sociétés, in-
spira le culte des héros et consacra la royauté de leurs familles. Ce
système, qu'en 1839 le jeune conspirateur de Strasbourg indiquait
dans les Idées nopoléoniemies, l'empereur le proclamait du haut du
trône vingt-cinq ans plus tard dans la préface de la Vie de César,
avec une solennité sibylline encouragée par quinze ans de succès
inespérés. Cette foi en sa race et en sa mission impériale avait été
la principale force de la jeunesse de Louis Bonaparte aux temps
d'exil ou de prison. Aux jours de sa puissance, alors que la fortune
semblait l'avoir justifiiée, elle devenait une tentation. Elle le prédis-
posait à se lancer ou à se laisser jeter dans des entreprises témé-
raires, disposition de joueur heureux, d'homme porté par des pé-
ripéties bizarres à une fortune inouie, et qui finit par se persuader
que pour lui les dés sont pipés. Le grand danger de cette sorte de
superstition l'attendait à l'heure où les deux idées qui formaient la
base de la politique impériale viendraient à se heurter, heure so-
lennelle et fatale pour l'empire et pour la France, obligés de se
résigner définitivement à l'unification des peuples voisins ou de ten-
er un tardif effort pour l'arrêter après lui avoir eux-mêmes ouvert
la voie.
Quelles ne furent pas les perplexités de Napoléon III le jour où il
s'aperçut que ses calculs fondés sur la reconstitution de l'Allemagne
n'aboutissaient pas pour le second empire français à la grandeur
qu'il avait rêvée! Fallait-il se contenter des médiocres compen-
sations qu'on pouvait espérer de la nouvelle puissance? Devait-on
renoncer à toutes les combinaisons si longtemps caressées, et se re-
tourner conlre l'Allemagne prussienne avant qu'elle n'eût achevé
son œuvre, ou bien au contraire s'entendre de nouveau avec elle,
et à son exemple s'arrondir à son tour aux dépens des petits peuples
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. .^59
intermédiaires qu'on pouvait tenter de rattacher à l'empire fran-
çais? Le choix était difficile. Sous tout régime, il eût embarrassé la
France, s'il ne l'eût mise en péril; mais les gouvernemens sont
moins qu'ils ne le paraissent libres de faire un choix : alors même
qu'ils ont l'air de céder à un caprice, ils sont le plus souvent pous-
sés par leur principe. Le nom, les traditions, les habitudes d'un ré-
gime ont sur lui une puissance difficile à secouer. Pour un Napoléon,
avant la chute de Sedan, il était un minimum de grandeur, un maxi-
mum de concessions aux états rivaux au-dessous duquel il était
malaisé de descendre. L'aigle d'Iéna et de Solferino ne pouvait
voir de bon œil l'aigle des Hohenzollern menacer de planer au-
dessus d'elle. L'empereur Napoléon III, en dépit de son mysticisme
dynastique, en dépit de son régime personnel , était à certains
égards, autant qu'un tel régime le peut permettre, un homme, si-
non un souverain moderne; mais en même temps il était l'héritier
d'un nom légendaire, d'une gloire démesurée, hors de proportion
avec notre époque. Il y avait chez lui une lutte continuelle entre
l'honnue moderne et le neveu de Napoléon. Son grand travail était
de les maintenir tous d'eux d'accord, ou au moins d'en avoir l'air;
mais la tâche devenait de plus en plus difficile. De là un nouveau
motif d'hésitation, une cause de plus à ces contradictions de la po-
litique de Napoléon III. Sa raison lui eût-elle toujours montré la
voie la plus sûre, que ses traditions dynastiques ne lui eussent sou-
vent pas permis de la suivre. Il demeurait pris entre le sentiment
de ce qui était possible, vraiment moderne et progressif, et l'obses-
sion de ce qui avait l'air grand, impérial, napoléonien.
Les orgueilleuses traditions du premier empire n'étaient point
pour le second une défroque vieillie, aisée è rej .ter : elles avaient
eu une large part dans sa restauration; elles n'étaient point inutiles
à son maintien. La gloire extérieure était pour les Bonaparte un
moyen de gouvernement et l'un des principaux. A ce titre, elle était
une des bases essentielles de leur trône. Si matérialiste au point de
vue politique qu'on prétende la France contemporaine, l'ordre ma-
tériel, tout en étant son premier besoin, ne lui suffit point; il lui
faut encore la liberté ou la gloire, les luttes des armes au dehors à
défaut des luttes d'idées et d'éloquence au dedans. Sous les Bona-
parte, les entreprises extérieures étaient destinées à occuper l'ac-
tive imagination de la France. La politique étrangère se trouvait
par là tenue dans une fâcheuse dépendance de la politique inté-
rieure; l'une servait de diversion à l'autre. Ce n'etaJt point un mal
tout à fait nouveau, spécial à l'empire. C'était la révolution qui,
depuis la guerre de l'indépendance de l'Amérique, avait fait de la
politique extérieure la servante de celle du dedans et de la guerre
un déversoir à l'inquiétude de l'esprit français. Aucun de nos gou-
560 REVUE DES DEUX MONDES.
vernemens n'a pu depuis lors se soustraire complètement à cette
tyrannie des affaires intérieures sur celles du dehors; aucun n'a su
toujours résister à la tentation d'échapper par les unes aux embar-
ras des autres. Tous ont cherché à l'étranger d'utiles diversions, la
restauration dans ses trois campagnes d'Espagne, de Grèce et d'Al-
ger, le gouvernement de juillet lui-même, celui de tous qui a le
moins cédé à ce penchant, dans sa conquête de l'Algérie, dans ses
expéditions maritimes, dans ses négociations pour la Belgique,
l'Orient et l'Espagne. Ce mal, un des legs de la révolution, était
bien plus sensible sous le second empire. Les souvenirs de Napo-
léon I"" exaltaient les prétentions de l'opinion; le manque de liberté
exigeait des diversions plus fréquentes et plus brillantes. C'était là
un des principaux défauts du césarisme.
Le césarisme était contraint de faire toujours quelque chose. Il
lui fallait écraser le gouvernement parlementaire sous le poids des
succès de l'empire. Il s'y était condamné lui-même; l'empereur et
ses ministres s'y obligeaient sans cesse en affichant pour la modeste
attitude des régimes déchus un dédain imprudent, en opposant à
chaque occasion à la prétendue stérilité du gouvernement des
chambres les triomphes de Crimée et de Lombardie. De là une po-
litique d'apparat faite pour en imposer aux yeux, de là difficulté
de se prêter à certaines nécessités alors même qu'on les apercevait,
de se résigner à un rôle moins brillant que celui entrevu dans les
premiers rêves. Il fallait que l'empire français parût toujours tenir
en Europe une place prédominante, que, selon le mot d'un plai-
sant ou d'un fou, un souverain du nom de Napoléon gardât tou-
jours l'air d'une sorte (WircJd-cmj^creur. Toutes les transformations
de l'Europe devaient paraître le résultat de sa volonté ou de sa
permission. Rien ne pouvait être fait à son insu, rien surtout mal-
gré lui. C'était là une vieille prétention de la France; non content
de l'encourager, l'empire s'était engagé à en faire une réalité. Pour
le succès des affaires intérieures, il fallait que la gloire du souve-
rain fût sans cesse remise sous les yeux du peuple, et que rien ne
semblât l'obscurcir. Sous les césars de Rome, tout tournait à la
gloire du pi-ince, lui seul triomphait des ennemis que ses géné-
raux avaient battus; au besoin, on lui inventait des conquêtes ima-
ginaires. Il y a dans tout césarisme, dans toute monarchie absolue,
une part de charlatanisme; le bruit et l'éclat en sont des élémens
indispensables. L'empire était le gouvernement du prestige. A dé-
faut de grandeur, il lai en fallait les dehors. Si Napoléon III parais-
sait l'oublier, si chez lui l'homme moderne semblait près de l'em-
porter, il y avait des conseillers pour le rappeler à son rôle de
césar. « Sire, faites grand ! » lui criait un confident des dernières
années, au moment même où l'empire inclinait à se transformer
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 561
pour la paix et la liberté. Ainsi lui disait son entourage, ainsi lui
murmurait sans cesse à l'oreille le césarisme. « Faites grand! »
conseil funeste qui a perdu tous ceux qui l'ont accueilli, tentation
de tous les instans qui exposait l'empire à un péril permanent.
IV.
En dehors du caractère du souverain, en dehors des nécessités
du régime impérial, les rêves politiques de iNapolcon III devaient
rencontrer un autre obstacle dans la France elle-même. Pour le
succès de cette utopie pacifique et humanitaire, il eût fallu que,
selon les projets attribués à Henri IV, la nation qui en prit l'initia-
tive se conciliât toutes les autres par sa modestie et son désintéres-
sement. Il eût fallu que dans le plan impérial la condition particu-
lière et égoïste, — l'agrandissement du territoire français, — restât
subordonnée à la tâche générale, la reconstruction de l'Europe par
nations également indépendantes. Or, quand ses traditions le lui
auraient permis, l'empire n'eût point été libre de renoncer à cette
condition première de grandeur nationale. Chaque fois qu'il sem-
blait se résigner à l'agrandissement de ses voisins sans exiger de
compensations pour nous, la France, inquiète pour sa sûreté en
même temps que pour sa grandeur, s'en montrait déçue et irritée.
Se croyant des droits naturels sur tout le territoire de l'ancienne
Gaule, des Pyrénées aux Alpes et au Rhin, elle ne pouvait voir d'an-
ciens rivaux croître à ses côtés sans désirer pour elle-même des
accroissemens analogues.
D^-'puis la fin du dernier siècle, la France s'était toujours montrée
sympathique aux nationalités asservies. Entraînée à la fois par sa
générosité naturelle et par l'esprit de la révolution, elle paraissait
toute préparée à être le principal instrument de l'émancipation des
peuples et de la constitution d'une Europe nouvelle. Cependant les
sympathies françaises ne s'adressaient guère qu'aux faibles, aux
peuples qui, dans leur abaissement, leur petitesse ou leur éloigne-
ment, semblaient hors d'état de jamais porter ombrage à leur pro-
tectrice. Cet intérêt instinctif ne s'étent^ait pas aux peuples qui,
indépendans de l'étranger, souffraient, ainsi que l'Allemagne, d'un
mal plus caché, la division intérieure, le morcellement féodal, mal
que la Fi-ance aurait ressenti plus que personne, dont elle s'était ap-
pliquée à elïïicer toutes les traces dans son sein, mais qui chez ses
voisins lui semblait une condition d'existence normale. L'histoire
l'avait habituée à ne voir près d'elle sur le Rhin et les Alpes que de
petits états divisés entre eux, clientèle docile de sa diplomatie ou
proie facile de ses armées. Elle regardait cette situation comme une
TOME xcviii. — 1872, 36
562 RETUE DES DEUX MONDES.
condition de sa grandeur, si ce n'est de sa sécurité. Fière de sa propre
unité, elle s'était laissé persuader que c'était un privilège de son sol
ou de son génie. Avec un funeste aveuglement, ses politiques les plus
populaires appelaient la géographie, la linguistique, l'ethnologie,
l'histoire, la religion, à démontrer que la nature même défendait à
l'Allemagne ou à l'Italie de ne former qu'un seul état, que, si l'on
y rêvait au-delà des Alpes et du Rhin, ce n'était qu'une vaine chi-
mère, et qu'alors même qu'elle se ferait un moment, une telle unité
ne saurait durer. Longtemps la France crut à ces sophismes, elle
se répétait qu'il avait fallu mille ans pour achever l'unité française,
elle fermait les yeux sur la naissance et les progrès des tendances
unitaires à l'étranger. Le grand mouvement de 1848, où l'unité de
l'Allemagne fat proclamée à Francfort et la couronne impériale
offerte au roi de Prusse par le peuple allemand, ne parut à la
France qu'un accident sans racines et sans suites.
Dix ou douze ans pins tard, elle se montra naïvement surprise
de la facilité d'une révolution dont elle n'avait pas voulu prendre
au séiieux la Jente élaboration. En face de cette unité des peuples
limitrophes qui la prit à F improviste, elle demeura à demi incrédule,
à demi effrayée, mécontente de son gouvernement, auquel elle l'im-
putait, comptant sur lui pour en empêcher l'achèvement ou se le faire
payer. Sans la croire encore définitive, la France voyait de mauvais œil
cette révolution unitaire qui la serrait entre deux peuples compactes.
Dans son embarras pour réconcilier ses appréhensions avec son noble
enthousiasme d'autrefois, elle cherchait à distinguer l'indépendance
de ses voisins de leur unité, les encourageant à l'une et réprouvant
l'autre, comme si l'union politique n'était pas le terme naturel du
développement national des peuples et le premier droit en même
temps que la meilleure garantie de leur indépendance. Par cette con-
tradiction, la France irritait l' amour-propre de ses voi-ins; elle bles-
sait journellement par sa presse et sa tribune leur patriotisme en
fermentation. Peu au fait de l'esprit de l'étranger, elle s'exagérait la
résistance des autonomies locales au-delà des Alpes et du Rhin. Cho-
quée des procé lés à la fois trop habiles et violens avec lesquels le Pié-
mont et surtout la Prusse hâtaient l'unification de l'Allemagne et de
l'Italie, elle reportait sur les Napolitains et les Siciliens, sur les Ha-
novriens et les Saxons ses vieilles sympathies pour les opprimés. Elle
les eût volontiers couverts de sa protection, et, en cas de lutte, elle
se fût attendue à être accueillie en libératrice plutôt qu'en ennemie
par les populations annexées. Elle ne sentait point que, pour les in-
téressés , c'étaient là des querelles de ménage où il est dangereux
pour l'étranger d'intervenir, où le parti qu'il prétend secourir lu
en veut presque autant d'un appui qui le compromet que li fac-
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 56S
tion contraire d'una opposition qui entrave son triomphe. En vain
quelques esprits courageux, mieux instruits des choses du dehors,
essayaient de montrer à la France que cette unité tant contestée
de l'Italie et de l'Allemagne était la conséquence logique de toute
leur histoire; en vain lui représentaient-ils qu'il était trop tard
pour l'arrêter, et que, ne pouvant être évitée, il valait mieux qu'elle
se fît d'accord avec la France que malgré elle et contre elle (1). Si
elle ne voulait point la guerre, la France gardait vis-à-vis de ses
voisins agrandis une attitude de dépit et de défiance d'où la guerre
devait fatalement sortir par leur fait, si ce n'était par le sien. En
opposant à l'unitarisme allemand et italien une sorte de vélo in-
flexible, la France oubliait trop qu'au point où elle les avait laissés
arriver il était impossible à ces peuples de ne point aller jusqu'au
bout. Une telle attitude plus longtemps gardée eût fini par amener,
au moment peut-être où nous nous y serions le moins attendus,
une alliance effective des deux puissances que nous seuls arrêtions
sur le Mein et sur le Tibre, et ainsi à la longue cette paix trompeuse
eût pu devenir plus fatale encore à notre grandeur que la folle cam-
pagne de 1870, et avec l'Alsace-Lorraine nous coûter la Corse,
INice et la Savoie.
Devant cette attitude de l'opinion, que faisait le gouvernement
impérial? N'osant combattre des susceptibilités d'accord avec ses
secrètes rancunes, n'osant les approuver ouvertement de peur de
se condamner lui-même, il cherchait à leur donner le change sur la
déception de ses calculs. Au lieu de confesser que l'unité était faite
en Allemagne comme en Italie, et que l'achèvement n'en était plus
qu'une affaire de temps et pour ainsi dire d'heures, il imaginait la
théorie des trois tronçons, il faisait faire des cartes où le sud de
l'Allemagne était représenté comme entièrement isolé du nord. Sans
vouloir s'avouer toute la portée de ses méprises, il disait adieu à
tous ces plans de reconstruction européenne, de désarmement, de
paix perpétuelle, à tous ces rêves de jeunesse si cruellement déçus.
L'utopie humanitaire cédait la place aux instincts du césarisme, aux
jalousies nationales. Contraint par l'opinion et les nécessités de son
régime de renoncer à sa première politique, l'empire n'en avait
point d'autre à mettre à la place. 11 ne lui restait que des expécliens.
A vrai dire, pendant les dernières années, le gouvernement impé-
rial n'eut plus de politique. Il demeurait en suspens entre les trois
partis qui s'offraient à lui et dont chacun à la cour et dans le pu-
(1) Voyez dans la Revue les travaux de M. de Laveleye sur l'Allemagne depuis la
guerre de 4S66,\iwr&ii>on du la février 1867 et suivantes; — les Droits et les Devoirs
de la Prusse, par M. Saint-René Taillandier, 15 octobre 1866; — la Guerre entre l'Al-
lemagne et la France, par M. E. Renan, 15 septembre 1870, — et la lettre de M. de
Sybel, 15 septembre 1866.
564 REVLJi DES DEUX MONDES.
blic avait ses défenseurs. Tantôt il inclinait vers un retour à ses
vieux projets et cherchait pour la France des agrandissemens im-
possibles, tantôt il penchait vers une lutte qui eût renversé les con-
séquences de sa propre politique, il commençait des armemens que
les murmures du pays lui faisaient interrompre, il ébauchait une
organisation militaire dont il n'osait poursuivre l'application ; le
plus souvent, autant par incertitude que par système, il se rési-
gnait avec le gros de l'opinion au maintien d'un statu quo précaire,
impossible à perpétuer, inconciliable avec une paix solide.
A force de tâtonnemens, à force de contradictions, la politique
du second empire avait fini par mécontenter tous les partis à la fois.
Le plan napoléonien ne faisant que reprendre en grand la politique
étrangère de l'opposition sous la restauration et la monarchie de
juillet, les idées impériales ne pouvaient manquer de trouver au
début un appui parmi les libéraux et les démocrates, qui pendant
quarante ans s'étaient faiLs les avocats des nationalités. Elles le
rencontrèrent en effet à l'origine des affaires d'Allemagne comme
dans celles d'Italie. On n'a pas oublié que tous les principaux or-
ganes de l'opinion démocratique ou libérale soutenaient en 1866
la politique de l'alliance italo-prussienne. Les semi-libéraux, les
cléricaux et la masse des conservateurs, qui subissaient leur in-
fluence, s'y montraient au contraire fort hostiljs. De 1859 à 1867,
au moment décisif de la grande crise qui devait transformer l'Eu-
rope, l'empire se trouva dans cette singulière position de voir sa
politique étrangère combattue par ses partisans, appuyée par ses
adversaires du dedans. C'était là une situation fausse et par là pleine
de périls. Pour applaudir à ses vues en Roumanie, en Italie, en
Pologne, même en Allemagne, les libéraux et les républicains ne
se ralliaient pas à Napoléon 111, tandis que les conservateurs et les
cléricaux, qui avaient été les parrains du second empire, mena-
çaient de se détacher de lui. Il aurait fallu à l'empire un3 énergie
qu'il n'avait point pour ne pas s'arrêter dans une voie où il ren-
contrait les répugnances de ses soutiens naturels sans trouver chez
ses adversaires un appui auquel il pût se fier. Après avoir quelque
temps soutenu la politique impériale en Italie et en Allemagne, l'op-
position démocratique elle-même l'abandonna au moment critique,
et, se retournant violemment contre elle, lui reprochait avec amer-
tume les résultats des deux unités auxquelles plus que personne son
parti avait poussé. Sadowa, que par haine de l'église et de la vieille
Europe leurs journaux avaient appelé de tous leurs vœux, devint
entre les mains des «irréconciliables» une des principales machines
de gu.rre contre l'empire. Ainsi attaquée ou désavouée de tous, à
gauche comme à droite, la politique imj'ériale, surprise de son iso-
lement, se trouvait toute désorientée et déroutée, poussée aux con-
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 505
traclictions et aux coups de tête par les invectives mêmes de ceux
qui, en lui reprochant ses fautes, lui disputaient les moyens mili-
taires de les réparer.
Dans les embarras de sa politique étrangère, l'empire essaya de
chercher au dedans les diversions que d'ordinaire dans les diffi-
cultés intérieures les gouvernemens demandent au dehors. Ne pou-
vant plus offrir la gloire, il devait se résigner à en revenir à la
liberté. Il le tenta; mais il le fit, comme toutes choses, avec des in-
certitudes, des demi-mesures, des prétentions contradictoires, sans
consentir à dépouiller le césarisme, sans renoncer franchement à
toute arrière-pensée de revanche belliqueuse. Par un résultat tout
contraire aux espérances de l'empereur, ce qu'il avait pu réaliser
des rêves de sa jeunesse avait, au lieu de l'étouffer, servi d'aliment
à l'esprit critique, à l'esprit d'opposition. A cet égard, ses succès
lui avaient encore plus mal réussi que ses échecs. L'exécution des
idées napoléoniennes , dans ce qu'elles avaient de moins chimérique
et de plus élevé, avait affaibli son pouvoir en blessant des pré-
jugés ou des intérêts sur lesquels il s'appuyait. Les deux plus
grands actes de son règne, l'émancipation de l'Italie et l'initiative
du libre échange, devinrent chacun le point de départ d'une oppo-
sition nouvelle, d'autant pins redoutable qu'elle était conserva-
trice, opposition passionnée et exigeante comme la conscience et
les intérêts, et dont, malheureusement pour la France, l'esprit a sur-
vécu à la chute de l'empire. La campagne d'Italie, en mettant en
péril le pouvoir temporel du saint-siége, aliénait à l'empire une des
principales forces morales qui l'avaient relevé, le clergé et le parti
ultramontain, qui dès lors lui firent une guerre tour à tour sourde et
bruyante, et dont les menées allaient poursuivre le souverain jus-
que dans le sein de la famille. Les traités de commerce qui, dans la
pensée de l'empereur, devaient doubler la richesse de la France et
enchaîner les nations de mille liens pacifiques, alarmèrent les inté-
rêts matériels, la grande industrie, une autre des principales forces
qui avaient porté Napoléon 111 sur le trône. La seconde des grandes
mesures économiques de l'empire, la liberté des coalitions ou-
vrières, qui devait apaiser la lutte du travail et du capital en leur
reconnaissant des droits égaux, ne fit qu'envenimer leur antago-
nisme, .troubler les conservateurs qui se l'étaient laissé arracher,
sans que les classes qui en bénéficiaient y vissent autre chose
qu'une arme pour des conquêtes chimériques. La reconstruction de
Paris, qui, en donnant aux ouvriers le travail et le bien-être, de-
vait leur enlever le désir et les moyens de faire des révolutions, ne
semblait aboutir qu'à rassembler dans la capitale une armée pour
l'émeute. Les expositions internationales elles-mêmes réunissaient
REVUE DES DEUX MONDES.
moins les peuples qpie leurs élémens révolutionnaires. Grâce aux dé-
légués ouvriers des différens pays, ellfes devenaient le point de dé-
part de cette Association internationale des travailleurs que l'em-
pire était obligé de poursuivre après en avoir paru encourager les
débuts. La liberté de la presse et le droit de réunion ne faisaient que
fomenter les passions antisociales, et, dans leur effroi, nombre de
conservateurs naïfs et de fonctionnaires ignorans en venaient, pour
se sauver de la démagogie, à souhaiter une puissante diversion ex-
térieure, sans voir qu'au lieu de la lui fermer une grande guerre
pouvait ouvrir la porte à la révolution.
Les plans de Napoléon III n'avaient guère mieux réussi avec l'ar-
mée, qui avait été l'instrument de son élévation, et qui, devant le
flot montant du socialisme, demeurait plus que jamais sa sauve-
garde. Lorsqu'elle semblait tendre à se rapprocher de la Prusse, la
politique impériale rencontrait dans l'armée plus de répugnance
encore que dans la nation. Pour le général et l'officier, la guerre
est une carrière, un métier, la paix un chômage. Tant qae les plans
de l'empereur lui donnèrent de l'occupation, des campagnes, de
l'avancement et des honneurs, l'armée, peu préoccupée des causes
pour lesquelles elle se battait, se montrait satisfaite. Était-il ques-
tion de désarmement, de politique modeste et pacifique, elle ne ca-
chait pas son mécontentement; ce n'était point là ce qu'elle atten-
dait d'un N-apoléon. Les victoires de la Prusse sur l'Autriche,
l'arrogance des généraux de Berlin, ne pouvaient manquer de
blesser l'araour-propre d'une armée habituée à se regarder comme
sans rivale. A la cour impériale comme dans les casernes, une
guerre sur le Pdiin devint le rêve de tout ce qui était militaire, de
tout ce qui se piquait de patriotisme. Avec une folle infatuation,
avec une présomptueuse ignorance de sa propre faiblesse et des
forces de l'Allemagne, l'armée, toujours avide de se distinguer, de-
mandait à se mesurer avec ces orgueilleux Prussiens, comme s'il ne
se fût agi que d'un assaut de salle d'armes. Elle appelait avec pas-
sion cette guerre où, en dépit de son héroïsme, elle devait tout en-
tière tomber aux mains de l'ennemi, et où tant de ses généraux les
plus populaires devaient laisser leur réputation, si ce n'est leur
honneur.
Aux illusions militaires se joignaient en France les illusiions di-
plomatiques, plus dangereuses peut-être encore. On s'imaginait
que toute l'Europe éprouvait pour le rapide accroissement de la
Prusse et l'arrogance des hobereaux de Brandebourg les mêmes
appréhensions, la même antipathie que la France. On ne voyait
point que le plan impérial avait encore plus mal réussi au dehors
qu'au dedans, que Vidée napoléonienne avait soulevé chez les puis-
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 567
sances plus de craintes et de rancunes que dans les partis de l'inté-
rieur. Malgré ses précautions pour ménager leurs susceptibilités,
les projets de Napoléon III n'avaient pu manquer d'inquiéter tous les
états de l'Europe, tous plus ou moins directement menacés. Les in-
certitudes de sa politique n'avaient fait qu'augmenter les méfiances
des cabinets, ses essais de compromis que lui enlever l'alliance des
puissances qui avaient profité de son appui. En Italie, avec ses
tergiversations sur la question romaine, avec l'expédition de Men-
tana, l'empire avait perdu le bénéfice de Solterino. Selon le mot
d'un Italien, Mentana avait tué Magenta. En Allemagne, avec ses
restrictions formelles ou implicites, avec son veto sur la ligne du
Mein, il avait perdu le profit de ses premières connivences avec la
■Prusse. Ses tentatives en faveur de la Pologne pendant la grande
insurrection de 1863 n'avaient servi qu'à lui aliéner la Russie, ses
menées successives et presque simultanées avec la Prusse et l'Au-
triche qu'à soulever les défiances de l'Allemagne, des petits états du
centre de l'Europe et de l'Angleterre, toujours soupçonneuse au
sujet de la Belgique et du Rhin. Au lieu de disposer les puissances
étrangères à notre alliance, nous les avions presque toutes blessées
dans leur orgueil ou leurs intérêts; nous en avions même intéressé
plusieurs à notre défaite, la Russie sur la Mer-Noire par le traité
qui lui défendait de relever Sébastopol et ses flottes, l'Italie à Rome
par notre éternelle occupation qui lui interdisait sa capitale. Grâce
à ses demi-mesures et à ses réticences, à ses volte-faces et à ses
hésitations qui prenaient l'aspect de la duplicité, l'empire, dérouté
par les inquiétudes de la France, l'avait partout isolée en Europe.
Elle restait seule, à la fois présomptueuse et mécontente, sans direc-
tion, sans politique, exposée à tous les hasards des décisions pas-
sionnées.
V.
Pendant que la politique française se perdait en tâtonnemens, les
peuples voisins prenaient de plus en plus conscience d'eux-mêmes,
de leur volonté et de leurs forces. Leurs exigences croissaient avec
le succès. Fiers de la constitution de leur unité, ils se montraient
de moins en moins disposés à en payer la rançon à la France, de
plus en plus enclins à l'achever sans elle et au besoin malgré elle.
Élevé dans l'exil. Napoléon III connaissait l'étranger beaucoup mieux
que la plupart des Français, si ignorans à cet égard. Il était un des
rares politiques de France qui sussent faire entrer dans leurs cal-
culs les sentimens des autres peuples; mais, depuis qu'il s'était em-
paré du pouvoir. Napoléon III n'avait pu se tenir par lui-même au
REVUE DES DEUX AIONDES.
courant de la marche rapide des idées en Italie et en Allemagne.
Ce fut là une des principales causes de ses méprises et de l'avorte-
ment de ses plans. Il n'avait vu que de loin la grande crise de 1848;
il était demeuré étranger au travail latent qui l'avait suivie, et ne
se rendait pas compte du progrès des idées unitaires. Il est même
incertain que Napoléon III ait jamais nettement compris le lien qui
rattache l'unité d'un peuple à son indépendance, et la force qui
pousse les nations de l'une à l'autre. Quand il encourageait les prin-
cipautés roumaines à l'unité, il ne semblait guère prévoir qu'un tel
exemple pût être bientôt imité par des peuples plus considérables.
La promptitude, la facilité de l'unification de l'Italie et de l'Alle-
magne devait être pour lui une surprise. Dans les deux pays, ses
vues, déjà vieillies, devaient être dépassées, sa politique débordée.
Il en était resté à l'Allemagne et à l'Italie de sa jeunesse, comme
d'autres politiques plus âgés en sont toujours demeurés à la rêveuse
Germanie et à l'indolente Italie du commencement du siècle. Les
idées avaient marché depuis le temps où s'étaient formés, sous l'in-
fluence des méditations de Sainte-Hélène et des libéraux français,
les rêves du prisonnier de Ham. Lorsqu'il eut les moyens, l'heure
de l'exécution était passée. Ces plans de reconstruction européenne
au profit de l'agrandissement de la France d'accord avec les peuples
voisins étaient d'une réalisation facile au début du siècle. Vers
1830, de pareilles combinaisons eussent encore eu des chances
d'être agréées des peuples intéressés, et les lettres de lord Pal-
merston font croire que le gouvernement de juillet ne fut point sans
y songer. La Belgique offrait de se donner à Louis-Philippe; les
provinces du Pdiin elles-mêmes hésitaient encore entre leurs sym-
pathies pour la France libérale et les souvenirs de leur origine
germanique. En 18/i8, il était déjà trop tard pour toute combinai-
son de ce genre; qu'était-ce donc sous le second empire? A moins
de se contenter de modestes rectifications de frontières, ces plans
d'acquisition pacifique et libérale étaient devenus un anachro-
nisme. En dehors de la Savoie, la France ne pouvait obtenir que
d'insignifiantes compensations : du côté de l'Allemngne, tout ac-
croissement important n'eût été qu'une conquête brutale et pré-
caire comme celle de l'Alsace par la Prusse.
Au lieu d'être disposés à nous faire des sacrifices, nos voisins se
trouvaient autant de droits que nous à faire tourner la reconstitu-
tion de l'Europe au profit de leur grandeur. Leurs hommes d'état
faisaient des calculs analogues à ceux de Napoléon III. Chacun avait
ses plans pour le renouvellement de l'Europe, chacun comptait s'en
servir pour faire une plus large place à son pays. L'idée était si
naturelle qu'elle se retrouvait partout, chez les peuples comme
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 569
dans les cours. Cette grande crise des nationalités en travail of-
frait à toutes les visées ambitieuses un large champ ; c'était
comme une succession ouverte où chacun était admis à faire valoir
ses titres. Tous les droits se trouvant remis en question, toutes les
prétentions se faisaient jour. Chaque peuple, grand ou petit, Alle-
magne, Russie ou Italie, états Scandinaves, Hongrie, Grèce, Rou-
manie, Serbie, regardait autour de soi, avide de découvrir quelque
territoire à réclamer. L'ambition, se mêlant à ce mouvement des
nationalités, en faisait, au lieu d'un principe pacificateur, un des
germes de guerre les plus actifs qu'ait jamais nourris l'Europe. Dans
l'indécision où demeurait le droit nouveau qui devait servir de fon-
dement à la répartition des étals, chacun l'entendait selon ses in-
térêts. Là on invoquait la géographie, ici l'histoire, ailleurs la
langue, presque partout faussant ce principe de nationalité dont
on réclamait le bénéfice, oubliant qu'un seul droit pouvait se sub-
stituer à l'ancien droit de conquête ou de légitimité dynastique, le
droit des peuples sur eux-mêmes.
Au milieu de ces compétitions opposées, pour diriger la réorga-
nisation de l'Europe dans un sens profitable à la civilisation et fa-
vorable à la paix, il eût fallu un grand politique et peut-être aussi
un grand capitaine. L'un et l'autre, au moment critique, ont man-
qué à la France. Son histoire et son génie semblaient l'inviter à
présider à cette grande tâche, plusieurs fois entrevue par ses poli-
tiques et ses souverains. Napoléon avait eu douze ans pour la faire.
Après lui, la France affaiblie, devenue pour ses voisins un objet de
méfiance, à demi étrangère au mouvement national qui agitait l'Eu-
rope, se trouvait moralement et matériellement bien moins en si-
tuation de diriger le renouvellement du continent. Napoléon III en
voulut prendre l'initiative; c'était une tâche tiop lourde pour son
génie. Il lui manquait à la fois la tête pour la conduite de la grande
révolution, le bras pour l'exécution. Il n'était point homme de
guerre, et dans son caractère politique il y avait des lacunes fu-
nestes. Au-dessous du souverain, le second empire a eu des hommes
d'affaires, mais point d'hommes d'état, — de vaillans soldats, mais
point de capitaines.
Bien différente a été la fortune de nos voisins. L'Allemagne a eu
M. de Bismarck, et Fltahe M. de Cavour, trop tôt enlevé pour la
France autant peut-être que pour sa patrie. Dans ce bonheur de la
Prusse et du Piémont, il faut se garder de croire que tout fût for-
tuit. Il est des pays tellement préparés à certains rôles, dont la
voie, d'abord vaguement pressentie, finit par être si nettement in-
diquée, qu'à l'heure marquée il en sort naturellement de grands
hommes d'état. Le Piémont en Italie, la Prusse en Allemagne
étaient dans ce cas; leur voie était pour ainsi dire toute tracée. II
570 REVUE DES DEUX MONDES.
en était bien autrement de la France , qui , clans la crise des natio-
nalités européennes, ne se sentait pas un intérêt direct, qui, n'en
éprouvant point les besoins, n'en comprenait bien ni les tendances
ni la force.
Le bras nous a manqué plus encore que la tête, et l'Allemagne a
eu l'un dans M. de Moltke, comme l'autre dans M. de Bismarck. Ici
encore ce n'était point hasard. Obligée de se faire une place dans
le monde, territorialement petite et mal faite, évidemment incom-
plète et provisoire, la Prusse, depuis son origine, n'a eu qu'un
souci : s'arrondir, s'achever, absorber l'Allemagne. — Toutes ses
forces, toute son intelligence sont demeurées constamment tendues
vers ce but, avec une unité de direction que sa situation même lui
imposait, et dont l'habitude des révolutions a depuis longtemps privé
la France. La Prusse s'était donné une éducation civile et militaire,
et pour ainsi dire un entraînement d'un demi-siècle ou mieax d'un
siècle ou deux, depuis les jours du grand-électeur, de Frédéric-Guil-
laume et de Frédéric II. La France au contraire, à peu près faite et
achevée territorialement depuis longtemps, s'adonnait tout entière à
la conquête du progrès politique ou économique. La liberté, l'éga-
lité, la richesse, étaient tour à tour ou en même temps le but suprême
de ses efforts. L'esprit militaire avait cédé le pas à l'esprit indus-
triel et pacifique; il ne pouvait gagner à ses tendances bourgeoises
ou démocratiques. Au lieu d'embrasser toute la nation, l'armée
française ne comprenait qu'un nombre restreint de citoyens; les
classes les plus élevées par la richesse, donc aussi par l'instruction,
par l'intelligence, demeuraient le plus souvent en dehors d'elle.
Ainsi privée de l'élite de la nation, l'armée française se trouvait
inférieure à la France, tandis que l'armée prussienne se recrutait
de tout ce qu'il y avait de mieux né, de mieux élevé, de plus vivace
dans la Prusse. Comme combattant, la France de la révolution, di-
visée en partis, sans discipline, sans unité morale, n'était pas moins
inférieure à la Prusse encore à demi féodale, à la Prusse n'ayant
qu'un roi et qu'un drapeau. La France était incapable de demeurer
unie et fidèle à ses chefs dans les revers; l'ennemi pouvait être sûr
que l'émeute y achèverait la défaite. Chose qu'il ne faut point ou-
blier, des deux pays, c'était le plus anciennement achevé, celui dont
l'unité était faite depuis des générations, c'était la vieille France
qui, devant l'ennemi, devait se montrer le moins un. Aux jours de
la lutte, la Prusse devait tout avoir pour elle, un peuple admira-
blement discipliné, une armée supérieure à la fois par le nombre,
par l'organisation et la science, et de plus l'élan de toute cette
grande nation allemande avide de montrer sa force et fière de sa
récente unité.
La Prusse de M. de Bismarck a eu tout, l'intelligence et la force;
LA POLITIQUE DU SECOND EMPIRE. 571
il ne lui a manqué qu'une chose, Ticlée morale. Des vastes plans du
ministre prussien, la notion du droit semble absente; dans l'Alle-
magne éblouie, bien peu de voix tentent de la lui rappeler. Il a
foulé aux pieds le vieux droit dynastique sans chercher à lui en
substituer un autre dans le consentement des peuples. Au lieu
d'une fédération de nations également indépendantes, l'Europe de
ses rêves, dont nous n'avons pas encore vu la fin, c'est la domina-
tion exclusive et égoïste d'une race sur les autres ; c'est moins le
rétablissement de la nationalité allemande que la restauration du
saint-empire, suzerain oppresseur du continent. Au lieu du suffrage
universel, instrument à ses yeux encore trop peu flexible, ses pro-
cédés d'organisation des états sont le fer et le feu, ou mieux, grâce
à l'industrie moderne, l'acier Krupp et le pétrole. La violence prend
à peine souci de se déguiser. En Allemagne même, alors qu'en fai-
sant l'unité la Prusse accomplissait une tâche nationale facile à
couvrir d*une sanction populaire, elle a préféré ne se servir dans
ses annexions que du droit des armes, tant elle craignait de recon-
naître quelque part le droit des peuples! L'Allemagne, par sa com-
plicité dans les violences de la Prusse envers le Danemark et envers
la France, a montré qu'elle méritait peu d'être traitée autrement.
Grâce à elle, au lieu de l'idée moderne, de l'idée française du droit,
c'est la vieille notion germanique, la force, qui plus que jamais
apparaît comme la maîtresse du monde, et parmi ses sectateurs des
bords du Weser et de la Sprée elle s'affirme avec une brutalité dont
la naïveté sent la barbarie.
Le triomphe de la Prusse et de la force, voilà où l'inconséquence
et les faux calculs devaient faire aboutir les grands rêves de Ilara
et de Sainte-Hélène. Uidée napolêo)nenne devait laisser la France,
la vieille protectrice des nationalités, mutilée dans la sienne; elle
devait la laisser démembrée par la révolution , dont la générosité
française avait été la première promotrice, et qui, dans le plan im-
périal, devait être l'occasion de sa grandeur. Au lieu d'un principe
de paix et d'émancipation, le droit de nationalité, faussé par le ger-
manisme, devient un agent d'oppression, un prétexte de conquête
et de guerre sans fin. De la crise qui les devait réconcilier, l'anta-
gonisme des peuples et des races sort plus violent. A la place du
désarmement et de la paix universelle rêvés par l'impérial utopiste,
l'Europe, pour avoir de nouveau laissé violer le principe qui la de-
vait reconstituer, se retrouve plus que jamais en proie au milita-
risme, en proie à la révolution, ardente à profiter des désastres
des guerres et du poids des charges publiques. Tels sonties résul-
tats de ces songes mal combinés, mal poursuivis.
Dans sa défaite, malgré ses erreurs de toute sorte, malgré les
572 REVUE DES DEUX MONDES.
fautes de ses gouvernans, la France a la consolation d'être tombée
avec une notion du droit, avec un idéal politique plus élevé que
celui de l'Allemagne, qui se prétend la patrie de l'idéal. Qu'elle
prenne garde de se laisser entraîner à d'injustes rancunes contre le
principe dont elle semble la victime. Loin de renier le droit dont
elle est devenue un des martyrs, qu'elle le maintienne au nom
même de ses souffrances. Aujourd'hui elle y est directement inté-
ressée. Mutilée dans sa propre nationalité, qu'elle reste fidèle à ce
principe de nationalité et au libre consentement des peuples, violés
chez elle par la Prusse. C'est le seul droit qui lui demeure sur
Metz et Strasbourg, le seul au nom duquel elle les puisse jamais
revendiquer. C'est celui que son adversaire, après s'en être hypo-
critement prévalu partout où il pouvait tourner à son profit, foule
cyniquement aux pieds sur chacune de ses frontières, dans la Po-
logne, dans le Sltsvig danois, dans l'Alsace-Lorraine. C'est celui
qu'il menace partout, sur le Sund et le Zuiderzée, dans la Bohême
et dans la Suisse, sur le Danube et l'Adriatique. Vaincue et purifiée
par le malheur, que la France reste attachée à ses traditions géné-
reuses, à sa politique libérale, au culte du droit des peuples; aujour-
d'hui qu'il est parlout mis en péril par les convoitises de l'Allemagne
prussienne, le voilà plus qu'en 1815 redevenu notre allié naturel.
Dans sa défaite, la France peut se glorifier de ce qu'elle a fait
pour ce principe. En regardant autour d'elle, parmi tous ces peuples
entre lesquels au jour de la détresse elle n'a pu trouver un allié,
elle peut avec orgueil compter combien l'ont eue pour protectrice,
combien l'ont vue défendre leur indépendance, et ont du sang fran-
çais pour ciment de leur nationalité. La liste en est longue, de-
puis l'immense république des États-Unis jusqu'à l'Italie justement
fière de son rajeunissement, depuis la Hollande et le Portugal aux
jours de nos rois jusqu'à la Grèce et la Belgique dans notre siècle,
sans compter les créatures ou les protégés de notre diplomatie,
comme la Pioumanie, la Serbie, le Monténégro, et ceux auxquels nous
n'avons pu montrer que d'impuissantes sympathies, comme la Po-
logne et le Danemark. La plupart des petits peuples de l'Europe
nous doivent en partie l'existence, et de l'Archipel à la Baltique,
des sources aux bouches du Rhin, s'ils parviennent à sauver leur
indépendance des convoitises de l'Allemagne et de la Russie, ce sera
peut-être encore à la France qu'ils le devront, à la France rajeunie
dans l'épreuve et redevenue le chef des peuples libres.
* Anatole Leroy-Beaulieu.
LES
MISSIONS EXTERIEURES
DE LA MARINE
11.
DÉLIiMITATTON DU MONTKNEGRO.
I.
En 1858, je commandais sur la rade de Toulon une des divisions
de l'escadre de la Méditerranée. Dans les premiers jours du mois de
mai, je reçus soudainement l'ordre de partir avec deux vaisseaux
pour Raguse. Sourde aux représentations du gouvernement fran-
çais, la Porte-Ottomane avait résolu d'en finir avec ce qu'elle appe-
lait la rébellion des Monténégrins. Elle avait dirigé contre eux des
troupes de la Roumélie; elle voulait en envoyer de Constantinople.
Cette expédition se préparait dans le Bosphore, malgré les conseils,
malgré les instances de M. Thouvenel. Mes instructions me prescri-
vaient de m'opposer au débarquement projeté. Je partis à la hâte;
mais, lorsque j'arrivai devant Raguse, j'y trouvai une tout autre
mission que celle qui m'avait été indiquée. La fortune s'était pro-
noncée contre les Turcs, il ne restait plus qu'à chercher une trans-
action équitable entre les prétentions des belligérans. Ce fut la
tâche d'une commission européenne dans laquelle les lumières et
l'activité du consul de France à Scutari, M. Ilecquard, nous donnè-
rent, dès le premier jour, un complet ascendant. Si la délimitation
du Monténégro a été un service rendu à la grande cause de la civi-
lisation chrétienne, le principal honneur en revient à la di^ lomatle
57A REVUE DES DEUX MONDES.
française. Dans cette œuvre, intéressante sous plus d'un rapport, jo
n'entends m'attribuer qu'une part très secondaire. J'aimerais ce-
pendant à me persuader que la prudence de ma conduite et la ré-
serve de mon langage, en contribuant à calmer les ombrages de l'Au-
triche, à désarmer les injustes soupçons de l'Angleterre, peut-être
même à modérer le zèle un peu trop ardent de la Russie, n'auront
pas été sans quelque influence sur le résultat obtenu.
Tout ce qui touche par un côté quelconque à la question d'Orient
est gros de conséquences. Pour avoir voulu préserver le Monténégro
d'une première invasion, l'Autriche en 1853 s'était exposée à por-
ter la plus funeste atteinte à la considération du gouvernement du
sultan; pour avoir favorisé trop ouvertement ceux qui en 1858 se
proposaient de nouveau d'accabler ce petit peuple, elle venait de
compi'omettre la juste influence que ses services passés lui avaient
acquise dans toute la Turquie occidentale. C'est chose délicate sans
doute que de prendre parti entre les gouvernemens et les peuples;
mais quand les gouvernemens sont nés de la conquête, quand ils
ont derrière eux de longs siècles d'oppression, on ne leur doit que
des égards politiques, il faut garder sa sympathie pour les opprimés.
Les Monténégrins sont une tribu serbe. A peine séparés par une
étroite bande de terre, la Servie et le Monténégro ont jadis fait par-
tie du même empire. Les états de Douschan le Fort s'étendaient
des bords de l'Adriatique aux confins de la Thrace, des rives du
Danube et de la Save aux frontières de la Grèce. Malgré les incur-
sions des Hongrois et les invasions des Bulgares, les Serbes étaient
encore maîtres de la Bosnie, de l'Albanie et de la Macédoine, quand
les vaisseaux génois débarquèrent les soldats d'Amurat en Europe.
Attaquée par ces nouveaux ennemis, l'armée du prince Lazare fut
presque entièrement détruite dans les plaines de Kpssowo le 15 juin
1389. La bataille de Kossowo est restée le grand deuil national de
la Servie. Une seule défaite n'aurait pu cependant amener l'asser-
vissement d'un peuple aguerri par cinq siècles de combats; les di-
visions intérieures achevèrent ce que les armes de l'étranger avaient
commencé. Vers la fin du xv^ siècle, la Servie, la Bosnie, l'Albanie
et l'Herzégovine subissaient la loi du vainqueur. Le duché de la
Zêta, successivement amoindri par les Vénitiens et par les Turcs,
gardait seul, au centre du massif montagneux qui domine les ports
de Budua et de Gattaro, avec l'étendard de la croix le drapeau de
l'indépendance.
Les Turcs avaient renoncé à forcer les vaincus dans leur dernier
refuge; mais le duché, réduit à ce nid d'aigle, n'offrait plus qu'un
pouvoir peu enviable aux héritiers des Balza et des Tsernoïevitch.
L'un d'eux, qui avait épousé une noble Vénitienne, trouva bon d'ab-
diquer entre les mains de l'évêque et de se retirer avec sa fcmiiie
LA DÉLIMITATION DU MONTENEGRO. 575
sur l'autre rive de l'Adriatique. C'est ainsi qu'en l'année 1516 le
règne des kniazes fit au Monténégro place àf l'autorité temporelle
et spiriiuelle des vladikas. A dater de ce jour, les Monténégrins
n'eurent plus d'autres lois que leurs traditions, ne connurent plus
d'autre lien social que leur fanatisme. Quand il fallait combattre,
les popes et l'évêque marchaient au premier rang; les bénédictions
de l'église attendaient le guerrier qui, après la tchtia, rentrait à
Cettigné chargé du plus riche butin ou y rapportait le plus de têtes
coupées. Les Turcs, on le croira sans peine, n'hésitaient pas à
prendre de sanglantes revanches. Il y avait autant de têtes de Mon-
ténégrins exposées sur les murs du konak de Scutari que de têtes
d'Osmanlis rangées sur les créneaux de la grande tour de Cettigné.
Les Turcs avaient d'ailleurs sur leurs ennemis un inappréciable
avantage : les balles et la poudre ne leur manquaient jamais. Pri-
vés de tout accès à la mer, séparés par les possessions ottomanes
du reste des humains, les habitans de la Czernagora, si l'on veut
donner au Monténégro son nom serbe, n'auraient probablement pas
échappé à la destruction sans l'appui de la république de Venise.
Cette union ne fut pas exempte de nuages, mais elle donna aux
Monténégrins le moyen de sulDsister. Il leur fallait de toute néces-
sité un patronage extérieur, ne fût-ce que pour faire sacrer leur
évêque et pour se procurer dans les années de famine du blé, en
tout temps des munitions. Aussi, quand la grande république eut
cessé d'exister, Je Monténégro fut -il fort heureux de trouver la
bienveillance et d'obtenir les secours de la Russie.
L'accroissement de la population ne pouvait pas être très rapide
dans un pays où l'on tenait à honneur « de ne pas mourir dans son
lit. » Les persécutions exercées par les Turcs dans la Bosnie et
dans l'Herzégovine se chargèrent de combler les vides qui se pro-
duisaient dans les rangs des rebelles. C'était la coutume alors de
garnir les frontières de colons militaires, auxquels tout était per-
mis, pourvu qu'ils tinssent l'ennemi à distance. Les incursions de
ces enfans perdus, de ces bachi-bozouksy sur les terres voisines
n'étaient pas considérées comme une violation de la paix. Pour que
la paix fut rompue, il fallait qu'on eût fait marcher l'artillerie. On
peut se figurer quel devait être l'état des provinces confinant d'un
côté à la Hongrie, de l'autre aux possessions vénitiennes. Les
bachi-bozouks y régnaient en maîtres; le pillage, le meurtre, le
viol, l'incendie, désolaient incessamment ces malheureuses con-
trées. Aussi était-ce de là, de l'Herzégovine surtout, que venaient
au Monténégro les recrues qui repeuplaient ses districts ravagés.
Dès qu'un Herzegovinien, exaspéré parles mauvais traitemens, avait
tué un Turc, il fuyait vers la Montagne-Noire. Dans cas gorges pro-
fondes, inaccessibles, trouvaient également uii asiie ceux à qui les
576 REVUE DES DEUX MONDES.
hachi-bozoïiks n'avaient pas laissé de foyer. Les uscoques formaient
une population flottarite qui errait généralement sur les frontières,
et finissait presque toujours par s'y fixer. Quelquefois des familles
émigraient en masse avec leurs richesses et leurs troupeaux. C'est
ainsi qu'au temps des premiers vladikas les Petrovitcli quittèrent
l'Herzégovine, et vinrent fonder non loin de Gettigné le village de
Niegosch. Cette famille eut bientôt acquis dans les conseils une
grande prépondérance. Les Radonitch seuls, investis des fonctions
de (( gouverneur civil, » auraient pu la leur disputer, mais l'ascen-
dant des Petrovitch Niegosch se trouva définitivement établi le jour
où le peuple du Monténégro eut choisi parmi eux son chef ecclésias-
tique.
A dater de ce moment, une nouvelle période historique semble
s'ouvrir. La dignité de vladika devient héréditaire. L'évêque choi-
sit parmi ses neveux celui qu'il juge le plus digne de lui succéder.
Battue de tous côtés en brèche, la domination ottomane perd de
tous côtés du terrain. Pendant que la Servie refoule les Turcs dans
l'enceinte de Belgrade, que la vie nationale renaît dans ses cam-
pagnes, les Petrovitch reprennent lambeau par lambeau le vieux
duché. L'autorité du vladika ne s'étend plus seulement à l'ouest de
la vallée des Bielopavlitch; elle embrasse aussi les districts qui se
prolongent, à l'est de la Zêta, jusqu'aux terres cultivées par les
Kutchi. Quand le vladika appelle ses sujets aux armes, ce n'est pas
uniquement aux Monténégrins qu'il s'adresse; ce sont les habitans
du Monténégro et des fertiles Berdas qu'il convoque. La marée a
rebroussé chemin.
Toute dynastie a emprunté son prestige à un personnage que
l'imagination populaire s'est plu à entourer d'un éclat presque
surnaturel. La dynastie des Petrovitch doit son influence, je serais
tenté de dire sa légitimité, au grand vladika qui régna cinquante
ans sur le Monténégro, et qui, après avoir détruit au combat de
Krouché l'armée de Kara-Mahmoud, eut l'honneur de se mesurer
avec les Français dans le temps où les armées impériales occupaient
les provinces illyriennes. Ce vaillant évêque était à la fois un guer-
rier et un saint. Les Serbes prêtent encore serment sur ses reli-
ques. Son successeur fut un poète. Pierre I" avait doublé le terri-
toire de ses états; Pierre II en vendit plus d'une fois des parcelles
à l'Autriche. Toujours à court d'argent, malgré le subside annuel
que lui envoyait la Russie, Pierre II voyagea beaucoup; il composa
des pifzmas et les fit imprimer, créa un sénat rétribué, des ca-
pitaines de nahias et des periaiiiks, plaça sur le bonnet des uns
l'aigle d'or à deux têtes, se contenta de distinguer les autres,
simples gcrdes du corps, par l'aigle d'argent, et introduisit ainsi
au sein de :a montagne les premiers rudimens de la hiérarchie of-
LA DÉLIMITATION DU MONTENEGRO. 577
ficielle. Dans les sociétés primitives ou dans celles que le cours des
événemens a ramenées à la barbarie, chacun est tenté de s'assigner
brutalement son rang et ses prérogatives; c'est déjà quelque chose
que d'y marquer la limite des pouvoirs et d'y régler les questions
d'étiquette. Pierre II fut pour le Monténégro ce qu'avait été pour
r Aragon don Pedro le Cérémonieux. Il était réservé au successeur
qu'il s'était choisi de compléter son œuvre par des mesures plus
essentielles encore.
Ce successeur, le prince Danilo P"", était un des neveux de
Pierre II; il n'avait pas vingt ans quand il fut appelé en 1851 à re-
cueillir l'héritage de son oncle. Un sentiment naissant avait beau-
coup diminué sa vocation pour l'état ecclésiastique. Il dépendait
encore de lui de décliner les honneurs de l'épiscopat. 11 fit mieux:
il forma le hardi projet d'échanger la dignité d'évèque contre le
pouvoir de prince temporel. 11 fallait faire approuver cette audace
à Saint-Pétersbourg. L'empereur Nicolas donna son assentiment.
Fort d'un pareil appui, Danilo Petrovitch revint à Cettigné. Un de
ses oncles, président du sénat, détenait le pouvoir, et se montrait
peu disposé à le restituer. Danilo le lui arracha des mains en pré-
sence et aux acclamations du peuple, convoqué sur la place pu-
blique; puis, quand il eut réprimé les complots, chassé les mécou-
tens, confié l'autorité à son frère aîné, le valeureux Mirko, il repartit
pour Trieste, où l'attendait la fiancée dont la main devait être le
prix de ce coup d'état. La puissance spirituelle fut dévolue à un
archimandrite. Après un intervalle de trois cent trente- cinq ans,
un kniaze régnait de nouveau à Cettigné.
Cette séparation de l'église et de l'état contenait en germe toute
une révolution. Depuis le départ du dernier des Tsernoïevitch, le
Monténégro s'était enfoncé avec une sorte de sauvagerie farouche
dans son isolement. Il avait vécu en dehors du monde, n'en vou-
lant rien connaître, n'en voulant surtout rien imiter. Entièrement
dévoué à la politique qui avait le plus abaissé le croissant, il soup-
çonnait à peine qu'il pût y avoir en Europe d'autres chrétiens que
les Russes. D'un signe, la Russie le déchaînait contre ses enae-
mis. Les pans de murs noircis, les ruines dont Raguse est encore
entourée, attestent l'influence de ces excitations. Quand éclata îa
guerre de Crimée, le prince Danilo se montra moins docile. La
France avait un représentant à Scutari, et ce représentant, investi
de la confiance du capitaine des Mirdites, eût pu appeler aux armes
les tribus catholiques de l'Albanie, de temps immémorial ennemies
et rivales des tribus monténégrines. M. Hecquard s'était au con-
traire employé à faire renouveler les trêves. Pour prix de cette in-
tervention bienveillante, il ne demandait qu'une chose : que le
TOME xcviii. — 1872. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
prince observât la marche des événemens et fût aussi prudent que
l'était à cette heure le prince de Servie. Danilo resta neutre. Nos
succès l'affermirent naturellement dans sa politique expectante, et,
lorsque vint la paix, il se crut le droit, puisqu'un congrès s'occu-
pait de remanier la carte du monde, d'envoyer réclamer, lui aussi,
auprès des représentans assemblés à Paris, « la rectification de ses
frontières. » Personne dans le congrès ne parut animé d'une sym-
pathie bien vive pour le Monténégro. La Turquie protesta contre
des prétentions qui impliquaient la reconnaisance d'une indépen-
dance qu'elle n'avait jamais admise; la Russie fut froide et réser-
vée, l'Angleterre dédaigneiise, l'Autriche presque hostile. Sur ces
entrefaites, le prince prit la résolution de venir lui-même à Paris.
Sa foi dans l'avenir et son jeune enthousiasme attirèrent l'attention
de l'empereur; il partit emportant la promesse d'une bienveillance
dont les effets ne se firent pas attendre. Tant que le gouvernement
ottoman se bornait à envoyer des troupes dans les provinces voi-
sines du Monténégro pour y rétablir l'ordre, le gouvernement im-
périal ne jugea point à propos de s'en occuper; mais, le jour où ces
troupes se concentrèrent sur la frontière et se disposèrent à mar-
cher sur le district de Grahovo, une note insérée au Moniteur se
chargea de rappeler à la Porte qu'elle allait excéder son droit. De
nouvelles représentations furent adressées à Constantinople, deux
vaisseaux furent expédiés de Toulon à Raguse, et le gouvernement
de l'empereur invita les puissances signataires du traité de Paris à
s'entendre « pour aviser aux moyens de prévenir un conflit entre
les Monténégrins et les Turcs. » Tel est l'enchaînement de circon-
stances qui me conduisit sur les côtes de la Dalmatie, et qui me re-
tint pendant six mois sur la rade de Gravosa.
II.
La rade de Gravosa est un des cinq ou six grands ports que pos-
sédait autrefois la petite république de Raguse. On sait que cette
république est restée pendant de longs siècles un état indépen-
dant, bien qu'elle payât 20,000 sequins aux Turcs, 10,000 aux Vé-
nitiens, et se crût même tenue d'envoyer chaque année quelques
faucons de Rosnie au roi d'Espagne. C'était une république fort
riche et fort industrieuse, adonnée au commerce, hardie et entre-
prenante dans ses navigations; mais dès le xvi^ siècle on reprochait
à ses habitans « d'être de leur naturel soupçonneux et de faire vo-
lontiers d'une mouche un éléphant. » On ne les voyait pas, di-
sait-on, se plaire aux nobles exercices de la chasse, faire des armes
ou monter à cheval. Pacifiquement dévots, ne connaissant et ne
LA DELIMITATION DU MONTENEGRO. 579
voulant d'autres distractions que les cérémonies de l'église romaine,
« affectionnés au gain, » ils formaient avec leurs voisins du Monté-
négro le plus complet contraste. La domination autrichienne, suc-
cédant à la domination française, ne paraît pas les avoir changés.
Leur activité commerciale a diminué; leurs habitudes n'en sont
devenues que plus paisibles. Assise entre deux ports, Lacroma et
Gravosa, ports excellents, mais presque toujours vides, la ville de
Raguse est, de toutes les cités du monde, celle où l'on fait assurément
le moins de bruit. Quand on parcourt sas longues rues pavées de
larges dalles, qui ne résonnent jamais sous le fer des chevaux, et
où les passans mêmes semblent craindre d'élever la voix, ^on se
croirait vraiment transporté dans quelque nécropole antique. Ces
murs silencieux renferment cependant une population heureuse, —
si heureuse et si calme que le moindre incident l'effarouche. La
seule ombre que le ciel ait mise à sa félicité, c'est le voisinage d'un
état dont elle a bien souvent maudit l'indépendance. Si le ciel
n'avait pas créé les Monténégrins, les Ragusais n'auraient connu
sur cette terre que des jours sans nuages et des nuits sans inquié-
tudes; mais la vue de leurs villas saccagées leur rappelait l'inva-
sion de 1807, et ce souvenir, bien qu'il re fût plus fait pour trou-
bler leur sécurité, hantait encore leurs rêves et entretenait leurs
rancunes. L'annonce que des vaisseaux français allaient prêter main-
forte au peuple turbulent, éternel objet de leur antipathie, ne pou-
vait qu'exciter l'indignation des honnêtes bourgeois de Raguse. « Le
moment était en effet bien choisi, disaient-ils, pour venir au secours
de pareils brigands! Assaillie sur la route de Elobuk pendant qu'elle
essayait d'opérer sa retraite, l'armée d'Hussein-Pacha avait été dé-
truite; l'Herzégovine se trouvait complètement ouverte, l'agitation
gagnait la Bosnie et l'Épire. Que n'avait-on plutôt laissé faire les
Turcs? Toutes ces interventions de consuls, ces suspensions d'armes
exigeas au nom de l'humanité, n'avaient jamais profité qu'au plus
déloyal et au plus perfide. Ce beau zèle venait d'aboutir au désastre
de Grahovo. »
Les vaincus, il faut bien le dire, avaient beaucoup contribué à
accréditer cette idée. Il est rare qu'on n'essaie pas d'expliquer ou
de déguiser sa défaite, et c'est chose tentante que de pouvoir l'at-
tribuer à la trahison ! Les Turcs prétendaient donc avoir été trahis.
Ils avaient d'abord accusé le secrétaire du prince, un jeune*Fran-
çais plein de feu et d'action, que le prince avait envoyé sur les
lieux. Peu s'en fallait à cette heure qu'ils n'accusassent les consuls.
Comme le pauvre Mercutio, ils trouvaient qu'on s'était fort mal à
propos interposé entre eux et leurs ennemis, puisque leur armée
n'en avait pas moins été battue, et ils se seraient volontiers écriés
avec l'adversaire de Tybalt : a A plagiie o' both your houses! 1 iva6
580 ' REVUE DES DEUX MONDES.
hurt under your arm, — que le diable vous emporte! j'ai été frappé
pendant que vous cherchiez à nous séparer. »
De semblables dispositions ne nous présageaient pas évidemment
un accueil empressé. Je n'en fus pas moins ferès surpris quand une
notification officielle vint m'apprendre que l'Autriche avait divisé
ses ports en deux classes : les ports militaires, tels que Cattaro et
Pola, où sous aucun prétexte les navires de guerre ne devaient être
admis, les rades fortifiées, où ces mêmes navires ne pouvaient s'ar-
rêter, s'ils n'y étaient contraints par quelque grave avarie. C'était
en termes polis nous inviter à vider les lieux. Heureusement, avant
d'insister, on eut l'excellente idée d'en référer à la cour de Vienne.
La cour envoya l'ordre de nous laisser tranquilles; cependant elle fit
en même temps partir un bataillon de Pesth pour renforcer à tout
événement la garnison de Raguse.
Ces ombrages et ces démonstrations nous auraient peut-être
paru peu dignes d'une grande puissance, mais l'aspect des choses
ne tarda pas à changer. Le général qui commandait « le cercle de
Raguse, » un des plus chaimans esprits que j'aie rencontrés sur ma
route, était absent au moment de notre arrivée. Il s'empressa de
venir reprendre son poste, et nos rapports se trouvèrent bientôt
établis sur le pied de la plus intime confiance. Les vues de nos deux
gouvernemens dans la question qui avait motivé l'envoi d'une di-
vision française à Raguse ne pouvaient pas aussi facilement s'ac-
corder. L'Autriche est une puissance slave presque au même de-
gré qu'une puissance allemande. Malheureusement pour elle, parmi
ses sujets slaves, un grand nombre appartient à la religion ortho-
doxe. Ceux-là se trouvent rattachés par un lien bien plus fort qu'on
ne pense à l'empire des tsars. Pour ces populations, que le schisme
a conquises dès le xiv'' siècle, l'Autrichien n'est qu'un compatriote,
le Grec orthodoxe est un frère. Au moment de la guerre de Crimée,
les Croates ne firent aucun mystère de leurs sympathies; on les vit
manifester très hautement la répugnance qu'ils éprouveraient à
prendre les armes contre le défenseur des croyances qui leur sont
chères. Si l'Autriche rencontre de pareilles tendances chez les po-
pulations de son propre empire, que doit-elle attendre de celles
qui aspirent à se détacher de l'empire ottoman! Elle est la protec-
trice naturelle de tous les chrétiens catholiques, mais en Turquie
les chrétiens de cette communion sont infiniuient moins nombreux
que les autres. Plus opprimés par les Grecs orthodoxes qu'ils ne
pourraient l'être par les Turcs eux-mêmes, ils forment dans les
provinces occidentales des états du sultan une minorité infime, ti-
mide, misérable, objet de la plus injuste animad version. La haine
que les schismatiques leur portent s'étend à leurs protecteurs. L'Au-
triche a donc grand intérêt à maintenir en Turquie le statu quo.
LA DÉLIMITATION DU MONTENEGRO. 581
Les préjugés religieux ont confondu sa cause avec celle du sultan.
Peu d'hommeç d'état voudraient admettre à "Vienne que la dissolu-
tion de l'empire ottoman soit faite pour profiter à une autre puis-
sance que la Russie. Le gouvernement autrichien ne devait donc
voir qu'avec déplaisir nos fatales complaisances pour des idées qui
lui paraissaient chimériques; il devait s'irriter de nos illusions, alors
même qu'il ne suspecterait pas notre bonne foi.
Notre présence sur les côtes de la Dalmatie eut bientôt attiré
l'attention de l'Europe. Toutes les cours s'en émurent, et la très
petite question du Monténégro devint en p.eu de temps une sorte de
champ-clos diplomatique. L'Angleterre, dont l'approbation nous
était si précieuse, — car cette approbation répondait, à elle seule,
de la sagesse et de la modération de nos desseins, — l'Angleterre
ne témoignait nul penchant à nous suivre dans la voie nouvelle où
nous nous montrions disposés à nous engager. Rien ne lui est plus
antipathique et souvent plus suspect que la politique de sentiment.
11 fut heureusement très facile de lui faire comprendre que nous
n'étions pas venus à Raguse pour y favoriser les empiétemens du
Monténégro, que nous voulions au contraire empêcher le conflit de
s'étendre. Je ne sais trop en effet si dans cette circonstance nous
ne servîmes pas tout autant la Turquie que le peuple qui nous avait
appelés à son aide. Ce ne sont pas les 15 ou 20,000 fusils dont dis-
pose le Monténégro qui eussent mis l'empire ottoman en péril; c'est
l'exemple que ce peuple de 120,000 âmes venait de donner. La vic-
toire de Grahovo était une torche jetée dans un champ de blé mûr.
Nous posâmes le pied sur ce tison fumant, et nous étouffâmes la
flamme.
Pendant que l'Angleterre se rassurait, que l'Autriche prenait son
parti d'une intervention qui n'avait pas justifié ses craintes, un
nouvel incident vint réveiller les soupçons de ces deux puissances.
La frégate russe le Polkon, commandée par le capitaine Yousch-
kof, mouilla dans le port de Gravosa. Cette frégate devait, d'après
les instructions remises à son capitaine, me seconder activement
dans la protection du Monténégro. C'était la première apparition
que faisait le drapeau russe sur la scène politique depuis sa mal-
heureuse campagne de Crimée. Il y avait une certaine habileté à
ne pas montrer ce drapeau isolé, mais on comprendra que nous fus-
sions moins empressés à nous targuer d'une solidarité qui pouvait
à la longue devenir compromettante. Dans une question où nous ne
voulions apporter que des tempéramens, les Russes apportaient au
contraire une ardeur parfois excessive. L'échec infligé aux armes du
sultan les comblait de joie, ils n'avaient nul désir d'en atténuer la
portée; l'occasion d'humilier l'Autriche leur semblait précieuse, le
mécontentement de l'Angleterre les inquiétait peu. Ils avaient ou-
582 REVUE DES DEUX MONDES.
blié leurs griefs contre ce brave petit peuple qui venait de venger
si bien la chrétienté. Ils auraient voulu le soutenir à outrance, peut-
être même le pousser en avant, au lieu de l'apaiser.
Le sultan cependant était parvenu à intéresser la diplomatie à sa
cause. Il promettait de ne pas violer la trêve qu'on l'avait contraint
d'accepter, de ne rien entreprendre contre le Monténégro; il deman-
dait seulement à circonscrire l'incendie en faisant passer des troupes
dans l'Herzégovine. L'Autriche lui offrait ses ports pour le débar-
quement. La prétention de la Porte était juste. Il y avait deux ques-
tions très distinctes : celle du Monténégro, dont les puissances pro-
tectrices se refusaient à laisser menacer l'existence, celle des
uscoques, dont la soumission ne devait plus être retardée. Pour ré-
soudre ces deux questions d'un seul coup, il suffisait de fixer les
limites du Monténégro. Le principe de la délimitation admis par la
Porte, on pouvait l'autoriser sans crainte à augmenter l'effectif de
ses troupes. On était bien certain qu'elle n'empiéterait pas sur un
territoire solennellement soustrait à son autorité. De son côté, le
Monténégro aurait tout intérêt d'ajourner ses prétentions pour se
saisir de l'importante concession qui lui était offerte. Le Monté-
négro n'avait jamais admis, il est vrai, le moindre lien de vassalité
entre Gettigné et Constantinople. Ce n'en était pas moins un étrange
phénomène que cette autonomie microscopique tolérée par les deux
grandes puissances qui l'enserraient. Vivre désormais sous la ga-
rantie de l'Europe, avoir une existence officiellement reconnue, était
pour le Monténégro un incalculable avantage. Le prince Danilo le
comprit, et tous ses efforts tendirent dès ce jour à calmer l'excita-
tion, qui avait été jusque-là son meilleur allié.
Quand les conquérans sont devenus les plus faibles, il leur sert
peu d'invoquer les droits de la conquête. Les Herzegoviniens, les
Bosniaques, avalent enfin appris à mépriser ces maîtres sous les-
quels ils avaient longtemps tremblé. Les persécutions, les avanies,
dont ils n'avaient jamais cessé d'être l'objet, leur semblaient d'au-
tant plus odieuses qu'il ne leur aurait fallu qu'un effort vigoureux
our s'en affranchir. A chaque instant, quelque explosion soudaine
venait nous rappeler des haines implacables et conseiller à la di-
plomatie de se hâter. Dans le courant du mois de juillet, les chefs
insurgés de l'Herzégovine, cédant aux exhortations des consuls,
obéissant surtout aux invitations péremptoires du prince Danilo, se
résignèrent à faire leur soumission. De leur côté, les grandes puis-
sances signataires du traité de Paris envoyèrent ta Raguse une com-
mission chargée de procéder à la délimitation du Monténégro. Un
mois auparavant, j'avais fait le voyage de Gettigné; j'y avais vu le
prince, je m'étais assuré de l'immense ascendant qu'il exerçait sur
son peuple, et je n'avais pas craint de me rendre garant de son in-
LA DÉLIMITATION DU MONTENEGRO. 5&3
fluence aussi bien que de ses bonnes intentions. Continuer à vivre
de la vie des klephtes, c'eût été pour le Monténégro se résigner à
n'être jamais que l'humble satellite de la Russie. Le prince Danilo
voulait sincèrement mériter la bienveillance de l'Europe.
III.
Pour me rendre à Cettigné, je fus obligé d'aller débarquer au
port de Budua. C'est sur cette rade que je conduisis VAlgcsiras et
VEylau. Pour rejoindre le vaisseau qui portait mon pavillon, je fis
un long détour, car je tenais à profiter de l'occasion qui m'était
offerte de jeter en passant un coup d'oeil sur le vaste bassin de Gat-
taro. Je contournai ainsi une partie du district que domine de toutes
parts la haute cime du Lobtchen. Les autres districts, plus boisés,
plus fertiles, sont des conquêtes récentes. La Katounska, immense
bloc calcaire que des convulsions souterraines ont disloqué à di-
verses reprises, est le cœur du Monténégro. Sous l'effort qui a re-
dressé et brisé ses assises, ce bloc est devenu un entassement de
roches à travers lequel il eût été difficile de percer des routes. Les
Monténégrins n'ont pas même voulu qu'on y traçât des sentiers.
C'est parce que leur pays était impraticable qu'ils ont p.u le dé-
fendre. Les chevaux bronchent souvent sur ces pierres glissantes;
à chaque instant, il faut que les guides les soutiennent. Les vallées
de la Katounska, d'un accès difficile, sont étroites et profondes. On
dirait des cirques autour desquels se dresse un amphithéâtre de
collines. A l'angle d'une de ces vallées, Ivan, fils d'Etienne, a bâti
en 1A90 le couvent de Cettigné. Une herbe maigre et fine couvre
comme d'un tapis de mousse le fond de ce sombre entonnoir; quel-
ques arbres rabougris ont pris racine dans les fissures de la roche.
Le vieux couvent, semblable à un guerrier qui chancelle, s'adosse
à la colline. Le palais du prince se déploie dans la plaine avec son
enceinte crénelée qui lui prête de loin le pittoresque aspect d'un
manoir féodal.
Le pays qu'il habite n'a pu donner au Monténégrin une grande
habitude de l'équitation; mais ce vigoureux produit d'une nature
sauvage est si souple, si hardi, que, dès qu'on lui amène un che-
val, il n'hésite pas à sauter en selle. Au moment où nous arrivions
en vue de Cettigné, un groupe de cavaliers partit à fond de train
des abords du palais et s'avança comme un tourbillon à notre ren-
contre. Jamais troupe plus brillante ne s'était offerte à nos regards.
On eût dit Sobieski venant au-devant de l'empereur d'Autriche. Le
roi de Pologne avait probablement un cortège plus nombreux, mais
on n'eût point vu à sa suite de plus beaux dolmans brodés d'or, de
plus riches bonnets garnis de martre noire. Le luxe du Monténé-
REVUE DES DEUX MONDES.
gî'in, ce sont ses vêtemens et ses armes. Pendant que nous descen-
dions par une rampe abrupte et scabreuse au fond de la vallée, ce
groupe tout étincelant sous les feux du soleil s'était brusquement
arrêté. Recueillis pour la plupart sur le champ de bataille de Gra-
iovo, les chevaux de Syrie se cabraient impatiens sous la main de
leurs nouveaux maîtres. Il fallut nous frayer un chemin à travers
leurs courbettes pour arriver jusqu'au prince Mirko, car c'était à
son frère en personne que le kniaze avait confié le soin de nous
introduire dans sa capitale et de nous conduire jusqu'à sa demeure.
Cettigné n'était alors qu'un village habité par un très petit nombre
de familles et comptant beaucoup moins de maisons que de ma-
sures. Seul, le vieux monastère qu'habitèrent les vladikas, et qu'ha-
bita également le prince Danilo au début de son règne, y évoque
encore le glorieux passé historique. Quel contraste entre ce noir
couvent et le riant cottage à la porte duquel nous mîmes pied à
terre! Le cottage est cependant un palais aussi, puisqu'un prince y
réside, mais c'est un palais ouvert à tout venant, et qui n'a d'autre
prétention que d'être la plus grande maison du village. Le mur cré-
nelé dont on l'environna n'a point été fait pour repousser les as-
sauts des Turcs. C'est une élégante décoration de théâtre. Grâce à
la chaux dont a été badigeonnée cette habitation modeste, l'hé-
roïque refuge de la nationalité serbe, la capitale de la Montagne-
Noire, est devenue dans les piczmas modernes la blanche Cettigné.
Le prince nous attendait; préparée par les soins de M. Hecquard,
l'entrevue ne pouvait être que cordiale. L'œil vif et intelligent, la
physionomie énergique du prince Danilo auraient suffi d'ailleurs pour
ïïoas prévenir en sa faveur. Le costume monténégrin rehaussait en-
core sa bonne mine. Ce costume convient bien à un chef de guer-
riers. Le cou nu donne à la contenance je ne sais quoi de mâle et
d'audacieux; les jambes enfermées dans des guêtres de laine blanche
ornées de festons d'or rappellent à l'esprit les Grecs u bien chaus-
sés » d"Homère; le gilet et la veste serrent le corps à la façon d'une
armure; la jupe flottante descend jusqu'à la hauteur des genoux, et
ne le cède en rien pour la grâce et pour la souplesse à la fustanelle
des palikares. C'est ainsi qu'ont dû se présenter au combat les com-
pagnons de Milosch Obilitch. I! est rare que des habitudes cheva-
leresques ne créent pas un costume élégant. Quand les peuples dé-
pouillent le vêtement national pour adopter le maussade uniforme
que nous a fait la civilisation, on peut être certain que c'en est fait
de leur originalité.
Les femmes monténégrines auraient moins à perdre à cette trans-
formation. Le lourd costume qui les emprisonne semble en quelque
sorte l'emblème de leur condition sociale. L'homme, au Monténé-
gro, quel que soit son rang, mène une existence libre et fière. Tout
LA DÉLIMITATION DU MONTENEGRO. 585
en lui, jusqu'à ses vêtemens, respire la liberté. La femme est au
contraire asservie aux plus durs travaux, assujettie aux plus aus-
tères devoirs. La laine l'enveloppe, et, de quelques broderies qu'on
le puisse charger, l'étroit corsage ne laissera jamais voir sous ses
plis sévères que la froide gravité de la matrone. La princesse Da-
rinka, quand nous lui fûmes présentés, nous apparut dans le joyeux
éclat d'une des brillantes toilettes qu'elle avait rapportées de Paris.
Elle semblait alors l'heureuse compagne d'un prince épris des nou-
veautés, et prêt à renverser les barrières qui, depuis cinq siècles,
séparaient le Monténégro du reste du monde. Le lendemain, elle avait
repris l'habit des femmes monténégrines ; sa gaie physionomie de
dix-huit ans en était comme attristée. Ce n'est point sous ces lourdes
draperies que pourrait battre à l'aise un cœur frivole. Le costume
presque monastique de la princesse eût convenu à l'existence que
menaient autrefois au fond de leur castel les nobles dames dont les
maris ne connaissaient d'autres plaisirs que la chasse, d'autres oc-
cupations que la guerre; mais pour qui sait à quel point l'enthou-
siasme, le dévoûment à une idée généreuse, peuvent s'emparer
d'une jeune âme, c'était bien ce vêtement austère qui convenait à
la compagne du prince Danilo. Il était le symbole de ses vœux les
plus ardens et de ses aspirations les plus chères. Tout était serbe à
Gettigné, tout y respirait la poésie d'un autre âge : ces perianiks
mandataires de la justice du prince et gardiens de sa personne, ces
sénateurs qui portaient tout un arsenal à la ceinture. Les anciens
chevaliers devaient avoir cette haute stature, ces larges épaules et
ces mains puissantes. Cet œil clair et ces traits épanouis n'indi-
quaient pas des gens dont l'imagination fût troublée par les subti-
lités qui nous assiègent. Il n'eût pas fallu croire cependant que
nous avions seulement sous les yeux des héros; nous avions aussi
des poètes. Dès qu'ils avaient accompli quelque brillant fait d'armes,
ces géans naïfs éprouvaient le besoin de le chanter. Chaque soir les
rassemblait sur la place du village, chaque soir ajoutait quelque
nouveau couplet à la piezma. Pas un incident qui pût échapper à la
verve des improvisateurs. Ils avaient chanté la bataille de Grahovo;
ils chantaient maintenant l'arrivée des vaisseaux français dans le
port de Piaguse. « Napoléon a dit à son roi des mers : Pars, hâte-
toi, vole vers la blanche Gettigné. J'entends le canon du Turc mau-
dit. Mes amis t'attendent; porte-leur ce message : Ils se sont bat-
tus en braves; je ne les abandonnerai pas. » C'est peut-être ainsi
qu'a été ébauchée V Iliade. Le Monténégro n'a pas d'autre chronique
que les chants de ses rhapsodes. Qu'un grand poète les recueille, il
en fera l'épopée nationale.
On éprouve je ne sais quel regret peu philosophique, je l'avoue,
mais dont il est difficile de se défendre, à voir s'effacer les derniers
586 REVUE CES DEUX MONDES.
vestiges d'une époque où l'homme apparaissait dans toute la ma-
jesté de sa force et de son individualité. La civilisation est comme
un vent puissant qui empêche les âmes de dépasser un certain ni-
veau. Mes longs voyages m'ont offert la race humaine sous plus
d'un aspect. Il y a loin des Monténégrins aux habitans du Céleste-
Empire. On assure qu'on a vu les magots de Pe-king, quand le
bruit des derniers événemens est venu jusqu'à eux, se montrer
beaucoup moins frappés de l'étendue de nos désastres que du chiffre
énorme de l'indemnité qui nous avait été imposée. Ils avaient douté
que nous fussions un grand peuple , tant qu'on ne leur avait parlé
que de nos victoires; ils en ont été convaincus le jour où on leur a
dit que nous étions un peuple qui pouvait payer cinq milliards. Est-
ce donc à cet ordre d'idées que le monde s'achemine, et, le jour où
l'homme cessera d'être une bête fauve, faudra-t-il qu'il devienne
un mandarin?
Les Monténégrins, à l'époque où je visitai Cettigné, en étaient
encore au point où les avaient laissés les successeurs de Douschanle
Fort. La guerre pour eux était l'état normal. Les trêves, quelle que
fût la solennité qu'on mît à les conclure, ne constituaient jamais
qu'une situation précaire; on les rompait sous le moindre prétexte.
Voici en général comment le conflit s'engageait : le temps de faire
les foins venu , les Turcs s'apprêtaient à faucher une prairie. « Que
fais-tu. Turc maudit? leur criait de loin quelque Monténégrin. Tu
viens ici voler l'herbe qui m'appartient. — Cette herbe ne t'a ja-
mais appartenu, répliquait le musulman indigné. Tu n'as qu'à ve-
nir à Podgoritza, je te montrerai les titres de ma propriété. ;> De
ces premières paroles échangées , on en venait promptement aux
injures, des injures aux coups de fusil. Les femmes appelaient de
nouveaux combattans, et leur clameur volait de montagne en mon-
tagne. Tout Monténégrin est soldat. Il n'y a point d'âge fixé pour
prendre les armes; il n'en est point où on les dépose. Les enfans et
les femmes portent les messages, les vieillards ne restent au conseil
que lorsqu'ils sont tout à fait incapables de se mouvoir; mais c'est
une race saine, vigoureuse, nourrie d'un air salubre, les infirmités
ne l'atteignent pas. Il n'arrive point d'ailleurs très fréquemment
qu'un Monténégrin soit exposé à mourii* de vieillesse. Son lot le
plus ordinaire est de trouver la mort dans quelque rixe ou sur le
champ de bataille. Il ne faudrait pas croire pourtant que le courage
des farouches habitans de la Czernagora ne soit compliqué de beau-
coup de prudence. Lorsqu'une action générale s'engage, les com-
battans, au début, se dispersent; on les voit se glisser entre les buis-
sons, courir en se courbant d'une roche à l'autre, et ne songer à
mettre en joue leur longue carabine que lorsqu'ils ont rencontré
un suffisant abri. Le plus souvent, ils ont eu soin de laisser à dis-
LA DÉLIMITATION DU MONTENEGRO. . 587
tance leur bonnet et de le poser en évidence sur quelque roclie,
afin de tromper l'ennemi et d'attirer par cr stratagème le feu sur
leur coiffure plutôt que sur leur tête.
La surprise de ces rusés guerriers fut grande lorsqu'au combat
de Grahovo ils virent un Français dédaigner fièrement les précau-
tions dont ils lui donnaient l'exemple. M. Delarue venait de quitter
le bureau des longitudes, où il entassait, depuis cinq ou six ans,
des montagnes de chiffres. Secrétaire intime du prince Danilo, à
qui M. Hecquard l'avait présenté, il fut chargé d'un message urgent
pour les consuls. Cette mission le jeta en plein dans la bagarre; il y
fut tout simplement héroïque. J'ai entendu plus d'une fois les Mon-
ténégrins parler avec stupeur des étranges allures de cet homme,
qui se promenait impassible au milieu de la fusillade. Son maigre
habit noir et son chapeau rond le désignaient particulièrement aux
coups des tirailleurs ; mais lui , sans s'émouvoir, se contentait par
un mouvement nerveux de chasser les balles que, pour la première
fois, il entendait bourdonner de si près à ses oreilles. Voilà un genre
de courage que les Monténégrins admirent, mais qu'ils n'imiteront
pas.
Comment une insignifiante escarmouche devient-elle si souvent
un combat acharné'/ Par le zèle que chacun met à rapporter son
trophée du combat. Un Turc tombe, les Monténégrins sortent de
leurs abris, et s'élancent de toutes parts sabre en main. De leur
côté, les Turcs veulent sauver le blessé ou enlever le cadavre ; on
se bat sur ce corps. De nouvelles victimes jonchent bientôt le ter-
rain et entretiennent la lutte. A Grahovo, les victimes se trouvèrent
si nombreuses que les vainqueurs n'auraient pu emporter du champ
de bataille toutes les têtes qu'ils avaient coupées. Ils se contentè-
rent d'apporter à Gettigné des nez et des oreilles. Ce fut un cri
d'horreur en Europe quand on y apprit cet affreux détail. Le prince
en était désolé et confus; mais il n'avait pas dépendu de lui de ré-
former sur ce point les mœurs de ses sujets. Lorsque je connus
mieux les chefs monténégrins, je voulus user de mon influence pour
les faire renoncer à un si atroce usage. Ils m'écoutèrent avec at-
tention, approuvant mes exhortations de la tête et du geste. Lorsque
j'eus fini ma harangue : « Vous avez raison, me dirent-ils, nous ne
couperons plus la tête qu'aux Turcs. »
Le Turc, pour le Monténégrin, ce n'est pas un homme, c'est l'en-
nemi séculaire, la bête malfaisante qu'il faut exterminer. J'ajouterai
que c'est le seul ennemi avec lequel on ne puisse entrer en compo-
sition. Dans un pays où chacun n'a eu longtemps pour gage de sa
sécurité personnelle que l'arme qu'il portait à ses côtés, la ven-
geance devait devenir un devoir social ; sous peine d'infamie, on
était tenu de venger ses proches. Cette solidarité créait entre les
588 REVDE DES DEUX MONDES.
familles d'éternelles représailles, mais elle était aussi, hâtons-nous
de le dire, un frein salutaire à la violence. On avait la main moins
prompte quand l'acte pouvait avoir de pareilles conséquences. Un
seul meurtre mettait pour des années deux familles « en sang. »
Telle était l'expression par laquelle on désignait l'état de guerre
ouverte où vivaient les deux groupes qui avaient du sang répandu
entre eux. Toutefois ce sang pouvait se racheter. Quand la lutte
avait été longue, qu'une des deux parties était épuisée, et qu'il ne
lui restait plus d'autre alternative que la fuite ou la soumission,
des amis s'interposaient. Ils traitaient des conditions auxquelles
l'ennemi qui s'avouait vaincu et qui demandait grâce pourrait être
reçu à merci. Ces conditions réglées, la famille dont on avait ob-
tenu le pardon s'assemblait. L'homme admis à payer la rançon de
sa vie s'avançait en rampant; il jetait au loin ses armes et déposait à
terre la somme convenue. La partie offensée le relevait, l'embras-
sait, et tout souvenir de la lutte mortelle était effacé dès ce jour.
Bien des sujets faisaient naître ces inimitiés implacables. Le plus
fréquent était l'inexécution des promesses par lesquelles deux fa-
milles s'étaient engagées à unir leurs enfans, et on s'engageait sou-
vent à les unir pendant qu'ils étaient encore au berceau. Une des
premières réformes du prince Danilo eut pour objet de proscrire
à jamais ces obligations téméraires. « Si un prêtre, dit-il, célèbre
le mariage contre la volonté de l'une ou de l'autre des parties, il
sera chassé de l'église. Si une jeune fille, de son propre mouvement
et à l'insu de ses parens, s'unit avec un jeune homme, on ne pourra
maltraiter les époux, ni leur adresser des reproches, car ils auront
été unis par l'amour. » La condition de la femme, quand je visitai le
Monténégro, y était peu digne d'envie. On la mariait très jeune, et,
dès qu'elle était mariée, on l'occupait à cultiver la terre ou à filer
la laine. Il n'est pas de voyageur qui n'ait eu dans les montagnes
de la Katounska ce spectacle : la femme ployant sous un énorme far-
deau, le mari marchant leste et dispos à ses côtés avec la carabine
sur l'épaule. On ne connaît au Monténégro d'autres bêtes de somme
que cette plus belle moiiié du genre humain. J'ai honte de le dire,
mais ce furent des femmes qui portèrent nos malles de Budua à
Cettigné, et qui les rapportèrent à Budua quand nous revînmes à
notre point de départ en passant par Cattaro. Ces pauvres créatures
sont, on le comprendra, de très bonne heure fatiguées et flétries.
II y avait heureusement pour elles tout un avenir de radieuses pro-
messes dans l'ère nouvelle qui venait de s'ouvrir. La tendresse et
les égards dont le prince Danilo entourait sa jeune femme devaient
être d'un salutaire exemple dans un pays où, plus encore qu'ail-
leurs, chacun est habitué à se régler sur le prince.
Le successeur de Pierre II avait, comme lui, voyagé, et, mieux
LA DÉLIMITATION DU MONTENEGRO. 589
peut-être que le vladika poète, il avait pu se convaincre que le de-
gré de civilisation où en est arrivé un peuple se mesure sinon à
l'influence de la femme sur les affaires publiques, du moins au rang
qu'on lui réserve au foyer conjugal. Piien n'était plus touchant que
l'aspect de l'aimable intérieur dans lequel nous avions été intro-
duits. La jeunesse a le don de tout emlîellir; il semble qu'elle ré-
pande autour d'elle le parfum de ses espérances. En écoutant le
prince, nous nous laissions gagner invinciblement aux illusions
qu'avait fait naître la victoire de Grahovo, et, tout en prêchant la
modération, nous en venions à comprendre que les vœux d'un
peuple qui rompt ses entraves ne sauraient jamais être très modé-
rés. Le Monténégro, il ne faut pas l'oublier, peut à peine, tel qu'il
est constitué, nourrir ses habitans. Quand on est obligé de cultiver
les céréales dans la moindre anfractuosité que présente la roche, au
fond de ces puits sombres que visitent rarement les rayons du so-
leil, et où le blé apparaît comme quelque plante rare élevée dans
un pot à fleurs, on est bien excusable de tenir opiniâtrement aux
parcelles de terrain qu'après de longs combats on a pu reconquérir.
On avait facilement obtenu du prince une suspension d'armes; mais
il eût cent fois mieux aimé recommencer la lutte que céder aux
Turcs une seule de ses prairies. Les prairies pour les Monténégrins,
ce sont des provinces.
Le grand office du prince au Monténégro ne consiste pas à com-
mander l'armée, il consiste à rendre la justice. Chaque jour, le
prince descend sur la place de Cettigné; il y entend les causes et
prononce les sentences. Toutes les sociétés ont commencé ainsi:
saint Louis sous son chêne, le bey de Tunis sur l'estrade de la
grande salle du Bardo étaient également des juges. Il semble même
que les peuples à l'origine des chos js n'aient institué un pouvoir su-
prême que pour lui confier le soin de régler leurs différends; les
rois ont été les premiers arbitres. De là vient peut-être le caractère
sacré dont l'opinion ne tarda pas à les investir. Toutefois ces juges,
dont les décisions étaient sans appel, ont éprouvé le besoin d'éclai-
rer leur conscience; ils se sont entourés de conseillers. Le Monté-
négro a déjà son parlement. Composé des sénateurs que le prince a
choisis parmi les chefs les plus considérables, ce conseil donnerait
au besoin plus de force aux arrêts prononcés par le souverain; mais
il est sans exemple qu'on ait protesté contre une sentence rendue.
On pourra au Monténégro tramer une révolte, conspirer la perte
du prince, menacer secrètement ses jou;-s; on ne contestera jamais
l'étendue de son pouvoir. Un prince dont les prérogatives seraient
limitées ne serait plus un prince aux yeux des Monténégrins.
L'héritier des vladikas disposait en 1858 sans contrôle du pro-
duit des impôts, du revenu qu'il devait aux libéralités des puis-
590 REVUE DES DEUX MONDES.
sances étrangères. C'était avec ces ressources qu'il se procurait des
armes, qu'il accumulait des munitions, qu'il achetait dans les an-
nées de sécheresse le blé nécessaire aux semences, qu'il faisait des
largesses au peuple, et payait la dotation des sénateurs. Le traite-
ment de chacun de ces hauts dignitaires avait été fixé à 200 francs
par an, somme peu considérable sans cloute, mais en rapport avec
un budget qui ne dépassait pas alors 300,000 francs.
Longtemps le Monténégro avait vécu sans lois, la coutume était
le seul code qu'on y invoquât. Le 22 avril 1855, le peuple apprit
par une proclamation du prince à quelles prescriptions il devrait
désormais se soumettre, et sur quel texte écrit il serait à l'avenir
jugé. Quatre-vingt-treize articles avaient suffi au législateur pour
fixer la tradition, et sur quelques points pour la réformer. La loi de
Dieu est plus brève encore, mais elle est aussi moins indulgente.
Ce qui avait grossi le code monténégrin, c'étaient les ménagemens
qu'il avait fallu garder avec certains préjugés séculaires. « Tu ne
tueras pas, » est un précepte sans doute indispensable, mais sur
lequel il importe cependant de s'entendre. « Celui qui donnera la
mort à un autre Monténégrin, disait le code promulgué à Cettigné,
ne pourra être absous au prix d'aucune somme; il sera pris et fu-
sillé. » Voilà le principe; voici maintenant les tempéramens : « si
l'on a une vengeance à exercer, on ne peut tuer les parens du meur-
trier lorsqu'ils n'ont pris aucune part au meurtre, mais on peut
frapper l'assassin; on peut se battre en duel, pourvu qu'on n'ap-
pelle pas une partie de la population à son aide. » Quant aux man-
dataires de la justice, il leur est spécialement recommandé de ne pas
se laisser entraîner par leur zèle et d'avoir soin, dans le rigoureux
exercice de leurs fonctions, « de ne pas tuer des innocens. » La
mort paraît être d'ailleurs aux yeux du législateur monténégrin le
seul accident de quelque gravité. Pour avoir estropié son frère,
l'amende varie de 50 à 100 talaris; pour lui avoir cassé la tête ou
lui avoir crevé un œil, il en faut payer 60; on ne peut le frapper
sans motifs soit avec le pied, soit avec la pipe, on s'exposerait à
sortir de son escarcelle 50 sequins d'or. Si celui que vous auriez
frappé vous tuait à l'instant, la justice monténégrine n'aurait rien à
y voir. Le meurtrier ne doit être poursuivi que s'il attend un ou
deux jours pour donner cours à sa rancune. VoiLà donc pourquoi
les Monténégrins se refusent si obstinément à déposer leurs armes,
soit dans les conseils, soit dans les festins. Il est assez naturel qu'on
tienne à avoir sa vengeance sous la main, quand il y a de si sérieux
inconvéniens à la différer.
Pour s'expliquer le peu dé cas que les Monténégrins semblent
faire d'une blessure, il suffît d'avoir vu avec quelle facilité se gué-
rissent celles qu'ils ont reçues. Je m'étais fait accompagner à Cetti-
LA. DÉLIMITATION DU MONTENEGRO. 591
gné d'un des chirurgiens de VAlgésirasj nous devions visiter les
blessés de Grahovo, et cet habile opérateur s'était promis de leur
offrir ses services; mais jamais un Monténégrin ne consentirait à
subir une amputation : la mort lui paraîtrait cent fois préférable.
Couchés près du foyer, dans une cabane enfumée où l'on respirait à
peine, gisaient sur le sol nu de nombreux blessés que dévorait la
fièvre. Les uns avaient eu la cuisse, d'autres le bras brisé par une
balle; la nature les a probablement guéris sans qu'aucun médecin
les pansât. Un grand et beau jeune homme découvrit devant nous
son épaule fracassée. 11 se tenait debout pendant que le vieux pra-
ticien de village enlevait soigneusement avec une pince d'acier les
esquilles que la suppuration amenait à la surface de la plaie. Le
blessé supportait ce supplice sans proférer une plainte; quelquefois
seulement un nuage passait sur son front et trahissait l'intensité de
la souffrance. « Comment allez-vous? demandions-nous à ces mal-
heureux. — Bien, répondaient-ils, si le prince est sain et sauf. »
Ce qui est dans le cœur de tous les sujets, il était peut-être inutile
de le mettre dans les lois. On a jugé cependant qu'il serait bon de
l'y faire figurer, ne fût-ce que pour le cas où le sentiment du res-
pect viendrait à s'afiaiblir dans la Montagne-Noire. Tout Monténé-
grin, « petit ou grand, » doit donc, pour se conformer aux lois,
(i aimer et respecter ses chefs, ses juges et les vieillards; il doit
leur témoigner toute son estime. Celui qui parlerait mal du prince
ou de ses actes serait puni comme un meurtrier. »
Quelques articles règlent les héritages, d'autres assurent les droits
de l'autorité paternelle. Il en est qui sont destinés à intimider les
calomniateurs. Prouver ce qu'on s'est permis d'avancer n'est pas
au Monténégro chose facile. L'avantage, dit la loi, devra rester à
celui des deux adversaires qui présentera le plus de gens de bien
prêts à jurer pour lui. Nous avons dit déjà quelles mesures tutélaires
avaient été prises pour préserver les jeunes fiUes de la contrainte
morale que trop souvent on leur faisait subir. Ce n'est pas la seule
disposition qui tende à relever la femme de sa condition d'infério-
rité. Les divorces, dont on faisait le plus scandaleux abus, ont été
interdits, à l'exception de ceux qu'autorise l'église orientale. Il
n'est pas jusqu'aux veuves dont l'état ne se soit occupé. Le code
de Danilo leur prescrit de ne plus se déchirer le visage avec les
ongles, et leur interdit la consolation de se défigurer ainsi pour
longtemps. Quant à l'église, la loi n'a fait qu'une légère incursion
dans son domaine, incursion vraiment indispensable. Le sacerdoce
était devenu chez les Monténégrins une fonction presque hérédi-
taire; les devoirs en étaient parfois singulièrement négligés. Il était
de ces lévites qu'on rencontrait beaucoup plus souvent sur le champ
de bataille que dans le temple. Le pope Jiiro, — pour n'en citer
592 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'un seul, — ce pope, qui devait trouver la mort au combat de
Grahovo, était réputé le plus grand faiseur de tchetas ; on le redou-
tait jusqu'au fond de la Bosnie. Tel autre s'était signalé par sa pro-
fonde ignorance de la liturgie slave; on l'accusait d'avoir récité, pré-
sidant un jour à un enterrement, l'office du mariage. La loi de 1855
a voulu que tout prêtre fût obligé « de venir au temple chaque di-
manche; » celui qui manquerait à ce devoir serait destitué.
Voilà donc les garanties sous lesquelles une réunion d'hommes
peut vivre, et qui à la rigueur lui suffisent. Il est vrai que le faible
y trouve peu d'appui; mais quelle est la législation primitive qui
ait songé à protéger la faiblesse? Celui à qui le ciel n'a départi ni
vigueur ni courage fera bien de ne pas aller porter ses pénates au
Monténégro. C'est un pays où il est bon de pouvoir compter sur
soi-même et dans lequel il convient d'inspirer un certain respect
aux autres. Les héros d'Homère se vantaient mutuellement leurs
prouesses avant d'en venir aux prises. Les Monténégrins n'enga-
gent point non plus de combat sans discours. On les entend célé-
brer du haut des rochers leur courage, rappeler leurs hauts faits et
ceux de leurs ancêtres, se proclamer cent fois les premiers guer-
riers du monde. Il n'y a que les Albanais qu'ils veuillent bien re-
connaître pour des adversaires dignes d'eux, et surtout, parmi les
Albanais, la tribu catholique des Mirdites.
Je ne pus prolonger autant que je l'aurais voulu mon séjour à
Cettigné, mais j'emportai de tout ce que j'y avais vu les plus favo-
rables augures. Entouré de son frère aîné, d'Ivo Raionitch, de Kerso
Petrovitch, de Peter Stephanof, le prince Danilo pouvait braver sans
crainte les intrigues des exilés, qui exhalaient à Zara leur colère
impuissante. La victoire de Grahovo, l'appui manifeste d'une grande
puissance, avaient donné aux Monténégrins une très hauts idée de
la bonne fortune et de l'habileté de leur prince. Il restait à confir-
mer cette opinion par un résultat décisif. Tel était le soin qui me
rappelait à Raguse.
IV.
Les Monténégrins qui m'avaient escorté depuis le moment oîi
j'avais mis le pied sur le sol de Budua ne voulurent pas me quitter
avant de m'avoir reconduit au port. Ils jetèrent de nouveau leur
longue carabine sur leur vaillante épaule, et d'un pas infatigable
entreprirent cette étape qui ne devait lasser ni nos guides ni nos
porteuses de bagages, mais qui était bien faite pour lasser nos che-
vaux. Les Monténégrins sont des amis attentifs et aimables. Je
comprends toutefois que l'Autriche les trouve des voisins incom-
modes. Nos exhortations ne purent tempérer le zèle de notre escorte
^LA DÉLpiTATION DU MONTENEGRO. 593
désireuse avant tout de nous faire honneur. Les salves de mous-
queterie dont elle nous accompagnait depuis notre départ nous
suivirent jusqu'aux portes de Cattaro. Nous traversâmes la ville,
nos guides furent obligés d'en faire le tour; on ne les y eût pas
laissés pénétrer sans les inviter à déposer leurs armes à la porte.
Cette précaution blessante n'est pas l'effet de la politique soupçon-
neuse de l'Autriche, elle remonte à une autre époque. Venise et le
Monténégro ne pouvaient se passer l'un de l'autre, Cattaro était le
seul marché où les Monténégrins échangeaient leurs moutons contre
du blé ou contre de la poudre. Plus d'une fois cependant leur tur-
bulence fit de ce marché, qui se tenait en dehors de la ville, le
théâtre de sanglantes querelles. Cattaro fermait alors ses portes,
la garnison courait à ses coulevrines, et quelques décharges d'ar-
tillerie dispersaient les ' onténégrins; mais ceux-ci à leur tour ne
tardaient pas à mettre Cattaro en état de blocus. Des rochers qui
surplombent la ville, ils fusillaient sans relâche tout ce qui osait
se montrer sur les remparts. Au bout de quelque^ jours intervenait
un accommodement, promettant l'oubli du passé, et se préoccu-
pant peu de trouver des garanties impossibles pour l'avenir.
Les côtes de la Dalmatie fournissent cà l'Autriche d'excellens ma-
rins, et parmi ces marins il faut mettre en première ligne les Boc-
chesi du cercle de Cattaro, descendans de ces rudes Esclavons qui
montaient autrefois les galères de Venise. Les Bocchesi sont tous
par l'origine, s'ils ne le sont plus par les mœurs, un peu Monténé-
grins. Questi Monleneriii, — c'est ainsi que, pendant le blocus de
Venise, les marins italiens nous désignaient les marins dalmates, —
ont avec leurs frères de la Czernagora de tels rapports de race, de
religion, de langage, que la fusion se fût facilement opérée, si, le
jour où le général Gautier remit Cattaro aux mains du vladika
Saint-Pierre, la politique eût ratifié cette conquête. L'empereur
Alexandre en avait ordonné autrement; ce fut sur son injonction
que les Monténégrins durent céder à l'Autriche le bassin qui leur
ouvrait un si large accès à la mer. L'abandon de ce territoire est
resté pour le Monténégro un sujet d'éternels regrets. Aucune puis-
sance, il faut bien le dire, ne saurait s'asseoir sur les bords de l'A-
.driatifjue sans gêner l'expansion de la race serbe. Si jamais l'Au-
triche devait évacuer l'étroite bande de terre qui, de Stagno cà
Budua, longe les états du sultan, ses héritiers naturels seraient les
Monténégrins. Il est dans les destinées de la race serbe d'empêcher
l'Adriatique de devenir une mer fermée. La journée de Lissa n'a
pas été le choc d'une flotte allemande contre une flotte italienne.
Ce sont les Esclavons qui ont une fois encore vaincu les Génois.
J'avais visité Cettigné au mois de juin. Je ne quittai le port de
TOME XCYIII. — 1SÎ2. 38
59ii REVUE DES DEUX MONDES.
Raguse qu'à la fin du mois de novembre. Commerxée le 25 juillet,
la délimitation n'était pas complètement terminée; mais le proto-
cole qui fixait en principe le tracé de la frontière avait été signé à
Constantinople. Il n'est pas facile de délimiter un état dont le terri-
toire n'a jamais été soumis à aucun levé topographique, et dont la
configuration indécise ne résulte d'aucun document écrit. La com-
mission européenne se trouvait donc conduite, tout en jalonnant le
pays, à s'en faire raconter l'histoire. « Les anciens des villages »
promenaient les négociateurs à travers les récits les plus fabuleux.
A une époque qui se perdait dans la nuit des temps, un proscrit,
disaient -ils, était venu dresser sa tente sur ce pic solitaire ou sur
le bord de ce cours d'eau. Les enfans avaient grandi, les troupeaux
avaient prospéré, la famille était devenue une tribu. L'état monté-
négrin n'était qu'une agglomération de familles. Chaque famille
avait gardé le nom de son fondateur. Comment séparer du tronc
principal les branches qui s'étaient étendues à droite et à gauche?
Pourquoi donner aux Turcs la nahia des Drekalovitch, quand les
Drekalovitch n'étaient que les enfans égarés des Kutchi? L'âpreté
avec laquelle le Monténégro défendait ses droits lui assurait une in-
contestable supériorité sur son nonchalant adversaire; mais l'Angle-
terre et l'Autriche avaient pris en main la cause de la Turquie. Les
parties se trouvaient ainsi ballottées entre deux influences contraires.
Il dépendait presque toujours de la Prusse de décider la question.
Sur la plupart des points, la Prusse nous avait donné la majorité;
sur celui-ci, elle demeura inflexible. Nous manquâmes donc malgré
nous l'occasion d'arracher quelques milliers d'âmes de plus aux
griffes de la Turquie. Ce que nous eussions surtout désiré obte-
nir pour nos protégés, c'était un port où pût enfin flotter le dra-
peau monténégrin; le prince Danilo se fût contenté de la moindre
crique. Le droit à la mer est la juste ambition de tous les peuples.
Tant que le Monténégro restera une enclave, tant qu'il ne pourra
communiquer avec le reste du monde sans la permission de l'Autriche
ou de la Turquie, il y aura forcément arrêt dans le développement
de ses destinées. Un grand pas cependant avait été fait. Le Mon-
ténégro avait désormais un nom dans les archives diplomatiques
de l'Europe. Il fallait savoir se contenter de ce premier avantage.
L'œuf d'où est sorti l'empire actuel d'Allemagne a été couvé pen-
dant plus d'un siècle par les électeurs de Brandebourg.
Je ne souhaite pas de nouveaux cataclysmes à ce monde trop
bouleversé di^jà. Que l'empire ottoman continue à subsister, si la
vie n'est pas tarie dans son sein, qu'il s'assimile, si les dieux le per-
mettent, les provinces qui ne se sont pas encore soustraites à sa
domination; je no demande qu'une chose, c'est que, le jour où le
colosse viendrait à s'écrouler, on veuille bien se souvenir qu'il
LA DÉLIMITATION DU MONTENEGRO. 595
existe une nationalité serbe. Cette nationalité saura reconnaître,
dans les débris qui JQncheront alors le sol, les membres épars qui
lui appartiennent. Est-ce à la Servie ou au Monténégro que sera
réservé l'honneur de les réunir? Il importe peu; ce que doit avant
tout désirer cette intéressante tribu de la famille slave, c'est qu'il
se trouve quelque part un centre assez puissant pour attirer à lui et
pour retenir associés les éléinens d'une grande confédération indé-
pendante.
Les voies de la Providence sont mystérieuses, et il lui plaît sou-
vent d'ajourner ses desseins. L'heure de la renaissance devait être
sans doute retardée pour les Serbes, car les hommes qui semblaient
avoir été appelés à diriger, en Servie aussi bien qu'au Monténégro,
le grand mouvement de la rénovation sociale, le prince Danilo et le
prince Michel, voyaient à quelques années d'intervalle leur destin
abrégé par d'odieux attentats. Que les Serbes y prennent garde,
leur histoire jusqu'ici n'a été que l'histoire de leurs dissensions. Il
leur faut introduire plus de discipline dans les esprits, plus d'union
dans les cœurs. Leur avenir se fermerait brusquement, s'il se ren-
contrait encore parmi eux des Vuk Brankovitch. On peut douter
heureusement que le meurtre du prince Danilo ait été l'effet de
quelque instigation politique. C'est un avantage que le Monténégro
paraît encore avoir eu sur la Servie. Le il août 186'), le prince
était à Cattaro avec sa jeune femme. Une barque l'attendait près
du quai, il y avait déjà fait embarquer la princesse et allait y des-
cendre lui-même, quand un Monténégrin écarta violemment les
gardes, et, à brûle-pourpoint, lui tira un coup de pistolet dans les
reins. Le prince chancela; ce furent les bras de sa femme qui le re-
çurent. L'assassin avait profité du premier moment de stupeur pour
s'enfiiir. On parvint à le rejoindre. Il ne fit aucune révélation. A
l'occasion de je ne sais plus quel méfait, le prince l'avait exilé.
C'était du juge, non du prince, qu'il avait voulu tirer vengeance.
Quoique la balle eût brisé l'épine dorsale, l'agonie se prolongea
pendant vingt-quatre heures. La princesse Darinka montra un grand
courage et une résolution dignes du rang qu'elle occupait. Son ne-
veu, le prince Nicolas, qu'elle avait tenu à faire élever en France,
était heureusement auprès d'elle en ce terrible moment. Elle mit
sur sa tête le bon let du prince Danilo, et l'investit ainsi du pouvoir
suprême; puis elle reprit le chemin de Gettigné, suivant à pied le
cercueil qui renfermait les dépouilles mortelles de son époux. Le
prince Nicolas était le fils unique de Mirko. L'influence dont jouis-
sait ce valeureux homme de guerre eût fait rentrer sous terre tous
les compétiteurs, s'il s'en était présenté. Le Monténégro n'en subit
pas moins les conséquences déplorables de la catastrophe. Une an-
596 REVUE DES DEUX MONDES.
née ne s'était pas écoulée que la guerre ramenait les Turcs sur ses
frontières. Une seconde campagne les conduisait jusqu'aux derniers
contre-forts qui couvrent la vallée de Cettigné. Il était temps que
l'Europe intervînt; la diplomatie préserva le Monténégro de l'inévi-
table soumission qui eût annulé le plus précieux de ses titres à la
suprématie future. Ce petit pays reste vierge de la doiiination tur-
que. Le temps d'arrêt qu'il a subi dans son expansion n'est qu'un
incident sans importance. L'avenir est aux races qui n'ont pas ab-
juré et qui croient aux retours de fortune, parce qu'elles n'ont pas
cessé de croire en la justice de la Providence.
Je n'essaierai pas de contredire les philosophes qni prétendent
que « la vertu est si nécessaire aux hommes et si aimable par elle-
même, qu'on n'a pas besoin de la connaissance d'un Dieu pour la
suivre; » je n'en croirai pas moins cette doctrine tout à fait insuffi-
sante pour entretenir dans les âmes le culte exalté de la patrie.
Quand l'empire de Douschan et des Nemanja eut été effacé de la
carte du monde, ce fut la religion et la poésie qui en conservèrent
le souvenir dans la mémoire des hommes. Quelques milliers de
bandits réduits à vivre de pillage devinrent, grâce à la persistance
de leur foi, les gardiens du précieux dépôt de la nationalité serbe.
Le sultan entrait alors en campagne à la tête de 500,000 hommes,
il pouvait tirer de ses arsenaux plus de 600 pièces d'artillerie,
envoyer devant lui, « pour faire le dégât, » 60,000 Arcangis et
A0,000 Azapes. Le monde lui offrait peu de plaines assez vastes
pour qu'il y pût asseoir ses camps et passer en revue son armée.
Sans compter les troupes auxiliaires, les Tartares de la Bulgarie et
les Tartares de la Crimée, les Circassiens et les Kurdes, il voyait
chaque soir, à l'appel du muezzin, près de 100,000 spahis ou janis-
saires et plus de 200,000 Timariotes agenouillés le front dans la
poussière, le visage tourné vers La Mecque. Qui eût osé penser que
les successeurs de ce potentat en viendraient un jour à traiter de
puissance à puissance avec un porcher de la Schoumadia et avec
le chef indépendant du Monténégro? Les plus grandes nations, les
plus nobles races sont exposées à fléchir sous le poids de leurs dis-
cordes intestines. On les voit alors s'éclipser pendant de longs
siècles. L'histoire ne nous offre que trop d'exemples de ces désas-
treux effacemens; mais l'histoire nous apprend aussi que ces nations
peuvent renaître du moindre germe, lorsqu'elles ont conservé le
respect de leur langue, la mémoire des hauts faits du passé et cette
dernière étincelle de vie, la foi religieuse, capable à elle seule de
tout féconder.
E. JuRiEN DE La Gravière.
UN MINISTRE
DU ROI PHILIPPE LE BEL
GUILLAUME DE NOGARE.T (1).
II.
LES APOLOGIES DE NOGARET ET LE PROCÈS DES TEMPLIERS.
I.
Nogaret, se présentant devant Philippe le Bel à Béziers, put se
vanter de lui avoir fait remporter une difficile victoire. Le plus re-
doutable adversaire que la royauté française eûl jamais trouvé sur
son chemin était mort de rage. Nogaret exposa en plein conseil le
complet changement qui s'était opéré dans les dispositions de la
cour de Rome, insista sur les bonnes intentions du pape Benoît XI,
et conseilla d'envoyer une solennelle ambassade au saint -siège
avant que le pape eût, selon l'usage, dépêché en France le légat
porteur de la bulle d'intronisation. C'était là un avis très prudent;
il y avait trois mois et demi que Benoît était proclamé; si l'on avait
attendu encore et que le légat ne fût pas venu, cette abstention au-
rait passé pour la confirmation de tous les anathèmes de Boniface.
Le roi suivit cettti opinion, et désigna pour faire partie de l'am-
bassade Bérard, ou Béraud, seigneur de Mercœur, Guillaume de
Plaisian et le célèbre canoniste Pierre de Belleperche, tous trois
amis et associés intimes de Nogaret. Ce qui prouve du reste que
la conduite de ce dernier obtint de Philippe une pi -ine approba-
tion, c'est que nous possédons les actes originaux, datés de Béziers
(Il Voyez la Revue du 15 mars.
598 REVUE DES DEUX MONDES»
vers le 10 février, des récompenses que le roi lui accorda pour ses
services passés. Au don de 300 livres de rente qu'il avait fait à No-
garet avant le départ pour l'Italie, Philippe ajouta 500 nouvelles
livres de rente sur le trésor royal de Paris, en attendant que ces
rentes pussent être assignées sur des terres. A la même date, nous
trouvons une faveur royale plus singulière. Le jour des cendres de
l'an 130Zi (11 février), Philippe le Bel, se trouvant à Béziers, donne
aux quatre ins'^parables, à Bérard de Mercœur, à Pierre de Belle-
perche, à Guillaume de Nogaret et à Guillaume de Plaisian, quali-
fiés milites et nuntii nostri, plein pouvoir de mettre en liberté toute
personne, laïque ou ecclésiastique, détenue en prison pour n'ira-
porte quel motif. Il est regrettable que le nom de Nogaret soit mêlé
à une mesure aussi peu légale. Triste magistrat que celui qui, pour
récompense de ses services politiques, acceptait le droit de vendre
à son profit la liberté aux prisonniers ! Il est vrai que les prisons
de l'inquisition du midi recelaient à cette époque tant d'innocentes
victimes, que le privilège exorbitant conféré à Nogaret et à ses
compagnons fut sans doute pour plusieurs malheureux une répa-
ration et un bienfait.
Dans la pièce que nous venons de citer, Nogaret est qualifié niin-
tius sur le même pied que les trois ambassadeurs. Après beaucoup
d'hésitations en effet, Nogaret finit par être attaché à l'ambassade
qu'il avait conseillée. Le ih février, Mercœur, Belleperche et Plai-
sian sont investis par lettres patentes, datées de Nîmes, des pouvoirs
nécessaires pour recevoir (non pas pour demander) au nom du roi
l'absolution des censures que ce prince pouvait avoir encourues.
Nogaret ne figure pas dans cet acte; mais le 21 février les trois
mêmes personnages, auxquels cette fois est joint Nogaret, sont
chargés par nouvelles lettres patentes, datées de Nîmes, de traiter
de la paix avec le pape, sauf les franchises et bonnes coutumes
de l'église gallicane. Cette adjonction du sacrilège Nogaret à l'am-
bassade extraordinaire qui se rendait auprès du saint-siège pour
une mission d'un caractère conciliant serait incroyable, si elle ne
nous était garantie non-seulement par Nogaret lui-même, mais par
un acte officiel dont nous avons l'original. Il faut ajouter que Plai-
sian, Bellepen he et Mercœur n'étaient guère moins compromis que
Nogaret avec la cour de Rome.
Un an après le voyage clandestin où l'on avait vu l'envoyé du roi
de France marcher de compagnie avec les pires bandits de la chré-
tienté, Guillaume de Nogaret partit donc de nouveau pour l'Italie,
cette fois comme membre d'une ambassade solennelle, avec les plus
graves personnages de l'église et de l'université; mais l'insolent di-
plomate avait trop présumé de son audace et de la faiblesse de
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 599
Benoît. Ce dernier commençait à sortir de l'espèce de stupeur où
l'avait plongé la scène d'Anagni. Il accueillit l'ambassade, et refusa
de voir Nogaret. Si le pape eût consenti à négocier avec lui, c'était la
preuve qu'il était libre de toute excommunication, le pape ne pouvant
traiter avec un excommunié. Le refus de Benoît, au contraire, plaçait
Nogaret sous le coup des plus terribles anathèmes, et l'obligeait à
solliciter l'absolution pour sa campagne de 1303. Solliciter l'abso-
lution, c'était s'avouer coupable; s'avouer coupable, c'était s'ex-
poser au sort le plus cruel. Il fit dont prier le pape de lui donner
ce qu'on appelait l'absolution ad cautclam, c'est-à-dire l'absolution
qu'on demandait pour plus de sûreté de conscievice, et qui n'impli-
quait pas la réalité du crime dont on était absous. Benoît refusa en-
core. Le 2 avril 130A, le roi fut relevé des censures qu'il pouvait
avoir encourues, et il fut dit qu'il l'était sans qu'il l'eût demandé.
Une bulle du 13 mai annula toutes les sentences de Boniface contre
le roi, son royaume, ses conseillers et officiers, et rétablit tous les
Français dans l'état où ils étaient avant la lutte; Guillaume de No-
garet était excepté. Par une autre bulle du même jour, le pape
dégage tous prélats, ecclésiastiques, barons, nobles et autres du
royaume des excommunications contre eux prononcées, excepté en-
core Nogaret, dont il se réserve l'absolution. Ceci était fort grave.
La diplomatie de îNogaret avait échoué; sa position civile restait celle
de l'excounnunié, ce qui équivalait à être hors la loi. Sa fortune était
sans solidité, sa vie en danger. Pour secouer ranauhème, il lui fau-
dra sept années de luttes et de subtiles procédures. Nous allons le
voir y déployer parfois beaucoup de science et d'éloquence, toujours
une rare souplesse et des ressources d'esprit infinies.
Un passage des plaidoiries de Nogaret écrites en 1310 ferait sup-
poser que l'ambassade de 1304 requit Benoît XI de continuer par
lui-même ou par le concile le procès contre Boniface intenté en
1303; mais Nogaret avait alors besoin pour sa thèse que le procès
d'Avignon en 1310 fût la suite de celui qu'il avait commencé à l'as-
semblée du Louvre le 12 mars 1303. Il se peut que sur ce point il
ait présenté les faits sous un jour inexact. Nogaret ne s'attaqua avec
frénésie à la mémoire de Boniface que quand il vit qu'il n'y avait
pour lui qu'une seule planche de salut, c'était de susciter contre la
papauté un procès scandaleux, et de mettre la cour de Rome dans
une situation telle qu'elle se crût heureuse de lui accorder son ab-
solution pour prix de son désistement.
Nogaret devança par un prompt retour l'arrivée en France des
bulles qui absolvaient tout le monde excepté lui. Sa position deve-
nait fort difficile à la cour. Il avait des ennemis, qui cherchaient
à animer le roi contre lui et à présenter l'incident d'Anagni sous
600 REVUE DES DEUX MONDES.
le jour le plus défavorable. Les récits qui s'étaient répandus de
ce fait avaient excité, même en France, une désapprobation uni-
verselle. Charles de Valois et d'autres princes du sang étaient irrités
contre les légistes qui avaient conseillé de pareilles violences. Le
clergé n'attendait qu'une occasion pour éclater, et murmurait haute-
ment. Nogaret remit au roi comme à son juge naturel un mémoire
justificatif, et demanda qu'on voulût bien l'admettre à la preuve.
Mais le roi s'arrêta; le procès impliquait en eilet l'hérésie de Boni-
face et l'illégitimité de son tHre papal, « enquête qui, bien qu'inci--
dente dans ma cause, appartient plus à l'église qu'au roi, » dit
Nogaret. Par ce retour habile, il colorait le refus que Philippe
paraît avoir opposé à sa requête. S'il avait pu tirer du roi comme
juge temporel un arrêt constatant son innocence, cela lui aurait cer-
tainement suffi. Il ne réussit pas à obtenir cette sauvegarde. Quand
on songe à la dureté des temps, au caractère de Philippe le Bel et
des princes du sang à cette époque, on est pourtant surpris de l'es-
pèce de loyauté avec laquelle le roi soutint son agent. C'est mer-
veille que le sacrifice de ISogaret n'ait pas été la condition de la paix
entre le pape et le roi, que ce dernier ne l'ait pas désavoué comme
mauvais conseiller, n'ait pas déclaré qu'il avait agi sans autorisa-
tion, et n'ait pas rejeté sur lui tous les torts. Il faut louer Philippe
de la fidélité avec laquelle il protégea les ministres de sa politique.
Il n'en sacrifia aucun aux jalousies qu'allumait à cette époque la
fortune de tout parvenu. Les rancunes qu'avait excitées Enguer-
rand de Marigni ne purent se satisfaire qu'après la mort du roi.
Nogaret cependant ne cessait d'agir en cour de Borne pour obte-
nir son pardon, ou, comme il disait, pour prouver son innocence. A
Rome, plusieurs fois, à Viterbe, à Pérouse, le pape fut sollicité en
sa laveur par les personnes les plus éminentes de l'église, dont
quelques-unes parlaient au nom du roi. Tout fut inutile. Le refus
d'absolution ne suffit même pas à Benoît : quelques semaines après
avoir absous le roi, cause première de tout le mal, il entreprit une
poursuite canonique contre ceux qui n'avaient été que ses ageris.
Par la bulle Fhigitiosum sceliis , datée de Pérouse et publiée le
7 juin, il désigna solennellement à la vindicte de la chrétienté ceux
qui avaient pris part au crime commis sous ses yeux, aux vio-
lences exercées sur la personne de Boniface et au vol du trésor de
l'église. En tête de « ces fils de perdition, de ces premiers-nés de
Satan, » est Nogaret, puis viennent Rainaldo da Suplno, son fils,
son frère, Sciarra Colonna et douze autres. Le pape les assigne de-
vant son tribunal avant la Saint-Pierre (29 juin) pour y entendre ce
qu'il ordonnera. La rhétorique pontificale ne se refusa aucune de
ses figures habituelles pour exciter l'horreur contre « le ciinie mon-
UN MliNISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 691
strueux, la monstruosité criminelle que certains hommes très scélé-
rats, poussant l'audace aux dernières limites, ont commis contre la
personne de Boniface VIII, de bonne mémoire. » L'attentat était
raconté en un style où se mêlaient l'imitation de la Bible et celle de
Cicéron. « Voilà ce qui s'est fait ouvertement, publiquement, no-
toirement et devant nos yeux. Lèse-majesté, crime d'état, sacrilège,
violation de la loi Julia de vi publica, de la loi Cornelia sur les
sicaires, séquestration de personnes, rapine, vol, félonie, tous les
crimes à la fois! Nous en restâmes stupéfiés! Quel homme, si cruel
qu'il soit, pourrait ici retenir ses larmes? quel cœur dur ne serait
attendri? 0 crime au-dessus de toute expiation! ô forfait inoui!
0 malheureuse Anagni, qui as souffert que de telles choses s'ac-
complissent dans ton sein ! Que la rosée et la pluie ne tombent ja-
mais sur toi! qu'elles tombent sur les montagnes qui t'environnent;
mais toi, qu'elles passent sur ta colline maudite sans l'arroser!..
0 misérables qui n'avez pas imité David, lequel refusa d'étendre la
main sur son rival, sur son ennemi, bien plus, qui fit frapper de
l'épée ceux qui l'osèrent! Nous l'imiterons, nous autres, en ce point,
parce qu'il est écrit: « Ne touchez pas à mes christs! » 0 douleur
affreuse, fait lamentable, pernicieux exemple, mal inexpiable, honte
sans égale! Église, entonne un chant de deuil, que des larmes ar-
rosent ton visage, que, pour aider à une juste vengeance, tes fils
viennent de loin, tes filles se lèvent à tes côtés ! »
La situation de Nogaret était des plus critiques. Le pape Benoît
trompait toutes ses espérances; le pontife reparaissait peu à peu
derrière le moine timide. Nogaret vit qu'il fallait empêcher à tout
prix que l'assignation de la bulle Flagitiosum scclus n'eut son effet.
Il refusa de comparaître; le 25 juin, il vint se mettre sous la pro-
tection du roi. La procédure cependant suivait son cours à Pé-
rouse; la condamnation était inévitable, quand une seconde fois la
mort vint visiter la demeure papale à point nommé pour les in-
térêts de Nogaret. Plus tard, nous le verrons soutenir que ce fut
là un miracle. A l'en croire, la sentence était prête, les échafauds
étaient dressés et ornés de tentures en drap d'oi% le peuple était
rassemblé de grand matin sur la place de Pérouse pour assister
au sermon qui précédait l'acte de foi, quand Dieu frappa le pape
d'un mal subit, pour le punir d'avoir osé défendre l'hérétique Bo-
niface, et pour l'empêcher de prononcer une sentence injuste. Ce
qu'il y a de sur, c'est que Benoît mourut à Pérouse le 7 juillet.
On crut qu'il avait été empoisonné, et les soupçons se portèrent sur
ceux qui avaient un si grand intérêt à sa mort, nommément sur No-
garet et sur Sciarra Golonna.
Il n'est pas probable que Nogaret ait été directement l'auteur de
602 REVUE DES DEUX MONDES.
l'empoisonnement de Benoît. Ce qui est fâcheux, c'est qu'en nous
présentant la mort du pape comme un signe évident de la ven-
geance divine, protectrice de son innocence, il ait donné un vé-
ritable corps aux soupçons. Cette coïncidence, notée par Nogaret
lui-même, a quelque chose de suspect; il n'est pas bon de lire si
bien dans les jiigemens de Dieu, quand il s'agit de la mort d'un
ennemi. Ce qui paraît assez vraisemblable, c'est que le crime fut
l'ouvrage de Rainaldo ou de Sciarra, qui étaient perdus, si Benoît
passait outre. Depuis quelque temps, le pape se défiait d'un em-
poisonnement et faisait faire l'essai de tous ses mets. On déjoua,
dit-on, ses précautions en habillant en religieuse un jeune gar-
çon, qui se présenta comme tourière des sœurs de Sainte-Pétro-
nille, tenant un bassin d'argent plein de belles figues qu'il offrit au
pape de la part de l'abbesse, sa dévote. Le pape les reçut sans dé-
fiance, parce qu'elles venaient d'un personne renfermée, en mangea
beaucoup, et mourut.
II.
La mort de Benoît XI sauva Nogaret. Malgré sa douceur, ce pape
n'aurait pu éviter de prononcer une condamnation sévère. La mort
du pontife accusateur laissait au contraire Nogaret dans une situa-
tion juridique favorable. Il était simplement assigné; il n'avait pas
été condamné, ni même entendu. Pour un légiste subtil, il y avait
là matière à des chicanes sans fin. Nogaret affecta de ne rien savoir
de la procédure de Pérouse, parce qu'il n'en avait pas reçu copie,
s'étonna beaucoup de l'ignorance de Benoît, qu'il qualifia de crasse,
alla trouver officiellement le roi, et lui remit un nouveau mémoire
justificatif. Le roi se retrancha encore derrière une exception tirée
de ce que la cause intéressait la foi. Nogaret, malgré toutes ses ha-
biletés, était rejeté dans le for ecclésiastique; il vit qu'il ne pouvait
être sauvé que par une absolution d'église. La vacance du saint-
siége, qui s'étendit de la mort de Benoît XI (7 juillet ISOZi) à l'élec-
tion de Clément Y (5 juin 1305), semblait lui offrir une belle occa-
sion pour obtenir ce qu'il désirait.
Grâce à la faveur royale d'ailleurs, jamais anathèmes ne furent
si faciles à porter que ceux que le crime d'Anagni avait attirés
sur Nogaret. Les récompenses du roi venaient en foule à l'excom-
munié. Nous avons vu que les 300 et les 500 hvres de rente, dont
le roi lui fit don en mars 1303 et en février 1304, étaient à prendre
sur le trésor de Paris en attendant qu'elles fussent assignées sur
des terres. Le roi exécuta la conversion de la première rente par
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 603
une charte datée de Paris, juillet î30i. La conversion des 500 livres
fut faite quelques jours après. Le roi, étant à Arras le lundi après
la Madeleine, assigna cette dernière rente sur le château et la vi-
guerie de Gauvisson, à trois lieues de Nîmes, et sur le pays de la
Vannage, au diocèse de Nîmes, ne s'y réservant que l'hommage.
Plusieurs autres terres nobles et des droits féodaux considérables
complétèrent la donation royale. On n'avait jamais vu jusque-là
d'aussi importantes aliénations du domaine faites en faveur d'un
particulier. Nogaret se trouva constitué principal seigneur de toute
la campagne qui s'étend depuis Nîmes jusqu'à la mer et du cours
inférie-ur de la Vidourle. Il se vit en quelque sorte transplanté du
Lauraguais, son pays natal, sur la frontière de Provence. De tous
ces titres, le plus important était celui de Gauvisson, baronnie don-
nant entrée aux états du Languedoc. Nogaret jouit de Gauvisson
depuis 130^; quant aux autres seigneuries, c'est un peu abusive-
ment qu'on en fait Nogaret titulaire avant 1309. Nous le verrons
cependant porter le titre de seigneur de Tamarlet depuis le com-
mencement de 1305. Nogaret ne chercha jamais à dissimuler l'im-
portance de ces récompenses, que ses adversaires ultraniontains lui
reprochaient amèrement.
L'habile chevalier ès-lois connaissait trop bien son siècle pour ne
pas sentir que tant de faveurs étaient inutiles, s'il n'obtenait une
absolution régulière. La moindre réaction le perdait; sa mort privait
sa famille de tout son bien, puisqu'un excommunié ne pouvait tester
ni même avoir d'héritiers. Profitant de la vacance du saint-siége, il
se tourna vers l'officialité de Paris, qu'il affectait de regarder comme
son juge naturel. Le 7 septembre, veille de la Nativité de la Yierge,
au jour anniversaire de l'attentat d'Anagni, il fait enregistrer de-
vant l'official de Paris une longue apologie de sa conduite. Après
avoir protesté que, s'il demande l'absolution à cautèle ou autrement
pour la sûreté de sa conscience, il n'entend pas reconnaître qu'il est
lié en réalité par aucun anathème, il renouvelle son attaque contre
Boniface. Ce pape a été hérétique, idolâtre, simoniaque, sacrilège;
il est entré vicieusement dans la papauté ; il a été dissipateur des
biens de l'église, usurier, homicide, sodomite, fauteur de schismes;
il a troublé le collège des cardinaux, ruiné la ville de Rome, les ba-
rons, les grands, suscité des divisions en Italie et entre les princes
chrétiens; il a tenté par divers moyens de détruire le royaume de
France, principale colonne de l'église romaine; il a tiré de la France
tout l'argent qu'il a pu; il a convoqué les prélats pour la ruine de
la France, excité les rois contre la France, suspendu les universités
de France, voulu en un mot détruire l'église gallicane, qui fait une
grande partie de l'universelle. Lorsque les ecclésiastiques et les
QOh REVUE DES DEUX MONDES.
princes ne mettent pas ordre à la réformation, chacun a le droit'd'y
pourvoir. Le roi de France a été prié d'y mettre la main; lui, No-
garet (en son ambassade de 1300), a dû avertir Boniface caritative
et canonire, d'abord en secret, puis devant témoins idoines. Bo-
niface a tout méprisé. Dès lors, Nogaret aurait pu révéler ce qu'il
savait à l'église universelle; mais Boniface rendait la discipline im-
possible par son pouvoir tyrannique. Nogaret a exposé les crimes^' de
Boniface au roi (parlement du 12 mars :Î303), et lui a demandé qu'il
promût un concile général, à quoi le roi et tout le parlement ont
consenti. Gomme dernière tentative de conciliation, le roi a envoyé
en Italie Nogaret avec le titre de nuntius, mais sans succès. En plein
parlement (13 juin), Boniface a été accusé, cité; la France entière a
consenti à la citation. Nogaret reçut ordre du roi de publier ce qui
avait été arrêté et de pressar le concile. Boniface se mit à la tra-
verse, ne pensa pas à se justifier, et dut par conséquent être tenu
pour convaincu, Nogaret cependant différa d'user de la force, jus-
qu'à ce qu'il eût vu le dessein où était l'antipape de publier ses ana-
thèmes contre la France. Alors Nogaret avec peu de troupes, mais
assuré de la justice de son entreprise, est entré dans Anagni. Les
parens de Boniface firent de la résistance; Nogaret, « ne pouvant
accomplir autrement l'affaire du Christ, » fut obligé de les atta-
quer, avec l'assistance de ceux d' Anagni. Pierre Gaetani et ses en-
fans ayant été pris, Nogaret empêcha autant qu'il put la violence;
l'opiniâtreté de Boniface fut la cause de tout le mal. Nogaret voulait
empêcher le pillage du palais et du trésor; la furie du soldat fat
plus forte; on sauva du moins la vie de Boniface et de ses parens.
Nogaret, parlant à Boniface, lui représenta comme quoi il était tenu
pour condamné à cause de ses hérésies, mais qu'il fallait un ju-
gement de l'église avant de le faire mourir, qu'à cet effet il lui
donnait une garde. Ceux d'Anagni, voyant cette garde faible, la
chassèrent du palais ainsi que de la ville, après en avoir tué une
partie, et de la sorte Boniface fut délivré. Alors, en pleine liberté,
sans nulle garde autour de lui, il feignit de se repentir, accorda un
plein pardon à C3UX qui l'avaient, forcé, même à Nogaret, et leur donna
l'absolution, quoiqu'ils n'en eussent pas besoin, et qu'ils fussent au
contraire dignes de récompense (1). Nogaret continua jusqu'à la mort
du faux pape son « œuvre vertueuse, » et il est prêt à la soutenir
contre la mémoire dudit pape, sans rémission. Boniface, revenu à
Rome, y vécut plusieurs jours, durant lesquels il aurait pu se recon-
naître et se corriger; mais, fermant les oreilles à la manière de l'as-
pic, obstin j dans ses crimes et son iniquité, il mourut fou et blasphé-
(1) Imo potius prœmium eis pro Cliristi uegotio quod g(;sserant, non pœna debe-
retur.
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 605
mant î)ien, si bien que le proverbe qu'on disait à son sujet s'ac-
complit : Intravit ut vulpcs, 7\'gnavit ut leo, morietur ut canis.
Boniface mort, Nogaret crut devoir poursuivre son action juri-
dique; l'accusation d'hérésie en effet n'est pas éteinte par la
mort; il eût été pernicieux pour l'église que la mémoire d'un pape
aussi criminel ne pérît pas avec l'éclat convenable (1), car d'autres
eussent été par là entraînés à l'imiter, ce qui est bien à éviter pour
le bien du siège apostolique. Prié de différer et assuré par le nou-
veau pape d'intentions bienveillantes, il revint en France, conseilla
au roi l'ambassade dont Belleperche, Plaisian, Mercœur firent par-
tie, et, comme le nouveau pape, prévenu injustement, exprima le
désir de ne pas le voir, il eut la m.odération.de s'efficer. On voit
donc que c'est le pur zèle de la gloire de Dieu et de la foi qui l'a
fait agir, il n'a violé aucun canon; que s'il a excédé en quelque
chose, il est prêt à en rendre compte au concile général.
Le 12 septembre suivant, Nogaret passa par-devant l'official de
Paris un acte plus hardi encore. De mauvaises nouvelles arrivaient
d'Italie; on craignait que les cardinaux du parti de Boniface se ren-
dissent maîtres du conclave. Nogaret, pour se réserver des moyens
dilatoires contre la sentence dont le futur pape pourrait le frapper,
déposa une protestation préalable. Considérant la vie de feu Boniface
remplie de crimes énormes, voyant que plusieurs ecclésiastiques,
dont quelques-uns sont assistans du saint-siége, ont approuvé sa
mauvaise vie, sa sodomie, ses homicides, sans qu'ils puissent s'ex-
cuser, comme ils pouvaient le faire jusqu'à un certain point de son
vivant, sur la terreur que leur inspirait sa tyrannie effrénée, crai-
gnant en conséquence que ses adhérens, s'il n'y est pourvu, ne
soient aussi pernicieux à l'église qu'il l'a été lui-même, — par ces
motifs, Ncgaret en appelle au concile et au pape à venir, de peur
que les cr^rdinaux fauteurs dudit Boniface ne présument d'élire un
complice de ses crimes, ou d'accepter au conclave des rapports
avec de tels excommuniés. C'est la crainte qu'il a de ces fauteurs
d'hérésie, dont l'injuste haine ne cesse de le poursuivre, qui l'a
empêché de se rendre à la cour de Borne (pour répondre à la cita-
tion de Benoît XI). Il ne nomme pas quant à présent ces hommes
pervers que leurs déportemens dénotent assez; mais il est navré
quand il voit ainsi les fils de la sainte église romaine faire jouer à
cette mère jusque-là toujours chaste le rôle d'une courtisane. De
même qu'il s'est élevé contre Boniface, il s'élèvera contre la séquelle
de Boniface, et cela, parce qu'il a choisi pour mission de s'opposer
comme un mur à ceux qui veulent outrager la susdite mère et la
violer à la face dts nations. — De l'audace, toujours de l'audace!
(1) Si memoria cjus cum debito sonitu non poriret.
606 REVUE DES DEUX MONDES.
telle fut la devise de Nogaret. C'est en intervertissant sans cesse les
rôles, en quittant la sellette de l'accusé, dont on ne se levait guère
au moyen âge que pour marcher au supplice, et en s'asseyant d'un
air arrogant sur le siège de l'accusateur, qu'il sortit riche, triom-
phant, anobli, d'un exploit au bout duquel, selon toutes les vraisem-
blances, il devait trouver la prison perpétuelle ou la mort.
Il ne tarissait pas pour sa justification, et, pendant le mois de
septembre 130A, il s'écoule à peine un jour où l'on n'ait de lui
quelque pièce notariée. Un acte passé le 12 septembre devant l'offi-
cial de Paris représente que le saint-siége mal informé peut rendre
un jugement susceptible d'être cassé, que le pape légitime ne sau-
rait persécuter celui qui a fait la bonne action de s'opposer à ceux
qui ruinaient l'église. Si quelque antechrist envahit le saint-siége,
il importe de lui résister, l'église n'est pas offensée d'une telle ré-
sistance; si l'ordre ne peut se remettre sans la force, il ne faut pas
pour cela se désister du droit, et, si pour la cause du droit il se
commet des violences, on n'en est pas responsable. Ce cas est le
sien : serviteur de Jésus-Christ, il a été obligé de défendre l'église
de Dieu; Français, il a dû combattre pour sa patrie misérablement
déchirée, ruinée par un cruel ennemi. Loin d'être sacrilège, il a
sauvé l'église. S'il y a eu quelque excès commis mal à propos, il en
demande pardon en toute humilité. Le vol du trésor d'Anagni n'a
pas été de sa faute; il n'a pu l'empêcher. Il n'a pas touché à Boni-
face, il n'a pas commandé de le prendre; il a seulement empêché
que ce méchant homme ne fit plus de mal. Cette action d'ailleurs,
il l'a faite non par haine, mais par amour de la justice. Le pape
Benoît, trompé par ses ennemis et procédant sans l'ouïr, a pro-
noncé qu'il est tombé in canonem latœ sententiœ, et l'a cité par-de-
vant lui à Perouse pour ouïr sa sentence. Gomme si Boniface ne l'a-
vait pas absous à Anagni même, dès qu'il fut en liberté! Il n'a donc
eu garde de se rendre à cette invitation de Benoît. Le saint-siége
vacant ne doit pas non plus trouver étrange qu'il ne comparaisse
pas, attendu le danger des chemins. Un jour il fera voir son inno-
cence, dans le concile où Boniface sera jugé; en attendant il s'a-
dresse provisoirement à l'official de Paris, son ordinaire à cause
de son domicile. En réalité, il n'a été excommunié ni par Boniface,
ni par Benoît; il ne se croit lié par aucune sentence, puisque lui et
ceux qui l'assistaient à Anagni furent absous par Boniface devenu
libre, ce qu'il offre de prouver. Il demande seulement à l'official
qu'il ait à l'absoudre ad cauielam ou autrement, comme bon lui
semblera, étant prêt du reste à obéir en tout aux commandemens
du saint-siége; dès à présent il récuse les fauteurs de Boniface,
qu'il nommera en temps et lieu.
Le 16 septembre, nous avons encore d'autres pièces de Nogaret
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 607
par-devant rofficial de Paris. Dans l'une, il proteste que les pour-
suites qu'il a faites et qu'il entend faire contre la nif'^moire de Boni-
face et contre ses fauteurs ne viennent d'aucune haine qu'il ait à leur
endroit; qu'il n'est leur ennemi qu'en tant que la religion l'oblige à
être l'ennemi de leurs péchés; qu'il désire leur amendement; mais
que, s'ils ne viennent à résipiscence, il est bon qu'ils soient châtiés
par justice pour éviter le scandale. Tout ce qu'il a fait ou dit, tout
ce qu'il fera ou dira, il l'a fait, dit, il le fera, dira, par pur zèle de
la gloire de Dieu, du bien de l'église, de son droit et du bien pu-
blic. Quatre nouveaux actes furent passés le même jour devant l'of-
ficial, par lesquels Nogaret donne procuration à Bertrand d'Aguasse,
noble homme et chevalier, 1° pour procéder en son nom par-devant
le saint-siége, lui Nogaret n'y pouvant aller en personne ni répondre
à l'assignation qui lui a été donnée par feu le pape Benoît; 2° pour
demander un lieu de sûr accès où lui Nogaret puisse faire ses ré-
quisitions contre la mémoire de Boniface, ses fauteurs et ses adhé-
rens, ainsi que se défendre sur les violences faites audit Boniface et
sur le vol du trésor de l'église; 3° pour récuser tons les juges qu'il
croira devoir écarter, et pour recevoir en son nom toute sorte d'ab-
solution, soit du saint-siége, soit de tout autre juge compétent,
absolution qui en aucun cas ne portera préjudice aux poursuites
contre la mémoire de Boniface. Nogaret prend les plus grandes pré-
cautions pour qu'on ne retourne pas contre lui ses inquiètes dé-
marches. Sa pleine innocence sera reconnue; mais « le propre des
âmes pures est de craindre la faute même où il n'y en a pas; » c'est
par suite d'un excès de délicatesse de conscience qu'il vient lui-
même s'offrir à la discipline de la sainte église, quoiqu'il n'ait mé-
rité d'elle que des remercîmens.
Ce fut enfin vers le même temps que Nogaret composa ses AUe-
gationes exciisatoriic, morceau assez éloquent, bien que sophisti-
que, et plein d'intérêt pour l'histoire de l'épisode d'Anagni. On peut
supposer que cette rédaction fut destinée à être portée au saint-
siége par Bertrand d'Aguasse. Après avoir de nouveau exposé ses
efforts pour convertir Boniface, l'auteur raconte comment le roi,
témoin de son zèle, l'envoya en Italie pour traiter avec les amis de
l'église. « Alors je me rendis dans ces parages, et je travaillai fidè-
lement à l'affaire qui m'était confiée; mais Boniface ne voulut rien
entendre. L'assemblée (du 15 juin) et toute l'église de France
adhéra à mon appel, comme il est constaté par des documens légi-
times. J'avais pour mission de publier en Italie la procédure ou-
verte par le roi et de provoquer la réunion du concile, ce que
je ne pus exécuter alors à cause du péril de mort où me mirent
les embûches de Boniface; je ne pus même avoir un sûr accès au-
près de sa personne, quoique j'eusse fait pour cela tout ce que
608 REVUE DES DEUX MONDES.
je pouvais, d'accord avec le roi de Naples et quelques autres
grands personnages pleins de zèle pour l'honneur de l'église ro-
maine. Le pape qui, eût-il été innocent, aurait dû se purger de
tant de griefs, surtout d'hérésie, ou du moins s'amender, qui au-
rait dû aussi, quand même il n'en eût pas été requis, offrir la con-
vocation d'un concile général, le pape, qui avait la conscience de
ses crimes et s'endurcissait dans ses perversités, refuse le concilç,
ne se purge pas d'hérésie, et s'échappe comme un vrai fou en in-
jures, en calomnies, en blasphèmes. Boniface se constitua ainsi à
l'état d'incorrigible sans excuse, de contumace manifeste, et, vu la
législation particulière du cas d'hérésie, à l'état d'hérétique, et,
pour tous les autres crimes, à l'état de convict et confès. Son des-
sein arrêté était de détruire la France; il en avait commencé l'exé-
cution par ses bulles du 15 août 1303, et il se proposait de l'ache-
ver le 8 septembre, jour de la Nativité. Il n'y avait pas un seul
cardinal qui osât lui résister à cause de la terreur qu'il inspirait.
Sc:lon l'ordre ordinaire de la discipline ecclésiastique, c'eût été aux
princes séculiers de défendre contre lui l'église de Dieu. Nul ne
l'osait, quoiqu'on les en eût requis. Le cas était pressant, le pape
voulait tout ruiner, Français, Romains, Toscans, gens de la cam-
pagne de Rome. II avait chassé de l'église les cardinaux Colonnes,
personnes éminentes, brillant comme des flambeaux dans l'église
de Dieu, parce qu'ils réclamaient la convocation d'un concile.
(( Considérant tout cela, ajoute Nogaret, me rappelant les exem-
ples des pères, sans me dissimuler ce que ma tentative avait de
désespéré, je pris le parti, au péril de ma vie, de m'opposer comme
un mur plutôt que de tolérer de si grands outrages infligés à Christ.
Requis clone plusieurs fois et légitimement de me lever bien vite
au secours de l'épouse du Christ, je m'armai de l'épée et du bou-
clier, non avec des étrangers, mais avec des fidèles et des vassaux
de l'église romaine, pour venir au secouis da celte église, résister
ouvertement à Boniface et prévenir les scandales qu'il s'était pro-
posés. Ayant appelé les nobles et les barons de la campagne de
Rome, qui m'avaient choisi pour capitaine et pour chef, en vue de
la défense de ladite église, j'entrai dans Anagni la veille de la Na-
tivité de la sainte Vierge, avec la force armée desdits nobles. Je
demandai aux Anagniotes, à leur capitaine, à leur podestat, de me
fournir aide pour l'intérêt de Christ et de l'église leur mère. A ces
mots, les citoyens d'Anagni, auxquels appnrtient le gouvernement
et la juridiction de leur propre ville, se joignirent à rentreprise.
Leur capitaine et les plus notables, portant toujours avec eux os-
tensiblement l'étendard de l'église romaine, m'assistèrent person-
nellement pour accomplir l'œuvre de Christ. Nous voulions aborder
pacifiquement Boniface et lui exposer la cause de notre venue; mais
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 609
cela fut impossible à cause de son entêtement et de la résistance des
siens. Nous fûmes donc obligés de procéder par agression guerrière,
ne pouvant faire autrement. Entré dans la maison dudit Bonifiée,
je lui notifiai avec soin toute la procédure, en présence desdits no-
bles, lui montrai qu'il était contumace, et lui expliquai que j'étais
venu pour l'empêcher d'accomplir toutes les méchancetés qu'il avait
préparées. Et comme il ne voulait pas venir de bon gré au juge-
ment, je voulais le sauver de la çiort pour le présenter à la barre
du concile gé léral. Pas mal de gens avaient soif de son s^ang; mais
moi, je le défendis, lui et les siens... Au milieu de ce tumulte, si,
comme oÈ dit, il se fit des vols considérables dans le trésor et les
meubles dudit Boniface, ce fut malgré mes ordres, et bien que je
misse tout le soin possible à faire bonne garde; mais je ne pouvais
pourvoir à tout, car je n'avais avec moi que deux jeunes gens de
mon pays; tous les autres, à l'exception d'un petit nombre, m'é-
taient inconnus. Voilà pourquoi je ne pus veiller comme je l'aurais
voulu sur le trésor; au moins tout ce qui en fut sauvé le fut par
moi. Je ne touchai point à la personne du pape, et je ne souffris pas
qu'on y touchât; je maintins autour de lui une escorte décente;
pour écarter de lui tout péril de mort, je ne permis pas à d'autres
qu'à ses serviteurs de lui servir k manger et à boire. »
Tel est le tour que Nogaret était arrivé à donner à sa scanda-
leuse entreprise. Abordant ensuite l'affaire du pape Célestin, il
montre comment Boniface avait trompé le saint ermite. Loin d'être
un pasteur, Boniface a été un vrai larron. Par de nombreux textes
de l'Écriture, par des exemples tirés de l'histoire sainte, Nogaret
étabht qu'on peut et doit châtier les prélats qui se conduisent mal.
Boniface ne lui avait fait aucune injure personnelle; c'est Dieu seul
qui l'a excité contre ce mauvais pape. Il a eu recours, pour exé-
cuter sa mission, au pouvoir légitime, au capitaine et au peuple
d'Ânagni, aux barons de la campagne de Rome; il termine en se
plaignant de la procédure du pape Benoît, surtout en ce qui con-
cerne le vol du trésor. Après tout, le vrai coupable a été celui qui
avait accumulé ce trésor par tant de mauvais moyens. Le pape Be-
noît d'ailleurs avait été mal élu, et sa bulle Flagitiosum scelus
est pleine d'injustices par erreur involontaire. Que le saint-siége
fournisse les facilités nécessaires pour la suite du procès; il démon-
trera, lui, Nogaret, les crimes énormes de Boniface et sa propre
innocence. Et comme pour le moment il ne peut se rendre auprès
du saint-siége, à cause des haines accumulées contre lui, il de-
mande, bien qu'il ne soit sous le coup d'aucune peine canonique,
l'absolution ad cauielam, soit du saint-siége, soit de l'ordinaire,
afin qu'il puisse poursuivre son action contre Boniface, qu'il cesse
TOME XCYIII. — 1872. 3'J
619 REVUE DES DEUX MONDES.
d'être un scandale pour les gens simples, et que sa considération
ne soit pas atteinte.
Toutes ces démarches restèrent sans résultat; néanmoins la vic-
toire du roi et de Nogaret se consolidait. La papauté s'affaiblis-
sait de jour en jour. Les rangs des défenseurs de Boniface s'éclair-
cissaient; les Colonnes, quoiqu'ayant reçu de Benoît XI d'amples
satisfactions, s'acharnaient toujours sur la mémoire de leur ennemi.
Pierre Colonna envoyait vers ce te^mps au roi une liste de faits d'hé-
résie et d'impiété qu'il mettait sur le compte de Boniface, et dont il
se déclarait en mesure de fournir la preuve.
Nogaret suivait jour par jour les intrigues qui remplirent les onze
mois que dura la vacance du saint-siége. Un acte notarié daté de
Pérouse, ih avril J305, nous montre une ambassade du roi de
ïVance composée de frère Ithier de Nanteuil, prieur de Saint-Jean
de Jérusalem en France, de Geoffroi du Plessis, chancelier de l'église
de Tours et protonotaire de France, et de Jean Mouchet, arrivant à
Pérouse. Les Pérousins croient que ces envoyés du roi viennent
pour procéder contre la mémoire de Boniface et pour récuser les
cardinaux créés par lui, conformément à la protestation de Nogaret
du 12 septembre 130^, dont on pouvait avoir eu connaissance en
Italie. Les erivoyés du roi répondent qu'ils ne sont venus pour au-
cune brigue ni schisme, mais pour l'utilité de l'église universelle,
aussi bien que de la commune de Pérouse, et pour presser l'issue
du conclave. On leur demanda une réponse plus claire; ils n'en
firent que d'évasives. Leur vraie réponse fut l'élection du 5 juin, la-
quelle mit la tiare de Grégoire VU, d'Innocent III et de Boniface VIII
sur la tète d'un Gascon, courtisan habile, sans élévation de carac-
tère, léger de conscience, acquis ^d'avance à une politique de fai-
blesse et de transactions.
III.
L'élection de Clément V dut être aussi agréable à Nogaret qu'à
Philippe. Aux indulgences empressées de Beuoit XI allaient succé-
der les complaisances avouées de Clément. Le souverain qui avait
emprisonné, presque fait mourir un pape, après avoir été ménagé
tendrement par son successeur immédiat, nommait maintenant son
second successeur. \'illani raconte qu'un des articles du prétendu
pacte conclu entre le roi et le futur pontife dans l'entrevue de Saint-
Jean-d'Angéli fut la condamnation de la mémoire de Boniface. La
réalité d'une telle entrevue est plus que douteuse; mais Clément
paraît bien, lors de son élection, avoir pris à cet égard des engage-
mens, et lui-même avoua plus tard que le roi lui en avait parlé à
Lyon, lors de son couronnement (14 novembre 1305). Toute la con-
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 611
duite du nouveau pontife jusqu'à la conclusion de l'affaire, en 1311,
est celle d'un homme poursuivi par des promesses antérieures, qu'il
met toute son habileté à éluder. A force de ruses, il va gagner cinq
années, et finalement nous le verrons écarter, en cédant sur tout le
reste, un débat où était engagé l'avenir de la papauté. Il est difficile
de croire en effet que cette institution eût gardé son prestige, si l'é-
glise elle-même eût proclamé qu'un suppôt de Satan avait pu pen-
dant neuf ans tromper le monde et passer pour le dispensateur des
grâces du ciel.
La question de la condamnation de la mémoire de Boniface et
celle de l'absolution de Nogaret n'en faisaient qu'une, puisque No-
garet n'avait qu'un seul moyen de défense, qui était de soutenir
que les crimes de Boniface avaient nécessité et légitimé sa conduite.
Son premier soin, après l'élection de Clément, fut de poursuivre le
double but qui s'imposait à sa vie avec une fatalité terrible. Des
démarches directes, qu'il fit auprès de Clément, restèrent sans ré-
ponse. Alors il adressa au roi une nouvelle requête dont le texte nous
a été conservé, et qui répète à beaucoup d'égards les apoîog'es de
l'an 130Zi. Larron et non pasteur, parfait hérétique, qui avait réussi
à rester longtemps caché, Boniface était de plus le destructeur du
roi légitime de France. Dans une telle situation, un retard d'un
jour était un irréparable dommage; alors Nogaret s'est levé, sans
autre appui que l'autorité légitime, c'est-cà-dire les fidèles, les dé-
voués sujets de l'église romaine, que Boniface tenait captive. Eût-il
été un vrai pasteur, il fallait en tout cas l'arrêter conmie fou fu-
rieux, puisqu'il sévissait contre lui-même et contre le peuple de
Dieu. « Le pape Benoît, d'heureuse mémoire, ignorant mon zèle
et la justice de ma cause, trompé qu'il était par les fauteurs des
erreurs dudit Boniface, irrités contre moi et contre ceux qui avaient
collaboré avec moi à l'œuvre de Christ (le saint-père les appelait mes
complices), nous cita indûment (sauf le respect dû à Sainte Mère
Eglise) à comparaître devant lui. Son décès, qui survint bientôt après,
m'empêcha de me rendre à sa citation. Je publiai donc régulière-
ment mes défenses devant vous, mon seigneur et juge temporel, et
devant l'official de Paris, plusieurs empêchemens me rendant im-
possible de me rendre auprès du siège vacant. Maintenant qu'il a
été pourvu au gouvernement de Sainte Mère Eglise par la personne
du saint père Clément, je n'ai cessé de chercher les moyens d'aller
me défendre devant lui, pour l'honneur de Dieu, de Sainte Mère
Église, et le salut de ceux qui, ne se rendant pas compte de la jus-
tice de ma cause, sont scandalisés à mon sujet et mis en danger
de perdre leur âme, prêt, si, ce qu'à Dieu ne plaise, j'étais trouvé
coupable en quelque chose, à recevoir une pénitence salutaire et
à obéir humblement aux 'mandemens de Sainte Église. Le souve^
612 REVUE DES DEUX MONDES.
rain pontife, faute d'être bien renseigné, a détourné sa face de moi,
si bien que ma cause, je dis mal, la cause de Christ et de la foi,
est restée délaissée. Je suis déchiré par la gueule des fauteurs de
l'erreur bonifacienne, à la grande honte de Dieu et au grave pé-
ril de l'église, ainsi que je suis prêt à le montrer au moyen de
preuves irréfragables. Comme beaucoup de ces preuves pourraient
périr par laps de temps, le roi, qui ne peut faillir à défendre
un intérêt de foi, doit y pourvoir, vu surtout, sire, que je suis
votre fidèle et votre homme-lige, et que vous êtes tenu de me
garder la fidélité dans un si grand péril, comme je l'ai gardée
à vous et à votre royaume. Le roi est mon juge, mon seigneur; si
je suis coupable, il doit faire que je sois puni légalement, si je
suis innocent, il doit faire que je sois absous. Son devoir est de dé-
fendre ses sujets .et s^s fidèles, quand ils sont opprimés comme je
le suis. » 11 termine en priant le roi de lui procurer une audience
du pape. Cette affaire n'eut pour le moment aucune suite. La poli-
tique de Clément consistait à savoir attendre. 11 voyait que, s'il
faisait continuer l'action intentée par Benoît contre les auteurs du
sacrilège d'Anagni, il relevait du même coup l'horrible scandale du
procès de Boniface. Il n'ignorait pas le cloaque infect de crimes
sans nom où les accusés étaient décidés, si on les poussait à bout,
à traîner le cadavre du pontife décédé.
Nogaret, non absous, mais non condamné, continua de compter
parmi les membres les plus actifs e' l:s plus induens du conseil de
la couronne. Nous le voyons mêlé aux plus grandes affaires et ac-
compagnant sans cesse le roi. En 1305, il prend possession de la
ville de Figeac au nom du roi. Dans l'acte du pariage du cha-
pitre de Saint-Yrieix avec le roi de l'an 1307, Nogaret stipule
également pour le roi. Le registre des Olim nous le montre quatre
fois en 130(5 faisant l'enquête ou le rapport en des procès difficiles
et participant à la réforme d'excès graves. On voit clairement qu'à
cette date il n'avait pas la garde da sceau, et qu'il ne l'avait pas eue
auparavant. Durant l'été de 1306, il remplit un triste mandat. Le
21 juin de cette année, le roi donne commission secrète à Nogaret,
au sénéchal de Toulouse et à Jean de Saint-Just, chantre de l'église
d'Albi, touchant quelques affaires qu'il leur avait expliquées orale-
ment, avec ordre aux prélats, barons, etc., de leur obéir. Cette com-
mission regardait les juifs, qui furent tous arrêtés dans le royaume
le 22 juillet suivant; le secret fut si bien gaidé qu'il n'en échappa
aucun. Tous furent chassés, et leurs biens confisqués au profit du
r ji. Nogaret et Jean de Saint-Just ayant été appelés à la cour pour
le service du roi, substituèrent en leur place, dans la sénéchaussée
de Toulouse, le 23 novembre 1306, trois bourgeois de Toulouse. On
voit ici une application des pratiques judiciaires occultes et terribles
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 613
dont le procès des templiers va nous présenter un exemple plus cé-
lèbre, et dont la spoliation des banquiers lombards en 1291 avait
offert un premier essai non moins odieux. On remarquera que,
dans les trois cas, ce furent des motifs canoniques qu'on mit en
avant pour justifi 'r des vols évidens.
Une affaire encore plus importante vint bientôt servir la fortune de
Nogaret et l'élever à la plus haute dignité à laquelle il pût aspirer.
Depuis plusieurs années, le roi et ses conseillers intimes, dans les
vastes plans qu'ils faisaient et défaisaient sans cesse, plaçaient en
première ligne la suppression de l'ordre du Temple. Nous avons vu
les fils les plus cachés de cette affaire presque à nu dans l'analyse
que nous avons donnée des écrits de Pierre Du Bols. Faire du roi
de France le chef de la chrétienté; sous prétexte de croisade, lui
mettre entre les mains les possessions temporelles de la papauté,
une partie des revenus ecclésiastiques et surtout les biens des ordres
voués à la guerre sainte, voilà le projet hautement avoué de la pe-
tite école secrète dont Du Bois était l'utopiste et dont Nogaret fut
l'homme d'action. Le légiste qui avait, au profit du roi, spolié les
juifs, abattu Boniface, étiit naturellement désigné pour cette nou-
velle exécution; aussi dom Vaissète regarde-t-il Nogaret comme le
véritable promoteur de cette affaire. Une note d'un des registres du
trésor des chartes nous apprend que l'élévation de Nogaret à la di-
gnité de garde du sceau royal eut lieu le 22 septembre 1307, « quand
il fut question de l'arrestation des templiers. » Nogaret était bien
l'instrument qu'il fallait clans une affaire qui demandait peu de scru-
pule, une imperturbable impudence et une longue pratique des sub-
tilités de la chicane. Le roi étant à l'abbaye de Maubuisson, le IZi sep-
tembre 1307, y avait fait expédier les lettres pour l'arrestation des
templiers; d'autres lettres datées de Maubuisson, le 20 septembre,
ordonnaient l'intiirrogatoire des mêmes templiers. La nomination
de Nogaret à la place de garde du sceau coïncida donc avec la réso-
lution prise en conseil d'arrêter à la fois tous les membres de l'ordre.
Cette arrestation simultanée, semblable à celle qui fut pratiquée en
1291 sur les banquiers lombards, en 1306 sur les juifs, paraît une
invention de l'esprit hardi, sombre et cruel de Nogaret. En tout
cas, ce fut lui qui, comme garde du sceau royal, présida à cette
œuvre ténébreuse, où, po'ir atteindre un but légitime à quelques
égards, on entassa les calomnies, on éleva un échafaudage d'im-
postures, on employa le plus alfreux appareil de tortures qu'on eût
jamais vu. L'histoire doit plutôt de la pitié que de l'intérêt à un
ordre qui au fond avait des reproches graves h se faire; mais elle ne
peut que flétrir la conduite du magistrat inique qui encouragea les
faux témoignages, égara systématiquement l'opinion, la remplit de
614 REVUE DES DEUX MONDES.
folles colères et ruina toute idée de moralité publique en employant
contre des innocens des tortures abominables et obscènes, en rem-
plissant l'imagination du temps des honteuses chimères sorties des
rêves de ses suppôts. L'abolition de l'ordre ôa Temple était une idée
raisonnable, puisqu'une telle institution était devenue sans objet
depuis la perte de la terre-sainte, et que les abus y étaient très
nombreux; toutefois les moyens qu'on employa pour arriver à la fm
qu'on se proposait furent détestables, et Nogaret doit porter devant
l'histoire une grande partie du poids de ce mystère d'iniquité.
D'un bout à l'autre de cette horrible alfaire, on retrouve non dis-
simulée la main de Nogaret, et aussi celle de son inséparable Guil-
laume de Plaislan. C'est Nogaret, avecRaynald ou Réginald de Roye,
qui reçoit la mission d'arrêter les templiers de Fiance. C'est lui qui
fait amener les prisonniers à Corbeil, où on les tient au secret, sous
la garde et la surveillance du dominicain frère Imbert. C'est lui, avec
frère Imbert, qui se porte grand accusateur des prétendus crimes
de l'ordre et soutient que ces crimes sont commandés par la règle
même de l'ordre. C'est Nogaret qui, le 13 octobre 1307, arrête les
templiers de la maison centrale de Paris, avec leur grand-maître
Jacques Molai. C'est lui enfin qui le lendemain, dans l'assemblée des
maîtres de l'Université et des chanoines de la cathédrale, qui eut
lieu au chapitre de Notre-Dame, fit le rapport de l'affaire, assisté
du prévôt de Paris, et releva les cinq cas les plus énormes dont on
voulait faire la base du procès, le reniement du Christ, l'obligation
de cracher sur le crucifix et de le fouler aux pieds, l'adoration d'une
tête, les baisers obscènes, la mutilation des paroles de la consécra-
tion, la sodomie. Le dimanche suivant, il y eut dans le jardin du
roi un nouveau sermon où les officiers du roi (et sans doute Noga-
ret) prirent la parole pour expliquer au peuple et au clergé de
toutes les paroisses de Paris les crimes qu'on avait découverts.
L'absurdité qu'il y avait à présenter de tels crimes comme des points
du règlement d'un ordre religieux était bien grande; mais Nogaret
savait que l'audace d'affirmation chez le magistrat trouve presque
toujours la foule crédule et prête à s'incliner. Il fallait en tout cas
que la morale publique fût arrivée à un bien profond degré d'abais-
sement pour qu'après l'arrestation des religieux le roi ait osé se
saisir du Temple, y aller loger, y mettre son trésor et les chartes
de France. On sent en tout cela l'inspiration de l'inexorable légiste
qui rappelle par momens les blêmes et atroces figures de Billaud-
Yarenne, de Fouquier-Tinville, et qui, de même que ce dernier di-
sait : « j'ai été la hache de la convention, » aurait pu dire : « j'ai
été la hache du roi. »
Aux momens les plus tragiques de ce drame épouvantable, en
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE EEL. 615
particulier quand on met à la torture la conscience du simple et mal-
heureux Molai, qui, n'ayant fait ni droit ni théologie, ne pouvait
que se laisser prendre en ces interrogatoires captieux, c'est encore
Nogaret qu'on rencontre jouant le rôle odieux d'accusateur perfide.
Nul doute que plusieurs des fraudes et des déloyautés par lesquelles
on arracha les aveux des frères n'aient été son ouvrage. En vain ces
malheureux requièrent-ils l'éloignement des laïques qui, comme
Nogaret, Plaisian, assistent illégalement aux débats pour intimider
et gagner les témoins. Le for ecclésiastique n'avait plus de bar-
rières, le procureur .laïque y avait fait une pleine invasion. Le 28 no-
vembre, Nogaret soutint à Molai qu'on lit dans les Chroniques de
Saint-Denis que le grand-maître et les chevaliers du Temple avaient
fait hommage à Saladin, et que ledit Saladin, entendant parler des
malheurs des templiers, avait émis cette pensée que la cause de
pareils malheurs était leur sodomie et leurs prévarications contre
leur loi religieuse. Le pauvre Molai, stupéfait, répondit qu'il n'avait
jamais rien entendu de semblable ; il finit en demandant aux com-
missaiie et au « chancelier royal » qu'on lid permît d'entendre la
messe. Nogaret surveillait tout, faisait amener et reconduire les
prisonniers. En général du reste, ce furent les mêmes personnes qui
conduisirent le procès contre Boniface et le procès contre les tem-
pliers. Sans admettre avec le père Tosti qu'une des causes de la
ruine de l'ordre fut son attachement à la papauté, on doit recon-
naître que les deux causes furent très étroitement liées, conduites
exactement par les mêmes principes, dominées par les mêmes in-
fluences et les mêmes intérêts. Les accusations dressées contre l'ordre
et celles qui bientôt vont être produites dans le procès d'Avignon
contre Boniface paraissent avoir été conçues par la môme imagina-
tion et écrites de la même main.
Le roi convoqua les états-généraux à Tours pour le mois de mai
1308, afin de se donner l'apparence d'être forcé par la nation à ce
qu'il avait résolu de faire contre l'ordre du Tempb. Nogaret joua là
encore un rôle capital; il s'était fait donner les procurations de huit
des principaux seigneurs du Languedoc, Aymar de Poitiers, comte
de Yalentinois, Odilon de Guarin, seigneur de Tournel, Guérin de
Châteauneuf, seigneur d'Apchier, Bermond, seigneur d'Uzès et
d'Aymargues, Bernard Pelet, seigneur d'Alais et de Galmont, Amauri,
vicomte de Narbonne, Bernard Jourdain, seigneur de l'Ile-Jourdain,
et Louis de Poitiers, évêque de Viviers. C'est en amenant ainsi les
pouvoirs des seignsurs et des villes à se concentrer en des mains
toutes dévouées à la couronne que le roi sut arriver à ses fins, qui
étaient d'émanciper l'état de l'église; mais c'est aussi par ces dé-
légations que l'on corrompit l'institution naissante des états-géné-
raux, et qu'on en fit un instrument de despotisme. Les seigneurs ai-
616 REVUE DES DEUX BIONDES.
maient mieux donner de telles procurations que de faire des voyages
coûteux et d'entrer dans des rapports difficiles avec un pouvoir
soupçonneux, tyrannique, tracassier. Il est honteux en particulier de
voir un évèque se faire remplacer par un homme-lige du roi dans
une cause aussi intéressante pour un homme d'église. La lettre de
Louis, évêque de Viviers, à l'excommunié Nogaret, porte cette
adresse : Viro nobili et potcnti, amicoque suo carissimo , domino
Guillelmo de iSogaretn^ militi doniini nostri Fraricorum régis, do-
mi)W Cahisionis et Tamarleti , cancellariocjue dicti doniini régis.
Rien ne prouve mieux la terreur qu'inspirait le sombre Nogaret que
de voir cet empressement à lui déléguer un pouvoir dont l'exercice
libre n'était pas sans péril.
A la conférence que le roi eut à Poitiers avec le pape vers la Pen-
tecôte de 1308, les négociations sur l'affaire des templiers se firent
par le ministère de Plaisian. INogaret était à Poitiers; mais Clément
refusa probablement de se mettre en rapport avec lui, afin d'en-
lever au subtil L'giste le droit de se prévaloir d'un principe admis
par quelques casiiistes larges, selon lequel la circonstance de s'être
trouvé en rapport dii'ect avec le pape levait toutes les excommu-
nications.
Dans l'enquête qui eut lieu contre les templiers de novembre 1309
à juin 1311, INogaret figura sans cesse comme chancelier du roi. Il
est probable que les formulaires sur lesquels se firent les interro-
gatoires furent rédigés par lui. Son avoué ordinaire, Bertrand d'Â-
guasse, intervient aux momens difficiles et semble jouer le rôle d'âme
damnée. Quand il faut imposer silence aux justes réclamations des
accusés, Nogaret, rétorquant contre les religieux les maximes cruelles
de l'inquisition, les prie d'observer « qu'il fallait qu'ils sussent qu'en
fait d'hérésie et de foi l'on y procédait simplement et sans minis-
tère de conseil ni d'avocat. « Y avait-il chez le petit-fils du patarin
une sanglante ironie à tourner ainsi contre le pape et les hommes
les plus dévoués au pape les atroces règles juridiques inventées
contre les malheureux suspects d'hétérodoxie? Gela peut être; en
tout cas, il est triste qu'un des fondateurs de la justice française, un
des organisateurs de notre magistrature ait pu faire preuve d'un
tel mépris de la justice et du droit des accusés.
Nous ne mettons pas en question la foi chrétienne de Nogaret, ni
même, dans une certaine mesure, son zèle pour la croisade. Chez
Du Bois, esprit léger, malin, souvent peu sérieux, ce zèle peut être
révoqué en doute. L'esprit plus ferme de Nogaret ne permet guère
de croire à tant d'arrière-pensées. Nous en avons pour garant un
petit mémoire contenant un projet de croisade, dont le brouillon
raturé et l'expédition originale se trouvent aux Archives, et que
M. Boutaric rapporte à l'an 1310. Tandis que les plans de croisade
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 617
de Du Bois sont des prétextes pour exposer les vues les plus har-
dies, et qu'il a peine à dissimuler une grande indifférence pour la
conquête de la terre-sainte, on croit voir plus de bonne foi dans
Nogaret. Il est fâcheux cependant que le premier point de tous ces
projets soit toujours de mettre l'argent de l'église entre les mains
du roi; on se demande si, cela fait, quelque chose ei^it suivi. Ce qui
jusqu'ici a empêché, selon Nogaret, la réussite de l'œuvre de terre-
sainte a été l'abomination des tem[)liers, et il en serait encore de
même à l'avenir, si on ne les offrait en sacrifice expiatoire à Dieu.
La première chose à faire, c'est de chasser de l'église cette mon-
struosité. Que le roi Philippe ensuite se charge de la croisade,
que tous les princes chrétiens y contribuent, et pour cela fassent, la
paix entre eux. La royauté et l'église doivent s'interdire le luxe et
les dépenses qui ruinent les nations chrétiennes et réserver toutes
leurs économies pour la guerre sainte. Aucune personne ecclésia-
stique ou séculière ne pourra raisonnablement se plaindre, si, les
ressources nécessaires à sa vie et à celle de ses proches étant assu-
rées, tout le reste est employé pour le combat du Christ. Par là
d'ailleurs, tant de vices et de crimes dont l'oisiveté est la source se-
ront corrigés.
Le projet de Nogaret se résume dans les points suivans : 1° après
la condamnation des templiers, affecter leurs biens à l'œuvre de
terre-sainte; en attendant, estimer ces biens et en garder provi-
soirement tous les fruits, qu'on remettra au roi pour ladite œuvre;
2° faire le même calcul pour les biens de l'ordre de Saint-Jean-de-
Jérusalem; en capitaliser tous les fruits; procéder de même pour
l'ordre teutonique et les autres; mettre leurs biens entre les mains
du roi; 3° en faire autant pour toutes les églises cathédrales, ab-
bayes, collégiales, etc.; /i" les prieurés et paroisses donneront la
dîme simple ou double; 5" les revenus des prieurés ruraux où ne
se fait pas le service divin seront affectés tout entiers à ladite œu-
vre; 6" tous les legs faits à l'œuvre de terre-sainte, tant en France
que dans les autres royaumes, seront remis au roi ; 7" à la même
œuvre appartiendront les revenus des établissemens conventuels où
il y a peu de moines et où l'hospitalité ne se pratique plus, sauf la
portion congrue pour chaque moine; S" pendant le temps de la croi-
sade, on attribuera au roi les revenus d'un canonicat et d'une pré-
bende dans toute église cathédrale et collégiale du royaume et de
toutes les terres de l'église romaine et des églises qui lui sont immé-
diatement sujettes; 9° le roi jouira, pendant le temps de la croisade,
d'une année du revenu de tous les bénéfices vacans dans les pays
susdits; 10° qu'il en soit de même dans tous les autres royaumes
de la chrétienté. Au roi encore soient attribués les annates, les biens
acquis ou retenus illicitement qui ne peuvent commodément être
618 REVUE DES DEUX MONDES.
restitués à leur vrai maître. Les collectes se feront par collecteurs
idoines, qui remettront le tout au roi.
On amènera de gré ou de force les Tartares et les autres nations
orientales, de même que les Grecs, à préparer la croisade. Quant aux
villes telles que Venise, Gênes, Pise et autres républiques, « il faut
prendre des moyens efficaces pour qu'elles ne soient pas un empê-
chement à l'entreprise, comme elles le sont aujourd'hui par leur cu-
pidité, et pour qu'elles prêtent sans feinte à l'œuvre de Dieu un con-
cours clair et certain; autrement, il faudrait commencer par elles (1).»
Il est remarquable que le pape n'est nommé que dans le titre de
ce singulier document; partout ailleurs, il n'est question que « du
roi et de l'église. » La fiscalité de Philippe, son ambition démesurée
se montrent avec naïveté dans ce projet de monarchie universelle
fondée sur l'absorption de l'église par la royauté et sur l'enlève-
ment de la papauté à l'Italie. L'insistance avec laquelle les publi-
cistes de Philippe le Bel conseillent l'établissement de la paix entre
les princes chrétiens perd elle-même beaucoup de son mérite, quand
on songe que, dans leur pensée, la paix doit toujours se faire au
profit du roi, et que les ministres de Philippe, en prêchant cette idée,
ont surtout en vue de faire intervenir le pouvoir ecclésiastique pour
réduire, par des anathèmes, les Flamands révoltés.
Un christianisme sincère était-il au fond de tout cela; ou bien
faut-il y voir une manœuvre hypocrite d'avides financiers? Les
deux explications ont sans doute à la fois leur vérité. Hors de l'Italie,
à cette date, il n'y avait probablement pas un seul incrédule. Le roi
Philippe IV, personnellement, était un homme très pieux, un croyant
austère, moins éloigné qu'on le croit (sanf la bonté) de son aïeul
saint Louis. Il est une piété qui ne répugne pas à faire servir la
religion a des intérêts mondains ; ce fut Là un des traits caractéris-
tiques des Capétiens de la deuxième moitié du xiii^ siècle, princes
qui ont beaucoup d'analogie avec Philippe II d'Espagne. La poli-
tique de Philippe le Bel et de ses miuistres peut être définie une
vaste tentative pour exploiter l'église au profit de la royauté, et
pourtant Philippe et ses ministres purent très réellement s'imaginer
être chrétijens.
Nous avons vu que Nogaret fut chargé de la garde du sceau royal
le 22 septembre 1307. On s'est appuyé, pour prétendre que INo-
garet fut chancelier dès 1302 et 1303, sur un rôle des membres du
parlement, dans lequel figure en tête des onze clercs « messire
Guillaume de Nogaret, qui porte le grand scel. » Dom Vaissète
montre très bien que le rôle en question ne peut être antérieur à la
Trinité de l'an 1306, et que même il est postérieur au 22 septembre
(1) Quin potius videretur incipiendum ab eis.
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 619
1307. Nous avons déjà remarqué que, dans la grande affaire de
1303, Nogaret n'est pas une seule fois appelé « chancelier; » dans
toutes les commissions que le roi lui donne avant septembre 1307,
il est simplement qualifié « chevalier. » Seulement , faute d'avoir
fait la distinction entre le titre officiel de chancelier et la simple
garde du grand sceau, dom Vaissète est tombé en quelques erreurs.
Il importe de remarquer en effet que la fonction dont fut revêtu
Nogaret n'était pas précisément celle de chancelier. Le chancelier
proprement dit était un haut personnage ayq.nt une autorité propre,
toujours un ecclésiastique, couvert par cela seul de fortes immu-
nités. Philippe le Bel, comme la plupart des souverains absolus,
n'aimait pas que S3s ministres fussent indépendans de lui, ni trop
à l'abri de ses caprices. La place de chancelier fut ainsi toujours
vacante sous son règne; le chancelier était remplacé par un simple
gardien du sceau, sigilUfer ou cuslos sigilUy ou vice-cmicellarius .
Plusieurs actes donnent en effet à Nogaret ce titre de vice-cancel-
larius. La distinction n'était pas toujours observée, et c'est pour
cela que nous trouvons Nogaret et ceux qui comme lui tinrent le
sceau sans être chanceliers sous le règne de Philippe le Bel et de
ses successeurs immédiats, appelés par abus, même dans des pièces
officielles, régis Franciœ canccllarius. Nogaret du reste nous a donné
à cet égard, dans son apologie de 1310, l'explication la plus caté-
gorique (1).
Dom Yaissète croit que Nogaret conserva la garde du sceau jus-
qu'à sa mort. On trouve en effet des actes où il figure comme garde
du sceau en 1308, 1309, 1311, 1312. Le père Anselme suppose
qu'il fut chancelier jusqu'à l'avant-dernier jour de mars 1309, et
que Gilles Aycelin, archevêque de Narbonne et ensuite de Rouen,
eut la garde du grand sceau depuis le 27 février de l'an 1 309 jus-
qu'au mois d'avril de l'an 1313. Ces deux systèmes semblent se
contredire; dom Yaissètc cependant réussit à les accorder. Nogaret
conserva effectivement sa charge jusqu'à sa mort, arrivée en 1313;
mais au moment où il partit en 1310 pour aller à Avignon pour-
suivre la mémoire de Boniface et sa propre justification, le roi char-
gea Gilles Aycelin de la garde du sceau pour tout le temps de son
absence. Que Nogaret ait conservé le titre et la dignité de vice-chan-
celier après son départ de Paris et son arrivée à Avignon, nous en
avons la preuve dans le reproche que lui adresseront en 1310 les
(1) « Nec ego sum cancellarius, écrit-il, sed sigillum régis custodio, sicut ei placet,
licet InsufBciens et indignus tamen fidelis, propter quod milii comm-sit illam cusr
todiam, qnam exerceo quum sumibi, cum magnis angastiis et laboribus propter
domini mei honorem; non ergo est dignitatis sed honoris officium supradictum. » Riea
de plus clair; Nogaret est chargé du sceau, mais toujours révocable, sicut ei placet;
il n'est custos sigilli que quand il est auprès du roi, quum sum ibi.
620 REVUE DES DEUX MONDES.
partisans de Boniface, qu'il était « domestique » du roi et son chan-
celier, ainsi que dans la réponse que leur fera Nogaret (1).
Si des souvenirs peu honorables restent attachés à certains actes
de l'administration de Nogaret, de belles et grandes institutions pa-
raissent aussi dater de lui. M. Boutaric a prouvé que la première
organisation des archives de la couronne lui appartient. Saint Louis
avait placé à la Sainte-Chapelle la collection appelée trésor des
chartes. Philippe le Bel, en 1307, institua, sur la proposition de
Nogaret, la charge de garde du trésor des chartes, et la confia à Pierre
d'Étampes, chanoine de Sens, un de ses clercs, qui rédigea des in-
ventaires dont quelques-uns existent encore. Nogaret fit transcrire
sur des registres spéciaux, et dans un ordre méthodique, les actes
les plus importans dont les originaux étaient déposés au trésor des
chartes.
Comme garde du sceau ou vice-chancelier conseiller du roi, No-
garet fut pendant les années 1308 et 1309 le principal ministre de
la royauté. A Poitiers, le 29 juin 1308, il passe un acte de pariage
entre le roi et Bernard de Saisset, évêque de Pamiers, qui s'était
réconcilié avec Philippe. Dans cet acte, l'évêque de Pamiers as-
socie le roi, tant en son nom qu'en celui de son église et de son
chapitre, à la justice et aux droits de tous les domaines qui dépen-
daient de lui, et qui consistaient dans les faubourgs de la ville
de Pamiers, le village des Allemans, etc., à condition que le roi
ne pourra jamais les aliéner de son domaine. Ce pariage a sub-
sisté jusqu'à la révolution. En J 308, il assiste, avec Enguerrand de
Marigni, au contrat fait entre le roi et Marie de la J\Iarche, com-
tesse de Sancerre, qui prétendait au comté de la Marche. En la
même année (septembre), Nogaret traite pour le roi avec Aymar de
Valence, comte de Pembrocke, pour les prétentions qu'avait ledit
Aymar sur les comtés de la Marche et d'Angoulême. En 1309, le
roi le commet pour lever les difficultés qui s'élevaient sur le'Û'aité
récemment fait avec l'archevêque de Lyon. On trouve dans les
écrits de Nogaret plus d'une trace de cette mission. En 1310, le
samedi avant la fête de saint Clément, il fait droit, à Longchamps,
à une réclamation du chapitre de Paris et de l'abbaye de Saint-
Denis. C'est en 1;)09 que Nogaret devint définitivement seigneur de
Tamarlet, de Manduel et des autres terres nobles à lui assignées
dans l'évêché de Nîmes. En 1309 se place également un différend
entre Nogaret et Pierre, abbé de Psalmodi, monastère situé à une
lieue au nord d'Aiguës- Mortes, près de l'embouchure de la Vi-
dourle, dans une île dont le côté méridional est baigné par la Mé-
(1) Voir la note précédente. D'autres diplômes allégués par dom Vaissète ne laissent
aucun doute sur ce point.
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 621
diterranée, an sujet des terres de Tamarlet, de Saint- Julien et de
Jonquièies, situées dans le voisinage. Le jugement arbitral fut pro-
noncé le Ih janvier 1310, et décida qu'il serait planté des bornes
de la juridiciion et du domaine de Tamarlet, que la justice haute
et basse des territoires de Saint-Julien et de Jonquières demeu-
rerait au roi, de qui Nogaret la tiendrait en fief, en échange de
quoi Nogaret ferait une rente au monastère; que la nacelle de la
Yidourle appartiendrait aux religieux, avec liberté de naviguer sans
que le seigneur de Saint- Julien puisse s'y opposer. L'abbé renonça
à toute prétention sur le château de Massillargues et sur la juridic-
tion de Tamarlet. Le 31 juillet 1310, quelques modifications furent
apportées à cet arrangement par l'arbitre Clément de Fraissin pour
ce gui concerne la levée de Tamarlet. Il fut décidé que cette levée
appartiendrait à Nogaret dans toute l'étendue de la juridiction du
lieu, mais qu'il serait loisible aux religieux de la faire réparer, afin
que les eaux ne portassent pas de préjudice à leurs terres, et que
Nogaret ne pourrait la détruire ni dégrader sans leur consentement.
Cet arrangement fut confirmé par le roi au mois de septembre 1310.
On voit que l'excommunication ne pesait guère à Nogaret. Il
était à cette époque le personnage le plus puissant de France après
le roi. L'attentat de 1303 n'était certes pas oublié; mais pour le
moment ce n'était pas l'église qui cherchait à en rappeler le sou-
venir. C'était le roi et Nogaret qui s'obstinaient à ramener l'at-
tention sur l'étrange procès qu'ils avaient entrepris contre la mé-
moire de Boniface. Le roi n'y avait plus qu'un médiocre intérêt,
puisqu'il avait été complètement relevé par Benoît XI des ana-
thèmes qui pesaient sur lui; mais Nogaret, tout en protestant qu'il
n'était pas ligatus a canonc, était loin de se sentir à l'abri de tout
inconvénient. Il faisait sans cesse solliciter le pape en sa faveur par
le roi et par les personnes dont il disposait. Ln revin ment dans la
politique de la couronne pouvait l'exposer à de cruelles réactions. Il
ne lui restait qu'un moyen de salut, c'était de prouver que Boni-
face n'avait pas été vrai pape, et pour prouver cela il fallait mon-
trer qu'il avait été hérétique. En soulevant l'accusation d'hérésie
on entrait en plein droit inquisitorial. L'affaire pouvait être enga-
gée et conduite d'une manière analogue à celle qui était suivie à
l'égard des templiers. Pour combattre l'église, on profitait des hor-
ribles duretés de la procédure qu'elle avait elle-même créée. L'église
apprenait à son tour ce qu'était cette terrible accusation d'hérésie
sous laquelle elle avait fait trembler toute la société laïque dans le
midi de la France au xiii^ siècle.
Ernest Renan.
[La troisième partie au prochain n°.)
MA FEMME ET MOI
My Wife and I, or Harry Henderson's hislory,
by mistress Beechei - Stowe ; Edinburgh and London.
Ma Femme et moi, tel est le titre du nouveau livre de mistress
Beecher Slowe, un livre aussi éloigné des questions humanitaires
et politiques, qui ont assuré le prodigieux succès de l'Oncle Tom,
que des questions théologiques, qui dans la Fiancée du ministre
figuraient au premier rang, — un livre d'une portée plus sérieuse
néanmoins que ce gracieux prologue, la Perle de Vile d'Orr, dont
les héros étaient de petits enfans; c'est une étude de mœurs appro-
fondie, conduisant parfois à des conclusions quelque pau hasardées,
gâtée souvent par une argumentation diffuse et l'abondance exces-
sive du dialogue, mais curieuse par le tableau net et vivant qu'elle
nous donne des différentes sphères de la société américaine, des
ambitions, des utopies qui couvent chez ce peuple jeune et vivace.
M"*" Stowe se propose pour but principal de déterminer le rôle
de la femme dans le monde moderne; selon elle, ce rôle est plus
important encore que celui de l'homme, et dès les premières lignes
l'homme lui-même, — car ce roman est une autobiographi-e, — Harry
Henderson, l'époux, eu convient. « Ce n'est pas moi et ma femme;
oh non!., que suis-je, et quelle est la maison de mon père, pour
que je passe avant ma femme en rien?.. Cette raison sociale, Ma
Femme et moi, n'est-elle pas la forme la plus ancienne et la plus
vénérable de l'association chrétienne? Où en trouveriez-vous une
plus sage, plus forte, plus universellement populaire? » Ma Femme
et moi, tel que le comprend M'"^ Beecher-Stowe, est le symbole de
quelque chose de mieux que l'union terrestre, le signe choisi par
l'amour tout-puissant pour représenter sa communion rédemptrice
avec l'âme humaine: une fontaine de jeunesse éternelle jaillit au
seuil de chaque maison; chaque homme, chaque femme qui se
sont aimés dans le mariage ont eu le plus beau des romans et la
UN ROiMAN AMÉRICAIN. 623
poésie de l'existence. Cette histoire est donc vieille comme le pre-
mier chapitre fie la Genèse : c'est Adam « stupide et désolé » sans
Eve, comment il la cherche, comment il la rencontre; seulement
Adam s'appelle Hany Ilenderson, un Yankee des montagnes du
nouveau Hampshire, aujourd'hui citoyen de New-York, et les évé-
n*emens qui le conduisent au mariage le mettent aux prises avec
toutes les questions où les intérêts de l'homme et de la femme se
trouvent en jeu, soit séparés, soit confondus.
L'auteur nous fait d'abord assister aux scènes de l'enfance; c'est
certainement la partie la meilleure du roman, et nul ne peut s'en
étonner qui se rappelle le charme tout particulier des figures d'Éva
Saint-Clair, de Mara Pennel, et de tant d'autres jeunes êtres chez
qui est délicatement observé l'éveil des passions, des vertus, des
travers, des bonnes et des mauvaises dispositions de la nature hu-
maine. Après avoir vu s'évanouir comme un nuage du matin la
femme-enfant de Harry Henderson, nous nous égarons dans des
régions plus saintes sans doute, mais non moins bizarres que celles
où M. Michelet fait fleurir l'amour protecteur de la chasteté du
jeune homme et flotter l'ombre de la fiancée, mentor invisible et
charmant qui murmure à l'oreille de son futur époux : — Attends-
moi!
Cette ombre de l'avenir est remplacée enfin par la femme réelle,
dont la conquête aura été l'encouragemenl et l'espérance d'une jeu-
nesse pure. « On a dit souvent combien il importe d'élever les
femmes pour être des épouses; est-il donc moins important d'éle-
ver les hommes pour être des maris? La licence permise à la jeu-
nesse de l'homme le prépare-t-elle bien à être le compagnon intime
d'une femme irréprochable? Et pourtant depuis combien de siècles
est-il convenu que l'homme et la femme se rencontrent dans le ma-
riage, l'une pure comme le cristal, l'autre déjà souillé par des fanges
de toute sorte ! Si l'homme est le chef de la femme, comme le Christ
l'est de l'église, ne devrait-il pas être son égal au moins en pureté? »
Il y aurait certes beaucoup à répondre à ce raisonnement féminin;
mais les prédicateurs n'ont pas l'habitude d'être contredits : bor-
nons-nous donc à l'analyse, et commençons par le premier point,
puisqu'il plaît à M""" Stowe de diviser son roman comme un ser-
mon. De trop nombreuses citations bibliques ajoutent à la ressem-
blance.
L
— // irest pas bon pour l'homme d*ctre seul, dit d'abord Ilarry
Henderson, c'est une vérité qui s'est imprimée dans mon esprit dès
ma plus tendre enfance; je n'avais que sept ans lorsque je choisis
62^1 REVUE DES DEUX MONDES.
ma femme avec le consentement paternel. Il faut dire que j'étais
plus isolé que tout autre, comptant parmi ces retardataires qui en-
trent dans la vie quand personne ne les attend ni ne les souhaite. Mon
père était un pauvre pasteur de village avec six cents dollars de sa-
laire et neuf enfans. Je fus le dixième : j'arrivai comme un intrus;
mon prédécesseur immédiat avait cinq ans, les layettes étaient don-
nées à de plus pauvres que nous, le berceau avait été consigné au
grenier, et les commères du voisinage félicitaient déjà maman d'a-
voir achevé sa besogne. — Pauvre M""' Henderson! s'écrièrent-elles
en apprenant ma naissance, encore un garçon! Fi donc! Je lui sou-
haite bien du plaisir! — Mais ma mère me serra sur son cœur, et
me bénit comme les autres. Tout ce que Dieu lui envoyait était un
trésor pour elle. — Qui sait? dit-elle gaîment à mon père, ce sera
peut-être le plus brillant de tous, — Dieu le garde ! — répondit mon
père en nous embrassant, ma mère et moi; puis il retourna au sermon
qu'il était en train de composer, et qui conciliait les décrets de la
Providence avec le libre arbitre. Bien que ma venue dans le monde
l'eût interrompu, ce sermon obtint beaucoup de succès, et aucun
de ceux qui l'entendirent n'eut désormais l'ombre d'un doute sur
le sujet qu'il traitait.
Un premier enfant est le poème de la famille, sa venue est comme
le renouvellement de cette grande scène de la nativité où l'on s'a-
genouille devant le jeune étranger avec des présens d'or, d'encens
et de myrrhe; mais le dixième enfant d'une pauvre fauiille est de la
prose, et n'obtient que tout juste le nécessaire; il n'y a pas de su-
perflu, pas de luxe, pas d'idéal autour du dixième berceau. En gran-
dissant, je me trouvais bien seul dans l'intérieur où les frères et
les sœurs aînés avaient débuté avant moi sur la scène de ce monde,
et étaient trop occupés de leurs propres intérêts pour se soucier
des miens. Tout alla bien tant que je ne fus qu'un baby. Mes sœurs
bouclaient mes cheveux d'or, me faisaient des robes comme à une
poupée, m'emportaient pour me montrer aux voisins; mais quand
je commençai à devenir un garçon, que mes cheveux furent tondus
et mes jambes introduites dans les vieux pantalons recoupés de mes
aînés, j'eus à me promener tout seul. Mes frères étaient au collège,
l'une de mes sœurs mariée; les deux autres, de jolies personnes,
entourées d'une cour nombreuse qui absoibait la meilleure partie
de leur temps et de leurs pensées; celle dont l'âge se rapprochait
le plus du mien me regardait encore comme un avorton indigne de
sa société; j'étais toujours de trop, ses amies me taquinaient jus-
qu'à ce qu'elles eussent réussi à me faire dire : — Je ne veux pas
jouer avec vous! — et elles Vécriaient alors : — Personne n'a be-
soin de toi! — avec un ensemble parfait.
\ient-il du monde, le pauvre Harry mange après les autres, à la
UN ROMAN AMÉRICAIN. 625
petite table; le soir, quand il voudrait rester à écouter l'intéres-
sante conversation des galans de ses sœurs : — Maman, n'est-il pas
temps pour Harry d'aller au lit? — demandent ces demoiselles,
empressées à se débarrasser d'une paire d'oreilles grandes ouvertes.
D'autre part, toutes les commissions ennuyeuses lui sont confiées.
— Ce n'est qu'un garçon! Il peut courir là, faire ceci, attendre.
— Bref, Harry deviendrait presque un souffre-douleur dans cette
maison active et bruyante comme une ruche, où il n'a pas de com-
pagnon, si sa mère ne prenait la sage résolution de l'envoyer à
l'école.
— Je partis pour l'école avec un tablier propre serré autour du
cou, un petit panier qui renfermait mon déjeuner, et un morceau
de toile bise sur lequel je devais apprendre à coudre. Je partis
tremblant et rougissant, avec une peur terrible des grands garçons
qui ne pouvaient manquer de me taquiner; mais riès ce premier
jour je fus heureux, car je rencontrai ma femme Susie. Une si jo-
lie petite créature! Je la vis d'abord sous la porte de l'école. Ses
joues, son cou, étaient comme de la cire, ses yeux d'un bleu clair,
et, quand elle souriait, deux mignonnes fossettes se creusaient dans
ses joues. Elle portait une fraîche robe de guingamp rose; sa mère,
dont elle était l'enfant unique, l'habillait toujours avec coquetterie.
— Susie, ma chère, dit maman, qui me tenait par la main, je t'a-
mène un compagnon. — Avec quelle grâce elle me reçut, cette pe-
tite Eve! Elle fut tout sourire pour l'Adam lourd et maladroit qu'on
lui présentait, me fit asseoir auprès d'elle, et, passant son bras blanc
autour de mon cou, posa l'alphabet devant moi. — Où en es-tu?
demanda Susie. — Ma mère avait été uns bonne institutrice, et les
yeux de la petite fille exprimèrent un mélange de surprise et de
respect quand je lui appris que j'étais beaucoup plus avancé qu'elle.
— Oh! mon Dieu, cria-t-elle à ses compagnes, figurez-vous qu'il
lit dans les livres! — Je fus élevé bien haut dans ma propre opi-
nion; deux ou trois de ces jeunes personnes me regardèrent avec
une estime évidente.
— Ne veux-tu pas être ..e notre côté? dit Susie d'un air enga-
geant; je vais demander à mademoiselle de le permettre, parce
qu'elle dit que les grands garçons tourmentent toujours les petits. —
Elle s'approclia de mademoiselle, dont elle était la favorite, et obtint
que je fusse placé sur son banc, où je m'assis balançant mes ta-
lons dans le vide et ressemblant l^rt à un moineau encore mal
pourvu de plumes, tout nouvellement poussé hors du nid et fixant
sur le monde un premier regard de ses yeux ronds effarés. Les
grands se moquèrent de moi, me firent d'horribles grimaces, me
lancèrent des boulettes de papier; mais je me serrais contre Susie
TOMB xcviii. — 1872. iO
626 lliiVUh, Dt6 UtUX MONDES.
et prenais courage. Je ne croyais pas avoir jamais rien vu de gentil
comme elle, je ne me lassais pas d'admirer ses petits souliers rouges,
ses petites mains agiles. Elle marqua l'ourlet de ma serviette bise
et le bâtit obligeamment, puis se mit à coudre elle-même, et alors
je regardai l'aiguille brillante , le bout de fil fin , le doigt potelé
que couronnait un petit dé de cuivre. Pour moi, le cuivre était
de l'or, et Susie était une princesse de conte de fée. De temps en
temps, elle tournait vers moi ses grands yeux ble!:s avec un signe
de tète amical pour m'encourager, et je sentais un tressaillement
délicieux dans le cœur qui battait sous mon tablier.
— S'il vous plaît, mademoiselle, dit Susie, Harry ne peut-il pas
jouer avec les filles? Ces grands sont si brusques!
Madenjoiselle sourit et approuva, et je fus un garçon béni entre
tous à partir de ce momenu Susie m'enseigna une foule de jeux
d'esprit qu'elle connaissait à fond et pour lesquels j'avais grand be-
soin d'être formé; mais lorsqu'il fut question de jeux athlétiques,
je me distinguai en revanche. Je savais mieux sauter qu'elle, et me
couvris de gloire en grimpant sur un mur, d'où je retombai d'un
bond; ce fut un bien autre succès quand, une vache étant apparue
sur la pelouse devant l'école, je marchai droit à elle, armé d'un
bâion, et l'effrayai par mon attitude virile, par ma voix résolue. Ces
procédés inspirèrent à Susie beaucoup dd confiance. Un ami qui
lisait dans les livres, escaladait les murs et n'avait pas peur des
vaches n'était point à dédaigner.
L'école étant très éloignée du presbytère, j'apportais mon dîner;
Susie apportait le sien aussi, et nous avons fait ensemble plus d'un
délicieux pique-nique, ^ous nous étions bâti une maison sous un
grand arbre au pied duquel l'herbe poussait courte et drue. Notre
maison n'était ni plus ni moins qu'un carré marqué sur le gazon
par des pierres arrachées au mur. Je m'enorgueillissais d'être
capable de porter des pierres deux fois plus lourdes que celles
que soulevait Susie à grand'peine, et une large pierre plate, qui
faillit me rompre l'échiné, représentait noire table au milieu du
carré. Nous y étendions un mouchoir de poche en guise de nappe,
et Susie servait le repas avec ordre, en remplaçant les assiettes par
des feuilles. Sous sa direction, j'ajoutai à notre maison un garde-
manger où nous conservions des pommes, des châtaignes et ce qui
nous restait de pain d'épice. Susie tenait beaucoup à l'ornementa-
tion, elle plantait des bouquets dans la chambre, où nous recevions
une société choisie; elle y avait installé sa poupée, à laquelle je
fabriquai un lit moelleux ; nous la couchions avant de rentrer en
classe, non sans appréhension du désordre que ces sauvages, les
grands g;irçons, pourraient apporter dans notre Éden...
Chaque samedi, je demandais la permission d'aller voir Susie;
UN ROMAN AMÉRICAIN. (527
mes sœurs me brossaient les cheveux, m'ornaient d'un tablier tout
raide repassé : — Bon voyage ! — et je m'en allais trottant avec
l'allégresse des amoureux... Qu'elles étaient belles et brillantes ces
après-midi du samedi! iNous jouions dans le grenier, nous y déni-
chions les œufs de poule, et j'osais tantôt pénétrer dans des coins
obscurs où Susie ne se fût jamais aventurée, tantôt grimper sur
des meules de foin où elle tremblait de me voir perché. Son tablier
se tendait pour recevoir les œufs; il était toujoms d'une blancheur
immaculée. Je portais, moi, de gros vêtemens communs, percés aux
coudes et aux genoux, ce qui désespérait mes sœurs, tandis que Su-
sie restait fraîche et intacte, ne salissait ni ses mains ni sa robe. Ce
soin de sa personne m'inspirait une secrète vénération... Gomment
s'y prenait-elle pour sortir sans tache de nos aventures les plus pé-
rilleuses? Mais, si je m'émerveillais de ce miracle, elle s'émerveil-
lait tout autant de ma force et de mes prouesses. A ses yeux, j'étais
un paladin. Je me rappelle que, dans la basse- cour qu'il nous fal-
lait traverser pour aller au grenier, régnait -n despote le plus ar-
rogant des vieux dindons, qui nous poursuivait de ses uienaces en
gloussant et en se hérissant. Susie me raconta d'un air de profonde
détresse que plusieurs fois, lorsqu'il l'avait rencontrée seule, le mi-
sérable s'était précipité sur elle à grands coups d'ailes et l'avait ren-
versée. Il essaya le même jeu avec moi, mais aussitôt je saisis :avec
dextérité son jabot d'écarlate, emprisonnai ses ailes sous mon bras
et le fis sortir ignominieusement de la cour. Subie était triomphante;
j'achevai de l'exalter en lui expli({uant comment je la protégerais
dans toutes les circonstances [ ossibles- Elle m'avoua himpîemeLt
avoir peur des ours, et je profitai de l'occasion pour lui dire que, ^i
un ours l'attaquait, je l'aurais vite abattu avec le fusil de mon père;
elle écouta et elle crut. J'insistai ensuite sur ce que je ferais, si des
voleurs entraient chez nous; ni elle ni moi, nous ne savions précisé-
ment ce que c'était que des voleurs ni des ours, mais il suffisait que
je me sentisse prêt à les recevoir et à leur tenir tèLe...
Quelquefois Susie venait à son tour jouer chez nous le samedi.
Mes sœurs lui demandaient en riant si elle voulait être ma petite
femme, et Susie répondait avec beaucoup de gravité par l'affirma-
tive. Oui, elle devait être ma femme, la chose était décidée entre
nous; mais quand? Je ne voyais pas pourquoi il eut fallu attendre.
Elle s'ennuyait sans moi, et je m'ennuyais sans elle; mieux valait
donc l'épouser tout de suite, afin de pouvoir l'emmener à la maison.
Je lui en fis la proposition, qui fut agréée; mais elle me dit que sa
mère ne saurait jamais se passer d'elle, sur quoi je déclarai que
j'amènerais ma mère à faire une démarche que ses parens ne re-
pousseraient certes pas, vu que mon père était le ministre. Je re-
tournai mille fois cette afiaire dans mon esprit, en épiant une occa
628 REVUE DES DEUX MOiVDES.
sion d'entretenir ma mère seule. Un soir que j'étais sur mon tabouret
à ses pieds, n'y tenant plus: — Maman, hasardai-je, pourquoi les
gens troQvent-ils mauvais qu'on se marie de bonne heure?
— A quoi pense l'enfant? s'écria ma mère, qui de surprise laissa
tomber son tricot.
— Je veux dire : pourquoi Susie et moi ne nous marierions-
nous pas maintenant? Je voudrais l'avoir ici. Personne ne joue
avec moi à la maison, et, si elle y était, nous ne nous quitterions
pas.
Mon père sortit de sa méditation, et regarda en souriant ma mère,
qui riait tout à fait. — Mais, dit-elle, ne sais-tu pas que ton père
est pauvre, et qu'il a bien de la peine à faire vivre ses enfans?
Comment nourrirait-il une petite fille de plus?
Je soupirai tristement. Dès le seuil de la vie, je me heurtais à
cette question d'argent qui empêche ou tout au moins retarde le
bonheur de tant d'amoureux. — Mère, dis-je après une minute
de sombre réflexion, je ne mangerais que la moitié de ce que vous
me donnez, et je tâcherais de ne pas user mes habits, pour les
faire durer plus longtemps.
Ma mère avait les yeux très brillans; le rire et les larmes s'y
combattirent une seconde, comme un rayon de soleil perce la pluie.
Elle me souleva doucement, et attira ma tête sur son sein : — Quel-
que jour, quand tu seras un homme , je compte bien que Dieu te
donnera une femme à aimer. Les tnaisons et les terres nous vien-
nent de nos parens , mais ime bonne femme nous vient de Dieu.
— C'est vrai, chérie, dit mon père en la regardant avec ten-
dresse, et personne ne sait mieux que moi la valeur d'un pareil don.
Ma mère me berça quelque temps dans l'ombre du soir, me parla,
me calma, me raconta que je serais plus tard un homme, un cler-
gyman comme mon père sans doute, avec une heureuse maison à
moi. — Susie y sera-t-elle?
— Espérons-le. Qui sait?
— Mais, maman, n'en êtes-vous pas sûre? Vous ne pouvez pas
dire : certainement?
— Petit, notre père qui est dans le ciel pourrait seul dire cela.
Il te faut apprendre vite et devenir un homme fort, pour prendre
soin de ta femme...
Cette conversation pénètre Harry d'enthousiasme.
— Que je te dise, Susie, ce que je vais faire; je veux devenir fort
comme Samson.
— Oh ! mais comment t'y prendras-tu?
— Je vais courir, sauter et grimper, et porter de l'eau pour ma
mère, et aller à cheval au moulin, et marcher beaucoup pour les
commissions, afin de devenir plus vite un homme, et, quand je se-
UN ROMAN AMÉRICAIN. 629
rai un homme, je bâtirai une maison exprès pour nous deux, je la
bâtirai tout entière moi-même...
— Et il y aura des armoires pour ranger? interrompit la petite
ménagère.
— Certainement , j'en mettrai partout, et, quand nous vivrons
ensemble, tu verras comme je tiendrai à distance les lions, les ours
et les panthères. Si un ours osait t'attaquer, Susie, je le déchirerais
en deux, comme fit Samso»n !
M°"= Stowe excelle à esquisser ces figures d'enfans, à les faire
parler et agir; dans la Perle de Vile d'Orr, elle avait su accomplir ce
prodige de nous intéresser jusqu'à la fin du livre à des héros qui ne
dépassent pas sept et dix ans. Les amours de Harry Henderson et de
Susan Morril valent ceux de Moses et de Mara. Toutes les grâces,
toutes les bontés, toutes les finesses de la femme existent déjà chez
cette fillette, qui adoucit les mœurs rudes de son petit mari par l'hor-
reur qu'elle témoigne pour ses emportemens, par les adroites flat-
teries dont elle l'enlace, par ses petits sermons maternels contre les
distractions à l'église.
— L'idée de la voir me rendait très exact au service. Nos bancs se
touchaient; elle se tenait dans le sien, tout en blanc avec une pro-
fusion de rubans bleus et son petit chapeau plat, qui la faisait res-
sembler à une pâquerette; mais elle m'avait déclaré que les petites
filles ne devaient jamais songer à leur toilette pendant la prière, de
sorte qu'elle restait, je suppose, indifi^érente aux vanités terrestres
et au regard fixe qui épiait ses moindres mouvemens. Cependant,
comme la nature humaine n'est sanctifiée qu'en partie, je remar-
quais que quelquefois, probablement par hasard, deux yeux bleus
rencontraient les miens, et qu'on étouffait avec peine un sourire;
mais la conscience reprenait aussitôt le dessus, et Susie écoutait de-
rechef le ministre, bien qu'il ne lui fût pas possible de comprendre
un seul mot du sermon, l'esprit concentré sur ses devoirs religieux,
jusqu'à ce que la nature épuisée cédât une fois pour toutes ; les
paupières s'abaissaient, la tète vacillait de droite à gauche, et l'on
finissait par dispenser cette jeune chrétienne d'une plus longue
lutte en ramenant S3s pieds sur le banc, transformé en couchette.
Le lecteur ne se lassera pas de suivre le couple enfantin à l'école,
oii Harry l'hiver pousse sa bien-aimée en traîneau par les chemins
de montagne couverts de neige, — dans le pressoir, autour du ton-
neau de cidre doux, dont ils aspirent le contenu goutte à goutte en
y plongeant de longues pailles, puis, quand revient l'été, à la re-
cherche des fraises et des nids. — Nous connaissions les bons en-
droits où mûrissaient les fruits vermeils : les grands garçons ne les
soupçonnaient pas, ni les grandes filles. C'était notre secret, que
nous gardions entre nous deux; mais au plus profond des mystères
63i0- REVUE DES DEUX MONDES.
étaient nos découvertes de nids d'oiseaux. Nous comptions les
œufs ronds, luisans et tachetés, plus délicats que tous les bijoux
polis par l'art humain; nous rassurions les oiseaux. — Ghers petits,
ne craignez pas, personne ne le saura. — Un sentiment profond de
responsabilité nous gonflai!; le cœur. Nous informions: les enfans de
l'école que nous savions quelque chose qu'ils ignoraient, dont nous
ne parlerions jamais, quelque chose de merveilleux qu'il serait mé-
chant dj dire!.. Nos mères cependant étaient dans la confidence, et
nous encourageaient à garder le secret des oiseaux.
Cette innocente idylle passe comme les violettes et les fraises où
butinent leurs petites mains; une maladie épidémique vient fondre
sur les villages de la montagne, et l'une de ses victimes est la gen-
tille Susie. Il s'en faut de peu que son dernier baiser, au plus fort de
la fièvre, ne soit mortel pour Harry. — J'ai le vague et brûlant sou-
venir d'une série de jours de soif et de mal de tète, durant lesquels
je demandais une goutte d'eau froide qui m'était refusée. Je voyais
comme à travers un brouillard les gens qui me veillaient et me fai-
saient prendre des drogues, contre lesquelles j 3 n'avais plus la force
de me révolter. Ces journées-là se traînaient lentement; j'obsarvais
oisif les jeux de la lumière et le frémissement des feuilles sur le
mur blanc en face de moi. Un: matin, tandis que je gisais ainsi,
la cloche du village tinta lugubrement six coups; les longs et so-
lennels intervalles étaient remplis par une sourde vibration : c'était
le nombre des années de ma Susie sur la terre, et l'annonce qu'elle
était partie pour le pays où le temps n'est plus mesuré par jours et
par nuits, car il n'y a plus de nuit...
J'entendis longtemps après mes sœurs discuter entre elles l'effet
que m'avait causé cette mort. — Les enfans sont comme les ani-
maux, ils oublient ceux qu'ils ne voient plus, disait l'une d'elles. —
Mais je n'oubliais point! Quand je pensais à ma petite amie, j'étais
comme étouffé par un flot amer d'angoisse.
La pitié céleste envoie au pauvre enfant un rêve qui le console
en lui donnant le vif sentiment de la présence continuelle de Susie
invisible à ses côtés. Il va la chercher aux lieux qu'ils avaient l'ha-
bitude de parcourir ensemble, et dans les occupations auxquelles
naguère ils se livraient tous deux. Elle lui parle,, elle le conseille,
elle l'inspi'-e plus tard. Sa mère avait raison quand elle disait :
— Qui sait? cette mort peut être pour lui un appel d'en haut. —
Rien de grand ni de beau ne nous est donné sans les douleurs
de l'enfantement. Du souvenir de Susie jaillit une source d'inspi-
rations tendres et profondes, qui se répandant en poésie écrite
avant même que Harry sache former les lettres; il copie les carac-
tères imprimés, et achète en secret (car il mourrait plutô:. que d'a-
vouer ce qu'il veut faire) du papier et. de la chandelle : c'est son
DN ROMAN AMÉRICAIN. 631
premier acte d'indépendance. Un jour sa sœur aînée, en faisant le
lit, découvre dans sa paillasse les hiéroglyphes qui représentent ses
manuscrits, et le bout de chandelle à demi consumé. — Miséricorde !
s'écrie-t-elle avec beaucoup de bon sens, peut-on jamais assez se
méfier des garçons! Il a failli nous faire tous brûler vifs. — Mais la
mère a vu au-delà. — Je vous en avais bien averti, dit-elJe à son
mari, que cet enfant nous rendrait fiers. Harry sera un écrivain.
— Il vous faut surveiller cela, répond le père, qui s'en remet, pour
toutes ces choses, au tact exquis ds cette femme supérieure. —
Rentre-t-il de l'église ou d'une tournée' de prêche, — ok est votre
mère? — est sa première question. Il consulte sa compngne sur les
travaux les plus ardus, les plus délicats du ministère; il a coutume
de dire : — Elle m'a fait par son influence. — Et qui donc a formé
cette grande âme et ce noble esprit de mère? Vous l'avez deviné : la
Bible. Sur un pupitre, dans un coin retiré de la maison, est le saint
livre toujours ouvert, et, quand l'écheveau de tant de chères exis-
tences qui sont sous sa garde paraît s'embrouiller, elle va droit à la
main qui sait tout remettre en ordre. En présence de la mère selon
Dieu, sans cesse occupée à répandre la vertu et le bonheur autour
d'elle, médiatrice intelligente entre ses nombreux enfans, tenant
compte pour les élever du caractère, des qualités propres à cliacim,
embellissant la pauvreté même d'un charme suprême qui émana
d'elle, et qui fait jaillir les fleurs du paradis des plus rudes sentiers
de la vie réelle. M'"*" Stowe se pose cette question : — l'influence de la
maternité ne serait-elle pas précieuse dans l'administration publique
et les affaires de l'état? — L'état n'est ni plus ni moins qu'une réu-
nion de familles; ce qui est bon ou mauvais pour une famille en
particulier doit donc être bon ou mauvais pour l'état. L'état, en ces
jours troublés, réclame un^ influence paisible, telle que celle de
mistress Henderson an sein de sa nombreuse famille, l'économie
d'une femme pour appliquer sagement les ressources matérielles,
sa puissance divinatrice pour amener à, s'entendre les différentes
races et les fondre dans un même amour^ sa patience pour élever
et instruire des êtres encore bien loin de la maturité, sa tendresse
et sa miséricorde pour chercher et convertir les coupables; mais les
femmes du mérite de celle-ci ont généralement l'horreur de la vie
publique, du combat, de tout ce qui les fait sortir de leur retraite
sacrée. — Je suis cependant persuadée, dit M'"" Stowe, que nous
n'aurons les élémens d'une société parfaite que si ces femmes sentent
peser sur elles, pour le bien de l'état, la responsabilité qu'elles ont
acceptée déjà pour le bien de la famille. La nymphe Égérie, qui in-
spirait Numa, ne se montrait ni dans le Forum ni au sénat, elle n'é-
levait pas la voix dans les rues, elle ne combattait pas ostensible-
ment, aucun œil mortel ne la vit, et cependant elle fît les lois par
632 REVUE DES DEUX MONDES.
lesquelles Rome régla le monde. Espérons qu'un jour viendra où la
présence non plus d'Égérie, mais de Marie, le type par excellence
da la maternité chrétienne, se fera sentir dans toutes les lois et
toutes les institutions de la société. — (Il est à remarquer qu'un cou-
rant nouveau de dévotion ramène, depuis quelques années, nombre
de protestans, et surtout de protestantes, au culte de la Vierge.)
Le souvenir de Susie aidant les leçons de la meilleure des mères,
Harry se pénètre, tout enfant, de ses devoirs envers sa femme fu-
ture. C'est pour elle qu'il étudie, qu'il peine, qu'il épargne. — L'idée
de ce qu'elle penserait me fit fermer plus d'un livre que nous n'au-
rions pu lire ensemble, son image se dressa entre moi et plus d'une
voie mauvaise dans laquelle s'égare volontiers le jeune homme, en
laissant son ange gardien derrière lui; j'abjurai les intimités qu'elle
eût réprouvées; ce fut mon ambition de conserver le temple de mon
cœur digne de la recevoir enfin, et à jamais. — Elle restera ainsi
son guide et sa patronne jusqu'au jour où nous la verrons s'incar-
ner sous la forme accomplie d'Éva Van Arsdel; mais auparavant il a
cru la rencontrer plusieurs fois, cette moitié de lui-même qui doit
exister quelque part et doit être découverte quelque jour. Sa pre-
mière déception sera la plus cruelle.
II.
Harry a quitté le foyer, qui n'est plus le foyer paternel, car son
père est mort comme il a vécu, avec le sentiment que, s'il avait
cent vies à vivre, il les consacrerait toutes à la même tâche. Le
voici installé dans un de ces collèges de la Nouvelle-Angleterre, si
dilTérens des nôtres. Le jeune citoyen passe de l'école mixte à l'in-
dépendance d'un grand centre d'instruction où chaque étudiant est
obligé de subvenir à ses propres besoins, de meubler sa chambre,
de régler sa dépense. Est-il pauvre, on lui permet de consacrer
trois mois d'hiver à l'enseignement; de cette façon, il s'instruit tout
en aidant à instruire les autres, et il acquiert une précoce maturité
en appréciant la valeur de l'argent gagné. L'époque où l'Américain
entre au collège est en réalité celle de son début dans le monde; il
n'est plus un enfant, mais le commmencement d'un homme. Peu
de relations existent entre les gens de la petite ville et les étudians;
ceux-ci sont traités comme une tribu de bédouins. Le fait est que
les défauts d'une république sans femmes doivent se retrouver
parmi ces jeunes sauvages. C'est du moins l'avis de mistress Stowe;
loin de blâmer trop sévèrement leurs folies et leurs grossièretés,
elle s'étonne plutôt que les toits ne sautent et que les vitres n'é-
clatent pas sous l'action combinée de tant de forces qui fermentent.
Aussi approuve-t-elle tout à fait le système fort discuté, même en
UN ROMAN AMÉRICAIN. 633
Amérique, qui ouvre les portes du collège aux jeunes filles comme
aux jeunes garçons, afin de continuer l'effet de cette influence mu-
tuelle qui commence dans la famille, chimère irréalisable aux yeux
des Européens, mais qui, appliquée à plusieurs académies rurales
de la Nouvelle-Angleterre, n'y a produit, assure-t-on, ni désordres
ni scandales.
Dans le collège de Harry Henderson, ce perfectionnement, si c'en
est un, n'a pas encore été introduit; l'évangile féminin n'est prêché
aux étudians que dans les lettres de leurs mères et de leurs sœurs.
Harry, pour sa part, se résigne à cet isolement avec la sagesse qu'il
doit aux conseils de son oncle Jacob, un type de médecin campa-
gnard fort original et sympathique. — Puisses-tu, a dit l'oncle Ja-
cob, puisses-tu avoir légères ces maladies de la jeunesse, le doute
et les amoursttes, inévitables comme la rougeole, mais desquelles
on sort sain et sauf quand on a une bonne constitution. Du reste tu
n'as pas le moyen de faire des folies; rappelle-toi que, pour te
frayer un chemin, tu ne possèdes que tes bras et ta tête. Garde donc
celle-ci aussi saine et ceux-là aussi robustes que possible. — Mais
par une belle matinée de juin, par un de ces radieux dimanches qui
mettent en déroute la plus solide philosophie, Harry fait h l'église
une rencontre qui renverse ses plans de conduite.
Malgré le dédain de l'oncle Jacob pour les élucubrations litté-
raires qui lui ont été soumises, Harry est poète, et la voix du pré-
dicateur, qu'il paraît écouter avec recueillement, n'empêche pas
son imagination de vagabonder. Tout à coup une figure inconnue
passe devant lui, détachée sans doute du monde de visions qu'il
évoque, car sa beauté s'entoure d'un nimbe angéliquc. Miss Ellery
n'a pourtant rien de commun avec les anges; c'est une demoi-
selle de Portland, bien élevée, aussi froide que coquette, venue
en visite chez des amis. Cette famille est justement une de celles
qui ont accueilli avec bienveillance Harry Henderson — par un pri-
vilège que lui vaut sa conduite exemplaire. H obtient sans peine
d'être présenté à la radieuse apparition, et prend pour de la sym-
pathie le genre d'attention que lui accorde cette séduisante per-
sonne. Miss Ellery aime à être adorée : elle reflète, ainsi qu'un lac
paisible, les goûts, les opinions de Harry, et, jusqu'à un certain
point, les transports de son imagination et de son cœur; mais, de
même que le lac ne reflète que les objets présens, et à leur défaut
sert de miroir au premier venu qui les remplace, elle l'oublie vite,
après avoir reçu ses sonnets avec des rougeurs pleines de promesse
et soupiré à son bras dans leurs longues promenades sous le ciel
étoile des nuits de printemps. Il l'a aidée à passer les quelques se-
maines de son séjour dans une résidence maussade; quant à d'éter-
nelles amours avec un pauvre étudiant, la raison lui défend d'y
63A REVUE D!'S DEUX MONDES.
songer. Elle épouse un sot fort riche, ce qui met fin au petit roman.
Harry se trouve dépouillé, en même temps que de ses illusions,
de cette vanité inconsciente d'elle-même qui, chez tous les jeunes
gens, est un danger et un ridicule. Miss Ellery s'est vendue sons
ses yeux pour le plaisir de porter des diamans et d'habiter une cage
dorée; il l'a vue disparaître dans le tourbillon du plaisir et de la
mode, le laissant tout meurtri au milieu de la poussière du chemin,
et personne ne la blâme. Il est bien forcé de reconnaître que la vie
positive diffère de la vie de sentiment, que, pour mériter la plus
belle, il ne suffit pas, comme dans les romances, d'être le plus
vaillant. Une mélancolie sombre s'empare de lui; il termine ses
études sans se laisser distraire davantage par les artifices féminins.
L'impression est chez lui profonde et durable; ce n'est qu'avec une
sorte de méfiance que, sorti du collège, il se livre au penchant, plus
voisin du reste de l'amitié que de l'amour, qui l'entraîne vers sa
cousins Caroline.
Bien que sa famille eût souhaité de lui voir embrasser la carrière
ecclésiastique, Hany se propose de suivre une vocation littéraire
encouragée déjà par quelques succès. Il va partir pour l'Europe,
comme correspondant de deux journaux; il va voir, observer, grossir
son bagage de science et d'inspiration. — Que ne puis-je vous
suivre! dit avec une animation extraordinaire sa belle cousine Ca-
roline. — Ce cri de regret ressemble à un encouragement : il s'y
trompe; mais aussitôt la jeune fille lui retirant sa main : — Pour
Dieu! ne soyons pas sentimental. Je regrette de n'être point un
garçon comme vous, libre de prendre mon bâton et de m'acheminer
à travers le monde. Voilà tout.
Caroline est un caractère bien plus exclusivement américain que
miss Ellery. — Il ne faut pas trop exiger des hommes, lui dit-on à
chaque parti qu'elle refuse.
— Exiger! Je ne leur demande rien, rien que de me laisser à
moi-même. Je ne veux pas d'un mari qui me fasse vivre, je veux
vivre par mes propres forces. Vous avez vos projets d'avenir, mon
cousin, et vous comptez les exécuter. Eh bien ! je suis comme vous,
seulement on vous excite à l'indépendance et on me la défend. Je
tiens à me créer seule une position. J'ai besoin d'agir, et tout le
monde me trouve absurde, et personne ne m'aide. Cependant cer-
taines femmes doivent avoir un autre lot que le mariage. Nous
naissons en plus grand nombre que vous, et ce n'est point unique-
ment, messieurs, afin que vous puissiez mieux choisir. Il y a une
œuvre, il y a une voie en dehors de cette vie domestique, qui pour
la majorité des filles est le paradis... Dieu me garde d'en médire!
Elles sont privilégiées, celles qui s'en contentent. Je suis ravie de
voir tant de jeunes couples s'entendre si bien et s'aimer à la folie;
UN ROMAN AMÉRICAIN. 6S5
mais il est fâcheux pour moi que, ne me souciant pas de cela, je ne
puisse avoir autre chose. Le monde est arrangé pour les forts; il
devrait l'être pour les l'aiLIes. Je ne me propose rien de b'âinabler
loin de là : seulement on n'aura pas à flatter en moi une gracieuse
ignorance féminine; je désire m'instruire comme l'un de vous, et
quand je saurai... eh bien! j'ai de grandes aptitudes pour la mé-
decine, j'aime soigner l.-s malades, et je me rendrai certainement
utile à mes semblables, si l'on me laisse courir les mêmes chajices
qu'un homme.
Tel est le résumé des aspirations de Caroline; elle subit cepen-
dant sans se plaindre les devoirs terre à terre qui lui sont imposés,,
douce et sereine en apparence, dévorée au fond de l'âme d'ambi-
tions viriles qui ne trouvent point d'issue. Harry, qu'elle étonne et
qu'elle intéresse, comprend alors le sens profond des paroles de
saint Paul, parlant du célibat comme d'un état plus haut que le
mariage pour quelques hommes et quelques femmes, bien que ces
idées-là nous ramènent aux « vieilles absurdités monastiques, »
comme le fait observer l'oncle Jacob, Ces absurdités, M™" Beecher
Stowe est tout près de les défendre. « Les hautes cimes sont tou-
jours dangereuses; comme le Seigneur nonobstant a créé les mon-
tagnes et les précipices, autant les explorer, puisqu'elles existent,
dût-on se rompre le cou. » Harry prend le parti, à la fois prudent
et généreux, d'épargner à Caroline des hommages dont eWd ne se
soucie pas, et de lui tendre la main d'un co iipaguon dévoué pour
atteindre à l'indépendance, que ses talens exceptionnels et son hon-
nête énargie lui assureront tôt ou tard.
IIL
L'auteur ne suit pas Hari7 Henderson dans son tour d'Europe.
Un an après, nous retrouvons le jeune homme à New- York, la ville
du monde où il est le plus difficile de rencontrer l'enthousiasme,
l'exaltation, l'idéal sous aucune forme. Londres avec ses brouillards
pesans, sa morgue aristocratique, nous frappe de stupeur et nous
glace l'âme; il y a certainement de L'égoïsme à Paris comme ail-
leurs, mais il est caché sous tant de grâce qu'il semble que les ha-
bitans de cette ville souriant^j n'aient rien à faire qu'à se rendre
agréables. New-York fait sur le nouveau-venu une impression toute
différente; c'est une brûlante fournaise où la moindre fleur qui
cherche à naître doit se flétrir en un instant, où l'oiseau qui essaie
de chanter doit tomber tout à coup foudroyé par l'asphyxie. Ce
qu'on a de mieux à faire en y entrant, c'est de cacher au plus pro-
fond de son cœur tout ce qu'on a en soi de tendre et de délicat; la
vie est une lutte âpre, violente, sans trêve; la rivalité entre les grands
636 REVUE DES DEUX MONDES.
organes de publicité est si passionnée, qu'il serait oiseux de rien
produire qui ressemblât à une œuvre de fantaisie ou de sentiment :
— (( autant offrir un bouton de rose à des portefaix qui se dispu-
tent. » — Dans ce milieu, médiocrement propice à l'éclosion du ta-
lent, Harry Henderson vient en vrai poète ynnkee, toujours un peu
marchand au fond, chercher à vendre le plus avantageusement pos-
sible « les produits de la fabrique de son cerveau. » — Gagner sa
vie, celle de sa future femme, une réputation, l'indépendance, ai-
der au perfectionnement de la société, — tel est son programme,
fort honorable sans doute, mais tracé, il faut en convenir, sous
forme de prospectus commercial. Nous passons d'interminables dé-
tails sur lo journal, le rédacteur en chef, les collaborateurs, les
abonnés. Harry Henderson se tient à l'écart des plaisirs, des ca-
maraderies dangereuses, choisit une congrégation où il espère trou-
ver un refuge contre les entreprises du matérialisme, et puise sa
force principale dans la pensée que sa femme inconnue respire
peut-être l'aie de cette même ville : il l'attend, il la cherche. Au-
cun pays n'offre aux jeunes gens des deux sexes plus d'occasions
de se rencontrer et de s'étudier librement, il existe en Angleterre
des divisions de castes très marquées, et de la part de chaque fa-
mille une disposition toute particulière à se renfermer chez soi, à
choisir scrupuleusement ses relations; en France, la jeune fdle est
tenue sous une tutelle sévère jusqu'au jour où le mariage lui pro-
cure la liberté; les demoiselles américaines du meilleur monde au
contraire se montrent partout seules, avec cette franchise d'allures
que donne la certitude d'être respectées : elles promènent sur les
choses et les gens des regards de reine, s'attendant bien à ce que
tout cède devant elles, comme le veut l'usage dans cettj société
républicaine. Une aventure d'omnibus très vulgaire, puis une grosse
averse de printemps qui permet à Harry de tenir son parapluie au-
dessus de la tête d'une élégante jeune personne, décident de la des-
tinée de notre héros. W conduit sa gracieuse inconnue jusqu'à l'un
des hôtels les plus brillans de la cinquième avenue, le quartier
fashionable. — Nous attendions que la porte s'ouvrît; elle m'expri-
mait ses remercîmens, me priait d'entrer. Je m'excusai, mais en lui
présentant ma carte; avec un joli sourire, elle me tendit la sienne,
sur laquelle était gravé : Eva Van Ar.sdel, et dans le coin mercredi.
— Nous recevons le mercredi, monsieur Henderson, dit-elle, et ma-
man sera charmée de vous connaître. — La porte s'ouvrit, et avec
un nouveau sourire, une rougeur légère, un salut aimable, la vision
s'évanouit.
C'est ainsi que l'intimité peut commencer à New-York entre un
passant et une famille aussi distinguée qu'honorable. M. Van Arsdel
est un industriel millionnaire; il a cinq filles, des beautés à la
UN ROMAN AMERICAIN. 637
mode, sauf une seule, un type, admirable évidemment aux yeux de
M'"*" Beecher Stowe, de savante et de philosophe : Ida Van Arsdel
vit solitaire et recueillie dans cette maison toujours en fête, les
cheveux coupés courts « à la Rosa Bonheur, » vêtue avec une sim-
plicité puritaine, quoiqu'elle n'appartienne à aucune secte, étant
ce que nous appelons un esprit fort. Elle lit Darwin; son apparte-
ment est meublé comme une ferme, aux livres près ; elle est pour
son père, qui l'a chargée de la correspondance étrangère, un as-
socié précieux, s'occupe d'études professionnelles, méprise l'édu-
cation et les goûts que la mode donne aux femmes. Elle a refusé
d'être confirmée avec ses sœurs, parce qu'elle ne voit pas que la
confirmation rende meilleurs ceux qui la reçoivent : elle doute de
l'église sinon de la religion, et pratique néanmoins les vertus chré-
tiennes, tandis que la plu[)art des jeunes chrétiennes mènent une
vie de dissipation. Éva compte parmi ces dernières, bien qu'elle ait
un noble cœur, du sérieux dans l'esprit, le remords de gaspiller
ainsi ses plus belles années; mais la coutume l'em.porte, et c'est à
la coutume encore qu'elle va céder en épousant M. Wat Sydney.
— Éva, dit sa sœur aînée, sœur Ida, l'esprit fort, Éva m'irrite
par ses bonnes qualités mêmes. Son instinct est de plaire à tout le
monde, et, parce que maman souhaite ce mariage, parce que. la
pauvre fille a le cœur vide, qu'elle s'ennuie, le mariage se fera. Les
scrupules de sa conscience contribuent encore à l'alTaiblir; elle ba-
lance toujours, et a juste assez d'énergie pour se révolter en elle-
même, pas assez pour s'affranchir. Un phrénologue a dit qu'il lui
manquait la destnuticitc; c'est vrai. Le pouvoir de faire de la peine
au besoin est une partie nécessaire de tout être humain bien orga-
nisé. Personne ne peut arriver à rien sans avoir le courage d'être
parfois désagréable, courage que j'ai au plus haut degré. On ne
cherche pas à me dominer, à m'enchaîner. Pourquoi? Parce que j'ai
fait ma déclaration d'indépendance, que je me suis préparée à la
guerre,... ce qui m'a assuré la paix, tandis que tout le monde se
mêle des affaires d'Éva; elle est un territoire conquis, et n'a pas de
droits qu'on soit tenu de respecter.
Cette faiblesse fait le charme d'Éva Van Arsdel à nos yeux et
aux, yeux de Harry Henderson, qui, malgré ses tirades un peu
longues et fastidieuses sur les droits de la femme, préfère décidé-
ment les sensitives aux femmes médecins et philosophes. Accueilli
par les parens, il se laisse entraîner, sur les pas de la beauté qui
le fascine, dans les cercles mondains qu'il avait mis jusque-là sa
gloire à éviter. Nous avons ici une aimable description des jeunes
filles de New-York. « La grâce des Américaines, leurs succès à l'é-
tranger, sont passés en proverbe, et dans la moindre réunion à New-
(388 REVUE DES DEUX MONDES.
York les yeux sont littéralement éblouis par ce charme qui n'est
pas la grande beauté des madones ni des Vénus, mais qui est le joli
par excellence, délicat, brillant, ensorcelant, la grâce des oiseaux,
des petits chats, des agneaux et des fleurs, quelque chose d'aérien
et de féerique qui vient de la jeunesse. Peu d'entre elles promettent
d'embe lir encore en avançant dans la vie; c'est l'éclat fugitif et
fragile d'une rose... Quant à leurs manières, elles ont été critiquées
trop sévèrement à un point de vue étranger. Il est de la nature
même des institutions républicaines de donner une extrême liberté
aux femmes : il n'y a pas d'influence de cour ni d'aristocratie qui
exerce sa pression sur elles; l'éjtiquette n'existe point, la liberté in-
dividuelle d'opinion et d'action prévaut dans leurs écoles, elles la
respirent dans l'air, chacune fait pour ainsi dire la loi à soi-même,
et chacune se sent noble, est à la hauteur de toutes les situations.
Si elle ose beaucoup de choses défendues ailleurs, c'est qu'elle est
pénétrée de sa toute -puissance; mais quiconque abuserait de ce
laisser-aller apparent s'apercevrait vite que Diane a des armes. »
M""* Stowe a beau nous rassurer, le ton des conversations entre
jeunes filles et jeunes gens à l'hôtel Van Arsdel nous semble familier
et d'un goût douteux, la flirtatîon s'appellerait chez nous coquet-
terie presque effrontée, mais le vertueux Harry ne s'étonne de rien;
il se laisse entraîner dans un tourbillon de crockets, de hmcheons,
de feux d'artifice, de concerts sur l'eau, de plaisirs variés, dont la
seule énumération est fatigante, et l'on s'étonne que dans l'inter-
valle il trouve encore le temps de discuter avec Eva sur la supério-
rité des diverses églises et la fameuse question dcS femmes, qui tient
beaucoup trop de place. 'S'il ne lui parle pas d'amour, c'est que
M"'^ Van Arsdel a pris le soin de l'avertir prudemment que sa fille
est engagée à M. Wat Sydney; mais Éva, qui s'impatiente de ses
hésitations et de ses lenteurs, le détrompe un beau soir, et les
deux jeunes gens découvrent qu'ils ne peuvent plus vivre l'un sans
l'autre. Leurs aveux échangés, il ne s'agit plus que d'obtenir le
consentement des parens. Dans noire vieille Europe, c'est souvent
une grosse difficulté pour les mariages d'inclination. Voici comment
les choses se passent en Amérique.
— Ma mère, dit la timide Éva, j'ai trouvé l'homme que j'aime, et
il m'aime, et nous sommes fiancés.
— Que me dites-vous là, enfant? Je n'aurais jamais cru pareille
chose de vous! Pourquoi ne m'avoir pas parlé plus tôt?
— Parce que ce n'est que ce matin que j'ai découvert qu'il me
désirait pour femme.
— Et puis-je savoir quel est ce fiancé? demande ll"*^ Van Arsdel
d'un ton piqué. •
UN ROMAN AMÉRICAIN. 639
— Chère mère, c'est Harry Henderson.
— M. Henderson!.. Eh bien! sa conduite n'est rien moins que
loyale, car je l'avais prévenu de vos relations avec M. Sydney.
— Oui, ma mère; vous lui aviez dit que j'étais engagée avec
M. Sydney, et moi je lui ai déclaré que je ne l'étais pas, que je ne
le serais jamais. Il est loyal autant qu'homme au monde. Après
cette conversation que vous eûtes avec lui, il m'évita longtemps.
J'en étais malheureuse, et il était malheureux de son côté; mais
cette après-midi nous nous sommes rencontrés par hasard dans le
parc, j'ai insisté pour connaître la raison de son absence, j'ai tout
compris... Maintenant nous nous entendons parfaitement, et rien
ne peut plus nous séparer. Ma mère, j'irais avec lui au bout du
monde; il n'est rien que je ne me sente capable de faire pour lui, et
je suis fière de l'aimer comme je l'aime.
L'amour en effet prête à Éva toute la force de volonté qui lui
manquait jusque-là; en vain M'"* Van Arsdel insiste sur la pau-
vreté de Harry Henderson et lui vante le luxe dont serait entourée
^{me Y^Q^ Sydney : elle trouve réplique à tout. Du luxe, son père lui
en donne; elle a tous les bijoux qu'elle peut désirer, et, si elle se
marie, c'est un compagnon de son goût qu'elle veut. — Dites-moi,
maman, mon père était-il riche quand vous l'avez épousé? Non,
vous avez eu à vivre très simplement et à travailler durant les pre-
mières années de votre mariage; je ferai comme vous.
La mère , forcée dans ses derniers retrancheniens , se décide à
confier à sa fille que la fortune de M. Van Arsdel est fort exposée,
sans que personne le sache encore, dans de colossales spéculations.
Éva peut le sauver, mais, malgré toute sa tendresse fdiale, elle
trouverait aussi criminel de jurer devant l'autel un faux amour pour
tirer ses parens de peine que de faire dans cette intention un faux
billet. Les prières comme les remontrances la laissent donc iné-
branlable. Harry, de son côté, tente une démarche auprès de M. Van
Arsdel, qui le reçoit sèchement. — Monsieur, j'aime votre fille, j'ai
son autorisation pour vous demander sa main.
Van Arsdel retira ses lunettes et les essuya d'un air délibéré,
tout en parlant. — Monsieur Henderson, j'ai toujours eu pour vous
beaucoup d'estime, mais j'avoue que je ne sais pas pourquoi je
vous donnerais ma fille.
— Simplement, monsieur, parce que, dans l'ordre de la nature,
il faut que vous la donniez à quelqu'un, et que j'ai l'honneur d'être
choisi par elle.
— Éva eût pu trouver un meilleur parti, du moins sa mère le
croit.
— Je sais que M"'= Van Arsdel aurait pu épouser un homme plus
6Û0 REVUE DES DEUX MONDES.
riche que moi... Je n'ai pas de fortune à offrir, c'est vrai; mais j'ai
l'espérance raisonnée de pouvoir soutenir une femme et des enfans.
J'ai une santé robuste, des liabitudes de travail, une profession qui
m'assure déjà de certains revenus et une situation convenable dans
le monde.
— Qu'appelez -vous votre profession?
— La littérature. — Il prit un air sceptique, et j'ajoutai. — Oui,
monsieur Van Arsdel, aujourd'hui la littérature est une profession
de laquelle on peut attendre argent et renommée.
— C'est incertain.
— Je ne trouve pas, car il s'agit de satisfaire à une demande im-
mense, continuelle, toujours croissante. Le besoin de lire compte
parmi les nécessités de la vie contemporaine, et les hommes qui
entreprennent d'y répondre ont un métier aussi sûr que ceux qui
font commerce de fer ou de coton.
M. Van Arsdel nous paraît être un homme trop pratique pour goû-
ter les paradoxes de Plarry, qui prétend lui prouver que de grosses
fortunes se font en littérature comme dans l'industrie; cependant
il finit par se soumettre aux désirs de sa fille. Éva obtient d'être
heureuse à sa guise, sans consulter personne. — Monsieur Ilender-
son, dit alors Van Arsdel, je serai franc avec vous, afin que vous
n'agissiez point les yeux fermés. Mes filles passent pour des héri-
tières, mais il est possible, d'après le tour que prennent les choses,
que d'ici à peu de temps tout soit pour moi à recommencer. Mes filles
n'auront rien. Je vois une crise imminente, et ne puis la conjurer.
— En eflet, l'orage éclate bientôt, et une faillite ruine complètement
les Van Arsdel. Toutefois la faillite d'un millionnaire n'est pas con-
sidérée en Amérique sous le même jour que dans l'ancien monde.
Personne ne tourne le dos au spéculateur malheureux, il ne perd
ni ses amis ni la considération dont il jouissait; toutes les mains se
tendent vers lui pour l'aider à se relever, et le jeune homme qui
romprait un engagement avec sa fille en présence d'une pareille
Grise serait montré au doigt comme un infâme.
Tout est vendu dans l'hôtel Van Arsdel; chaque membre de la
famille fait assaut de courage et de philosophie. Éva et Harry n'ont
besoin ni de l'un ni de l'autre; ils sont heureux. Aussitôt après leur
mariage, pour lequel la nouvelle M'"" Henderson s'habille de façon
à faire sensation une dernière fois, les jeunes époux s'envolent non
pas à Saratoga ou au Niagara, ces asiles classiques de la lune de
miel où l'on change de toilette quatre fois par jour en regardant
d'une fenêtre d'hôtel l'horizon enchanté, mais vers le petit village
où s'est écoulée l'humble enfance de Harry. Au millieu de ces sites
agrestes, de cette paisible famille, Éva passe les plus beaux instans
UN ROMAN AMÉRICAIN. 6/11
de sa vie. — Elle était, dit son mari, la beauté, la couleur, l'âme de
notre petit monde; des regards d'adoration la suivaient partout; e.lle
ajoutait à notre intérieur cette lumière et cette joie qu'apportent
avec eux un tableau exquis, une délicieuse musique. Ma femme
avait jusqu'à la perfection le goût de la toilette; eùt-elle vécu dans
l'île de Roblnson, sans personne pour la regarder que des perro-
quets, sans autre miroir qu'une ilaque d'eau, elle se serait parée
par amour du beau, 11 fallait voir la poésie que cette entente raffi-
née de l'ornement prêtait à k vieille maison! — La pauvre veuve du
ministre, qui avec des goûts délicats innés a vécu dans l'ignorance
forcée de ces menues recherches qui complètent la femme, s'inté-
resse aux brillans chiffons de sa jeune bru comme s'ils étaient une
des fins principales de la création. En retour, elle est interrogée
curieusement sur les mystères du ménage, comme pouvait l'être
sur ceux d'Eleusis quelque vieille prêtresse par la néophyte. Les ma-
trones qui assistent aux essais culinaires d'Éva trouvent à cette jeune
reine des salons d'une capitale le génie du foyer. Elle l'a certaine-
ment. De retour à New-York, aux prises avec les dilficultés de la vie
matérielle, Éva se montre aussi industrieuse, économe et active que
si elle n'eût pas été élevée dans la mollesse, et elle mêle à tout ce
sérieux la dose 3*6 gaité, voiie de coquetterie féminine, qui fait de
sa vaillance imprévue une grâce de plus. Les détails de l'installa-
tion du jeune couple ressemblent aux joyeux efforts de deux petits
oiseaux occupés à bâtir leur nid. S'ils le trouvaient tout prêt, nous
y perdrions le spectacle de leurs recherches, de leurs trouvailles,
de leurs chants de triomphe, de l'adresse avec laquelle ils entre-
mêlent les brins de paille et de mousse qui doivent être l'ccrin
douillet d'un trésor; ils y perdraient pour leur part d'amusantes
aventures, la joie du travail, l'orgueil de réussir et aussi la satisfac-
tion d'avoir créé une œuvre personnelle. Les maisons comme les
personnes ont leurs physionomies variées; il y a des maisons vul-
gaires, des maisons qui attirent, des maisons mystérieuses, des
maisons mélancoliques, de même qu'il y a des caractères de ces
différentes nuances. Les fenêtres de certaines maisons semblent
bâiller d'un air de paresse ou d'ennui, d'autres s'ouvrir d'un air de
cordialité hospitalière, La maison d'Éva est toute chaleur et toute
gaîté : elle est l'expression même des qualités de la fée qui l'ha-
bite; elle ne ressemble à aucune, La simplicité de cette maison-
nette éclipse, par le goût et l'esprit aimable qu'elle trahit, le faste
des plus riches demeures; — mais elle est dans un quartier excen-
trique, dans le voisinage immédiat de petites gens; — mais il y
manque beaucoup de choses qui pour les femmes du monde sont
le nécessaire. Ces femmes-là plaignent Éva, ou la raillent, ne se
loME xcviit. — 1872. 41
Qh'2 REVUE DES DEUX MONDES.
doutant pas que privations et sacrifices s'appellent du bonheur,
lorsqu'on les voit à travers le prisme de la jeunesse et de l'amour.
M'"^ Stow3 pourrait traiter indéfiniment des transformations vrai-
ment miraculeuses d'une vieille maison de pauvre faubourg sous
l'influence du génie féminin qui l'emplit de fleurs, de soleil, d'élé-
gance et de chansons, au point d'en faire mieux qu'un palais; aussi
nous promet-elle une suite : Annales d'un quartier qui n'est point
à la mode. La toile tombe, on ne sait pourquoi, sur un joli petit ta-
bleau d'intérieur. Ce soir-là, on a chauffé la maison, ou, selon l'ex-
pression française, pendu la crémaillère. L'histoire n'est pas finie,
elle ne peut finir, et c'est là un des défauts qu'elle présente. Le
premier, le plus grave, est cette forme d'autobiographie que l'é-
crivain, une femme, a donnée aux aventures d'un jeune homme.
Harry Henderson, aimable dans l'enfance, devient, à mesure qu'il
avance en âge, une sorte de Grandisson, vertueux sans lutte, atta-
chant trop d'importance à ne pas fumer et à ne pas boire, comme si
c'étaient là les seuls vices qui pussent tenter sa jeunesse. On ne
sent jamais chez lui l'ombre de passion; il fait de la littérature
posément, sans fièvre d'imagination, comme il ferait une besogne
manuelle ; le bureau du journal où il travaille ressemble à la cage
grillée derrière laquelle le commerçant aligne des chiffres. Il est
amoureux à la manière d'une demoiselle bien élevée : jamais il ne
côtoie seulement le vertige; sa conversation dans le boudoir de sa
fiancée, seul à seule avec elle, la veille de leurs noces, roule sur
les devoirs réciproques des époux, tels qu'ils sont exposés dans le
livre de prières, et sur des thèses générales passablement rebattues.
Le voyage de la lune de miel est plutôt l'école buissonnière de deux
camarades; enfin ils répètent avec beaucoup d'années de plus, qui
rendent puéril et insuffisant ce qui était alors parfaitement à sa
place, la petite idylle enfantine de Harry et Susie. La venu de Hen-
derson, jusqu'au jour où elle est couronnée par sa rencontre avec
Éva, gagnerait, à être moins facile, d'être plus vraisemblable et
plus intéressante.
La composition du roman est d'ailleurs assez imparfaite. Imagi-
nez un tableau où fourmillent des figures, originales et expressives
sans doute, mais qui défilent plutôt qu'elles n'agissent, et ne sont
point arrangées pour former de groupe principal; elles se coudoient,
s'entassent toutes sur le même plan, sans souci de la perspective;
on voudrait à chaque pas les écarter. Peu nous importe que Jim
Fellows, l'un des collaborateurs de Harry, celui qui dans la Démo-
cratie représente assez lourdement l'esprit français, ait à la fin du
roman quelques chances d'épouser Alice, la jeune sœur altière et
ambitieuse d'Éva, et que tante Maria, qui représente les préjugés
UN ROMAN AMERICAIN.
6A3
aristocratiques du vieux monde, en soit au désespoir, — que le mi-
santiirope Bolton, qui serait un stoïque, s'il n'était sourdement at-
teint d'ivrognerie comme d'une maladie incurable, journaliste dis-
tingué au demeurant et caractère sublime, s'interdise d'épouser le
docteur Caroline, qu'il adore et dont il est aimé, pour ne pas de-
venir un obstacle à la carrière que se propose cette femme supé-
rieure.— Qu'elle étudie son art, qu'elle s'élève de plus en plus,
qu'elle soit tout ce qu'elle peut être,... je n'entraverai pas sa course!
— Et il laisse Caroline, le futur médecin, partir pour la chasse aux
diplômes avec Ida, l'élève de Darwin : c'est fort généreux peut-
être, mais cela n'a pas le sens commun assurément, et surtout cela
n'est pas de l'amour. Trop de satellites gravitent autour de 31a
Femme et moi, comme pour nous faire perdre le fil de l'action prin-
cipale. II y a des portraits tracés, dit-on, d'après nature; celui de
M™* Cérulean, dont le salon, célèbre probablement à New-York,
nous montre des fanatiques empressés autour d'une femme brillante
et vaine, qui s'imagine que les hommages décernés à ses charmes
s'adressent à son génie. Pour affirmer ce prétendu génie, elle donne
tête baissée dans toute sorte d'aberrations, reçoit et patronne les
phénomènes les plus équivoques, entre autres Audacia Dangereyes,
la caricature des femmes émancipées qui osent tout, type de folle
destiné probablement à faire ressortir par le contraste celui d'Ida Van
Arsdel, la réformatrice selon le cœur de M'"*" Stowe, qui croit que les
femmes gagneront leur cause bien moins par de bruyans rassemble-
mens et d'impérieuses revendications, des conférences et des pam-
phlets, qu'en s'efforçant chacune dans sa sphère d'accomplir avec pa-
tience une œuvre courageuse et utile. Miss Audacia, M'"* Cérulean et
bien d'autres pourraient disparaître sans que personne s'en plaignît.
M'"^ Stowe se laisse entraîner, à la suite de son héros, ce champion
du progrès appuyé sur le christianisme, à peindre les excès de tous
les réformateurs contemporains; elle n'a pas cherché en revanche
un seul incident dramatique. La compensation est dans un assem-
blage de détails charmans,de caractères consciencieusement obser-
vés, de pensées généreuses, de scènes touchantes à travers les-
quelles brille comme un rayon de saine et pure gaîté. Elle revêt
d'intérêt, et souvent de poésie, les plus humbles détails de la vie
domestique; enfin elle donne aux jeunes filles, à qui son livre est
dédié, une idée juste et haute du bonheur auquel chacune d'elles
peut atteindre en dépit de la fortune. Honneur à M'"* Stowe pour
cela, et que son obstination un peu fatigante à plaider avec emphase
les droits de la femme lui soit pardonnée en faveur de la sagesse et
de la grâce que met son héroïne à n'en revendiquer aucun.
Th. Bentzon,
LES
CHEMINS DE FER
AUX ÉTATS-UNIS
Chopters of Erie and olher essaya, hj Ch. and H. Adams. Boston 1871.
On ne conteste guère que les chemins de fer exercent une puis-
sante influence sur la vie politique et social^ des nations; on ad-
met aussi que cette influence est moindre dans l'ancien monde que
dans une contrée récemment peuplée telle que les États-Unis de
l'Amérique du Nord. Un pays en train de se coloniser ne connaît
pas les rivalités locales ni les iniérèts de clocher que réveille chez
nous le plus insignifiant projet de chemin de fer départemental.
Le réseau de voies ferrées que l'émigrant trouve en débarquant à
Kew-York est en quelque sorte un élément du climat, comme les
eaux, le sol et la température. C'est d'après le tracé des rails que
le pionnier choisit sa nouvelle demeure. Nous croyons volontiers les
auteurs de Cluipiers of Erie quand ils disent que leur pays a été
enfanté par les locomotives, et que, sans bateaux à vapeur ni che-
mins de fer, l'Union américaine ne subsisterait pas. L'idée même
d'une confédération entre trente-sept états et dix territoires, dont la
surface totale équivaut à celle de l'Europe entière, se concevrait-elle
sans la vapeur, qui diminue les distances et confond les citoyens
des diverses provinces? Les chemins de fer ont du reste une fois
déjà sauvé l'Union par les services qu'ils ont rendus aux armées fé-
dérales lors de la guerre de la sécession, car les hommes du nord
n'auraient jamais dompté les insurgés du sud, s'ils n'avaient eu de
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 6A5
plus pmssans moyens d'action que les Anglais à l'époque de la guerre
de rindépen:]ance. Réduits à la stratégie lente de leurs ancêtres,
les hommes du nord n'auraient pu empêcher les États-Unis de se
dissoudre en plusieurs confédérations hostiles entre elles "et souvent
en guerre les unes contre les autres. Aussi bien peut-on dire que
les convulsions incessantes dont les républiques de l'Amérique es-
pagnole sont le théâtre cesseront dès qu'un réseau de voies ferrées,
traversant ces petits états par trop indépendans, les réunira dans
une même pensée d'ordre et de développement.
I.
Quoique l'effet apparent des transports rapides soit une tendance
à la centralisation, la conséquence nécessaire des chemins de fer aux
États-Unis a été de disperser les émigrans dans les plaines im-
menses du far-west. Comment ces terres, malgré leur fertilité, au-
raient-elles attiré les pionniers américains, s'ils s'y étaient trou-
vés dans l'isolement, éloignés des marchés, dépourvus de moyehs
de transport? Par le chemin de fer, New-York reçoit les céréales
du Missouri; par la vapeur, Chicago envoie en Irlande les produits
de la vallée du Mississipi. Le cercle d'attraction des grands centres
de population s'étend à mesure que les communications devien-
nent plus promptes et moins coûteuses. Ces centres naissent ou
se déplacent selon que le commerce s'ouvre de nouvelles routes
vers l'intérieur du continent. Il est assez commun de citer Venise
comme exemple des effets que produit le déplacement des routes
commerciales sur la grandeur et la décadence des villes : l'Amé-
rique du Nord offre de ces résultats des exemples bien autrement
surprenans par leur rapidiié. La Nouvelle-Orléans, Boston, Char-
leston, qui étaient des cités de premier ordre, sont descendues au
second rang, tandis que New-York est passé en quarante ans de
200,000 à 900,000 habitans, et que Chicago compte aujourd'hui
300,000 habitans sur le terrain marécageux où l'on ne voyait en
1829 que quelques cabanes de pêcheurs. C'est que New-York et
Chicago réunissent les deux conditions qui attirent le commerce et
le font vivre, un vaste port pour communiquer avec le reste du
monde, et vers les terres un réseau de voies ferrées qui s'épanouis-
sent dans tous les sens. De même, à l'intérieur des états, Albany,
Pittsbiirg, Cincinnati, Saint-Louis, sont devenus des entrepôts im-
portans par cela seul que la configuration du sol ou le hasard de la
construction y faisait converger les chemins de fer et les canaux.
Aux États-Unis, les chemins de fer ont absorbé la presque tota-
lité des transports; ils ont dispensé d'établir des grandes routes. A
646 REVUE DES DEUX MONDES*
l'exception de quelques canaux, ils n'ont de concurrence que celle
qu'ils se font entre eux, et, comme on verra, cette concurrence
tourne rarement au profit du public. Ils se sont multipliés à tel
point que les anciens états, malgré la faible densité de leur popu-
lation, ont, à superficie égale, autant de voies ferrées que les con-
trées de l'Europe les mieux dotées sous ce rapport. Les états de
l'ouest eux-mêmes n'ont pas une ville de quelque importance qui
ne soit desservie par un chemin de fer. Villes et railways, tout se
développe en même temps, et l'on serait embarrassé de dire quel
est celui des deux qui est la conséquence de l'autre. Vers ISZiO, les
Américains construisaient par an 800 kilomètres de voies de fer;
en 1860, la longueur des chemins exécutés était de 47,000 kilo-
mètres; la guerre de sécession suspendit pendant quelques années
tous les travaux, puis on s'y remit avec une ardeur plus grande.
En 1871, on ajoutait 10,000 kilomètres au réseau de l'Union, qui
déjà ne comptait pas moins de 80,000 kilomètres.
Il faut le reconnaître, les travaux de ce genre ne coûtent pas
aussi cher en Amérique qu'en Europe. Autant qu'on peut le savoir
(et ce n'est pas facile, car les compagnies, qui ne sont soumises à
aucun contrôle financier, ne révèlent pas volontiers les mystères
de leurs livres de compte), les chemins de fer reviendraient à moins
de 200,000 francs par kilomètre, matériel compris, tandis qu'en
Europe le prix moyen est plus que double. Cependant la valeur
relative de l'argent est moindre au-delà de l'Atlantique. Il est vrai
de dire que les compagnies américaines ont rencontré des condi-
tions éminemment favorables à l'économie de leurs devis; d'abord
le terrain leur est livré à titre gratuit, sauf aux abords des grands
centres de population; les chemins n'ont le plus souvent qu'une
seule voie; le bien-être et même la sécurité des voyageurs sont sa-
crifiés au bon marché; enfin, lorsque les ingénieurs se trouvent
en face d'obstacles sérieux, ils tournent la difficulté plutôt qu'ils
ne la résolvent. 11 semble tout naturel aux Américains de relier
par un bac à vapeur les deux tronçons d'un chemin de fer que sé-
pare une large rivière; ne peuvent-ils se dispenser de faire un
pont, un viaduc, ils le construisent en charpente. C'est ainsi que
sur le New-York-Central, qui va d'Albany à Buffalo, les rails sont
posés sur un pont en bois de 267 mètres de long et de 80 mètres
de haut. Entre les mains des ingénieurs du Nouveau-Monde, le bois
s'est plié à toutes les exigences ; il n'a pas pourtant acquis la du-
rée, à quoi les Américains répondent qu'un tel viaduc ne leur re-
vient qu'à 875,000 francs, — qu'en pierre il aurait coûté plus de
6 millions, — que par conséquent l'intérêt à 7 pour 100 de cette
somme leur permettrait au besoin de renouveler leur construction
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 647
en charpente tous les deux ans. De même encore, le chemin de fer
qui relie l'état de New-York au Canada franchit le Niagara sur un
pont suspendu en fil de fer, le plus hardi sans contredit qu'il y ait
au monde. Tandis que nous proscrivons en France ce système de
pont, même sur de simples routes de terre, par le motif que la sta-
bilité en est toujours incertaine, les Américains font passer sur le
pont suspendu du Niagara en même temps une route et un chemin
de fer; cela dure depuis 1855 sans qu'aucun accident ait encore
donné tort à leur imprudence.
Quelque économes que soient les constructeurs transatlantiques,
plus de 6 milliards avaient été dépensés en travaux de chemins de
fer avant la guerre de sécession, et cette somme est sans doute
plus que doublée maintenant. Gomment de si gigantesques entre-
prises ont-elles pu s'organiser dans une contrée où le capital trouve
à s'employer sous mille formes diverses? Tous les systèmes finan-
ciers connus en Europe furent essayés à la fois. Dans la Pensyl-
vanie, l'état voulut lui-même créer des chemins de fer, comme
il avait déjà créé des canaux entre l'Ohio, l'Erié et la Susquehan-
nah. L'affaire ne fut pas heureuse, car l'état, obéré par-delà ses
ressources, en vint à ne pouvoir payer les intérêts de sa dette pu-
blique. Dans les autres états de l'est, les chemins de fer furent en
général l'œuvre de petites compagnies locales, qui, secondées par
des subventions du gouvernement et des villes, commençaient par
des lignes de faible longueur, puis se soudaient les unes aux autres,
et finissaient par se fusionner. Dans l'ouest, où les terres vagues
sont la vraie richesse, puisque, aussitôt mises en culture, elles
donnent en abondance le blé, le chanvre et le coton, les états ont
favorisé la création des voies de communication en octroyant aux
entrepreneurs de vastes surfaces incultes. Ainsi dans l'Illinois le con-
grès donne gratuitement aux compagnies des sections de 10 kilo-
mètres de large sur chaque côté de la voie alternativement. Ce
sont des terres qui valaient environ 2 dollars l'hectare avant l'é-
tablissement du chemin de fer, et qui montent à 15 ou 16 dollars
dès que la locomotive les parcourt, parce que les populations y ar-
rivent en foule. Peut-être les propriétaires des états situés de ce
côté-ci des Alîeghanys souffrent-ils un peu de cet exode incessant
vers l'ouest du continent : leurs fermes sont abandonnées, leurs
produits rencontrent sur les marchés la concurrence ruineuse des
récoltes du far-ivest; mais les villes et surtout les ports de mer y
trouvent leur profit.
En France, que les chemins de fer aient été construits aux frais
du budget ou qu'ils soient l'œuvre de compagnies concessionnaires,
que ces compagnies soient subventionnées ou réduites à leurs seules
6/18 REVUE DES DEUX MONDES.
ressources, l'état ne cesse de leur faire sentir sa puissance. Tantôt
il les arme de pouvoirs exceptionnels, faute desquels elles seraient
peut-être incapables d'achever leur tâche, tantôt il réprime leurs
exigences et protège le public contre l'abus qu'elles feraient du
monopole qui leur est conféré. Aux États-Unis, il n'existe rien de
pareil. Comme en Angleterre, les sociétés financières font la dé-
pense d'établissement, et s'en dédommagent par les taxes qu'elles
prélèvent arbitrairement sur les voyageurs et sur les marchandises.
On s'est dit dès le princif)e que l'industrie des chemins de fer n'est
pas plus qu'une autre à l'abri de la concurrence, et que la concur-
rence est un moyen infaillible d'empêcher que les taxes ne soient
plus élevées que de raison. On devine que l'événement n'a pas jus-
tifié cette prévision. Les chemins de fer américains ont donné le
spectacle des variations de prix les plus monstrueuses. En 1869, le
prix du transport entre Nevv-Yoïk et Chicago monta de 5 dollars à
40 dollars par tonne. Parfois le tarif était de 2 dollars entre New-
Yoik et Chicago, et de 37 dollars pour le même parcours en sens
contraire. Le plus souvent, deux compagnies rivales, par des rabais
exagérés, se disputaient le trafic entre les points extrêmes qu'elles
desservaient toutes deux, et elles se rattrapaient de ces transports
faits à perle en surélevant au-delà de toute mesure les transports
des localités intermédiaires, au point de ruiner les manufactures
exposées à ces variations exorbitantes. Quelquefois les congrès se
prémuniient contre les abus du monopole; mais les prescriptions
qu'ils édictèrent à cet effet furent aisément éludées. Il n'est pas
rare de trouver dans les plus anciennes concessions un article qui
prescrit d'abaisser les tarifs lorsque les profits de la compagnie con-
cessionnaire dépassent un certain taux, précaution inutile dans une
contrée où, faute de contrôle financier, le gouvernement ignore tou-
jours à quel chiffre monte au juste le capital d'établissement. Ail-
leurs on s'avisa, mais un peu tard, d'interdire la fusion des compa-
gnies rivales. Qu'arriva-t-il alors? Elles se fusionnèrent sans qu'il y
parût; par exemple, elles convenaient de mettre en commun les
recettes produites par les points extrêmes, chacune d'elles conser-
vant le monopole du trafic intermédiaire. Qu'on ne s'étonne pas
trop de voir des associations financières éluder les lois; ce sont de
grandes puissanc s dans un pays où, par la vertu du suffrage uni-
versil, la magistrature et le congrès appartiennent aux plus riches,
aux plus audacieux.
La compagnie du chemin de fer central de la Pensylvanie offre
un spécimen remarquable de la puissance que quelques particuliers
peuvent acquérir ainsi par la seule vertu de combinaisons financières.
En 185/i, cette compagnie ne possédait que la ligne d'Harrisburg à
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 649
Pittshurg (350 kilomètres), sur laquelle elle avait dépensé 17 mil-
lions de dollars environ. Elle s'étendit peu pendant les années sui-
vantes. Vers 1869, menacée par les compétitions trop vives des en-
treprises rivales situées plus au nord, elle acquiert tout à coup, par
des contrats que le congrès ne fit pas difficulté d'approuver, une
ligne qui la mène jusqu'à Chicago, une autre qui dessert Saint-Louis,
une troisième qui atteint Cincinnati. Elle n'en voulait pas plus en
apparence, annonçant à qui voulait l'entendre que son rôle ne com-
portait pas de nouvelles extensions au-delà du Mississipi; mais ce que
la compagnie s'abstenait de faire, les directeurs qui l'administraient
ne se l'étaient pas interdit. Ces hommes, que l'on aurait pu croire
absorbés par l'énorme gestion dont ils avaient déjà la charge, se
faufilèrent dans les entreprises du Michigan et du Minnesota, où les
chemins de fer ne se construisent qu'au moyen d'immenses conces-
sions de terrains; ils devinrent directeurs de la ligne du Pacifique,
dont la principale ressource est aussi la revente des terrains limi-
trophes à la voie. On a calculé qu'ils étaient maîtres alors d'un ter-
ritoire de 80,000 milles carrés, ce qui est presque l'équivalent delà
surface de l'Italie. Ils possédaient en outre, sous le nom de la Com-
pagnie pensylvanienne, 6,000 kilomètres de chemins de fer, un
canal, des mines de houille, une entreprise de bateaux à vapeur,
un capital de 700 millions de francs avec un revenu annuel de
250 millions, dont un quart était le profit net de l'entreprise. Qu'est-
ce qu'un état où de tels élémens de puissance se trouvent réunis
sans contrôle entre les mains de quelques citoyens? Il serait puéril
d'espérer que ces hommes seront sages et modérés; ils ont acquis
un monopole gigantesque, et ne songent à s'en servir que dans leur
intérêt personnel. On en vit la preuve au cours de l'hiver 1870-1871.
Par l'effet de circonstances artificielles, les houillères de la Pensyl-
vanie avaient acquis en peu d'années un développement de produc-
tion que les besoins du commerce ne justifiaient pas. De là temps
d'arrêt, diminution de la vente et par conséquent de l'exploita-
tion, puis finalement une baisse des salaires, contre laquelle les
ouvriers mineurs se coalisèrent. La compagnie des chemins de fer
possédait quelques puits de mines; voulant mettre ses ouvriers à
la raison, elle n'imagina rien de mieux que de tripler le prix de
transport, afin d'enrayer la consommation et de forcer toutes les
concessions minières au chômage. Tous les habitans de l'état s'en
ressentirent. Les clameurs les plus violentes s'élevèrent contre les
administrateurs du chemin de fer. On scruta les décrets de conces-
sion qui leur avaient été accordés, afin de découvrir s'ils possé-
daient effectivement le droit de faire peser des taxes de transport
prohibitives sur la plus importante des matières premières. Le ca-
650 REVUE DES DEUX MONDES.
hier des charges^ il est vrai, fixait un prix limite que la compagnie
n'avait pas le droit de dépasser; mais les tribunaux avaient décidé
depuis longtemps que ce maximum ne s'appliquait qu'à ce que
nous appelons en France le prix de péage, et que le prix du trans-
port proprement dit n'avait pas de limite légale. En d'autres termes,
la compagnie ne pouvait refuser la circulation sur les rails à qui-
conque offrait de lui payer le prix du tarif; elle était maîtresse au
contraire de prélever la rémunération qu'il lui plaisait pour l'usage
de ses locomotives et de ses wagons. Le public était donc à la merci
des gens qui avaient su monopoliser les moyens de transport dont
les houillères étaient obligées de se servir.
Si ces aventureux directeurs de chemins de fer, que MM. Adams
flétrissent du surnom de cormorans, ne se gênent pas pour rançon-
ner le public, plus souvent encore ils abusent de la confiance des
actionnaires dont les intérêts leur sont remis. Outre la fusion d'en-
treprises rivales , il est une manœuvre favorite chez les hommes
d'affaires américains, qu'ils appellent ingénieusement stock wate-
rîng, ce que l'on pourrait traduire par ces mots : mettre de l'eau
dans le capital. Qu'une compagnie se trouve trop à l'étroit dans son
capital primitif, soit parce qu'elle va atteindre !a limite maximum
d'intérêt qui lui est allouée, soit parce qu'elle se prépare à fusionner
avec d'autres, et qu'elle veut paraître plus riche qu'elle ne l'est en
réalité, soit enfin parce que les directeurs, en prévision d'une spé-
culation à la Bourse, éprouvent le besoin de jeter lui grand nombre
de titres sur le marché des fonds publics, — en toutes ces circon-
stances, la compagnie double ou triple simplement le nombre de
ses actions sans que personne ait le droit de s'y opposer. C'est l'une
de ces habitudes qui rendent extrêmement difficile de savoir quel
est le prix de revient réel des chemins de fer en Amérique. Pour
montrer à quel point les comptes apparens des compagnies s'écar-
tent des chiffres de dépenses véritables, voici, suivant MM. Adams,
l'organisation financière du grand chemin de fer du Pacifique. C'est
à dessein que l'on prend pour exemple cette ligne merveilleuse qui
rattache la Californie à la vallée du Missouri. Avant que les travaux
ne fussent commencés, l'entreprise paraissait aléatoire au plus haut
degré : c'était une loterie. Les directeurs, qui ont eu le talent de
faire tourner la chance en leur faveur, méritent assurément d'être
récompensés en proportion du risque qu'ils ont couru. On se sent
enclin à excuser de leur part des moyens de battre monnaie que
l'on condamnerait, s'il s'agissait d'une œuvre moins extraordinaire.
Donc le projet du chemin du Pacifique se présentait au début avec
une longueur de 3,200 kilomètres, et une dépense évaluée à
60 millions de dollars. La compagnie se constituait au capital de
LES CHEMINS DE FER AUX ETATS-UNIS. 651
200 millions de dollars, capital fictif dont les actionnaires versè-
rent en définitive à peine la dixième partie. Ceci n'était qu'une
médiocre ressource, et l'argent devait s'obtenir par d'autres procé-
dés. Il y avait d'abord la subvention du congrès fédéral, montant à
30,000 dollars par mille, puis des obligations émises pour la même
somme par première hypothèque sur les travaux à exécuter, puis
les concessions gratuites de terrains que l'on revendait aux colons,
puis les subventions des états et des villes, ou plutôt les bons de
papier que les états et les villes souscrivaient, à défaut d'argent
comptant, au profit de la compagnie, — enfin, pour dernière res-
source, les produits nets des premières sections ouvertes que l'on
appliquait aux travaux en cours d'exécution au lieu de les dis-
tribuer aux actionnaires. Les hommes de valeur et d'initiative sont
rares dans l'ouest; aussi retrouvait-on toujours les mêmes indivi-
dus dans chaque opération de la grande compagnie du Pacifique.
Membres du congrès, ils votaient les subsides; banquiers à New-
York, ils négociaient les actions et les obligations des états ou des
villes; directeurs, ils ordonnaient les travaux; entrepreneurs dans
les plaines du far-ivest, ils les exécutaient eux-mêmes. A la fin de
1870, la compagnie du Pacifique exploitait 3,Zi50 kilomètres de
chemin de fer, et elle était débitrice de 240 millions de dollars;
mais elle tenait encore en caisse plus de la moitié de ses actions,
réserve importante qu'elle négociera quand ses directeurs jugeront
le moment opportun pour réaliser quelque énorme profit.
Aux Etats-Unis, la proprié-té des chemins de fer est perpétuelle.
Les voies de communication ne retombent pas, comme en France,
dans le domaine public au bout d'une période de jouissance dé-
terminée. Aussi l'exagération du capital fictif est-elle un mal dont
le pays sentira plus tard la fâcheuse influence sous forme de ta-
rifs exorbitans. Il est impossible au surplus de dire où s'arrêtera
le stock tvateriug. On a calculé, d'après des données certaines,
que, du 1" juillet 1867 au 1"' mai 1869, en un peu moins de deux
ans, vingt-huit compagnies de chemins de fer avaient élevé leur
capital de 287 millions à 400 millions de dollars, soit une aug-
mentation de /lO pour 100. En l'état actuel, les bénéfices nets de
l'exploitation ne donnent aux actions qu'un revenu médiocre, du
moins par comparaison avec les autres branches de l'industrie
américaine. Si dans la Pensylvanie les chemins de fer rapportent
8,3 pour 100, et dans le New -York 7,5, le revenu s'abaisse à
h, 8 dans l'Ohio. Le rapport de toutes les voies exploitées en 1870
était évalué à 450 millions de dollars, dont 150 millions de produit
net. Ici encore, nous avons sous les yeux des chiffres prodigieux.
Ce sont de simples particuliers qui disposent de ces sommes colos-
652 REVUE DES DEUX MONDES.
sales, sans surveillance, sans contrôle. Quoi d'étonnint s'il survient
parfois quelques scandales comme ceux dont le chemin de fer de
iNew-York au lac Érié fut le théâtre en ces dernières années?
II.
Il existe en Amérique, entre les états de l'Atlantique et les états
de l'ouest, un immense courant commercial dont il importe de bien
connaître le caractère. L'ouest produit du bétail, des céréales, du
chanvre, du tabac, des bois de construction. Le commerce s'y
concentre dans quelques villes de création récente, à Cincinnati
pour le Kentucky et la vallée de l'Ohio, à Saint-Louis pour les
plaines qui s'étendent entre le Mississipi et les Montagnes- Ro-
cheuses, à Chicago pour les produits agricoles que la contrée envi-
ronnante donne à profusion. Si cette région de l'ouest fournit des
matières premières, en revanche elle réclame les objets manufac-
turés qu'elle ne possède pas, car l'industrie y est presque nulle.
Elle n'a qu'un port de grande importance, c'est Chicago sur le lac
Michigan; de plus, la navigation entre ce port et l'Atlantique par les
lacs et le Saint-Laurent est lente et détournée. L'ouest pouirait bien
envoyer ses productions au sud, à la Nouvelle-Orléans par la voie
du Mississipi; mais la Nouvelle-Orléans n'a ni l'industrie ni l'acti-
vité commerciale de New-Yoïk, de Boston et de Philadelphie. Même
pour les denrées de la zone tropicale, dont la Nouvelle-Orléans
serait l'entrepôt naturel, les gens du far-wesl trouvent préférable
de s'approvisionner du côté de l'Atlantique. 11 y a donc entre l'At-
lantique et l'ouest, en dépit de la chaîne des Alleghanys qui les
sépare, un négoce considérable. Ce courant commercial s'écoule
par cinq grandes voies de communication, dont voici la direction et
le tracé.
La voie la plus ancienne est le canal qui va de l'Hudson au lac Erié,
entre les villes d'Albany et de Bulïalo; il fut ouvert en 1825, à une
époque où l'on ne songeait pas encore aux chemins de fer. Creusé
d'abord en petite section avec l'",20 de hauteur d'eau, agrandi un
peu plus tard, ce canal, qui a 580 kilomètres de long, fut l'œuvre
d'un état qui n'avait pas alors plus de 1,500,000 habitans. D'autres
canaux secondaires en communication avec celui -Là portèrent à
1,500 kilomètres la longueur des voies navigables. Le congrès s'est
heureusement gardé d'aliéner ce vaste réseau, qui relie les lacs Érié,
Ontario et Champlain aux fleuves de l'Hudson, du Saint-Laurent et
de la Delaware.
Lorsque survint l'ère des chemins de fer, de petites compagnies
entreprirent, chacune pour son compte, des fragmens de ligne entre
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 653
New -York et Chicago par Albany, Buffalo, Cleveland et Toledo.
Sur un parcours de 1,700 kilomètres, l'on ne comptait pas moins de
seize compagnies distinctes. Le tout fut livré au public vers 1852.
Presque aussitôt ces compagnies commencèrent à fusionner : les
plus pauvres entraient dans l'association avec leur capital intact;
les autres étaient admises avec une plus-value proportionnelle à
leur prospérité, si bien qu'une ligne qui ne valait au début que
50 millions de dollars en vint à être représentée par un capital de
100 millions et plus. Dans ces dernières années, la compagnie des
chemins de fer de New-York à Chicago par Albany se trouvait di-
rigée par M. Vanderbilt, l'un des plus adroits financiers des États-
Unis. Cette voie est vraiment bien détournée (on s'en convainc en
jetant les yeux sur une carte); elle est en concurrence immédiate
avec le canal dont elle suit le cours. Aussi était-il naturel qu'un
chemin de fer plus direct fût établi de New-York au lac Érié. On
l'entreprit dès 1832, avec un capital restreint de 3 millions de dol-
lars, dont les actionnaires ne payèrent jamais que le tiers : l'état
fournit plusieurs millions de subvention; cependant l'aflaire ne réus-
sit pas. La compagnie, impuissante à se procurer les fonds dont elle
avait besoin, avait épuisé son crédit avant l'achèvement des tra-
vaux; elle tomba en faillite, et la ligne fut mise sous séquestre. Une
nouvelle compagnie prit la place de l'ancienne avec de plus puis-
sans moyens d'action, qui lui permirent de compléter l'œuvre com-
mencée par les premiers actionnaires. La dépense, évaluée dans le
principe à 3 millions de dollars, avait atteint 50 millions, tandis que
le produit brut montait à 16 millions 1/2. C'était, à dire vrai, une
magnifique entreprise et un travail admirable. Tracée tantôt dans
les hautes montagnes des Alleghanys et tantôt à travers les riches
vallées de l'Hudson, de la Susquehannah et de l'Ohio, cette ligne
s'assurait un trafic local de grande importance et un transit encore
plus abondant. Lys deux autres routes de premier ordre qui relient
l'Atlantique avec les états de l'ouest sont celle de la Pensylvanie,
dont il a été question, et celle de Baltimore à l'Ohio. Le tracé en est
peut-être moins direct; par compensation, elles atteignent plus vite
les voies navigables qui coulent sur le versant occidental des Alle-
ghanys.
Ces cinq grandes voies de communication se partageaient, il y a
douze ans, date des dernières statistiques que nous possédions, un
transit de 3,200,000 tonnes. On conçoit, sans qu'il soit besoin de
l'expliquer, que la répartition se faisait entre elles d'una façon fort
inégale: les canaux de l'état de New-York absorbaient plus des deux
tiers du trafic. Ces lignes rivales étaient destinées à se faire la plus
active concurrence jusqu'au jour où elles se mettraient d'accord au
65A REVUE DES DEUX MONDES.
détriment du public. Le conflit éclata peu de temps après la guerre
de sécession entre le chemin central de Nevv-York et celui de l'Érié.
Les Américains du Nord vivaient à cette époque dans une atmo-
sphère belliqueuse. C'est une circonstance assez digne d'attention
qu'au lendemain de la guerre civile, alors que le licenciement des
armées rejetait dans la vie ordinaire 1 million d'hommes rompus à
l'existence aventureuse des camps, il n'y eut ni brigandage ni plus
de désordres ou de crimes que dans les années précédentes. Les ci-
toyens de l'Union reportèrent sur les affaires commerciales l'esprit
de discipline, le gaspillage des capitaux, la hardiesse de combinai-
sons, en quelque sorte les qualités et les défauts de la profession
militaire auxqu-els ils s'étaient accoutumés pendant la lutte de la
sécession. Ces nouveaux combats, que l'on aurait pu croire pacifi-
ques et qui souvent furent au contraire aussi violens qu'immoraux,
eurent surtout pour théâtre l'état de New- York. C'est dans la plus
grande ville de l'Amérique que viennent chercher fortune les hommes
qu'aucun scrupule n'arrête; c'est aussi là que la justice est le plus
suspecte de partialité, parce qu'elle y est aux mains de la populace.
L'état est divisé sous le rapport judiciaire en huit districts, et cha-
que district possède un tribunal de quatre juges. Tous ces juges
sont élus par le suffrage universel, qui demande avant tout aux
candidats compte de leurs opinions politiques. Chaque juge peut,
en certaines affaires, siéger seul, rendre des arrêts, suspendre la
procédure entamée devant un autre tribunal. On ne s'étonnera pas
de les voir prendre des décisions contradictoires lorsqu'ils se lais-
sent aveugler par l'esprit de parti ou corrompre à prix d'argent.
M. Vanderbilt, déjà maître du Nevv-York-Central, voulut en 1867
s'emparer aussi du chemin de l'Érié. Il était homme de grandes
ressources; on lui attribuait une fortune de 10 millions de dollars
entièrement disponible pour des opérations de bourse. Le moyen le
plus simple d'atteindre le but qu'il se proposait lui parut être d'a-
cheter la plus grande partie des actions de l'Érié; mais, tandis qu'il
se livrait à cette manœuvre, dont la conséquence immédiate était
une hausse formidable, il s'aperçut que ses adversaires, l'ayant de-
viné, émettaient des actions nouvelles à mesure qu'il en achetait.
L'abus fut poussé à tel point que le capital apparent de cette ligne
fut porté dans l'espace de quatre ans de 250,000 à 865,000 actions.
La lutte fut vive ; les juges intervinrent, chaque parti avait le sien,
qui lui donnait raison. Enfin, de guerre lasse, les adversaires con-
clurent un compromis; les quelques millions qu'ils avaient perdus
dans ces agiotages se trouvèrent remboursés, on ne sait comment,
sur les bénéfices de l'exploitation du chemin de fer, et après nombre
d'incidens la ligne de New-York à l'Érié passa sous la direction d'un
LES CHEMINS DE FER AUX ETATS-UNIS. 655
M. Fisk, dont les journaux américains annonçaient dernièrement la
fm lamentable. Il a été assassiné dans un hôtel de New-York par
un concurrent malheureux.
M. James Fisk, fils d'un colporteur du Gonnecticut, suivit d'abord
la carrière paternelle. Il s'était fait quelque réputation dans les
villes du Vermont et du Massachusetts qu'il visitait périodiquement,
si bien qu'un négociant de Boston se l'associa. En peu d'années, il
y acquit une fortune dont un moins ambitieux se serait contenté.
Brutal, ignorant, mais plein d'ardeur et d'entrain, il s'introduisit
avec le banquier Gould dans le chemin de fer de l'Érié à la suite
des combinaisons financières par lesquelles M. Vanderbilt s'en était
vu évincé. MM. Gould et Fisk devinrent bientôt maîtres absolus d'une
compagnie qui employait 15,000 individus. Ce ne fut pas tout : ils
montèrent une maison de banque, achetèrent un théâtre, et, ap-
puyés sur le parti radical de la ville de New-York, ils ne reculèrent
plus devant aucune entreprise. Leur influence était si grande qu'ils
obtinrent de la législature une loi par laquelle les directeurs de
l'Érié ne devaient plus être réélus annuellement suivant l'usage de
toutes les associations financières. On les vit ensuite accaparer l'or
monnayé avec des moyens si puissans que la circulation monétaire
en fut troublée, et que le président de l'Union fut obligé d'inter-
venir dans l'intérêt du commerce.
Il y avait, entre les grands chemins de fer de l'Érié et du New-
York-Central, une petite ligne que l'on pourrait appeler d'intérêt
local, allant d'Albany à la Susquehannah sur un parcours de 230 ki-
lomètres. Cette entreprise restreinte avait été entamée, en 1852,
avec des capitaux insuffisans. Les actionnaires, qui étaient pour la
plupart des propriétaires riverains, y fournirent un million de dol-
lars; les villes que l'aflaire intéressait faisaient des prêts d'argent à
la compagnie ou prenaient des actions. La légisîatm-e de l'état ac-
corda même quelques subsides de faible importance. Au dernier
moment, quand les directeurs se voyaient à bout de ressources, ils
se procurèrent les sommes nécessaires à l'achèvement des travaux
au moyen d'un subterfuge assez irrégulier. Il leur restait en caisse
9,000 actions non souscrites; ils les vendirent au rabais. Enfin au
mois de janvier 1869, après dix-sept ans de travail, la ligne de la
Susquehannah fut ouverte en son entier, depuis Albany jusqu'à
Binghampton, où elle se soude au chemin de l'Érié. Cette œuvre
modeste faisait honneur au président du comité de direction , —
M. Ramsey, — qui depuis l'origine avait géré avec intelligence et
probité les affaires de la compagnie.
Considérée dans le principe comme une simple route d'intérêt
local, la ligne d'Albany à Binghampton avait acquis par le temps
656 REVUE DES DEUX MONDES.
une tout autre importance : elle devenait pour les audacieux di-
recteurs de l'Éfié un moyen de faire concurrence au New-York-
Gentral sur les marchés de la Nouvelle-Angleterre, notamment pour
le transport de la houille, que l'on exploite en abondance dans l'état
de Pensylvanie. MM. Gould et Fisk décidèrent donc que la ligne de
la Susquehannah devait fusionner avec l'Érié, quoique M. Ramsey
ne fût pas disposé le moins du monde à la leur céder, et que les com-
pagnies des houillères, le public même, eussent une répugnance
marquée à permettre l'extension d'une société dont les chefs s'é-
taient fait une réputation de spéculateurs effrontés. Le procédé
d'usage en pareille circonstance est, on l'a vu plus haut, d'acheter
les actions de la compagnie que l'on veut s'annexer, et de s'assurer
ainsi la majorité dans l'assemblée générale qui nomme les adminis-
trateurs. Dans ce cas-ci, la manœuvre était moins facile, car une
forte partie des actions appartenait à des municipalités qui n'a-
vaient le droit de vendre leurs titres que contre argent comptant.
M. Ramsey se défendit lui-même par les moyens habituels, quoiqu'il
fût au fond plus scrupuleux que ses adversaires. Quelques milliers
d'actions étaient en dépôt dans la caisse du trésorier; M. Ramsey les
distribua entre lui et ses amis. MM. Fisk et Gould profitèrent de
cette irrégularité pour obtenir d'un juge de New-York un arrêt qui
suspendait M. Ramsey de ses fonctions de président. Celui-ci ré-
pondit par une ordonnance d'un juge d'Albany qui défendait aux
membres du comité de se réunir en l'absence du président. La nou-
velle en parvint le soir à New-York; aussitôt, sans perdre un in-
stant, MM. Fisk et Gould requirent du juge qui leur était dévoué la
mise sous séquestre du chemin de fer en litige et la nomination de
deux administrateurs provisoires. En moins d'une heure, cette nou-
velle ordonnance fut rédigée, signée, revêtue de toutes les formalités
légales. On ne perd pas de temps en Amérique, même quand il s'a-
git de disposer d'une propriété qui représente un capital de plusieurs
millions. Le même soir, par un train de nuit, M. Fisk, qui était l'un
des deux administrateurs provisoires, accompagné par quantité
d'hommes de lois et d'amis, tous armés comme il convenait, par-
tait pour Albany dans le dessein d'entrer en foncions dès le lende-
main matin. Par malheur, il y avait aussi des juges à Albany, comme
on l'a déjà pu voir. L'un d'eux, agissant à la requête du parti Ram-
sey, venait également de mettre le chemin de fer de la Susquehan-
nah sous séquestre et de nommer un administrateur provisoire qui
occupait la place lorsque M. Fisk s'y présenta suivi de son escorte.
Ce dernier fut donc mal reçu; les employés le mirent à la porte avec
assez peu de ménagemens. Cependant il revint à la charge dans la
journée, et consentit à parlementer avec son concurrent. Il était
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 657
bon homme au fond, dépourvu de fiel; aussi fit-il compliment à ses
adversaires du matin de la vigueur qu'ils avaient déployée contre
lui, et leur promit-il sa protection. C'était un samedi; il fut convenu
que le dimanche serait un jour de trêve, et que les hostilités ne
reprendraient que le lundi à huit heures du matin. M. Fisk repartit
pour New-York, afin de consulter ses avocats et de se faire délivrer
de plus amples pouvoirs par le juge qui était à sa dévotion.
Le lundi matin, les deux partis se retrouvaient en présence dans
les bureaux de la compagnie à Albany : chacun d'eux s'était pourvu
d'un mandat qui l'autorisait à requérir la force publique; mais les
autorités d'Albany, méconnaissant l'ordonnance rendue par un juge
de New-York, donnèrent raison au parti Ramsey. Déjà un train ve-
nait de partir pour Binghampton, à l'autre extrémité de la ligne,
pour donner sur tout le parcours l'ordre de ne pas reconnaître les
délégués de M. Fisk. Quand celui-ci se vit devancé par la vapeur,
il eut recours à l'électriciié. Binghampton est la station commune
aux deux chemins de la Susquehannah et de l'Érié. Les employés
de cette gare obéissaient à M. Fisk; il leur prescrivit par le télé-
graphe de s'emparer de vive force des wagons et des machines du
chemin contesté, d'envoyer une locomotive à la rencontre du train
qui le matin même était parti d'Albany. Ce fut fait comme il avait
été prescrit. La guerre était déclarée; mais les troupes de l'Lrié en-
traient trop vite en campagne. Leur locomotive, qui s'avançait à
l'aventure sous une faible escorte, ne rencontrait que des visnges
hostiles. Dans une gare, par une manœuvre ingénieuse, on la fit
dérailler; elle resta prisonnière avec ceux qui la montaient. Le
train venu d'Albany put donc continuer sa route sans encombre; il
s'arrêta cependant à 25 kilomètres de Binghampton. 11 y a Là un
tunnel, dont la sortie était occupée par les gens de l'Érié, amenés
en grand nombre par un train spécial. Chaque parti fit venir des
renforts; il y avait 800 hommes d'un côté et À50 de l'autre, les uns
munis de bâtons et d'outils, d'autres pourvus d'armes à feu. On hé-
sitait quelque peu avant d'en venir aux mains. Enfin les deux loco-
motives s'avancèrent à petite vitesse l'une contre l'autre; quoique
le choc fût peu violent, l'une d'elles fut rejetée hors delà voie. Aus-
sitôt les hommes sautèrent en bas des wagons et s'attaquèrent avec
furie. Les partisans de l'Érié étaient moins nombreux, moins bien
armés ; ils s'enfuirent en désordre après une courte lutte, laissant
aux mains des vainqueurs le train qui les avait conduits jusque-là.
L'affaire devenait grave; c'était un vrai combat entre deux com-
pagnies financières. La milice fut mise sur pied et vint occuper le
champ de bataille. Tous les bons citoyens s'indignèrent de ce scan-
daleux conflit, dans lequel la magistrature était peut-être encore
TOME xcvin. — 1872. 4
658 REVUE DES DEUX MONDES.
plus compromise que les acteurs principaux. Toutefois on don-
nait raison en général au parti Ramsey, qui semblait n'avoir agi
qu'avec l'excuse d'une légitime défense. Les habitans d'Albany ac-
clamèrent les employés de la Susquehannah à leur retour de cette
expédition malencontreuse. Le gouverneur de l'état se crut obligé
d'intervenir, afin de faire cesser l'embarras des shérifs, qui ne sa-
vaient plus à qui obéir: il leur prescrivit de maintenir chacun des
adversaires en possession des gares qu'ils occupaient; en outre, il
donna l'ordre d'appeler la milice au cas où les troubles recommen-
ceraient, et menaça de proclamer la loi martiale dans les districts
que la ligne traversait. Cependant les deux partis continuèrent pa-
cifiquement la lutte à l'aide des moyens légaux inépuisables que
leur procuraient leurs avocats. Au jour fixé pour l'assemblée géné-
rale des actionnaires, on eut le triste spectacle de deux réunions
distinctes, — l'une composée des partisans de Ramsey, l'autre des
partisans de Fisk. Ces derniers étaient de rudes compagnons, dé-
guenillés, mais robustes, que l'on avait amenés le matin de New-
York par le premier train, et qu'un copieux déjeuner avait mis de
joyeuse humeur. Ailleurs qu'en Amérique, on n'aurait pu croire que
ce fussent là des actionnaires, et de fait c'étaient MM. Fisk et Gould
qui les avaient transformés en capitalistes pour les besoins de la
journée. Quand enfin M. Ramsey s'aperçut qu'il n'était pas de force
à résister à un adversaire si puissant, il prit le snge parti de vendre
la ligne de la Susquehannah à la compagnie du canal de l'Hudson,
association riche et bien posée que les manœuvres des agioteurs ne
pouvaient ébranler. Longtemps après, au mois de mai 'J871, les
nombreux conflits judiciaires auxquels l'affaire avait donné lieu se
terminèrent devant la cour suprême des États-Unis par l'acquitte-
ment de M. Fisk, qui n'eut même pas à payer de donnnages-intérêts.
S'il avait cette fois perdu la partie, il était homme à prendre sa re-
Tanche dans une autre occasion. Il allait bientôt périr par le revolver
d'un assassin; du moins le dernier exploit de cette existence aven-
tureuse et turbulente fut un acte de bienveillance dont il faut lui
savoir gré. Lors du récent désastre de Chicago, il fit à New-York
une quête fructueuse en faveur des victimes ; puis il en chargea un
train de marchandises, le conduisit Ini-mème à grande vitesse jus-
qu'à la ville incendiée, et, après avoir distribué aux malheureux ha-
bitans la magnifique offrande qu'il leur apportait, il leur fit cadeau
des wagons et de la locomotive qui l'avaient amené.
Il serait malséant de raconter les tristes exploits des spéculateurs
américains, s'il n'en devait sortir un enseignement utile. Or, de ces
luttes entre compagnies financières qui semblent se moquer du
gouvernement et de la justice aussi bien que des intérêts de leurs
LES CHEMINS DE FER AUX ÉTATS-UNIS. 659
actionnaires, ne ressort-il pas avec évidence la preuve que la liberté
du commerce et de l'industrie est impuissante à refréner tous les
abus? Jugera-t-on que les conclusions qu'en tirent MM. Adams sont
trop sombres? « Tout commentaire, disent-ils, affaiblirait la valeur
de ce récit, qui porte avec lui son propre enseignement. Les faits
qui viennent d'être racontés révèlent à l'observateur la corruption
de notre édifice social. Aucune partie de notre organisation n'a para
saine lorsqu'elle a été mise à l'épreuve. La Bourse est un enfer. Las
bureaux de nos grandes compagnies sont des antres secfets où les
administrateurs complotent la ruine de leurs mandataires; la loi est
une machine de guerre au service des méchans; l'esprit de parti se
dissimule sous l'hermine du juge; le palais législatif est une halle
où l'on vend des lois à l'enchère, tandis que l'opinion publique est
silencieuse ou impuissante. » Les diverses sortes de gouvernemens
dont l'histoire fait mention, autocratie, aristocratie, démocratie,
s'effacent devant un nouveau système qui est le fruit du xix® siècle:
c'est le gouvernement des associations financières. Ces associations
n'ont pas encore dit leur dernier m.ot, bien que les chemins de fer,
qui les ont vues naître et croître, leur aient déjà donné un prodigieux
degré de puissance et de vitalité. Au surplus, elles se modifient avec
toute la variété des combinaisons politiques, suivant les tendances
du moment et les inclinations des individus. Au chemin de fer da
New-York-Geutral, M. Vanderbilt règne en souverain absolu; il ne
partage le pouvoir avec personne. Sur les lignes de la Pensylvariie,
le régime devient aristocratique; un comité d'administrateurs pea
nombreux se distribue les attributions et les influences. Dans la
compagnie de l'Érié, l'esprit démagogique de New- York triomphe
sans contestation. Cette compagnie est l'alliée naturelle, la proiec-
trice et la protégée du Tammany Ring, dont l'influence occulte sur
les affaires municipales de New-York se révélait récemment par un
prodigieux gaspillage de la fortune publique. Mais ces vastes entre-
prises, quel que soit leur régime intérieur, ont un caractère com-
mun : elles n'ont point d'âme ni d'entrailles, elles ne sentent point,
elles recherchent en toutes choses leur intérêt, sans se laisser em-
barrasser par les préoccupations de justice et d'équité.
Il est facile de comprendre ce que doit craindre une nation chez
laquelle les compagnies de chemins de fer, qu'aucun frein n'arrête,
ont su garnir les assemblées législatives, les tribunaux, les admi-
nistrations, de leurs défenseurs et de leurs créatures. C'est ce qui
existe aux États-Unis, et aussi, quoiqu'à un moindre degré, dans la
Grande-Bretagne. Les hommes sensés se demandent maintenant
quel remède il convient d'apporter à une situation si dangereuse.
Le mal vient de ce que l'on a trop compté sur la concurrence et la
660 REVUE DES DEUX MONDES.
liberté de l'industrie. Gomment réprimer les licences que tolère la
législation actuelle? Sera-ce en expropriant au profit de l'état les
possesseurs des chemins de fer ? L'organisation politique des Amé-
ricains, leur histoire, la notion même de l'état chez ces peuples qui
ont pris pour règle absolue la plus libre expansion individuelle, tout
s'oppose à une solution de ce genre. La Pensylvanie, l'Ohio, le Mi-
chigan, l'illinois, ont d'ailleurs essayé de construire et d'exploiter
eux-mêmes leurs voies ferrées, et n'ont abouti qu'à des catastrophes
budgétaires. La question n'est plus de savoir si le gouvernement in-
terviendra dans l'industrie des chemins de fer, on cherche seule-
ment quelles seront la forme et les limites de cette intervention.
Le vulgaire, qui ne raisonne pas tant, se laisse entraîner à une
conclusion radicale; il demande au gouvernement de s'établir juge
suprême en matière de travaux publics. Il approuve le président
de la république, qui dispose des ressources du trésor pour contre-
carrer les spéculations des agioteurs; il applaudit le gouverneur de
l'état de New-York, qui proclame la loi martiale sur le territoire où
les compagnies de l'Érié et de la Susquehannah sont en lutte ou-
verte. La protection toute-puissante du gouvernement, le césarisme
en un mot lui paraît être le remède inévitable à de tels abus. Est-
ce la vraie solution? On en peut douter.
N'est-ce pas avec un sentiment de légitime fierté que nous pou-
vons, en terminant cette étude, reporter nos yeux sur le réseau de
nos chemins de fer? S'ils n'atteignent pas chez nous un aussi grand
développement qu'aux États-Unis, on ne peut contester que les
tracés sont bien faits et les travaux bien exécutés. Les marchan-
dages honteux, qu'il est impossible d'éviter tout à fait dans les
grandes opérations de finances, ont été contenus dans les plus
étroites limites. Si l'exploitation n'est pas parfaite, elle est honnête
et régulière. Les lois qui règlent les rapports réciproques du pu-
blic et des compagnies protègent à peu près également les deux
parties. C'est que nos chemins de fer sont une combinaison heu-
reuse de l'initiative individuelle et du contrôle de l'état, et pour-
raient, sous ce rapport, servir de modèle à d'autres industries que
la nature condamne au monopole. Il serait faux assurément de dire
que tout y est pour le mieux; toutefois, si l'on éprouvait jamais la
tentation d'abandonner un système qui, jusqu'à présent, a donné
d'assez bons résultats, il serait prudent de considérer au préalable
ce que vaut aux États-Unis le régime d'une pleine et entière liberté.
H. Blerzy.
NATACHA
I.
LE COMTE LOUIS DE S... AU LIEUTENANT DE VAISSEAU R..., A NANGASAKI.
Lucerne, août 1866.
Après deux années de silence, me revoici t'écrivant, mon ami.
J'ai peut-être eu tort de me taire si longtemps; mais tu n'as pas
raison non plus lorsque tu prétends que c'est traiter mal une ami-
tié connue la nôtre. Eh! parbleu, je sais bien que cette amitié est
de trempe solide; c'est précisément pourquoi je trouve qu'elle n'a
pas besoin pour vivre, — et même pour grandir, — des menus té-
moignages qui sont le pain quotidien des affections vulgaires... Si
tu étais un indiJFérent, je me mettrais en frais d'esprit pour toi,
— ou une jolie femme, jo te conterais des tendresses; mais que
veux-tu que je dise d'un peu nouveau à un si vieil ami? J'ai beau
faire, dès que je te dois prouver épistolairement que je t'aime, mon
cœur et mon esprit se refusent k battre le briquet en ton honneur.
Enfin, pour tout dire, tu n'as pas oublié que j'ai le caractère le
plus mal fait du monde, et que mon humeur se permet des bizar-
reries de femme capricieuse. Ainsi la vue d'une feuille blanche éta-
lée devant moi me cause une horreur absurde, mais insurmontable,
qui vient, je suppose, de ce que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent
je me sens absolument incapable de l'effort qu'il faut pour la cou-
vrir de petits caractères noirs. Je suis tout prêt alors à maudire
l'invention de l'écriture et ses inventeurs, et, si la découverte était
à faire, il est certain que ce n'est pas moi qui la ferais. Que si main-
tenant tu me demandes pourquoi ces raisons, qui me semblaient
décisives hier, n'ont plus le sens commun aujourd'hui, je te répon-
drais que l'homme est un être changeant; il adore le lendemain ce
qu'il haïssait la veille. Je ne sais quel démon babillard s'est em-
paré de moi; je me sens subitement des démangeaisons d'écrire, et
662 REVUE DES DEUX MONDES.
la plume se vient mettre toute seule entre mes doigts, le pap'.er
sort par rame des tiroirs de mon secrétaire. Les idées s'agitent dans
mon cerveau et demandent à voir le jour, et pourtant ma boîte à
nouvelles est aussi vide aujourd'hui qu'elle l'était hier ou le jour
d'avant. Je n'ai rien à t'apprendre, n'étant ni marié, ni ruiné, ni
amoureux, ni particulièrement heureux ou malheureux; simplement
le vent a sauté, et j'en profite pour t'écrire.
Ma vie est pleine de tout ce qui pourrait la rendre belle, et je
m'ennuie de la vie. La volonté de jouir me fait défaut, cette éner-
gie vivante qui seule rend les choses belles et désirables. Il se fait
dans mon existence une décoloration progressive. Je n'ai plus la
force de secouer ma torpeur; il faudrait pour cela, je le sens,
qu'une émotion assez puissante vînt m'enlever à moi-même. 11 est
des heures où je me mets en face de moi, et où je me juge sans
indulgence. Je m'avoue alors que j'ai misérablement perdu ma jeu-
nesse. Quelles aspirations vertigineuses au commencement, quels
pauvres résultats à la fin! A dix-huit ans, lorsque je dis adieu à
mon précepteur, je ressemblais à ces chevaliers qu'au sortir de
leur nuit de veille on armait de toutes pièces; un cœur généreux
battait dans ma poitrine, mes yeux regardaient au loin , mes pen-
sées allaient en haut. A vingt ans, je n'avais plus une illusion de-
bout, plus une croyance intacte, plus un seul désir bien vivant. La
morale facile qui a cours dans le monde, le doute railleur et élé-
gant qui remplace les convictions, la tolérance de bon goût sous
laquelle se masque l'impuissance des principes, le contact de toutes
ces choses sans vie et sans élan avait dans mon cœur étouffé la
flamme, sinon éteint toute la chaleur.
Les frivolités de tout genre qu'on a logées dans le cerveau
laissent après elles une apathie invincible. Quand bien même quel-
ques nobles désirs battraient encore des ailes au fond du cœur, on
est découragé d'avance et incapable de la résolution qu'il faut pour
les traduire en action. On s'avoue vaincu avant d'avoir essayé la
lutte. Moitié en bâillant, moitié en soupirant, on se dit : C'est trop
tard, — et l'on met une croix sur ce qui., dès cet instant, ne s'ap-
pelle plus qu'une chimère. Cette capitulation de l'intelligence de-
vant l'inertie de la volonté est le plus grand dissolvant que je con-
naisse. On y passe tout entier.
Le jour où je vis tout ceci pour la première fois bien clairement,
il restait encore un coin de ciel bleu à mon horizon : je croyais, ou
du moins je pensais que je croyais à l'amour.
J'avais commencé par en bas. La grisette, être simple et naïf,
me trompa abominablement. Je cherchai plus près de moi, et me
serais attardé longtemps auprès d'une mignonne marquise, s'il ne
m'était survenu du fond de la Bretagne une tante qui avait une fille
NATACHA DE V. 663
à marier. Cette fille était charmante, mais mon humeur ne me por-
tait pas au mariage, et les discrètes insinuations de ma tante me
donnaient terriblement sur les nerfs. Une nuit, au sortir d'un bal
où la digne comtesse avait déployé des prodiges de politique, et où
Célimène, flairant une rivale, avait joué de l'éventail avec une per-
fection qui touchait au sublime, je pris la seule résolution sage que
j'eusse prise de ma vie. Je rentrai chez moi pour changer de cos-
tume, et à la pointe du jour, au lieu des clochers de INotre-Dame,
je saluais les champs et les potagers que je voyais fuir des deux
côtés du traiii qui m'emportait vers la Suisse.
On était au commencement du printemps; il y avait beaucoup de
fleurs aux arbres et peu de monde sur les grandes routes, — deux
circonstances providentielles. Pendant six semaines, je suivis l'iti-
néraire le plus fantastique. J'allais au hasard, en artiste et en ex-
plorateur : aux endroits célèbres et célébrés, je ne donnais qu'un
coup de chapeau en passant, et réservais mes pures extases pour
les sommets vierges où aucun hôtelier n'avait eu l'idée de venir
planter son auberge. Je traversais des déserts de neige, je montais
sur le flanc des rocs nus, jusqu'à ces cimes solitaires où les grands
vautours à cou pelé viennent établir leur aire. Je les regardais pla-
ner au-dessus de ma tête, décrivant dans l'espace des cercles con-
centriques avec un lent battement d'ailes, et jetant par intervalles
un cri rauque, comme surpris de voir un téméraire pénétrer dans
ces régions désolées et superbes. Au bout de quelques semaines,
j'en avais assez. J'allai me reposer à Lucerne, et ici se place une
rencontre qui prolongea mon séjour en cette ville un peu au-delà
de ce que je m'étais d'abord proposé.
C'était, il m'en souvient, au retour d'une excursion dans le Ti-
tlis, par une orageuse soirée de juin, que j'arrivai sur les bords
trop classiques du lac des Quatre-Cantons. Des brouillards sombres
comme la nuit s'entassaient sur les hauteurs, laissant filtrer une
lumière en deuil. La surface du lac était plombée et se tachetait
d'écume en s'agitant dans l'encaissement des rochers. Des vagues
en miniature déferlaient sur la berge avec un clapotement qui
avait quelque chose de méchant, comme la voix de ces hargneux
carlins dont raffolaient nos grand'mères. Je me fis conduh-e à l'hô-
tel le plus haut perché sur la colline, et apiès avoir dîné avec
des voyageurs attardés comme m.oi je montai dans ma chambre.
J'étais assez indécis si je devais repartir tout de suite ou rester
quelques jours. Un quart d'heure de contemplation à ma fenêtre,
d'où je découvrais la plus belle étendue de brumes et rien de plus,
décida la question dans le sens du départ. J'allais sonner pour faire
reboucler ma malle, lorsque j'entendis tout près de moi les accords
d'un piano. Je m'arrêtai pour écouter, et je ne songeai bientôt plus
665 REVUE DES DEUX MONDES.
à sonner. Le morceau qu'on jouait était un nocturne de Chopin, un
des plus capricieux et des plus fantastiques, de ceux dont la note
passe sans transition des allegro brillans aux plaintifs rt??6f///?/e en mi-
neur. L'exécution n'était pas savante, mais ce jeu imparfait, où le
sentiment et l'expression l'emportaient sur l'étude, avait un charme
inexprimable. Les passages difficiles s'estompaient un peu, tandis
que la m^Modie chantait, vraie et suave, sous des doigts qui sem-
blaient caresser les touches et s'attarder avec une sorte de préfé-
rence sur les notes mélancoliques. Cette musique se phrasait dans
l'âme comme les strophes d'une élégie. Le même nocturne, bril-
lamment exécuté, ne m'avait jamais dit tant de choses. Il résonnait
là en sourdine je ne sais quelle poésie intime et rêveuse qui remuait
le cœur. La personne qui jouait pouvait n'être pas un virtuose, c'é-
tait à coup sûr un musicien.
La nuit était venue tout à fait. Je sortis sur le balcon, et, m'ap-
puyant dans l'angle le plus obscur, je continuai d'écouter. Tout à
coup, au beau milieu d'une gamme ascendante, l'artiste improvisa
un point d'orgue, et s'arrêta net. Au bout de quelques secondes, la
porte du balcon parallèle au mien s'ouvrit, et une femme parut. Elle
fit quelques pas, puis vint s'accouder sur la balustrade, la figure
dans l'ombre, la silhouette vivement éclairée par la lumière qui se
projetait de la porte, restée ouverte derrière elle. Elle avait une
robe blanche, et au cou un ruban de velours, dont les bouts re-
tombaient sur les plis de sa traîne. Cette ligne noire, coupant la
ligne onduleuse des épaules, faisait ressortir la finesse de la nuque,
que des cheveux noués très haut laissaient à découvert. Elle tenait
à la main un éventail, dont elle faisait lentement glisser les bran-
ches sous ses doigts, pendant qu'elle regardait droit devant elle
dans la nuit, où les nuages, chassés par le vent, fuyaient en se dé-
chirant sur les pointes des rochers. Il n'y avait dans son attitude
rien de rêveur ou de mélancolique; c'était l'air tranquille d'une per-
sonne qui regarde le temps qu'il fait, et ne songe à interroger ni le
passé ni l'avenir, et cependant à cette heure, au milieu du silence
que remplissait seule la répercussion du tonnerre, sur ce balcon sus-
pendu dans l'espace, cette blanche figure produisait l'effet d'une
apparition. Elle posait devant moi, immobile et inconsciente, comme
«ne belle statue de marbre.
Je ne la voyais que do profil, mais d'après la forme générale de
la tête 1;.' visage devait être charmant. Les contours du buste se
sculptaient dans la nuit; les bras, sortant nus jusqu'au coude des
manches flo! tantes de la robe, avaient cette rondeur fine et ferme
qui appartient h la grande jeunesse. Elle se tenait accoudée sur la
gri)I(% et sa taille dans cette attitude conservait une grâce souple
et élégante. Le frémissement du vent qui passait sur ses cheveux
KATACHA DE V. 6Qa>
soulevait légèrement les boucles du chignon. Lorsqu'elle remisait
la tête, j'apercevais son oreille, contournée et rose comme le de-
dans d'une coquille, avec un petit diamant, pareil à une goutte
d'eau, au bout. Après quelques instans, consacrés à la contem-
plation du plus lugubre des paysages, elle se retourna et rentra
lentement chez elle. J'entendis les premiers accords pianissimo de
la sérénade de Schubert, puis quelques mesures d'une valse, et
après une pause le léger bruit du piano qu'on fermait. Je me rap-
pelai alors que je voulais partir, et je rentrai dans ma chambre.
La pendule marquait minuit; le train que j'avais compté prendre
fdait depuis une heure. J'allumai une cigarette et retournai sur mon
balcon, où il me fut loisible de méditer dans la sohtude la plus par-
faite, car je ne vis et n'entendis plus rien.
Le lendemain, l'orage était passé; la journée commençait spleo-
dide. Tout étincelait au soleil, le ciel, l'eau, les glaciers, les roches
nues et les prairies vertes, qui, lavées par la pluie, avaient pris
l'éclat velouté des émeraudes. C'était une magie de formes et de
couleurs vraiment indescriptible que présentaient ces cimes éta-
gées et cette surface du lac immobile, où de grandes barques à
voiles latines glissaient silencieusement. Je m'habillai et descendis
déjeuner. En passant dans l'escalier, je m'arrêtai devant le tableau
noir des étrangers. Tout en haut, je lisais : le général de V... de
Saint-Pétersbourg. Je cherchai dans mes souvenirs, car certaine-
ment j'avais connu quelqu'un qui s'appelait ainsi; mais je ne trou-
vai pas tout de suite.
En entrant dans la salle, la première personne que j'aperçus fut
M. de V... lui-même installé auprès d'une table, en compagnie d'un
verre de thé, d'un cigare et d'un numéro du Nord. Je le leconnus
aussitôt. C'était un Russe, — général et, je crois, un pi u baron, — ■
que j'avais, quelques années auparavant, rencontré à Paiis, où il
était venu dépenser un reste de jeunesse et plus qu'un reste d'or,
qu'il semait à pleines mains dans les ventes du Tattersal! et un peu
partout où l'or des étrangers est bienvenu. C'est un gros homme
d'une cinquantaine d'années, court et solidement bâti, avec de
fortes épaules, qu'il remue sans cesse comme pour secouer d'invi-
sibles épaulettes. Un jour de parade et même de bataille, à la tète
de sa division, ce peut être un beau général, mais dans un salon il
perd beaucoup; il est gauche d'allures et un peu épais d'esprit.
Sa large figure, hérissée de moustaches formidables et de sourcils
en broussailles, a une expression remarquablement débonnaire; ou
dirait la face d'un bon gros dogue qui dort au soleil. En somme,
c'est une physionomie à la fois vide de caractère et remplie de
cette sorte d'importance dont les hommes sans grande intelligence
666 REVUE DES DEUX MONDES.
contractent l'habitude, quand ils occupent dans le monde officiel
une position de quelque poids.
Gomme tous les gens à puissante encolure, le général se distingue
par sa bonhomie. II vint à moi dès qu'il me vit, et se prit à me se-
couer les mains, comme s'il eût voulu les démettre. Il paraissait
ravi de me voir. Les premières paroles échangées, je m'assis près
de lui. Il me dit alors qu'il s'était marié, que M'"^ de V... avait une
santé délicate, et qu'il l'avait amenée en Suisse sur la recomman-
dation des médecins; puis il rappela quelques épisodes joyeux de
son séjour à Paris. Tout à coup une porte donnant sur le parterre
s'ouvrit, et un enfant de deux ou trois ans, accompagné d'une nurse
anglaise, entra dans la chambre. — Ah ! vous voilà, master George!
s'écria le général, vous arrivez à propos, — et il me présenta son fils.
Master George était un beau bébé, non pas rose et joufflu comme
un chérubin de l'Albane, mais un petit être délicat et blond, avec
une douceur extrême dans la mine, et déjà quelque chose comme
une pensée dans le regard. Il n'avait, heureusement pour lui, hé-
rité d'aucun trait du visage paternel. Sa figure un peu pâlote était
d'une coupe ovale et pure, et des yeux violets comme des perven-
ches r éclairaient doucement. Sa robe brodée laissait à découvert
les jambes, et sur les épaules nues flottaient de longs cheveux qui
avaient la finesse de la soie. Cette coiffure féminine et son air un
peu frêle lui donnaient l'apparence d'une belle petite fille plutôt
que celle d'un garçon. — Il ressemble à sa mère, dit M. de V...,
qui avait deviné le compliment ébauché dans mes yeux.
Lorsque le général m'avait parlé de sa femme, je ne m'étais pas
fait d'elle une image très séduisante; il était assez naturel de la
préjuger sur lui-même. En regardant l'enfant, je pensai que je pou-
vais m'être trompé. Le général avait assis le petit garçon sur la
table, et le contemplait avec la mine glorieuse d'un père. — Dites
bonjour à monsieur, dit-il. — Master George me tendit à l'anglaise
une petite patte fine et douce comme du satin. Me sentant des torts
envers M'"" de V..., et ne pouvant faire mieux pour le moment, en
signe de repentance, je déposai un baiser sur la main de son bébé.
Cela ne parut pas étonner master George, et cela soulagea ma con-
science.
Quand il eut fini de prendre le thé, le général proposa à son fils
une partie de cheval. L'enfant à cette invitation sauta sur son épaule,
et, se cramponnant d'une main à ses cheveux, brandit de l'autre
une cravache imaginaire. M. de V... se leva, et, soutenant son héri-
tier dans cette posture exhaussée et périlleuse, se mit à parcourir
la salle en affectant toutes les allures connues de la race chevaline.
Quelques personnes qui déjeunaient là levèrent le nez avec surprise,
NATACHA DE V. 667
mais la curiosité de la galerie ne parut pas les déconcerter. Cava-
lier et monture exécutèrent leur petit intermède avec autant de
sans-gêne que s'ils se fussent trouvés tout seuls dans un désert.
Un saut de mouton artistement exécuté termina la représentation, et
déposa master George sain et sauf entre les bras de sa gouvernante,
qui avait regardé cette course tapageuse avec un mélange de con-
fusion et de terreur. Le général était en nage et s'épongeait le
front. — Petit polisson, va! dit-il, comme s'il eût cherché à se
donner une excuse. — Et que dira maman? — D'où je conclus que
maman n'était pas grande amie des scènes de famille dans une
salle d'auberge.
Le général m'entraîna ce même jour à une partie de pêche, —
car il joint à toutes ses autres qualités celle d'être un pêcheur en-
ragé, — et au retour il fit si bien qu'il m'arracha la promesse de
rester à Lucerne encore quelque temps, voulant, disait-il, me pré-
senter à sa femme. Au fond, il ne voulait que se ménager en ma
personne un compagnon de course qui lui semblait de bon carac-
tère. Nous tardâmes un peu pour le dîner. Le général alla faire
un bout de toilette dans sa chambre; je montai dans la mienne, et
nous nous retrouvâmes à la table d'hôte. Je venais de descendre et
de prendre ma place lorsqu'il entra avec M""" de V... Je dus retenir
une exclamation de surprise; ia femme du général était mon incon-
nue du balcon.
Elle s'assit à côté de son mari, presque en face de moi, en pleine
lumière. Ce gracieux visage était digne en tout point de la taille
élégante, du fier port de tête, du ferme contour des épaules que
j'avais si consciencieusement étudiés la veille. Elle n'était point
belle strictement, mais elle était charmante. La figure avait cette
jeunesse, cette fraîcheur, cette harmonie morale des traits, que ne
vaudra jamais une simple correction de lignes. Quand elle souriait,
tout son visage s'illuminait. Le haut de la tête rappelait la madone
Sixtine; le front, large et bien courbé, se modelait vers les tempes
avec la même ligne idéale. Les joues et la bouche avaient des con-
tours d'une délicatesse infinie. Elle avait des yeux splendides, d'un
bleu violet, frangf's de longs cils; je reconnus ces yeux, c'étaient
ceux de George, plus grands, plus graves, plus rayonnans. Les yeux
de M'"« de V... avaient un éclat humide où la vie de l'âme tenait
plus de place que l'esprit ou la gaîté; ce sont ceux-là que j'aime.
Sa physionomie tout entière se distinguait par une expression de
pureté ravissante. Les tempes étaient fraîches, légèrement veinées,
et conservaient des blancheurs virginales; le regard se levait avec
candeur, les lèvres elles-mêmes s'entr'ouvraient un peu naïvement.
En voyant cette femme à côté de son mari, on était tenté de se
668 REVUE DES DEUX xMONDES.
demander par suite de quelles circonstances fatales cette petite
main blanche aux doigts effilés, à la forme exquise, aux fossettes
creusées à toutes les phalanges, était venue tomber dans la grosse
patte de ce brave caporal. Et pourtant elle devait être heureuse. Il
était impossible de concilier ce frais sourire et ce velouté de jeu-
nesse encore intact sur les traits avec une expérience quelconque
des décoiîvenues de la vie. Seulement, quand tout à coup on ren-
contrait ses yeux, on se disait qu'il y avait là quelque chose, tout
au fond, bien loin, quelque chose d'inconscient qui vous saisissait,
et qui n'était pas la tranquillité naïve du reste du visage. Il y a dans
Goethe de petites pièces de poésie dont le dernier vers, moitié iro-
nique, moitié sentimental, fait rêver longtemps quand on a fermé
le volume. On voudrait saisir la pensée intime du poète, mais cette
pensée un peu subtile échappe toujours, et là précisément est son
charme. La beauté spiritualisée de M""" de V... était un petit poème
allemand. Toutes les strophes étaient extrêmement simples; le der-
nier vers seul vous rejetait dans l'inconnu.
Ses cheveux, d'un châtain clair, presque blonds, avaient des
teintes fauves au soleil et se moiraient de ces ondulations molles où
glisse la lumière. Ils s'enroulaient simplement autour de la tête
avec ce naturel savant qui fait de la Yénus de Ganova la mieux
coiffée des déesses. Pas le moindre petit ruban ne les déparait; elle
portait une robe de mousseline mauve qui rappelait par la forme
ces costumes qu'on voit aux bergères de Watteau. De grands nœuds
à bout flottaient sur les épaules, et attachaient sur la jupe les plis
bouffans de la tunique. Comme il faisait très chaud ce jour-là, la
plupart des femmes dînaient en robes ouvertes; le corsage de
jjme (Je V... se boutonnait strictement jusqu'en haut, et une étroite
dentelle entourait son cou, frais et délicat comme celui d'une jeune
liUe. Cette collerette m'agaçait, car, toutes les fois que M'"" de V...
tournait la tête, il se formait à sa nuque un petit pli admirable-
ment correct, dont on n'apercevait que la naissance.
Après le dîner, on se dispersa sur la vérandah et dans le fumoir.
M'"® de V... entra dans un petit salon voisin. Le général vint me
prendre, et me conduisit auprès d'elle. 11 faut lui rendre justice, à
ce bon général, il fit de son mieux ; il dit de moi les choses les plus
aimables. Seulement les frais d'enthousiasme où se mit M. de V...
manquèrent le but en le dépassant. Il y avait dans la contenance de
sa femme une ombre d'embarras, un tout petit peu de hauteur et
une sorte d'indifférence bienveillante. Elle répondit à mon salut
avec un grave sourire, m'honora d'un regard de ses bjaux yeux, et
ne prononça que juste les deux ou trois paroles indispensables pour
m'autorlser à rester en sa présence. On eût dit qu'elle se réservait,
NATACHA DE V. 669
et qu'elle voulait juger par elle-même ce qu'était cet ami improvisé
de son mari avant de lui pei'mettre de l'approcher une autre fois-
Son clair regard semblait me dire : Eh bien! monsieur, parlez, que
je sache qui vous êtes. Je parlai jusqu'au moment où master George,
faisant irruption dans la chambre, vint se jeter dans ses bras. Alois
el!e sourit, se leva, m'adressa une légère inclination de tète comme
pour clore l'audience, et disparut avec lui. — C'est ainsi que dé-
buta notre connaissance, vieille maintenant de six sem;iines.
Le même soir, je retrouvai là une autre persoime que je connais-
sais un peu. Au moment où M'"^ de V... sortait, et que d'un œil à
demi distrait je suivais sa démarche légère, j'aperçus à l'autre bout
du salon une femme qui m'envoyait un petit salut accompagné d'un
mouvement d'éventail, lequel, en langue vulgaire, signifie : veneg
ici. J'obéis à l'inviation, et vins prendre la place qu'en déran-
geant un peu ses jupons M'"* Diloir me fit à côté d'elle sur la cau-
seuse.
M'"" Diloir appartient à ce genre de femmes qu'on ne sait au juste
où ranger dans la hiérarchie sociale et morale. Elle est de tous les
mondes, si ce n'est du véritable, mariée d'ailleurs, — et des plus
mariées, — à un homme qui mène grand train et tire vanité d'une
fortune faite dans les affaires. Je l'avais rencontrée une ou deux fois
dans un casino de ville d'eaux, et, frappé de la façon dégagée dont
elle portait un soir un costume de fantaisie, je m'étais fait présenter
à elle. J'étais paiti j)eu de jours après, et je l'avais parfaitement
oubliée. Au physique. M"'' Diloir est une blonde superbe, étalant
quand elle peut, sous la transparence de la mousseline, et même
sans aucune mousseline, des bras et des épaules qui n'ont rien à
envier aux plus beaux modèles. Elle a des cheveux couleur de cuivre
qui frisottent sur le front, s'échafaudent en chignon au plus haut
de la tête, et tombent dans le dos en cascades invraisemblables.
Les yeux sont assez beaux et paraîtraient expressifs même sans le
doigt de maquillage qui souligne trop hardiment le regard. Le men-
ton est gras, la bouche petite et les lèvres vermeilles, très retrous-
sées aux coins. Il est évident qu'avec une pareille figure on ne passe
pas son temps à méditer les pères de l'église. M'"' Diloir danse, chasse,
chevauche et voyage toute l'année durant en compagnie de son mari.
Les dieux me gardent de médire d'une vertu que je n'ai jamais eu
la plus petite veill'ité de mettre à l'épreuve, mais il est certain que
cette papillonnante créature n'a pas des apparences suffisamment
austères. Aussi qu'arrive- t-il? Les femmes comme il faut dont le
hasard des voyages la rapproche, prenant avantage de quelques so-
lécismes dans la tenue, s'en autorisent pour décliner les avances de
cette trop triomphante beauté. A la vérité elle pourrait, si elle Je
voulait, se venger des hauteurs de ces dames en mettant leurs ma-
670 REVUE DES DEUX MONDES.
ris à ses pieds; mais précisément ce qui me donne bonne opinion
âe sa morale ou du moins de sa politique, c'est que ce sont les ma-
ris qui disent le plus de mal d'elle.
L'heureux époux de cette belle personne offre au complet la col-
lection des ridicules et des vanités propres aux enrichis. J'avais
connu ce couple à Bade l'année dernière. Cn blond jeune homme,
qui alors soupirait pour les beaux yeux de M'"'' Diloir, était mainte-
nant remplacé par un sombre Espagnol, un marquis de Santa je
Be sais plus quoi, lequel a toute l'encolure d'un Othello. Il couvait
M""' Diloir avec des yeux qui disaient qu'il aurait voulu l'emporter
dans quelque donjon de la Gastille. Elle au contraire n'avait jamais
, aspiré davantage aux gais plaisirs de la vie; les susceptibilités de
son infortuné adorateur la préoccupaient fort peu. C'est une de ces
femmes qui gardent invariablement leurs sourires pour le dernier
Tenu, et semblent dire au plus ancien : De quoi vous mêlez-vous?
Je ne sais pour quelle raison, toutes les fois que le hasard me met
en présence c!e M'"^ Diloir, j'ai l'air d'être pour elle ce bienheureux
dernier venu. Ce soir-là en particulier, elle eut pour moi des gra-
cieusetés auxquelles j'étais peu sensible, mais qui durent agacer
horriblement les nerfs du marquis. Elle me retint toute la soirée
auprès d'elle, causant de ceci et de cela, et elle cause assez bien,
car. à défaut de culture intellectuelle, elle possède sur le bout du
doigt cette science du bien et du mal infuse dans l'esprit de cha-
que femme qui veut plaire. Au surplus, elle se met très en frais. —
Ceci, pour moi, implique toujours le devoir d'être ou du moins de
paraître intéressé, car j'ai sur ce sujet des idées de l'autre monde.
Je trouve qu'il n'est pas permis de se refuser à cette sorte de fasci-
nation, à laquelle une femme qui coquette vise nécessairement;
c'est son petit triomphe, elle y a droit. On n'est pas forcé pour
cela de lui donner son cœur ou sa pensée, mais il est convenable
de mettre à sa disposition tous les agrémens qu'on a dans l'esprit.
C'est de l'équité et tout simplement de la politesse. Aussi bien on
est payé de sa peine. On a toujours, à étudier d'un peu près ces
âmes frivoles, cette espèce de plaisir qu'on trouve à feuilleter une
collection d'estampes.
Il y a aujourd'hui six semaines que je suis à Lucerne. Ces six
semaines seront l'espace de temps le plus pauvre en événemens que
j'aurai à mettre dans mes souvenirs. C'est une succession de jours
ensoleillés et tranquilles dont rien n'a interrompu une seule fois
l'agréable monotonie. Depuis six semaines, mon ami, je vis comme
l'huître sur son rocher, ou comme ce marronnier qui balance sous
ma fenêtre ses grandes branches parfumées. Je ne vais au-devant
de rien; c'est peut-être la cause de quelques impressions agréables,
— d'une nature d'ailleurs négative, — qui semblent venir au-de-
NATACHA DE V. 671
vant de moi. Il n'y a rien de tel comme de se laisser porter par la
vague; on n'arrive nulle part, mais on a l'illusion du voyage. Voici
un petit épisode dont je me souviens.
J'étais un jour descendu dans le jardin, au fond duquel il y a un
pavillon tapissé d'aristoloche où je passe quelquefois les heures de
la méridienne. J'avais emporté un volume, que je tenais ouvert de-
vant moi; — je le lisais le moins possible, attendu que mes yeux
s'occupaient à contempler à l'autre bout de l'allée un objet beau-
coup plus intéressant. C'était M'"® de V..., qui se promenait avec son
fils. Elle marchait à pas menus, la tête un peu penchée, et avançant
l'un après l'autre, sous ses longues jupes plissées, deux petits pieds
de femme arabe chaussés de pantoufles à bouffetti-s. Le bébé trot-
tinait à côté d'elle, les yeux amoureusement levés sur son visage,
et contant une longue histoire dans ce langage des petits enfans qui
ressemble au roucoulement des colombes. Rien qu'à les voir comme
cela, on devinait que c'étaient deux créatures parfaitement éprises
l'une de l'autre. Ils passèrent près de moi sans me voir, et s'arrêtèrent
un peu plus loin auprès d'un berceau de glycine en fleurs. Les grandes
grappes lilas se balançaient sur leurs tiges comme de beaux jouets
suspendus là tout exprès par le bon Dieu pour séduire les yeux et
l'imagination de master George. Il les regardait d'un air à les faire
descendre toutes seules de leurs branches pour se venir mettre dans
ses petits doigts. Sa mère, qui comprenait ce regard, le prit dans
ses bras, et, se renversant un peu en arrière, le souleva. Alors mas-
ter George, qui fourrageait dans les rameaux comme dans une jar-
dinière, fut pris d'une inspiration d'artiste et d'enfant gâté. 11 se
retourna, et se mit à fourrer les fleurs dans les nattes de sa mère.
Elle riait et se défendait en l'embrassant; mais au plus beau moment
une catastrophe inattendue arriva. Le terrible enfant avait mis trop
de zèle à sa besogne, car soudain les rubans se détachèrent, les
épingles tombèrent, et l'édifice léger de la coifl'ure s'abattit, laissant
se dérouler une soyeuse chevelure dont je n'avais jamais soupçonné
la véritable longueur. Le soleil, en train de se coucher, l'ellleura
d'un rayon oblique en y allumant un million d'étincelles. Les doux
têtes souriantes de la mère et de l'enfant, serrées l'une contre l'autre,
apparurent comme entourées d'une auréole, pareilles à ces vierges
byzantines dont l'image se détache sur un fond d'or éblouissant.
Gela ne dura qu'une seconde. M'"'' de Y..., toute rougissante,
posa l'enfant à terre et se releva avec un mouvement c!e biche efla-
rouchée. Elle regarda autour d'elle pour s'assurer qu'elle était seule,
et se mit en devoir de réparer son désordre; cependant ses mains mi-
gnonnes levées au-dessus de sa tête avaient toutes les maladresses-
de l'ignorance. Les torsades trop lourdes s'échappaient entre ses
doigts, et s'abattaient à chaque instant entraînées par leur poids.
672 REVUE DES DEUX MONDES.
Tous les cheveux alors s'éparpillaient, et de longues boucles molles
venaient se dérouler capricieusement sur sa nuque et sur son sein.
Heureusement pour elle et malheureusement pour moi, qui m'em-
plissais les yeux de cette poésie vivante, la prose survint sous la
forme d'une soubrette, qui arrangea prestement ce que le hasard
avait si bien dérangé. M'"^ de V... rentra, et ne se douta jamais que
sa petite mésaventure avait eu un témoin.
Si tu allais maintenant te figurer que mon imagination se soit
prise irrévocablement à cette chevelure dénouée, je te préviens, mon
ami, que tu commettrais une grande erreur. Ma jeune voisine est
une créature infiniment charmante, mais infiniment peu roma-
nesque. C'est une personne sérieuse, extrêmement réservée, même
un peu sauvage, tellement sauvage que, pour me faire bien venir
d'elle, je me suis vu réduit à faire ma cour à rnaster George. Son
cœur de mère n'a pas résisté; après quelques petites hésitations de
sa part, nos relations se sont établies sur le pied d'une bonne et
ti^anquille amitié.
Je ne vois généralement ma nouvelle amie qu'une fois dans la
journée, quand elle descend le soir pour se promener une heure ou
deux dans l'allée d'acacias qui longe le bord de l'eau. Elle donne
le bras au général, je marche auprès d'elle de l'autre côté, et une
conversation calme, posée, s'engage entre nous sur les sujets lc»3
plus différens et aussi les plus indifférens de l'univers. — J'ai re-
marqué que les couchers du soleil au bord des lacs, avec leurs ho-
rizons enflammés, leurs brumes diaphanes, ces reflets roses qui
s'allument partout, jusque sur le visage de la femme dont on frôle
la robe en marchant, étaient un milieu positivement peu favorable
à l'esprit. L'influence de toutes ces choses est énervante et délétère.
Il y a dans le miroitement de l'eau qui s'endort, dans cette vague
senteur de rosée et de fleurs qui s'épand à la tombée de la nuit,
quelque chose qui engourdit les facultés actives et prédispose à
cette paresse de l'àme qu'on appelle la rêverie. Je déteste le mot,
et la chose encore plus. Je ne sais quelle fade et inexplicable béati-
tude s'infiltre dans les veines; le cerveau, au lieu de produire des
idées, se contente de sensations; on se noie dans un azur tellement
éihéré que les folies les plus étranges vous semblent tout à coup
extrêmement naturelles. Par bonheur, ma compagne est la femme
du monde la plus raisonnable. Au physique comme au moral, rien
en elle ne heurte ni les yeux ni Tesprit. Sa voix un peu grave, d'un
timbre pur et doux, est agréable à enteudre comme une musique
bien cadencée. Ses pensées sont reposées et tran-^parentes comme
le teint de son visage; peu d'enthousiasme, aucune coquetterie, et
pas la plus petite notion de cet art de jongler avec les mots et les
idées qui s'appelle si improprement l'esprit. Peut- on être plus idéa-
NATACHA DE V. 673
lement femme? Avec cela, tout le charme d'une nature exquise qui
s'ignore. Elle analyse peu en général, et surtout elle ne s'analyse
jamais elle-même. Elle jette sur toutes choses un regard calme et
clair, qui ne voit pas ou qui ne veut pas voir plus loin que les sur-
faces. Ses affections elles-mêmes sont irraisonnées, elles vont droit
au but sans s'évaporer en chemin. Elle aime son enfant par-dessus
tout, elle aime aussi cet être peu aimable qui s'appelle le général
Y...; son seul, mais tout-puissant titre à ses yeux est, je suppose,
qu'il est son mari, car c'est l'homme le plus insignifiant qui se
puisse voir. Qui sait? il abonde peut-être en vertus domestiques; il
est très bon père, je crois.
Après les deux ou trois premiers tours, M. de V... nous quitte
ordinairement, et s'en va fumer son cigare sur la véranclah, où il
connaît tout le monde. Encore une de ses qualités : il est d'humeur
sociable. Son départ ne change rien au ton de notre dialogue; c'est
la première femme que je rencontre chez qui l'absence ou la pré-
sence du mari se fasse aussi peu sentir. Les femmes, même les
plus sévères, apportent dans le tête-à-tête cette espèce de con-
trainte que j'appelle, moi, une arrière-pensée. Que ce soit défiance
ou embarras, n'importe, la chose existe, et généralement on est un
sot de n'en pas profiter. Au surplus, le simple fait de se mettre sur
la défensive autorise l'attaque; mais qu'on s'imagine une personne
quing songe pas à se défendre parce qu'il ne lui vient pas à l'esprit
qu'on la puisse attaquer, que devient aloi'S cette belle hardiesse?
jyjme (jg Y _^^ g^yg(, (,g pgjj^ g^jj. digne et fier qui va si bien à sa jeune
figure, ne semble pas se douter qu'un homme seul avec elle puisse
lui parler autrement que s'il y a là cent personnes. Cette particu-
larité m'avait tellement frappé en elle qu'un jour, tout en riant : —
Je suis sûr, lui dis-je, que personne jamais n'a eu le courage de
vous faire une d< claration un peu sérieuse! — Une déclaration? —
Elle attacha sur moi avec une sorte d'étonnement la lumière de son
franc regard. — Certainement, jamais. Pourquoi voulez -vous qu'on
m'en fasse? — Il me semblait qu'en ce moment je voyais tout au
fond de son cœur. 11 n'y avait pas un nom, pas un souvenir dans sa
conscience; c'était la limpidité froide et pure de l'eau de source
qui jaillit du rocher. Je m'inclinai dans mon cœur jusqu'à terre.
Pendant que nous marchons et devisons de la.sorte, le général
revient. 11 m'interpelle de loin : — Dites-moi, mon cher ami,... je
crois le martini décidément supérieur au chassepot. Qu'est-ce que
vous pensez? — Mon Dieu! général, je n'ai pas de principes extrê-
mement arrêtés sur cet objet de votre compétence. — Il tire alors
un crayon et un carnet de sa poche et commence une dissertation
sur l'excellence de l'un et de l'autre système. M""" de V... vient
TOME xcvin. — 1872. 43
G7ll REVUE DES DEUX MONDES.
prendre son bras, et on continue lentement à se diriger vers la mai-
son. Avec la première étoile qui se montre dans le ciel, tout le
monde se sépare. M'"" de Y... va présider au coucher de son fils. Je
rejoins le général dans le salon de lecture, et nous faisons un pi-
quet, ou bien c'est M'"^ Diloir qui m'arrête au passage, et alors je
finis ma soirée, assis derrière son fauteuil, causant et respirant le
ivest-end dont son éventail parfume l'atmosphère à dix pas à la
ronde.
Une singulière personne que cette M'"*" Diloir, vous disant en
face, sans sourciller, les choses les plus inattendues. Ce n'est pas
elle que tourmente un excès de raffinement! Cela n'empêche pas
que le marquis espagnol ne soit bellement féru au cœur. Il pousse
sa pointe résolument, et, ma foi, il n'a pas tort; seulement ce mar-
quis fait une chose que je ne ferais pas à sa place. Il me déteste,
— le plus poliment du monde, c'est vrai, — mais il me déteste;
pourtant M'"** Diloir aurait cent fois plus de beauté, et me ferait
mille fois plus de coquetteries, que je ne songerais pas à serrer le
bout de son petit doigt.
L'autre jour, cette même M""" Diloir eut l'idée singulière de faire
la connaissance de M'"* de Y... Sa curiosité sans doute avait été
excitée par la distinction, peut-être aussi par l'extrême réserve de
cette jeune femme, qui vit dans un hôtel plein de monde plus reti-
rée que la Belle au Bois dormant. C'est sur moi que le choix de
M""^ Diloir était tombé pour être son auxiliaire en cette affaire déli-
cate; seulement, se défiant un peu malgré tout de l'opportunité de
son désir, elle n'avait pas voulu m'en faire part elle-même, mais
prudemment m'avait dépêché son éditeur responsable. — Monsieur
le comte, dit M. Diloir en m'abordant, car ce personnage, qui porte
des diamans à sa chemise, parle comme un domestique, — mon-
sieur le comte, vous êtes le seul ici qui connaissiez cette dame
russe : ne pourriez-vous pas me présenter à elle?
— Quelle dame russe, mon cher monsieur? j'en connais plu-
sieurs. . .
Il nomma M'""" de Y... Je lui répondis que je n'avais pas qualité
pour lui présenter personne.
— Pourtant, si vous, vouliez,... insista-t-il.
— Je voudrais vqus obliger, monsieur Diloir; mais ceci vraiment
ne dépend pas de moi, — et comme il faisait la mine d'un homme
sur la tête duquel on a versé un seau d'eau froide, — sans indis-
crétion, monsieur Diloir, permettez-moi de vous demander pour-
quoi, diable, mettez-vous tant d'empressement à entrer en rapport
avec une personne qui, selon toute apparence, désire demeurer
seule? M'"^ de Y... évite les relations plutôt qu'elle ne les recherche,
vous avez dû vous en apercevoir.
NATACHA DE V. 675
— C'est justement ce que je disais, reprit-il avec un petit air
confidentiel; mais M'"^ Diloir trouve cette dame fort gentille... Elle
a pensé, quand je serai présenté, que je pourrais la présenter à son
tour...
— Ah ! je comprends. Très bien imaginée, votre petite combi-
naison ! Malheureusement, mon cher monsieur, je ne puis pas vous
servir, malgré le plaisir que cela me ferait. Croyez bien à mes re-
grets.
Je le quittai, le laissant un peu penaud. Si j'avais pu prévoir ce
qui arriverait, j'aurais glissé, sous forme de réflexions générales,
quelques conseils plus précis; mais j'avais pensé que le refus tout
seul était un avis suffisant, même pour M. Diloir, ce en quoi je
me trompais. Le soir du même jour, j'étais avec M""' de V... quand
je vis le général qui s'avançait, tirant M. Diloir à la remorque. Le
malheureux, bien inspiré par sa sottise, avait découvert qu'il valait
mieux s'adresser à Dieu qu'à ses saints; il avait présenté tout sim-
plement sa requête au général, et celui-ci, dans sa bonhomie, n'a-
vait pas trouvé d'inconvénient à l'accueillir. Ils s'approchèrent du
banc où M'"*" de V... était assise. Le général avait l'air parfaitement
inconscient de la balourdise qu'il était en train de commettre. Tout
en maudissant un peu mon imprévoyance, je ne pouvais m'empê-
cher de rire dans ma moustache, car le personnage avait une mine
véritablement grotesque lorsqu'après avoir dessiné la plus merveil-
leuse révérence il demeura muet et interdit sous le regard de M'"*" de
V... — A la bonne heure, pensai-je, la joie lui coupe la parole; il
ne parlera pas, c'est autant de gagné. — J'étais loin de compte. La
nuance de hauteur qu'il y avait dans l'attitude de M'"* de V...
échappait au sens obtus de M. Diloir; peut-être prenait-il son silence
pour de la timidité. Il se remit très vite d'un premier moment de
trouble, et tout à coup voilà mon homme qui s'assied, qui se pose,
qui se carre, et entame le récit de je ne sa'S plus quelle aventure
dont les détails assez légers couraient dans l'entrefilet d'un journal.
Ce que devenait M'"" de V... devant l'heureux choix de ce sujet, il
est aisé de le concevoir. Elle avait rougi un pau et avait regardé
son mari; il riait à gorge déployée, et semblait trouver la plaisan-
terie excellente. Alors, comme en désespoir de cause, ses yeux
s'arrêtèrent sur moi. — Est-ce que vous au moius, vous ne me dé-
livrerez pas? semblaient-ils me dire. — Je la délivrai; la vérité
m'oblige d'ajouter que M. Diloir se montra docile, et que je n'eus
pas de peine à le ramener dans un sentier un peu moins aventureux.
Le lendemain, comme je rencontrai M""^ de V... : — J'ai à vous
remercier, monsieur, me dit-elle, vous m'avez rendu un grand ser-
vice... J'ai dû vous sembler hier bien gauche. Je vous avouerai une
chose, je suis ridiculement timide.
(376 REVUE DES DEUX MONDES.
— On ne s'en douterait jamais. Je puis vous assurer, madame,
que vous aviez au contraire une mine fort imposante.
Elle sourit. — Vous vous moquez de moi, et vous avez raison. Je
devais avoir l'air d'une pensionnaire. Une chose m'étonne toujours...
Comment se fait-il que de telles gens aient le priviif^ge d'intimider,
tandis que... Elle cherchait les mots, et peut-être hésitait-elle un
peu en entrevoyant le sens exact de sa pensée.
— Voulez-vous que j'achève votre phrase?.. Tandis que d'autres
hommes qui ne ressemblent pas à M. Diloir se laissent intimider
au contraire... Est-ce cela?
Quand elle rougit, c'est comme un nuage rose qui passe sur sa
figure.
— Eh ! mon Dieu, madame, l'explication est bien simple. Imagi-
nez Cicéron plaidant devant des Scythes : il perdrait son latin et
probablement sa tête. Comment voulez-vous que la conviction in-
time de cette situation ne glace pas? Pour oser s'imposer, les déli-
cates supériorités de la femme ont besoin avant tout de se sentir
comprises.
— Je m'aperçois que j'ai fait comme Gribouille, dit-elle; pour
éviter la pluie, je me suis jetée dans la rivière. Je n'ai pas voulu
paraître gauche, je parais, ce qui est bien pis, pêcher des compli-
mens.
En conclusion, voici ce que je te dirai : je ne suis pas amou-
reux de cette femme, non; mais aurais-je pu le devenir? Je me
pose cette question, et alors mes pensées me rejettent dans le
passé, dans ma belle jeunesse perdue. Mes cheveux sont bruns,
mon pas est élastique, les dates du calendrier m'assurent que j'ai
l'âge où l'on est jeune, et intérieurement je me sens vieux comme
Mathusalem. Là, sous mes yeux, tout près de moi, vit et se meut la
créature idéale que j'avais rêvée à vingt ans, et mes yeux ne l'ont
pas reconnue tout de suite, et mon cœur n'a pas eu le plus petit
soubresaut. J'ai dû étudier, détailler, démonter, pour ainsi dire,
pièce à pièce la réalité, et la comparer à la poétique vision que j'a-
vais si longtemps portée en moi, pour me dire que c'était elle. Ah !
pourquoi ne m'est-elle pas apparue alors, quand, enivré des pre-
mières bouffées de la vie qui montaient à mon cerveau comme un
vin capiteux, je l'appelais, je la pressentais, je tendais mes bras
dans le vide! A présent l'ivresse est passée; je suis dégrisé comme
un homme auquel on a prouvé qu'il cherchait le chemin de la lune.
J'ai rencontré vivante la femme que mon imagination avait créée
pour moi seul et pétrie de la plus pure substance de mes pensées,
et rien en moi n'a tressailli : je l'admire comme un beau chef-
d'œuvre, mais je ne saurais l'aimer.
Non, je ne l'aime pas, et pourtant, quand je regarde dans ses
NATACHA DE V. 677
yeux, j'y vois passer des reflets dont je n'ai pas le mot, et qui me
troublent comme le charme vague d'un rêve. Qu'est-ce qu'il y a au
fond de cette âme que je crois si bien connaître, et dont je n'a-
perçois peut-être que la surface? Le connaît-elle elle-même? N'y
a-t-il pas sous cette sérénité apparente la flamme vivante d'un cœur
qui se réveillera un jour? Est -elle tellement forte ou tellement
faible qu'elle traversera la vie sans avoir connu la passion?
Je ne le saurai probablement jamais, moi qui me pose pour elle
ce problème redoutable. Je compte partir sous peu de jours. Si
j'allais, contre toute prévision, m'ennuyer plus que je n'ai l'habi-
tude de le faire, mon projet est arrêté d'avance. Un de ces quatre
matins, nous tombons, mon spleen et moi, chez toi, au Japon. S'en-
nuyer ici, s'ennuyer là-bas, c'est pardieu bien égal, et j'y gagnerai
au moins cette satisfaction de me laisser prêcher par toi. Dans nos
momens perdus, nous chasserons. — Décidément, ça me sourit.
Au revoir, mon ami.
II.
12 septembre.
Le bonheur peut-il s'appeler fatalité? Juge pour moi , mon ami.
Il est des heures de trouble où l'on ne sait plus si on voit clair dans
sa conscience. Je t'écris sous le coup d'une émotion profonde au-
tant qu'inattendue... Une crise décisive s'est faite dans ma vie.
C'était avant -hier, la veille du jour fixé pour mon départ. On cé-
lébrait l'anniversaire de je ne sais plus quelle fête. Le soir, pour
mieux jouir d'un feu d'artifice arrangé sur le lac, les personnes
qui habitent l'hôtel étaient montées sur une terrasse qui forme es-
planade sur le toit de la maison. Une quinzaine de spectateurs se
trouvaient réunis là.
Les choses allaient leur train. Les fusées, les parachutes, les
chandelles romaines, les soleils tournans , défilaient dans l'ordre
accoutumé. De gigantesques flammes de Bengale illuminèrent en
dernier lieu jusqu'aux arêtes des rochers, et terminèrent la fête à
la plus grande satisfaction de tous ceux qui préféraient une nuit
d'été, transparente et embaumée, au tapage assourdissant de ces
sortes de représentations. Quand tout fut bien fini, et que le bou-
quet eut lancé en crépitant son dernier pétard, on en vint à s'exta-
sier en chœur sur la beauté de cette nuit, qui paraissait encore plus
belle et plus sereine par le contraste. Une idée assez originale ré-
sulta de ce regain d'enthousiasme; quelqu'un proposa d'attendre
sur la terrasse, d'où la vue est magnifique, le lever du soleil. La
proposition fut accueillie ef votée avec ensemble.
En quelques minutes, un bivac en forme s'improvisa. On apporta
678 REVUE DES DEUX MONDES.
des châles pour les femmes, on lit monter des fauteuils, et à l'aide
de quelques matelas superposés et recouverts de tapis on arrangea
des ottomanes assez commodes, autour desquelles on se groupa.
Ainsi disposée, sans autre clarté que celle des étoiles, la plate-forme
ressemblait vaguement au pont d'un grand navire. Les hautes che-
minées qui surgissaient de place en place simulaient la mâture ; le
parapet tout autour courait comme un bastingage, et un rêveur
isolé dont l'inconsciente silhouette se détachait un peu à l'écart sur
la transparence du ciel jouait, pour compléter l'illusion, le rôle de
l'officier de quart debout sur la dunette. Je faisais part de quelques
réflexioEs à ce sujet à M'"*" Diloir, qui se préparait à descendre, re-
doutant apparemment les désastres d'une veille pour les roses de
son teint, lorsque je m'entendis appeler par M. deV..., qui, lui aussi,
prenait le chemin du logis. — Restez- vous? dit-il.
— Mais oui, général.
— Alors cela ne vous dérangera pas, si je vous prie de vous faire,
pour ces quelques heures, le chevalier de ma femme? Elle désire
Yoir ce lever de soleil. Je resterais volontiers avec elle; mais fran-
chement, à mon âge,... avec mes rhumatismes, passer une nuit
dehors...
Les rhumatismes du général signifiaient en ce moment vêne bonne
envie de dormir, et il ne s'en cachait que pour la forme. Je m'in-
clinai devant M'"^ de V... avec ce geste qui dans toutes les langues
du monde veut dire : disposez de moi. A la lueur du gaz qui éclai-
rait l'escalier sur les premières marches duquel nous nous tenions,
je voyais l'expression indécise de sa figure. Ses fins sourcils se rap-
prochaient un peu. Elle se disait peut-être que le général l'avait
mise bien cavalièrement dans une position embarrassante. Elle cher-
chait la forme de refus la plus polie, et je voyais déjà le moment
où la pointe de son pied allait se poser sur la marche suivante lors-
qu'elle parut se raviser, et se tournant vers moi : — Cela ne vous
dérangera vraiment pas trop, monsieur? dit-elle.
— Moi, madame?., mais énormément!.. Songez donc quelle
corvée ! . .
— Oh ! si c'est comme cela, j'accepte sans plus de scrupules.
Le général baisa galamment la main de sa femme. — Au revoir,
Natacha, fit-il, — et il se mit à descendre.
Je la reconduisis à son ottomane, installée un peu à l'écart der-
rière un pan de cheminée. — Natacha? dis-je, qu'est-ce que c'est?
Est-ce votre nom en russe? Natacha... 11 y a là comme un ressou-
venir de steppes, un vague parfum de poésie exotique.
— Vous tombez mal pour trouver ce nom intéressant. II n'y en
a pas de plus commun en Russie... Tout le monde s'appelle Na-
thalie.
NATACHA DE V. 679
— Oh ! tant pis. J'en suis fâché sincèrement. Votre nom ne de-
vrait appartenir qu'à vous seule. Si j'étais le tsar, je ferais débap-
tiser toutes les Nathalie de mon empire.
INulle part la différence d'une femme à une autre ne se montre
mieux que dans la façon dont chacune accepte ces menus hom-
mages de la galanterie banale. M"''' de V... les accepte aussi peu que
possible. Elle n'adore ni l'encens ni son parfum, et ses jolis doigts
ne trouvent aucun plaisir à dérouler la papillote. Au contraire, elle
porte en ces sortes de choses une gaucherie un peu effarouchée.
Cela lui va admirablement; mais cela ne va qu'à elle. Je changeai
de conversation, et pendant une demi-heure je l'entretins très con-
sciencieusement de symphonies et de mélodies. — A propos, dis-je,
pourquoi ne jouez-vous jamais, madame, vous qui êtes si bonne
musicienne?
Elle eut un geste vague comme pour dire : — Mais, puisque je
ne joue pas, comment pouvez-vous savoir?..
— Ah! voilà... Il vous étonne que j'aie pu découvrir cela? C'est
toute une histoire, que je vous coulerai, si vous voulez. Imaginez
qu'il y a six semaines j'étais à ma fenêtre, par une nuit d'orage.
Tout à coup, à travers le bruit de la tempête, j'entendis les accords
d'un nocturne de Chopin. Je prêtai l'oreille, car j'adore Chopin, —
et puis on le rendait d'une façon vraiment exquise. Vous pensez si
j'en perdis une note. Au bout de quelques instans, la musique se
tut, et j'aperçus une fenuiie qui vint s'accouder sur le balcon, ha-
billée toute de blanc, comme une fée ou une apparition, et rêvant
on ne sait à quoi. J'ai revu la femme; mais je n'ai plus entendu sa
musique...
— Et vous ne l'entendrez jamais, je puis vous assurer, reprit-
elle gaîment. Au surplus, je ne joue pas, — ce qui s'appelle jouer.
Je pianote un peu, pour mon plaisir, quand je suis seule, et voilà
tout mon talent. Quant à la rêverie, c'est une autre accusation dont
je tiens à me défendre. Je ne rêvais pas à mon balcon ce soir-là, ni
jamais.
— Et à quoi pensiez-vous donc? Est-ce que vous méditiez par
hasard sur la formation géologique de ces rochers qu'un clair de
lune à la Salvator illuminait si magnifiquement?
— Vous tenez à le savoir tant que cela? Eh bien! tout simple-
ment je pensais à mon fils.
— Penser à ceux qu'on aime, cela ne s'appelle-t-il pas rêver?
— Si vous l'entendez de cette manière...
— Je vois ce que c'est; vous ne voulez pas convenir que vous
puissiez avoir, comme tout le monde, vos heures de mélancolie.
— La mélancolie est la poésie des âmes malades ou inspirées. Je
ne suis ni l'un ni l'autre.
680 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y avait dans ce dialogue, échangé sur un ton léger, je ne sais
quelle nuance insaisissable, restée jusqu'ici étrangère à nos entre-
tiens. Elle paraissait sentir cela comme moi, et le sentir avec un
déplaisir secret. Elle se leva, et fit quelques pas vers la balustrade,
oii elle resta deux ou trois minutes sans parler, regardant au loin;
puis elle se retourna, et se mit à marcher de long en large sur la
terrasse de son pas cadencé, se tenant toute droite, la traîne de sa
robe suivant le mouvement onduleux de sa démarche. Je m'étais
levé comme elle, et je l'avais suivie. Après plusieurs tentatives in-
fructueuses de ma part pour renouer la conversation, elle finit par
languir tout à fait. M"^ de V... semblait distraite; je ne me sen-
tais pas non plus très inventif. Nous en vînmes comme d'un com-
mun accord à ne plus nous imposer réciproquement nos remarques,
et à suivre chacun de notre côté le cours de nos pensées. Tout à,
coup elle me demanda mon avis sur un livre dont le héros mélan-
colique pleure sa fatigue de vivre et son incapacité d'aimer. Elle le
comparait à Werther, et, comme je lui demandai par quelle bizarre
intuition elle était arrivée à définir d'une manière si juste des senti-
mens qu'elle n'avait jamais dû éprouver : — Faut-il donc absolu-
ment, dit-elle, avoir éprouvé tout ce qu'on sait? Il y a une foule de
choses que l'on comprend sans les connaître...
— Assurément, le bonheur par exemple; tout le monde com-
prend ce que c'est, et personne ne le connaît.
— Croyez-vous cela? J'ai toujours imaginé que la bonne volonté
des gens était pour beaucoup dans le fait de se sentir heureux ou
malheureux, car enfin le bonheur n'est pas en dehors de nous; il
est... Elle parut hésiter.
— Continuez, je vous en prie. Où est-il?
— Mais en nous-mêmes, il me semble. Le bonheur, ce sont les
joies de l'amitié et de la famille, accessibles à tout le monde; c'est
le sentiment du devoir accompli, c'est la conscience de notre utilité,
c'est surtout l'abnégation des désirs égoïstes... — Elle s'arrêta
comme si elle avait craint de paraître prétentieuse, elle ajouta en
riant : — Ne me dites pas prêcheuse ; c'est vous-même qui avez
demandé ma profession de foi.
— Grand Dieu, madame! pouvez- vous penser?.. Cette concep-
tion du bonheur me frappe au contraire comme singulièrement
digne de vous. Seulement ne placez-vous pas bien haut quelque
chose que vous dites appartenir à tout le monde? Croyez-vous que
chacun vraiment puisse comprendre que le bonheur n'est ni ceci ni
cela, mais la conscience d'un équilibre intime qui met en harmonie
les pensées et les actions, les sentimens et les devoirs? En poussant
jusqu'au bout la logique de votre thèse, on arrive à cette conclu-
sion, que devenir plus heureux et devenir meilleur ne font qu'un,
NATACHA DE V. 681
— et dans la pensée humaine cela fait presque toujours deux. Com-
ment conciliez-vous ceci?
— La pensée humaine se trompe... peut-être.
— Peut-être? C'est déjà quelque chose que vous me l'accordiez.
— Tenez, dit-elle avec une sorte de brusquerie, je serai franche.
Ce que j'ai dit du bonheur est ce que je crois être vrai quelquefois;
si je me trompe, c'est qu'au fond je n'en sais rien,... pas plus que
vous-même. Est-ce vous accorder assez, comme vous dites?
J'avais envie de répondre : C'est beaucoup trop, car il me sem-
blait qu'elle s'était rendue bien vite à mes raisons. J'en éprouvais
comme un vague regret. Elle était ce soir-là différente d'elle-même*
Il y avait en elle que'que chose de nerveux qui ne lui était pas ha-
bituel. Elle s'approcha du parapet, et, s'arrêtant auprès d'une co-
lonnette à hauteur d'appui, elle s'y accouda. Dans cette attitude,
enveloppée d'un châle blanc qui serrait ses épaules et emprison-
nait ses bras croisés, elle ressemblait à cette Polymnie du Louvre,
qui, drapée dans son péplum, s'appuie pensive au fût d'une co-
lonne.— Que ce paysage est beau! dit-elle. — Une grande lune
rouge venait de se lever entre deux pointes de rocher. Tout le
tableau s'éclaira subitement; on voyait comme en plein jour. M""' de
V... regardait toujours; elle paraissait absorbée. — Je te donne ma
parole, mon ami, je te jure sur l'honneur, quand j'acceptai cet
étrange tête-à-tête, je ne savais pas que je l'aimais. Il y eut comme
un premier et vague frisson qui courut dans mes veines lorsque
son regard, revenant d'au loin, se posa sur moi. — Vous n'admi-
rez pas? dit-elle de son air tranquille.
J'appuyai les deux mains sur la balustrade, et, me penchant un
peu, je regardais au fond de ses yeux. — Nous parlions de bon-
heur, dis-je très bas... Êtes-vous heureuse? — Elle tressaillit, et
détourna un peu la tête. — Soyez fianche... comme tout à l'heure...
Elle resta quelques momens sans répondre; puis, d'une voix
lente cou mie une personne qui tout en parlant cherche à se rendre
compte de ses pensées : — Je ne me suis jamais demandé, reprit-
elle, si j'étais heureuse ou non. A présent, je me le demande,... et
il me semble que je ne sais pas.
— Je le sais, moi, repris-je encore plus bas. Vous n'avez jamais
aimé. Le bonheur est là.
Elle jeta sur moi un rapide regard. — Pourquoi me dites-vous
cela? — Sa voix était brève, l'expression de sa figure avait changé
brusquement; une surprise mêlée d'inquiétude se peignit dans ses
traits.
Je compris l'abîme qui s'ouvrait sous mes pas. Le vertige me
prit. J'eus l'éblouissementd'un homme qui se verrait lui-même rou-
682 REVUE DES DEUX MONDES.
1er sur la pente de quelque effroyable précipice. D'un œil terrifié,
je mesurais la grandeur du péril. En même temps, inslinctivement
je cherchais un point d'appui. Je me cramponnais à ma volonté,
que je voyais prête à m'échapper; j'appelais à mon aide l'honneur.
Je me répétais que faire un pas de plus serait une lâcheté envers
cette femme dont je sentais le cœur se troubler. Je devais la dé-
fendre contre moi, contre elle-même; mais où prendre la force? Ces
pensées passèrent comme un tourbillon dans ma tête. Je me tour-
nai vers elle : — 11 commence à faire frais, dis-je. J'ai peur pour
vous; si nous marchions un peu? Voulez-vous prendre mon bras?
— Elle s'y appuya légèrement, et nous fîmes deux ou trois tours
en silence.
La disposition des pans de maçonnerie qui coupaient la terrasse
était telle que, bien qu'on fût rassemblé sur un assez petit espace,
on ne se voyait pas d'un bivac à l'autre ; mais en marchant le long
du parapet on avait la vue successive des différens groupes. La
plupart des personnes venues là pour admirer la nature dormaient
à poings fermés; un bonhomme pléthorique sommeillait sur une
chaise, la tête appuyée au dossier; un autre demeurait droit comme
un piquet et exécutait de temps en temps un petit plongeon en
avant avec le haut de son corps. Plusieurs jeunes gens de l'un et
l'autre sexe fumaient ensemble des cigarettes et causaient à voix
basse. Gomment jy me rappelle tout cela, c'est ce qu'il m'est im-
possible de dire. En ce moment, je ne songeais pas à voir, et cer-
tainement je ne voyais rien; mais, par un phénomène bizarre et
assez connu du reste, les objets se photographiaient en quelque
sorte dans mon cerveau sans le concours de ma volonté, et chaque
détail de la scène se retrouve dans mon souvenir aussi nettement
que si je l'eusse observé avec la plus scrupuleuse exactitude.
Tous ces gens étaient occupés d'eux-mêmes, et ne songeaient pas
à s'occuper de nous. Nous nous sentions seuls, elle et moi, entre
le ciel étoile et cette terre admirablement belle. Sous la molle clarté
qui le baignait, le paysage avait revêtu l'apparence d'une contrée
féerique. Cette solitude me charmait, m'épouvantait, me grisait. Je
cherchais dans ma pensée, qui semblait me fuir et se dérober, une
parole indifférente ou banale qui pouvait en ce moment nous sau-
ver tous les deux, et je ne trouvais en moi qu'un trouble inexpri-
mable; tout, jusqu'à ce silence que nous gardions, prenait autour
de nous une signification éloquente, irrésistible. Avec chaque mi-
nute qui s'écoulait, je sentais que nous perdions de plus en plus
pied dans le monde de la réalité, et que le cercle magique allait se
rétrécissant autour de nous. Je te le jure, mon ami, j'ai fait l'im-
possible. Je me forçai, quelque surhumain que fût l'effort, à parler
NATACHA DE V.
683
avec insouciance. Une étoile filante vint à passer. — Vous savez,
lui dis-je, qu'on doit faire un souhait quand on voit filer une étoile.
Qu'avez-vous souhaité?
Elle sourit faiblement. Elle voulut répondre ; au lieu de cela, ses
yeux se levèrent sur moi avec une expression où F effroi se mêlait à
je ne sais quelle vague attente. Je la sentais toute frissonnante; sa
respiration oppressée allait et venait rapidement. La dernière lueur
de raison qui me restait m'abandonna. — Calmez-vous, je vous en
supplie, murmurai-je, — et, perdant la tête tout à fait, je pris dans
ma main sa main passée à mon bras. En même temps je me répétais
à moi-même avec une sorte d'égarement : Mon Dieu! mon Dieu!
que va-t-il se passer? qu'est-ce que je fais? où vais-je l'entraîner?
Je me sentais poussé irrésistiblement sur la pente. Je la condui-
sis à fottomane, et m'assis auprès d'elle. Ses mains glacées et
moites restaient inertes entre les miennes. Ses yeux agrandis s'at-
tachaient sur moi, éperdus.
Il y a des secondes qui sont des siècles, et dont les dévorantes
émotions ne reviennent pas deux fois dans la vie d'un homme.
Pendant le quart de minute que nous restâmes ainsi l'un près de
l'autre, je voyais passer des éclairs, et les objets tournoyaient au-
tour de moi. Je me penchai vers elle, je l'entourai de mes bras et
l'attirai sur mon cœur. C'était comme un rêve. — Je baisais ses
cheveux, son front, sa tête; d'un rapide baiser, j'étouffai un cri
d'effroi sur sa Louche. Aucune parole ne peut rendre la poignante
ivresse de cet instant. Je sentais littéralement mon âme me quitter;
c'était comme un bouleversement subit et universel des choses. La
terre se dérobait sous moi; les cieux tombaient, et je m'abîmais
avec elle, la serrant dans mes bras, au fond d'un tourbillon plein de
ténèbres et d'éblouissantes clartés.
Au premier momant, elle s'était comme raidie dans mon étreinte;
puis, enivrée, vaincue, palpitante, elle s'était affaissée sur ma poi-
trine. Jy la regardai; elle était inexprimablement belle. Une lumière
surhumaine éclairait son visage et le transfigurait. La passion avait
éclaté comme un coup de foudre dans cette âme vierge qui n'avait
jamais connu l'amour, et dont l'imagination ne s'était pas usée à
le rêver. Elle semblait vivre d'une vie nouvelle, dont le souille
tout-puissant l'emportait au-delà de ce monde. Sa tête, légèrement
renversée sur mon bras, rayonnait. C'était comme un délire dont
elle n'avait plus conscience. Ses yeux, devenus subitement plus
foncés et plus profonds, brillaient comme deux étoiles; ils me don-
naient son âme. Je sentais sous ma main son cœur palpiter éper-
dument. Ses lèvres brûlantes et humides s'entr'ouvraient comme
pour appeler les miennes. La tête me tournait; j'entendais dans
mes tempes la pulsation de mes artères. Je me baissai, et lorsque
684 REVUE DES DEUX MONDES.
ma bouche, glissant du bord de sa joue, rencontra la sienne et s'y
posa avec un indicible frémissement, la volupté de cette sensation
fut si violente qu'elle ressembla presque à une douleur.
Je ne sais ce que j'allais faire. Le contact de ses mains qui se
tordaient follement dans les miennes me brûlait comme une flamme.
Tout à coup elle me repoussa faiblement, elle était devenue affreu-
sement pâle; ses mains se détendirent, ses yeux se fermèrent, elle
tomba étendue sans mouvement sur les coussins. Je me jetai à ge-
noux; je croyais qu'elle était morte. Je me souviens de m'être dit
avec ce sang-froid qu'on a dans les grandes crises : Si dans deux
minutes elle ne m'a pas parlé, moi aussi je serai mort I Je passai
mon bras sous son cou. Au bout de quelques secondes, elle fit un
mouvement et ouvrit les yeux. Elle promena autour d'elle ce regard
vague et comme effaré des personnes qui sortent d'une syncope. Ce
regard, qui un moment se posa sur moi sans me reconnaître, me
fit un mal affreux.
Peu à peu elle reprit ses esprits, et la vie revint dans ses yeux.
A genoux près d'elle, sa tête sur mon épaule, ses cheveux frôlant
ma joue, je me mis à lui parler. Les paroles me venaient impé-
tueuses comme un torrent. Mon cœur, que j'avais toute ma vie com-
primé, refoulé, étouffé, se réveillait tout à coup; je trouvais sans les
chercher les mots qui exprimaient toutes les inlinies tendresses et
l'adoration dont j'étais rempli. — J'avais appris en une minute,
comme par une révélation, ce divin langage de la passion qu'on ne
parle couramment qu'une fois en sa vie, et que toutes les autres
fois on sait à peine balbutier. Elle m'écoutait souriant vaguement
comme dans un rêve. Elle avait joint dans ma main ses deux pe-
tites mains que je soulevais de temps en temps pour les presser sur
mes lèvres. La sentir ainsi abandonnée et comme étendue dans mes
bras était une félicité si profonde que je n'osais, par une caresse
plus vive, troubler le calme enchanté de ce moment. Un léger fris-
son parcourait quelquefois son corps, ou bien un mouvement de
sa tête jetait contre mon visage le flot parfumé de sa chevelure en
désordre, et alors une langueur mortelle se répandait dans mes
veines. Je murmurais son nom, et, la figure noyée dans ses che-
veux, les baisant comme un fou, je restais plusieurs minutes sans
pouvoir proférer un mot.
Cependant la courte nuit d'été touchait à sa fin. La lune se cacha
derrière les grandes montagnes, et une obscurité relative succédait
à sa clarté. Une faible lueur blanche à l'extrémité du ciel annonçait
le lever du soleil. Nous ne pouvions rester là plus longtemps. Je la
serrai plus près de moi, et à voix basse je lui dis qu'il fallait nous
séparer. Elle parut ne pas saisir bien nettement le sens de mes pa-
roles, mais elle obéit en quelque sorte à la seule impulsion de ma
NATACIIA DE V. 685
volonté. Elle se leva, et machinalement se mit à renouer ses che-
veux. La soutenant, la portant presque, je descendis avec elle le
grand escalier, éclairé à tous les étages. Elle marchait comme une
hallucinée. Quand j'aperçus son visage à la clarté crue du gaz, je
fus ébloui et effrayé. Elle était pâle, d'une pâleur de marbre; deux
petites taches d'un rose ardent coloraient le haut de ses joues. Sjs
yeux, secs et dilatés, brillaient comme dans la fièvre. Il y avait
dans sa beauté une sorte d'éclat surnaturel; on sentait l'âme à fleur
de peau.
Je frissonnai malgré moi. Je sentis qu'il m'était impossible de la
quitter. Une idée insensée me traversa l'esprit. Je voulais la prendre
comme elle était, et l'emporter avec moi bien loin, quelque part, au
bout du monde. — Voulez- vous?., fis-je en m'arrêtant et en la re-
gardant dans les yeux; je crois que je devenais un peu fou. Heu-
reusement elle ne comprit pas. Par un effort puissant de volonté,
je redevins maître de moi. A la porte de son appartement, il y avait
sa femme de chambre qui l'attendait, dormant sur une chaise; elle
se réveilla en sursaut à notre approche. Il fallait nous quitter sous
les yeux de cette fille. Je sentis la main de M'"* de V... trembler à
mon bras. Je pouvais craindre tout. Nous étions à feutrée du cor-
ridor. Pendant que la femme de chambre, à demi endormie, cher-
chait les allumettes et les frottait d'une main peu sûre, je ralentis
le pas, et, baissant la voix, par quelques paroles rapides j'essayai
de calmer son agitation. Je m'adressai à sa générosité. — Soyez
vaillante, je vous en supplie, dis-je. Vous ne savez pas le mal que
vous me faites. Voulez-vous que moi-même tout à f heure je perde
en pensant à vous le peu de courage que j'ai? Pieprenez un peu de
calme, vous le pouvez, vous le devez par pitié pour moi... Elle eut
un sourire noyé de pleurs, plus navrant qu'un sanglot, et laissa
tomber sa tète sur mon bras. Je dus la repousser d'un geste pres-
que brutal. La femme de chambre se retournait en ce moment. Nous
étions arrivés sur le seuil de f appartement dont elle tenait la porte
ouverte. Mon propre courage était à bout. — Bonne nuit, madame,
dis-je en m'inclinant. — Je n'osai, tant j'avais peur d'une défail-
lance, lui prendre la main ni même la regarder.
La porte se referma sur elle. Pendant une seconde, je sentis
quelque chose comme le contact du froid néant qui me ressaisissait.
Sa disparition faisait le vide autour de moi. Par un violent effort, je
surmontai cette faiblesse, et le sentiment de mon bonheur, un mo-
ment suspendu , afllua de nouveau comme un flot brûlant à mon
cœur. Je rentrai chez moi. En passant, je me vis dans une glace, et ne
me reconnus pas. Tu te rappelles, dans mon cabinet de travail, à la
campagne, ce vieux tableau qui représente un mangeur de hatchisch
en extase; j'avais cette figure-là. Mes yeux, grands ouverts, regar-
686 REVUE DES DEUX MONDES.
daient devant moi, mais ne voyaient pas les objets, et semblaient
contempler au-delà du monde visible quelque vision d'idéale féli-
cité. Je marchais dans ma chambre en trébuchant comme un homme
ivre. Cette ivresse était partout : dans mon cœur, dans ma tête, dans
chaque goutte de mon sang, qui courait affolé dans mes veines. Au
milieu de cette atmosj)hère brûlante et neuve pour moi de la pas-
sion heureuse, j'étais comme éperdu. Mes idées se brouillaient; c'é-
tait un chaos que j'aurais essayé vainement d'ordonner. Je n'essayai
même pas; je repoussais avec une sorte de terreur la réflexion, dès
qu'elle se dessinait par une habitude du cerveau; je sentais confu-
sément que je ne pouvais être heureux qu'à ce prix. Je me jetais
dans l'oubli de toutes choses, et, fermant les yeux, je m'abandon-
nais à ce vertige plein de frémissemens au-delà duquel je ne pou-
vais et je ne voulais rien apercevoir. Par momens, c'était comme une
ilamme qui traversait mon organisme et le secouait violemment. J'a-
vais des défaillances et de subites réactions pendant lesquelles des
larmes montaient à mes yeux. Une sensation chassait l'autre. Je ne
possédais pas mon bonheur, c'était mon bonheur qui me possédait.
Je passai ainsi le reste de la nuit. Vers le matin, j'avais les nerfs
si tendus que je ne savais plus au juste si je veillais ou si je rêvais.
Il se faisait des lacunes dans la suite de mes idées, déjà si confuses.
Il y avait des minutes où je perdais en quelque sorte le sentiment
de mon existence. Le souvenir exact de ce qui s'était passé s'effa-
çait dans ses détails; il ne s'en dégageait' que l'impression de quel-
que chose de lumineux dont je cherchais vainement à saisir le con-
tour. La prostration du corps l'emportait sur la force de l'esprit; je
tombai lourdement sur un canapé, et pendant plusieurs heures je
dormis d'un sommeil de plomb.
Les réflexions que je fis ce jour -là étaient non plus celles d'un
fou, mais d'un homme sensé, ou à peu près, qui se voit dans la si-
tuation la plus hérissée de difficultés qui se puisse concevoir. Un dé-
faut de volonté, une émotion involontaire, la moindre inintelligence
de ma part pouvait compromettre à jamais le bonheur et le repos
d'une existence qui m'était désormais infiniment plus chère que la
mienne. Je comprenais que je devais avoir du calme et de la pré-
sence d'esprit non-seulement pour moi, mais pour tous deux, s'il le
fallait. Je me traçai à la hâte le plan de conduite que je devais suivre
jusqu'à ce que j'eusse revu M'"*" de V... L'image du général se dres-
sait menaçante devant moi, — menaçante pour mon bonheur. Je
sentais qu'il s'élèverait contre moi de toute la force de ses droits,
plus légitimes, sinon plus sacrés que les miens. — Va-t-il falloir le
tuer? — Cette idée me fît horreur. Que m'avait-il fait, cet homme?
Je le voyais si petit, si insignifiant, si loin d'elle à tout égard, que
je n'en pouvais même pas être jaloux. — Me laisser tuer par lui? —
NATACHA DE V.
687
Soit;... mais elle? — Cependant la résolution, que j'arrêtai dans ma
pensée, de ne pas défendre, le cas échéant, ma vie coQtre lui, ser-
vit à faire taire mon dernier scrupule. M'étant mis en règle avec
l'honneur, je ne me devais plus qu'à mon amour.
Vers une heure, js descendis. Au rez-de-chaussée, ouvrant sur le
parterre, il y a deux ou trois salons où l'on se réunit pour causer,
lire les journaux, faire de la musique. Plusieurs personnes s'y trou-
vaient, comme j'entrai. Je sentais plutôt que je ne vis que le général
de V... était là. Il s'avança tout de suite vers moi, le sourire aux
lèvres, la main tendue, le visage empreint de cette sympathie cor-
diale que, par un caprice fatal du sort, il semble avoir à un vif
degré pour moi. — Bonjour, dit-il gaîment; vous allez bien? Vous
n'êtes pas mort de ces huit heures de lune subies tout d'une ha-
leine, avec un dévoûment si chevaleresque ? Ma femme vous doit
de la reconnaissance. Quant à moi, j'ai dormi comme un sabot. Je
ne puis pas dire que je m'en plaigne; quoi que vous ayez admiré,
vous n'avez rien pu voir qui valût un bon somme.
Il est impossible de dire ce que j'éprouvais en voyant rire et par-
ler avec cette insouciance l'homme entre les mains duquel se trou-
vaient engagés en ce moment ma vie et mon bonheur. Je le regar-
dais avec des yeux nouveaux; il était devenu tout à coup un être à
part de la création, dont les paroles, les gestes, les pensées, avaient
pour moi une signification terrible. J'étais prêt à le haïr pour sa
gaîté et la confiance absurde qu'il étalait. Sa sécurité m'humiliait;
je me détestais d'avoir à la subir, et je lui en voulais de me l'infli-
ger.— M'"* de Y... va bien? dis-je, comprenant la nécessité qu'il y
avait d'articuler, quoi que j'en eusse, cette phrase de politesse ba-
nale.
— Merci; je pense que oui, je ne l'ai pas vue ce matin. Ah çà!
dites-moi, c'est donc un philtre que vous avez, un talisman?
— En talisman, général?
— Oui, faites le modeste; mais la vérité est que toutes ces dames
raffolent de vous, et vous n'êtes pas, je suppose, assez ingrat pour
ne point l'apercevoir. On parlait de vous quand vous êtes entré.
C'était un concert. Je ne vous redirai pas ce qu'on a dit; je crain-
drais, mon cher ami, de vous rendre trop orgueilleux. M'""' Diloir
est allée jusqu'à prétendre... La voilà justement qui vous con-
temple en fraude par-dessus les pages du roman qu'elle fait sem-
blant de lire.
Enfoncée dans un vaste fauteuil, M'"« Diloir tenait en effet le plus
nonchalamment du monde un volume ouvert dans la main, pendant
que ses yeux se promenaient à droite et à gauche avec des signes
peu déguisés d'impatience et d'ennui. Ce regard errant saisit le
mien au passage; je fus forcé de m'aller asseoir auprès d'elle.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'est-ce que c'est que ce livre que vous ne lisez pas?
— Ce livre?.. Mon Dieu! un très bon livre, je suppose; seule-
ment il m'ennuie... Voilà deux amoureux qui pourraient être très
contens; au lieu de cela, l'autenr s'amuse à y fourrer de la morale,
ce qui rend tout le monde malheureux. Je préfère lire l'histoire,
telle que je la rêve dans mon cœur. Elle sourit et soupira.
Elle fait toujours des frais de toilette; elle s'était parée ce ma-
tin-là avec une coquetterie plus grande encore que de coutume.
Son déshabillé de mousseline était ruche, pomponné, échancré à
plaisir. Sa coiffure se composait d'un fouillis de boucles et d'un
oeillet rouge effrontément piqué sur l'oreille. Par un hasard excep-
tionnel, ni M. Diloir, ni son attentif ordinaire ne gravitaient dans
le rayon immédiat de ses charmes. Cette circonstance contribuait à
donner plus de marge à l'humeur belliqueuse dont elle semblait
remplie. Il y avait dans l'air qui l'entourait une odeur de poudre et
d'escarmouche dont je me serais volontiers passé ; mais elle respi-
rait cet air avec délices, et s'épanouissait comme une fleur au soleil
sous l'excitante influence de sa propre coquetterie. Ma froideur elle-
même, qu'elle sentait confusément au travers des courtes réponses
que je faisais, ne servait qu'à la stimuler davantage. La résistance
irrite la femme comme la vague; toutes deux s'acharnent contre
l'obstacle et s'y brisent. M""" Diloir faisait comme la vague; elle se
brisait .et se répandait en petits flots étincelans, qui étaient des
sourires, de jolies mines de chatte timides et provoquantes, de ces
mots spirituels que la Parisienne trouve toujours dans son vocabu-
laire. Au bout d'un quart d'heure, j'en avais grandement assez. Je
me levai. — Vous me quittez déjà! Où allez- vous donc? Mais au fait
je suis bien indiscrète. Pardonnez-moi, et promettez-moi au moins
d'être des nôtres ce soir. On fait une excursion à je ne sais quelle
tour en ruines. "Vous viendrez avec nous, n'est-ce pas? je vous en
prie.
— Mais certainement, madame; je m'en ferai un devoir, si je
peux.
— Si vous pouvez ! Ceci n'est pas aimable pour moi. Vous pouvez
tout ce que vous voulez.
Je sortis de l'hôtel, sachant que je ne devais pas espérer de ren-
contrer M'"^ de V... avant le soir. Je descendis sur le quai, et, pre-
nant un bateau, en quelques coups de rames je me poussai au large.
Là, je relevai les avirons, je me couchai au fond de la barque, et me
laissai aller au fil de l'eau. Au milieu de ce silence, dans cette soli-
tude, entre la profondeur bleue du ciel et le bleu profond du lac, je
me mis à écouter mon cœur. Ce fut une longue histoire qu'il me dit.
J'oubliai pour un instant les dangers et les difficultés de toute na-
ture qu'il fallait encore surmonter, je n'entendais que ce chant
.\ATACHA DE V. 689
d'amour qui éclatait dans mon âme comme un hymne de triomphe.
Une vie nouvelle était entrée en moi; je n'étais plus le même
homme. Je ressemblais à ce personnage des contes arabes qui s'en-
dort sous des haillons et se réveille dans les habits brodés d'or d'un
prince. Je me disais : Est-ce bien moi? Il me semblait que ma poi-
trine respirait plus largement; j'avais honte des misères du passé,
de ses erreurs, de ses défaillances; je ne les comprenais plus. Je
me reprochais comme un crime mon manque de foi; j'avais lâche-
ment douté du bonheur, parce que le bonheur avait tardé à venir,
et maintenant qu'il était là devant moi, radieux, souriant, les mains
pleines d'espérances, je me trouvais indigne de ses joies. Je n'osais
le regarder en face. J'éprouvais le besoin de faire d'abord péni-
tence à genoux et de recevoir d'une main aimée le pardon de mes
doutes.
C'était comme un torrent de joyeuse envie de vivre qui tout d'un
coup m'envahissait. Ma jeunesse m'était rendue, plus belle, plus
rayonnante. Je me sentais fort et croyant. L'avenir m'apparaissait
chatoyant comme ces petites vagues ensoleillées que la brise fai-
sait danser autour de la barque. De loin en loin, un bateau à va-
peur passait à quelques brasses de moi, et le remous du sillage
venait balancer ma nacelle. L'eau se mettait à clapoter le long
des berges et à déferler sur le l'oc sonore avec le bruit de perles
tombant dans un vase d'argent; puis tout redevenait tranquille, le
silence se rétablissait. Bientôt l'ombre des montagnes vint à des-
cendre sur le lac. J'accostai au rivage, ivre de solitude, de lumière
et d'amour. Je devais me dégriser bien vite. A l'heure du dîner,
le général parut seul. Je l'entendis qui disait à quelqu'un : — Ma
femme se sent fatiguée; elle ne descendra pas ce soir. — Mes pen-
sées de fête disparurent en un moment. Je les cherchai en dedans
de moi, je n'en trouvai plus une seule. Les objets extérieurs eux-
mêmes prirent une teinte sombre et froide. Quelque chose qui s'é-
tait épanoui dans mon cœur se contracta douloureusement.
Au sortir de table, on monta dans les voitures qui attendaient.
M'""" Diloir n'avait eu garde de m'oublier. Elle m'avait très conscien-
cieusement emballé au départ avec elle-même et deux de ses amies
dans une calèche découverte. Au moment du retour, il arriva que
toutes les places dans les voitures se trouvèrent occupées avant
qu'elle n'eût pris la sienne. Il ne restait qu'un petit dog-cart, at-
telé à la diable, que j'avais fait prendre chez un loueur pour la cir-
constance. — Voulez-vous me conduire, monsieur? — fit-elle en
s'approchant de moi avec un sourire candide; c'était à s'y mé-
prendre. Elle s'installa près de moi sur le petit siège étroit de la
voiture.
TOME xcviii. — 1872. 44
REVUE DES DEUX MONDES.
— Je dois vous prévenir, madame, dis-je en ramassant les rênes,
que le cheval est fort vif. Vous feriez mieux, si vous avez peur le
moins du monde...
— Oh! je n'ai pas peur, — du moins je n'ai pas peur de me
casser le cou.
— Cependant vous feriez très bien, je vous assure, de consulter
votre mari.
Pour toute réponse, elle saisit le fouet, en toucha légèrement le
flanc de l'animal, qui se cabra, et nous dévalâmes ia côte d'un train
insensé. Elle remit le fouet entre mes mains, et, me regardant : —
Ce n'est pas moi qui ai peur, dit-elle; c'est vous. Pourquoi m'évi-
tez-vous?
— Je ne vous évite pas; pourquoi vous éviterais-je?
— Je n'en sais rien; vous êtes si impénétrable...
Un dialogue commencé sur ce ton promettait. Nous suivions une
grande route unie et droite, bordée d'un côté par le lac, de l'autre
par une succession de villas qu'entouraient des jardins. Cela sen-
tait par bouffées la tubéreuse et le datura. Un clair de lune nous
versait des torrens de lumière; l'ombre du feuillage se déchiquetait
sur le gazon. M'"^ Diloir parlait; si j'entendais les mots, le sens à
tout moment échappait à mon attention impatiente. Le bruit de ses
paroles servait d'accompagnement à mes pensées; quelquefois il les
interrompait : alors je reprenais comme en sursaut le fil de tout ce
qu'elle avait dit, je retrouvais les sons dans mon oreille, et je les
comprenais après coup.
Elle était très émue, mais son émotion, loin de se communiquer à
moi, m'inspirait une sorte d'éloignement. Je demeurais froid pour
elle, et en même temps le contact de cet élément passionné rejetait
mon cœur plus vivement dans le courant de ses propres préoccu-
pations. A certaines inflexions de sa voix, je me sentais tressaillir.
Elle parlait d'amitié, de dévoûment, de sympathie, — le chapelet
ordinaire, mais contre l'ordinaire très artistement égrené. Elle y
mettait un certain tact et tout l'esprit que le sujet comportait.
C'était un chef-d'œuvre de finesse, de coquetterie et de sensibilité
qui n'avait qu'un tort, celui de tomber dans une oreille inatten-
tive, et il méritait mieux que cela. — Elle devait me prendre pour
un sot. Comme nous gravissions au pas la montée qui mène à
l'hôtel, elle perdit un peu patience. — Vous n'avez donc rien à me
dire?..
l\ nous restait un bon quart d'heure avant d'arriver. Je ne pou-
vais en conscience me taire pendant un quart d'heure. Au surplus
je comprenais que mon silence, faussement interprété, pouvait
être une imprudence. — Je demandai un effort à mes nerfs ma-
AATACHV ÎÎK V. 601
iades, et iin[.rovisai alors in extremis un petit discours aussi grave
que moral, destiné à convaincre ma compagne combien j'étais in-
digne de l'élan sympathique qui la portait vers moi. J'étais neuf
dans ce genre d'éloquence; c'est peut-être pourquoi elle me réussit.
M"'' Diloir pouvait se croire au prône; je voyais la minute où elle
allait se signer. Si elle fut désappointée, elle n'en laissa rien pa-
raître. Elle m' écouta jusqu'au bout sans proférer un mot. Quand on
fut arrivé, avant de descendre, elle me tendit la main. — Vous
êtes l'homme le plus extraordinaire que je connaisse... Je devrais
vous en vouloir, je ne peux pas. J'ai trop d'amitié pour vous, beau-
coup trop... — Elle n'avait pas seulement trop d'amitié, elle avait
trop de patiejice.
Je passai une partie de la nuit sur mon balcon. Je voyais de là
les fenêtres de l'appartement de M'"'' de V... Il faisait sombre chez
elle, à l'exception d'une chambre, celle du petit George, où le
reflet d'une veilleuse tremblait sur les persiennes. Je me figurais
qu'elle était là, auprès de son enfant. Que faisait-elle? Elle priait,
elle pleurait peut-être... Pensait-elle à moi? J'éprouvais un be-
soin immense de la revoir. Cette journée qui s'était passée sans
que je reçusse le moindre mot d'elle avait exalté toutes mes fa-
cultés jusqu'à la souffrance. Les événemens de la veille commen-
çaient à prendre dans mon esprit troublé des apparences fantasti-
ques. La réalité se faisait rêve. Mon âme tout entière n'était qu'un
seul désir, qui allait à elle avec une violence inouie. Je ne compre-
nais pas que ces murs qui me séparaient d'elle ne tombassent pas
comme des fantômes sous le regard dont je les usais. Je prononçais
tout bas son nom, chaque syllabe de ce nom me brûlait et me cares-
sait les lèvres. Je tendais mes bras dans la nuit, qui brillait autour
de moi recueillie et endiamantée. Il passait dans l'air des senteurs
qui me grisaient, des effluves sympathiques comme le frémissement
d'un baiser épandu. Je mettais mon front brûlant sur le marbre de
la balustrade. Il y avait des minutes où j'aurais pleuré de pur éner-
vement.
Le lendemain, je passai la matinée dans un état d'esprit facile à
concevoir. Je ne pouvais rien faire. J'essayai de lire, le livre tom-
bait de mes mains. Je voulais forcer ma pensée à s'arrêter, ne fût-
ce qu'une seconde, sur autre chose; je n'étais plus le maître de ma
pensée. Au sentiment pénible de l'attente où j'étais depuis trente
heures venait s'ajouter je ne sais quelle vague inquiétude. Je ne
craignais rien en particulier, et confusément je craignais tout. Par
le seul fait qu'il s'écoulait sans amener de changement, le temps
agissait comme un dissolvant.
A midi, je descendis dans le jardin, la solitude de ma chambre
692 REVUE DES DEUX MONDES.
m'étant devenue insupportable. J'y trouvai le petit George, qui se
promenait avec sa gouvernante. Il ne jouait pas; il était tout pâle,
et paraissait triste. En me voyant, il vint comme d'habitude se je-
ter dans mes bras. — Qu'avez-vous, mon enfant? dis-je en l'as-
seyant sur mes genoux.
Des larmes parurent dans ses yeux. — Je veux voir maman, dit-il
tout bas.
— Votre maman dort, master George; vous ne pouvez pas aller
chez elle, je vous l'ai déjà dit, observa la bonne.
Le petit garçon ne répliqua point. Il se serra contre moi avec un
soupir de résignation et de tristesse. Je me tournai vers la bonne :
— Cet enfant doit avoir quelque chose; il est malade?
— Oh non! monsieur; mais il ne peut se passer de madame, et
il ne l'a pas vue hier de toute la journée.
Ces mots si simples me frappèrent en plein cœur. — Est-ce que
madame est souffrante?
— Won, monsieur, — du moins je ne crois pas; — seulement elle
a défendu que l'on entrât chez elle.
Je me tournai vers l'enfant. La détresse de la pauvre petite créa-
ture me navrait. C'était une douleur muette, bien au-dessus de son
âge. Sa figure en ce moment ressemblait d'une façon saisissante à
celle de sa mère. Je le baisai sur ses grands beaux yeux. — Mon
cher petit ami, ne pleurez pas, je vous en prie; soyez raisonnable.
Vous verrez votre maman bientôt,... je vous le promets. — Cette
assurance et mes caresses le ranimèrent un peu. Je le rendis à sa
gouvernante, et m'éloignai.
J'emportais de cette scène une impression pénible. Sans compter
que la douleur de cet enfant m'allait au cœur comme un reproche,
son aspect avait remué en moi toutes les pensées que j'avais jus-
qu'ici réussi à faire taire, et ces pensées n'étaient pas douces. Je
comprenais que, pour bannir ainsi son fils de sa présence, elle avait
dû souffrir beaucoup. Ce qu'avait été au juste la lutte dans cette
âme, je n'osais me le représenter; je reculais effrayé devant une
lumière que je sentais poindre dans mon esprit. J'essayais de me
faire une raison. — Après tout, me dis-je, si son amour est une
faute dont sa conscience s'alarme, elle ne pourra oublier cette faute
que dans mes bras. Là seulement elle n'aura pas à en rougir. —
Je faisais cent raisonnemens pareils, aucun ne me calmait. J'étais
comme un homme perdu dans un labyrinthe, qui, faute d'avoir un
point de repère, se trouve rebrousser chemin à chaque tournant.
Ce qui me torturait le plus, c'était ce silence où elle me laissait; il
était pour moi inexplicable.
Au détour d'une allée, je me rencontrai face à face avec le gêné-
NATACHA TtV. V. ^1^3
rai. Il avait l'air soucieux. La chose la mieux venue pour moi en ce
moment eût été une explication. J'attendis son premier mot avec
une sorte d'impatience. Il me parla de choses indifférentes avec son
ton habituel. Bientôt il me quitta et sortit du jardin dans la di-
rection de la ville. Je remontai chez moi, espérant y trouver quel-
ques nouvelles. Je ne trouvai rien. Avec chaque minute qui s'écou-
lait, mon angoisse croissait. Au bout d'une heure, j'avais vingt fois
repoussé et repris l'idée de lui écrire. Enfin je rédigeai le billet
suivant : « J'ai appris, madame, que vous étiez souffrante. Me per-
mettrez-vous de venir prendre de vos nouvelles? » — Cela pouvait
tomber sans inconvénient sous les yeux de tout le monde. Je lis
porter le billet par mon valet de chambre, et descendis dans le salon
de lecture. J'étouffais chez moi.
La pièce restait toujours déserte à cette heure. Les fenêtres
étaient ouvertes, et les draperies baissées. 11 faisait dehors une
chaleur accablante; l'air était lourd et immobile sous un soleil de
plomb. Je me jetai dans un fauteuil, et, plaçant à tout hasard un
journal à portée de ma main, j'attendis. J'écoutais avec une tension
de nerfs inimaginable le va-et-vient de la maison. A chaque bruit
de porte qui s'ouvrait, je croyais voir entrer M'"^ de V... ou quel-
qu'un de sa part m'apportant un message. Le balancier de la pen-
dule accompagnait mes pensées du bruit de son tic-tac, et ce mou-
vement monotone, qui semblait mesurer et régler mon angoisse,
avait quelque chose d'horriblement irritant. De temps en temps, un
frelon entrait par la fenêtre ouverte; il remplissait la chambre du
bruit de ses ailes, se posait sur les fleurs des vases, s'envolait en
bourdonnant, et de nouveau tout retombait dans le silence.
Une heure se passa, — deux heures, — trois heures ; — rien. 11
n'y a pas de plus affreux supplice que de se voir condamné à l'inac-
tion pendant que le besoin d'agir et l'anxiété vous dévorent. On se
croit libre; on est en prison. L'obstacle invisible qui nous arrête est
plus infranchissable cent fois que des barreaux de fer ou des murs
de granit. Contre une force brutale on lutte, on ne lutte pas contre
la force inerte des choses; elle vous paralyse. On ne sait plus si on
a une volonté. Les heures se traînent vides et lourdes; il y a cent
heures dans chaque minute , et ces minutes marchent à reculons.
Je me perdais de plus en plus dans les conjectures les plus con-
traires. Je ne pouvais admettre un instant qu'elle ignorât l'inquié-
tude où devait me jeter son silence; mais ce que je me demandais,
et ce que je ne parvenais même pas à entrevoir, c'était la nature
des raisons qui la forçaient à me laisser livré aux plus cruelles in-
certitudes sans m'éclairer d'un mot. — Pourquoi ne pas m'écrire,
m'envoyer une ligne qui m'apprît sa volonté, et me permît au
694 REVUE DES DEUX MOXDES.
moins d'y obéir? Une pensée que j'avais repoussée plusieurs fois
s'empara enfm de moi avec une sorte d'évidence : le général n'était
pas étranger à tout ceci. Ces hommes d'apparence simple ont quel-
quefois une puissance de dissimulation singulière. Sa conduite avec
moi hier et ce matin ne prouvait rien du tout; il pouvait avoir ap-
pris la vérité, du moins s'être douté de quelque chose et avoir de-
viné le reste. Ce n'était pas impossible, c'était même probable. Son
premier soin alors avait été de gagner du temps; ceci m'expliquait
tout ce qui m'avait semblé obscur. Quels étaient ses projets? Je
l'ignorais; mais, à mesure que cette pensée prenait la force d'un
conviction, je voyais se tracer devant moi ma propre ligne de con-
duite.
Dès le commencement, c'est-à-dire depuis la première minute
où j'avais pu réfléchir, j'avais arrêté d'une façon irrévocable plu-
sieurs points essentiels. Je n'avais pas admis une seconde la possi-
bilité d'un partage. Je n'acceptais dans ma pensée ni pour elle ni
pour moi les hontes d'une liaison sous le toit du mari. Mon inten-
tion avait été de supplier M'"* de V... de me suivre, d'accepter ma
vie entièrement, comme je la lui donnais entière et sans réserves.
Il était indispensable pour cela que j'eusse avec elle un entretien
préalable; ce n'était que sûr de mon fait que je pouvais aborder une
explication décisive avec le général. Devant la tournure nouvelle
qu'avaient prise les choses, je ne pensais pas devoir tarder davan-
tage; je ne pouvais permettre que le général me devançât. Je ré-
solus de lui parler dans le courant de la soirée, si rien de nouveau
ne survenait jusque-là, car vaguement, dans mon cœur, je con-
servais toujours l'espérance de voir M'"® de V...
Vers six heures, j'entendis le frôlement d'une robe sur le par-
quet; tout mon sang afllua au cœur. C'était M"'^ Diloir. Elle entra,
traînant ses longues jupes comme une mer de mousseline, et l'air
si vainqueur, le sourire si triomphant, qu'involontairement je cher-
chai derrière elle. Il y avait là quelqu'un en effet, le marquis la sui-
vait, comme un fervent suit la châsse de la madone. Il la contem-
plait sous ses paupières baissées avec une extase de fakir; i! n'osait
lever les yeux sur elle, de peur de trahir le secret de son bonheur.
Elle laissa échapper son éventail : il se baissa pour le relever, et
dans ce mouvement, sa main ayant frôlé son bras nu, je le vis pâ-
lir. Il n'en fallait pas tant pour m'apprendre la vérité : j'avais sous
les yeux le résultat de mon sermon; sans le vouloir, j'avais édifié
de mes mains le bonheur du marquis. M'"'' Diloir elle-même d'ail-
leurs semblait prendre soin de ne pas me laisser dans le doute. En
passant devant moi, elle s'arrêta un moment pendant que je la sa-
luais, et me jeta un regard où se confondaient le défi, la colère, et
NATACHA DE V. 695
une sorte de rancune satisfaite. Ce fut d'ailleurs tout. Pendant le
reste de la soirée, elle feignit d'ignorer complètement ma pré-
sence.
Le général ne parut pas au dîner. Vers huit heures, je l'aperçus
dans le fumoir. Deux ou trois personnes qui s'y trouvaient avec lui
se retirèrent bientôt. Nous restâmes seuls dans cette vaste pièce,
que des lampes suspendues au plafond éclairaient sobrement. —
Faisons-nous un piquet? dit-il.
— Pas ce soir, général. Puis-je vous prier de m'accorder à votre
loisir quelques momens d'entretien?
— Mais certainement, quand vous voudrez. Vous plaît-il que
nous causions ici? Prenez-vous un cigare?
— Merci, général.
— Ah çà! dit-il brusquement, il n'est rien arrivé de fâcheux,
j'espère? Vous n'êtes pas malade? Je vous trouve tout changé.
— Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien m'écouter.
Pendant dix minutes, ma voix résonna dans le silence de cette
chambre; quoique fort basse, elle semblait à ma propre oreille avoir
une sonorité effrayante. Chaque syllabe qui sortait de ma bouche
s'accentuait avec une sorte de netteté métallique. Aux premières
paroles que j'avais dites, le général avait poussé une sourde ex-
clamation, puis sa face s'était décolorée peu à peu; ses sourcils
s'étaient comme hérissés, il me regardait d'un œil hagard. Une
chose devint évidente pour moi, c'est qu'il ne savait encore rien. Ce
que je disais le frappait comme un coup de foudre. Quand j'eus fini,
il fit deux tours dans la chambre d'un pas si lourd qu'il ébranlait
le parquet. Ses larges épaules semblaient s'être voûtées subite-
ment. Tout son corps oscillait en marchant. Il respira bruyamment,
et vint se remettre en face de moi.
Je passai alors la minute la plus dure dont je me souvienne dans
ma vie. Un mot résume tout : je fus forcé d'estimer et presque
d'admirer cet homme. Oubliant sa propre douleur et l'ofiense mor-
telle qui lui était faite, il ne parla que d'elle. II y avait dans ce
qu'il disait une tendresse, un respect, une dévotion, devant lesquels
il fallait involontairement s'incliner. Sa figure elle-même était chan-
gée, ses traits vulgaires avaient pris de la noblesse; sa voix, son
geste, son regard, commandaient. S'il m'avait demandé tout de
suite ma vie, c'eût été un soulagement pour moi; mais dans sa
pensée il n'y avait rien de pareil. Ma vie, la sienne, lui parais-
saient de mince importance en comparaison de cette autre existence
dont le repos pouvait être irréparablement compromis. I! ne son-
geait qu'à cela. Dans le coup qui l'atteignait si rudement lui-même,
il ne^pensait qu'à étendre les bras pour la protéger. Avec une ab-
696 REVUE DES DEUX MONDES.
négation qui éiait d'autant plus grande qu'elle semblait incon-
sciente il se mettait entièrement de côté. Sa principale, sa seule
piéoccupation était le résultat que tous ces événemens pouvaient
avoir peur elle ; c'était pour elle qu'il souffrait, pour elle qu'avec
une angoisse mortelle il cherchait une lumière dans ce chaos. Il ne
me regardait moi-même qu'à travers cette pensée -là; il ne le di-
sait pas, mais je le voyais dans ses yeux : tant qu'elle vivrait, ou
tant qu'elle m'aimerait, mon existence lui était sacrée. Je le con-
fesse, en ce moment je l'enviais. Je le voyais grand comme l'homme
qui se dévoue, et à côté de lui je me sentais petit comme celui qui
subit le sacrifice. Mon bonheur était comme un vol que je lui faisais.
J'eusse voulu le haïr, quelque chose d'irrésistible me forçait à le res-
pecter.
Il se résuma ainsi ou à peu près : — Puisque le malheur a permis
que tout ceci arrivât, tâchons au moins, monsieur, de lui épargner
les douleurs inutiles. Je remettrai entre ses mains le droit de ré-
gler sa destinée. Son bonheur est la seule chose qui doive être con-
sultée, aucune autre considération ne peut prévaloir; mais aupara-
vant il faut,... oui, il faut qu'elle vous revoie. — Il fit de nouveau
plusieurs tours dans la chambre; il avait l'air de considérer en lui-
même une pensée qui était comme un espoir. — Il faut qu'elle vous
voie, car j'ai beau faire, je ne peux pas croire que tout cela soit dé-
finitif. Non, il y a là quelque chose que je ne puis pas comprendre,
que mon esprit refuse d'accepter, et pourtant,... ajouta- t-il avec
un soupir, et il n'acheva pas sa pensée. — Après quelques momens,
il reprit : — Vous la verrez, vous lui parlerez. Je vous promets
qu'avant ce moment elle n'entendra pas un mot de ma bouche qui
puisse lui faire soupçonner que je sais la vérité. Elle décidera de sa
vie avec une entière liberté. Je saurai me soumettre à sa décision;
mais, quelle que soit cette décision, j'attends de vous, monsieur,
qu'à votre tour vous vous engagiez sur l'honneur à la respecter,
qu'elle soit pour vous irrévocable et sacrée, comme elle le sera pour
moi-même. Si son arrêt vous est défavorable, épargnez-la, n'ajoutez
pas votre douleur à la sienne. Si c'est le contraire, épargnez-la en-
core, car, je crois vous l'avoir dit, elle n'est pas forte; les émotions
violentes pourraient la tuer, ménagez-les à son cœur. — Quelque
chose comme l'ombre d'un attendrissement passa sur ses traits
décomposés. Il tortillait d'un geste nerveux le bout de sa mous-
tache, ses sourcils se contractaient comme pour refouler une pen-
sée ou peut-être une émotion importune. Il y avait de l'héroïsme
dans la façon dont ce vieillard se redressai c sous le malheur. Sa
douleur, sévère et muette, avait une sorte de majesté.
Je fis, avec les réserves qu'elle comportait, la promesse que me
NATACHA DE V. 697
demandait le général; puis je me levai, et le saluai. Il m'accompa-
gna jusqu'à la porte du fumoir. — Vous avez ma parole, dit-il, je
ne lui dirai rien. De votre côté, ne lui parlez pas de moi.
Vers dix heures, on me remit un Sillet de la part du général.
« Présentez-vous demain dans l'après-midi, vous serez reçu. J'ai
annoncé une excursion, je serai absent dès le matin. »
Ce demain, c'est dans quelques heures; j'ai passé la nuit à écrire
cette lettre, que je t'enverrai peut-être, et que peut-être je ne
t'enverrai pas, car il m'est impossible de prévoir ce que je ferai
ou ce que je serai dans vingt-quatre heures d'ici. Il n'y a pas à s'y
méprendre, le moment est venu pour moi de cette grande bataille
où une seule fois en sa vie on joue le tout pour le tout. Ce n'est
plus d'une escarmouche qu'il s'agit, c'est sérieux comme la vie,
comme la mort, comme tout ce qui est fatal et irrévocable. Quelle
sera l'issue de cette bataille pour moi? Ah! mon ami, je ne sais
qu'une chose, c'est que je l'aime follement.
III.
Paris, novembre.
Il sonnait une heure quand j'entrai dans le corridor qui conduit
à l'appartement de M'"^ de V... J'étais attendu. On m'introduisit
aussitôt dans un petit salon rempli de fleurs et d'ouvrages de femme
épars sur les meubles; il y régnait un vague parfum de violette
que je reconnaissais. Elle était assise près de la jalousie fermée dans
une causeuse basse, une tapisserie sur les genoux. Un rayon de so-
leil filtrant par l'interstice des volets tombait sur sa nuque et met-
tait des paillettes dans l'or de ses cheveux. En la revoyant, je de-
meurai d'abord comme éperdu. Je traversai la chambre rapidement,
je m'approchai d'elle, je pris sa main dans les miennes, j'interrogeai
son visage. Je ne pouvais pas parler. Une faible rougeur colora ses
joues. Sans lever les yeux, elle me montra un fauteuil en face d'elle,
puis elle sonna et fit emporter l'enfant, qui jouait sur le tapis à ses
pieds. Nous demeurâmes seuls.
Je la contemplais lentement, avec ivresse, trait par trait, comme
pour reprendre par les yeux possession de mon bonheur. Elle était
très pâle et elle semblait un peu maigrie. Les longs plis d'un pei-
gnoir de mousseline l'enveloppaient comme un nuage. Ses cheveux,
séparés sur le front, étaient noués négligemment derrière en une
seule grosse torsade. Devant ce doux visage pâli et abattu, je sentis
la passion de mon cœur se fondre en tendresse et en une pitié pro-
fonde. — Vous avez bien souffert, dis-je. Pourquoi ne m'avoir pas
698 REVUE DES DEUX MONDES.
permis de vous voir plus tôt? — Je me levai en même temps, et
pour la première fois nos yeux se rencontrèrent. Ce qu'il y avait
dans les miens, je ne sais; dans les siens, je lus un appel, une
prière, un ordre, auxquels je ne pus me méprendre. Je me rassis,
attendant ce qui allait venir.
— Monsieur,... commença-t-elle; mais la voix lui manqua, elle
fut forcée de s'arrêter. Pour se remettre, elle se pencha sur sa ta-
pisserie. Elle paraissait très agitée; de rapides et faibles palpita-
tions soulevaient son corsage, sa main tremblait un peu, à demi
cachée dans la dentelle qui tombait autour du poignet.
Une inquiétude confuse me traversa. — Je vous en prie, dites-
moi ce qu'il y a, repris-je avec une certaine insistance. Est-il arrivé
quelque chose? Je ne puis vous dire combien j'ai été malheureux.
Ce silence inexplicable...
Elle fit de la main un geste comme pour m'empêcher de conti-
nuer. — Je le sais, monsieur, je vous dois une explication. Je vous
la donnerai. — Elle repoussa son ouvrage. Un long soupir s'échappa
de sa poitrine. L'expression désolée de sa figure faisait mal à voir.
— Non, dis-je doucement, ne m'expliquez rien du tout. Ce que
je vous demande, c'est un mot pour me rassurer. Je n'ai pas vécu
depuis deux jours.
— Je souffre aussi, reprit-elle d'une voix sourde; — puis, atta-
chant sur moi un regard d'indicible angoisse : — Je ne vous aime
pas, prononça-t-elle lentement.
Je dus faire un mouvement pour me retenir à quelque chose; il
me semblait que je chancelais sur ma chaise. — Comprenez-moi,
monsieur, je vous en prie, continua-t-elle, son regard suppliant
attaché sur le mien. Je ne parlerai pas de principes ou de devoirs;
je n'ai plus le droit de les invoquer vis-à-vis de vous, et je vous
dirai la vérité telle que je la sens au plus profond de ma conscience,
de mon âme. Je ne peux pas vous aimer. Cette pensée révolte, non
pas ma fierté, — je n'en ai plus, — mais toutes les religions de mon
cœur. Une minute d'égarement m'a surprise auprès de vous : je
hais cette minute, je voudrais la racheter au prix de ma vie; comme
cela ne se peut pas, comme toutes les larmes de mes yeux ne suf-
firaient pas pour effacer ma faute, je n'ai plus qu'un espoir, et il
est en vous. Je vous supplie, monsieur, je vous en conjure, ou-
bliez-moi, comme moi-même j'essaierai de vous oublier.
J'étais un peu revenu de ma première stupeur. Mes pensées com-
mençaient à se rasseoir; avec la clarté, le besoin de lutter, de dé-
fendre mon bonheur, me venait. De toutes mes forces je repoussais
la conviction. Mes oreilles avaient bien entendu, mon esprit se refu-
sait à comprendre. Je sentais s'éveiller et remuer en moi l'instinct
NATACHA DE V. 699
sauvage du malheureux à qui on ôte une suprême espérance. —
Non, m'écriai-je, non, c'est impossible. Ce que vous dites là, je
n'en crois pas un mot. Vous tentez une épreuve, dans quel dessein,
je l'ignore; mais je vous préviens qu'elle est terriblement dange-
reuse. Vous tenez ma vie et ma raison entre vos mains; ce sont, des
choses avec lesquelles vous auriez tort de jouer. C'est très sérieux,
je vous l'atteste, plus sérieux que vous ne pensez.
Elle me regardait avec une expression étrange. Je crus com-
prendre qu'il y avait dans mon accent et dans ma figure quelque
chose qui lui faisait peur. Cela me ramena au sentiment de moi-
même. — Pardonnez-moi, madame, repris-je avec plus de calme; il
est difficile de se maîtriser quand c'est toute la vie qui est en jeu. Ce
que je voulais vous dire est ceci : en cherchant à m'abuser, vous
vous abusez vous-même. Dominée par un sentiment que d'ailleurs
je comprends, vous dites que vous ne m'aimez pas, et vous croyez
que tout est fini. Cela n'est pas,... cela ne peut pas être,... et vous
le sentez bien. Malgré cette défaillance passagère, vous savez que
vous m'aimez, et vous savez que je vous aime. Je vous aime plus
que je ne peux le dire. Je n'ai plus une joie, une pensée, un espoir
qui ne soit vous... Vous êtes tout pour moi, car vous êtes mon
amour, et mon amour est ma vie. '
Elle avait appuyé la tête sur le dossier du fauteuil; deux larmes
se détachèrent sous les cils et roulèrent lentement sur ses joues. —
Mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-elle.
— Vous le voyez bien, vous souffrez. Vous tenez h moi par des
liens que rien ne peut rompre... Votre cœur est mon cœur; votre
âme est mon âme. Croyez-vous qu'un baiser s'échange, et que
l'âme ne s'échange pas? Croyez-vous que nous puissions nous sé-
parer? Mais c'est une folie! Descendez en vous-même; interrogez
votre cœur,, écoutez ce qu'il vous dira.
Son pâle visage pâlit encore. Elle souleva faiblement la tête; on
voyait qu'elle faisait un effort pour parler. — Ce que dit mon cœur?.,
le sais-je bien moi-même? Tout ce que je comprends, c'est que de-
puis ce nioment je n'ai plus osé embrasser mon fils. Le mal que
j'ai fait à mon enfant et à mon mari se lève dans ma conscience et
détourne mon âme de vous... Quand je me retrouvai seule, cette
nuit- là, entre ces deux êtres que j'avais si mortellement offensés,
j'eus horreur de moi. Je tombai à genoux; j'essayai de prier. Dieu
ne m'entendait plus; vous l'aviez chassé de mon cœur. Alors, ne sa-
chant où se jeter, ma pensée se replia sur vous. Du fond de ma dé-
tresse, je fis un appel à cet amour qui devait désormais être mon
seul refuge. Je vous le jure, en ce moment-là j'eusse donné ma vie
pour une seconde d'illusion; mais ce fut en vain que mes lèvres
700 rl:viie di;s deux mondes.
prononçaient votre nom, il ne m'apportait aucune consolation. Je
sentais seulement la honte, le remords. Je ne savais où me cacher
de moi-même. Ce fut une dure expiation que ce moment. Mourir,
en comparaison, eût semblé facile... Tout ce que j'espérais, c'était
que vous sentiez peut-être comme moi, et que vous partiriez sans
chercher à me revoir... Puisque cela n'a pas été, au moins mainte-
nant,... maintenant épargnez-moi! — Elle sanglotait, la figure ca-
chée dans ses mains.
Je l'avais écoutée comme on écoute son arrêt de mort. Je sentais
qu'elle était perdue pour moi. L'abîme entre nous avait grandi avec
chaque parole qu'elle avait dite. 11 y avait des momens où je me
demandais si je ne faisais pas un rêve, tant la réalité me semblait
impossible; le moment d'après, c'était le passé qui devenait un
songe, et j'avais besoin d'un effort pour demeurer convaincu que
c'était bien la même femme que j'avais tenue, éperdue d'amour,
sur mon cœur. Le désastre était si grand que je ne pouvais le con-
cevoir d'un coup. lime semblait qu'il devait y avoir un joint par où
je pouvais attaquer l'implacable vérité qui se dressait devant moi, et
la renverser. Je m'attachais à la moindre lueur d'espérance. Je me
levai, je m'approchai d'elle, je pris sa main : — Regardez -moi, dis-
je, je suis un homme; j'ai connu dans ma vie toutes les tristesses,
j'ai subi toutes les déceptions; quelquefois j'ai cru que mon cœur
allait se briser, que ma vie s'enveloppait de deuil pour toujours, et
pourtant je résistai, je me redressai plus fort ^ous l'épreuve. Jamais
la douleur n'a eu la puissance de m'abattre, et maintenant je pleure
à vos pieds. Ma force, mon courage, ma fierté, je ne trouve plus
rien en moi. Je suis devenu lâche, j'ai peur de souffrir. Vous perdre,
c'est cesser d'exister. Et ce que je sens en ce moment, vous le sen-
tez vous-même; seulement vous êtes fière, vous voulez lutter contre
ce qui est plus fort que votre volonté. Vous vous dites et vous me
dites : Je n'aime pas, — et vous forcez votre cœur à se taire; mais
ce cœur que vous étouffez aujourd'hui se réveillera demain. Votre
conscience, qui vous approuve maintenant, vous condamnera plus
tard, car vous m'aimez, quoi que vous fassiez; cet élan qui vous a
donnée à moi vous a donnée tout entière. Vous ne pouvez pas vous
reprendre, vous m'appartenez.
Elle m'écoutait, ses grands yeux dilatés, et au fond de ces yeux
il y avait de l'émotion, de l'effroi, une flamme sombre qui s'allu-
mait par intervalles. Je tenais une de ses mains; je pris l'autre, je
l'attirai à moi. — Nous séparer!., mais c'est insensé. Ne voyez-
vous pas que nous sommes fous tous les deux? Depuis une heure
nous souffrons, et le bonheur est là, dans nos mains. Ayez pitié de
vous et de moi !
NATACHA DE V. 701
Sa figure était si près de la mienne que je sentais son souflle sur
mes lèvres. Tout son corps frémissait; il y avait un ébranlement
dans sa volonté que je devinais à je ne sais quelle détente de mes
propres nerfs. Tout à coup elle se dégagea, et se tint debout devant
moi, frémissante, mais résolue. Par une de ces réactions violentes
dont les femmes ont le privilège, elle avait reconquis son énergie
au moment où elle semblait lui échapper tout à fait. — Vous parlez
de bonheur, dit-elle. Savez-vous ce que c'est que le bonheur? C'est
ce que j'avais avant de vous connaître; c'était l' affection de mon
mari, l'amour de mon enfant, ma propre estime, ma vie sans tache,
la paix de ma conscience, la tranquillité, l'honneur, tout ce que
vous m'avez pris. Maintenant que me reste-t-il? Une vie brisée,
le remords qui va s'attacher à toutes mes pensées, l'avenir obs-
curci par les souvenirs du passé , le mensonge qui me suivra fa-
talement pas à pas, mensonge envers mon mari, à qui je devrais
laisser ignorer éternellement combien je suis indigne de sa con-
fiance, mensonge envers mon enfant, dont je volerai le respect,
mensonge envers mon propre cœur, qui ne sait plus ce qu'il veut,
ni ce qu'il aime : — voilà la vie que je commence. Et vous me par-
lez de bonheur, vous à qui je devrai cette misérable existence, vous
qui m'avez appris ce que c'est que la honte, vous dont je voudrais
oublier tout jusqu'au nom, jusqu'au souvenir, — vous par qui j'ai
fait aux êtres que j'aimais le plus un mal irréparable!.. Mais com-
prenez-le donc, vous me faites horreur.
— Arrêtez, m'écriai-je suffoqué, éperdu; vous ne savez pas ce
que vous dites ! — Je ne pus articuler un mot de plus, littéralement
ma voix s'étranglait dans mon gosier. Je pris mon front dans mes
deux mains, comme si j'avais senti ma raison s'en aller. Quand je
levai la tête, elle était retombée dans le fauteuil. Elle respirait pé-
niblement; elle semblait brisée.
Tant que j'avais espéré, j'avais souffert; à présent, je ne souffrais
plus. Ce n'était pas seulement l'espérance qui était morte, c'était
mon cœur, qu'après une dernière et terrible secousse j'avais senti
mourir en moi. — Rassurez-vous, madame, repris-je avec un accent
qui était redevenu calme; je partirai. Vous pouvez dès cet instant
m'effacer de votre vie. Vous n'entendrez plus parler de moi. Il n'y a
rien que je ne fasse pour assurer votre repos; daignez seulement
me dire comment je l'assurerai le mieux. Où voulez-vous que j'aille?
Quelle est la distance qui nous séparera sofUsamment? Que puis-je
faire pour vous mettre à l'abri même d'un souvenir?
Ce n'était déjà plus la même femme. L'effort qu'elle avait fait
l'avait épuisée. L'expression de volonté énergique avait disparu de
sa figure; elle pleurait. Sa voix, quand elle parla, avait une dou-
70'2 REVUE DES DEUX MONDES.
ceur suppliante. — II y a une chose, une seule, qui pourrait me
donner un peu de tranquillité. Si vous avez pitié de moi, ne vous
refusez pas à ma prière, cette prière dût-elle vous sembler étrange.
Une pensée me torture : c'est que j'ai troublé votre vie avec la
mienne. Eh bien! cette pensée, je ne l'aurai plus le jour où je
saurai que vous vous êtes marié. — Une exclamation d'ironie et
de colère m'échappa; mais elle, s'animant de plus en plus : — Pro-
mettez-moi, engagez-moi votre parole sacrée, irrévocable, comme
on la donne à un mourant, que bientôt, aussitôt que vous pourrez,
vous mettrez entre nous cette barrière, car, voyez-vous , continuâ-
t-elle avec une exaltation croissante, tant que je vous saurai libre,
il me semblera toujours que nous ne sommes pas séparés. Je croirai
sentir votre pensée autour de moi, je n'aurai de repos ni la nuit ni
le jour. Quand vous serez marié, je n'oserai plus penser à vous; je
pourrai croire que vous m'avez oubliée, je pourrai peut-être oublier
moi-même. Songez combien je suis déjà malheureuse. Faut-il donc
que je souiïre toute ma vie, comme à présent, quand il dépendrait
de vous de me rendre la tranquillité? Vous le ferez, n'est-ce pas?.,
dites.
Je restai là, muet, interdit. Un long frisson me secouait. Depuis
une seconde, la lumière se faisait en moi. Je revoyais le bonheur,
— seulement ce bonheur était sans espérance. Elle prit mon si-
lence pour un refus. — Vous ne voulez pas? dit- elle en joignant
les mains; mais alors, mon Dieu, que vais-je devenir? C'était mon
seul espoir. Ne me comprenez- vous donc pas?
Si, je comprenais, et toute mon âme tressaillait. Je saisis ses
poignets; je la forçai de me regarder. — Écoutez-moi bien, dis-je;
vos craintes, votre terreur,... c'est de l'amour. Vous n'en savez rien
vous-même, mais c'est ainsi. Je suis certain maintenant d'être aimé
de vous. En repoussant cet amour, vous souffrez aulant que moi-
même, et je sens, — entendez-vous? — je sens que, si grand que
soit votre courage, il pourrait succomber. Si je voulais, ma douleur
en ce moment se changerait en joie : écoutez votre cœur qui bat
éperdu pendant que je tiens votre main. Eh bien! je vous aime et
je vous admire tellement que je ne le voudrai pas. Vous croyez trou-
ver le repos dans l'oubli, soit. Je renonce à vous, — librement, en-
tièrement. Je fais le serment de me marier. Je vous promets que
même dans ma pensée je ne profanerai pas votre image, je ne bai-
serai pas le bas de votre robe; mais pour prix de tout cela, — qui
est beaucoup plus que si je vous donnais simplement ma \ie, — il
me faut un mot de voire bouche. L'idée de vous perdre n'est pas
plus poignante que l'idée de n'avoir pas été aimé de vous. Je sais
que cela n'est pas; mais vous l'avez dit, vous l'avez cru peut-être.
NATACHA DE V. 703
Reprenez vos cruelles paroles, — ne craignez rien, vous me serez
encore plus sacrée qu'auparavant. Songez h l'existence que je vais
mener. Je ne vivrai que d'un souvenir, je n'aurai dans l'âme qu'un
seul rayon,... cette parole que^vous allez prononcer, que j'écoute-
rai à genoux, car c'est à la fois mon arrêt et mon bonheur. Dites-
moi une seule, une dernière fois, que vous m'aimez î
Elle ne répondit pas, ses lèvres gardèrent saintem.ent jusqu'au
bout le secret de son cœur; mais ses grands yeux illuminés et noyés
de pleurs me laissèrent lire la vérité. Je cachai ma tête dans les
plis de sa robe; je n'osais pas la regarder...
Soh fils accourut quelques instans plus tard. Elle le prit sur ses
genoux, l'embrassa passionnément et le tint longtemps serré sur
son cœur. De grandes larmes tombaient de ses yeux et glissaient
comme des diamans parmi les boucles de sa chevelure. — Pour-
quoi pleures-tu, maman? demanda-t-il.
— Parce que je t'aime... Je t'aime, mon enfant chéri...
On entendit le bruit d'un pas dans le corridor. — Voilà papa qui
vient, s'écria le petit garçon. Il courut à sa rencontre.
— Voulez-vous que je m'en aille? voulez-vous que je reste? Pour-
rai-je vous revoir avant de partir?
Elle changea de couleur si faiblement que ce fut à peine percep-
tible. — Non, répondit-eile après une pause. Pourquoi souffrir deux
fois?
— Mais alors, dis-je en me sentant pâlir à mon tour, c'est
adieu..., adieu pour toujours...
Elle me tendit sa main, froide comme le marbre. Je la pris, je la
collai sur mes lèvres; je ne pouvais m'en arracher. — Je vous en
prie, dit-elle; voici mon mari...
La porte s'ouvrit en effet, et le général parut dans l'encadrement,
une filoche à la main, son fils suspendu à son cou.
— Je n'ose pas entrer, dit-il; je suis à faire peur, les maudits
marais vous arrangent d'une façon... Bonjour, comte. Cela va bien
ce matin, Natacha? — L'insouciance du général sonnait bien creux.
— Entrez comme vous êtes, dit-elle. Le comte part, et désire
prendre congé de vous.
— Ah ! vous partez...
— Oui, général; ce soir ou demain.
— INous vous reverrons, j'espère?
— Certainement; je viendrai, si vous le permettez, vous serrer
la main encore une fois. — Nous senîions tous les trois le besoin
d'abréger cette scène. Le général fit un mouvement de recul vers la
porte; je saluai M'"" de V... et je sortis en même temps que lui.
Ce que fut pour moi le reste de cette journée, je n'essaierai pas
704 RKVIJK DIS DtIJX MONDES.
(le le dire. On ne décrit pas le désespoir; pour décrire, il faut con-
naître, et celui qui s'est débattu une fois dans sa mortelle étreinte,
celui-là n'en parle pas. — Je marchais dans ma chambre, muet,
stupide, écrasé, incapable d'une réflexion. Une sorte d'engourdis-
sement m'envahissait, une torpeur 'que je ne voulais et ne pouvais
pas secouer. J'avais la sensation matérielle d'un grand froid qui
descendait lentement de mon cerveau à mon cœur. Mon âme, fibre
par fibre, était déchirée par une de ces douleurs implacables et
continues contre lesquelles on ne réagit pas, parce que l'on sent
que tout efl^ort de réaction serait inutile; on s'abandonne alors, on
se laisse souffrir.
Il se faisait en moi comme un dédoublement de l'être moral, dont
une partie souffrait et dont l'autre raisonnait et essayait par mo-
niens de juger la situation. Je me disais : J'ai connu d'autres amours,
d'autres déceptions, d'autres chagrins, pourquoi n'ai-je jamais été
remué aussi profondément? Est-ce donc qu'il y a des malheurs dont
on se relève et se console, et d'autres qui sont irréparables comme
la mort? Je réfléchissais comme s'il ne se fût pas agi de moi. Je me
rappelai une vieille croyance qui veut que chaque homme, une fois
en sa vie, rencontre son bonheur face à face. Je l'avais rencontré,
et maintenant c'était fini. Machinalement je prenais un volume qui
traînait sur une table; j'en lisais une demi-page, puis le volume
tombait de mes mains, et je demeurais immobile, les yeux fixés
dans le vide, cherchant à saisir les idées qui passaient dans ma tête
et ne s'y arrêtaient pas.
A l'heure habituelle, je descendis dans le salon. — S'il est dans
l'homme un côté de son imparfaite nature qu'il faille admirer et
respecter, c'est la puissance de volonté qui lui permet de recouvrir
l'agonie de son cœur du masque tranquille de l'indifférence. Souf-
frir, le sourire sur les lèvres, est son beau privilège. On va, on
vient, on parle, on a l'air d'un homme qui s'intéresse à quelque
chose, et pendant ce temps on se demande : suis-je un vivant ou
un mort? — J'étais allé m' asseoir auprès d'une table chargée de
brochures et de journaux. Je les prenais les uns après les autres
dans la main sans bien savoir ce que je faisais, quand je vis qu'une
autre personne était venue s'asseoir en face de moi. C'était M'"*^ Di-
loir, qui étalait sur le velours du tapis son bras éblouissant et qui
étudiait la politique en faisant étinceler sous le feu du lustre le feu
de ses regards. Le dialogue suivant s'engagea entre nous : — Vous
m'en voulez toujours?
— Moi, madame? et pourquoi ?
— Vous vous êtes bien aperçu, j'imagine, que nous n'étions pas
très amis hier?
NATAGHA DE V. 705
— Je ne me suis aperçu d'aucun tort de votre part.
— Est-ce que cela veut dire que vous me pardo mez?
— Je voudrais pouvoir le faire... du moment que vous y tenez;
seulement, pour pardonner, il faut avoir été offensé...
Elle rougit un peu. — Vous n'êtes pas bon, savez-vous? Faudra-
t-il donc avoir peur de vous?
— Ce serait, un tort grave, chère madame. Je n'ai jamais fait de
mal à une mouche.
— A une mouche, peut-être; enfin, je m'entends,... mais je ne
vous ferai pas de mauvaise querelle; j'ai trop envie de vous croire.
C'est donc la paix entre nous?
— Cela n'a jamais été la guerre.
— De fait, non; mais dans mon intérieur j'ai terriblement guer-
royé avec vous;... à présent c'est fini, et nous ne recommence-
rons pas. — Elle disait tout cela très vite, très bas, sans lever les
yeux d'un livre qu'elle feuilletait. A dix pas d'elle, son chevalier
castillan l'obseivait avec un froncement de sourcils orngeux. Elle se
sentait apparemment mal à l'aise sous ce regard. — On étouffe ici,
dit-elle, voulez-vous que nous allions faire un tour dans le parterre?
Elle sortit par la grande porte-fenètre qui donne sur le jardin.
Je la suivis, et p 'udant un quart d'heure nous marchâmes, allant
et revenant le long des fenêtres éclairées du salon. Elle parlait
beaucoup snns s'arrêter, disant à tort et à travers toute sorte de
choses. Je l'écoutais à peine et répondais au hasard. Sa voix n'était
pour moi qu'un bruit dont le son vide m'agaçait et me fatiguait,
enfin elle s'arrêta. — Je pars dans quelques jours, dit-elle. Vien-
drez-vous me voir à Paris?
— Si vous le désirez, certainement.
— C'est une promesse, n'est-ce pas? Ne l'oubliez pas, car j'y
tiens un peu,... beaucoup. Je vous attendiai tons les jours, et, si
vous tardez à venir, je croirai que vous m'avez oubliée. — Elle déta-
cha une rose qu'elle portait à la ceinture, et me la tendit avec cet
air que prenuent les enfans quand ils ne savent pas au juste s'ils
veulent rire ou pleurer. — En attendant, voici quelque chose qui
vous fera souvenir de moi, au moins ce soir. Qu'en ferez-vous? où
le mettrez-vous? comme on dit dans le jeu.
' — Mon Dieu, madame, où vous voudrez,... là. — Une idée me
traversant l'esprit, je piquai la fleur très ostensiblement dans ma
boutonnière.
Quand nous revînmes dans le salon, le marquis était blême. Une
heure après, comme je me relirais, il s'approcha de moi. — Un
mot, dit-il, — et lorsque nous fûmes seuls : — 11 me déplaît, mon-
sieur, que vous portiez cette fleur.
TOME xcviit. — 1872. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
— J'en suis fâché, monsieur, car cette flenr est à sa place, et
elle y restera. — L'affaire entre nous s'arrangea en trois mots. Nous
avions un égal désir de la voir tourner de même manière. Yoilà
comment il se fit que le lendemain à dix heures le marquis et moi
nous nous rencontrions sur le terrain.
Cette manière de sortir de la vie m'avait paru simple, commode
et conven.ible en tout point. Je ne l'aurais pas préméditée; mais,
puisque l'idée et l'occasion s'étaient offertes à moi, je ne les avais
point re()oussées. De plus j'y trouvais l'avantage de donner le
change aux esprits, si, par impossible, quelque chose avait trans-
piré. L'arme choisie était l'épée. Le marquis, en vrai Castillan qu'il
était, ne s'était pas laissé prendre la volupté de déguster sa ven-
geance du bout de sa rapière. Nous jouâmes serre pendant quel-
ques minutes, car, s'il tenait beaucoup à ma tuer, je tenais, de mon
côté, à lui faire la victoire belle; je lui devais bien cela pour le ser-
vice qu'il me rendait. Après quelques pass&s rapides, je tombai;
mais j'avais mal calculé le mouvement qui me jeta sur l'arme
de mon adversaire, car, au lieu de porter au cœur, la pointe dévia,
et, glissant sur une membrane intercostale, alla transpercer un
poumon. — En ai-je pour longtemps? — dis-je au médecin qui me
relevait; mais je sentis au môme moment \ô sang remplir ma bouche,
et j'en savais assez. Je n'eus pas besoin de voir, à travers la syn-
cope qui me prit, sa mine soucieuse et alarmée pour deviner que
j'éta's un homme mort; seulement, au lieu de la fin immédiate que
j'avais esp'-rée, c'était une lente et laide agonie dont la perspective
s'ouvrait diivant moi. Fugitivement, comme dans un songe, je vis
tourbillonner dans ma pensée Nice, Pau et Le Caire, où l'on m'en-
verrait successivement tousser et grelotter ma mort. C'était jouer
de malheur; mais en définitive le but principal était atteint, et
quelques semaines de souffrance de plus ou de moins signifiaient
peu de chose en comparaison de la certitude d'en avoir fini pour
tout de bon avec ce drame écœurant qui s'appelle la vie.
On me transporta dans une auberge de campngne située à quel-
ques pas '.e là. Pendant plusieurs jours, je restai plongé dans cet
état de prostration, alternant avec la fièvre, où !a perception des
choses n'arrive qu'à travers un brouillard au cerveau affaibli; puis
la fièvre augmenta, et le délire ne me lâcha plus. C'était un dernier
bienfait de la nature, car le rêve me donnait ce que la réalité me
refusait. Une seule image remplissait mes visions. Je revivais, mi-
nute par minute, ce court passé qui désormais résumait mon exis-
tence. Les plus petites choses me revenaient à l'esprit'. Parfois, dans
le silence de ma chambre, j'entendais résonner distinctement ces
inflexions de voix pures et un peu graves qui avaient envoyé chaque
NATACHA DE V. 707
fois un frisson à mon cœur. Je revoyais sa figure, sa démarche, jus-
qu'à la robe qu'elle portait. Elle était sans cesse présente, non-seu-
lement à ma pensée, mais aussi à mes yeux. Je la voyais tantôt as-
sise à mon chevet, pâle et éplorée, me demandant de vivre, tantôt
se redressant et fièrement me jetant un mot d'adieu. Le plus sou-
vent je la serrais dans mes bras, et ses yeux attachaient de nou-
veau sur moi ce regard de surhumaine passion qui les avait une
fois éclairés. Le ruban de sa coiffure se dénouait, ses cheveux d'or
s'épandaient sur ses épaules et m'enveloppaient dans leurs flots,
j'en respiiais le parfum, qui m'enivrait.
Au bout de quelques semaines, je fus assez bien pour pouvoir
partir. Ce jour-là, mon médecin me tâta, m'ausculta, et finalement
fronça le sourcil. — Qu'y a-t-il, docteur? dis-je; parlez franc. J'ai
des dispositions à prendre; que pensez-vous de moi?
Cet excellent homme ne fit pas de façons pour me dire rondement
mon affîiiie. — Peuh ! avec beaucoup de précautions, infiniment de
précautions et un climat chaud, vous durerez bien quel jue temps;
mais, je ne vous le cache pas, une imprudence serait fatale. Quant
aune émotion violente,... diable... vous comprenez...
Je comprenais. — Meici, docteur.
La veille de mon départ, je reçus à l'improviste la visite la plus
inattendue. Je vis entrer le général V... — J'ai appris l'histoire,
j'ai su où vous étiez. Je viens prendre de vos nouvelles, dit-il sim-
plement. — Et il me parut très simple à moi-rnème qu'il fût là.
Il s'approcha, me prit les deux mains et me regarda. — Quelle folie!
dit-il.
Il s'assît près de moi. Je le trouvai bien changé depuis six se-
maines. 11 s'était voûté, il avait pris des rides, il avait viedli de dix
ans. Ses cheveux, de grisonnans, étaient devenus gris. Pendant les
premières minutes, nous fîmes bonne contenance tous les deux. Nous
parlâmes de choses indilïérentes. Je lui demandais, et il me donnait
des nouvelles de Lucerne. Une telle de nos connaissances communes
était partie; d'autres personnes étaient arrivées. M. et M""" Diloir
étaient allés à Suez en passant par l'Italie; le marquis avait pris
par la France; mais on sait que tout chemin mène à Rome. — Nous
partons aussi bientôt, ajouta-t-il; à la fin de la semaine, je pense.
Il y eut un silence. Le général fit plusieurs tours dans la chambre.
Nous sentions que tous deux nous avions la même pensée, et aucun
de nous n'osait parler le premier. Enfin le général s'arrêta près de
moi, et doucement, à demi-voix, en détournant la tête : — Elle
n'est pas bien du tout, dit-il; je suis inquiet,... très inquiet.
— Elle est malade... gravement? — Je dus devenir extrêmement
pâle, car il me regarda d'un air effrayé.
708 REVUE DES DEUX MONDES.
— Non pas malade précisément, du moins elle ne se plaint de
rien, elle ne se plaint jamais, mais elle souffre beaucoup. Ce qu'il
y a de terrible, c'est qu'elle garde pour elle ses pensées et ses cha-
grins. Elle se renferme; personne ne peut lui venir en aide, et pour-
tant ce serait une consolation. — 11 couvrit ses yeux de sa large
main.
Il y a des minutes où les paroles semblent impuissantes à expri-
mer les émotions qui s'agitent au fond de l'âme. J'essayai de par-
ler, mes lèvres tremblantes n'obéissaient pas à ma volonté. Aussi
bien quel est le mot que j'aurais pu dire qui n'eût pas été une pro-
fanation de mon amour ou une blessure cruelle au cœur de cet
homme qui portait si loyalement sa douleur?
Le général partit. Il me restait maintenant un seul, un grand de-
voir à remplir. J'avais fait un serment, je devais le tenir.
A peine de retour à Paris, je me présentai, rue de Courcelles, chez
la comtesse de K... La comtesse de K... est cette lante bretonne
dont je t'avais parlé. Elle arrive du fond de sa province tous les
ans à Paris avec une de ses filles, et généralement réussit h l'éta-
blir avant la fin de la saison, après quoi elle s'en retourne. Elle en
était à la cinquième, que dans son cœur elle me destinait, et, à son
gré, me destinait depuis trop longtemps.
Ma fugue en Suisse l'avait outrée. Elle me reçut avec une conte-
nance discrète, hérissée de réticences. Il y a un accueil tout parti-
culier que les mères pieuses de filles à marier réservent pour l'éli-
gible qu'elles ne désespèrent pas de convertir à la religion et au
mariage. C'est onctueux comme une parole d'abbé et inquiétant
comme la sensation d'un nœud coulant qui se serre autour de voire
gcrge. Des bruits de mon duel avalent couru : on ne savait encore
au juste ce qu'il fallait croire. Les intentions que je rapportais au
bercail restaient un mystère, — si bien que, tout en se tenant sur
la réserve, on cherchait doucement à tâter le terrain.
Dès que nous fûmes seuls, ma tante et moi, j'approchai un tabou-
ret de sa causeuse, et, m'installant à ses pieds, je lui tins le dis-
cours suivant : — Ma chère tante, je suis le pire des mécréans, je
suis plus païen mille fois que les petits Chinois au profit desquels
vous faites des quêtes; je ne vaux pas un seul des Patagons aux-
quels vous envoyez de gros bas tricotés par des comtesses; je ne
vais jamais aux conférences; j'ai la perversité de ne pas admirer la
vertu des filles laides, et j'ai fui indignement devant la sagesse de
vos conseils. Je reconnais tout cela et davantage, si vous voulez;
mais j'ai une qualité : je suis repentant. C'est un enfant prodigue
qui vous revient, prêt à tout pour mériter le ciel, pi et à aller de-
main à confesse, s'il le faut,... prêt surtout à me marier.
NATACHA DE V. 709
L'effet de ma harangue et surtout de ma conclusion fut instan-
tané. Je sentis les deux bras de la comtesse entourer mon cou, et
le baptême de ses larmes tomber sur mon front. — Quelle joie!
merci, mon Dieu ! soupira-t-elle. — La dévote et la mère étaient
dans ce mot.
— Votre joie me touche, chère tante, je ne voudrais pas la trou-
bler, mais il y a dans tout cela un léger détail que j^ dois mention-
ner. J'ai dans la poitrine un coup d'épée qui, selon toute appa-
rence, ne me hiisse pas six mois de vie. Ne vous alarmez pas, cela
ne fera que hâter l'accomplissement de nos projets. Si j'avais dû
vivre, j'eusse probablement hésité de me marier, ne me sentant
pas les vertus nécessaires; mais, telles que sont les choses, mes
scrupules seraient hors de saison. Je crois sincèrement pouvoir
offrir des garanties de bonheur plus sérieuses à ma veuve qu'à ma
femme. Peut-être êtes-vous de mon avis, et, si la perspective d'une
prochaine liberté n'eflraie pas trop ma cousine, je vous demande sa
main.
— J'agrée votre recherche, mon neveu, mais je ne partage nul-
lement votre point de vue. A votre âge, on ne meurt pas d'une
égratignure. "Vous vivrez cent ans, et vous rendrez ma fille heu-
reuse. — Le reste de la phrase se perdit dans un nouvel accès d'at-
tendriss?ment.
Ma cousine est une personne fort raisonnable, remplie de bon
sens et de sérénité. Elle prend les choses avec calme, en se disant
peut-être qu'il n'y a pas ici-bas de joie sans mélange. Il est vrai
que ma tante prétend ne l'avoir pas instruite de mes idées noires,
attendu, dit-elle, qu'elle-même n'y croit pas; mais, entre nous, je
les suppose toutes deux chrétiennement soumises et résignées à
l'inévitable. C'est ce qui pouvait au bout du compte m'arriver de
plus heureux. Le peu de place que tient la tendresse dans le carac-
tère de ma cousine soulage ma conscience d'un grand fardeau. Si
cette enfait se fût attachée à moi, peut-être au dernier moment
eussé-je reculé.
Maintenant je n'ai qu'un désir, c'est de voir les choses se ter-
miner au plus vite. L'accomplissement de ce serment est comme un
dernier lien qui me rattache à elle : j'y tiens plus qu'à la vie. Ah !
mon ami, je l'aime, je l'aime au-delà de toute expression. Dans mon
cœur et dans ma tète, c'est comme un rayonnement quand je psnse
à elle. J'ai des élans vers le bonheur et des retours de désespoir
que toute ma volonté ne suffit pas à maîtriser. C'était quelque chose
de plus que la simple passion, cet éclair qui a passé sur nos deux
têtes cette nuit-là sur la terrasse! iNos cœurs se sont confondus, et
je n'ai plus retrouvé le mien.
710 REVUE DES DEUX MONDES.
La fièvre ne me quitte presque pas. J'ai des nuits sans som-
meil, pendant lesquelles chaque pulsation de mes artères est un
appel désespéré au cœur qui m'entend peut-être, et quand je pa-
rais le matin, ma tante m'examine d'un œil alarmé. — Rassurez-
vous, ma tante; je durerai bien encore quelque temps. — Pourtant,
si mon docteur suisse me voyait, il retrancherait quelque chose, je
crois, de la demi-année qu'il me donnait à vivre.
IV.
Naples, décembre.
Un matin je reçus de Naples une nouvelle foudroyante.
Elle était morte !
Elle était morte d'une maladie de langueur, me disait-on; mais
moi, je sais ce qui l'a tuée. Comme l'hermine qui ne supporte pas
une tache à la blancheur de sa robe, elle n'a pu vivre avec mon
souvenir dans le cœur.
J'étais marié depuis deux jours. Je laissai tout, et partis.
Je suis venu mourir au bord de cette mer, sous ce ciel, qui ont
reçu son dernier regard. Peut-être doivent-ils me dire qu'elle m'a
pardonné...
Ces lignes sont mon adieu suprême à toi, mon meilleur, mon seul
ami. Le médecin vient de dire que je ne passerai pas la nuit, et je
sens qu'il a raison... C'était une énigme iiop difficile pour moi que
la vie; je n'en ai pas trouvé le mot à temps, voilà pourquoi je
meurs. La passion est un feu du ciel qui caresse les faibles et qui
brise les forts. Faut-il regretter d'avoir été brisé? Tout est là.
Adieu !..
LES
ÉCOLES DE COMMERCE
EN FRANCE ET A L'ETRANGER
La fonrlation d'écoles supérieures de commerce est sérieusement
agitée en France depuis quelque temps. Mulhouse, que nous avons
perdue avec l'Al^-ace, était rapidement devenue une de nos pre-
mières villes industrielles. On y avait fondé en 18G6 une école de
commerce sur le type de celles d'Amérique et d'ÂlIemague, et sur-
tout de celle d'Anvers, dont la Belgique a le droit d'être fière. Deux
négocian.s de Mulhouse, MM. Jacques et Jules Siegfned, qui avaient
richement doté l'école de leur ville natale, ayant transport^, réce n-
ment leur comptoir au Havre, n'ont pas tardé à provoquer dans
cette dernière ville l'établissement d'une école sœur de celle de
Mulhouse. Ro:iea a bien vite imité Le Havre; Lyon, Mars Ville, ont
spontanément suivi la même voie. Partout c'est l'initiative des
citoyens qui a tout fait; c'est par des souscriptions privées que la
dotation de ces écoles a été constituée. Au Havre, à Uouon, on a
réuni en quelques jours 250,090 fr., à Marseille plus de 500,000 fr.,
à Lyon on a dépassé 1 million. On voudrait dire ici en quoi ces in-
stitutions se distinguent de celles du mêmeganre qui ex:is';eat d^jà
et quel degré d'utilité immédiate elles présentent pour notre pays.
Un reproche qu'on fait volontiers aux Français et que Goethe a
formulé d'une façon sévère, c'est d'ignorer la géographie. A cette
ignorance, qui est traditionnelle, s'ajoute celle des langues étran-
gères. Ce manque de deux connaissances spéciales devenues si né-
cessaires aujourd'hui arrête surtout les développemens de notre
commerce. Pendant que le globe, partout attaqué par la science,
712 REVUE DES DEUX MONDES.
s'ouvre de plus en plus aux investigcations de hardis explorateurs,
que des régions nouvelles sont colonisées, la France" et toutes les
nations latines avec elle demeurent en partie étrangères, indiffé-
rentes même, à ce grand mouvement. Les autres races, notamment
les races anglo-saxonne et germanique, sont ainsi entraînées à une
large expansion au dehors, tandis que, attaches au rivage, nous
participons trop peu à ces vastes courans d'émigration et de trafic
qui se créent autour de nous. Quelle part du reste prendrions-nous,
quel rôle pourrions-nous jouer dans toutes ces grandes œuvres?
Nous ignorons quelquefois en quel lieu précis du globe se passe
l'action à laquelle il faudrait se mêler.
La théorie scientifique des affaires et du travail, l'économie po-
litique, nous est-elle d'ailleurs mieux connue? A peine si nous en-
trevoyons comment se produit, circule et se distribue la richesse.
Dans le domaine du commerce et de l'industrie, comme dans celui
de la politique proprement dite, on paie cher celte ignorance. Il
suffit de citer à cet égard les malheureuses résolutions fiscales qui
sont prises si souvent par les chambres françaises, et qui vont si di-
rectement contre le but qu'on se propose, celui de venir en aide à
la marine, au commerce, k l'agriculture, à l'industiie. Il en est de
môme pour un autre ordre de problèm.es économiques, ceux qui se
rattachent à la question ouvrière, dont nous ne savons pas non plus
poursuivre la solution, et qui renferment la source de toutes nos
révolutions sociales. Si l'on nous avait enseigné à discuter toutes
ces choses à l'âge où l'on apprend encore, nul doute que nos indus-
triels, nos commerçans, nos hommes d'état eux-mêmes, seraient
souvent moins embarrassés. Il faut étudier la théorie du travail et
des alï\iires, la géographie, les langues modernes, comme on étudie
les littératures, les sciences, le droit, la médecine, la théologie;
en d'autres termes, ce qu'il faut pour compléter l'éducation d'une
partie de la jeunesse française, ce sont en quelque sorte des fucultés
de commerce s'ajouiant aux autres facultés que nous possédons déjà.
Les écoles supérieures de commerce que l'on fonde en ce mo-
ment ont précisément pour objet de remplir ce desideratum. Au
Havre, à Rouen, à Lyon, à Marseille, on a mis en première ligne
l'enseignement de la géographie, de l'économie politique, des
langues étrangères: l'imglais, l'allemand, l'espagnol, l'italien.
L'anglais n'est- il pas devenu la langue par excellence du com-
merce? L'allemand est frère de l'anglais, l'espagnol est parlé dans
les deux Amériques, l'italien est adopté, de[juis le moyen âge,
comme la langue des affaires dans tout le bassin méditerranéen.
Avec ces langues, les élèves apprennent à connaître les usages
commerciaux des places où on les parle, les poids et mesures usi-
LES ÉCOLES DE COMMERCE. 713
tés en ces dîfférens endroits. Bientôt ils combinent toutes ces con-
naissances au moyen des calculs de l'arilhinétique appliquée. Dans
une salle qu'on appelle le bureau, ils se livrent à des opérations
commerciales simulées. Expliquons en peu de mots ce cours ingé-
nieux, ininginé en premier lieu par les Américains dans leurs écoles
de commerce, mais surtout développé et pratiqué à Anvers, importé
ensuite à Mulhouse, au Havre et dans les auties écoles.
Le bureau commercial, tel qu'il fonctionnait naguère à l'institut
supérieur du commerce d'Anvers, comprenait difff^rentes sections :
celles de Londres, de New-York, de Bombay, correspondant avec
celles d'Anvers. Dans chaque section était réparti un certain nombre
d'élèves. Ceux d'Anvers faisaient par exemple en fraîiçais une de-
mande de coton à ceux de New-York; ceux-ci répondaient en an-
glais. On discutait les prix, le cours du change, on fixait le fret,
l'assurance. A l'arrivée, on réglait les avaries, on vendait la mar-
chandise au cours du jour, on payait le courtage, etc. De la sorte,
on avait passé par tous les détails d'un achat et d'une vente. Tout
cela se trouvait indiqué sur des livres régulièi'ement tenus d'après
les principes de la comptabilité en partie double. On a substilué
tout récemment à ce système de sections, qui offrait quelques in-
convéniens, une organisation plus large. Chaque élève se livre à
des spéculations de tout genre en marchandises; on traite des
affaires de banque, de fonds publics, de change, d'armement, de
transport, pour son compte personnel ou le com[)le de tiers, —
en un mot on passe en revue toutes les opérations commerciales
auxquelles peut se livrer un négociant, un banquier, im agent de
change, un courtier, un armateur, un commissionnaire, un agent
de transports. A la fin de l'année, toutes les opérations sont liqui-
dées. La maison fictive établit son bilan, et le résultat dit si elle
est en brnMice ou en perte. Le jeu seul des opérations est idéal, la
base sur laquelle on a marché est certaine, et c'est sur les prix-
courans transmis chaque jour à l'institut des différentes places com-
merciales du monde que se font les opérations. On comprend com-
bien un cours si pratique doit ouvrir l'intelligence des élèves, les
intéresser, et quel profit ils peuvent retirer d'un enseignement si
positif et si précis. Aussi quelques-uns ne suivent-ils que ce cours,
qui est divisé en deux années. J'ai assisté aux opérations du bureau
commercial de l'une et l'autre section. Il y avait soixante élèves dans
la première année, vingt-quatre dans la seconde, et tous se li-
vraient à leurs travaux avec beaucoup de zèle et d'enirain. On n'a
eu garde, dans les écoles qu'on a récemment fondées ou que l'on
fonde en ce moment en France, d'oublier l'établissement du bureau
commercial. Nous le voyons fonctionner à Mulhouse à peu près sur
714 REVUE DES DEUX MONDES.
le même pied qu'à Anvers ; il a été établi au Havre et à Rouen ;
Marseille, Lyon, l'ont également adopté.
Dans les écoles de commerce d'Amérique, le bureau fonctionne
autrement qu'à Anvers. A Yuniversité de MM. Bryant et Stratton, qui
ont établi des succursales dans les principales villes des États-Unis
(à Brooklyn, près New-York, Chicago, San-Francisco, la ville elle-
même du Lac-Salé, capitale des Mormons), il est divisé en plusieurs
sections : le bureau proprement dit, puis la banqne, l'assurance,
l'agence des transports, la compagnie maritime. Dans le bureau,
l'élève tient le journal, le grand-livre, le livre de marchandises,
dresse des facîures, des comptes de vente, échange des correspon-
dances; dans la banque, il fait l'oflice de commis de chèques, de
caissier, il négocie des titres; à l'assurance, il rédige des polices,
règle des avaiies; à l'agence des transports, il écrit des lettres de
voiture; à la compagnie maritime, des connaissemens. Il passe ainsi
par toute la succession des opérations commerciales, et cela très
rapidement, à l'américaine. Aux Ltats-Unis, on entend consacrer le
moins de temps possible à l'éducation théorique, et aborder les af-
faires dès la première adolescence. L'université de MM. Bryant et
Stratton publie un journal commercial mensuel. Ce journal donne
les principales nouvelles qui peuvent intéresser les hommes d'af-
faires, des prix coiirans de marchandises, des correspondances de
l'étranger. Contrairement aux usages américains, il donne aussi,
comme nos journaux, un feuilleton. Un autre trait curieux de ces
écoles, c'est qu'elles admettent des élèves des deux sexes sans
qu'il en résulte aucun désordre.
Le collège commercial national de Poughkeepsie (état de New-
York), fondé par M. Eastmann, fonctionne un peu différemment de
celui de MM. Bryant et Stratton. D'abord il est concentré dans un
seul établissement et n'a aucune succursale. L'élève reroit une cer-
taine quantité de monnaie fictive, avec laquelle il achète et vend des
marchandises représentées aussi par des signes conventionnels; il
échange des factures, inscrit les écritures sur les livres, puis de-
vient successivement détaillant, marchand à la commission, assu-
reur, expéditeur, changeur, courtier, commis de douane, banquier.
La balance générale qu'il fait de toutes les opérations, éla! lies jour
par jour avec les prix-courans de la place de New-York, lui indique
si, en fin de compte, il a gagné ou perdu; après quoi il quitte les
bancs de l'école et entre immédiatement dans la vie réelle des af-
faires, non sans avoir essayé d'acquérir, avec la connaissance des
opérations de bureau, une belle écriture. Les Américains ont tenu à
honneur que la calligraphie fût pratiquée chez eux encore mieux
qu'elle ne f est en Angleterre.
LES ECOLES DE COMMERCE. 7 j 5
Il fallait jeter ce rapide coup cl' œil sur les écoles de commerce
américaines pour montrer en quoi elles se distinguent de celle
d'Anvers, qui a servi de modèle aux nôtres. Là-bas, on n'a qre des
écoles spéciales, ici seulement nous avons affaire à une véritable
école supH'ieure. En Amérique, on tient à sortir de l'école le plus
vite possible, au bout de quelques mois, et à gagner tout de suite
le plus d'argent qu'on peut. En Belgique au contraire, on garde les
jeunes gens longtemps, et on ne les renvoie que capables d'être
immédiatement des chefs de maison. A l'institut d'Anvers, le fonc-
tionnement du bureau, l'étude de la géographie commerciale et
industrielle, des langues étrangères, de l'économie politique et de
la statistique, complètement négligées aux États-Unis, ne sont pas
seuls à remplir les deux années que les élèves passent sur les bancs.
On y étudie aussi les principes de la morale et du code civil, le
droit commercial et maritime, le droit des gens, la législation d,oua-
nière comparée, l'histoire générale du commerce et de l'industrie,
l'armement et la construction des navires, enfin l'histoire des pro-
duits négociables des trois règnes, appuyée sur de nombreux échan-
tillons et sur des essais de marchandises qu'on exécute dans le
laboratoire de chimie. Tout cet ensemble constitue un enseignement
de tout point supérieur, si bien que le gouvernement belge regarde
l'institut d'Anvers comme l'équivalent d'une véritable université.
L'institut dépend du mini-tère de l'intérieur, il est doté à la fois
par l'état et par la commune; le produit des inscriptions scolaires
complète le budget de l'établissement. La durée des cours est de
deux ans. A côté de l'institut est V école préparatoire de commerce^
où les candidats qui ne sont pas suffisamment exercés se préparent
aux examens d'entrée. Ceux-ci portent sur les élémens du français,
de l'anglais et de l'allemand, sur les principes de la géographie, de
l'histoire universelle, de l'arithmétique commerciale, de l'algèbre,
de la géométrie et de la physique. A l'issue des examens de se-
conde année, les élèves obtiennent un diplôme de capacité. Ceux
qui ont subi leurs épreuves avec le plus de distinction reçoivent en
outre une bourse de voyage à l'étranger; ils peuvent aussi être
admis dans les consulats à titre d'élèves.
L'institut a été fondé en 1852, et depuis n'a cessé de fonctionner.
Moitié environ des élèves sont étrangers, principalement Anglais,
Allemands, Suédois, Norvégiens, Danois, Américains, Espagnols des
Antilles. Qu dques-uns ignorent à peu près le français en entrant à
l'école, mais l'y apprennent vite, car les cours se font dans cette
langue. Bon nombre des anciens élèves d'Anvers occupent aujour-
d'hui une haute position commerciale; néanmoins une jjartie des né-
gocians de la ville persiste à penser que cette école est à peu près
716 REVUE DES DEUX MONDES.
inutile pour l'enseignement pratique, et que les connaissances spé-
ciales que les coininis acquièrent à la longue par la fréquentation
journalière des bureaux et des comptoirs sont suffisantes. Quelques
personnes soutiennent en France la même thèse; cependant nous
avons vu que les Américains eux-mêmes, bons juges en celte ma-
tière, préparent les jeunes gens à l'intelligence des affaires commer-
ciales dans des universités et des collèges spéciaux.
Il faut revenir sur quelques-nns des cours professés à l'institut
d'Anvers pour en montrer toute l'importance et le côté éminemment
élevé. Ce qu'un cours d'économie politique et de statistique, de
géographie commerciale et industrielle, peut présenter d'utile et
d'intéressant pour les élèves, cela se devine aisément. L'histoire
des produits négociables des trois règnes, étayée d'une part sur
les données de la zoologie, de la botanique, de la minéralogie, et de
l'autre sur les essais du laboratoire et les pratiques en usage dans
les usines, les manufactures, ne peut manquer non phis de piquer
la curiosité des jeunes auditeurs. Ne sont-ils pas destinés plus tard
à trafiquer de la plupart de ces produits, à les transporter, à les
chercher aux lieux d'origine? De même pour l'élude du dioit exa-
miné dans ses principes généraux ou comme application au com-
merce, à la navigation, aux relations internationales : si jamais les
études juridiques furent nécessaires à une profession, c'est bien
à celle du négociant, puisqu'il a fallu fonder pour le commerce
des tribunaux spéciaux. On comprend aussi l'intérêt du cours de lé-
gislation douanière comparée, qui appelle l'attention sur les ques-
tions de protection et de libre échange, sur les différens systèmes
coloniaux et les traités de commerce. Restent deux cours princi-
paux pour lesquels l'école d'Anveis pourra revendiquer l'honneur
de l'initiative, le cours d'histoire du commerce et le cours de con-
structions maritimes; cela mérile quelques explications.
L'histoire de l'humanité et des civilisaiions est bi n plutôt celle
dti commerce et de l'industrie que l'histoire des batailles, des con-
quêtes et des dynasties régnantes, comme on s'est p'u trop long-
ten)ps à le croire. Dès le commencement des âges, dès l'époque
de l'homme préhistorique, l'industrie et l'échange prennent nais-
sance. L'homme fait d'abord des armes de pierre, puis de bronze
et de fer, qu'il troque contre des colliers d'ambre ou des mor-
ceaux de jade; le commerce naît, et bientôt la navigation. Arrivent
les temps historiques. Les Phéniciens, les Égyptiens, les Assyriens,
les Grecs, et plus loin, à l'extrême Orient, les Hindous et les Chi-
nois, sont également remarquables comme peuples commerçans,
industriels, artistes, car les beaux-arts touchent de bien près à
l'industrie. Les révolutions politiques préparent les révolutions corn-
LES ECOLES DE COMMERCE. 717
merciales. Carthage et Alexandrie remplacent Tyr; Rome détruit à
son tour Carlhage. Le développement de l'industrie et du commerce
est entravé par l'institution de l'esclavage, et le mauvais état des
voies et des instrumens de transport. Au moyen âge, après l'inva-
sion barbare, nous voyons naître le régime des corporations. La
féodalité est l'ennemie de l'industrie et du commerce, elle gêne
l'extension des arts manuels. C'est pourquoi les républiques ita-
lienne, flamande, hanséatique, sont alors si jouissantes. La décou-
verte de l'Amérique, l'esprit de libre examen, l'invention de l'im-
primerie, viennent à leur tour changer les conditions du travail. Les
colonies se fondent. Le Portugal, l'Espagne, la Hollande, prennent
successivement dans le commerce et l'industrie la place des ré-
publiques italiennes. Les voies de transport sont améliorées, les
canaux à écluses découverts par Léonard de \'inci. Les épices, le
sucre, le café, le thé, \ô tabac, entrent de plus en plus dans la con-
sommation européenne. Le système manufacturier de Colbert, l'acte
de navigation de Cromwell, font la grandeur de la France et de
l'Angleterre. La science économique naît, et en même temps qu'elle
une invention nouvelle qui va changer la face du monde, l'applica-
tion mécan'que de la vapeur. L'invention de Watt, celle d'Ark-
wright dans la filature, doublent la production, et donnent nais-
sance cà la glande industrie, ^'iennent les chemins de fer, les bat-^^aux
à vapeur, le télégraphe électrique. Les placers de la Californie, de
l'Australie, les mines d'argent de la Nevada, sont découv> rts et
fournissent au monde l'abondante quantité de numi'raire dont il a
besoin pour ses nouvelles transactions. L'esclavage est peu à peu
aboli dans les colonies, et l'on ne tarde pas à reconnaître les avan-
tages du travail libre sur le travail servile; mais, cà mesure qu'un
progrès se fait d'un côté, un mal s'annonce de l'autre : la question
sociale apparaît, et avec elle les grèves, les coalitions, qui créent
une situation périlleuse aux affaires. Dans tous les cas, les diffé-
rens progrès que les sociétés humaines ont réalisés depu's les com-
mencemens de l'histoire ont été presque partout le fruit du com-
merce et de l'industrie, et c'est grâce cà eux que la civilisation, après
avoir été un fait local, est devenue un fait universel.
Si les élèves peuvent tirer de l'histoire générale du commerce
des enseignemens si élevés, de quel secours encore n'est pas pour
eux l'étude de la construction et des armemens maiitisnes ! A notre
époque, le navire est devenu une machine compliquée, savante, et
nous avons eu successivement le grand navire à voiles, à quatre
mâts, du poids de 3,000 à 5,000 tonr.es, le cUpper américain, et le
grand navire à vapeur, construit en fer, sur le type du donner «ac-
tuel des Anglais. Ces derniers navires, que l'on ne croyait destinés
718 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abord qu'aux mers fermées pour faire escale, surtout avec les
voyageurs, les colis de poste et les groiips de métaux, sont main-
tenant lancés sur les mers ouvertes, sur les grands océans, grâce
aux perfectionnemens de toute sorte réalisés dans la construction
et la di.sposilion des machines. On utilise aujourd'hui la houille
mieux qu'on ne l'utilisait hier, et l'on consomme moitié moins de
charbon qu'il y a quelques années. Pendant ce temps, les isthmes
se percent, les grandes compagnies maritimes à vapeur se fon-
dent, émules sur les mers des grandes compagnies de voies ferrées
sur terre. Le steamer comme la locomotive sont devenus le lien des
nations. Dans tous les cas, ces grandes évolutions du commerce et
de l'industrie, qui peu à peu transforment le globe, en rapprochent
les points les plus extrêmes, créent la solidarité des intérêts maté-
riels entre les nations, ne sont-elles pas de nature à frapper vive-
ment de jeunes intelligences? L'enseignement d'un institut com-
mercial, par beaucoup de ses chaires, est analogue à celui de nos
facultés; il est réellement d'ordre supérieur, et nous devons ap-
peler de tous nos vœux l'extension de ce genre d'établissemens en
France.
Les écoles du lïavre, de Rouen, de Lyon, de Marseille, se sont
fondées, on l'a dit, sur le modèle de celle d'Anvers. A Marseille,
on a joint quelques nouveaux cours à ceux déjà empruntés à l'école
belge. Les mathématiques, la physique, la chimie, la calhgraphie,
ne se den]andent pas seulement aux examens d'entrée; on y re-
vient longuement à l'école. Un cours d'hygiène maritime et colo-
niale, un cours de dessin linéaire et à main levée, un cours d'élo-
ciUion, seront aussi établis; enfin des conférences seront faites par
un professeur spécial sur les devoirs du négiîciant. La durée to-
tale des cours comprendra d'ailleurs trois auiiées, et l'âge exigé
pour l'entrée sera de quinze ans révolus. Les trois années seront
indépendantes, de sorte qu'à l'issue de la première il pourra sortir
des conmiis; à l'issue de la seconde, des employés supérieurs; en-
lin, à l'issue de la troisième, des jeunes gens capables de devenir
immédiatement chefs de maison. Comme à l'institut d'Anvers, il y
aura un musée d'échantillons, une bibliothèque, un laboratoire de
chimie, et les élèves seront conduits dans les docks, les ateliers, les
fabriques de la ville et des environs, car c'est ici surtout que la
pratique doit être compagne de la théorie.
Il convient de dire un mot sur le cours d'élocution que nous avons
mentionné, et dont l'idée est empruntée aux écoles américaines. Il
est curieux que dans un pays comme le nôtre, où le beau langage,
comme jadis à Athènes, est tenu en si grande faveur, aucune école
d'élocution n'existe en dehors des conférences d'avocat et des cours
LES ÉCOLES DE COMMERCE. 719
que l'on fait dans les conserva toires aux élèves qui se clesti' ent à
la scène. Ainsi s'explique cette espèce de timidité que bien des
Français et des plus intelligens éprouvent dès qu'il s'agit de parler
en public. Ce n'est pas faute d'idées, c'est faute de savoir les ex-
primer. Dans nos assemblées législatives, il arrive ainsi que nombre
d'hommes d'aflaires qui ont la tête remplie de faits n'osent pas les
porter à la tribune, et laissent occuper leur place par des avocats
ignorans et verbeux. En Amérique, il n'en est point ainsi; dans
les moindres écoles, les jeunes citoyens sont instruits dans l'art
délicat de développer publiquement leurs id^es. De là cette faci-
lité que tout homme possède aux États-Unis de par'er dans un
meeting, et d'y parler à l'improviste, simplement, laconiquemertt,
comme on le fait aussi en Angleterre. Il ne s'agit pas ici de rhé-
torique, il s'agit d'élocution ûimilière, et sous ce rapport on ne
peut qu'applaudir à l'initiative qu'ont prise les promoteurs de l'é-
cole supérieure de commerce de Marseille.
Inutile de dire (jue la correspondance commerciale formera aussi
l'objet d'un cours particulier. Correspondre est un art, principale-
ment quand i! s'agit d';i flaires. Le commerçant doit être maître de
sa plume, il lui faut n'écrire que ce qu'il veut, et l'écrire très clai-
rement, en peu de mois. Dans les grandes maisons de commerce,
on juge souvent un correspondant à son style. « Je ne regarde
jamais telle lettre de quatre pages, me disait un négnciant, tant
c'est prolixe et diffus. Je la laisse à déchilïrei' à mes commis, et
nous prenons notre temps pour exécuter les ordres d'un hoiume
aussi peu clair. » Savoir ce qu'on veut, le bien dire, sans ambages,
tel est le principe général de toute correspondance en alfaires, et
nos écoles de conunerce doivent viser à former sur ce point leurs
élèves. Est-il nécessaire d'ajouter que, lorsque ceux-ci auront ac-
quis la pratique d'une bonne correspondance française, on les ha-
bituera également à correspondre en langue étrangère d'après les
mêmes loii??
Pour conclure, nous demanderions volontiers qu'un cours de
droit administratif et un cours de droit constitutionnel complétas-
sent la partie juridique de l'enseignement commeicial. Aujourd'hui
la bonne expédiiion des afl'aires privées d .pend trop de celle des
affaires publi(|ues pour qu'il soit permis à nos négocians d'ignorer
les élémcns du droit administratif et constitutionnel. En dehors de
quelques cas [)articuUers, ces matières sont malheureusement né-
gligées en France.
Nous n'avons parlé que des écoles américaines ou belges et de
celles qu'on établit en France sur le modèle de celles-ci. 11 existe
720 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis 1820 à Paris une école supérieure de commerce (1) et une
école commerciale fondée en 1863 par les soins de la chambre de
commerce, qui patronne également la première. A l'école Turgot
et au collège Cliaptal, les études commerciales et industrielles sont
également poursuivies de préférence aux études classiques. Tous
ces établissemens n'ont que peu de rapport avec les écoles pratiques
dont il a été question. Les élèves y sont internes; l'enseignement
commercial qu'ils reçoivent rappelle celui des divisions dites de
français de plusieurs de nos lycées et de quelques-uns de nos grands
pensionnats. En xMIemagne, on compte plusieurs écoles supérieures
de commerce, notamment une très remarquable à Leipzig; mais en
Angleterre il n'y en a aucune, et cet oubli des Anglais s'explique
par la facilité qu'ont chez eux les jeunes gens pour s'expatrier, et
aller apprendre le commerce dans les comptoirs de la Grande-Bre-
tagne.
Le Havre a désormais son école, rivale de celle d'Anvers, où ac-
courront tous les jeunes gens du nord de l'Europe et ceux des Etats-
Unis et des Antilles. Marseille à son tour desservira tout le bassin
méditerranéen, où elle est reine. L'Italie, l'Espagne, la Grèce, la
Turquie, l'Autriche, et bientôt l'Afrique, les mers de l'Inde, de
Chine, du Japon, enfin les républiques hispano-américaines, avec
lesquelles elle entreti, nt des relations si suivies, lui enverront de
nombreux élèves; aux langues anglaise, allemande, italienne, espa-
gnole, déjà portées sur son programme, l'école pourra joindre l'a-
rabe, le turc, le grec moderne, indispensables à beaucoup de négo-
cians de cette place, et quelque jour le malais, le chinois, le japonais,
qui vont bientôt prendre droit de cité chfz elle grâce à la porte
toujours ouverte du canal de Suez(*2). Nulle place en France ne
convenait mieux à l'établissement d'une semblable institution. Cha-
cun l'a bien vite compris. La chambre de commerce, diverses so-
ciétés financières, industrielles, ont généreusement souscrit des pre-
mières et fondé à l'envi des bourses. Tous les grands négocians se
sont d'eux-mêmes associés à ce mouvement.
Il ne faut pas se dissimuler que, dans nos écoles de commerce,
il sera plus aisé d'avoir des élèves que des professeurs. Dès qu'on
abandonne le domaine de la théorie pour entrer dans celui de la
pratique, les hommes en France sont difficiles à trouver. Sur ce
(1) La même qui a été fondée et dirigée d'abord par l'éconoroîste Blanqui, sous le
patronage de M.Vl. Casimir Perier, Ternaux, Cliaptal, Jacques Luîlitte.
(2) On vient précisément de créer à Marseille une chaire de malais, langue mari-
time par excellence des ports de l'iudo-Chine et de ceux de la Sonoe, Singapour, Ba-
tavia.
LES ECOLES DE COMMERCE. 721
point, notre infériorité est frappante. Espérons pourtant que les
hommes ne manqueront pas aux chaires de l'école de commerce
marseillaise. C'est tout un enseignement à créer, et il faut que cet
enseignement soit élevé, moral et réellement supérieur. Nos écoles
de commerce seront aussi une excellente préparation à la carrière
des consulats. Quand on a voyagé à l'étranger, on est étonné, sauf
de très rares exceptions, de l'infériorité de nos consuls vis-à-vis de
ceux des autres nations. Rarement un consul français parle la langue
du pnys où il réside, rarement il y voyage, plus rarement encore il
en étudie les usages, les mœurs, la politique. De là une foule de
déboires, de mécomptes, qui n'auraient pas eu de raison de se pro-
duire, si l'on avait connu tout d'abord la langue du pays. Nos
consuls deviennent de véritables pèlerins, inquiets, moroses, qui
ne restent jamais longtemps au même lieu, tandis que l'Angle-
terre et l'Allemagne établissent quelquefois, un agent dans un en-
droit pour une très longue suite d'années, mêuie pour toute la
vie. Les avantages qui résultent de ce séjour continu sont plus
grands que les inconvéniens, car il faut avant tout, ponr bien faire
son service, le bien connaître; d'ailleurs l'homme indépendant et
libre, pour longtemps qu'il réside dans un pays, n'en épouse pas
forcément les passions. De nos grandes écoles de commerce pour-
raient également sortir des employés supérieurs d'administration,
des commissaires civils pour nos colonies. Une attention sérieuse
sera consacrée à l'étude de l'émigration et de la colonisation, ques-
tions d'une rare importance et déplorablement négligées. Relever
notre enseignement et le faire pratique, c'est la meilleure ma-
nière de rendre à la France la place qui lui revient parmi les na-
tions. Le développement des hautes études commerciales est appelé
à jouer un rôle important dans cette œuvre de réorganisation.
L. Simonin.
TOME XCVIH. — 1872. 45
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 mars 1872.
Assurément, à n'observer que l'apparence des choses, la situation de
la France, telle cju'elle existe à l'heure présente, n'a rien qui puisse in-
quiéter ou décourager la confiance, surtout après tant d'épreuves cruelles
qui ont passé sur nous comme un ouragan de feu, après toutes ces crises
extérieures et intérieures qui semblaient mortelles et que nous avons pu
traverser sans périr. Depuis quelques semaines, il y a plutôt dans les
esprits une sorte d'apaisement qu'on expliquera comme on voudra, par
la lassitude ou par une inspiration de patriotisme et de raison. Le pays,
quant à lui, est certainement calme, il n'a d'autre désir que la paix, la
paix bienfaisante et réparatrice, pour panser ses blessures, pour re-
prendre cette vie de sécurité et de travail où les nations malades retrou-
vent la santé. Les partis eux-mêmes, trujours incorrigibles, mais im-
puissans, selon le mot récent de M. Thiers, les partis semblent subir
cette influence calmante, et s'être donné le mot d'ordre d'éviter les
grands conflits, les violences sans dignité, les tumultes stériles. On ne
désarme pas, cela est bien clair, on n'abdique ni ses préférences ni ses
espérances, on comprend seulement que l'heure n'est pas propice aux
agitations, aux solutions décisives, et, tant bien que mal, on revient à
cette trêve dont on ne sent jamais mieux l'efficacité que lorsqu'on a es-
sayé un instant de la rompre. Le gouvernement est visiblement fort
tranquille et sans aucune préoccupation, puisqu'il n'a pas même éprouvé
jusqu'ici le besoin de se compléter, puisqu'il n'y a point encore un mi-
nistre des finances définitif. Le gouvernement, dit-on, se promet de
nous faire une peiite visite, et veut venir renoui^r connaissance avec la
ville de Paris pendant l'interrègne parlenîentaire qui commence aujour-
d'hui. L'asse.'ijblée de son côté en effet prend des vacances de trois se-
maines. Elle a donné congé aux grosses affaires, aux propositions brû-
lantes, aux questions d'impôts aussi bien qu'à cette question des pétitions
REVUE. — CHRONIQUE. 72S
romaines dont on faisait un fantôme menaçant pour nos relations avec
l'Italie. Elle a passé ses derniùres séances à voter sans s'arrêter le bud-
get de l'année courante, ajournant un examen plus attentif de notre si-
tuation flnanciùre, ajustant pour le moment les recettes et les dépenses
avec des expédiens, par un emprunt à la dette flottante ou à d'autres
ressources extraordinaires. L'assemblée est partie sans laisser derrière
elle aucun danger prochain, emportant au contraire les paroles les plus
rassurantes de M. le président de la république pour l'ordre intérieur
et pour la paix extérieure, de sorte que tout est pour le mieux, tout suit
son cours naturel sans bruit et sans trouble inquiétant.
C'est déjà beaucoup sans doute qu'il en soit ainsi, qu'une situation
chargée du poids de tant de catastrophes, menacée de tant de côtés, ait
pu être ramenée à des conditions presque naturelles, que la patience et
le temps peuvent améliorer encore. Oui, tout cela ressemble assez à une
certaine régularité renaissante, à une certaine sécurité relative dont rien
ne peut mieux donner l'idée qu3 la brillante et significative allocution
par laquelle M, le piésident de la république vient de souhaiter un bon
voyage et un prompt retour à nos représentans, pressés de se disperser.
Il y a seulement un certain nombre de questions qui viennent aussitôt
à l'esprit. Dans quelle mesure la réalité répond -elle à ces rassurantes
apparences? Quelle est la signification véritable de cet apaisement qui se
fait sentir un ])eu partout? Dans cette session de quatre mois, dont on
éprouve le besoin de se reposer, et qui est coupée aujourd'hui par une
nouvelle interruption des travaux parlementaires, quels progrès décisifs
a faits l'œuvre de la réorganisation nationale? Par quels actes un peu
marquans, d'un ordre supérieur, l'assemblée et le gouvernement ont-ils
attesté leur initiative dans la politique, dans l'administration, dans les
finances? Jusqu'à quel point même s'est-on rapproché, non pas de ce
régime définitif qui est la chimère obstinée de certains esprits, mais
de cette fixité sérieuse de conduite qui tient à une situation dégagée de
toute obscurité, à des rapports simples, naturels et aisés entre les pou-
voirs publics, qui a pour conséquence la suite dans les desseins, une
certaine vigueur soutenue dans l'action? Et quand on se pose ces ques-
tions, malgré soi on en vient bientôt à se dire que, s'il n'y a aucun motif
d'inquiétude immédiate, il n'y a non plus aucune illusion à se faire, que
cet apaisement est peut-être bien tout sin.plement le résultat d'une cer-
taine fatigue universelle, de la neutralisation de toutes les forces, — que
ce qu'on appelle la marche régulière des choses ressemble parfois étran-
gement à un retour aux vieilles habitudes, aux vieilles routines.
On se dit que, si le gouvernement a une autorité incontestée qu'il doit
surtout à re.\péi'e:ice, à l'habileté de son chef, il se résume peut-être
trop quelquefois dans cet illustre chef, il n'a pas la f.;rce d'ensemble,
l'unité d'action qu'il devrait avoir, — que, si l'assemblée a une bonne
volonté inépuisable, elle a encore plus d'incohérence, que toutes ces
72i REVUE DES DEUX MONDES.
choses qui sont une évidente faiblesse ne semblent pas en train de s'a-
méliorer, et qu'en fin de compte dans cette session de quatre mois on
n'a pas fait certainement tout ce qu'on aurait pu et tout ce qu'on aurait
dû faire. C'est là malheureusement la vérité. Depuis quatre mois, on a
vécu, on n'a pas réalisé de progrès sensibles; on s'est laissé aller à bien
des querelles irritantes, ou s'est perdu dans bien des détails, on a tou-
ché à une multitude de choses sans résoudre aucune question sérieuse,
aucune de ces questions qui nous pressent impérieusement, — et on s'est
consolé de ce qu'on ne faisait pas en multipliant les propositions ou les
diversions à piopos de tout, en discutant et en pérorant sur tout, en se
livrant plus que jamais à cet esprit de critique et de fronde qui est
peut-êîre le mal contemporain le plus caractérisé, qui est un dissolvant
dans l'ordre politique comme dans l'ordre moral, et qui assui^ément, à
l'heure où nous sommes, ne peut ni réparer le passé ni préparer l'avenir.
Oui, l'esprit critique, c'est notre mal, non pas, bien entendu, cet es-
prit ciitique qui voit de haut et procède d'un sentiment supérieur des
choses, qui a pour objet de défendre le vrai, le juste et le beau dans
la politique comme dans les arts, de redresser les notions fausses, de
maintenir ou de rétablir l'ordre dans le domaine des int* lligences. Ce-
lui-là manque précisément plus que jamais, i! nous fait défaut à l'heure
où il nous serait le plus utile. Il y a malheureusement un autre esprit
critique qui est fort difiérent, qui consiste à tout fionder, à tout déni-
grer, à jeter le désordre dans les débats les plus sérieux par l'invasion
de toutes les fantaisies personnelles, de toutes les excentricités, de
toutes les vanités bruyantes et prétentieuses. Cela nous rappelle ce
temps du siège où se déployaient de si prodigieuses merveilles de stra-
tégie, où chacun avait son plan de campagiie pour percer les lignes
prussiennes, et où c'était évideuiment une trahison calculée des géné-
raux de ne pas vouloir suivre ce plan sauveur. Il en est de même dans
la politique; c'est l'épanouissement de ce que les médecins appelleraient
la manie raisonneuse, d'une passion sans limite de contradiction et de
contestation. La politique, il est vrai, n'est point une chose si simple;
elle embrasse une multitude d'intérêts qu'il ne serait peut-être pas inu-
tile de connaître avant d'en parler; mais qu'à cela ne tienne. On serait
obligé de faire un a|;prentissage pour exercer la profi ssion la plus or-
dinaire; quant à la politique, il est bien entendu que tout le monde la
sait sans l'avoir étudiée. Il suffit pour cela d'avoir lu quelques journaux,
d'avoir abreuvé son esprit dans ce courant de banalités et d'idées vul-
gaires qu'on appelle les polémiqu.es quotidiennes. Et les meilleurs n'é-
chappent pas quelquefois à ce triste esprit de critique et de fronde qui
produit ce que M. Ihiers appelait justement un jour l'anarchie intellec-
tuelle. On s'accoutume à controverser sur tout, sur la diplomatie, sur
l'administration, sur les finances, non plus pour arriver à une solution,
mais par une sorte de dilettantisme intempérant. Et sait-on ce qui en
REVUE. — CHRONIQUE. 725
résulte? On se perd dans cette confusion des langues. Le nerf de Faction
s'émousse chez les hommes, même chez ceux qui prennent part au
gouvernement, le sens des choses supérieures et des choses pratiques
s'altère. On finit par se persuader que discuter c'est agir, et il arrive
alors ce que laissait récemment entrevoir un publiciste étranger d'un
talent brillant et qui a été lou jours sympathique pour la France, M. Rug-
giero Bonghi : « on croirait, disait-il, que chez beaucoup d'hommes
politiques français et dans beaucoup de journaux le sentiment de la res-
ponsabilité manq'.ie... » Oui, l'atiéniiation du sentiment de la responsa-
bilité par l'abus de l'esprit de critique, qui se confond trop souvent avec
l'esprit de parti, voilà le mal. Voilà ce qui fait que notre politique va
s'égarer dans des détails subalternes, dans des querelles irritantes ou
inutiles, lorsqu'elle devrait secouer cette atmosphère énervante, et n'a-
voir qu'un but fixe, la réorganisation du pays par une action inces-
sante et infatigable. Qu'on ne craigne rien, les criailleries se tairont,
et la pnix dont on se flatie aujourd'hui sera bien plus réelle, lorsque les
actes répondant aux grandes nécessites du moment se succéderont.
M. Thiers, dans le dernier discours qu'il vient de prononcer, a carac-
térisé supérieurement deux de ces grandes nécessités, la réorganisation
de nos finances et la réorganisation de noire ariîiée. Il est bien évident
en effet que ces deux questions, sans être les seules, sont les plus pres-
santes, puisque de là dépendent la libération du territoire et le crédit,
l'autorité de notre pays. Tant qu'en n'aura pas réglé notre situation
financière, tant qu'on n'aura pas mis le budget en état de supporter les
charges qui pèsent sur nous, on restera forcément dans des conditions
incertaines. Sans doute, on a créé des ressources, on a voté des impôts
nouveaux pour plus de liOO millions; mais cela ne suffit pas, on ne le
sait que trop: il reste à complé:er cet accablant budget des contribu-
tions nouvelles. Comment y arrivera-t-on? M. Thiers tient toujours vi-
siblement à son impôt sur les matières premières, quoiqu'il semble dis-
posé désormais à n'en plus faire une question de gouvernement. M. le
président de la ré|iublique se trompe peut-être, non-seulement parce
qu'il s'expose à jeter le ti'ouble dans les intérêts économiques, mais en-
core parce que l'impôt ne peut pas produire immédiatement tout ce
qu'il en attend, parce que nous soiPimes liés pnr des traités de com-
merce dont la dénonciation peut être jusqu'à un certain point une
épreuve pour nos rapports avec les autres pays. En fin de compte, c'est
pourtant un système, et en dégageant la situation de toute perspective
de conflit à ce sujet, M. Thiers s'est habilement placé 5ur le plus solide
terrain. Il peut désormais dire aux commissions financières de l'assem-
blée que, si elles persistent à repousser l'impôt sur les maiières pre-
mières, elles doivent proposer leurs vues et leurs combinaisons. Que
propose-t-on? Depuis près de trois mois, on exam.ine et on discute, on
doit bien être arrivé à quelque résultat. C'était là évidemment le plus
720 REVUE DES DEUX MONDES.
pressé. En abordant la situation par les grands côtés, on aurait évité
deux choses: la première, c'est d'être obligé de vote-r pour 1872 un
budget qui ne s'équilibre que par un expédient; la seconde, c'est de
laisser dégénérer les dernières discussions financières en une sorte de
chasse assez médiocre aux petites économies. L'espril -d'économie est
certainement un bon conseiller, et il est plus que jamais de circon-
stance. Il ne faut pas croire cependant qu'on ira bien loin en abolis-
sant quelque emploi obscur ou en supprimant la subvention des théâtres
lyriques, comme on l'a proposé. Si malheureuse que soit la France, elle
n'est point encore assez dénuée pour renoncer pai- pénitence à ce qui
a fait son éclat, pour fermer un théâtre où a brillé dans sa splendeur
l'art musical européen. Il ne nous restera plus, pour devenir tout à fait
économes et utilitaires, qu'à planter des légumes dans le jardin des
Tuileries. — M. Boulé a plaidé avec une vive et séduisante éloquence
qui a enlevé le succès la cause de ces théâtres lyriques qui, au premier
abord, n'apparaissent que comme un lieu de distraction fi'ivole, et qui en
réalité ont leur paît dans l'attraction que la France a toujours exercée
sur le monde. Mieux valait assurément ne p;is perdre une séance à mar-
chander une subvention qui ne ruinera pas la France, et aborder de
suite les grandes combinaisons qui peuvent fonder et garantir notre si-
tuation financière; or c'est là ce qui reste à réaliser.
Qu'a-t-on fait d'un autre côté pour la réorganisation de nos forces
militaires? On a discuté beaucoup et on discute encore sur l'armée au
moins autant que sur les finances. M. Thiers, quant à lui, ne cache pas
que c'est là sa première préoccupation, qu'il travaille à refaire notre
armée, non dans une préméditation de guerre qui serait bien pou con-
forme à notre condition présente, mais simplement pour que !a Fi'ance,
appuyée sur une armée digne d'elle, retrouve sa juste autoriié dans les
affaires du monde. Seulement M. le président do la république ne peut
se servir que des élémens qu'il a sous la main, de la loi qui existe. Il
trouve peut-être cette loi suHisante; ici pourtant il se heurte au senti-
ment public réclamant une loi nouvelle qui embrasse la nation tout en-
tière, qui soumette tous les Français à l'obligation du service personnel.
Ce n'est pas seulement un intérêt militaire, c'est un intérêt social, un
intérêt de patriotisme et de discipline universelle. M. de Chasseloup-
Laubat, comme organe de la commission militaire de l'assemblée, vient
de publier un remarquable rapport à l'appui de la loi nouvelle qui est
présentée. Que l'assemblée s'attache à des mesures de cet ordre, elle
se grandira à ses propres 'yeux comme aux yeux du pays; elle perdra
le goûi des conflits intéressés de partis, des querelles tumultueuses, et
les hommes publics eux-mêmes, détournés des vaincs excitations pour
s'occuper d'œuvies plus sérieuses, ne tomberont pas dans le piège où
est tombé le général Trochu en faisant un procès où il est léduii à prou-
ver qu'il est un honnête homme, qu'il n'a pas tralii l'empire au k sep-
REVUE. — CHRONIQUE. 727
tembre, qu'il n'a pas trahi la ville de Paris, dont il était le défenseur!
Voilà bien un des triomphes de l'esprit de polémique et de déiii^^rement.
C'est notre fatalité, c'est notre tourment de nous sentir sous l'inexo-
rable poids des caïaslrophes qui ont découronné la France de son pres-
tige, qui l'ont atteinte dans son influence, dans son intégrité, et de ne
pouvoir supporter sans révolte ce malaise des grands vaincus du des-
tin. De là cette sorte d'émulation fébrile à scruter les causes de si
cruels désastres, à poursuivre la responsabilité des hommes et des
gouvernemens sous toutes les formes de l'incapacité ou de la trahison.
De là ce travail universel d'enquête, de divulgation, qui a sans doute
son utilité et sa moralité tant qu'il n'a d'autre objet que de rechercher
comment la fortune de la France a pu être si promptement dissipée,
mais qui dégénère aussi trop souvent en récriminations intéressées, en
apologies personnelles ou en prétentieuses banalités. iNous le voyons se
dérouler depuis un an dans les livres, dans les brochures, dans les en-
quêtes et dans les débats de justice, ce douloureux procès de nos mal-
heurs où les témoignages succèdent aux témoignages, où reparaissent
incessamment les plus pénibles, les plus poignans épisodes de notre
histoire depuis les premiers jours du mois de juillet 1870. Des causes
générales, venant de loin, il y en'a certainement, et il y a aussi la part,
l'inconteslablc part des gouvernemens et des hommes qui n'ont su ni
voir les événemens ni être à la hauteur du rôle que ces événemens leur
faisaient. On aura beau faire, on aura beau répéter devant la cour
d'assises ou dans les journaux que le général Trocliu ne s'est pas fait
tuer sur les marches des Tuileries pour défendre l'impératrice le 4 sep-
tembre 1870, ou qu'il n'a pas été vainqueur à Buzenval le 19 janvier
1871, que M. Jules Favre, le négociateur des inévitabi 'S hmniliations
qui ont suivi, n'est qu'un médiocre diplomate, est-ce que cela supprime
Sedan et tout ce qui a préparé Sedan? Est-ce que 'cela peut absoudre
l'empire d'avoir précipité la France dans la plus effroyable lutte sans la
moindre prévoyance, avec une sorte d'étourderie fiévreuse que l'ancien
ministre des affaires étrangères, M. le duc de Gramont, ne réussit point
à pallier dans son livre sur la France cl la Prusse avant la guerre?
Ce qu'il y a de plus manifeste dans les explications de M. de Gramont,
c'est le désarroi universel des esprits à ce moment suprême, c'est le
décousu de cette négociation qui court les chemins avec la vélocité du
fil électrique, et qu'on livre dès la première heure à toutes les mobilités
des passions populaires. Que veut prouver l'ancien ministre des affaires
étrangères dans ce livre presque naïf qui n'est qu'une impuissante ten-
tative de réliabilitation et un triste aveu d'imprévoyance? 11 prouve, si
l'on veut, qu'il a été joué par la diplomatie prussienne, que le gouver-
nement impérial était de bonne foi et ne voulait que la paix, que M. de
Bismarck seul voulait la guerre parce que seul il y était intéressé, parce
qu'il ne pouvait enchaîner les états du sud et faire l'empire allemand
728 REVUE DES DEUX MONDES.
que par la guerre avec la France; il prouve de son mieux que le chan-
celier de Berlin, après s'être préparé depuis longtemps de son côté, a
mis au dernier moment toute son habileté et la d xtérité la plus au-
dacieuse à nous laisser l'apparence de la provocation. Nous le voulons
bien, et après?
Si M. de Bismarck a joué notre diplomatie, c'était au gouvernement
de l'empereur, il nous semble, de ne pas se laisser jouer. Commencer
par être dupe pour finir par être battu, c'est un peu trop. Si la politique
prussienne était inté -essée à brusquer la situation par la guerre, si on
le savait, comme on l'assure, c'était à ceux qui étaient chargés de nos
affaires de voir que par cela même notre intérêt devait être de ne point
nous prêter à ce jeu; c'était à eux d'opposer le sang-froid à la ruse, de
ne pas loiiiber dans ce piège grossier. Pourquoi dès lors se hâter de li-
vrer à un public impressionnable et ardent cette déclaration du 6 juillet
qui compromettait tout, qui plaçait désormais le gouvernement français
dans l'aliernative de paraître reculer, s'il se contentait d'une modeste
satisfaction, ou de se jeter tête baissée dans une lui te préparée par une
intrigue, appelée, dit-on, par nos adversaires? Pourquoi ne point assurer
immédiatement à notre cause l'appui de l'Europe, liée par une sorte de
politique traditionnelle dans toutes ces questions de candidatures mo-
narchiques? Si enfin, comme le dit M. de Gramont et comme cela n'est
que trop évident, la candidature du prince de llolienzollern n'était
qu'un prétexie, si la guerre était inévitable et devait sortir invincible-
ment de la situation créée en 1866, qui donc était le coupable de cette
situation?
Puisqu'on se sentait en face d'une éventualité redoutable qu'on avait
créée de ses propres mains, la plus simple prévoyance faisait au moins
un devoir d'être prêt à tout. L'était-on? Là-dessus l'ancien ministre des
affaiies étrangères est vraiment naïf : ce n'était point son atTaire. Il
reproche presque à M. Thiers de n'avoir point dévoilé au gouvernement
que la Fiance n'était point prête. En cela même, il se trompe; M. Thiers
l'avait dit déjà dans une conférence particulière à plusieurs des minis-
tres avant la déclaraîion de guerre, il ne pouvait pas le dire à haute
voix au moment où déjà on marchait au combat. Hélas! non, la France
n'était pas prête militairement, on ne le sait que trop. Était-elle mieux
préparée diplomatiquement? Ici M. le duc de Gramont se retranche
dans une grande réserve, il ne dit rien, il laisse tout croire, ii permet
de supposer qu'il y avait « des combinaisons imagin'es, des traités
offerts et négociés, des rapprochemens prévus, » et il assure que le se-
cret de la diplomatie impériale est dans des papiers mis en sûreté deux
jours avant le k septembre. Où sont-ils ces papiers? Us ont eu, à ce qu'il
paraît, une odyssée assez singulière, ils ne sont plus perdus comme on
le craignait, et on saura peut-être un jour le grand secret. Jusque-là
le plus clair de cette étrange et triste histoire, c'est que, si on avait fait
REVUE. — CHRONIQUE. 729
quelques pas dans la voie des combinaisons diplomatiques, on n'était
pas allé bien loin, et qu'au lieu de nouer des alliances pour mieux pré-
parer les victoires, on comptait avant tout sur des victoires pour attirer
les alliances. Ou allait au hasard, croyant à sa propre force, se fiant
encore à la vieille fortune de la France sans s'apercevoir que depuis
longtemps on faisait tout ce qu'il fallait pour épuiser cette fortune par
les inconséquences et les incohéi^ences d'une politique qui a laissé le
pays en face de l'invasion et du démembrement.
Voilà la situation cruelle où l'empire a précipité la France en quel-
ques semaines, on pourrait dire en quelques heures, et ici s'ouvre cette
seconde période de la guerre dont M. Jules Favre dévoile les péripéties
diplomatiques dans le second volume de son ouvrage sur le gouverne-
ment de la défense nationale, dont le général d'Aurelle, le général Martin
des Palliéres, le général Vinoy, racontent la partie militaire dans tous
ces livres qui se succèdent sur la première armée de la Loire, sur Or-
léans, sur le siège de Paris. C'est un inventaire complet de nos fautes
et de nos nn'sères. On avait sans doute une excuse, on héritait d'une
situation désastreuse, et on a fait ce qu'on a pu pour réparer ce qui était
peut-être irréparable. Il n'est pas moins vrai qu'il n'y a point de quoi
se vanter, et que dans cette seconde période de la giierre on retrouve
encore les infaïualions, les illusions de la première heure, le désordre
dans l'action et dans le conseil, tout ce qui devait achever et aggraver
nos défaites. Rien ne le prouve plus clairement que tous ces livres des
chefs de nos armées de province.
Que serait il arrivé à un moment donné, lorsqu'on avait réussi à re-
prendre Orléans à la suite de ce combat heureux de Coulmiers qui met-
tait en fureur le prince Frédéric-Charles, que serait-il arrivé si on eût
un peu plus écouté les généraux, si on leur avait laissé le soin de con-
duire leurs soldats, de diriger leurs opérations? La vérité est qu'ils
n'ont qu'une ombre de commandement. Ils veulent se concentrer, on
étend démesurément leurs lignes d'opération. Ils sont d'avis qu'il faut
attendre l'ennemi dans des positions de défense soigneusement forti-
fiées, on les jette dans une offensive périlleuse avec des coips disjoints,
séparés par plusieurs marches. De Tours, on dirige une partie de l'ar-
mée lancée à l'extrémité de la ligne pendant que le reste est écrasé à
l'autre extrémité. Tant qu'on croit encore au succès, on se vante de tout
conduire, on se complaît dans sa stratégie. Dès que la défaite commence,
en pleiu combat, ou se hâte de rejeter le commandement universel sur
le général d'Aurelle, et on h i dit gravement de se concentrer lorsque
la ligne est déjà percée. Le jour où la vérité foudroyante et douloureuse
éclate définitivement, et où il ne reste plus qu'à quitter Orléans au plus
vite, oh! alors, ce sont les généraux qui ont tout fait, qui ont tout perdu.
M. Gambetta seul triomphe avec son lieutenant, M. de Freycinet! Que
pouvaient-ils cependant, ces chefs militaires, dans la situation où on les
730 REVUE DES DEUX MONDES.
plaçait? On ne les consultait même pas, on se défiait de leurs conseils,
on leur imposait des coaibinaisons qu'ils pouvaient à peine discuter, si
bien que dans une conférence, au moment le plus décisif, le général
Chanzy s'écriait : u Puisque ce sont des ordres, il n'y avait qu'à les en-
voyer par la poste, ce n'était pas la peine de nous réunir. » Ils ne pou-
vaient rien ])ar eux-mêmes, ils ont fait leur devoir en soldats, ils ont
été battus, et aujourd'hui ils se défendent en montrant le coupable.
Le mallieur de M, Gambetta a été de se prendre pour ce qu'il n'était
pas, de vouloir tout faire, tout diriger, et on voit bien aujourd'hui pour-
quoi il agissait ainsi : c'est qu'il était entraîné par une passion de parti.
Que le bouillant dictateur de Tours et de Bordeaux ait en certains mo-
mens animé la défense de son feu patriotique, nous le voulons bien;
mais, on n'en peut plus douter à la lecture des dépêches que M. Jules
Favre divulgue dans son livre, ce qui le préoccupait avant tout, c'était
l'idée de faire triompher la république. S'il tenait obstinément pour la
lutte à outrance, s'il voulait à tout prix poujsnivre une victoire qui
fuyait sans cesse, c'est qu'il voyait dans cette victoire la garantie de la
fondation définitive de la république. S'il ne voulait ni d'un armistice
ni des élections, c'est qu'il craignait qu'une trêve ne tournât contre la
républiijue. Des élections qui auraient été coud^iiiées de façon à être
exclusivement républicaines, celles-là il les aurait acceptées, il n'en vou-
lait pas d'autres. Lorsque vers la fin de décembre il pressait M. Jules
Favre de sortir de Paris pour aller à la conférence de Londres, où l'on
devait s'occuper de la Mer-ISoire et de la révision du traité de 1856,
quelle était sa pensée? 11 ne s'en cache pas, il le dit nettement. « La
première raison, c'est qu'une fois sorti de la capitale, et prêt à vous as-
seoir au milieu des représentans de l'Europe qui votis attendent, vous
les forcerez à reconnaître la république française comme gouvernement
de droit... Cette reconnaissance ne vous sera pas refusée; si elle l'était,
vous y trouveriez une occasion nouvelle de glorifier nos principes à la
face du monde... » Oui, au moment où le sol français disparaissait sous
le flot de l'invasion étrangère, M. Gambetta se faisait l'illusion dange-
reuse qu'il s'agissait avant tout de proclamer les principes républicains
à la face du monde, il avait la terrible naïveté d'écrire à M. Jules Favre
qu'il avait entre ses mains les destinées « de la démocratie moderne en
Europe, » et c'est pour cela qu'il s'agite, qu'il se démène, qu'il organise
des mouvemens stratégiques, qu'il casse des généraux!
En réalité, dans cette série de désastres, il y a sans doute bien des
fautes partielles, et il y a aussi deux responsabilités dominantes, qui
éclatent dans tous ces livres, dans celui de M. le duc de Gramont
comme dans tous les autres. La pi^emière, c'est celle de l'empire s'en-
gageant dans une négociation périlleuse sans savoir où il va, se lançant
plus aveuglément encore dans une guerre pour laquelle il n'est pas pré-
paré. La seconde responsabilité, qui se dessine avec une sorte de pré-
REVUE. CHRONIQUE. 731
cision saisissante au moramt des combats d'Orléans, c'est celle de cette
délégation de Tours poussant en avant des armées à peine organisées,
imposant aux chefs militaires des opérations dont ceux-ci lui signalent
le danger, compromettant par sa présomption une campagne qui, mieux
conçue, pouvait tout au moins tenir l'ennemi en échec, et accusant
tout le monde, hormis elle-même, des désastres dont elle est la pre-
mière cause. Voilà ce qu'il y a de plus clair jusqu'ici. Les généraux ont
tenu à rétablir la vérité, ils étaient dans leur droit. Après cela, ces vail-
laus serviteurs du pays qui n'ont pas été heureux, mais qui n'ont mé-
nagé ni leur sang ni leur peine, ont déjà beaucoup écrit. Les livres se
multiplient d'une façon presque menaçante. Il faudrait peut-être s'en
tenir là et ne pas prolonger démesurément ces polémiques militaires, qui
finissent par se perdre dans des détails, qui ne servent qu'à entretenir
les rivalités, les animosités. On a été vaincu ensemble, il faut accepter
ensemble sa défaite et tâcher d'en profiter pour raffermir tout ce qui a
été ébranlé, pour raviver toutes les notions obscurcies, comme le fait
M. E. Caro dans le livre qu'il appelle avec une douloureuse justesse tes
Jours (ripreure, et qui n'est que le recueil des brillantes et éloquentes
études qu'd publiait ici même pendant notre captivité du premier siège
de Paris. Oui, c'est là le grand but, ce serait l'idéal : parler peu, éviter
les disputes inutiles, et remettre en honneur, par un travail commun,
sérieux et pratique, tout ce qui peut refaire la France militaire, morale,
politique, tout ce qui peut lui donner la sécurité intéiirure dans un
ordre libéral, tout ce qui peut aussi relever son influence et son ascen-
dant au dehors.
Est-ce que malgré tout la France n'a pas encore sa place marquée
dans le monde? Nous le savons bien, c'est aujourd'hui une mode parmi
les esprits futiles en Europe de se mettre du côté du succès, d'exercer
contre nous des représailles d'assez mauvais goût, en traitant notre mal-
heureux pays avec une légèreté dont on a trop souvent usé parmi nous
à l'égard des autres. Toutes les hostilités et les préventions ont beau
jeu évidemment. C'est désormais le grand, presque l'unique devoir de
notre diplomatie de déconcerter par son attitude cette fronde de la mal-
veillance. N(3S diplomates n'ont pas pour le moment le souci des hautes
combinaisons de la politique. Ce qu'il y a de mieux pour eux, c'est de
s'agiter et de se prodiguer le moins possible; en agissant peu en ap-
parence, ils peuvent encore faire beaucoup par le tact, par l'habileté,
par le sentiment mesuré et ferme de la dignité française. Ce n'est pas
déjà si facile de pratiquer certe diplomatie de la réserve et de l'action
morale qui se trouve un jour avoir beaucoup fait sans bruit, sans éclat,
par la seule autorité d'une conduite bien inspirée. Aussi notre gouver-
nement doit-il se préoccuper avec soin de recomposer ou de compléter
notre représentation extérieure, qui, à quelques exceptions près, n'est
point encore évidemment ce qu'elle peut et ce qu'elle doit être dans la
732 REVUE DES DEUX MONDES.
situation nouvelle de notre pays. L'essentiel est que la France reprenne
par degrés sa vraie position et son vrai rôle à l'extérieur. On aura beau
essayer de nous entourer d'un cordon d'iiostilités, la France n'est pas
facile à supprimer; elle donne la mesure de ce qu'elle est, ne fût-ce quel-
quefois que par son absence ou par tout ce qui devient possible en son
absence. On le sent peut-être aujourd'hui en Angleterre. Les Anglais
peuvent ne pas regretter la politique d'abstention que M. Gladstone leur
a faite depuis deux ans. Il n'est pas moins vrai qu'ils ont sur le cœur
cette révision du traité de 1856 qui a replacé la Mer-Noire dans les con-
ditions où elle était avant la guerre de Crimée.
Les Anglais ont certainement éprouvé un mécompte dans cette con-
férence de Londres, où M. Gambetta pressait M. Jules Favre de se rendre
pour prcclamer les principes républicains, où la Russie a obtenu ce
qu'elle voulait, et, toutes les fois que la question reparaît, l'impression
pénible se ravive en Angleterre, comme on l'a vu ces jot.rs derniers à la
simple nouvelle que la Russie, libre désormais de tout engagement, se
disposait à reconstituer sa puissance militaire et maritijne dans la Mer-
Noire. Sera-ce Sébastopol qui renaîtra de ses cendres? Est-ce Nicolaïef
qui deviendra le centre des arméniens russes? Peu importe, la question
est toujours la même, le dernier résultat de la guerre d'Orient a dis-
paru le jour où l'alliance qui avait fait cette guerre a cessé d'être une
réalité. Quant à nous, nous n'avons plus pour le moment à nous occu-
per de telles questions, nous avons des affaires plus pressantes. La Rus-
sie a saisi l'occasion de se dégager d'un traité qui lui rappelait une dé-
faite, qui avait été signé à Paris; c'est un malheur auquel nous ne
pouvons rien. Les Anglais pensent-ils qu'en cela, comme en bien d'au-
tres choses, les désastres de notre pays leur aient été profitables? L'An-
gleterre est une grande puissance qui se suffit à elle-même sans doute.
Depuis quelques années, elle s'est fait une règle de conduite invariable
de ne point se mêler de ce qui se passe sur le continent, c'est en-
tendu; elle a laissé s'accomplir le démembrement de la France, cela ne
la regardait pas. 11 n'en résulte pas moins que depuis ce jour l'Angle-
terre a eu l'ennui d'être obligée de concourir elle-même à l'abrogation
d'un traité auquel elle tenait, et qu'elle est encore aujourd'hui engagée
dans ce démêlé avec les États-Unis qui se serait toujours produit, mais
qui, dans tous les cas, a très opportunément attendu l'éclipsé de la
France pour se préciser : tant il est vrai qu'il y a entre les puissances
libérales de l'Europe une solidarité intime à laquelle on ne se dérobe
pas impunément. La France, si malheureuse qu'elle soit, n'a aucune
raison de décliner cette solidarité dont on ne lui a pas tenu compte, de
se laisser aller, ne fût-ce que par rtprésaille ou dans un intérêt de com-
merce et de fisc, à un esprit qui pourrait refroidir ses relations avec les
autres pays. C'est son essence et c'est son intérêt d'être libérale, de
rester libérale dans ses rapports avec l'Angleterre aussi bien qu'avec
REVUE. CHRONIQUE. 733
ritalie, avec l'Espagne, avec la Belgique, avec tons ceux qui l'entourent,
et que la nature des choses refera invinciblement ses alliés.
Aujourd'hui heureusement tous les nuages sont à peu près dissipés du
côté de l'Italie. De cette question dénaturée, exagérée et obscurcie par
toutes les passions, il ne reste plus rien, ou du n^ioins les relations des
deux pays sont redevenues ce qu'elles devraient être toujours, simples
et cordiales. M. Fournier est arrivé à Rome comme ministre de France,
et il a éié reçu par le gouvernement italien, par le roi Victor-Emmanuel
lui-même, avec un empressement marqué. D'un autre côté, l'orage tou-
jours suspendu sur l'assemblée française de Versailles par la menace
d'une discussion passionnée sur ces pétitions qui ont la naïveté de nous
demander le rétablissement du pouvoir temporel du pape, cet orage a
été habilement écarté par une intervention directe, opportune, de M. le
président de la république. M. Thiers n'a eu aucune peine à démontrer
que ce n'éiaitpas le moment d'agiter de semblables questions, et M. ré-
voque d'Orléans a compris qu'il ne devait pas insister, qu'il ne devait
pas provoquer une discussion peut-être dangereuse pour la France et
sans profit possible pour la cause qu'il voulait servir. Tout s'est terminé
ainsi, de sorte qu'à Versailles comme à Rome la question a cessé de pe-
ser sur les esprits.
Cela n'empêche pas sans doute les fauteurs de discordes de crier plus
fort que jamais. Esi-ce qu'ils n'imaginent pas aujourd'hui d'annoncer la
grande combinaison machiavélique, l'alliance de la Prusse, de l'Italie,
de l'Espagne et des bonapartisies pour la restauration de l'empereur
Napoléon en France? Ils ne savent peut-être pas tout, ils ignorent que
récemment un des principaux diplomates de l'Europe, se trouvant à
Londres, est allé voir celui qui fut l'empereur. Ce diplomate, poussant
la politesse jusqu'au bout, a cru pouvoir flatter la majesté déchue en lui
laissant entrevoir pour son fils la possibilité d'un retour de fortune,
d'une restauration. « Et moi donc! » a répliqué ÎNapoléon III. L'empereur,
lui aussi, compte peut-être que la Prusse l'aidera un jour à remonter sur
son trône, et que nous fournirons des prétextes à la Prusse, qui trou-
verait alors le concours de l'Italie. N'importe, s'il ne s'agit que de cela,
nous pouvons encore dormir tranquilles. Que la meilleure intelligence
existe entre l'Italie et la Prusse, ce n'est pas, en vérité, bien surprenant,
et il peut même dépendre de ceux qui voudraient imposer à la France
une politique de théocratie de transformer cette intelligenoe, jusqu'ici
assez platonique, en alliance plus effective; s'ils réussissaient, cela arri-
verait sans doute. On n'en est pas là heureusement. Pour nous, ce qui
doit être la pensée essentielle de toute politique prévoyante, c'est de
maintenir des relations telles que l'Italie et la France, affranchies de
toute crainte, de toute excitation factice, puissent suivre leur penchant
naturel, aller là où les appellent leurs intérêts. Cela fait, le choix des
deux pays n'est point douteux. eu. de mazade.
734 REVUE DES DEUX MONDES.
l'cedvre d'uenri regnaclt a l'école des beadx-arts.
De pieuses mains ont réuni pour quelques jours l'œuvre du peintre
Henri Regnault. Ce soin leur a été facile. L'artiste que la dernière balle
prussienne a tué à Buzenval est mort si jeune que pour former cette
exposition il a suffi de vider ses portefeuilles, de juxtaposer les pages
de croquis arrachées à ses carnets de voyageur, de décrocher les toiles
ébauchées, les esquisses, les études qui s'éiaient au jour le jour amas-
sées dans son atelier. Quatre ou cinq tableaux terminés marquent à
peine dans le nombre les premiers pas du peinire et précisent le carac-
tère de ses évolutions successives. On connaît déjà la vie si courte et si
remplie d'Henri Regnault. On sait comment elle fut tout entière occupée
par la passion de l'artj sa mort héroïque a été un deuil dans le deuil
universel (1). C'est l'œuvre seule de l'artiste qui doit nous arrêter aujour-
d'hui.
S'il fallait juger cette œuvre sans tenir compte des circonstances dans
lesquelles elle s'est produite, si on la considéiait comme le fruit d'une
existence complète, ayant traversé tout à coup les phases de son déve-
loppement normal, l'absolue équité imposerait des réserves parfois sé-
vères à l'admiration dont on ne peut tout d'abord se défendre en pré-
sence de tant de dons; mais un jugement porté dans cet esprit, en se
dégageant des conditions d'âge et de milieu qui ont présidé aux efforts,
aux premières manifestations d'Henri Regnault, serait tout à fait inique.
Cette œuvre, bien qu'elle fût déjà considérable, était sans aucun doute
aux yeux du peintre, comme elle l'est aux nôtres, une préparation, et
rien de plus. Analysée à ce point de vue, l'exposition ouverte à l'Ecole
des Beaux-Arts prend aussitôt un intérêt capital; elle nous permet en
effet de suivre pas à pas la genèse d'un talent tiès particulier, très nou-
veau, vraiment original. Et Ton sait de quel prix, en fait d'art, est l'o-
riginalité, alors que, prise dans la saine acception du mot, elle n'est
pas obtenue par des moyens bizarres, excentriques, quand elle résulte
au contraire d'une sorte de virginité dans la façon de voir et d'interpré-
ter les phénomènes naturels ou les conceptions de l'esprit.
L'École des Beaux-Arts est fière à juste titre de la gloire naissante de
Regnault; ce n'est pas sans quelque surprise cependant qu'on retrouve
dans ce centre d'études calmes, sévères, vouées au culte de la tradition,
un ensemble d'ouvrages en rupture ouverte avec cette même tradition.
Il ressort clairement de tous ses travaux que le jeune peintre ne sup-
portait qu'avec une impatience à peine dissimulée le joug et les con-
traintes de l'enseignement méthOvlique. Nature ardente, prime-sautière,
douée de la très rare faculté de voir bien et vite, il avait deviné le des-
(1) Voyez la Revue du 1" mars 1871.
REVUE. CHRONIQUE. 735
sin avant d'apprendre à dessiner. Les grandes compositions qu'il traçait
d'une main si habile déjà, encore enfant, à la lecture de Qiiinte-Gurce,
donnent la mesure de la justesse de son coup d'œ-il. La nature, le mou"
vement de la vie extérieure autour de lui, le spectacle des choses, lui
avaient révélé l'expression, le geste, l'attitude, ces élétnens essentiels
du pittoresque que les élèves studieux s'assimilent péniblement par l'é-
tude des modèles graphiques. Son seul maître, à dire vrai, fut la réa-
lité. Les formes solennelles de l'art romain, avec lesquelles son séjour
à l'acadéaiie de France le mit en contact, ne paraissent point lui avoir
fait impres.^ion. Ce qui le passionnait ici avant son départ pour la villa
Médicis, c'était bien moins le musée que la rue, l'ampliithéâtre, le Jar-
din des Plantes, la campagne, la nature, en un mot, avec toutes ses
manifestatioijs d'énergique activité, de renouvellement incessant, de lu-
mière et de couleur. Son tempérament, tout à l'étude encore et suivant
sa pente, restait dès lors provisoirement rebelle, à l'intelligence de cette
épuration sublime que l'art antique et l'art romain ont su imposer à la
réalité. Aussi de que! élan, une fois libre, s'est-il précipité vers les maîtres
de l'école espagnole, dont le génie, d'un vol moins haut, se tient au
plus près du vrai humain! Là encore cependant, grâce à son humeur in-
disciplinée, il devuitpromptement se heurter aux déceptions et échapper
aux dang'^rs d'une assiuiilalion trop complète avec un art qui par tant
de points lui devait être sympathique. Voyez sa copie du tableau des
Lances de Velasquez : à part les fonds et les têtes, on sent que Regnault
a peint cela comme on accomplit une corvée, avec ennui, tout au moins
sans plaisir. Pourquoi? c'est que dans ce travail matériel de copiste, à
peindre dos bottes, des costumes, des croupes de chevaux, il n'y avait
aucun aliment pour sa curiosité personnelle constamment en éveil, Re-
gnault ne se sent à l'aise qu'aux heures d'école buissonnière, lorsqu'il
se dégage de ses obligations d'élève et s'abandonne librement, sans con-
trainte, à sa propre impulsion. C'est alors qu'il peint le Juan Prim, la
Salomé, YExécation à Grenade, et cette merveille, ce chef-d'œuvre ina-
chevé, la Sortie da pacha.
Faut-il le dire? dans le Prim, dans \dL Salomè, dans YExcculion, Re-
gnault, avec toutes les énergies et les audaces d'un maître, n'a pas en-
core triomphé des faiblesses et de l'inexpérience de l'élève. La pensée
même de V Exécution était inquiétante, maladive, j'ai presque dit mal-
saine, comme une fantaisie d'Edgar Poe. Cette composition si vaste, où
les figures sont peintes avec un laisser-aller presque brutal, et tout le
soin, toutes les délicatesses de facture, les patiences de la brosse, ré-
servés aux éclaboussures d'une large tache de sang sur une marche de
marbre blanc, était faite pour causer une singulière appréhension à ceux
qui suivaient le développement de cp jeune talent. VExcciUion, comme
la Salomé, comme les trois grandes aquai^elles appartenant à M^"' Breton,
736 REVUE DES DEUX MONDES.
révèle aussi une tentative curieuse au point de vue purement technique,
le parti-pris d'accorder aux fonds et aux accessoires une valeur inusitée.
Dans la pratique habituelle de la peinture, les artistes délachent les
figures, leur donnent le relief par le sacrifice des fonds. 11 semble que
Eegnault ait voulu au contraire arriver à enlever les figures par la sim-
plicité même du travail sur des fonds très ouvragés, très piissons de
ton, de valeur et de coloration. Eût-il réussi par la suite? Nul ne le sait;
mais sans contredit, il ne devait pas être satisfait du résultat de ses
premiers efforts en ce sens.
Par contre, son dernier tableau, la Sortie du pacha, donne la sensa-
tion d'une œuvre parfaite; jamais aucun peintre de lumière n'a trouvé
une telle intensité d'éclat. Les procédés de Decamps, si prodigieusement
compliqués, sont d'une naïveté quasi barbare comparés à ceux de Re-
gnault, qui dans cette page atteint à l'éblouissement du soleil sur les
murailles blanches sans un contraste, sans une opposition d'ombre, sans
« repoussoir » au bitume. Il y a certains mots qu'une plume conscien-
cieuse hésite à écrire tant ils sont facilement et inconsidérément pro-
digués. C'est ce qui cause notre indécision au moment de caractéri-
ser le talent d'Henri Regnault. Pouvons-nous dire que le peintre de
Prim, de la Salomè et de V Execution, pour ne rappeler que ses œuvres
capitales, était un artiste de génie? Non, car dans celte exposition de
ses peintures, aquarelles et dessins, il ne se rencontre pas un ouvrage
terminé qui laisse une émotion de grandeur sans mélange. Néanmoins
on sent partout circulant à travers toutes ces pages comme une sève
bouillante, un soufile d'étude si puissant, une telle avidité de voir, d'ap-
prendre, une spontanéité si entraînante, des dons d'interprétation si
originaux, si; indépendans, et en même temps, sous une apparence
désordonnée, si logiquement conduits à un même but, qu'il est impos-
sible de se refuser à l'évidence : Regnault touchait au terme de l'éduca-
tion qu'il avait voulu se donner, il avait réuni tous ses élémens d'action,
désormais il était miiître de son instrument, il était arrivé à triompher
des diflicultés d'exécution technique de la façon la plus imprévue. Si le
domaine de la grande forme classique lui était resté fermé, il était dé-
sormais sans rival dans le domaine de la lumière et de la couleur; il est
donc permis de croire que le temps seul lui a manqué pour être plus
qu'un ariiste d'un talent extraordinaire. Une toile immense, pour laquelle
il avait amassé tant de matériaux dans l'Alhambra, nous eût, selon toute
probabilité, révélé l'œuvre de génie dont cette exposilion si touchante ne
nous montre que la préface. ernest ches.neau.
Le direcleur-gérant, G. Bïloz.
,^
ET
L'EMPIRE GERMANIQUE
Depuis que le sort des batailles s'est prononcé pour les ambitions
prussiennes, bien clés questions sont nées de ce grave dérangement
de l'équilibre européen; parmi ces questions, il en est peu qui of-
frent plus d'intérêt que celle de la situation faite par les événemens
à la Hollande. Sans doute rien aujourd'hui n'est de nature à faire
croire que cette situation devienne critique à bref délai; mais il
suffit qu'elle puisse le devenir d'un moment à l'autre pour que ceux
qui n'aiment pas à être surpris par les orages de la politique cher-
chent à se rendre compte de l'état des esprits et des choses dans
les deux pays, et de ce qui pourrait compliquer des relations déjà
délicates.
Jusqu'en 1866, la position internationale de la Hollande pouvait
passer pour très forte. L'Allemagne divisée cherchait péniblement
sa voie, et ne songeait guère à s'agrandir, — sauf peut-être du
côté de l'Alsace : encore n'était-ce là qu'une théorie de professeurs
et de poêles perdus dans les nuages; elle se fût montrée unanime
contre la puissance qui aurait fait mine de vouloir s'emparer des
Pays-Bas. L'Angleterre avait renoncé depuis longtemps à toute
idée de conquête, et il était hors de doute pour tous qu'elle pro-
tégerait énergiquement un pays maritime et colonisateur, trop faible
désormais pour lui porter ombrage, mais dont la possession aug-
menterait énormément la puissance navale et commerciale de tout
autre grand état. La France, alors la plus suspectée quant à ses
velléités d'agrandissement, ne pouvait être accusée de rêver une
telle entreprise. Les Hollandais d'ailleurs n'étaient nullement dis-
TOME XCVIU. — 15 AVRIL 1872. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
posés à se laisser absorber. Confians, trop confians peut-être dans
les traditions de leur histoire, ils eussent attendu l'attaque de pied
ferme, en se rappelant les grands jours de leurs luttes acharnées
contre Philippe II et contre Louis XIV. En tout cas, même en faisant
la part de l'illusion patriotique, ils eussent, par une résistance opi-
niâtre, fourni à leurs alliés naturels le temps d'intervenir.
C'était donc une situation politique excellente; les trois seules
puissances qu'on aurait pu soupçonner à un titre quelconque se
neutralisaient réciproquement, et à l'abri de cette situation, que
le règlement définitif des affaires belges avait encore fortifiée, la
Hollande travaillait sans crainte à son développement pacifique
dans tous les sens, creusait ses canaux, améliorait ses ports, se
donnait des chemins de fer, desséchait des lacs tout entiers, rem-
boursait graduellement son énorme dette, émancipait les esclaves
dans ses colonies, multipliait chez elle les établissemens d'instruc-
tion, se contentait d'un état militaire très modéré, et se trouvait
aussi bien protégée par l'équilibre européen contre les tempêtes
politiques de l'extérieur que par ses digues gigantesques contre les
assauts de la Mer du Nord. Les guerres d'Orient et d'Italie passè-
rent sans apporter de changement à cette heureuse condition.
La guerre de 1866 ne fut pas aussi innocente au point de vue
strictement hollandais. Il est vrai qu'à ce même point de vue la
politique prussienne fut alors d'une modération exemplaire. Des
ordres sévères enjoignirent de respecter la neutralité du pavillon
hollandais sur le Rhin. Le lien qui rattachait une province du
royaume, le Limbourg, à l'ancienne confédération, fut dénoué à
l'amiable, et Maestricht devint purement hollandaise à la seule con-
dition que ses remparts seraient démolis. Une notion superficielle
des choses aurait donc permis de croire que la Hollande avait plus
gagné que perdu à la transformation intérieure de l'Allemagne;
mais il y avait déjà des esprits chagrins qui estimaient qu'en poli-
tique on est bien fou de prendre des démonstrations amicales pour
des garanties permanentes de sécurité. En fait, au lieu de s'ados-
ser à une Allemagne divisée et très mal organisée pour l'offensive,
au lieu de conOner à la fois au royaume de Hanovre et à la Prusse,
la Hollande était désormais circonscrite sur la plus grande partie de
sa frontière continentale par le nouveau royaume de Prusse, agrandi,
considérablement fortifié, disposant déjà militairement de toutes les
forces de l'Allemagne. Bien que les inquiétudes fussent encore pu-
rement théoriques et rarement énoncées, on accueillit avec satis-
faction la déclaration bien connue de M. Rouher le jour où, pour
apaiser les craintes qui s'étaient manifestées au corps législatif, il
proclama la ferme résolution de l'Angleterre et de la France de s'op-
LA HOLLANDE ET l' EMPIRE ALLEMAND. 739
poser à toute extension du territoire allemand du côté du Zuider-
zée. Convenait-il d'ailleurs de s'effrayer avant l'heure? On a peu de
goût en Hollande pour la prévision des éventualités à longue
échéance. L'unité allemande n'était pas encore faite, on ne pré-
voyait guère que le gouvernement impérial allait en hâter la cimen-
tation; la Prusse avait bien assez sur les bras en Allemagne même;
l'épée de la France avait encore la réputation d'être la mieux affi-
lée de l'Europe, et l'Angleterre celle de venir énergiquement au
secours de ses alliés. Depuis lors cependant les questions de réor-
ganisation militaire, de défense nationale, de fortifications nou-
velles, se posèrent avec une vivacité inconnue. La ligne de l'Yssel,
dont on n'avait guère entendu parler jusque-là, fut soigneusement
étudiée au point de vue de la défense, et des monitors destinés à
opérer sur les côtes et les fleuves furent adjoints à la flotte néer-
landaise.
Il serait oiseux de démontrer longuement que les résultats de la
dernière guerre ont aggravé les inconvéniens de la position géogra-
phique des Pays-Bas. L'Allemagne ou, pour mieux dire, la Prusse,
maîtresse de l'Allemagne entière, est plus formidable que jamais.
La France mutilée étanche du mieux qu'elle peut le sang qui coiile
encore de ses blessures, et se trouve hors d'état de s'intéresser
activement à d'autres qu'elle-même. L'Angleterre paie déjà cher
l'inconcevable mollesse dont elle a fait preuve dans le conflit franco-
allemand. On en vient à croire désormais en Europe que, là même
où son intérêt lui commanderait impérieusement d'intervenir, elle
est incapable d'adopter une politique décidée, et qu'il n'est pas de
calcul plus faux que celui qui consiste à lui rendre service dans l'es-
poir d'être soutenu par elle. La Hollande se trouve donc aussi iso-
lée qu'il est possible de l'être, à côté, presque dans les serres,
d'une puissance conquérante très disposée à prendre ses convoi-
tises pour des droits.
I.
Des convoitises de ce genre existent-elles en Allemagne, et la
Hollande pourrait -elle espérer que la probité de la nation alle-
mande, enfin maîtresse d'elle-même, sera un rempart aussi solide
que l'ancienne neutralisation des seules forces dont elle eût quel-
que chose à craindre?
Il y a des Hollandais qui s'en flattent. Les étrangers qui connais-
sent l'Allemagne et qui ont causé avec des Allemands ne sauraient
partager cette illusion. Ces Hollandais optimistes ne se disent peut-
être pas qu'ils sont les derniers devant lesquels des Allemands osent
dire brutalement qu'ils méditent l'annexion volontaire ou non de
7/iO REVUE DES DEUX MONDES.
leur pays. Ce qui est certain, c'est que, d'après une idée très ré-
pandue en Allemagne, l'entrée de la Hollande dans le nouvel em-
pire serait chose fort désirable, et ne peut manquer d'avoir lieu
dans un tempç plus ou moins rapproché. Soyons justes cependant,
même envers des ennemis qui l'ont été si peu pour nous; il serait
faux de prétendre qu'il y ait en Allemagne un parti-pris de procé-
der jJcr fas et nefas à cette nouvelle extension de l'empire. Beau-
coup d'Allemands protesteraient même très sincèrement contre toute
velléité d'incorporation violente, et il n'y a jusqu'à présent dans ces
aspirations rien qui ressemble encore à une passion populaire. Les
Allemands, qui s'imaginaient que les Alsaciens soupiraient après
leur retour dans la patrie allemande, ne savent pas combien les
Hollandais tiennent à leur nationalité. Ils partent de l'idée que le
peuple hollandais se verrait sans déplaisir incorporé dans le nouvel
organisme impérial. D'ailleurs, ajoutent les annexionistes modérés,
on ne les forcerait pas à devenir Prussions, ni même à faire abdica-
tion de leur individualité nationale. A la seule condition qu'ils ac-
ceptent le régime diplomatique, militaire et commercial de l'em-
pire, ils pourront conserver leur langue, leurs coutumes, leur
administration spéciale, et le roi de Hollande pourra marcher de
pair avec ceux de Saxe et de Bavière en qualité de vassal de son
très gracieux seigneur de Berlin. L'Allemagne ne déclarera donc
pas la guerre à la Hollande pour la contraindre à entrer dans l'unité
germanique. Certainement les Hollandais finiront par être frappés
eux-mêmes des avantages de tout genre qu'ils y trouveront. Seule-
ment, s'il surgissait de nouvelles complications européennes qui
fissent une nécessité pour l'empire allemand d'assurer la sécurité
de ses frontières en les transférant des plaines sans défense du Ha-
novre aux dunes de la Mer du Nord, il ne faudrait pas lui en vou-
loir, s'il hâtait par des mesures militaires indispensables la réalisa-
tion d'un état de choses que le temps ne peut manquer d'amener à
la longue. — Voilà le résumé ou, pour ainsi dire, la moyenne des
nombreuses théories annexionistes que nous avons entendu émettre,
et qui, prises chacune à part, représentaient toute la gamme de
l'annexion, depuis la conquête immédiate et brutale jusqu'à la réu-
nion volontaire des deux parts.
Qu'il nous soit permis de raconter ici une expérience personnelle.
J'eus l'an dernier l'occasion de me trouver en Suisse à la même table
avec un Allemand et un Hollandais, tous deux d'excellente compa-
gnie, et quoique la conversation eût touché des points où ma suscep-
tibilité nationale pouvait aisément se sentir lésée, nous arrivâmes au
dessert sans avoir fait de part ni d'autre la moindre brèche aux lois
d'une discussion paisible. JNotre partner hollandais jugeait le plus
souvent les coups, et avec une impartialité qui ne me donnait pas
LA HOLLANDE ET l'eMPÎRE ALLEMAND. 7^1
toujours beau jeu. Je soutenais la thèse que, par ses annexions for-
cées du Slesvig, de Francfort, de l'Alsace-Lorraine, dont on s'était
bien gardé de consulter les populations, tant on était sCir de leur
refus, la Prusse était entrée dans cette voie de la conquête arbi-
traire que l'Allemagne avait jadis reprochée si amèrement au pre-
mier Napoléon, — que, comme lui, elle serait fatalement entraînée
à vouloir consolider l'œuvre de la violence par de nouvelles vio-
lences, — que, comme lui peut-être, elle y réussirait pendant quel-
ques années, mais qu'au bout d'un temps donné, dès que la fortune
changerait, l'édifice s'écroulerait plus vite encore qu'il ne s'était
élevé. Par exemple, leur dis-je, l'adjonction du Danemark, au moins
du Jutland, de la Hollande et de tout ou partie de la Belgique vous
paraîtrait déjà désirable, et vous semblera bientôt nécessaire...
— Oh! quant à nous, interrompit notre commensal hollandais,
j'espère bien qu'on n'y pense pas en Allemagne.
L'Allemand regarda l'interrupteur d'un air surpris, et lui répon-
dit par un brusque « pourquoi pas? »
— Mais enfin, reprit le Hollandais, pourquoi donc en voulez-vous
à notre tranquille pays, qui ne vous fait aucun mal, qui ne saurait
vous inquiéter, et dont la possession ne pourrait augmenter nota-
blement votre puissance déjà si grande?
— Mon cher monsieur, répondit l'Allemand du ton le plus cour-
tois, si j'en juge par vous, je crains de m'être mépris sur les senti-
mens qui régnent en Hollande. Je croyais vos compatriotes mieux
éclairés sur leurs véritables intérêts; mais, puisque nous avons tou-
ché cette corde, permettez-moi de vous dire pourquoi, à mon point
de vue allemand, je désirerais qu'ils s'unissent d'eux-mêmes à l'Al-
lemagne nouvelle. — Vous comprenez bien que la grande idée de
l'unité germanique, au nom de laquelle nous avons affronté le choc
d'une puissance telle que la France, n'est pas de celles que nous
puissions limiter par égard pour de petits préjugés locaux. Pour le
moment, nous consentons bien à laisser à l'empire autrichien huit
ou neuf millions de Germains qui travaillent à fonder la suprématie
du germanisme dans des régions encore revêches à notre influence;
ils nous reviendront quand l'œuvre sera terminée. Quant à vous,
Hollandais, il n'y a aucun motif de ce genre pour vous laisser en
dehors de la grande unité. Vous êtes Germains comme nous. Votre
langue est germanique, et dérive de la nôtre. La Hollande faisait
autrefois partie de l'empire allemand. Tout récemment encore le
roi de Hollande, comme duc de Limbourg et grand-duc de Luxem-,
bourg, était membre votant de la diète germanique. C'était pour
nous une garantie que nous n'avons plus. Le roi de Hollande en
effet ne pouvait décemment faire la guerre au duc et au grand-duc
réunis dans sa personne, ni favoriser leurs ennemis. Aujourd'hui
7â2 REVUE DES DEUX MONDES.
ce lien qui unissait votre souverain à l'Allemagne est brisé; qu'en
résulte -t-il? L'empire d'Allemagne a surtout cherché clans les vic-
toires allemandes les moyens de se faire une position défensive qui
décourage d'avance tout agresseur. Il n'a rien à craindre au nord,
il est couvert du côté de France par ses récentes acquisitions, pro-
tégé contre une attaque autrichienne par les défilés des montagnes
de Bohême. Il n'y a plus qu'une lacune dans son système de dé-
fense : c'est cette échancrure que votre pays forme, on ne sait
pourquoi, sur la frontière du nord-ouest. De ce côté, pourvu qu'on
puisse librement débarquer dans ses ports, on entre chez nous de
plain-pied, sans qu'il y ait le m.oindre obstacle sérieux à tourner
pour arriver jusque sous Berlin. Vous me direz que votre pays ne
songera jamais à entrer en lutte avec l'Allemagne. Je le veux bien;
toutefois il peut servir à d'autres pour l'attaquer. Supposez, par
exemple, que la guerre éclate entre nous et l'Angleterre à propos
d'HéligoIand ou de toute autre cause. La France, qui n'attend que
l'heure de la revanche, saisit l'occasion aux cheveux. Ne pouvant
attaquer sérieusement la nouvelle frontière que nous avons fortifiée
sur son ancien territoire, elle juge convenable de porter ses forces,
de concert avec l'Angleterre, sur nos côtes du nord. Pensez-vous
que les deux puissances ne pèseront pas de tout leur poids sur
vous pour vous contraindre à prendre parti pour elles? Que vous
consentiez ou non, il n'en sera pas moins vrai que nous aurons
lieu de nous demander si nous pouvons laisser ainsi la Hollande à
elle-même, et si l'intérêt de notre sécurité n'exige pas que nous
occupions en force votre pays. Ne donnez pas le nom d'invasion
contraire au droit des gens à ce qui serait simplement une nécessité
stratégique. Est-ce dans un autre dessein que celui de nous ga-
rantir contre un retour offensif de la France que nous lui avons
enlevé l'Alsace et la moitié de la Lorraine? Nous n'aimons pas les
conquêtes, nous tenons simplement à vivre tranquilles. On prétend
chez nous qu'au commencement de la dernière guerre vous aviez
.massé vos divisions sur votre frontière du sud, et que, si nous avions
eu le dessous dans les premières batailles, vos chefs militaires, se
jetant les yeux fermés dans l'alliance française , auraient changé
nos défaites en déroute en nous prenant à revers. Je ne sais ce
qu'il y a de fondé dans ces bruits. Germains comme vous l'êtes,
vous devriez être plus dévoués aux intérêts du germanisme, et je
vous renferme dans ce raisonnement : ou bien vous vous sentez nos
frères de race, de sang et de langue, et alors vous devez désirer de
vous unir à nous, ou bien vous reniez vos origines ethniques, et
alors le germanisme ne fait que se défendre en prenant ses précau-
tions chez vous et contre vous. De plus, dites-vous bien que l'Al-
lemagne est désormais la première puissance de l'Europe, du moins
LA HOLLANDE ET l'eMPIRE ALLEMAND. 743
qu'elle doit l'être, et qu'il faut qu'elle ait une marine. Pour avoir
une marine, il lui faut des côtes, des ports de commerce et de pêche,
des marins. C'est pour cela que la Prusse s'est opiniâtrêe à garder
le Slesvig, et a éludé le traité qui l'obligeait à le rendre au Dane-
mark. Une telle annexion, fût-elle même augmentée de celle du
Danemark tout entier, ne nous suffirait pas. Vous découpez sur le
territoire allemand une enclave insuffisante pour faire un état sé-
rieux, mais qu'on dirait tracée tout exprès pour nous éloigner de
nos meilleures côtes et de nos plus beaux fleuves. L'Allemagne pro-
fesse pour le Rhin un culte presque superstitieux. N'est-ce pas déjà
trop que notre Vater Rhein prenne sa source en Suisse, loin de nos
frontières, et comprenez-vous qu'il nous est dur de penser qu'il ne
finit pas davantage, en terre allemande? Peut-on prétendre qu'un
fleuve est à soi quand on n'en possède pas les embouchures, et pou-
vons-nous supporter patiemment l'idée que dans certaines éventua-
lités vous pourriez, sur le Rhin, nous barrer le chemin de la mer
avec deux ou trois canonnières?
Vous voyez, continua l'Allemand, que nous ne manquons pas de
motifs pour désirer votre réunion à l'empire d'Allemagne. Notez
bien que je vous cite seulement les plus élevés dans l'ordre straté-
gique et politique; je glisse sur d'autres d,ont peut-être vous trou-
veriez l'énoncé peu convenable, tels que les avantages que nous
retirerions de vos belles colonies, de vos énormes capitaux, de vos
relations commerciales; mais laissez-moi maintenant vous indiquer
quelques raisons parmi toutes celles qui devraient, selon moi, vous
pousser dans un sens conforme à nos désirs. J'ai déjà dit que vous
étiez nos frères par le sang et la langue. Vous êtes en majorité pro-
testans, nous aussi. Vous ne voyez pas sans inquiétude les deux cin-
quièmes de votre population aveuglément soumis à un clergé- qui
reçoit de Rome des mots d'ordre aveuglément acceptés; c'est la
nouvelle Allemagne qui est appelée à écraser définitivement l'ultra-
montanisme. Vous serez forcés de subir des charges militaires écra-
santes, si vous voulez être en état d'opposer à vos ennemis éventuels
une résistance qui vaille son nom; unis à nous, vous êtes protégés
parla première armée du monde. Désormais pour vous plus de sou-
cis, plus de défiances. Vous êtes un peuple éclairé, amateur de science
et d'érudition; que ne vous réunissez -vous à la grande Allemagne?
En moins de rien, vous échangeriez votre langue, qui n'est qu'un
patois ignoré du monde entier, contre notre belle langue allemande,
et vos savans, vos publicistes, vos professeurs, seraient connus, ap-
préciés, admirés partout. En un mot, plus j'y réfléchis, plus je vois
se multiplier les avantages qui résulteraient pour vous d'une réu-
nion à l'Allemagne.
, Notre orateur avait prononcé tout d'une haleine ce long mono-
7llh REVUE DES DEUX MONDES.
logue. On voyait qu'il avait étudié la question, et qu'elle lui tenait
au cœur. Le Hollandais l'avait laissé discourir, non sans émotion
intérieure. On le voyait pâlir lentement sous les coups de langue de
son adversaire, et se contenir avec cette force de volonté dont les
hommes du nord ont le secret. Un Français eût bouilli d'impa-
tience, eût éclaté depuis longtemps. Pour lui, il avait tiré un pur
havane d'un étui javanais, en avait soigneusement coupé la pointe
avec une paire de ciseaux microscopiques, l'avait méthodiquement
allumé pendant que l'Allemand se lançait à corps perdu dans les
théories annexionistes. J'étais fort curieux d'entendre la réplique.
J'avais toujours, ainsi que tant d'autres, considéré l'unification de
l'Allemagne comme un danger pour la Hollande; mais j'avoue que
je n'avais pas encore entendu développer avec cette verve et cet
accent de conviction les raisons de divers genres qui, du point de
vue allen)and, menacent son indépendance.
Le Hollandais lâcha une forte bouffée, et, avec le calme le plus
parfait, se contenta de répondre : — Tout ce que vous dites, mon-
sieur, est fort possible, mais nous ne voulons pas, — et il répéta,
en in-istant avec force, — nous ne voulons pas être annexés.
L'Allemand, qui s'attendait à une réfutation en règle, demeura
un instant muet. Le silence dans lequel se renfermait le HQllandais
l'étonnait au plus haut degré. Voyant que son interlocuteur n'ajoutait
rien, il reprit la parole. — Vous ne voulez pas, vous ne voulez pas...
Je viens de vous prouver que vous avez tort de ne pas vouloir,
comme nous avons raison de désirer votre réunion.
— Monsieur, répliqua le Hollandais, je vous ai laissé parler sans
vous interrompre. J'étais bien aise de savoir ce que vous pourriez
dire en faveur d'une thèse qui, je ne vous le cache pas, nous peine
et nous blesse quand nous l'entendons émettre. Vous trouveriez
aisément dans mon pays, surtout dans les classes instruites, des
hommes aimant l'Allemagne, qui même ont pris hautement parti
pour elle dans sa dernière guerre avec la France; cependant je ne
sais pas si vous en trouveriez un seul disposé à lui faire, même
pour la plus minime part, le sacrifice de notre indépendance natio-
nale.
— Mais enfin, repartit l'Allemand, vous n'alléguez rien contre les
argumens, à mon avis, très forts que j'ai avancés. Vous me parlez
uniquement, comme si cela suffisait, de votre répugnance à l'idée
de cesser d'être Bas-Allemands, des Niedcrdcutschcn, pour devenir,
comme nous tous, Germains du nord et du midi, des Allemands,
des Deutschcn tout court. La question, encore une fois, est de savoir
si cette répugnance est rationnelle, si elle est conforme à une ap-
préciation équitable des réalités.
Je crus alors avoir le droit de placer mon mot. — Je suis de
LA HOLLANDE ET l'eMPIRE ALLEMAND. 7 hù
l'avis de notre commensal hollandais, dis-je à l'Allemand. Vous
n'attachez donc aucune importance à ce qui paraît en France, et,
je le pense, parait aussi en Hollande, la raison majeure de la légi-
timité ou de l'iniquité d'une annexion, je veux dire le libre consen-
tement des populations? La France, pour son malheur, n'a point
toujours été fidèle à ce principe souverain, moderne, inséparable de
son principe démocratique; cependant on peut dire pour l'excuser
que, tant qu'elle s'est appartenue cà elle-même, elle l'a toujours
hautement proclamé, et que si, même alors, elle lui a fait quelque-
fois violence, c'est égarée par l'illusion qui lui faisait croire à plus
de sympathies qu'elle n'en inspirait réellement. Vous, en Allemagne,
vous commencez par dire : Ceci pourrait être à nous, pour ajouter
bientôt : Ceci devrait être à nous, et, dès que l'occasion favorable
surgit : Ceci est à nous! Et vous faites comme vous dites, en haus-
sant les épaules quand on vous parle du droit supérieur des popu-
lations qui ne veulent pas être annexées. Vous prenez pour des
titres de propriété l'avantage d'avoir de meilleures frontières, plus
de côtes et de ports, des issues tout cà fait libres pour votre com-
merce. Avouez que cela touche au fond très peu les gens dont vous
prétendez faire le bonheur. La Hollande, nation déjà vieille, juste-
ment fière de son histoire, qui pesait en Europe à l'égal des grandes
puissances quand les électeurs de Brandebourg n'étaient encore que
des principicLiles, la Hollande est foncièrement attachée à sa liberté
nationale, et quand un peuple est vraiment un peuple, quand sa
nationalité est non pas une expression diplomatique ou géographi-
que, mais une partie intégrante de la conscience de tous, quelque
chose d'entré dans le sang et la moelle des générations, c'est bien
en vain que vous faites briller les avantages matériels ou autres qui
résulteraient d'une abdication. L'amour de la patrie est plus fort
que la séduction des intérêts. C'est comme si vous engagiez un en-
fant de bonne maison à renier son père et sa mère en lui promet-
tant une plus belle chambre et une bourse mieux garnie; il vous
répond simplement : J'aime trop mes parens pour vous écouter.
Je vis mon Hollandais secouer la tête à plusieurs reprises en
signe d'approbation complète. L'Allemand ne se tint pas pour battu.
— J'aurais beaucoup de choses à opposer à votre prétendu prin-
cipe, reprit-il, mais je m'en tiens à votre comparaison finale, qui
cloche, mon cher monsieur. H ne s'agit pas ici d'un enfant qu'on
voudrait arracher à sa famille pour le faire entrer dans une famille
étrangère. H s'agit d'une famille de frères longtemps divisés, qui
ont appris par une rude expérience les calamités de tout genre ré-
sultant pour eux de cette division, et qui pour la plupart sont dé-
sormais groupés sous la direction du plus habile et du plus fort
d'entre eux. H est toutefois un frère qui persiste encore à rester
746 REVUE DES DEUX MONDES.
isolé. Cet isolement lui est nuisible, et à nous aussi. Que faisons-
nous de blâmable quand nous cherchons à l'éclairer sur ses vérita-
bles intérêts conformes aux nôtres? En quoi violons-nous les vrais
principes quand nous lui disons : Ne persiste pas dans la sépara-
tion, rentre avec nous tous dans le sein de la grande famille dont
tu faisais autrefois partie; nous nous en trouverons tous bien, et tu
n'y perdras réellement rien !
— Voilà ce que nous contestons absolument, interrompit le Hol-
landais, dont la provision de patience commençait enfin à s'épuiser.
Vous partez toujours de l'idée que nous sommes des Allemands
comme vous, sauf quelques différences extérieures ne touchant pas
au fond. A ce compte, la France aurait le droit de réclamer comme
ses enfans les Wallons de Belgique, les Romands de Suisse, les Ita-
liens du nord. Ne confondez donc pas la race et la nation; autre-
ment on ne saurait ce que l'Europe va devenir. Nous sommes en
majorité d'origine germanique, cela est vrai, bien que nous comp-
tions aussi de nombreux élémens celtiques dans nos populations;
les Danois, les Scandinaves 'en général sont aussi d'origine germa-
nique. Voulez-vous également les annexer? Notre langue est ger-
manique, comme les leurs et comme l'anglais, mais elle n'est pas
du tout un dérivé, encore moins un patois de l'allemand. Elle est
aussi originale que la vôtre. Elle se rattache comme la vôtre au
vieux tronc germanique, dont elle est une branche indépendante,
poussée parallèlement au haut-allemand, lequel n'est devenu que
peu à peu l'allemand moderne. Il y a même des savans qui préten-
dent qu'elle est plus rapprochée que la vôtre du tronc primitif. Un
Hollandais et un Allemand ne se comprennent pas quand ils se
parlent chacun dans sa langue. Notre articulation est toute diffé-
rente. Voyez vous-même : nous sommes trois ici de nationalité dis-
tincte; pour lier conversation, comme je ne sais pas parler alle-
mand et que vous ne savez le hollandais ni l'un ni l'autre, nous
avons dû recourir au français. Je ne me flatte pas de parler très
purement cette langue, cependant je la parle sans difficulté avec
les personnes que mes fautes n'effarouchent pas; des milHers de
mes compatriotes sont dans le même cas, et je vois combien vous
autres de la haute Allemagne vous avez de peine à ne pas estro-
pier tout mot français où se rencontre un f, un p ou un d. Au sur-
plus, qu'importe cette question de langue? Nous parlerions alle-
mand comme les Suisses et les Alsaciens que nous ne serions pas
Allemands pour cela. Notre histoire, nos anciennes constitutions,
nos mœurs, nos qualités et nos défauts réunis, tout nous distingue
de vous, et si rien ne nous empêche de rester bons amis sur la base
du respect de nos droits réciproques, vous pouvez être certains de
nous avoir pour ennemis irréconciliables dès que vous ferez sérieu-
LA HOLLANDE ET l'eMPIRE ALLEMAND. ikl
sèment mine de nous assujettir... Mais ce genre de conversation me
déplaît, et je vous prie, messieurs, de m' excuser si je prends congé
de vous.
A ces mots, il se leva et quitta la salle. — On dirait vraiment
qu'il se fâche, me dit l'Allemand quand le Hollandais eut disparu.
Je ne voulais pourtant pas le blesser. Il faudra bien qu'un jour ou
l'autre il prenne son parti de ce qui lui répugne si fort. J'aurais pu
l'inquiéter encore plus en lui parlant de ces nombreux Allemands
qui pénètrent chaque jour en Hollande et très souvent s'y établis-
sent. J'ai un neveu dans une des premières maisons d'Amsterdam,
et il était inutile d'appeler son attention sur ce point délicat. Par
la force même des choses, par la lente infiltration des Allemands de
l'intérieur qui viennent faire leurs affaires en Hollande et s'y ma-
rient volontiers, il se formera une opinion moins revêche à nos
désirs, et nous finirons bien par nous entendre.
— J'en doute, lui répondis-je. Jusqu'à présent, la Hollande s'est
parfaitement assimilé les élémens français et allemands qui se sont
fixés chez elle. Les descendans des Français réfugiés aux deux der-
niers siècles et ceux des Allemands attirés en grand nombre par le
négoce pendant ce même laps de temps sont devenus complète-
ment et également Hollandais. En tout cas, cette prévision ne pour-
rait se réaliser que dans un avenir encore lointain, et d'ici là l'em-
pire allemand peut subir bien des vicissitudes.
— Et lesquelles?
— Qui vivra verra, dis-je en le saluant et quittant la salle à mon
tour.
Une demi-heure après, je retrouvai mon Hollandais. — Avez-
vous entendu cet arrogant? me dit-il. Je n'y tenais plus quand je
vous ai quittés. On m'avait bien affirmé qu'il y avait des Alle-
mands entichés de ces idées d'annexion hollandaise, mais je ne vou-
lais pas le croire. Maintenant je ne peux plus.en douter. La sécurité
de leur empire ! La belle raison pour prendre ce qui ne leur appar-
tient pas !
— Que feriez-vous pourtant si l'un de ces beaux matins on vous
cherchait à Berlin une de ces querelles comme on sait en faire naître
en Allemagne, et qu'on en prît texte pour envahir votre territoire?
— Nous nous défendrions tous jusqu'à la mort.
— Je le veux bien ; mais vous seriez tous tués, et pas plus avancés
pour cela. Il vous faudrait un bon allié ! L'Angleterre pourrait, mais
voudrait-elle? La France voudrait bien, mais pourrait-elle?
Mon Hollandais hocha la tête. — A la grâce de Dieu! dit-il, ne
nous tourmentons pas avant l'heure. Tout ce que je peux vous ré-
péter, c'est qu'en Hollande nous ne voulons pas être annexés, et
que nous ferons tout ce que nous pourrons pour ne pas l'être.
7/18 REVUE DES DEUX MONDES.
— Paissiez-vous être plus heureux que les Alsaciens et les Lor-
rains, lui dis-je en. le quittant.
Cette conversation me donna beaucoup à penser. Une chose sur-
tout m'étonnait : c'était l'espèce de surprise que mes deux interlo-
cuteurs avaient manifestée, le Hollandais en voyant qu'un Allemand
pouvait parler comme d'une chose toute simple, allant de soi, de la
prochaine entrée de la Hollande dans l'empire allemand, — l'Al-
lemand en découvrant qu'un Hollandais instruit, sans passion po-
litique, et qui môme avait fait preuve de plus d'indulgence pour
l'Allemagne que pour la France dans plusieurs appréciations de la
dernière guerre, se révoltait à la seule idée que les conséquences
de cette guerre pussent entraîner la réunion de la Hollande à la
patrie allemande. Pour moi, qu'un séjour de quelque durée en Hol-
lande dans les dernières années et un séjour forcé tout récent en
Allemagne avaient assez bien initié aux idées et aux tendances ré-
gnantes des deux pays, c'était cette surprise qui me surprenait.
Tout bien pesé, l'illusion de l'Allemand était la plus facile à com-
prendre. On ne sait jamais très bien à l'étranger ce qui se passe
dans un pays dont la langue n'est à peu près connue de personne.
Je résolus de retourner en Hollande pour tâcher de me faire une
idée nette de ce que l'on pensait, dans le pays même, de la situation.
II.
C'est une chose assez compliquée que de déterminer avec pré-
cision le sentiment qui domine à cette heure dans les Pays-Bas à
l'égard de l'Allemagne. L'attachement à la nationalité y est très
fort, vraiment universel. Les exceptions, si même il y en a, ne
valent pas qu'on les compte. De sourdes inquiétudes sur les dan-
gers dont elle pourrait être bientôt menacée par un voisin très
puissant et peu scrupuleux se font jour de temps à autre, sans
éclat toutefois, avec une certaine discrétion, et comme si l'on crai-
gnait de donner une valeur à un péril qui n'existe pas encore d'une
manière bien réelle. La classe inférieure en Hollande aime peu les
Allemands, elle leur applique des sobriquets méprisans, et les
regarde de haut; mais son éducation politique est très arriérée,
cette antipathie date de loin, et cette classe ne se rend pas un
compte bien clair des changemens apportés par la dernière guerre
à la situation du pays. On prétend que la cour, du moins pour
ce qui concerne spécialement la Prusse, partage plutôt les dis-
positions de la classe inférieure que les tendances moins pronon-
cées des classes moyennes. Celles-ci, plus prépondérantes peut-être
en Hollande que partout ailleurs, sont partagées, très indécises,
surtout très réservées dans l'expression de leurs sentimens. Chez
LA HOLLANDE ET l'eMPIRE ALLEMAND. 7h9
elles comme dans les autres classes, la ferme résolution de rester
(( libres Hollandais » est générale, mais on dirait qu'elles se dé-
tournent volontiers de l'examen d'un état de choses qui déplaît, et
auquel on ne peut rien. Il y a plus, si quelques publicistes distin-
gués n'ont pas craint de dire nettement leur pensée sur les torts
de l'Allemagne victorieuse, il en est d'autres, et ce ne sont pas
les moins goûtés, qui professent de chaudes sympathies pour la
nouvelle Allemagne, pallient ses fautes, exaltent ses mérites, et
semblent complètement aveugles sur les dangers que com't désor-
mais leur indépendance nationale. A leurs yeux, dans la dernière
guerre, c'est la France jusqu'au bout qui a eu tous les torts, l'Alle-
magne était d'une innocence d'agneau dans les démêlés qui ont
précédé la rupture. Ne leur dites pas qu'il y a des Allemands qui
comptent sur l'annexion sous une forme quelconque de leur pays
à l'empire; ils ne vous croient pas. De temps à autre cependant
éclatent des symptômes qui devraient leur ouvrir les yeux. Un
jour, c'est un recueil allemand qui refuse d'accorder à la littérature
néerlandaise la place distincte qu'il lui réservait auparavant, et
qui prétend la faire rentrer sous la rubrique allemande en général,
parce que, ditla rédaction, il faut en finir avec tout particularisme.
Un autre jour, c'est une feuille militaire allemande démontrant
que l'armée hollandaise, postée à la frontière pendant la guerre
franco-allemande, était toute prête à se jetersur l'armée prussienne
battue, et que c'est là un danger qu'une autre fois il faudrait pré-
venir. On se récrie, et à bon droit, sur l'absurdiLé de pareilles allé-
gations ; rien en effet n'est plus contraire à la vérité que la suppo-
sition de l'écrivain allemand, et des officiers supérieurs hollandais
l'ont déjà réfutée catégoriquement. On dirait que cette absurdité
même suffit pour que les chauds amis du germanisme n'en tiennent
qu'un très médiocre compte. Il y a chez eux quelque chose de l'en-
gouement dont à la fin du dernier siècle les libéraux hollandais
étaient possédés pour la France et les idées françaises, et tandis
qu'en présence d'une situation si profondément changée on s'atten-
drait à un retour chaleureux des sympathies pour la France, là en-
core on peut s'étonner de la tiédeur générale de l'opinion. Il y a
des exceptions remarquables sans doute, et elles ne sont ni obscures,
ni rares; en somme, on serait embarrassé de dire de quel côté penche
décidément le sentiment national.
Cette iiidécisiou a plusieurs causes. En premier lieu, le peuple
hollandais non-seulement ne s'échauffe pas vite, mais de plus il ne
se passionne pas pour les questions théoriques. C'est un trait qu'il
a en commun avec le peuple anglais. Nous, en France, nous sacri-
fions à chaque instant le bien prés3nt pour nous épargner les con-
séquences lointaines de principes que nous croyons faux, ou de si-
750 REVUE DES DEUX MONDES.
tuations qui pourraient un jour ou l'autre devenir menaçantes. En
Hollande, on pécherait plutôt par le défaut opposé. Tant que les faits
ne se sont pas déclarés avec leur évidence iDrutale, on ne sent pas
la nécessité de s'en préoccuper beaucoup. Il est un proverbe hol-
landais d'une application fréquente dans les polémiques locales,
lorsque l'on accuse les administrations communales d'incurie ou de
négligence : « on ne bouche le puits qu'après que le veau s'y est
noyé. » Peut-être pourrait-on l'appliquer parfois à de plus hautes
questions. Ce qui est certain, c'est que las appréhensions des Hol-
landais à l'égard de l'Allemagne sont fort loin d'avoir atteint le
degré où elles se seraient élevées au sein d'une population fran-
çaise placée dans les mômes circonstances.
En second lieu, le courant précis de l'opinion publique en Hol-
lande est toujours difficile à déterminer; on peut même se deman-
der souvent s'il y existe une opinion publique, dès qu'il ne s'agit
pas de certaines questions qui ont le privilège depuis longtemps
d'intéresser fortement la population tout entière. Tel serait sans
doute le cas, si l'indépendance nationale était menacée directe-
ment. Tant qu'il n'en est pas ainsi, l'opinion peut énormément va-
rier d'une ville à l'autre et même dans une seule ville. Le Hollandais
est très individualiste et supporte aisément la bigarrure des opi-
nions politiques dans la société qu'il fréquente. A ce point de vue,
le Suisse, par exemple, et le Hollandais sont aux antipodes l'un de
l'autre. L'intolérance politique, si fréquente au sein des petites ré-
publiques helvétiques, est étrangère aux mœurs hollandaises. De
là les erreurs dans lesquelles tombent fréquemment les étrangers
quand ils prennent pour l'opinion d'un cercle ou d'une classe ce
qui n'est que la pensée individuelle de ceux des membres de ce
cercle ou de cette classe qu'ils ont pu consulter. Portez la conver-
sation dans une réunion quelque peu nombreuse sur les dangers
dont la Hollande est menacée par l'unité allemande, et vous avez
grande chance de voir les opinions s'échelonner en revêtant toutes
les nuances, depuis ceux qui sont très frappés de ces dangers et
qui l'avouent jusqu'à ceux qui les nient avec plus d'assurance que
de bonnes raisons.
N'oublions pas non plus que le peuple hollandais a les habitudes
tenaces. Les Français ne peuvent pas se plaindre de la manière
dont ils sont personnellement accueillis en Hollande. Au contraire
on les recherche, on aime leur conversation, leur bonne humeur,
leur nature sociable. Il est bien peu de pays hors de France où la
littérature française, contemporaine aussi bien que classique,
compte proportionnellement autant d'amateurs zélés. Ce goût pro-
noncé remonte loin; mais, si nous exceptons les dernières années
du xvm'^ siècle, il n'a jamais entraîné l'amour de la France en tant
LA HOLLANDE ET l' EMPIRE ALLEMAND. 751
que nation et puissance politique. Il est certain que la France de
Louis XIY n'a rien fait pour qu'il en fût autrement. Les vives sym-
pathies qu'on professa pour nous au temps de la première répu-
blique furent bien tristement déçues par l'annexion sous l'empire.
Bien qu'aujourd'hui les Hollandais aient pris très volontiers leur
parti de la séparation de la Belgique, on ne peut pas ranger le
rôle assumé par la France dans la révolution belge parmi les causes
qui auraient pu modifier les sentimens héréditaires. Enfin, tant que
dura le second empire, toujours inquiets des intentions mysté-
rieuses d'un pouvoir irresponsable en fait et dont les menées,
sourdes ou avouées, troublaient continuellement la tranquillité du
monde, les Hollandais s'endurcirent dans leur défiance de la puis-
sance française. Les insignes maladresses de la politique impériale,
qui se donna tous les torts apparens de la rupture en i 870, four-
nirent de magnifiques argumens à ceux qui nous représentaient
comme un peuple sans principes, toujours prêt à déchaîner le fléau
de la guerre sans motif sérieux. Si la Hollande fut active et géné-
reuse dans l'organisation de ses ambulances volontaires, ce fut par
humanité pure, nullement par sympathie prononcée pour l'une ou
l'autre des parties engagées. Depuis notre désastre de Sedan, il est
vrai, quand on vit que la Prusse, bien loin de s'arrêter comme elle
aurait pu et dû le faire conformément à ses déclarations officielles,
ne songeait qu'à pousser ses avantages jusqu'au bout; quand on
comprit clairement qu'elle voulait faire elle-même ce qu'elle avait
si vivement reproché à la France, une guerre de conquête, un revi-
rement visible s'opéra en notre faveur. Les partisans de l'Allemagne
en furent même alarmés, et il y eut une brochure politique publiée
tout exprès par l'un des plus distingués sous ce titre : Le bon Droit
de l'Allemagne, même après Sedan. Elle ne fit guère de conver-
sions; mais de cette désillusion à de franches sympathies il y avait
encore loin, et, il faut le dire, les sanglantes absurdités de la com-
mune d'une part, les tendances réactionnaires et cléricales attri-
buées à la majorité de l'assemblée nationale de l'autre, n'ont pas
été de nature à relever la France dans l'estime d'un peuple aussi
libéral dans ses institutions qu'ami de l'ordre et du bon sens pra-
tique.
Nous venons déparier des tendances cléricales que, pendant tout
l'empire et sous la république actuelle, on a imputées à la France
et au gouvernement français. N'est-il pas déplorable que, dans tout
le nord de l'Europe, sans parler du midi, les hommes éclairés, fort
alarmés depuis quelques années des progrès de la réaction ultra-
montaine, en soient réduits à se féliciter de l'attitude hardie prise
par M. de Bismarck à rencontre de ce qu'on appelle désormais avec
lui u l'Internationale noire?» Qui jamais leur eût prédit qu'ils au-
752 REVUE DES DEUX MONDES.
raient lieu de craindre, sur cette question spéciale, mais de la-
quelle dépend l'avenir de la société moderne, la reconstitution de
la France comme grande puissance ? C'est pourtant là que nous en
sommes, et qu'on veuille bien ne pas attribuer au parti-pris con-
fessionnel cette méfiance de l'opinion libérale étrangère. Dans sa
campagne anticléricale, M. de Bismarck a pour adversaires le pié-
tisme protestant aussi bien que l'ultramontanisme catholique. En
homme habile et qui s'entend à s'emparer des causes riches d'ave-
nir, il a parfaitement vu qu'il y avait une place à prendre, aux ap-
plaudissements d'une foule d'hommes instruits en tout pays, à la
tête de la société moderne contre ceux qui la maudissent et vou-
draient la détruire. Gomme cette évolution nouvelle était conforme
à son rôle d'organisateur de l'unité allemande, comme l'indiffé-
rence ou la timidité des autres hommes d'état lui faisait sur ce ter-
rain la partie magnifique, il s'est hâté d'en profiter. Pas plus en
Hollande qu'en Angleterre ou en Italie, cette direction imprimée à
la politique allemande n'a pu faire de tort à l'Allemagne. Plus d'un
parmi ceux qui exècrent les moyens mis en œuvre pour fonder la
puissance nouvelle en est à se dire que du moins de ce côté elle tire
l'Europe moderne d'un véritable souci.
Enfin l'on peut se demander à quoi il faut attribuer cette com-
plaisance infinie pour l'Allemagne et tout ce qu'elle fait, si mar-
quée chez quelques écrivains hollandais. Est-ce un eflet de la com-
munauté de sang germanique? Il faut en tenir compte; mais il doit
y avoir une autre cause, car le sentiment exalté de cette commu-
nauté exclurait l'attachement à l'indépendance nationale, et, encore
une fois, cet attachement est général. La cause immédiate et prin-
cipale se révèle dans le fait que cet engouement germanique se ren-
contre presque uniquement chez des professeurs ou des publicistes
érudits. C'est jusqu'à un certain point une tendance universitaire.
Il faut y voir une conséquence de la supériorité scientifique de
l'Allemague moderne. C'est chez elle que les savans hollandais sont
habitués depuis longtemps à renouveler leurs méthodes et à suivre
le grand mouvement de la pensée du siècle. La philosophie, la cri-
tique religieuse, l'histoire érudite, les sciences naturelles s'appro-
visionnent presque exclusivement en Allemagne. C'est la faute de
la France, qui s'est laissé ravir insensiblement un sceptre qu'elle
avait longtemps si glorieusement porté. Ce commerce continuel
avec l'esprit allemand ne pouvait manquer à la longue de façonner
plus d'un esprit à l'allemande (1). Chez nous, la familiarité avec la
science d'outre-Rhin ne présente ordinairement que des avantages.
• (1) Croirait-on, par exemple, qu'au beau milieu de la giuerrc un professeur hollan-
dais s'avisa d'ap )liquer à nos malheurs la tln'orie d.xrwiniste sur l'éliiuination fatale
des races inférieures par les supéi'ieures !
LA HOLLANDE ET l'eMPIRE ALLEMAND. 753
Il y a trop de différences de tempérament intellectuel pour qu'une
usion complète s'opère. En Hollande, il y a certainement aussi une
différence de constitution morale entre les deux nations; toutefois
elle est naturellement moins tranchée. Si donc il serait très faux
de prétendre qu'il existe en Hollande un parti allemand, il est in-
contestable qu'on y peut noter une tendance germanisante, forte,
non par le nombre, mais par le talent de ses représentans, et con-
tribuant pour sa bonne part à cette mollesse relative de l'opinion
dont nous avons indiqué les autres causes.
III.
La vérité est que l'opinion publique en Hollande ne s'inquiète
pas autant de la situation que nous pourrions le croire en France,
où de sanglantes expériences nous ont appris ce qu'il faut pen-
ser de la modération et de l'équité germaniques. Reconnaissons du
reste qu'il ne serait pas conforme à la dignité d'un petit j)euple
de s'agiter dans le vide et de provoquer par des démonstrations
impuissantes le malheur même qu'il redoute. Il ne manque pas non
plus en Hollande de bons esprits, éclairés par un patriotisme pré-
voyant, et qui, sans haine contre l'Allemagne, croient pourtant
nécessaire d'avertir leurs compatriotes du danger qui les menace et
de dissiper les illusions que, par habitude, par indolence ou parti-
pris, ils pourraient se faire encore. Tous les hommes universitaires
sont loin d'avoir épousé les prétentions allemandes. Un honorable
professeur d'Utrecht, M. Yreede, connu par ses travaux sur l'his-
toire diplomatique, a courageusement dénoncé les périls que la
politique conquérante de la Prusse faisait courir à l'Europe entière.
Un autre professeur dans la même ville, M. Quack, jeune écrivain
d'un véritable talent, a excité mainte fois l'ire des «cousins d'Alle-
magne )) en perçant de sa plum3 acérée le ballon gonflé de la vertu
germanique, et en versant des flots d'ironie sur ces professeurs
d'esthétique qui réclamaient à cor et à cris le bombardement sans
miséricorde des plus beaux monumens de la civilisation moderne.
Est-il donc possible de professer l'esthétique et d'être aussi vandale?
Mentionnons encore un respectable philanthrope, M. de Dosch Kem-
per, d'Amsterdam, qui, dès les premiers jours, soutint contre l'o-
pinion générale que, si l'empereur Napoléon avait eu le tort insigne
de déclarer la guerre, le roi Guillaume avait fait tout ce qu'il fallait
pour lui en inspirer le désir. Le chef du parti orangiste, M. Groen
van Prinsterer, n'est pas non plus de ceux qui admirent la politique
prussienne en fermant les yeux sur la gravité de la position désor-
mais faite à son pays; cependant le plus curieux et pjut-ètre le
TOME xcvm. — 1872. 48
754 R£VUE DES DEUX MONDES.
plus digne d'intérêt des avertissemens que la quiétude hollandaise
ait reçus est venu d'Allemagne même, d'un écrivain, Hollandais il est
vrai, mais vivant depuis plusieurs années au milieu des Allemands
et ne pouvant se défendre d'une patriotique anxiété sur l'avenir que
l'Allemagne nouvelle pourrait bien réserver à son pays nat;il (1).
L'auteur du livre dont nous allons parler est M. A. Pierson, an-
cien pasteur d'une ég'ise réformée en Hollande. Il y a quelques
années qu'il se démit de ses fonctions ecclésiastiques; ses opinions
religieuses ne lui permettaient plus, semble-t-il, de continuer à les
remplir con>:cienciiusement. M. Pierson était fort goûté comme ora-
teur en Hollande, et l'esi toujours comme écrivain. En quittant son
pays, il se retirait à H ùdelberg, où bientôt il occupa, d'abord comme
simple doccnl, puis comme professeur extraordinaire, une des chaires
de l'université. Ri^n ne serait plus injuste, ayons soin de le dire,
que de l'accuser d'avoir écrit son livre dans une pensée hostile au
pays qu'il habit ;. Ce n'est ni l'Allemagne ni même l'unité allemande
qui r inquiète pour l'avenir de sa patrie, c'est la manière dont cette
unité s'est faite et surtout l'énorme pouvoir confié aux mains d'une
dynastie dont le passé est bien propre à inspirer les plus vives in-
quiétudes à toute nation pouvant passer pour être de bonne prise.
Il revendique pour lui, non-Allemand domicilié dans le grand-du-
ché de Bade, le droit de parler des affaires d'Allemagne avec la
même liberté et la même sympathie qu'un Allemand de naissance,
et en particulier de professer la même opinion que les nombreux
Badois qui ne cachent pas leur aversion pour le régime imposé de
Berlin à tout 3 la nation allemande. Il ne peut pas et ne veut pas
admettre que l'Allemand proprement dit, celui qui n'écoute que sa
probité native, nourrisse des envies d'annexion violente contre un
peuple inolfensif qui veut rester lui-même; mais il se défie des con-
voitises prussiennes, de la facilité avec laquelle la Prusse, mise en
appétit, pourrait donner le change à l'Allemagne sur le caractère
moral de ses spoliations préméditées, et il s'effraie de voir que dans
son pays, ou du moins dans certaines régions, règne un optimisme
prussophile qui semble avoir oublié toute l'histoire antérieure de
cette puissance esseniiellenient conquérante.
(c On est en train chez nous', j'en ai peur, dit-il, d'idéaliser la
Prusse. Des âmes pieuses attendent de sa suprématie l'avancement
du règne de Dieu sur la terre. Des amis du peuple saluent, dans les
victoires reuiporlé^s par la Prusse sur l'Autriche et Napoléon, le
triomphe de l'état moderne. Chacun peut s'améliorer; mais, pour
savoir jusqii'à quel point ces espérances sont fondées, il serait con-
(1) Ilerinnetivgenuit Pfuisens gcschiedenis (Souvenirs tirés de l'histaire de Prusse),
Aruhcm, 1^72.
LA HOLLANDE ET l' EMPIRE ALLEMAND. 755
venable d'examiner le passé de la Prusse, et de se demander en-
suite : l'Europe est- elle actuellement délivrée de la politique révo-
lutionnaire et napoléonienne? ou bien cette politique subsiste-t-elle
et a-t-elle seulement changé de nom?.. On n'usurpe pas le man-
teau des prophètes quand on prévoit le jour où notre existence na-
tionale pourra être menacée par la Prusse. Déjà la cognée est mise
à la racine d'autres arbres, à celle des parties allemandes de l'Au-
triche comme de la S.uisse. La haine de la Prusse contre l'Angleterre
grandit tous les jours. Est-il impossible que nous devenions le prix
de la lutte qui ne peut manquer d'éclater tôt ou tard entre les deux
puissances? L'unité allemande n' a-t-elle pas toujours été associée
à ridée d'une Prusse puissante sur les mers? Et où la Prusse trou-
vera-t-elle la puissance maritime ailleurs que dans notre patrie et
dans nos colonies? »
Il Y a trois mois, un publiciste, M. Giraud, a raconté ici même
l'histoire des origines et de l'accroissement continu de la maison de
Hohenzollern (1). M. Pierson a dressé un réquisitoire historique tout
semblable contre cette dynastie foncièrement et âprement annexio-
niste, qui se compose de grands princes et d'hommes très médiocres,
tantôt incrédules jusqu'au cynisme, tantôt orthodoxes jusqu'à l'in-
tolérance, les uns téméraires, les autres méticuleux, mais qui reste
identique à elle-même dans ses visées constantes, et aspire depuis
longtemps à devenir la maison la plus puissante en Europe. C'est
une dynastie peut-être plus remarquable encore par la prudence
qui l'empêcha souvent de céder aux tentations les plus séduisantes
que par l'audace qui lui permit de profiter des occasions inespé-
rées qui s'ofTraiânt à elle. On peut porter à son actif deux périodes
d'audace, celle de Frédéric II et celle du roi Guillaume. Après de
longues intermittences de timidité, presque d'effacement, elle se
retrouve prête à happer la proie qu'elle n'a cessé d'épier. Elle a tou-
jours poursuivi systématiquera3nt la domination sur l'Allemagne,
et par elle sur l'Europe. Une des plus infernales ironies -de l'his-
toire, c'est que la Prusse en 1870 a soulevé le peuple allemand tout
entier contre « l'ennemi héréditaire, » c'est-à-dire contre la France,
et que, s'il est une nation à laquelle la Prusse doive de la recon-
naissance pour ce qu'elle a fait aux momens les plus critiques de
son histoire, à l'exception de la guerre napoléonienne de i805,
cette nation sans contredit c'est la France. ?M. Piérson ne manque
pas de le relever chemin faisant. Après avoir mis plus d'une fois à.
profit l'alliance française pour s'arrondir en Allemagne, la Prusse
s'est servie de la rancune allemande, savamment attisée, contre la
France, pour s'agiandir encore aux dépens de celle-ci,
(1) Voyez la Revue du 15 janvier 1872. ' ' '
756 REVUE DES DEUX MONDES.
Du reste M. Pierson ne croit pas que l'unité allemande, telle
qu'elle s'est faite sous l'hégémonie ou plutôt sous la férule prus-
sienne, soit encore une unité bien réelle. Il considère l'état de
choses amené par les guerres de 1866 et de 1870, non comme la
réunion de l'Allemagne en un seul corps national, mais comme la
conquête à peine déguisée de l'Allemagne par la Prusse. En réalité,
l'unité ail; mande, sincèrement et librement constituée, aurait cher-
ché son point central entre le nord et le midi, non pas à Berlin, car
l'Allemand du nord diffère autant que possible de l'Allemand du
sud. Il est retiré, très économe, laborieux, sérieux, discipliné, mais
le plus souvent étroit d'idées, hautain, cassant, raide de corps et
d'esprit. L'Allemand du sud au contraire vit beaucoup plus au de-
hors, il est plus ouvert, plus généreux, plus facilement content de
vivre. M. Pierson n'est donc nullement certain qu'une fusion réelle
des esprits et des cœurs s'opérera sous le couvert de l'unité offi-
cielle à la prussienne, et il prévoit que l'alliance hybride, il est
vrai, mais déjà visible, de la démagogie et de l'ultramontanisme
suscitera de sérieux embarras aux directeurs de l'édifice construit
à coups de sabre. Cependant, et c'est ainsi qu'il conclut, il ne
faut pas se payer de vains rêves, l'Allemagne devenue réaliste ne
reviendra pas à l'idéalisme poétique et philosophique qui faisait son
plus puissant attrait, et il faut que l'avenir nous dise si la redou-
table Allemagne d'aujourd'hui, avec ses armées et ses parlemens,
aura pour l'histoire intérieure de notre race la même signification
bienfaisante et profonde que l'Allemagne désarmée d'autrefois.
Tel est le jugement qu'un Hollandais clairvoyant porte sur l'Al-
lemagne contemporaine, tout en continuant d'éprouver pour elle
des sympathies qu'il est permis à un Français de ne pas ressentir
au même degré qu'avant la guerre de 1870, Ce qui nous intéresse
plus encore, c'est le parallèle qu'il trace entre cette Allemagne
prussifiée et son propre pays sous le rapport du caractère national
et des différences morales qui feraient d'un assujettissement quel-
conque à l'Allemagne un régime insupportable pour la Hollande.
Le publiciste hollandais relève d'abord la difl'érence de tempé-
rament populaire que crée entre deux nations le sentiment d'un
passé glorieux, remontant déjà loin, et celui d'une élévation récente
encore à l'état de puissance réellement indépendante. Il ne faut
pas reculer au-delà de Guillaume III pour rencontrer l'époque oîi le
marquis de Brandebourg se tenait pour très honoré de s'asseoir à la
table d'un stathouder de Hollande. Qu'était-ce que la Prusse aux
jours où la république des Provinces- Unies luttait d'influence et de
richesses avec la France et l'Angleterre? Les deux natiens ont passé
par deux écoles bien différentes. Les grandes guerres de la Hollande,
soit contre l'Espagne, soit contre la France, ont eu pour mobile la
LA HOLLANDE ET l'eMPIEE ALLEMAND. 757
noble ambition de conquérir ou de défendre l'indépendance natio-
nale, et non, comme les campagnes de la Prusse, le désir de s'en-
richir avec les dépouilles d'autrui. Il en est résulté chez le peuple
hollandais un sentiment extrêmement vif de la liberté, du droit po-
pulaire, de l'individualisme, sentiment qui tranche singulièrement
avec cette vertu prussienne qui consiste surtout à se courber et à
obéir. La bureaucratie prussienne, par exemple, si on la transpor-
tait en Hollande avec le servilisme de ses habitudes et l'arrogance
de ses prétentions, ne tarderait pas à être intolérable.
La Hollande est riche depuis longtemps, et, sans faire plus de cas
qu'il ne convient de cette supériorité, il ne faut pas méconnaître
qu'une longue possession de la richesse a creusé un abîme entre les
habitudes cossues, étoffées, du peuple hollandais et la vie gênée,
maigre à tous égards, du peuple allemand. Pauvreté n'est pas
vice, mais richesse non plus, et surtout, quand il s'agit de deux
peuples, on peut être certain d'avance que leurs qualités et leurs
défauts se ressentiront fortement de l'inégalité de leur fortune. Par
exemple, l'esprit hollandais, rendu plus souple par son éducation
historique et sociale, s'ouvre bien plus facilement que l'esprit alle-
mand aux opinions et aux idées d'origine étrangère. Le Hollandais
possède les qualités germaniques de sérieux dans la vie et de pro-
fondeur dans la pensée, mais il sait apprécier, il aime le brillant
des peuples latins. L'esprit français trouve en lui un admirateur
très sympathique. L'écrivain hollandais, comme le français, tâche
d'écrire d'une manière agréable. H ne se modèle } as sur ces gros
livres allemands, très savans sans doute, mais qui font payer si
cher à leurs lecteurs le profit qu'ils en peuvent tirer. Que de fois on
lit les Allemands avec un sentiment comparable à celui du voya-
geur qui se résigne à la poussière du chemin et à la grosse chaleur
du jour dans l'espoir d'arriver enfin à quelque chose qui le récom-
pensera de toutes ses peines! Les savans allemands qui ont du
style sont rares; bien peu songent à lutter avec la langue, à la
dompter, à l'assouplir, et il y a plus d'artistes de la plume dans la
petite Hollande que dans la grande Allemagne.
Cette remarque trouve son explication dans un fait d'ordre plus
général. La personnalité, le type individuel est plus fortement
marqué en Hollande qu'en Allemagne. Bien peu de savans alle-
mands gagnent à être connus personnellement; le livre et l'écri-
vain en Allemagne se confondent. Le savant allemand, inépuisable
tant qu'on lui parle de sa science spéciale, est muet sur tout le
reste. Si vous le suivez sur son terrain de prédilection, ne vous
avisez pas de le contredire : vous êtes par cela même k ses yeux un
ignorant, si ce n'est un homme immoral. La causerie, la discussion,
ne lui vont pas. H ne comprend rien au trait sardonique lancé sans
758 REVUE DES DEUX MONDES.
intention méchante, qu'il faut recevoir de bonne humeur. A vos
flèches légères il répondra par des bombes. C'est pourtant par ce
genre de polémique, où la courtoisie n'exclut pas la vivacité, que
se révèle le mieux la personnalité. Le savant allemand n'est point
dépourvu de tout attrait; sa simplicité, sa naïveté, le sérieux par-
fait avec lequel il voue toute la poésie de son âme, tout l'idéal de
sa vie, à l'étude de quelques questions abstraites, sa susceptibilité
ombrageuse, son dévoûmentà la science spéciale dont il se fait une
maîtresse adorée, tout cela commande autre chose que le dédain,
tout cela même a droit au respect; mais ce sont là des traits généraux
dont aucun ne caractérise un individu, une véritable personne.
Qu'on ne s'y trompe pas : c'est le même effacement du caractère
individuel qui fait que TAllemand se courbe si aisément devant son
supérieur, tandis que le Hollandais est républicain-né. S'il est fort
attaché à la famille d'Orange, c'est bien plus parce qu'elle est fa-
mille d'Orange que parce qu'elle est famille royale. C'est le main-
tien persévérant du bon droit de la nationalité néerlandaise qui fait
le prestige de la dynastie, et on ne crie pas ordinairement en Hol-
lande : Vive le roi! on crie : Or an je bovenl Orange à notre tête!
parce que cela veut dire indépendance et sécurité, quel que soit le
titre conféré. Cet individualisme prononcé engendre peut-être les
défauts particuliers que les étrangers reprochent aux Hollandais,
une certaine raideur, peu de liant, une grande froideur. L'enthou-
siasme est rare en Hollande, sauf quand il s'agit de quelques ques-
tions où les Hollandais se sentent unanimes. Sur les autres points,
chacun a son idée, se dit que son voisin a le droit absolu d'en avoir
une autre, et il est peu de pays où il soit aussi difficile de former
une nombreuse école, d'organiser un grand parti, de créer un cou-
rant général d'opinion qu'on puisse diriger, modérer ou précipiter
à volonté. Lorsqu'on suit de près le jeu des partis politiques en
Hollande, on est frappé de la vérité de cette observation. Combien
de fois M. Thorebecke, l'éminent homme d'état qui depuis 18/iS a le
plus souvent présidé le conseil des ministres, a-t-il vu sa majorité
se scinder, se dissoudre, l'abandonner dans les momens critiques!
Que de déceptions M. Groen et les chefs du vieux parti orangiste se
sont vu infliger toutes les fois qu'ils ont essayé de grouper et de
concentrer les forces réactionnaires! La politique et la littérature
de ce petit pays sont comme sa grande école de peinture. Elles
comprennent les excentricités d'un Jean Steen aussi bien que le sé-
rieux imposant d'un Rembrandt. C'est pour la même raison qu'au-
cun pays sur le continent ne compte autant de sectes religieuses
habituées depuis longtemps à vivre côte à côte. « On nous a dit
souvent que nous étions les Chinois de l'Europe, s'écrie M. Pierson;
eh bien! oui, nous sommes les Chinois de l'Europe, nous ne res-
LA HOLLANDE ET l'eMPIRE ALLEMAND. 759
semblons qu'à nous-mêmes, il y a une muraille autour fie notre
nationalité, et l'aimable légion des gouvernantes anglaises et suisses,
notre connaissance des langues étrangères, nos voyages, notre pré-
dilection même pour ce qui est étranger, rien encore n'a pu déta-
cher une pierre de cette muraille... Quand les étrangers viennent
chez nous, ils nous eiitendent parler dans leur langue respective,
ils retrouvent une partie de leur esprit et de leur vie spirituelle,
l'Anglais son méthodisme, l'Allemand sa science, le Français sa lit-
térature, l'italien son Dante, et tous de s'écrier : « C'est surpre-
nant, mais dans cette Chine il me semble que je suis encore chez
moi. »
Il y a incontestablement beaucoup de vérité dans ce tabkau
qu'un Hollandais trace de son pays, lors même que çà et là on
serait tenté de lui faire quelques objections. Qa'il nous soit peim.is
d'ajouter un trait anquel l'ingénieux écrivain ne paraît pas avoir
songé. Quand, bien avant les derniers événemens, nous cher-
chions à nous expliquer cette espèce de discordance qui existe entre
deux populations si voisines par le sang et par la langue, nous
arrivions en dernière analyse à cette antithèse : l'Allemand, pris
en général, est ou Mon idéaliste au suprême degré, ou bien il est
d'un réalisme grossier, parfois même il est en même temps l'un et
l'autre. Le Hollandais serait plutôt positif, c'est-à-dire que, sans
abjurer l'idéal, il aime avant tout la réalité pratique. Cette réalité,
à son tour, si on veut qu'elle lui plaise, doit être relevée par un
certain attrait moral. Il y a donc antagonisme fréquent de goûts et
de tendances entre l'Allemand et lui. Tantôt l'idéalisme quintes-
sencié de son voisin le met en défiance ou l'ennuie, tantôt son excès
de prosaïsme, son mépris des convenances, l'effrontoriG de son
égoïsme, lui répugnent. Il est à chaque instant ou trop au-dessous
ou trop au-dessus de l'Allemand pour s'imaginer qu'il ne fait qu'un
avec lui.
A quelque point de vue qu'on se place, il faut donc avertir de
l'erreur profonde où ils tombent ceux qui inclineraient à fonder
sur l'affinité matérielle de la race un argument en faveur d'une
fusion de la Hollande dans l'Allemngne et surtout dans l'Allemagne
prussienne. 11 y a entre les deux peuples c tte incompatibilité d'hu-
meur qui n'empêche nullement des relations amicales de s'établir et
de durer entre deux voisins, mais à la condition que chacun d'eux
reste chez lui. La cohabitation serait un supplice pour tous les deux,
surtout pour le plus faible. Si l'annexion de la Hollande devait un
jour se réaliser, ce seraitun triomphe nouveau de la force brutale,
et nous aurions à enregistrer un meurtre national de plus dans les
annales de l'Europe moderne.
"60 REVUE DES DEUX MONDES.
IV.
Ceux qui croient le moins aux dangers que court désormais l'in-
dépendance nationale de la Hollande sont les Allemands honnêtes,
qui ne veulent pas admettre que la Prusse puisse commettre un
acte aussi évidemment injuste, — sauf à trouver admirable le pré-
texte qu'il lui plaira de mettre en avant pour se justifier, quand
elle en éprouvera le besoin, — et ces Hollandais dont M. Pierson
a cru nécessaire de troubler la placidité un peu myope. Partout
ailleurs en Europe on sent que la position de cet intéressant petit
pays est devenue critique. Il est vrai qu.e jusqu'à un certain point
la Prusse aurait le droit de protester contre des soupçons qu'aucun
fait palpable jusqu'à présent n'autorise. Si de plus on fait entrer
en ligne de compte que la politique commei"tiale très libérale du
gouvernement hollandais n'apporte aucune entrave sérieuse au tra-
fic international, on devra éliminer des chances de conflit l'un des
plus actifs stimulans qui puissent pousser un peuple à faire bon
marché de l'indépendance d'un voisin plus faible. Enfin il faut re-
connaître à la politique de la Prusse, comme à la tactique de ses
généraux, le mérite de tenter bien rarement des entreprises que la
prudence conseillerait d'ajourner. Serait-il prudent à elle de com-
promettre la consolidation de l'unité germanique en brusquant son
extension sur un territoire habité par une population récalcitrante,
et à laquelle l'Europe entière, bien qu'affaiblie, porterait de vives
sympathies?
Ces considérations seraient de nature à confirmer les optimistes
dans leur sécurité; mais est-il possible de négliger le revers des mé-
dailles? La Prusse a-t-elle le droit qu'on la croie sur parole quand
elle proteste de l'innocence de ses intentions? Assurément ce n'est
pas en France que nous nous sentirions très rassurés par les certi-
ficats de probité politique dont la Prusse se gratifierait elle-même.
D'autre part, quelque libéral que soit un régime commercial établi
entre deux pays indépendans, rien n'équivaut pourtant à l'unité de
législation, de douanes, de monnaie, de mesures, et il faut s'at-
tendre à ce que plus d'une voix s'élèvera en Allemagne pour dé-
montrer les avantages que la Hollande retirerait de son entrée dans
le Zollvo-ein. La Bavière, la Saxe, le Wurtemberg, ne s'en sont-
ils pas trouvés à merveille? Enfin, s'il y a des Allemands qui ne
songent pas à l'annexion de la Hollande, il en est beaucoup d'autres
qui y pensent très sérieusement, et qui s'abandonnent d'autant plus
volontiers à cette espérance qu'ils ignorent la profonde répugnance
qu'elle inspirerait aux Hollandais eux-mêmes. Si la prudence pou-
vait conseiller à la Prusse de borner ses ambitions, est-il certain
LA HOLLANDE ET l' EMPIRE ALLEMAND. 761
qu'elle ne se croira pas forcée de faire taire les oppositions gran-
dissantes à l'intérieur de l'Allemagne par quelque nouvelle entre-
prise à l'extérieur ? C'est ainsi que plus d'une puissance conqué-
rante a calculé dans ses momens d'embarras. Le négociant qui voit
péricliter les affaires qu'il a lancées gagne souvent du temps et des
chances en en créant de nouvelles (1).
La conduite des hommes d'état en Hollande a été jusqu'à pré-
sent ce qu'elle devait être. Après avoir pendant la guerre poussé
jusqu'au scrupule le respect des lois de la neutralité, ils ont évité
de donner à la puissance victorieuse le moindre prétexte d'ingé-
rence ou de mécontentement avouable; mais il est évident qu'ils ne
se dissimulent pas les périls qui menacent dans l'avenir, sinon dans
le présent, l'indépendance de leur pays. La réorganisation de l'ar-
mée, la réforme des lois de recrutement, l'amélioration des armes,
sont à l'ordre du jour. Récemment encore le ministre de la guerre
venait demander à la chambre la somme, énorme pour le pays, de
34 millions de florins (environ 72 millions de francs) pour le mettre
en état de défense. Lorsqu'on se demande quelle est la puissance
contre laquelle on croit nécessaire de prendre de telles précautions,
la réponse n'est guère douteuse. Il en est en Hollande comme en An-
gleterre, où, depuis que le régime imp(''rial français, longtemps si
redouté, est à terre, on a découvert la nécessité de tripler le nombre
des soldats et de s'armer jusqu'aux dents. C'est ainsi que la paix
dictée à la France par la Prusse condamne l'Europe à un militarisme
hors de toute proportion avec tout ce que nous avons conçu jusqu'à
présent. Où est le temps où la France portait ombrage à l'Europe
entière parce qu'elle avait toujours de 3 à/iOO,000 soldats prêts à se
jeter n'importe où? Quatre cent mille homme?, qu'est-ce que cela?
Les efforts des Hollandais prévoyans rencontrent des difficultés
de plus d'un genre. Le peuple néerlandais, essentiellement com-
merçant, n'a jamais eu des goûts militaires. H calcule avec effroi
les sommes improductives qu'engloutit chaque année le budget de
l'armée, et il est peu de pays où les théories du désarmement gé-
néral aient fait autant de progrès dans les dernières années. C'est
au point que tout récemment encore, dans un cercle politique
d'Amsterdam, on a pu présenter avec un demi-succès la proposition
de supprimer, ou peu s'en faut, le budget de la guerre. La Hol-
lande, disaient les promoteurs du projet, est forte de son bon droit,
(1) Nous omettons à dessein les complications qui ne pourront un jour ou l'autre
manquer d'éclater à propos du Luxembourg. On ne sait pas assez à l'étranger que, si
le roi de Hollande est aussi grand-duc de Luxembourg, il n'y a rien de commun entre
ce pays et la Hollande, dont il est séparé par l'Allemagne et la Belgique. Législation»
ministère, parlement, tout diffère. La Hollande ne pourrait être impliquée dans les
affaires du grand-duché que comme co-signataire du traité qui en garantit la neutralité.
762 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa force morale, et, si cette égide ne suffisait pas à la protéger,
elle est trop faible pour se défendre avec chance de succès.
Le raison'a.'inent est spacieux, mais il n'est que cela, et le bon
sens du pays en a fait immédiatement justice. 11 est vrai qu'en face
de la muitiUide d'hommes armés dont l'Allemagne pourrait inonder
la Hollande, le peuple hollandais, même levé en masse, ne pourrait
mettre en ligne qu'une armée relativement peu nombreuse. Il au-
rait bien de la peine h réaliser un chiffre supérieur à 150,000 coai-
battans. On doit même ajouter que, si la guerre devait durer long-
temps sans l'intervention de l'Europe, la Hollande succomberait
infailliblement. Une guerre de quatre-vingts ans ne serait plus pos-
sible aujourd'hu', comme elle le fut jadis contre l'Espagne; mais il
faut maii) tenant faire entrer en ligne de compte l'acharnement avec
lequel le peuple se défendrait. Les quelques voix qui s'élèveraient
pour conseiller une soumission honteuse seraient noyées dans la ré-
probation générale. Des jugemens très divers sont portés sur le roi
de Hol'ande, Guillaume III; mais de l'aveu de tous c'est un soldat
énergique, portant haut la conscience de ce qu'en pareil cas il de-
vrait au glorieux nom de sa race. Personnellement très courageux,
il se ferait hacher à la tête de son armée plutôt que de devenir
l'homme-lige d'un empereur allemand quelconque. L'appel qu'il
adresserait à son peuple au nom du pays en danger électriserait les
masses, qui ne lui refuseraient rien ni en hommes ni en argent. En
second lieu, des militaires très compétens, le premier Napoléon
entre autres, ont toujours eu la plus haute idée de la force de résis-
tance que la Hollande, bien décidée à se défendre, est en état d'op-
poser à ses envahisseurs. Le pays est plat, mais tellement sillonné
de fleuves, de canaux, de fossés pleins d'eau, que les grandes ma-
nœuvres sont à peu près impossibles sur la partie la plus inipor-
tante du territoire. L'artillerie, par exemple, ne peut circuler que
sur les chaussées empierrées qui coupent les interminables prairies
néerlandaises. Partout ailleurs elle s'enfoncerait dans un sol spon-
gieux qu'il faut continuellement relever pour qu'il ne s'affaisse pas
au niveau des eaux dormantes. Il existe un plan très ingénieux,
fondé sur la configuration particulière du sol, qui permettrait en
cas de besoin d'inonder toute une large bande de terrain, partant
du Zuiderzée, contournant Utrecht, allant rejoindre la Mer du Nord,
et qui ferait de la Hollande proprement dite une île-forteresse qu'on
ne pourrait bloquer, à moins de disposer de forces maritimes très
considérables. Derrière cette ceinture aquatique, s'appuyant sur
des forts espacés au milieu des eaux, les défenseurs du pays pour-
raient défier longtemps les coups du plus puissant ennemi. Le
grand inconvénient de ce plan est toutefois que les provinces si-
tuées au-delà de cette ligne de défense devraient être abandonnées
LA HOLLANDE ET l'eMPIRE ALLEMAND. 763
à l'envahisseur, et l'imaginaiion s'épouvanie à la pensée des ruines
indescriptibles qui viendraient accabler un pays devenu prospère à
force de patience et de travail. C'est même la perspective de ces
désastres qui pourrait ébranler plus d'un courage et rendre quelque
autorité aux voix qui conseilleraient la soumission.
Cependant, si nous avions des conseils à donner au peuple hol-
landais, nous serions de ceux qui l'exhorteraient à se défendre jus-
qu'au bout, d'abord parce qu'à la guerre les prévisions les plus
rationnelles peuvent être démenties par les événemens les moins
probables, et qu'on voit même les bons joueurs perdre parfois avec
les meilleures cartes, — ensuite parce que la défaite est plus hono-
rable que la souTuission lâche, et que pour les peuples, encore plus
que pour les rois, on ne peut jamais dire que tout soit perdu quand
l'honneur est sauf, puis encore parce qu'une résistance courageuse
leur vaudrait les sympathies de toute l'Europe, c|ui, malgré son dé-
sarroi, comprendrait qu'il est des ambitions intolérables contre les-
quelles il faut à tout prix que tous s'unissent; enfin parce que l'a-
venir est à Dieu, que les grands empires fondés par la violence
finissent de même, et que le meilleur titre pour un peuple revendi-
quant son indépendance dans les momens de réorganisation euro-
péenne, c'est de pouvoir rappeler qu'il a fait tout ce qu'il pouvait
pour la défendre. Nous serions bien surpris si, en tenant ce langage,
nous ne rencontrions pas l'assentiment de l'immense majorité des
Hollandais.
Au reste, nous ne pouvons nous empêcher de faire des vœux pour
que les faits viennent donner tort à nos appréhensions. Sommes-
nous donc condamnés sans rémission à voir la guerre ensanglanter
toute la fin de ce siècle, comme elle en a désolé les premières an-
nées? Les gouvernemens militaires pourront-ils toujours fermer
l'oreille à la grande voix de la civilisation, qui réclame avec une
énergie croissante qu'on en finisse avec la conquête et les horribles
moyens qui la procurent? Le sentiment que dans la confédération
européenne tous les peuples, petits et grands, qui ont une con-
science nationale, un esprit, une valeur propre, ont droit par cela
même à l'indépendance, ce sentiment ne prévaudra-t-il pas un jour
sur les théories matérialistes qui érigent le sang, la race, l'idiome,
en facteurs exclusifs des nationalités, et laissent de côté la sympa-
thie morale, la communauté des épreuves et des gloires? Si donc
nous disons aux Hollandais : VeiFez, tenez votre poudre sèche, nous
voulons ajouter : Espérons encore que vous n'aurez pas besoin de
vous en servir.
* * *
UN MINISTRE
DU ROI PHILIPPE LE BEL
GUILLAUME DE NOGARET (1).
ill.
LE PROCÈS CONTRE LA MÉMOIRE DE BONIFACE.
I.
On a présenté avec beaucoup de raison le procès contre la mé-
moire de Boniface YIII comme l'épée que Philippe le Bel tenait sus-
pendue au-dessus de la tête de Clément V pour le forcer à servir sa
politique. Il est bien remarquable en effet que cette scandaleuse af-
faire fut mise plus sérieusement que jamais sur le tapis à un moment
où le roi devait éprouver contre le pape une assez vive rancune. Bien
loin de le servir dans sa folle ambition de mettre la couronne impé-
riale sur la tête de son frère Charles de Valois après la mort d'Albert
d'Autriche, Clément avait poussé à l'élection de Henri de Luxem-
bourg, pour s'en faire un protecteur contre la France; il favorisait
de plus entre le nouvel empereur et la maison capétienne de Naples
une alliance susceptible d'amener la réconciliation des guelfes et
des gibelins. Cette politique, si naturelle, si raisonnable, irritait
Philippe. Chaque jour, l'habile Clément rompait quelqu'une des
mailles du fdet où le puissant souverain avait cru pour jamais le
tenir enfermé.
Nous avons vu que la question de la continuation du procès in-
tenté par Nogaret contre la mémoire de Boniface fut traitée entre
(1) Voyez la Revue du 1" avril.
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 765
le pape et le roi dès le couronnement de Clément à Lyon en no-
vembre 1305. L'affaire dormit ensuite près de trois ans, sans être
pourtant abandonnée. Les Colonnes continuaient en silence leur
entassement de calomnies. Au commencement de 1308, le cardi-
nal Napoléon des Ursins se rend à Rome pour enrôler les témoins;
le 7 février, il écrit au roi pour l'engager à presser l'affaire. Clé-
ment tardant toujours à tenir ses promesses, le roi profita de l'en-
trevue qu'il eut avec le pape à Poitiers en mai, juin et juillet 1308,
pour réitérer ses exigences en présence des cardinaux. 11 demandait
que tous les actes de Boniface depuis la Toussaint de l'an 1300 fus-
sent annulés, qu'au cas où ce pape serait convaincu d'avoir été hé-
rétique, ses os fussent déterrés et brûlés publiquement, ajoutant
avec une modération hypocrite que son ardent désir était qu'il fût
trouvé innocent plutôt que coupable. Le roi fit présenter dès lors
quarante-trois articles d'hérésies dressés par son conseil; il requé-
rait qu'on les examinât, et que ses procureurs fussent reçus à les
prouver. Selon d'autres, il aurait sollicité en même temps, par le
ministère de Plaisian, la canonisation de Célestin et l'absolution de
Nogaret. Ce zèle pour la sainteté d'un vieil ermite étrangement
simple d'esprit n'était pas désintéressé. Au point où les choses en
étaient venues, la canonisation de Célestin devait paraître une in-
jure à la mémoire de Boniface, un triomphe pour le roi et Nogaret.
L'embarras du pape fut extrême. 11 consulta ses cardinaux, qui
l'engagèrent à gagner du temps, et, pour détourner le coup, à leur-
rer le roi par l'indiction d'un concile. Un projet de bulle commen-
çant par ces mots : lœlamur in le^ daté du l*""" juin 1308, ne satis-
fit ni le roi ni Nogaret. Ce projet resta une lettre morte. Le pape ne
fit, ce sem.ble, aucune déclaration officielle; il en dit cependant as-
sez pour que les adversaires de Boniface se crussent autorisés à
publier que, dans un consistoire public tenu à Poitiers, le pape
avait annoncé qu'aussitôt après son établissement à Avignon il
commencerait à entendre la cause. Il est probable que Nogaret et
ses amis se donnèrent le mot pour feindre de prendre au sérieux
cette assignation et pour venir mettre le pape en demeure de tenir
sa promesse. Au commencement, de 1309, en effet, Rainaldo da
Supino, qui depuis sa ligue avec Nogaret se qualifiait chevalier
du roi de France, se mit en route pour Avignon. On se raconta
bientôt avec indignation une étrange histoire. Rainaldo, arrivé à
trois lieues d'Avignon, fut attaqué par des gens armés que les pa-
rens ou amis de Boniface avaient, dit-on, mis en embuscade. Quel-
ques-uns de ses hommes furent tués, les autres blessés ou mis en
fuite. Ceux qui l'avaient accompag.ié pour se rendre accusateurs
contre Boniface reprirent la route de l'Italie, en criant bien haut
REVUE DES DEUX MONDES.
que l3ur vie était exposée. Rainaklo protesta à Nîmes par un acte
du 25 avril 1309. 11 y eut en toute cette affaire, du côté de Nogaret
et de ses complices, tant de roueries et d'impostures, qu'il est per-
mis de croire que l'attaque dont il s'agit fat une collusion. Nogaret
tenait beaucoup à se donner l'air d'une victime et à présenter les
Gaetani comme des gens violens et puissans contre lesquels il avait
besoin d'être protégé.
Le 3 juillet 1309, le roi écrit de Saint-Denis au pape pour se
plaindre que l'affaire n'avance pas, que cependant les témoins
meurent, que les preuves périssent. Enfin le 13 septembre 1309
sort une bulle de Clément V, datée d'Avignon. « Au commence-
ment de notre pontificat, lorsque nous étions à Lyon et ensuite à
Poitiers, le roi Philippe, les comtes Louis d'Évreux, Gui de Saint-
Pol et Jean de Dreux, avec Guillaume de Plaisian, chevalier (on
remarquera l'absence du nom de Nogaret), nous demandèrent in-
stamment de recevoir les preuves qu'ils prétendaient avoir que le
pape Boniface VIII, notre prédécesseur, était mort dans l'hérésie. »
Le pape n'a garde de croire une telle accusation; néanmoins il as-
signe ceux qui veulent charger Boniface, sans en excepter les
princes, à comparaître devant lui à Avignon le lundi après le se-
cond dimanche de carême prochain, pour déposer de ce qu'ils
savent. Le roi, ne s'étant pas rendu partie dans cette affaire, n'était
pas compris dans la citation.
Vers le mois d'août ou septembre, les bonifaciens durent faire
quelque protestation, que le parti français affecta de regarder
comme injurieuse pour le roi. Le pape, qui voyait cembien la mo-
dération était nécessaire avec un adversaire tel que Nogaret, en fut
mécontent, et dit aux bonifaciens qu'ils agissaient comme des fous.
Nogaret et les conseillers du roi s'emparèrent avidement de ce tort
apparent, comme ils l'avaient déjà fait pour l'incident de Rainaklo,
et se posèrent en offensés. On parla même de fabrication de fausses
lettres apostoliques; on fit sonner bien haut certaines assertions
qu'on prétendit contraires à la foi et au pouvoir des clés de saint
Pierre. Tout devenait crime de la part des Gaetani entre les mains
d'un subtil accusateur, habile à intervertir les rôles et à soutenir
qu'on offensait le roi son maître. Ces torts vrais ou prétendus des
bonifaciens furent le prétexte d'une nouvelle campagne diploma-
tique que Philippe entreprit vers le mois de décembre 1309 auprès
de Clément. L'inquiète activité de Philippe nécessitait de perpé-
tuelles ambassades. Une foule d'affaires de première importance le
préoccupaient: l'entente, selon 'ui trop complète, du pape et de
Henri de Luxembourg, L, ^,rojet favorisé par le pape d'un ma-
riage entre le fils du roi de Naples et la fille de l'empereur, qui
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 767
devait apporter pour dot le royaume d'Arles, le refus du pape de
mettre ses anathèmes à la disposition du roi pour réduire les Fla-
mands. La relation de cette curieuse affaire, que Dujuiy semble
avoir volontairement soustraite k la publicité, a été réceuiment im-
primée et traduite par M. Boutaric (1). Il résulte de ce curieux do-
cument qu'au mois de décembre 1309 Philippe avait à Avignon jus-
qu'à trois ambassades, munies chacune d'instructions différentes :
l'une ayant pour chef Geoffroi du Plessis, évêque de Bayeux, l'autre
confiée à ral}bé de Saint-Médard, la troisième représentée par le
seul îsogaret. Celui-ci, comme excom:iiunié, ne put traiter directe-
ment avec le pape, mais on sent que le nœud de la nr'gociatio : était
entre ses mains. Les duplicités de cette diplomatie de clercs et de
légistes n'ont jamais été surpassées; ce sont des réserves, des dé- .
mentis, des pas en avant et en arrière qui font sourire. Le rusé No-
garet s'aperçoit toujours derrière ses collègues plus solennels que
lui. Sa force était la perspective de l'horrible procès dont il laissait
pressentir d'avance les monstrueux détails. A un moment, le canié-
rier qui s'entretenait avec lui au nom du pape le tire à part, lui
demande s'il ne serait pas possible de mettre un aux tourmens que
le saint-père a déjà supportés à ce sujet, et le prie de mener cette
affaire à bonne fin. « Je lui répondis prudemment, dit Nogaret, que
cela ne me regardait pas, que l'affaire appartenait au s 'igneur pape,
qui pouvait trouver plusieurs bons moyens, s'il voulait. » Pierre de
La Capelle, cardinal de Palestrine, ami de la France, fut très pres-
sant. « Par la maie fortune, dit-il aux ambassadeurs, pourquoi ne
vous hâtez-vous pas de faire en sorte que monseigneur le roi de
France soit déchargé de cette affaire, qui nous a d-jà donné tant
de mal? Je vous dis que l'église romaine peut beaucoup de grandes
et de terribles choses contre les plus puissans de ce monde, quand
elle a sujet d'agir. Si le roi ne se dégage pas, cette affaire pourra
devenir la cause d'un des plus graves événemens de notre temps. »
Le cardinal accentua ces paroles en posant ses mains sur ses ge-
noux, secouant la tête et le corps d'un air significatif et regardant
les ambassadeurs français d'un œil fixe. « En agissant ainsi, dit-il
avec une allusion obscure pour nous, vous n'auriez à craindre ni
couronne noire ni couronne blanche. » Les ambassadeurs français
ne cédèrent pas : il fallait « venger l'honneur de Dieu et l'honneur
du roi des outrages qu'ils avaient reçus. »
Nogaret partit d'Avignon le mardi avant Noël, emportant la ré-
ponse écrite du pape aux articles du roi. Il affectait d'en être très
mécontent, et allait presque jusqu'à la menace. Les négociations
(1) Revue des questions historiques, l*"" janv. 1872, p. 23 et suiv.
768 REVUE DES DEUX MONDES.
continuèrent après son départ sous la direction de Geoffroi Du Plessis.
Bérenger de Frédol, cardinal de Tusculum, le pape lui-même, firent
de nouveaux efforts pour obtenir le désistement du roi relativement
au procès contre la mémoire de Boniface. Tout fut inutile. Nogaret
en partant avait évidemment demandé à ses collègues de se montrer
inflexibles. Ils dirent au pape qu'ils avaient examiné avec messire
Guillaume les réponses qu'il avait données par écrit, et que, sauf sa
révérence, elles étaient vagues, obscures, qu'elles ne leur plaisaient
pas, et que le roi non plus n'en serait pas content. Sur l'affaire de
Boniface, ils protestèrent que le roi ne pouvait reculer jusqu'à ce
qu'on eiit puni les attentats commis contre lui, révoqué les fausse-
tés émises à son préjudice, pourvu à la gloire de Dieu, à la révé-
rence de l'église, en un mot jusqu'à ce que les cardinaux bonifaciens
eussent rétracté solennellement et publiquement leurs mensonges,
reconnu juste et bon le zèle de monseigneur le roi, et se fassent sou-
mis, « eux et leurs fonctions, » à la volonté du roi. Cette dernière exi-
gence, qui eût permis à Philippe de chasser du sacré collège tous
ceux qui lui avaient fait de l'opposition, parut à bon droit exorbi-
tante; mais les bonifaciens étaient faibles : c'étaient pour la plupart
des gens de petit état, parvœ ptrsonœ. Clément, tout en maintenant
leur droit à plaider libiement, distinguait soigneusement leur cause
de celle de la papauté, et se préparait à les abandonner, si la né-
cessité d'éviter un scandale suprême l'y forçait.
Le séjour de Nogaret auprès du roi, entre son retour d'Avignon
et son nouveau voyage en vue du procès qui devait s'ouvrir à la mi-
carême de 1310, dut être de courte durée. Avant départir pour cette
dernière ambassade (la cinquième au moins dont il fut chargé au-
près du saint-siége), il fit son testament. Nogaret y mit une sorte
d'amour- propre de légiste, et, comme pour montrer ce qu'il savait
faire en ce genre, voulut que la pièce eût un caractère exceptionnel.
Par une faveur spéciale, le roi permit que l'acte se fît entre ses
mains royales. ]\ogaret, à cette époque, a trois enfans, Piaymond,
Guillaume et Guillemette (alors mariée à Béranger de Guilhem,
seigneur de Clermont-Lodève). Raymond sera son héritier univer-
sel. A Guillaume, il lègue 300 livres tournois de rente. Guillemette
sera son héritière pour la dot qu'il lui a constituée en la mariant,
et en outre pour 100 livres tournois une fois payées, vu que Guil-
lemette, du consentement de son père et de sa mère Béatrix, a cédé à
ses frères tous ses droits sur la succession paternelle et maternelle.
Si l'un des fils meurt sans enfans séculiers, Nogaret lui substitue le
survivant ou ses enfans; à leur défaut, il leur substitue Guillemette;
à défaut, les enfans mâles séculiers de cette dernière; à défaut, ses
filles non religieuses. A défaut de descendance directe, tous les biens
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. tôt
seront dévolus à Bertrand et Thomas de Nogaret, fils de sou frère
défunt, ou à leurs enfans non religieux. A leur place, Nogaret sub-
stitue encore Bertrand, fils de Gildebert, son neveu. II laisse àBéa-
trix, sa femme, la dot qu'il a reçue de son père, soit 1,500 livres
tournois; plus de quoi se nourrir et s'entretenir selon son état. La
pièce est datée de Paris, février 1309 (1310, nouveau style). On
voit que Nogaret était déjà entré par ses alliances dans la plus grande
noblesse du Languedoc.
C'est ici le lieu de remarquer que Guillaume de Plaisian, que
nous voyons à côté de lui dans tous les actes importans de sa vie,
était aussi Languedocien et avait ses propriétés dans le même pays.
Les seigneuries de Yezenobre (sur le Gard, près d'Alais), d' Aigre-
mont, de Ledignan, qui lui appartenaient, étaient situées à peu de
distance de Calvisson. Comme Nogaret, Plaisian contracta des al-
liances avec la première noblesse de la province. Sa carrière offre
beaucoup d'analogie avec celle de Nogaret, et depuis le procès où,
comm.e disaient les défenseurs de Boniface, ils jouèrent le rôle de
« deux renards noués par la queue (1), » on ne les sépara plus.
« Les deux Guillaumes, » dans tout ce qui va suivre, ne furent
qu'une seule et même personne. Plaisian servait à couvrir Nogaret,
dans les cas où l'excommunication de ce dernier rendait sa position
difficile; mais en général la direction de leur action commune et
surtout la rédaction de leurs écrits communs paraissent avoir ap-
partenu à Nogaret. ■,
En exécution de la bulle du 13 septembre 1309, les parties coiii-'
parurent devant le pape en plein consistoire, dans la salle basse du
couvent des frères prêcheurs d'Avignon, où le pape tenait ses con-
sistoires publics, au jour précis qui avait élé marqué, savoir le
16 mars 1310. Les accusateurs étaient, outre Nogaret, trois cheva-
liers, Guillaume de Plaisian, Pierre de Gaillard, maître des arbalé-
triers du roi, et Pierre de Broc, sénéchal de Beaucaire, assistés d'un
clerc, Alain de Lamballe, archidiacre de Saint-Brieuc. Tous les cinq
se qualifiaient envoyés du roi de France; ils étaient accompagnés
d'une bonne escorte, car ils affectaient de craindre les attaques des
partisans de Boniface. Les défenseurs de la mémoire de ce dernier
étaient au nombre de douze, parens et éliens des Gaetani, ou dc^c-
teurs en droit. On était frappé tout d'abord de la timidité des boni-'
faciens, et il fallait l'impudence de Nogaret pour oser prétendre
que c'était lui qui jouait en cette circonstance le rôle de faible et
de persécuté.
(1) Patet ipsos in vanitate sensus eaudas ha! crc in idipsum ad inviccm coUigatas,
Allusion à Juges, xv, 4.
TOME xcviii. — 1872. i'i
770 REVUE DES DEUX MONDES.
Nogaret fit d'abord une longue remontrance sur les intentions du
roi son maître. Jacques de Modène , qui parla au nom des défen-
seurs de Boniface, protesta et soutint que l'accusation ne pouffait
être reçue. Le pape ordonna que, de part et d'autre, les adversaires
donneraient leurs prétentions par écrit, et leur assigna les deux
vendredis suivans pour continuer à procéder devant lui.
Le vendredi 20 mars, deux cardinaux commis par le pape ordon-
nèrent aux quatre notaires chargés de rédiger le procès de recevoir
tout ce que les parties voudraient produire. Les accusateurs produi-
sirent trois énormes rouleaux , dont l'un ne contenait pas moins de
onze pièces de parchemin cousues ensemble. C'étaient d'abord di-
verses pièces faites du vivant de Boniface, en particulier l'appel au
futur concile et la requête au roi du 12 mars 1303 (l'acte d'accusa-
tion de Nogaret); puis venait un autre écrit plein d'objections sub-
tiles contre Védit de citation qui avait été affiché aux portes des
églises d'Avignon. Cet écrit nous a été conservé; c'est un petit
chef-d'œuvre de pédantisme, où les deux auteurs Nogaret et Plai-
sian, fidèles à l'esprit de chicane qui s'introduisait alors et qui con-
sistait à ne rien laisser passer saps réclamation, veulent surtout se
donner l'avantage de faire au pape une leçon de procédurje cano-
nique. Nogaret et Plaisian se plaignent de l'instraction .faite par
le pape Benoît sur l'affaire d'Anagni;.,Nogare-t rétabiit.le récit à sa
façon. Nogaret, étant l'homme-lige du roi^ n'a pu agir, autrement
qu'il l'a fait. Boniface détruisait très scélératement sa patrie, a Or
je suppose, ajoute- t-il, que j'eusse tué mon propre père au moment
où il attaquait ma patrie, tous les anciens auteurs sont d'accord sur
ce point, que cela ne pourrait m'être reproché 'comme un crime.
J'en devrais au contraire être loué comme d'un acte de vertu. »
Nogaret et Plaisian renouvelèrent leurs plaintes contre les vio-
lences que commettaient les partisans de Boniface pour traverser
l'affaire. Ils prétendirent que plusieurs de leurs gens avaient été vo-
lés. Parmi les témoins qui devaient déposer contre Boniface, quel-
ques-uns étaient vieux et valétudinaires; Nogaret et Plaisian de-
mandèrent instamment que ces témoins fussent reçus sans délai. Ils
déclarèrent enfin que quelques cardinaux leur étaient suspects,
comme créatures de Boniface et comme ayant fait tous leurs efforts
pour empêcher la poursuite; c'est pourquoi ils les récusèrent et
s'offrirent à donner leurs noms au pape, s'il le jugeait nécessaire.
Les séances se continuèrent. le 57 mars, le 1", le 10 eb le 11 avril.
Ce fut un feu roulant de protestations réciproques, de fins de non-
recevoir, de productions de pièces de parchemin ; on traîna dans
d'éternelles répétitions. Les accusateurs insistèrent de nouveau sur
l'audition des témoins, réclamant pour eux des sûretés « à cause
UN MINISTRE DE PHILIPPE XE BEL. 771
du pouvoir de leurs ennemis, » et voulant qu'on ne divulguât pas
leurs noms, tant pour les préserver du péril que dans' l'intérêt de
la preuve. Ils nommèrent les cardinaux qui leur étaient suspects,
au nombre de huit. Les défenseurs récusèrent de leur côté les dé-
putés de! France, accusateurs de Boniface. Tout incident qui faisait
traîner rafïaire était vivement! aGCueilli païr le pape et soigneuse-
mentitiré en longueur. i
Nous ! avons vu dès le début de la procédiire Nogairet' demander
l'absolution à cautèle, dont il croyait avoir besoin pour agir en
justice. U ne l'obtint pas;' mais il ne^ laissa pas d'êBre admis, sur
ce principe, que tout le monde doit être indifféremment reçu à
déposer en matière de religion, et surtout dans deux chefs aussi
importans à l'église qu'il était de savoir si Boniface avait été faux pape
et s'il était mort dans l'hérésie. Les Français soutinrent que 'toute
personne était apte à une telle poursuite, mêmeuci ennemi avoué,
car il y a un intérêt suprême à ce que les hérétiques» soient, pu-
nis;, qju'au contraire nul ne devait être admis à' défendre la 'mé-
moire d'une personne accusée d'hérésie. On surprend ici la pra-
tique constante de Nogaret, pratique qu'il suivit dans l'affaire des
templiers,! et qui est également familière à Pierre Du Bois; leslé-
gistes combattaient l'église en poussant aux dernières' limites les
rigueurs du droit inquisitorial, en se prétendant plus rigides ^fue les
ecclésiastiques sur les choses de la foi. Le consistoire refusai du
reste de suivre Nogaret et Plaisian dans ces excès'. Naturellement
les, défenseurs de Boniface soutenaient de leur côté que les accusa-
teurs,, étant tous publiquement reconnus pour les principaux 'au-
teurs de la. conspiration d'Anagni, n'étaient point recevables en
leurs dépositions.
On arriva ainsi à i Pâques, qui cette année tomba le 19 avrih La
reprise de la procédure fut ajournée après les solennitési. Alors sur-
vint un incident singulier. Nogaret voulut participer à la commu-
nion pascale, comme s'il fi'eût été lié d'aucune censure. Le pape
lui fit dire qu'il devait se comporter comme un excommunié, en
vertu de la sentence de Benoît XL. Nogaret répondit qu'il ne croyait
plus avoir besoin d'absolution depuis que sa sainteté lui avait fait
l'honneur de l'admettre dans ses entretiens et qu'elle avait bien
ViOulu conférer tête à tête avec lui. Il allégua même l'autorité de
quelques canonistes, qui estimaient que l'honneur d'avoir salué ou
entretenu le pape tenait lieu d'absolution à un excommunié.
Les audiences' reprirent le 8 mal, mais ne cessèrent' de traîner
dans des formalités sans fin. Les plus frivoles prétextes amenaient
des ajournemens. Un saignement de nez que le pape a eu dans la
nuit suffit pour faire remettre une séance. Le 13 mai, le pape, en
772 REVUE DES DEUX MONDES.
consistoire public , les parties présentes, se crut obligé de réfuter
la prétention qu'avait affichée Nogaret quelques jours auparavant,
a J'ai ouï dire autrefois que quelques docteurs étaient d'opinion
qu'un excommunié pouvait être réputé absous par la seule saluta-
tion du pape, ou quand le pape lui avait parlé sciemment; mais je
n'ai jamais cru cette opinion véritable, à moins qu'il ne fût constant
d'ailleurs que l'intention du pape avait été d'absoudre l'excommu-
nié : c'est pourquoi je déclare qu'en cette affaire ni en aucune autre
je n'ai jamais prétendu absoudre un excommunié en l'écoutant, en
lui parlant ou en communiquant avec lui de quelque manière que
ce soit. » L'année suivante, le concile de Vienne trancha la question
dans le même sens, et condamna la doctrine des canonistes allé-
gués par Nogaret.
On ne sortait pas d'un cercle de perpétuelles redites. Nogaret
soutenait que Boniface n'avait jamais été pape, rappelait son éter-
nel : Intravit ut imlpes, regnavit ut Ico, jnoritur ut amis. S'il a été
quelque chose en l'église, il a été comme Lucifer fut dans le ciel.
Les Colonnes s'étaient avec raison opposés à son élection; voilà
pourquoi le haineux vieillard les a écrasés. Les défenseurs préten-
daient qu'il fallait un concile pour juger un pape. — Oui, un pape
vivant, répondaient les accusateurs, mais non un pape mort. Le
jugement d'un de ses successeurs suffit en pareil cas. — Les boni-
faciens alléguaient les démonstrations de piété que Boniface fit à
sa mort. — Cela ne suffit pas, disaient les Français. C'étaient des
feintes; il fallait d'ailleurs qu'il abjurât publiquement. — Selon la
méthode ordinaire des publicistes de Philippe le Bel, on poussait,
dès qu'il s'agissait de servir les vues du roi, les droits de la papauté
aux exagérations les plus insoutenables. S'agissait-il de condamner
Boniface, le pape était de plein droit soumis au concile. S'agissait-il
du droit qu'avait Clément de condamner Boniface, le pape devenait
l'église entière et n'avait plus besoin du concile.
Les Gaetani ne manquaient pas d'alléguer que le roi avait récom-
pensé Nogaret de ses services en cette affaire, qu'il l'avait reçu en
son palais et dans son intimité, lui avait donné des terres, des châ-
teaux et de grands biens, qu'il l'avait fait son chancelier : d'autres
fois ils affectaient de le présenter comme un simple domestique,
un familier du roi, non comme un vrai chevalier; mais l'accusation
usait de l'avantage que donnent devant des juges médiocres l'ou-
trage et l'impudence. Une pièce, sortie, selon toute apparence, de
la plume de Nogaret, résume toutes les autres. Après avoir loué les
rois de France, qui ont été de tout temps les zélateurs de la religion,
et n'ont jamais souffert l'oppression de l'église par les tyrans et les
schismatiques, après avoir loué aussi l'éghse gallicane, qui est le
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 773^
principal et plus noble membre de l'église universelle, il expose le
misérable état de l'église sous Boniface. Ses vices dépassaient toute
créance; il ne croyait pas à l'immortalité de l'âme, il disait qu'il
aimerait mieux être chien que Français, il ne croyait pas à la pré-
sence réelle; il professait que les actes les plus infâmes n'étaient pas
des péchés. Quand il mourut, il y avait plus de trente ans qu'il ne
s'était confessé. Il avança la mort de Gélestin, approuva un livre
d'Arnaud de Villeneuve, se fit ériger des statues d'argent et de
marbre pour se faire adorer. 11 avait un démon familier, un anneau
de magie, qu'un jour il offrit au roi de Sicile, lequel se garda de
l'accepter. Il soutenait que le pape ne commettait pas de simonie
en vendant les bénéfices; il prétendait que les Français étaient hé-
rétiques et même n'étaient pas chrétiens, puisqu'ils ne croyaient
pas être sujets du pape au temporel. Il était sodomite, homicide, il
ne croyait pas au sacrement de pénitence, se faisait révéler les con-
fessions, mangeait de la chair en tout temps, disait que le monde
irait mieux s'il n'y avait point de cardinaux, méprisait les moines
noirs. Son dessein de ruiner la France était notoire ; il n'accordait
rien aux autres rois qu'à la condition qu'ils promissent de fair,3 la
guerre à la France, comme on le vit dans le cas des rois d'Angle-
terre, d'Allemagne, d'Espagne, et dans celui des Flamands. Délais-
sant l'œuvre de terre sainte, il tournait à son profit l'argent destiné
aux croisades. Il disait : « Je ferai bientôt de tous les Français des
martyrs ou des apostats. »
Dans une autre plaidoirie, nous lisons que Boniface se moquait
de ceux qui se confessaient et les appelait des sots. Il soutenait
que le monde est éternel, et il ne croyait pas à la résurrection.
«Heureux, s'écriait-il, ceux qui vivent et se réjouissent en ce
monde; les gens qui en espèrent un autre sont plus fous que ceux
qui espèrent voir revenir Arthur; ils sont semblables au chien qui
prend l'ombre pour le corps. » Il se moquait des prières pour
les trépassés, et disait qu'elles ne servent qu'aux prêtres et aux
moines. Il osait prétendre que Jésus-Christ n'est pas vrai Dieu,
qu'il ne faut voir en lui qu'un être fantastique. Son opinion était
que la luxure n'est pas un péché, et il agissait en conséquence. Il
sacrifiait aux démons, ne croyait ni au paradis, ni au purgatoire,
ni à l'enfer. « A-t-on vu quelqu'un qui en soit revenu? » disait-il.
Il mettait le vrai paradis en ce monde. Aussi a-t-il favorisé les hé-
rétiques et en recevait-il des présens. Il a empêché l'inquisition de
procéder virilement contre eux, surtout quand il s'agissait de gens
de sa secte (épicuriens, averroïstes, matérialistes) ; il a persécuté
les inquisiteurs et en a fait mourir en prison; il a fait relâcher des
hérétiques qui avaient avoué.
774 REYUE DES DEUX MONDES.
Un autre gros cahier en quatre-vingt-treize articles contenait à
peu près les mêmes accusations, presque dans les mêmes termes.
L'année du jubilé, 41 fit tuer plusieurs pèlerins en sa présence. Il a
contraint des prêtres à lui révéler des confessions. Il avait ordonmé-
à tous les pénitenciers que, si on leur disait où était Célestin, Us
eussent à le lui iaire connaître. Il voulait ruiner les moines, les ap-*
pelait des hypocrites. Il fit mourir non-seulement Gékstin, mais
docteurs 4|ui avaient écrit sur la question de savoir si Célestin avait
pu abdiquer. Il ût périr des gens pour apprendre quelque chose
de, la mort de ce saint homme. A sa dernière heure, il ne demanda
point les sacremens, et expira en blasphémant Dieu et la vierge Ma-
rie. — Nogaret était .érudit; à côté de ce bizarre ramassis de cancans,
de malentendus, de mots compris de travers par des esprits bornés,
de conséquences forcées tirées de loin par une voie subtile, on
trouve de solides recherches d'histoire ecclésiastique pour savoir
si Célestin a pu abdiquei', si un pape peut cesser d'être pape autre-
ment que par la mort. . >
Nogaret, poursuivi comme par un cauchemai' du terrible souvenir
d'Anagni, revenait toujours à son apologie personnelle. L'exorde
d'une supplique, présentée à Clément V, ressemble à quelque cha-
pitre inédit au. Rotnam du Renard.
« Père très saint,
(( Il est écrit que la marque des bonnes âmes est de craindre la^
faute, même quand il n'y a pas de faute. Job, cet homme juste et
timoré devant Dieu, au témoignage de la divine Écriture, dit de.
lui-^même : « Je ne sais pas si je suis digne d'amour ou de haine, »
et l'apôtre, si grand docteur de l'église de Dieu, quoiqu'il ait dé-
claré pouvoir" licitement manger de la chair, et soutenu que toute
nourriture accommodée à la nature humaine e&t pure, pourvu qu'elle
soit prise avec actions de grâces, a cependant écrit, pour l'enseigne-
ment de tous, qu'il se priverait éternellement de chair, si son frère
ou son prochain se scandalisait de lui à cause d'une telle mandu-
cation. a Comment en effet, .ajoute-t-il , prendrais-je sur moi de
tuer son âme? » montrant avec évidence qu'on tue l'âme du frère
qui, par ignorance, injustement ou par fausse opinion, se scandalise
à notre propos, et qu'on est coupable de la mort de ce frère, si son
âme meurt pour un scandale qu'on pouvait éviter. Souvent en effet,
quoique notre cbuscie^ace, nous suffise au regard de Dieu, elle ne
sufut pas au prochain qui, par opinion fausse ou par l'effet de la
diffamation, se scandalise de nous, comme dit le grand docteur Au-
gustin ,:. ,« Celui-là est cruel qui néglige sa réputation. » Moi donc,,
Guillaume de Nogaret, chevalier de monseigneur le roi de lirance^
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 775
remarquant que d€ telles choses ont été écrites d'hommes si justes,
si saints, je suisoippressé à l'excès, les pleurs m'étouffent, mon
gémissement ne cesse, mon cri s'élève continuellement vers Dieu
et vers vous, père très^ pieux, qai'êtds son vicaire... n
II proteste alors que le pape Benoît a commis à son égard une
erreur de fait, par crasse ignorance [crassissima ignorantîa) de la
justice de sa cause, en le sommant de venir entendre sa condamna-
tion. Il prie Clément de déclarer cette procédure nulle, de peur que
quelques personnes, ignorant la vérité, ne soient s'candalisées en
lui, et par conséquent ne tuent leurs âmes. « Péchaur, ajoute-
t-il, mais innocent des crimes dont on m'accuse, voulant d'ailleurs
suivre l'exemple des saints et pix^venir le reproche de négliger ma
renommée, je supplie, je demande, je postule et requiers avec
larmes et gémissemens-, à mains jointes, à genoux, avec des prières
réitérées, q\jiQ par intérim et avant toute chose me soit accordé par
votre sainteté le bienfait de l'absolution à catitèle. »
Il refait ensuite pour la vingtième fois le récit de l'incident d'Ana-
gni. Boniface, avant qu'il fût pape, était hérétique contumace incor-
rigible. Nogaret se trouva obligé, quoique particulier (non pourtant
simple particulier, étant chevalier, titre qui oblige à défendre la
république et à résiste? aux tyrans), il se trouva, dis-je, obligé de
défendr-e îsa 'patrie menacée. 11 l'a fait avec tant de modération que
Boniface lui-même a été forcé d'avouer, en présence de plusieurs
personnes, que les choses que Nogaret avait accomplies a Domino
facta erant, et, qu'en conséquence; il lui remettait toute la faute
que lui et les siens pouvaient avoir commise, les déclarant absous
de toute sorte d'excommunications, au cas où ils en auraient en-
couru. Le pape Clément doit donc bien yoir qu'il mérite récom-
pense, ayant été ministre de Dieu pour exécuter une chose néces-
saire, d'Où s'est ensuivi le salut du roi, du royaume et de l'église;
telle est aussi l'opinion de tous les hommes saints et sages qui l'ont
aidé dans cette entreprise. N'écoutant que les ennemis de Nogaret
et 'lés fauteurs de Boniface, Benoît s'est trompé et l'a lapidé pour
une bonne œuvre, qui était d'arrêter un contumace afin de le livrer
à son jug\ Les formalités d'ailleurs ne furent pas observées dans
la citation 'de Benoît. Enfin Dieu s'est prononcé en sa faveur : tou-
ché de l'injustice dont était victime son bon serviteur Nogaret, Dieu
a vengé par un beau miracle l'innocence méconnue. Au jour que Be-
noît avait fixé pour publier son jugement, et toutes choses étant
préparées, l'échafaud dressé, les tentures étalées, le peupla assem-
blé sur la place de Pérouse, devant l'hôtel papal, Dieu frappa le
malheureux pontife. Benoît tomba malade, ne put prononcer la sen-^
tence et expira peu après, de même que, dans un cas semblable,
775 REVUE DES DEUX MONDES.
on vit mourir le pape Anastase, fauteur, lui aussi, d'un pontife hé-
rétique. C'est ainsi que se « venge le Dieu qui est plus puissant
que tous les princes ecclésiastiques et séculiers, et qui punit d'au-?,
tant plus fortement ceux qui ne peuvent être punis par d'autr«s*>
Cette mort fut du reste un bonheur; car, si (ce qu'à Dieu ne plaise)
Benoît eût doimé suite audit procès, il se fût constitué fauteur no-
toire d'hérésie, et, s'il eût vécu davantage, j'aurais poursuivi de-
vant lui le redressement des injustices que (sauf son respect) il;
avait commises contre nous. »
Clément laissait tout dire et ne voulait se prononcer sur rien.
Comme les chaleurs approchaient, il donna terme aux parties jus-
qu'au premier jour plaidoyable du mois d'août. Nogaret passa, le
21 mai, tant pour lui que pour Plaisian, une procuration à Alain de
Lamballe et à deux gentilshommes français, Bertrand Agathe et
Bertrand de Rocca-Negada, pour la continuation de l'affaire. Les
défenseurs de Boniface donnèrent de leur côté une semblable pro-
curation à Jacques de Modène. Le motif de ces délégations était
sans doute le désir qu'avaient Nogaret, Plaisian, Pierre de Broc
de passer le Bhône et d'aller dans la sénéchaussée de Bcaucaire
et en Languedoc suivre les intérêts de l'état, sans oublier les leurs.
Nous voyons en effet Enguerrand de Marigni et Nogaret, « conseil-
lers et chevaliers du roi, » visitant le Languedoc en 1310, et or-
donnant, entre autres choses, la revente des bois achetés pour la
construction du port de Leucate. Nous voyons en outre que Pierre
de Broc, étant à Montpellier le 13 octobre 1310, commit Hugues de
La Porte, procureur du roi de la sénéchaussée, pour s'enquérir de
la valeur de la terre de Jonquières, sur laquelle il voulait assigner
8 livres 12 deniers tournois de rente qui manquaient encore au der-
nier assignat fait en faveur de Nogaret. Pendant la durée du procès
d'Avignon, Plaisian figure aussi dans plusieurs affaires. Le samedi
après la fête de l'Invention de la sainte croix 1310, il est chargé
d'un arbitrage pour la construction du pont Saint-Esprit. Le mer-
credi après la Saint-Barnabe 1311, on le voit engagé dans une re-
quête pour obtenir l'étabhssement de marchés et de foires dans ses
domaines de Boicoran (ou Boucoiran) et Yezenobre. Cette faculté lui
est refusée par suite des idées économiques du temps sur la néces-
sité de ne pas faire concurrence aux marchés existans; mais le roi
l'appelle dilcctus et fidelis G. de Plaisiano, miles nosler. Le di-
manche après la Nativité de saint Jean-Baptiste 1311, nous voyons
encore Plaisian redresser une grave erreur judiciaire.
Au temps de la délégation, c'est-à-dire aux mois d'été de l'an
1310, appartient un écrit des deux Guillaumes dont nous ne possé-
dais que l'extrait. C'est un manifeste énergique en faveur des rois
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 777
de France. Jamais ces rois n'ont reconnu d'autre supérieur que
Dieu pour le temporel. Ils ont toujours été fort religieux, expo-
sant leur vie et celle de leurs sujets pour défendre les droits et
libertés de l'église, conformément aux coutumes du royaume, selon
lesquelles certaines prérogatives qui ailleurs appartiennent aux
églises appartiennent ici de coutume ancienne au roi, et certaines
prérogatives temporelles qui devraient appartenir au roi appartien-
nent de coutume aux églises. Les rois de France ont fondé les églises
de leur royaume; ces églises sont sous la garde du roi, qui les a pré-
servées de toute erreur. Ce fut en haine de ce que ses crimes et ses
hérésies avaient été publiquement découverts en France que Boni-
face mit tant d'ardeur à miner le royaume orthodoxe. Le roi ignorait
bien des choses à cause de la distance ; mais Guillaume, qui était
alors dans ces parages, comme catholique et membre de l'église, ài
laquelle, en temps de nécessité, tout catholique est tenu de porter^
aide, Guillaume n'a pas dû abandonner sa mère, que ledit Boniface
s'empressait de massacrer, ni négliger la foi, qui était foulée aux.
pieds par lui, ni sa patrie, que ce frénétique voulait détruire, ni
son roi, qu'il haïssait comme défenseur de la foi et persécuteur des
hérésies.
Pendant la suspension des audiences d'Avignon, l'enquête testi-
moniale se continuait. Le 23 mai 1310, le pape nomma des com-
missaires chargés de se transporter à Rome, en Lombardie, en Tos-
cane, afm d'entendre les témoins vieux, valétudinaires ou prêts à
s'absenter pour longtemps. Toutes les dépositions devaient être se-
crètes. On mit d'abord à l'enquête beaucoup de lenteur. Nogaret
et ses substituts se plaignaient sans cesse que la preuve périssait,
que les témoins mouraient. Le 23 août 1 310, Clément rassure le roi
sur les plaintes qu'on lui faisait à ce sujet, et lui apprend qu'il a
déjà rendu quelques jugemens contre les témoins qui refusaient
de parler. Il esta peine croyable qu'un pontife romain ait pu oublier
à ce point ce qu'il devait h son titre. Le plus horrible scandale de
l'histoire de la papauté allait se produire. Clément se doutait bien
de la boue qu'on allait remuer, mais, en homme du monde super-
ficiel et facile, il ne voyait pas le tort qu'il faisait à l'église; étran-
ger à la tradition romaine, il était d'ailleurs moins sensible que
n'eût été un Italien à la honte du saint-siége. Au moins aurait-il
dû prévoir l'affreuse nudité que la main dure et brutale déjuges
habitués à fouiller des choses impures allait révéler; il aurait dû
craindre les ordures de leur imagination souillée, les crudités de
leur langage. A la face du monde, la maison du père commun des
fidèles allait être assimilée à Sodome, à Gomorrhe; on allait ensei-
gner à la chrétienté que le chef de l'église de Dieu pouvait être un
778 REVUE DES DEUX MONDES.
infidèle, un blasphémateur, un infâme plongé dans le bourbier des
vices sans nom.
Clément commit trois cardinaux pour examiner les témoins : sa-
voir Pierre de La Gapelle, évêque de Palestrine, Bérenger de Fré-
dol, évêque de Tusculum, et Nicolas de Freauville, du titre de Saint-
Eusèbe. Nous possédons quelques parties de ces informations. Les
déposans sont unanimes pour attribuer à Boniface, en morale, toutes
les turpitudes, en philosophie, toutes les assertions hardies de l'école
matérialiste et averroïste. Boniface, nous l'avons déjà dit, était un
mondain lettré comme Guido Gavalcanti et ces matérialistes non
avoués que l'Italie^, selon Dante, comptait déjà par' milliers : ainsi
nous le montre la satire de frà Jacopone, portrait si juste et si fm,
tracé bien avant que Nogaret eût pu suborner aucun témoin. Son
langage pouvait être fort libre, comme ses opinions. Il est peu
croyable cependant qu'il ait porté l'imprudence jusqu'aux excès
racontés par les témoins. Un chanoine de Fouille prétendit avoir
assisté, du temps de Gélestin Y, à une conversation entre le car-
dinal Gaetani et plusieurs personnes. Un clerc disputait sur cette
question : « quelle est la meilleure religion, celle deis chrétiens,
des juifs ou des sarrasins? Qui sont ceux qui observent le mieux
la leur? » Alors le cardinal aurait dit :: « Qu'est-ce que toutes ces
religions? Ge sont des inventions des hommes. Il ne;se faut mettre
en peine que de ce monde, puisqu'il n'y a point d'autre vie que
la présente. » 11 ajouta que l'univers n'a point eu de commen-
cement et n'aura point de fin. Un abbé de Saint-Benoît déposa
du même fait, ajoutant que le cardinal Gaetani avait dit que le pain
dans l'euchaiistie n'est point changé au corps de Jésus-Christ,
qu'il n'y a point de résurrection, que l'âme meurt avec le coips,
que c'était là son sentiment et celui de tous les gens de lettres,
mais que les simples et les ignorans pensaient autrement. Le
témoin, interrogé si le cardinal parlait ainsi en raillant, répon-
dit qu'il le disait sérieusement et pour de bon. Un Lucquois rap-^
porta également que, se trouvant dans la chambre du pape, eu
présence des ambassadeurs de Florence, de Bologne, de Lucques
et de plusieurs autres personnes, un homme, qui paraissait chape-
lain du pape, lui apprit la mort d'un certain chevalier, et dit qu'il
fallait prier pour lui. Sur quoi Boniface le traita de niais, et, après
lui avoir parlé indign-^ment de Jésus-Christ, ajouta : « Ce chevalier
a déjà reçu tout le bien et tout le mal qu'il doit avoir, car il n'y a
de paradis ni d'enfer qu'en ce monde. »
Aucune plume ne voudrait plus transcrire les allégations qui sui-
vent. Tous les témoins rapportent les mêmes faits avec des raiïi-
nemens de scandale. Cette uniformité est une raison de croire qu'il
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. ■ 779
y eut dans ces témoignages de l'artifice et de l'imposture. Boniface,
nous le répétons, n'était pas un saint; plus d'une fois il dut s'ex-
primer d'une façon càYàViëve , magnanimus peccator, tel est le mot
par lequel ceux qui le connui'ent résumèrent leur impression sur c^
caractère singulier. Néanmoins il est/lifTicile qu'il ait fait des confi-
dences aussi franches à des gens du commun ou môme de bas
étage-comme sont les témoins du procès d'Avignon. Les préten-
dues invocations à Béelzébub -et autres superstitions qu'on lui prête
sont en contradiction avec- l'incrédulité qu'on lui attribue d'ail-
leurs. Les aveiTOïstes me croyaient pas plus aux démons qu'aux
anges. La plupart de ces témoignages paraissent donc avoir été
suggérés et payés par les suppôts de Nogaret. On voit en particu-
lier Bertrand de Rocca-lN-egada occupé à les réunir et à tes provo-
quer. Ajoutons que les mots prêtés à Boniface rentrent exactement
dans le cadre des impiétés qui furent attribuées à Frédéric II, ainsi
qu'à tous ceux que l'on voulut perdre par le soupçon d'averroïsme
et par le mot des trois imposteurs. D'autres accusations sont cal-
quées mot pour mot sur celles dont on se servit pour exciter l'in-
dignation publique contre les templiers.
De délais en délais, nous arrivons au vendredi 13 novembre
1310, auquel jour Nogaret se plaignit que les défenseurs de Boni-
face avaient avancé plusieurs choses contre l'honneur et la répu-
tation du roi son maître, et en demanda réparation. Le pape se hâta
de désapprouver tout ce qui avait pu être dit 'en ce Sens, offi*ant
d'écouter ce que Nogaret voudrait dire pour soutenir Thonneur
du roi. — Le 20 novembre , on discuta si Boniface avait enseigné
ses' mauvaises doctrines en consistoire ou en secret. Nogaret pré-
tendit qu'il avait soutenu ses hérésies devant vingt, trente, qua-
rante, cinquante personnes, que cependant il n'assurait pas que ce
fût en consistoire, car cet homme pervers cherchait naturellement
à cacher son hérésie. Nogaret lui-même trouvait à ce biais un avan-
tage que nous verrons se révéler plus tard. Habitué en qualité de
juriste' à demander plus.pour avoir moins, il songeait, dans le cas où
il ne pourrait obtenir la. condamnation absolue du p^ipe mort, à se
rabattre sur un jugement qui, alléguant le caractère non officiel des
blasphèmes de Boniface, laissât subsister tous les faits d'hérésie à
sa charge. — Le 2/i novembre, Nogaret proteste encore. Les défen-
seurs ont dit des choses contre la juridiction et les droits du roi
sur le temporel de ses églises; ils ont prétendu que le roi ne peut
rien tirer de ses églises contre leur gré:pour la nécessité du royaume,
ce qui est faux en principe, bien que le roi ne l'ait jamais fait que
du consentement des prélats. Le pape se hâta de clore le. débat en
protestant qu'on n'avait voulu porter aucun préjudice aux droits du
L
780 REVUE DES DEUX MONDES.
roi et de l'église gallicane; puis l'affaire de remise en remise est
renvoyée au 20 mars 1311.
Le temps se passait ainsi en délais, en interlocutoires et en pré-
liminaires; ce n'étaient qu'exceptions, fins de non-recevoir, protes-
tations. Les parties ne conviennent ni de leurs qualités, ni de la
compétence du juge; on n'avance pas un mot sans restriction ou
modification; à chaque pas, on craint de donner quelque avantage
à son adversaire. Nogaret demande cans cesse son absolution à cau-
tèle; le pape répond invariablement qu'il y pensera, que Nogaret
donne sa demande par écrit. Nogaret alors jure qu'il n'est entré
dans Anagni que par suite de la résistance de Boniface, qu'il ne
s'est pas associé à Sciarra, que Sciarra est venu voir ce qui se pas-
sait... Les parchemins s'entassaient d'une manière formidable pour
les deux parties.
IL
Il est évident que, conduit de cette manière, le procès n'eût ja-
mais fini. Le scandale était à son comble. Ces horreurs mille fois
répétées sur la mémoire d'un pape, ces deux troupes armées venant
au consistoire d'un air menaçant, effrayaient tout le monde. L'ha^
bile Clément cependant cherchait les moyens pour échapper aux
exigences du roi sans trop violer ses devoirs de pontife. Son génie
politique lui suggéra enfin une solution plus efficace que celle des
légistes et des canonistes. Il eut recours à Charles de Yalois et lui fit
comprendre les maux qui pouvaient sortir de cette affaire. Il le pria
d'obtenir que le roi remît tout à la décision personnelle du pape et
commandât à ceux qui poursuivaient le procès de faire de même.
Charles de Yalois était ultramontain et ennemi des juristes galli-
cans. Il entra dans les intentions de Clément, et déploya tout son zèle
pour amener une conciliation, que les barons, les prélats, tout le
parti conservateur qui entourait le roi désiraient vivement. De ces
efforts réunis sortit enfin un arrangement qui sauva la papauté du
plus grand affront dont elle eût jamais été menacée.
Ce qui prouve bien que la renonciation du roi aux poursuites fut
convenue d'avance entre le pape et le roi, c'est un projet de bulle
qui nous a été conservé, et où tout décèle la main de Nogaret. Dans
ce projet de bulle, le roi est porté aux nues. En fils pudibond, qui
craint de voir la honte de celui qu'il vénérait de bonne fci comme
un père, Philippe eût été très aise que Boniface fût justifié; mais le
scandale avait été si grand dans l'église gallicane et parmi la no-
blesse qu'il fallait que le concile en connût. Selon les règles des
saints pères, celui qui lie malgré sa résistance un fou furieux ou un
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE EEL. VSl
frénétique, lequel sévissait contre lui-même ou contre les autres,
celui qui réveille un léthargique, qui accuse un incorrigible, fait
acte de charité. On est encore bien plus obligé à cela si le fréné-
tique est votre maître, votre père, et si de sa frénésie peut pro-
venir le danger de plusieurs. Boniface était au moins hérétique
présumé; or, d'après un canon de concile, l'accusé d'hérésie est déjà
tenu pour condamné et suspens. Boniface en réalité était fou furieux,
parricide; il ne cherchait qu'à tuer ses enfans; il a donc été d'un bon
cathoUque de l'attacher malgré lui, et, par une juste violence, de
l'empêcher de perpétrer son crime. Si cela n'avait pu se faire au-
trement, il eût été meilleur et plus salubre de le charger de chaînes,
de le garder en griève prison et de le battre de verges que de le
maintenir contrairement à toute pitié, pour perdre non-seulement
lui, mais les autres, non-seulement les corps, mais les âmes. Moïse
délivra un Israélite en tuant un Égyptien, et cela lui fut réputé à
justice. Boniface voulait détruire les catholiques par des procès ir-
réguliers et en refusant de se purger d'hérésie; tout catholique de-
vait donc s'opposer à lui pour son bien et le bien de tous. L'église
gallicane est une division, comme l'église orientale, l'église occiden-
tale, dans l'église universelle indivisible. Vouloir la détruire, c'est
vouloir détruire un membre du corps dont Christ est la tête. En cas
de nécessité, on fait des choses extraordinaires, on crée des exem-
ples. Un laïque, dans certaines rencontres, peut licitement adminis-
trer le sacrement de baptême, même celui de pénitence. Nogaret,
dans cet extrême danger de l'église, a été l'instrument de la Provi-
dence. Quand il s'agit de défendre l'église, la nécessité fait de tout
catholique un ministre de Dieu. On dira que le pape Benoît a déclaré
dans sa procédure les excès de Nogaret et de ses compagnons no-
toires et accomplis sous ses propres yeux. Le pape Benoît a vu ce
qu'il a vu, mais il s'est trompé sur le caractère des faits; on ne peut
d'ailleurs qualifier un fait de notoire avant que les personnes en
cause n'aient été appelées et entendues.
Selon ce même projet de bulle, le pape eût déclaré que les accu-
sateurs de Boniface avaient agi par le zèle pur de la foi, que No-
garet et ceux qui l'assistèrent avaient fait une action juste. Boniface
ayant été mû par haine de la France, toutes ses procédures et con-
stitutions eussent été retranchées des archives de l'église. Le pape
eût également annulé la procédure de Benoît contre Nogaret et ses
complices; cette procédure eût été tirée des registres. Enfin le pape,
considérant les grandes affaires du temps, l'intérêt de la terre sainte,
le procès des templiers, la réunion des Grecs, eût terminé en di-
sant que le crime d'hérésie dont Boniface était accusé avait en-
core besoin d'être prouvé, qu'on ne voyait pas du moins qu'il
782 REVUE DES DEUX MONDES.
eût. fait secte. Boniface a occupé une place élevée dans l'église
de Dieu; ce serait un grand scandale qu'il fût trouvé hérétique.
« Comme alors les ennemis de la foi catholique remueraient leur
tête, sur nous! En conséquence, placés entre les conseils de ceux
qui nous engagent à faire justice, quoi qu'il arrive, et de ceux qui
nous suggèrent d'abandonner pour la paix de l'église la discipline
de justice,, nous sommes en grande angoisse, serrés eti pressés,
suant comme sous un poids énorme. Eh bien! nous avons pris une
voie moyenne et avec nos frères nous. avons prié affectueusement et
i^Lstamment à diverses reprises le roi. de France qu'il voulût bien,
pour l'honneur de l'église, s'écarter de la voie de la rigueur et or-
donner aux accusateurs de remettre la suite de l'affaire au juge-
ment de l'église. Le roi a condescendu gracieusement à nos piièi-es,
et ainsi, pour KutiUté publique et la paix de l'église, nousiavons cni
devoir supprimer la justice des accusations et du procès susdit, ainsi
que la jequête d'un concile généraj, déchargeant les. accusateurs
de toute nécessité de poursuivre l'affaire contre la mémoire dudit
Boniface. »
Ce morceau, nous le répétons , n'esit qu'une rédaction proposée
par Nogaret; lui-même probablement n'espérait pas qu'elle serait
adoptée telle qu'il l'écrivit. II était essentiel qu'on pût croire que la
renonciation du roi avait été précédée d'une demande du pape. En
réalité il n'y eut, ce semble, d'autre demande que celle qui fut
adressée, par le pape à Charles de Valois. Dans une lettre au pape,
datée ,de Fontainebleau, février 1311, Philippe reprend le récit de
Vaffaire depuis le parlement tenu à Paris en mars 1303, et conclut
en déclarant qu'il abandonne la question au jugement du pape et
des cardinaux, pour être tranchée au futur concile ou autrement :
« car Dieu nous, garde, ajoute-t-il, de révoquer en doute ce que
votre sainteté aura décidé sur une question de foi^ principalement
avec l'approbation du concile. »
Clément négociait en même temps avec les partisans de Bonifïi«;e.
Il obtint d'eux un désistement semblable à celui qu'il avait obtenu
de Philippe. En conséquence de ces deux désistemens, le pape
donna une h}Jk\\e Rex glorim virtittum datée d'Avignon, 27 avril
1311. La rédaction n'en différait pas essentiellement! de celle (Çu'a-
vait proposée Nogaret; à part quelques atténuations que l'on sent
avoir été discutées pied à pied avec les parties intéressées, ce sont
les mêmes mots, les mêmes images, et l'on peut dire sans exagé-
ration que le second et le plus extraordinaire attentat de Nogaret
sur la papauté fut de l'avoir induite à s'approprier son propre style
et ses phrases. Après avoir loué la France et ses rois pour leur piété
et leur zèle à défendre l'église catholique, Clément dit que Philippe,
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. -783
tant pour les autres rois et potentats de la chrétienté, ses adhérens,
qu'en son privé nom, et comme champion de la foi et défenseur
de ^église, requit (en l'année 1303) la convocation d'un concile
général pour y faire vider les appellations formées contre le feu
pape Boniface, prévenu des crimes d'intrusion, d'hérésie et autres
actions de pernicieux exemple, et afin qu'il fût pourvu à l'élec-
tion d'un vrai et légitime pasteur. A lui s'étaient joints plusieurs
princes et grands personnages ecclésiastiques et laïques, qui se
rendirent dénonciateurs desdits crimes. Les défenseurs de Boni-
face ont soutenu que le roi, mû plutôt de haine que de charité et
du zèle de la foi et de la justice, avait calomnieusement procuré
ces dénonciations et qu'il était auteur du sacrilège .commis en la
capture du pape., A cela, il a, été répliqué de la part du, roi qu'il
avait procédé avec tout le respect filial possible, comme envers
un père, dont il aurait volontiers couvert les nudités de soui propre
manteau, mais qu'étant publiquement requis en son parlement de
Paris,, en p;,-ésence des prélats, barons, chapiti-es, couvens, col-
lèges, communautés et villes de son royaume, et ne pouvant plus
dissimuler sans scandale et ollense de Dieu, il se vit contraint,
pour la décharge de sa conscience, et de l'avis des maîtres en théo-
logie, professeurs ep droit, etc., d'envoyer veçs Boniface Guillaume
de Nogaret, chevalier, et d'autres ambassadeurs,, pour lui notifier
les dénonciations et requérir la convocation d'un concile. Que si les
ambassadeurs ont excédé leur pouvoir et commis quelque action
illicite en la capture de Boniface et en l'agression de sa maison, ces
violences ont grandement déplu au roi, et il les a toujours désa-
vouées. Après de longues procédures conduites tant par-devant le-
dit Boniface avantson décès que devant le pape Benoît XI et le
pape Clément V, tandis qu'il était à Lyon et à Poitiers, ile pape
Clément V, ayaut fait l'inquisition d'office qu'il devait sur les motifs
de bon zèle du ,roi et des dénonciateurs, les déclare au préalable
exempts de toute calomnie en leur poursuite , à laquelle ils ont
procédé en sincérité d'un bon et juste zèle pour la foi catholique.
Quant à Guillaume de I^ogaret, personnellement comparaissant
en plein consistoire, il a déclaré qu'il avait seulement reçu mandat
pour notifier à Boniface la convocation du concile général, lequel
en pareil cas était supérieur à Boniface. Le roi n'a donc aucune res-
ponsabilité en l'affaire d'Anagni; mais, comme à cause de la raideur
de Boniface,, des menaces adressées et des embûches dressées, l'am-
bassadeur du roi ne pouvait, autrement trouver un accès sûr dans
le manoir papal, Guillaume en, personne, entouré et appuyé par u»e
escorte de fidèles vassaux de l'église, est entré en armes, pour sa
défense personnelle, dans la maison que Boniface habitait à Ana-
gni. La bulle papale rapporte ensuite textuellement les explications
7SÙ REVUE DES DEUX MONDES.
cent fois données par Nogaret pour établir que tout ce que lui et
ses partisans ont fait dans Anagni, ils l'ont fait par un zèle sincère
et jaste, par la nécessité instante de la défense de l'église, de le r
toi, de leur patrie, pieusement, justement, de plein droit, sans nul
attentat illicite.
Le pape Clément, suffisamment instruit par cette enquête, dé-
clare donc le roi innocent des capture, agression et pillage, imputés
à tort ou à raison audit Guillaume. D'une autre part, les défen-
seurs de Boniface et le roi, en son nom et au nom de tous les regni-
coles de France, ayant consenti, pour le bien de la paix et l'avan-
cement de l'œuvre de terre-sainte, à remettre l'affaire entre les
mains du pape Clément, celui-ci casse et révoque toutes sentences
portant préjudice au roi et à son royaume, ainsi qu'aux regnicoles,
aux dénonciateurs, adhérens, etc.; il lève toutes excommunications,
interdits , faits par Boniface et Benoît depuis le jour de la Tous-
saint de l'an 1300 contre le roi, ses enfans, ses frères, le royaume,
les regnicoles, dénonciateurs, appelans, pour raison des appella-
tions, réquisition de concile, blasphèmes, injures, capture de per-
sonne papale, agression, invasion de la maison de Boniface, dissi-
pation du trésor de l'église et autres dépendances du fait d' Anagni.
Abolit en outre toute la tache de calomnie et note d'infamie, qui,
à raison desdits cas, pourrait être imputée au roi et à sa postérité,
aux dénonciateurs, prélats, barons et autres, encore même qu'on
supposât ladite capture avoir été faite au nom et du mandement du
seigneur roi et de ses adhérens, ou sous sa bannière et enseigne
de ses armoiries. Ordonne que lesdites sentences et suspensions se-
ront ôtées des registres de l'église de Rome, défend d'en garder
les originaux et enjoint à toutes personnes de supprimer des regis-
tres et lieux publics ou privés toutes les pièces des procès en ques-
tion, avec inhibition d'en tenir copie, à peine d'excommunication.
Le tout sans préjudice de la vérité de l'affaire principale et de la
poursuite qui s'en pourrait faire d'office, et sauf de procéder à l'a-
venir à l'audition et examen des témoins et dénonciateurs qui pour-
raient se présenter et être recevables contre Boniface et sa mé-
moire, ensemble des défenses et exceptions légitimes, s'il y en avait
à proposer, pourvu qu'elles ne touchent ni le roi, ni ses enfans, ni
ses frères, ni son royaume, ni les dénonciateurs.
Guillaume de Nogaret, Sciarra Colonna, Rainaldo da Supino, son
fils, son frère, Arnolfo et les autres chevaliers gibelins d'Anagoi
qui s'étaient le plus signalés dans la capture de Boniface et le vol
du trésor, sont dans la bulle exceptés de l'absolution générale; mais,
à la suite de la bulle, dans un appendice faisant partie intégrante
de la pièce principale, vient l'absolution des mêmes personnages
qui avaient été exceptés. Guillaume n'est nullement déclaré cou-
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 785
pable. On admet qu'il prétend avoir eu de bonnes raisons de faire
ce qu'il a fait; on trouve possible que ce qui s'est passé soit arrivé
contre son intention et par la seule résistance que Bonifece a op-
posée à la convocation d'un concile général; c'est par excès de pré-
caution et pour sa plus grande sûreté qu'il a demandé le béné-
fice de l'absolution, offrant, vu sa grande révérence pour l'église,
de recevoir et d'accomplir ad cautclam la pénitence qui lui serait
enjointe.
La pénitence fut celle-ci : « Au premier passage général, il ira
de sa personne cà la terre-sainte avec armes et chevaux pour y de-
meurer toujours, s'il ne mérite que nous ou nos successeurs lui en
abrégions le temps. Cependant il ira de sa personne en pèlerinage
à Notre-Dame de Vauvert, de Roquamadour, du Pui-en-Velai, de
Boulogne-sur-Mer et de Chartres; à Saint-Gilles, à Montmajour, à
Saint-Jacques en Galice. Au cas où il mourrait sans avoir accompli
ces pénitences, ses héritiers jouiront du bénéfice de l'absolution,
pourvu qu'ils accomplissent ce qui en resterait à faire. A défaut de
ce, l'absolution serait nulle au regard de Nogaret et de ses héri-
tiers. »
Le même jour, le pape donna l'absolution aux gens d'Anagni; mais
une autre bulle spécifia que cette absolution n'était pas pour ceux
qui avaient mis la main sur Boniface et qui l'avaient outragé en son
corps ou en son honneur; au moins ne s'étendit-elle pas sur ceux
qui avaient volé le trésor de l'église. Clément, du consentement de
Nogaret, de Plaisian, etc., se réserva la liberté de les absoudre ou
de les poursuivre quand il le jugerait à propos. Une dernière bulle
déclara « que le pape ne recevrait plus à l'avenir aucun acte où l'on
blâmerait le louable zèle et les bonnes intentions que le roi avait
fait paraître dans tout le cours de cette affaire. » La victoire du roi
était complète. L'acte le plus hardi qu'un prince catholique eût ja-
mais entrepris contre la papauté, le voilà traité de bonne action
dans une bulle papale; le ministre dont le roi s'était servi pour ac-
complir cet acte, après avoir conduit d'un ton impérieux toutes les
procédures, est réconcilié avec l'église sous une forme qui n'im-
plique pas que son acte ait été bien coupable. Cette absolution lui
est accordée , non pas précisément parce qu'il en a besoin , mais
pour répondre aux scrupules de sa conscience timorée, et au prix
d'une pénitence que probablement il n'accomplit jamais.
un a pu remarquer, dans l'analyse que nous venons de donner de
la grande bulle Rex gloriœ virîutmn, que, par un raffinement juri-
dique conforme aux procédés subtils du temps, le pape maintenait
au fond la cause intacte. En effet une dernière bulle du 27 avril 1311
présente ainsi les faits. Le roi n'a pas voulu être partie dans le pro-
TOME xcvni. — 1872. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
ces de Boniface; il a seulement demandé au pape de donner au-
dience à Nogaret et à Plaisian qui annonçaient l'intention d'atta-
quer la mémoire du pape défunt. Les discussions ont eu lieu; les
défenseurs de Boniface se sont désistés spontanément de leur dé-
fense. Le pape accepte cet état de choses; cependant son premier
devoir étant de ne laisser sans enquête aucune accusation contre
la. foi, il proroge l'enquête testimoniale pour et contre la mémoire
de Boniface. Sans doute l'accusation ne voulait pas laisser croire
que c'était elle qui se désistait ni qu'elle abandonnât la vaste in-
struction qu'elle avait commencée.
Tolonié de Lucques, qui raconte très exactement l'accord qu'on
vient de lire, ajoute : « les ambassadeurs du roi donnèrent à la cu-
rie du pape 100,000 florins en récompense des peines qu'elle s'é-
tait données en cette affaire. » La vénalité de la cour d'Avignon
donna en effet occasion aux bruits les plus défavoi'ables. Le conti-
miateui' de Guillaume de Nangis veut que Nogaret n'ait obtenu
l'absolution ad ccmtelam que parce qu'il constitua le pape son hé-
ritier. Le fait est entièrement faux, puisque nous connaissons le
testament de Nogaret et que nous suivons les effets de ce testament
sur sa postérité. Il faut reconnaître cependant qu'une autre autorité
contemporaine, qui représente bien les bruits qui couraient alors
dans la bourgeoisie un peu instruite de Paris, veut aussi que « les
sous » aient eu leur part dans l'absolution de Nogaret. Voici les ré-
flexions de ce contemporain, Geffroi de Paris; on ne peut leur refu-
ser beaucoup de finesse et d'esprit.
Et se ne fust le roy de France,
Autrement li fust avenu;
Mes por le roy fu soustenu...
Biax sire diex! qui vit trop voit.
Ainsi s'asolution prist
Du pape, cil qui tant mesprit,
Si com l'en dist, et fut assolz
Non pas por Dieu, mes por les solz;
Et assez brief fut son rapel.
Et n'i lessa rien de sa pel...
Cil à cui l'en tient le menton
Souef noe (1), ce me dit-on;
Por ce noa il si souef;
Car il avoit et queue et clef;
Le roy queue est de la paële,
Et !a clef si est l'apostoile.
La vraie, l'unique cause qui sauva Nogaret fut la protection de
Philippe. Philippe avait obtenu la plus grande concession que ja-
mais souverain ait tirée de la cour de Rome. De son côté, Clément
(I) Celui à qui on tient le menton nage doucement.
UN MLMSÏP.E DE PHILIPPE LE BEL. 787
avait aussi remporté sa victoire; il avait évité un précédent funeste
pour la papauté et dont les conséquences eussent été incalculables.
Les sacrifiés furent les Gaetani. Pour eux pas un mot bienveillant,
on laisse planer sur eux le soupçon de violence en l'affaire de Rai-
naldo da Supino; le pape lui-même les déclara fabricateurs de
fausses pièces. La translation, déjà presque définitive, du saint-
siége à Avignon enlevait à ces familles romaines toute leur impor-
tance; il n'y avait plus de raison pour les ménager.
L'histoire, sur ce singulier différend, ne fut pas plus incorrup-
tible que ne l'avaient été les contemporains. La version officielle
ou, si l'on veut, le mensonge de Nogaret sur la scène d'Anagni
s'imposa à la postérité comme à l'opinion de son temps. Les ré-
cits du continuateur de Nangis, de Girard de Frachet sont en tout
presque conformes aux apologies de Nogaret. Boniface, selon eux,
a eu tous les torts, le roi n'a fait que se défendre; Nogaret a été le
porteur courageux de l'intimation. Jean de Saint-Victor est aussi
très favorable au roi. Bernard Guidonis regarde bien l'affaire d'A-
nagni comme un scandale; mais il est dur pour Boniface, il es-
time que ce qui lui est arrivé a été une juste punition de son or-
gueil et de son avarice. Le chroniqueur de Saint-Denis ne veut voir
en Nogaret qu'un protecteur de Boniface: « 0 toi, chétif pape, au-
rait-il dit, confère et regarde de monseigneur le roi de France la
bonté, qm, tant loing est de toi son royaume, te garde par moi et
défend. » Nicole Gilles adopta le récit du chroniqueur de Saint-
Denis. D'autres rejetèrent la faute sur les Colonnes, qui usurpèrent
l'étendard du roi. D'autres enfin, comme Geffroi de Paris, dont le
récit est du reste fort inexact, avouèrent que le plus sage était de
s'abstenir :
Si fut décéu par cuidance,
Quand il fut pris du roy de France,
Je dis mal, mes de son sei'geut.
Le roy ne savoit pas tel gent
Qu'ils déussent tel chose enprendre;
Si n'en doit-on le roy reprendre.
Mes d'autre part j'ai ouï dire
Que le roy pas bien escondirc
De ccste chose puis se pout.
Je n'en sai riens, mes Dicx set tout.
Seuls, quelques Italiens parlèrent de Nogaret avec sévérité. En
France, pas une voix, si l'on excepte celle de Sponde, ne s'éleva
contre lui. Le système justificatif de Nogaret s'imposa jusqu'aux
temps modernes. Dupuy s'y tient fidèlement; Baillet s'en écarte
peu. Presque de nos jours, l'école légitimiste gallicane de la res-
tauration crut devoir à peu près adopter la version du moine de
Saint-Denis, et présenta Nogaret comme ayant su faire u un juste
7?b8 REVUE DES DEUX MONDES.
discernement de ce qu'il devait à saint Pierre et de ce qu'il de-
vait à son roi. » Ce n'est qu'en ces derniers temps qu'on a vu se
produire la tentative de réhabiliter pleinement Boniface. Malgré le
talent qu'on y a mis, cette tentative eût mieux réussi, si l'on n'avait
pas prétendu trop prouver, ériger Boniface en un saint pontife, et
faire de lui un martyr de la grandeur du siège romain.
Rainaldo da Supino échappa comme Nogaret aux conséquences
terribles que son acte aurait entraînées à d'autres époques. Le 29 oc-
tobre 1312, nous le trouvons à Paris donnant quittance au roi de
10,000 florins petits de Florence, touchés sur les associés des Peruzzi
à Carcassone, comme prix du concours qu'il avait donné à l'exécu-
tion de la capture de Boniface, pour lui et ses amis en compensation
telle quelle des dépenses qu'il avait faites à cette occasion. Il y ra-
conte l'incident d'Anagni, naturellement selon la version de Noga-
ret. Nogaret ne pouvait exécuter sa commission sans risque de mort;
« alors il eut recours à nous, enfans dévoués de l'église romaine. » Il
reconnaît la fidélité avec laquelle Nogaret a tenu ses engagemens, les
peines qu'il s'est données, les frais qu'il a faits avec l'aide du roi. C'est
en voyant les peines et les anxiétés que s'imposait ledit sieur Guil-
laume pour la délivrance commune, en même temps les périls qu'il
courait, les dépenses qu'il faisait, que Rainaldo s'est joint à lui. Il re-
connaît du reste que la somme qu'il touche n'implique nullement que
le roi soit responsable de ce qu'on a pu commettre d'illicite. Il déclare
que lui, son frère Thomas, la commune de Ferentino, le capitaine de
cette commune, tous les nobles de la campagne de Rome tiennent
le roi et Guillaume pour quittes de leurs promesses. On remarque
parmi les témoins Guillaume de Plaisian, Jacques de Péniches, Phi-
lippe Vilani. Les relations des Villani avec les Peruzzi et avec Phi-
lippe le Bel sont un fait qu'il ne faut pas oublier quand on lit !e récit
du célèbre chroniqueur Jean Viliani sur les rapports du roi avec l'Ita-
lie et avec la papauté.
L'affaire de la mémoire de Boniface revint encore au concile de
Vienne en 1312. Philippe avait toujours demandé que la question
fût déférée à un concile. Dans la lettre de renonciation au procès
d'Avignon, datée de Fontainebleau (février 1311), le roi reprend
son idée, et nous avons vu que les bulles du 27 avril 1311 sont
conçues de manière à permettre à l'affaire de se renouer. Des cri-
tiques, tels que le père Pagi, ont nié qu'il ait été question de
la mémoire de Bcfiiface au concile de Vienne, se fondant sur ce
que l'affaire avait déjà été terminée en avril 1311 à Avignon, et
sur ce que plusieurs des narrateurs de la vie de Boniface s'en tai-
sent. Les actes de ce concile n'é4;ant pas venus jusqu'à nous, on
ne peut opposer à cette opinion une autorité irréfragable; mais il
est impossible de ne pas ajouter foi à Villani, à saint Antonin, à
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 7S§
Francesco Pipino et à d'autres, qui l'attestent. Yillani, en parti-
culier, nous l'apprend en termes trop précis pour qu'on en puisse
douter. Trois cardinaux, Richai'd de Sienne, légiste, Guillaume le
Long, Jean de Murro ou de Namur, théologien, Francesco Gaétan!
et frère Gentile de Montefiore, canoniste, parlèrent pour la jus-
tification du pape devant le roi et son conseil, et deux chevaliers
catalans se seraient offerts à prouver l'innocence de Boniface l'épée
à la main contre les deux plus vaillans de la noblesse française,
qu'il plairait au roi de désigner. De quoi, selon Yillani, le roi et
les siens demeurèrent confus. Le concile déclara, dit -on, que le
pape Boniface avait été catholique, pape légitime, et n'avait rien
fait qui le rendît coupable d'hérésie; mais, pour contenter Phi-
lippe, le pape décida que le roi ni ses successeurs ne pourraient
jamais être recherchés ni blâmés pour ce qui avait été fait contre
Boniface, sous le nom et l'autorité du roi, soit en Italie, soit en
France, soit par les Colonnes, soit par Nogaret ou toute autre
personne que ce pût être. La cour de France semble du reste, à
cette date, beaucoup moins tenir à brûler les os de Boniface. No-
garet était absous, le roi avait obtenu une pleine victoire sur les
templiers; le squelette du vieux pape pouvait maintenant doimir en
paix dans sa tombe vaticane : le monde qui entourait Philippe était
trop positif pour perdre son temps, quand il avait atteint ses fins
temporelles, k poursuivre une accusation théologique contre un mort.
Ainsi se termina cet étrange procès. Si le roi n'obtint pas le but
apparent qu'il s'était proposé, il avait au fond pleinement réussi.
Il resta, dans l'opinion des siècles suivans, « le vengeur de tous les
rois et potentats de la chrétienté, le champion de la foi, le défen-
seur de l'église; » on reconnut qu'il avait eu raison de convoquer un
concile général contre le pape, qu'en cela il avait été mû non par
haine, mais par charité et zèle de la foi et de la justice. Jamais la
violence, la dénonciation calomnieuse, le faux témoignage, n'avalent
reçu un tel encouragement. Le brutal guet-apens devenait un acte
de respect filial. Le roi sortit de l'aflaire blanc comme neige. Noga-
ret fut quitte pour déclarer le déplaisir qu'il avait eu de ce qui
s'était passé au pillage du trésor; on reconnut qu'en principe i!
n'avait rien attenté d'illicite ni qui ne fût dans les termes du droit
et d'une légilime défense. Tous les coupables furent remis, en tant
qu'il était besoin, en leur premier état. Tous les actes contraires à
l'honneur et aux intérêts du roi furent biffés dans les registres de la
chancellerie romaine, où on les voit encore aujourd'hui portant des
ratures faites par un notaire apostolique, sur l'ordre exprès de deux
cardinaux dont l'un est Bérenger de Frédol, et de la part du pape(l).
(!) De exprcsso mandate rev. patrum,... facto mihi per eos ex parte sanctîssimî
patris, domini iiostri D. Clemcntis,... qui hoc eis pluries mandaverat, ut dicebant.
790 REVUE DES DEUX MONDES.
Le père Tosti, par une faveur exceptionnelle, eut communication de
ces précieux volumes, conservés aux archives du Vatican, a Devant
ces pages maculées, dit-il, je restai longtemps l'œil fixe, et en son-
geant à ces mots : Ex parte domini nosiri D. Clément i s jyopœ V, je
pleurai bien plus encore sur la faiblesse du pontife que sur la per-
fidie du prince. » On poursuivit, jusque dans les parchemins et les
actes publics ou privés, les lettres ou cédules où il était fait men-
tion des sentences et procédures dont on voulait effacer le souvenir.
iNogaret accomplit-il sa pénitence? Gomme il n'y eut pas de «pro-
chain passage général, » la partie de cette pénitence qui consistait
à se croiser fut nécessairement sans effet. Les pèlerinages qui lui
avaient été imposés, avec les peines corporelles qui en faisaient
partie pour les pèlerins condamnés à ces voyages par pénitence,
eussent été chose fort grave pour un premier ministre du roi. Il
est probable que Kogaret les racheta par des amendes pécuniaires,
et peut-être la tradition conservée par le continuateur de Nangis
et par Geffroi de Paris se rapporte-t- elle à ces rachats; Geffroi
de Paris semble parler d'un court exil, l'inquisiteur Bernard Gui-
donis, après avoir rapporté la pénitence qui fut imposée à Noga-
ret, ajoute : « à moins de dispense du saint-siége, » mot qui, sous
la plume d'un homme aussi pratique des pénalités ecclésiastiques,
n'est pas à négliger. La même chose est répétée par un autre his-
torien de Clément V. L'auteur gallican de l'article JSoyaret, dans
la Biographie toulousaine, dit sans preuve, mais avec un sentiment
peut-être assez juste de ce qui arriva : « 11 ne put remplir les con-
ditions de l'absolution : les intérêts de l'état le retinrent en France,
et la mort le surprit avant qu'il eût commencé ses voyages. »
IIL
Ce qui est certain, c'est que Nogaret, aussitôt après la conclu-
sion de l'affaire d'Avignon, reprit la garde du sceau royal. Un pas-
sage des Olini prouve qu'il mourut dans le plein exercice de ses
fonctions. Sa faveur auprès de Philippe ne souffrit pas la moindre
éclipse. Dans celui de ses testamens qui est daté du 17 mai 1311,
le roi le nomme un de ses exécuteurs testamentaires. C'était, on le
voit, pr.?sque au lendemain de la bulle d'absolution. Cela suppose
qu'on tenait les conditions de cette absolution pour déjà remplies;
car une personne qui pouvait être sous le coup d'une excommuni-
cation n'était pas susceptible de figurer dans un testament.
Dans son codicille du 28 novembre 13 U, au contraire, le roi sub-
stitue P. de Chambli « en lieu et place de feu G. de Nogaret. »
Nogaret mourut donc certainement avant la fin du mois de no-
vembre 131 A. Dupuy déclare ne pas savoir la date précise de cette
UN MINISTRE DE PIIILIPPE LE BEL. 791
mort. Dom Vaissète, après le père Anselme, a prouvé qu'elle dut
arriver au mois d'avril 1313. Un passage de la chronique anonyme,
intitulée Anciennes chroniques de Flandre, ferait , s'il était exact,
vivre Nogaret jusque vers juillet 1314 au moins. Ce chroniqueur
est souvent fautif; ajoutons que la mention de Nogaret ne se trouve
pas dans tous les manuscrits de ladite chronique.
Nogaret avait blessé trop profondément les idées religieuses de
son temps pour que la légende ne se donnât point carrière à son
sujet. La version généralement acceptée fut qu'il mourut enragé',
tirant honteusement la langue devant toute la cour. Dans la chro-
nique attribuée à Jean Desnouelles et qui fut écrite en 1388, nous
lisons que Nogaret, « à la cour du roy, esraga (1), le langue traite
moult hideusement, dont li roy fu moult esmervilliez et plusieurs
qui avoient esté contre le pape Boniface. » Ce récit fantastique fut
accueilli en Angleterre et surtout en Flandre, où la mémoire de
Philippe et de ses conseillers resta dans une juste exécration. Le
chroniqueur anglais Walsingham, après avoir parlé des noces ma-
gnifiques qui se firent à Boulogne en 1307 pour le mariage d'E-
douard II, roi d'Angleterre, avec Isabelle, fille de Philippe, y plac3
]a fin tragique et grotesque que l'opinion populaire attribuait à No-
garet. L'anachronisme est énorme; ce qui n'a pas empêché l'histo-
rien flamand Jacques de Meyer de le répéter. La conscience chré-
tienne voulut absolument que le ciel eût vengé un crime, le plus
'grand après celui de Pilate, dont les auteurs n'avaient selon le
monde touché que des bénéfice: s. Oj prétendit que Pliilippe fut
également frappé de la main de Dieu.
Nogaret, dans son testament de 1310, avait réglé que, s'il mou-
rait « en France, » il serait enterré dans l'église des frères prêcheurs
de Paris; et que, s'il mourait plus près de Nîmes, il serait enterré
chez les frères prêcheurs de Nîmes. On ne sait ce qui advint; mais
il est probable que Nogaret eut sa sépulture à Nîmes, car, si sa tombe
avait été à Paris, elle serait arrivée à quelque célébrité. Nogaret,
comme Pierre Du Bois, comme Philippe lui-même, aimait les domi-
nicains et les préférait beaucoup aux anciens ord"es en décadence.
Nogaret fut sûrement heureux de ne pas avoir survécu à Philippe.
Les haines accumulées contre lui et la jalousie de Charles de Valois
n'auraient pas manqué de se donner carrière à son égard, comme
elles firent sur le malheureux Eoguerrand de Marigni. Sous Philippe
le Long, le nom de Nogaret revient, mais comme un souvenir. Dans
le règlement que fit ce roi, lors de son avènement à la couronne, au
bois de Vincennes, le 2 décembre 1316, pour l'ordre de son hôtel,
il réduit les appointemens de ses officiers, entre autres de son chan-
(1) Enragea.
7Ô2 REVUE DES DEUX MONDES.
celier quand il ne sera pas prélat, « à l'instar de ceux qu'avait
Guillaume ^]e Nogaret; » ce qu'il réitéra presque dans les mêmes
termes en l'état de son hôtel qu'il fit le 18 novembre 1317. Plaisian
mourut vers le même temps que Nogaret. La dernière fois qu'on le
voit figurer, c'est dans un acte du 22 janvier 'J313.
Ainsi disparurent presque en même temps tous les hommes qui
avaient fait la gloire et la force d'un des plus beaux règnes de
l'histoire de France. Jamais règne autant que celui de Philippe le
B;\ ne vit dominer dans les conseils de l'état un plan unique et
suivi. Attribuer à la maison capétienne toute la succession de Ghar-
lemagne, ramener sans cesse le souvenir du grand empereur et
présenter le roi comme étant son héritier, faire du roi à l'égard du
pape ce que Vémir al-omra fut pour les khalifes, c'est-à-dire don-
ner au roi tout l'effectif du pouvoir de l'église, réduire le pape à
l'état de pensionnaire du roi , telle était la doctrine reçue du petit
cercle de canonistes et de juristes qui à cette époque gouverna la
France. On affichait une grande religion, et chez le roi cette reli-
gion était bincère. Philippe le Bel ressembla bien plus qu'on ne
pense à Louis IX : même piété, même sévérité de mœurs; la bonté
et l'humiUté du saint roi manquèrent seules à son pelit-fils. Il con-
vient de citer ici un curieux passage de Nogaret : « Monseigneur le
roi est né de la race des rois de France, qui tous , depuis le temps
du roi Pépin , de la lignée duquel il est connu que ledit roi des-
cend, ont été religieux, fervens champions de la foi, vigoureux
défenseurs de Sainte Mère Eglise. Ils ont chassé beaucoup de schis-
matiques qui s'étaient emparés de l'église romaine, et aucun d'eux
n'en a pu avoir un aussi juste motif que le roi dont il s'agit. Le
même roi a été avant, pendant et après son mariage, chaste, humble,
modeste de visage et de langue; jamais il ne se met en colère, il ne
hait personne, il ne jalouse personne, il aime tout le monde, plein
de grâce, de charité, pieux, miséricordieux, suivant toujours la
vérité et la justice. Jamais la détraction ne trouve place dans sa
bouche, fervent dans la foi, religieux dans la vie, bâtissant des ba-
siliques, pratiquant les œuvres de piété, beau de visage et char-
mant d'aspect, agréable à tous, même à ses ennemis quand ils sont
en sa présence. Dieu fait aux malades des miracles é vidons par ses
mains. » De plus en plus, le caractère ecclésiastique du roi capétien
se déclare; sa lutte perpétuelle avec la papauté romaine est une
jalousie de métier. Les difficultés entre la couronne de France et le
saint-siége qui remplissent le règne de Philippe le Bel avaient com-
mencé sous saint Louis, et on peut dire que l'éclat de 1303 ne
fut que la crise d'une maladie qui couvait depuis longtemps.
Guillaume de Nogaret laissa vivans ses deux fils, Baymondet Guil-
laume, outre sa fille Guillemette. Au mois de juin 1315, Louis le
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 793
Hutin, « en considération des travaux continuels que défunt Guil-
laume de Nogaret, chevalier et chancelier du roi son père, avait
soutenus au service de ce prince durant sa vie , prit sous sa sauve-
garde spéciale Raymond et Guillaume de Nogaret, fils et héritiers du-
dit défunt, ses valets. » Raymond, l'aîné, fut seigneur de Galvisson
et de Massillarges. Guillaume, le second fils, fut seigneur de Man-
duel. Tous deux laissèrent de la postérité. Durant tout le xiv'' et le
xV siècle, nous voyons les plus importantes fonctions de la séné-
chaussée de Nîmes exercées par les Nogaret de Galvisson. L'un d'eux
figure à la bataille de Poitiers. Une autre branche de Nogaret prenait
à la même époque une position de premier ordre au parlement de
Toulouse. Elle descendait, selon toute vraisemblance, du frère de
notre Guillaume; l'anoblissement dans cette brandie ne datait que
de 1372. Quatorze gentilshommes de ce nom devinrent capitouls.
La maison des Nogaret d'Épernon prétendait descendre du frère de
Guillaume de Nogaret. De Thou regarde cette prétention comme
douteuse; dom Vaissète l'admet, et en développe les preuves, qui
ne sont pas toutes d'égale force. Toulouse adopta de bonne heure
Nogaret pour une de ses gloires municipales, et dès le xvii* siècle
son buste fut placé, sous l'inspiration de La Faille, parmi ceux des
grands hommes toulousains.
Les terres données par le roi à Nogaret occasionnèrent beau-
coup de procès entre la famille de Nogaret et le domaine royal. Le
19 juillet 1319, Philippe le Long rendit une ordonnance par laquelle
il révoquait les ahénations du domaine royal et spécialement ce
que les hoirs dé Guillaume de Nogaret et de Guillaume de Plaisian
tiennent et ont tenu des rois ses prédécesseurs. Raymond, fils de
notre Guillaume, soutint à ce sujet plusieurs procès, en particu-
lier pour la conservation de la terre de Galvisson. Un arrangement
intervint, et Raymond garda ladite baronnie. Au commencement
du xvi' siècle, l'affaire revint. Un arrêt du parlement de l'an 1561
maintint les aliénations, après que l'avocat « eut extollé la valeur
de Nogaret, que le roy récompensa d'un don de grand prix, pour
exciter la postérité à servir le roy et Testât. » Il paraît que la des-
cendance des Nogaret de Galvisson existe encore et se trouv:iit il
y a quelques années en possession de plusieurs des terres qui furent
assignées par Philippe à son ministre. G'est dans les archives de
cette maison de Galvisson que se sont conservées les nombreuses
pièces, publiées par Ménard dans son Histoire de ISisnies , qui ont
porté à la postérité les témoignages écrits, nous ne disons pas de
la vénalité de Nogaret, mais de la façon dont Philippe le Rel sut
récompenser ceux qui servaient sa politique et ses intérêts.
79h REVUE DES DEUX MONDES.
IV.
Les faits que nous avons rapportés et les textes que nous avons
cités nous dispensent de réflexions. Savio clierico e sottile, dit Yil-
lani; astutus miles, dit le continuateur de Nangis; vir in agibilibus
admodum circiimspectus, dit Walsingham. Tous les contemporains
se servent à cet égard presque des mêmes expressions :
Un chevaliers qui lors estoit
(Guillaume ot non de Longaret)
Preuz estoit de chevalerie,
Et en soi avoit la clergie.
L'énergie, la hardiesse d'un pareil rôle, sont un perpétuel sujet
d'étonnement. Nogaret ne peut être comparé qu'à Jean Hus et à
Luther; mais il n'est donné qu'à des théologiens d'opérer des révo-
lutions théologiques : le légiste, le magistrat sont pour cela impuis-
sans. Voilà pourquoi la tentative de Nogaret a été en somme peu
féconde. Il fonda une famille de riches barons, qui tint pendant
des siècles une place de premier ordre en Languedoc; en réalité il
fit peu de chose, si on le compare au pauvre moine Luther. On peut
dire qu'il atteignit son but, qui était de mettre la papauté dans la
dépendance de la France, de l'exploiter au profit de la maison ca-
pétienne, de créer le roi juge de l'orthodoxie du pape, d'établir
en principe, comme dit GeflVoi de Paris, que le roi ne doit être sou-
mis au pape au spirituel que « si le pape est en la foi tel qu'il doit
être. »
Et s'il n'cstoit bien en la fny,
Foy ne lui garderoit ne loy,
Ainçois le pugniroit par droit :
« Venu pour pngnir ton mesfet,
« S'en la foy t'ies de riens forfet. »
Boniface, quant celui ot,
N'a talent que il die mot.
Mais cela ne dura qu'un siècle; la papauté s'émancipa bientôt de
la France, et, au lieu d'une église nationale, la France eut un lien
plus gênant que jamais avec un centre religieux étranger, lien qui
l'empêcha au wV siècle d'embrasser le protestantisme. L'église
gallicane, de la sorte, ne devint pas ce que l'église anglicane est
devenue sous Henry VIIL Henry VIII voulut simplement faire une
église nationale. Philippe le Bel voulut s'emparer du pouvoir cen-
tral de l'église universelle, le dirigera son profit;. il réussit sa vie
durant, puis sa tentative se trouva frappée d'impossibilités. Elle
échoua en partie par le grand schisme, et totalement par l'élection
de Martin V. Henry VHI fut donc bien plus créateur et plus origi-
nal que Philippe le Bel. Philippe ne nia jamais la papauté; il nia
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 795
seulement que Boniface VIII eût été vrai pape, et, pour le nier, il
fut obligé de se faire plus catholique que le pape. Quels sont les
reproches que Nogaret adresse à Boniface? D'avoir refréné l'inqui-
sition, de lui avoir arraché des victimes, d'avoir été favorable au
savant Arnauld de Villeneuve, d'avoir été un croyant peu fanatique,
en un mot de ne pas avoir été assez catholique. On ne saurait nier
qu'en toute cette affaire Boniface ne se montre fort supérieur comme
hauteur et largeur d'esprit à ses âpres p€rsécuteurs. Philippe vou-
lut dominer, non être indépendant. Il attaqua le pape, non la pa-
pauté, et en un sens il en fortifia le principe. Il humilia le saint-siége
pendant un siècle, le subordonna momentanément à la France; il
ne sut ni le détruire, ni se soustraire à son obédience. Sûrement les
prétentions d'un Grégoire VII, d'un Innocent III furent enterrées
pour toujours; le principe des nations fut délivré de la suzeraineté
papale. La victoire du roi de France à cet égard fut complète, le
roi de France accomplit ce que l'empereur d'Allemagne n'avait pu
faire; il tua la papauté du moyen âge, la papauté aspirant à être
l'arbitre des rois, et pourtant il ne fonda pas le protestantisme. De
là dans la politique de la France à l'égard du saint-siége quelque
chose de toujours gauche; de là ces maladroites interventions dans
les affaires romaines qui n'aboutissent jamais ni à contenter la pa-
pauté ni à une rupture ouverte avec la papaulé.
On ne peut pas dire que le sort qui frappa Boniface ait été im-
mérité; dans un accès d'orgueil et de mauvaise humeur, il voulut
bien réellement détruire la France. La France, en lui résistant, ne fît
que se défendre; mais t'^l était l'esprit du temps qi'.'on ne pouvait
vaincre le fanatisme qu'en affectant un fanatisme plus intense. Voilà
pourquoi les pubiicistes de Philippe le Bel, Nogaret, Du Bois, procè-
dent contre Boniface, contre les templiers, exactement de la même
manière que contre Içs juifs, en exagérant le princip-e du droit cano-
nique et de l'inquisition. Pour remédier à l'abus des excommunica-
tions, ils tournent à leur profit et appliquent sans mesure le principe
qu'ils veulent combattre. Le zèle religieux qu'ils affichaient était-il
sincère? Le roi Philippe le Bel paraît avoir été un tout aussi âpre
croyant que saint Louis, un chrétien sans la moindre arrière-pen-
sée. Petit-fils de patarin, Nogaret mêle peut-être un peu d'hypocrisie
à ses grandes protestations de dévoûment catholique. La réaction
d'une conscience fortement chrétienne contre la papauté corrompue
et incrédule forma Luther; nous doutons qu'on en puisse dire autant
de Nogaret. Léon X était plus éclairé que Luther, tandis que nous
n'oserions dire qu'au fond Nogaret fût plus croyant que Boniface.
L'inquisition, surtout dans le midi, avait mis à l'ordre du jour la
mauvaise foi, les subtilités juridiques. 11 faut se garder d'appliquer
à un temps les règles d'un autre temps. Nogaret, au xvi« siècle,
796 REVUE DES DEUX MONDES.
eût été un protestant; à la fin du xviii% il eût été un magistrat
philosophe et réformateur; il se peut que, de son temps, il ait été
sérieusement catholique.
Ce qu'il ne fut guère, c'est un honnête homme. Impossible d'ad-
mettre qu'il ait été dupe des faux témoignages qu'il provoquait, des
incroyables sophismes qu'il accumule. Dans l'aflaire des templiers,
il est cruel et inique. L'horrible férocité qui caractérise la justice
française au commencement du xiv^ siècle est en partie son œuvre.
Sa politique est plus critiquable encore; servir le roi, voilà son unique
maxime, tout ce qui augmente l'autorité royale est légitime à ses
yeux; il est vrai que l'idée du roi devient de plus en plus insépa-
rable de celle de l'état. Cette idée de l'état, presque inconnue au
moyen âge avant les légistes et les philosophes de la fin du xiir siè-
cle, n'a pas eu de promoteur plus fervent que Nogaret. Il fait son-
ner avec le plein sentiment du civisme antique les mots de « pa-
trie, » de « république, » de « tyrannie. » Il soutient hardiment
qu'on doit résister aux tyrans , sans paraître se douter un moment
que ce principe puisse se retourner contre lui et contre son maître.
C'est un patriote excellent, pj^rfois un révolutionnaire; mais il n'est
pas assez éclairé pour voir qu'on est un mauvais patriote quand on
rêve la grandeur de sa patrie sans sa liberté, sa puissance aux dé-
pens de la justice et de l'indépendance des autres peuples. Les sen-
timens de Nogaret envers l'Italie paraissent avoir été malveillans; il
a cependant plus d'une affinité avec les politiques de ce pays, et il
subit déjà leur influence. Peut-être aussi faut-il faire chez lui une
certaine part à la secrète tradition de l'esprit romain conservée dans
le midi de la France, et aux hérésies qui avaient été pour ce pays
l'occasion d'un si grand éveil.
Comme écrivain, Nogaret est inégal, dur, souvent incorrect; mais
il a du trait, de la vigueur. Son style ne vaut pas celui des bulles
papales de Boniface; il a cependant des passages presque classiques,
d'un latin nerveux, moins correct que celui des Italiens, mais plein
d'énergie. Nogaret n'a pas lu Cicéron ni les bons auteurs, mais il a
une grande érudition ecclésiastique; l'Écriture et les pères lui sont
familiers. L'âpreté de son raisonnement, son éloquence austère, sa
préférence pour les passages forts et menaçans de l'Écriture, un ton
habituellement sombre, ironique et terrible, complètent sa ressem-
blance avec Guillaume de Saint-Amour et en général avec les doc-
teurs de l'école gallicane du xiii" siècle. Comme légiste, il leur est
très supérieur; sa science du droit romain et du droit canonique, la
rigueur de son esprit juridique, quelque opinion qu'on ait sur les
applications qu'il en fit, sont dignes d'une véritable admiration.
Nogaret fut l'instrument principal du règne qui a le plus contribué
à faire la France telle que nous la voyons pendant les cinq siècles
UN MINISTRE DE PHILIPPE LE BEL. 797
siiivans avec ses bonnes et ses mauvaises parties. Il a été ce qu'on
appelle en France un grand ministre; on se sent avec lui dans le
pays de Suger, de Richelieu, et aussi, il faut le dire, des doctri-
naires de la révolution. Il créa la magistrature, inaugura la noblesse
de robe, souvent préférée par les rois à celle d'épée. Ces milites
regisy ces plébéiens anoblis devinrent les agens de toutes les grandes
affaires, il ne resta debout à côté d'eux et au-dessus d'eux que les
princes du sang royal; la noblesse proprement dite, celle qui atlleui-s
a fondé les gouvernemens parlementaires, fat exclue des rôles poli-
tiques.
Nogaret mérite surtout de compter entre les fondateurs de l'unité
française, de ceux qui firent sortir nettement la royauté de la voie
du moyen âge pour l'engager dans un ordre d'idées emprunté en
partie au droit romain et en partie au génie propre de notre nation.
Jamais on ne rompit plus complètement avec le passé; jamais on
n'innova avec plus d'audace et d'originalité. Qu'on est loin de saint
Louis, et que le temps avait marché vite pour que ce machiavélisme
cruel, injuste, ait pu se produire quand Joinville vivait encore, à
l'heure même où il écrivait le livre délicieux qui rappelait, au mi-
lieu de cet enfer, le paradis d'un autre âge d'or! Que l'on comprend
bien l'horreur de ce digne homme pour ce qui devait lui paraître
la fin de toute fidélité, de toute loyauté, et qu'il est naturel que
vers les derniers temps de Nogaret et de Philippe le bon sénéchal
se soit mis en pleine révolte contre un système de gouvernement
qui devait lui paraître un tissu d'iniquités!
Il est fâcheux en effet que ce triomphe de la raison d'état se soit
produit avec un si grand débordement d'arbitraire. Les légistes en
furent l'instrument, instrument énergique et merveilleusement effi-
cace; mais ce n'est jamais impunément que l'on joue avec la justice,
que l'on fait de la magistrature un instrument de vengeance et de
fiscalité. On coupe ainsi la base même de toute moralité, inconvé-
nient plus grave que les avantages qu'on obtient par ces iniquités
appuyées de motifs politiques. Cette tache d'origine pesa longtemps
sur la magistrature française. Son premier acte avait été de fonder
la toute-puissance du roi, d'abaisser le pouvoir ecclésiastique, 7J<:'r
fas et ne fax] son dernier acte fut la révolution, c'est-à-dire la rup-
ture complète avec les anciens droits, la prétention de fonder une
nation sur un code, la destruction violente de tout ce qui résiste à
l'intérêt superficiel du présent au nom d'un passé.
Ernest Renan,
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE
ÉTUDES ET PORTRAITS
m.
M. TH. MOMMSEN.
il ne nous est pas possible aujourd'hui de parler sans un serre-
ment de cœur de \ Histoire romaine de M. Mommsen. Lorsqu'il y a
dix ans un honorable magistrat de Paris, M. Alexandre, entreprit
de la traduire en français, les encouragemens ne lui manquèrent
pas (1). Beaucoup d'entre nous suivaient alors avec la plus vive
sympathie les travaux scientifiques de l'Allemagne; ils applaudis-
saient sans envie à ses découvertes, ils souhaitaient à nos écoles de
prendre modèle sur les siennes, ils cherchaient à reproduire ses
méthodes dans leur enseignement, s'autorisaient volontiers de son
exemple, et se faisaient de loin ses disciples. On les accusait bien
quelquefois de se trop abandonner à des admirations étrangères, et
on les soupçonnait tout bas d'être peu patriotes; mais ces reproches
ne les arrêtaient point. 11 leur semblait qu'il ne faut pas laisser les
haines nationales pénétrer dans les régions calmes de la science, et
qu'à mesure qu'on s'élève vers ces hauteurs d'où l'œil embrasse de
plus vastes horizons, on doit être moins accessible aux mesquines
rivalités et aux basses jalousies. Ils croyaient qu'en se rapprochant
(1) Sept volumes de la traduction de M. Alexandre ont aujourd'hui paru; le hui-
tième et dernier est sous presse. Le traducteur a enrichi l'ouvrage de M. Momnisen
de notes nombreuses qui le rendent plus clair. 11 a, dans les appendices, traduit ou
analysé des mémoires importans de l'historien allemand. Il a tout fait pour nous rendre
la lecture do Vllisloire romaine plus intéressante et plus facile.
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE. 799
dans des études communes les deux peuples arriveraient à mieux
se connaître et à s'estimer davantage; ils espéraient enfin que dans
cette réconciliation, qu'ils appelaient de leurs vœux, les lettres et les
savans seraient heureux de jouer le rôle de bienveillans intermé-
diaires et d'ambassadeurs pacifiques.
On sait combien ces espérances ont été trompées. Les savans,
les lettrés de l'Allemagne oait attisé les haines au lieu de les calmer.
Il n'est pas de petite école qui n'ait cru devoir faire sa manifesta-
tion contre nous, où quelque professeur n'ait pris un jour la pa-
role pour nous maudire , pour demander après une guerre sans
pitié une paix sans miséricorde. Dans ce concert d'insultes dont
nous avons été l'objet, la voix la plus aigre, la plus cruelle a été
peut-être celle de M. Mommsen; c'est de lui que nous sont venus
les plus poignans outrages. Quand ce rigoureux moraliste prêchait
aux Italiens l'ingratitude, quand il essayait de prouver à ce pays, à
qui nous avons rendu son unité, qu'il devait être très satisfait de
voir briser la nôtre, il ne trouvait pas de termes assez forts pour
railler nos ridicules ou fulminer contre nos vices. On a été chez
nous aussi surpris qu'attristé de ces violences. Il n'y a certainement
personne à qui il convînt moins qu'à M. Mommsen de se compro-
mettre dans ces rivalités passionnées. Son nom est peut-être au-
jourd'hui le plus illustre de l'Allemagne. Dans son insatiable curio-
sité, il a touché à toutes les connaissances humaines; c'est à la fois
un jurisconsulte, un philologue, un numismate, un épigraphiste, un
historien. Il a fouillé tous les recoins de l'archéologie antique, il a
publié des éditions d'anciens auteurs, des travaux sur la chronologie
et le droit romain, sur les anciens dialectes italiques, et une quan-
tité innombrable de dissertations de tout genre pour redresser des
opinions fausses ou éclaircir des questions douteuses. Il est l'âme de
cette réunion d'érudits qui a entrepris de nous donner la collection
complète des inscriptions romaines , il en a publié le premier vo-
lume, et prépare ou revoit les autres. On pouvait donc croire que sa
réputation scientifique lui imposerait quelque réserve. Il semblait à
ses amis et à ses admirateurs, dont le nombre était grand en France,
qu'ils devaient s'attendre à plus de générosité de sa part. Us avaient
tort : M. Mommsen a été au contraire parfaitement fidèle à lui-
même. Il avait pris la peine de nous prévenir d'avance de ses sen-
timens, et, si nous nous sommes fait quelque illusion, c'est que
nous avions mal lu ses écrits. Le plus impoitant et le plus populaire
de ses livres, son Histoire romaine, aurait dû nous ouvrir les yeux.
On y trouve en germe, quand on veut les y chercher, ces principes
qui nous ont été si rigoureusement appliqués, et ces théories inso-
lentes qui se sont exprimées avec tant de hauteur après la victoire.
800 REVUE DES DEUX MONDES.
Il nous paraît curieux d'étudier ce livre à la lueur que les derniers
événemens ont jetée sur lui. Il ne s'agit pas en ce moment d'en dis-
cuter la valeur historique, qui est très grande, ni d'apprécier en
l'examinant à fond les services de tout genre que l'auteur a rendus
à l'étude de l'antiquité; nous voulons seulement essayer d'y décou-
vrir les opinions et l'esprit de l'Allemagne d'aujourd'hui, et c'est
uniquement le présent que nous cherchons dans ce récit du passé.
I.
Quand on s'occupe de l'Histoire romaine de M. Mommsen, on
songe à celle de ISiebuhr, et l'idée vient aussitôt de les comparer.
Toutes les deux ont été accueillies par une très vive admiration,
mais les qualités qu'elles offrent sont tj-ès diverses, et le succès
qu'elles ont obtenu tient à des causes opposées. Quand on les rap-
proche l'une de l'autre, ce sont surtout les différences qui frappent.
Cette comparaison peut servir à montrer combien l'Allemagne de
1813 ressemblait peu à celle de 1870, et de quelle façon la science
et le public allemand ont changé dans un demi-siècle. Niebuhr
commença ses grands travaux au lendemain d'Iéna; le moment était
favorable pour une pareille entreprise. Il y a des malheurs qui pro-
fitent; celui d'Iéna est du nombre : c'est une défaite qui a plus servi
à la Prusse que beaucoup de victoires. Ecrasée en quelques jours,
la Prusse eut l'honneur de voir clairement d'où venait sa faiblesse
et par quels moyens on pouvait la guérir. Pour tirer la nation de
son engourdissement, pour ranimer l'esprit public, elle lui donna
les salutaires excitations du travail. Elle n'eut pas peur d'instruire
le peuple; avec des finances ruinées, elle n'épargna rien de ce qui
pouvait servir au progrès des sciences; elle fonda des écoles, des
gymnases, des universités. Par bonheur, il ne se trouva pas chez
elle de bel esprit sceptique qui se demandât à quoi des professeurs
pouvaient servir contre les soldats de Napoléon ; elle n'écouta pas
ces conservateurs effarés qui prétendent que l'ignorance est la plus
sûre garantie de Tordre public, elle n'eut pas la douleur de voir les
partis survivre au désastre commun et se disputer avec acharne-
ment quelques ruines. Tout le monde se mit à l'œuvre sans hésita-
tion, sans désaccord, et il y eut comme une émulation de travail
entre toutes les classes de cette société qui voulait revivre. Niebuhr
était alors professeur à l'université de Berlin qu'on venait de créer.
C'est là, devant ces jeunes gens animés de l'esprit nouveau, fré-
missant des hontes passées, mais pleins d'espoir de les réparer
bientôt, qu'il commença ses études hardies sur l'histoire romaine.
On sait avec quelle audace il jetait à bas tous les anciens systèmes,
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE. 801
et refaisait à sa manière le passé de Rome. Ces nouveautés étaient
accueillies avec enthousiasme. L'ardeur du public soutenait celle
du maître. Il disait à ses auditeurs, comme Pyrrhus à ses soldats :
« Vous êtes mes ailes, » et, emporté avec eux loin des opinions re-
çues et des routines respectées, il renouvelait tout. C'était pour
l'Allemagne l'époque des conceptions hardies et systématiques. Au
même moment, les disciples de Wolf bouleversaient la critique,
Creuzer préparait dans sa Symbolique une théorie complète des
religions anciennes; on voulait tout reconstruire à neuf, les demi-
mesures, les affirmations timides, les restrictions, les hésitations,
ne satisfaisaient personne, on tranchait, on décidait, et du premier
coup on créait un système de toutes pièces. Celui de Niebiihr est
connu : avec quelques textes mutilés, avec quelques lignes dou-
teuses d'écrivains perdus, il rend le relief et la vie à des époques
effacées. Sa science est immense, sa pénétration est plus merveil-
leuse encore. 11 a le sens de l'antiquité; il la retrouve ou plutôt il
la devine dans ces traditions obscures, qui se sont altérées en pas-
sant par tant de bouches. Il les interprète et les explique, il les
complète, il les corrige, il les éclaire les unes par les autres, il en
tire des lumières imprévues sur les populations primitives de l'Ita-
lie. Ces hordes de larbares dont on savait à peine le nom, il les
voit se précipiter du haut des Alpes et des Apennins, chassant de-
vant elles leurs {)rédécesseurs, et balayées à leur tour par ceux qui
les suivent. Il les accompagne dans leurs voyages, il signale leurs
divers établissemens, il dépeint leurs mœurs, il nous apprend leur
histoire. Sur les sept collines de la ville éternelle, il groupe les peu-
plades sauvages qui ont formé plus tard le peuple lomain; il bâtit
Roma sur le Palatin, Quirium sur le Gapitole, Lucerum sur le Cœ-
lius. Il sait les aventures des trois villes rivales, leuis alliances et
leurs combats, il en retrouve quelques souvenirs dans ces légendes
gracieuses ou sombres qu'on racontait sur l'enfance de Rome, et
qui lui semblaient des fragmens de quelques grandes épopées per-
dues. Une sorte d'enthousiasme calme et d'exaltation sereine anime
tous ces récits. Il disait plus tard : « Je dois à ces recherches les
jours les plus heureux de mes plus belles années. Celui qui rap-
pelle à l'existence des choses anéanties goûte toute la félicité de la
création. » La création de INiebuhr n'a pas résisté au temps. La cri-
tique a renversé l'édifice hardi qu'il avait élevé; mais les ruines de
son système conservent encore un air de grandeur qui séduit l'ima-
gination. L'époque de Niebuhr est vraiment l'âge poéiique de la
science allemande.
Aujourd'hui le vent est à la prose; on se perd moins vite dans les
nuages, on tient à marcher sur la terre ferme. Dans l'histoire de
TOME xcviii. — 1872. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Mommsen, il y a moins de témérités, mais aussi moins d'imagi-
nation que dans celle de Niebuhr. 11 n'a pas autant de goût pour
les temps primitifs, qu'il est si difficile de Ken connaître; il n'y
séjourne pas volontiers, il aime mieux en ignorer l'histoire que
d'être obligé de la refaire. Sa méthode est plus strictement scienti-
fique, et l'on n'aurait qu'à le féliciter de sa réserve, si, dans la pen-
sée de faire autrement que son devancier, il ne se jetait parfois
dans l'extrême opposé. On vient de voir l'importance que Niebuhr^
attachait aux vieilles légendes rapportées par les historiens ou les
poètes; c'est sur elles que repose toute sa reconstruction du passé.
M. Mommsen ne consent jamais à s'en servir, il les traite partout
avec un dédain superbe. « Les traditions venues jusqu'à nous, dit-
il, avec leurs noms de peuples défigurés, avec leurs légendes con-
fuses, ressemblent à ces feuilles desséchées dont nous avons peine
à dire qu'elles ont été vertes un jour. Ne perdons pas notre temps
à écouter le bruit du vent qui les soulève, » et il cherche ailleurs
des renseignemens plus sûrs (1). C'est aux monumens, aux mé-
dailles, aux inscriptions, qu'il les demande d'ordinaire, et, pour les
époques où l'on n'écrivait pas encore, aux souvenirs laissés par les
institutions anciennes, aux débris qui restent des vieilles langues.
La grammaire comparée, qu'il a étudiée avec éclat, lui est surtout
fort utile : elle lui sert à établir le nombre et les limites des races
diverses qui ont occupé l'Italie. Les ressemblances ou les variétés
de leurs idiomes indiquent le degré de parenté que ces peuples
avaient entre eux; nous pouvons ainsi affirmer s'ils sont étrangers
les uns aux autres ou s'ils viennent de la même origine, et dans ce
cas savoir d'où ils sont sortis ensemble et à quel moment ils se sont
séparés. C'est une méthode sage, et qui lai.sse peu de place aux
hypothèses séduisantes, mais incertaines, de Niebuhr. En dehors de
ces données sûres, M. Mommsen ne veut rien connaître. Aussi cou-
rageux qu'Ulysse, il a d'avance fermé l'oreille au chant des sirènes;
il demeure entièrement insensible aux récits poétiques que l'anti-
quité nous conte sur les premiers temps de Rome, et qui ont charmé
tant de générations. Dans cette histoire romaine, il est à peine
question des premiers rois; les noms de Romulus et de Numa ne
sont qu'incidemment prononcés, et il n'est parlé nulle part des Ho-
races ni de Lucrèce. Rome n'est plus seulement, comme l'imaginait
Niebuhr, cette réunion de bourgades féodales bâties sur des hau-
teurs, entourées de murs et de fossés, d'où les héros s'envoient des
(1) Dans les histoires romaines publiées de nos jours en Allemagne, par exemple
dans celle de Schwcgler, les traditions et les légendes, interprétées par une critique
intelligente, ont gardé la place qu'il est juste de leur accorder quand on raconte les
temps primitifs de Rome et de l'Italie.
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE. 8G3
cartels et descendent dans les plaines du Vélabre ou du Forum pour
vider leurs différends dans des combats singuliers; c'est surtout un
entrepôt et un marché. La poésie a cessé d'éclairer ses origines,
elle doit sa fondation et son importance à des raisons commerciales.
Si l'on s'est décidé à la bâtir sur un sol si malsain et si stérile, si
elle est devenue si vite florissante malgré la peste qui la dépeuple
tous les ans, « c'est qu'elle offie une escale facile aux bateliers qui
descendent par le Tibre supérieur ou l'Anio, et un refuge assuré
aux petits navires fuyant devant les pirates de la haute mer. » La
future capitale du monde, la Rome de Romulus et des Sabines, de
Numa et d'Égérie, de Lucrèce et des Tarquins, a donc commencé
par être simplement une place de commerce !
Cette origine de Rome justifie M. Mommsen du soin qu'il prend
d'étudier avant tout la situation économique de la cité naissante.
Dans une ville de commerce, les intérêts matériels passent avant
les autres; c'est de ces intérêts que l'historien se préoccupe d'a-
bord. Dès l'origine de la république, trois questions se posent net-
tement aux hommes d'état romains : de la façon dont ils vont les
résoudre dépendent l'existence et la grandeur de leur pays. La pre-
mière est toute politique : la ville contient deux populations d'ori-
gine différente, divisées, ennemies; comment pourra-t-on arriver à
les réconcilier et à n'en faire qu'un peuple? La seconde est plutôt
nationale : à la porte de la cité se tiennent en armes les Italiens
qui demandent à y être reçus; ils allèguent la comnTimauté d'ori-
gine, ils rappellent leurs services passés et le sang qu'ils ont versé
pour la cause de Rome; quelle réponse doit-on faire à leurs récla-
mations? La troisième est tout à fait économique : Rome augmente
presque tous les ans son territoire par ses conquêtes, que doit-elle
faire de ses nouvelles possessions? Les nobles se les adjugent d'or-
dinaire pour accroître leurs domaines, les pauvres les réclament
pour devenir propriétaires à leur tour; à qui doivent-elles rester?
De ces trois questions, c'est la dernière qui occupe surtout M. Momm-
sen. Jusqu'à présent, les historiens s'étaient plutôt intéressés aux
deux autres ; le partage du consulat entre les patriciens et les plé-
béiens, l'admission des Italiens dans la cité, étaient pour eux les plus
grands événen)ens de l'histoire romaine. L'attention de M. Momm-
sen se porte plutôt ailleurs; il est avant tout fn'ppé de l'extension
des grands domaines devant lesquels recule sans cesse le petit pro-
priétaire, de la création artificielle d'une noblesse de finance, de
ces mesures impolitiques qui, en attirant à Rome le blé étranger
pour nourrir à bon marché la populace, a»menèrent la ruine de l'a-
griculture italienne, de l'augmentation croissante de la population
servile sur ces terres que le laboureur libre est forcé de déserter.
804 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces misères intérieures balancent pour lui la grandeur de la con-
quête du monde. Il les signale dès les guerres puniques. Cette
époque nous paraît l'âge d'or de Rome, elle est pour lui le com-
mencement de sa ruine. « Dès lors le vaisseau est poussé vers les
brisans et les récifs où il doit se perdre. » Il s'étonne qu'aucun
homme d'état n'ait aperçu le danger; il admire moins ce sénat qui
vient de chasser Hannibal quand il le voit incapable de comprendre
le mal et de le guérir. Pour lui, la décadence de Rome a unique-'
ment pour cause une faute d'économie politique : si elle a connu
tous les excès de la démagogie, si elle a été contrainte pour se sau-
ver de se jeter dans les bras d'un despote, si après cinq siècles de
résistance elle a succombé enfin aux attaques de l'étranger, c'est
qu'elle avait eu le tort de méconnaître les vraies conditions de la
richesse.
Cette importance donnée à l'économie politique montre un esprit
froid et calculateur; M. Mommsen l'est en effet, et il tient beaucoup
à l'être. Elle indiqua aussi combien l'auteur est de son temps.
Ïite-Live nous dit, dans un passage qu'on a fort admiré, qu'en ra-
contant les événemens anciens son âme se fait naturellement an-
tique. La méthode de M. Mommsen est toute contraire; c'est avec
les préoccupations du présent qu'il aborde l'étude du passé, et il
transporte hardiment dans l'antiquité nos sentiuiens et nos intérêts
d'aujourd'hui. C'est une des raisons de son succès. Nous ne sup-
porlerioas plus à présent ces histoires d'autrefois où les person-
nages semblent étrangers à notre espèce; il faut, pour qu'ils nous
plaisent, qu'on nous les rende vivans, c'est-à-dire qu'on les modèle
sur nous, qu'on leur donne nos qualités et nos défauts, qu'on les
anime de nos passions. « Nous voulons voir les héros et les citoyens
de Rome, disait Niebuhr, non pas comme les anges de J\lilton, mais
comme des êtres de notre chair et de notre sang. » Aussi a-t-on
remarqué qu'en racontant l'histoire de ces vieilles révolutions po-
litiques, dont le caractère nous échappe, il a toujours les yeux sur
les communes du moyen âge, qui nous sont mieux connues. La
lutte des bourgeois contre les barons pour la conquête d'une charte
municipale lui fait comprendre les querelles des patriciens et de la
plèbe. M. Mommsen va plus loin que lui; quelques-uns même ont
trouvé qu'il allait beaucoup trop loin (1). L'histoire contemporaine
est toujours devant ses yeux, et à propos de ces temps antiques il
fait sans cesse allusion aux hommes qui ont vécu de nos jours et aux
événemens qui se sont passés sous nos yeux. Que César lui rappelle
(!) On pourra lii-e à ce propos les observations pn'sent^es par M. Peter dans son
]i\'re intitulé Siudien zur liomischen Gesclikhte, où il attaque assez vivement la mô-
ihode de M, Komnisen.
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE. 805
Napoléon, on n'en est pas surpris : ce sont deux génies du même
ordre, et il est assez difficile qu'on échappe à la tentation de les
comparer. On peut encore accepter, quoique avec plus de peine,
qu'il mette Sylla à côté de Cromvvell et Scipion auprès de Welliiig-
ton; mais il faut reconnaître qu'il abuse un peu de ces rapproche -
mens. Tout prend chez lui une couleur moderne; le roi des Parthes
est un sultan, et le suréna devient son vizir; Alexandre a autour de
lui ses maréchaux comme Napoléon; les Étoliens, qui combattent
pour piller, sont les lansquenets de la Grèce; les légions levées en
toute hâte au moment du danger s'appellent la landvv^hr de Rome;
les chefs numides qui suivaient Jugurtha sont des cheiks, et les gé-
néraux romains opèrent des razzias contre eux. M. Mommsen a sur-
tout recours à cette méthode quand il est en colère, ce qui lui ar-
rive assez souvent. Il s'en sert volontiers pour infliger à des gens
qu'il n'aime pas un ridicule qui puisse ne plus s'oublier. C'est ainsi
qu'il accuse le sénat d'avoir « une politique de garde national, »
qu'il appelle Pompée im caporal et Gaton un don Quichotte dont
Favorinus est le Sancho. C'est un moyen facile de tout animer. Le
lecteur, que ces personnalités effacées n'attirent guère, est réveillé
dès qu'on les appelle d'un nom qu'il connaît et qu'on leur met un
costume de notre temps. 11 peut arriver seulement que le costume
ne leur convienne pas, et que ces rapprochemens soient forcés.
« Assurément, dit M. Mommsen lui-même, l'histoire des siècles
passés est la leçon des siècles présens; mais il faut bien se garder
de l'erreur vulgaire qui croit qu'il suffit de feuilleter les annales
anciennes pour y retrouver tout à fait les événemens du jour. » La
réflexion est sage, et nous ferons bien d'en profiter; mais M. Momm-
sen n'a-t-il pas quelquefois partagé cette erreur qu'il reproche aux
autres?
Parmi ces souvenirs contemporains qui assiègent sa pensée, il
est bien naturel que les événemens de 1813 ne soient pas oubliés.
Tout les lui rappelle. La triste destinée d'Hamilcar Barca, « que la
mort coucha sur le champ de bataille, dans la vigueur de l'âge, à
l'heure même où ses plans mûris allaient port^T leurs fruits, » le
fait songer à celle de Scharnhorst, l'organisateur de l'armée prus-
sienne, tué quelques jours avant la bataille de Bautzen. Quand
Ilannibal, sans instructions, ou même contre la volonté formelle du
sénat de Garthage, se jette hardiment sur Sagonte, M. Mommsen
pense au général Yorck livrant son corps d'armée aux Russes, « au
grand scandale des gens haut placés, » et donnant ainsi aux Alle-
mands le signal de la guerre de l'indépendance. Ces souvenirs
patriotiques lui causent un vif enthousiasme, et il a bien raison
d'en être fier; il est bon pourtant de remarquer que, bien que Nie-
806 REYUE DES DEUX MONDES.
buhr ait vécu au milieu de ces événemens, son histoire en porte
beaucoup moins la trace que celle de M. Mommsen. Il avait été
un des soldats de l'indépendance, et il ne s'en souvenait pas sans
orgueil (1); mais il ï\'i se croyait pas obligé de s'en souvenir tou-
jours. Il n'en parle jamais que d'un ton calme et réservé , sans
provocations ni insultes, en homme qui ne croit pas que la co-
lère doive survivre à la victoire. Ce n'est pas l'opinion des Alle-
mands d'aujourd'hui. M. Mommsen appelle quelque part la haine
« le derniei' trésor des nations victimes du plus fort. » Depuis cin-
quante ans, les Allemands ne sont plus victimes de personne, et ils
avaient été les plus forts dans I3 dernier combat qu'i's nous avaient
livré. Ils n'en ont pas moins conservé leur haine; c'est un trésor
dont ils ne se défont pas volontiers : elle s'est mêtne accrue par la
réflexion. A force d'y songer, la revanche de 1815, si complète
qu'elle fût, ne leur a pas paru suffisante. Pendant cinquante ans,
ils se sont nourris de rancunes, repassant sans cesse dans Isur
mémoire tous les griefs qu'ils avaient contre nous, depuis la dé-
faite de Witikind jusqu'à la déroute d'Iéna, et s' exaltant davantage
à mesure que s'éloignaient les événemens qu'ils voulaient venger.
C'est ainsi qu'après un demi-siècle de paix il s'est trouvé que la
génération nouvelle, qui n'avait jamais eu à nous combattre, nous
détestait beaucoup plus que celle qni avait souffert de nos con-
quêtes.
M. Mommsen partage les sentimens de ses compatriotes. Il n'a
pas attendu les événemens de 1870 pour nous haïr et pour nous le
faire savoir. Sa haine le rend très perspicace à saisir nos défauts.
Il nous voit déjcà et nous maltraite dans les Gaulois nos aïeux. « Avec
des qualités nombreuses, fortes, brillantes, nous dit-il, il leur man-
quait la profondeur du sens moral et le caractère politique, indis-
pensables avant tout pour l'avancement des soci<^tés humaines dans
la voie du bon et du grand. » Yoilà le gros reproche trouvé : le sens
moral nous manque; nous sommes, dès le temps de Brennus, « la
nation pourrie, » dont les vices doivent un jour choquer tant de
vertueux écrivains! A l'immoralité, nos aïeux joignaient l'indisci-
pline. « Le vieux Caton les avait dépeints en deux mots : les Gau-
lois recherchent deux choses avec ardeur, la guerre et le beau lan-
gage. Bons soldats, mauvais citoyens, est-il étonnant qu'ils aient
ébranlé tant d'états et n'en aient pas fondé un seul? » Un moment,
la grande figure de YercingéLorix paraît toucher M. Àiommsen.
(1) Il dit quelque part, après avoir rappelé cette époque de travail fécond où l'Al-
lemagne vaincue se consolait et se relevait par la science : « Avoir joui de ce temps,
avoir participé aux événemens de 1813, c'en est assez pour rendre heureuse la vie
d'un homme! »
l'Allemagne contemporaine. 807
Quoiqu'il n'aime guère les vaincus, il nous avoue qu'il ne peut se
séparer de calui-là sans émotion; mais cette sympathie ne va pas
jusqu'à trouver un seul mot de blâme contre César lorsqu'il le fait
lâchement tuer; elle ne l'empêche pas non plus de remarquer qu'il
y eut dans le chef arverne plus de chevalerie que d'héroïsme vé-
ritable, et de dire à la fin du portrait qu'il en a tracé : « N'est-ce
point là le vrai caractère de la nation celte? Son plus grand homme
ne fut qu'un preux. » La nation celte est encore plus maltraitée
quelques pages plus loin. Sa résistance à César, dout elle a le tort
d'être fière, est fort amoindrie. Selon M. Mommsen, elle ne fut éner-
gique que dans quelques clans isolés, « germains ou demi-germains
pour la plupart. » Quant aux Celtes véritables, ils ne surent pas
faire la guerre de siège, ni la guerre de partisans, a cette lutte su-
prême et populaire où s'affirme le sentiment profond de la natio-
nalité. » Comment auraient-ils été capables d'un effort puissant avec
tous les défauts que M. Mommsen leur trouve? A l'entendre, le Gau-
lois est crédule et gobe-mouche, il a la parole redondante de mé-
taphores et d'hyperboles, il aime le cabaret et la rixe, « il est tout
vantardise, » il provoque le danger éloigné, il s'effraie du danger
présent, « il est absolument incapable de garder le solide courage
qui ne connaît ni les témérités ni les faiblesses. » Yoilà l'opinion
que M. Mommsen a de lui, ou plutôt de nous, car il s'empresse de
nous dire, ce qu'il était du reste très aisé de soupçonner, qu'il ne
veut pas seulement dépeindre les Gaulois du temps de César. « Dans
tous les temps, dans tous les lieux, vous les trouvez toujoiu's sem-
blables, faits de poésie et de sable mouvant, à la tête faible, aux
impressions vives, avides de nouveautés et crédules, aimables et
intelligens, mais dépourvus du génie politique. Leurs destinées n'ont
pas varié : telles elles furent autrefois, telles elles sont aujourd'hui.»
Les préoccupations patriotiques de M. Mommsen se montrent sou-
vent aussi dans les chapitres qu'il consacre à l'histoire littéraire de
Rome. Il est en général très sévère pour la littérature romaine, et
ce qui explique sa sévérité, c'est qu'en la frappant c'est ordinaire-
ment nous qu'il veut atteindre. Il a des raisons sérieuses de nous
en vouloir. Un Allemand de nos jours ne peut guère nous pardon-
ner la séduction que nos grands écrivains ont exercée sur ses pères.
Il y eut donc un temps où l'on ne lisait en Allemagne que Voltaire
et Rousseau, où les poètes de ce pays prédestiné, oubliant qu'ils
ont reçu du ciel un privilège spécial pour la poésie, se mettaient à
la remorque des nôtres, et se contentaient de les tra luire ou de les
imiter! M. Mommsen ne peut vraiment pas comprendre que ses
compatriotes se soient jamais réduits « aux tristes pis-aller de la
culture française, » et c'est sans doute pour leur en faire honte,
808 REVUE DES DEUX MONDES.
pour leur montrer combien leur admiration s'égarait, qu'il prend à
tâche d'abaisser autant qu'il le peut les littératures des races ro-
maines devant celles des peuples du nord. Dans ce rapprochement,
les Italiens ne sont pas épargnés. M. Mommsen n'a pas toujours
été aussi tendre pour eux qu'il l'est subitement devenu quand il
s'est agi de les empêcher de nous secourir. Je ne parle pas seule-
ment du temps où il soutenait hautement dans les salons de Paris
que le quadiilatère était nécessaire à la sûreté de l'Allemagne, et
que Vérone n'était pas une ville italienne; ce qui ne l'empêche pas
d'afiHrmtîr aujourd'hui o qu'il ressentit une grande joie quand la
Lombardie secoua ses fers, » et d'écrire à ses amis de Milan cette
phrase qui leur aura paru sans doute un peu singulière : « ce ne
sont pas les Allemands qui voudront jamais s'emparer de ce qui
vous appartient justement. » Mais pour m'en tenir à V Histoire ro-
maine^ M. Mommsen, à l'époque où il l'écrivit, n'était pas encore
un admirateur bien vif de l'Italie, et il se faisait peu de scrupules
de la blesser dans son orgueil littéraire. L'Italie pense avoir une
littérature qui n'est pas sans gloire; elle s'imagine que le pays qui
a donné le jour à Catulle et à Lucrèce, à Horace et à Virgile, à Dante
et à l'Arioste, n'est pas tout à fait déshérité de la muse; c'est une
prétention que M. Mommsen relève durement. « Les Italiens, dit-il,
n'éprouvent pas la passion du cœur; ils n'ont ni les aspirations sur-
humaines vers l'idéal, ni l'imagination qui prête à la chose sans vie
les attributs de l'humanité; ils n'ont point, en un mot, le feu sacré
de la poésie. » Voilà un arrêt sévère, et ceux, qu'il atteint n'ont pas
la ressource de s'en consoler en songeant qu'il leur reste au moins
la gloire des arts. S'il ne la leur enlève pas tout entière, M. Mommsen
la diminue singulièrement. Il reconnaît que l'Italie a triomphe dans
la plastique et l'architecture; » mais la raison qu'il en donne ne lui
permet pas d'en être très fière. « Ce ne fut'point, nous dit-il, dans
les champs de l'idéal que l'artiste italien fit ses principales con-
quêtes; la beauté, pour l'émouvoir, dut apparaître à ses sens et
non pas seulement à son âme. '> C'est donc à une sorte d'infériorité
morale que l'Italie doit ses sculpteurs et ses architectes; quant à la
musique, il faut décidément qu'elle renonce à s'en vanter. « La mu-
sique italienne, autrefois comme de nos jours, s'est moins distin-
guée par la profondeur de l'idée créatrice que par la facilité prodi-
gieuse d'une mélodie qui s'élance en fioritures de virtuose : à la
place de l'art vrai, intime, le musicien d'Italie a pour idole une di-
vinité creuse et souvent aride. » On devine au profit de qui M. Momm-
sen dépouille ainsi les Italiens de ces gloires que le monde était
habitué à leur accorder. Il ne cherche pas du reste à le dissimuler,
et s'exprime avec une franchise courageuse : « il n'a été donné
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE. 809
qu'aux Grecs et aux Germains de s'abreuver aux sources jaillissantes
des vers et à la coupe d'or des muses. » Les autres na ions doivent
en prendre leur parti; elles n'ont droit « qu'à quelques rares gouttes »
de la liqueur divine. C'est ce que M. Mommsen répète ailleurs d'une
façon encore plus désagréable pour nous, lorsque, en regard de « la
triste culture française, » il place « ces nations dotées du génie de
l'art, comme les peuples anglais et allemand. » — M. Monunsen et
ses compatriotes se moquent volontiers de ce qu'ils appellent la hâ-
blerie des Français. Il est vrai que nous avons souvent une trnp bonne
opinion de nous-mêmes, et que nous ne résistons pas au plaisir de
le dire; mais on voit que les Allemands ne nous le cèdent guère en
fatuité. Ils ont seulement la vanité plus lourde et plus pédante, ce
qui n'est pas fait assurément pour la rendre plus supporîable.
Il y a d'autres raisons qui pourront empêcher les théories litté-
raires de M. Mommsen de faire fortune ailleurs qu'en Allemagne; il
leur arrive souvent de n'être pas assez clairement exprimées. Pour
condamner un écrivain, il ne suffit pas de nier « qu'il ait ressenti
les pures aspirations de l'art, » ou de prétendre « qu'il n'arrive pas
à cette hauteur de conceptions plastiques où l'effet poétique triomphe
et éclate dans l'œuvre entière; » il est assez difficile de mettre un
sens précis sous ces phrases; ce qu'on voit de plus ciair au milieu
de ces nuages, c'est que M. Mommsen s'est fait d'avance un cer-
tain idéal du poète, et qu'il lui est impossible de comprendre tout
ce qui ne rentre pas dans sa formule. Il a par exemple beaucoup de
goût pour la poésie des peuples primitifs, et il a bien raison de l'ai-
mer; est-ce un motif pour être insensible h. celle des époques civili-
sées? Tout le mon (e n'a pas la chance de naître en [)leiue barbarie,
et il serait vraiment cruel, parce que nous n'habitons plus les bois,
de nous condamner à ne plus connaître la muse. Sans doute la vie
s'est un peu décolorée dans nos cités modernes; il n'y manque pas
pourtant de ces misères secrètes et poignantes qui peuvent inspirer
le poète. Pour M. Mommsen, un des caractères de la véritable poé-
sie, c'est qu'elle est nationale; il laisse même entendre « qu'elle ne
prend couleur qu'au contact de la vie publique, et que, lorsqu'on
l'exile de la politique, elle manque du souille de vie ; » mais n'y
a-t-il pas aussi une source abondante de beaux vers dans la con-
templation de la nature physique et dans l'étude de la nature mo-
rale? Goethe a-t-il eu besoin d'autre chose pour être un grand
poète? Il semble à M. Mommsen que la véritable poésie est surtout
religieuse, et il affirme que « l'antiquité ne l'a pas comprise en de-
hors du monde des dieux. » C'est oublier Lucrèce, qui a fait un si
beau poème précisément pour prouver qu'on devait s'en passer.
On voit que, malgré les grands airs qu'elle affecte, la critique lit-
810 KEVUE DES DEUX MONDES.
tèraire de M. Mommsen est trop souvent exclusive et étroite; elle
est quslquefois aussi un peu indécise. Ses jugamens, quand on les
rapproche, ne s'accordent pas toujours ensemble, et l'on aperçoit
des contradictions qui surprennent : elles viennent, je crois, de ce
que M. Mommsen est incapable de nuances. C'est un esprit absolu
et emporté; à chaque figure qu'il trace, il pèse sur le pinceau et
force le trait. Ces exagérations finissent par s'exclure l'une l'autre,
et il n'est pas toujours facile de saisir la pensée véritable de l'au-
teur. En parlant des premiers poètes de Rome, il nous dit : « Ce
que je ne puis tolérer chez eux, c'est l'élégance de l'original grec
étouffée sous l'enveloppe grossière de la traduction latine, » et quel-
ques pages plus loin : « Sous une forme relativement parfaite, la
littérature latine recouvre un fond de peu de valeur, souvent même
un fatras qui jure avec elle. » Gomment cette enveloppe grossière
est-elle devenue si vite une forme relativement parfaite? Un de ses
plus grands griefs contre la littérature romaine, c'est qu'elle n'est
pas originale. « Auprès des œuvres de la Grèce, elle produit l'effet
d'une orangerie d'Allemagne comparée à la forêt d'orangers natifs
en Sicile. » Il n'est que trop vrai que Rome a imité la Grèce, comme
à leur tour toutes les nations modernes, sans en excepter l'Alle-
magne, ont imité la Grèce et Rome. Heureux ceux qui viennent les
premiers! il n'est plus possible aux autres d'ignorer leurs devan-
ciers et de se ravir à leur influence; mais, si la grande infériorité de
la poésie latine vient de ce qu'elle manque d'originalité, comment
se fait-il que M. Mommsen soit si sévère pour Plante, qui est un
imitateur si indépendant, tandis qu'il est si bienveillant pour Té-
rence, qui s'est contenté d'être un traducteur? Il y a une autre ques-
tion sur laquelle M. Mommsen ne dit pas assez nettement sa pensée,
et c'est la plus importante de toutes. Au V siècle de Rome, grâce à
l'influence des gens distingués et par l'entremise ds quelques poètes,
un mélange s'opère entre l'esprit grec et l'esprit romain. C'est le
plus grand événement de cette époque, et après plus de vingt siècles
nous en subissons encore les conséquences. Qu'en pense M. Momm-
sen? Il en dit par momens assez de mal. Sans doute il prévoit que
sous cette forme nouvelle l'hellénisme, tempéré et limité par le bon
sens de Rome, va prendre possession du monde, et que dans l'ave-
nir la civilisation universelle s'appuiera sur la pré iominance des
races du midi. On voit bien que cette pensée le choque; aussi se
montre-t-il fort sévère pour tous ceux qui ont travaillé à cette fu-
sion du génie des deux peuples, pour Ennius surtout, qui osait dire
que grâce à lai les Romains prenaient plaisir à s'entendre appeler
des Grecs. Il leur reproche durement « d'avoir dénationalisé le La-
tium, » il s'emporte contre leurs tendances cosmopolites et huma-
l'Allemagne contemporaine. 811
nitaires, il déplore d'avance « la plate uniformité qui régnera dans
le monde quand les reliefs tranchés des peuples seront émoussés,
et que l'originalité de leur caractère particulier se sera perdue dans
les conceptions problématiques de la civilisation universelle. » Il
est vrai que dans d'autres passages il s'exprime d'une tout autre
façon. Il avoue alors pleinement qu'il est heureux pour nous que
Rome ait vaincu la résistance des nationalités locales, il paraît
même tout à fait séduit par la grandeur de l'œuvre gréco-romaine.
(( Les nations de second ordre s'écroulent, dit-il avec un ton d'en-
thousiasme, et parmi leurs débris se fonde silencieusement entre
les deux peuples supérieurs le grand compromis de l'histoire! »
Voilà comment il aurait dû toujours parler. Si les préoccupations
patriotiques n'obscurcissaient pas parfois son jugement, il aurait
reconnu partout que cet accord qui s'établit entre l'esprit des deux
grandes nations n'a pas été seulement un bien pour Rome, dont
elle adoucit la rudesse, à qui elle donna le goût des plaisirs de l'in-
telligence, mais que ce fut aussi un bonheur pour l'hinnanité. C'est
ce qui a répandu ce fonds d'idées communes sur lequel vivent les
peuples modernes, et qui leur donne quelques moyens de s'en-
tendre parmi tant de motifs qu'ils ont d'être divisés. Il n'est guère
convenable de médire de ce bienfait quand on en profite. Je sais
bien qu'après avoir été longtemps placé à Rome, le centre de cette
vie commune du monde s'est trouvé transporté chez nous pendant
deux siècles: notre littérature a été alors celle de toutes les nations
civilisées, et c'est dans l'admiration de nos grands écrivains qu'elles
se sont réunies. On comprend que ce souvenir chagrine l'Allemagne
au milieu de ses triomphes; mais qu'importe? elle na parviendra
pas à l'effacer de l'histoire. Quant à nous, nos humiliations pré-
sentes nous font un devoir plus rigoureux de n'en pas perdre la
mémoire et de le rappeler à ceux qui voudraient l'oublier.
II.
La politique tient aussi une grande place dans V Histoire romaine
de M. Mommsen. 11 ne néglige aucune occasion déjuger les événe-
mens et les hommes, et il le fait toujours avec une grande vigueur.
Ici encore ses jugemens, quand on les compare entre eux, se con-
tredisent quelquefois; on retrouve dans sa politique le défaut que
nous venons de signaler dans ses théories littéraires, et la raison en
est la même. Cet esprit violent et extrême accuse trop énergique-
ment ses opinions, et il lui ariive de les exagérer pour leur donner
plus de relief. De là quelques confusions et quelques contradictions
de détail qui n'empêchent pas pourtant sa pensée de se dégager
812 REVUE DES DEUX MONDES.
assez clairement dans l'ensemble. En somme, il est aisé de voir de
quel côté sont ses préférences.
M. Mommsen est pour l'autorité. Il la veut forte, i! l'aime vigou-
reuse. Tout ce qui la limite ou la gêne lui dé!)laît. Ce qu'il admire
le plus sincèrement chez les vieux Romains, c'est cette habitude de
discipline et de subordination qu'on prenait dans la famille, qui
faisait la force des armées et qui se conservait dans la vie publique.
Un des passages les plus curieux de son premier volume est celui
où il étudie la constitution primitive de Rome. Il l'analyse avec
beaucoup de sagacité et la définit très finement : une monarchie
constitutionnelle en sens inverse. Contrairement à ce qui arrive en
Angleterre, là, c'est le peuple qui règne et ne gouverne pas; il est
le souverain nominal, mais son autorité ne s'exerce que dans les
grandes occasions. En réalité, la direction politique appartient toute
au roi, qui consent quelquefois à la partager avec son conseil de
vieillards. Quant à l'assemblée populaire, elle n'est convoquée que
dans certains cas et pour sanctionner les mesures déjà prises par le
roi. Cette constitution, qui laisse au peuple les dehors de la souve-
raineté et lui en ôte l'essentiel, plaît beaucoup à M. Mommsen, qui
fj^it observer qu'avec quelques modifications elle a duré autant que
Rome elle-même. « Les formes ont changé souvent, n'importe! Au
milieu de tous leurs changemens, tant que Rome subsistera, le ma-
gistrat aura Vimperiinn illimité, le conseil des anciens ou le sénat
sera la plus haute autorité consultative, et toujours, dans les cas
d'exception, il sera besoin de solliciter la sanction du souverain,
c'est-à-dire du peuple. » Ce qui fait accepter à M. Mommsen sans
trop de peine l'avènement de la république, quoiqu'il préfère de
beaucoup la monarchie, c'est qu'elle fut très conservatrice et qu'elle
n'altéra pas le fond de la constitution ancienne. L'institution du
consulat fut remarquablement combinée pour rassurer les esprits
contre toute tentative d'usurpation personnelle, sans porter atteinte
au pouvoir souverain. Il n'y a pas entre les deux consuls de partage
d'attribution; on craindrait d'affaiblir l'autorité en la divisant; cha-
cun d'eux la possède entière. C'est la coutume et non la loi qui fixe
des limites de temps à leurs fonctions. 11 est entendu qu'ils ne doi-
vent rester qu'un an en charge, mais, l'échéance arrivée, ils abdi-
quent volontairement et ils paraissent élire à leur place le succes-
seur que leur a donné le vote populaire. Il leur est même possible
de se perpétuer au-delà de leur année, s'ils ne craignent pas les
rigueurs de l'opinion publique; leurs actes seront valables jusqu'au
jour où il leur plaira de s'en aller. Tant que leur pouvoir dure,
ils peuvent commettre tous les crimes, ils sont irresponsables, et
c'est seulement lorsqu'ils ont quitté leur charge qu'on peut les
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE. 813
livrer à la justice du pays. L'autorité royale survécut donc à la ré-
volution qui chassa les rois. La première atteinte sérieuse qu'elle
reçut fut la création des tribuns du peuple; aussi M. Mouimsen est-il
fort hostile au tribnnat. Ce n'est pour lui qu'un assez pauvre com-
promis entre des ambitions rivales qui n'a eu d'autre résultat que
de briser l'unité de la cilé, et, en donnant des chefs au parti popu-
laire, d'organiser la guerre civile.
On compi-end qu'avec ces principes la démocratie soit odieuse à
M. Momnisen. Le sutTrage universel lui paraît l'origiiîe de tous les
maux. Il ne peut soulfrir les pays où l'assemblée du peuple règne
et domine, où le pouvoir appartient « à ceux qui possèdent le facile
talent de charmer des oreilles inexpérimentées. » 11 s'emporte avec
violence contie ce qu'il appelle la boîte de Pandore du suffiage po-
pulaire, qui dans les momens de danger public, quand l'ennemi est
aux portes de la ville, au lieu de choisir un ginéral expérimenté
pour le combattre, s'en va nonnner quelqu'un de ces soldats ci-
toyens « habitués à tracer leurs plans de bataille sur la table d'une
échoppe à vin. » Les démocrates les plus honnêtes lui semblent des
niais « qui jouent leur vie et leur fortune sur des mots; » il fait des
autres les peintures les plus comiques, il aime à les montrer à
l'œuvre « avec tout l'attirail de l'emploi, manteaux râpés, barbes
ébourillées, cheveux (lottans, basses- tailles profondes. » Ce n'est
pas qu'il ait aucun goût pour l'aristocratie. Il rend bien quelquefois
justice à l'habileté du sénat, mais c'est toujours sans enthou-
siasme; même quand il veut l'admirer le plus, l'éloge est froid et
forcé, il ne lui accorde que l'opiniâtreté et l'esprit de suite; il lui
refuse la hauieur dans les vues et la souplesse dans l'exécution. Il
ne veut pas admettre, comn-ie Polybe, que la coufjuête du monde
soit l'elfet d'un plan préparé. Loin que le sénat ait toujours prévu
les événemens, il montre que les événemens l'ont souvent surpris
et déconcerté. 11 ne s'attendait pas, quand commence la lutte avec
Garthage, au genre de guerre qu'il aurait à soutenir. 11 attaque
une nation maritime sans se faire une marine; il ne pense à prévoir
et à prévenir le danger d'une invasion de l'Italie que lorsque Hanni-
bal a passé les Alpes. Ces sénateurs tant vantés sont donc en somme
d'assez pauvres politiques; ce sont de plus des despotes égoïstes et
des maîtres insolens. Ils ne songent qu'à eux, ils ne cherchent dans
le pouvoir que les jouissances qu'il procure. En devenant plus mé-
diocres, ils se font plus exigeans; leur impertinence s'accroît avec
leur incapacité, et c'est quand ils ne savent plus exercer le pouvoir
qu'ils ne veulent plus le partager avec personne. Leurs prétentions
ridicules, « leur énervement et leur rapetissement séniles » impa-
tientent M. Mommsen; ils lui deviennent à la fin tout à fait insup-
Sl!l REVUE DES DEUX MONDES.
portables, et quand les derniers momens de la république appro-
chent, il applaudit de toutes ses forces à la catastrophe qui doit
enfin délivrer Home de ce qu'il appelle dans sa langue hardie « la
clique des nobles. »
Ainsi M. M;,arimsen fiappe à la fois des deux côtés, et ses coups
atteignent tous les partis. JNi le sénat ni le peuple ne le satisfont.
L'égoisuje et l'insolence de la noblesse le révoltent : il a peur des
tribuns et de leurs menées démagogiques. Quelle est donc au fond
sa pensée? que veut-il? que demande-t-il ? où cheiche-t-il le salut
de ce gouvernement en détresse? La réponse est facile : à cette si-
tuation désespérée qu'il se plaît à dépeindre, il ne sait qu'un re-
mède. Les intérêts des classes populaires lui semblent négligés de
tout le monde; le sénat ne veut rien faire pour elles, les tribuns
prennent de mauvaises mesures pour les secourir. Leur sort empire
tous les jours, la ruine est prochaine, il faut l'éviter à tout prix.
Elles ont le droit et le devoir de pourvoir à leur salut par tous les
moyens, mais elles sont malheureusement incapables de se sauver
toutes seules. Il faut donc qu'elles con.^entent à s'incarner dans un
homme qui les sauvera; il faut qu'elles se choisissent un représen-
tant capable de briser toutes les résistances, d'anéantir les volontés
contraires, de faire prévaloir le droit par la force, et, quand elles
l'auront choisi, qu'elles abdiquent en ses mains et lui remettent le
pouvoir. — C'est la théorie du césarisme.
M. Mommsen est donc partisan du césarisme. Il s'en est pourtant
quelquefois d( fendu. Ce mot sonne mal, il veut en éviter l'odieux.
Il tient surtout à n'être pas accusé de confondre le césar d'autrefois
avec ceux d'aujourd'hui. Ce système, qu'il accepte et qu'il prône
dans le passé, loin d'être la justification des copies qu'on en a ten-
tées de nos jours, lui en paraît la plus amère critique. Les principes,
selon lui, doivent changer avec les circonstances : le despotisme
avait du bon dans l'antiquité; il préfère pour notre temps un régime
libéral. « En vertu de cette loi de la nature, dit-il, (jui fait que l'or-
ganisme le plus grossier l'emporte infiniment sur la machine la
plus artisteineiit construite, la constitution politique la moins par-
faite, dès qu'elle laisse un peu de jeu à la libre décision de la ma-
jorité des citoyens, se montre aussi infiniment supérieure au plus
humain, au plus original des absolutismes. » Voilà de sages pa-
roles. On est fort satisfait de les trouver chez M. Mommsen, mais
on en est aussi un peu surpris. L'ensemble de son ouvrage ne pré-
pare pas à cette profession de foi libérale. Le gouvernement de la
républifjue romaine était loin d'être parfait; on ne peut nier pour-
tant qu'il ne fût un de ceux « qui laissent un peu de jeu à la libre
décision de la majorité des citoyens : » il valait donc mieux que
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE. 815
l'absolutisme. Pourquoi M. Mommsen, contrairement à ses prin-
cipes, le condamne-t-il sans rémission à périr? Les constitutions
antiques ne se sont jamais élevées jusqu'au régime représentatif,
elles n'ont pas pu passer complètement de la cité à l'état véritable :
c'est leur grande imperfection, mais elles pouvaient au moins s'en
approcher par des réformes successives, et M. Mommsin constate
lui-même que les innovations de Sylla étaient en ce sens un progrès
important. Il est seulement très probable que ces réformes auraient
élé lentes, incomplètes, et il faut à l'esprit absolu de M. Momm-
sen des révolutions radicales et rapides. Aussi décourage-t-il sans
pitié tous les essais qu'on pourra tenter à Rome pour accommoder
ensemble l'ordre et la liberté; il les déclare d'avance impuissans et
somme les Romains de choisir au plus tôt entre l'anarchie et le des-
potisme. Pour lui, son choix est fait. Non-seulement il se résigne
vite au césarisme, mais il lui fait un très bon accueil. Il est impa-
tient de le voir venir, il le salue, quand enfin il arrive, de véritables
cris de triomphe, il exalte ceux qui consentirent à le servir, et il
accable de ses invectives les honnêtes gens qui aimèrent mieux
mourir que de le supporter. — Il faut avouer que, si M. Mommsen
est libéral comme il le dit, son libéralisme au moins est fort accom-
modant.
Voici ce qui surprend plus encore. S'il est vrai de prétendre que
la république était inévitablement perdue et que le césarisme seul
pouvait sauver Rome, au moins convenait-il d'attendre que le ma-
lade fût tout à fait désespéré pour lui appliquer ce terrible remède.
Un libéral, comme M. Mommsen se pique de l'être, se devait à lui-
même de ne condamner un pays à la servitude politique que lors-
qu'il serait parfaitement constaté qu'il était arrivé à sa dernière
heure, et que la liberté était tout à fait impuissante à le guérir;
mais non, dès le premier symptôme M. Mommsen déclare que tout
est fini. Au v" siècle de son histoire, Rome semble pleine de force
et de santé. Elle vient de vaincre Carthage, elle commence la con-
quête de 1 Orient. Tout l'univers a les yeux sur elle. Elle fait l'ad-
miration d'un des plus fermes génies de l'antiquité, de Polybe, qui
la visite et l'étudié de près en ce moment, et qui trouve sa consti-
tution la plus parfaite de toutes celles de l'ancien monde. M. Momm-
sen est moins satisfait et plus perspicace que Polybe. Cette prospé-
rité apparente ne l'éblouit pas, et il aperçoit les signes précurseurs
de la ruine prochaine. « L'orage n'a pas éclaté encore, mais déjà
s'amoncellent et s'épaississent les nuages, et les premiers coups de
tonnerre retentissent dans un ciel brûlant. » C'en est assez pour
effrayer M. Mommsen. Il s'empresse aussitôt de recommander aux
Romains, afin d'éviter la tempête, de se mettre sous l'abri que leur
816 REVUE DES DEUX MONDES.
offre le pouvoir absolu. A partir de ce moment, il n'est vraiment plus
occupé dans t^on histoire qu'à chercher autour de lui a le despote
au bras fort qui pourra donner à Rome la modeste somme de bon-
heur compatible avec l'absolutisme. » Un moment il croit le trouver
dans le premier Africain. Scipion n'a- t-il pas séduit la foule par
l'éclat de sa valeur et les grâces de sa personne? Ne s'est -il pas
appuyé sur les légions dont il achetait les faveurs par ses largesses
et ses complaisances? Ne prend-il pas plaisir à se faire suivre au
Forum par une armée de cliens et de serviteurs? C'est l'appareil de
la royauté, — M. Mommsen espère bien que, puisqu'il en aime les
dehors, il en voudra prendre aussi l'autorité; — mais au dernier mo-
ment Scipion lecule. Il a le tort de ne pas voir clairement dans son
ambition; « perdu dans le nuage de ses rêves, charme et faiblesse
à la fois de sa remarquable nature, il ne s'est point réveillé, ou ne
s'est réveillé qu'incomplètement. » C'est décidément un génie fort
imparfait, puisqu'il se contente d'être le piemier ciloyen de son
pays quand il poui'rait s'en faire le maître. M. Mommsen le traite
assez durenient; il ne lui pardonne pas d'être forcé d'aller cher-
cher son sauveur ailleurs. Heureusement les Giacques paraissent.
Cette fois II. Aîommsen est pleinement satisfait, et son idéal lui
semble réalisé. La manière dont il analyse les projets des Gracques
et dont il exi)liqiie leurs intentions risque fort de déplaire à ceux
qui veul'nt en faire les héros de la démocratie. La noblesse, pour
avoir un [)rétexte de les tuer, les accusait d'aspirer à la tyrannie.
M. Mommsen accepte le reproche et leur en fait g'oire. Caius Grac-
chus, pour lui, est un véritable monarque; il s'est fait usurpateur
de propos délibéré, et il a bien fait. Il n'a pas entrepris, conmie le
prétendent u tant de braves gens anciens et modernes, » de rétablir
la république sur des bases nouvelles et démocratiques, ii a voulu
détruire la république. Aucun doute, suivant l'historien, n'est pos-
sible. H Qu'il ait vraiment fondé la tyrannie, ou, pour emprunter la
langue du xix* siècle, la monarchie napoléonienne, absolue, anti-
féodale, anîiihéocratique, c'est un fait qui saisit dès qu'on ouvre
les yeux pour voir. » Il paraît seulement, malgré les encourage-
mens passionnés de M. Mommsen, que C. Gracchus s'était trop
pressé, puisqu'il échona dans son entreprise, et qu'il finit par être
à peu pvès a])andonné de ses partisans, vaincu par ses ennemis et
forcé de se tuer hii-même dans le bois sacré de Furrina.
Les Gi'acqies défaits, M. Mommsen recommence à chercher avec
plus d'ard.Mir que jamais son despote au bras foit qui lui tient tant
au cœur. Son imj)atience est telle qu'il ne choisit plus, et qu'il est
prêt à prendre tout ce que le hasard lui doniie. Sylla n'appartient
pas au parti qu'il aime le mieux, c'est un aristocrate qui ne tra-
L ALLEMAGNE CONTEMPORAINE. 817
vailla qu'à restaurer le pouvoir de sa caste; mais ce fut aussi un
énergique soldat, un politique hardi qui ne recula devant aucune
extrémité. En réalité, il se fit le maître et régna sur Rome épouvan-
tée pendant quatre ans; sous le nom de dictateur, ce fut un roi vé-
ritable. M. Mommsen fait remarquer que, tout ennemi qu'il était de
la démocratie, il arrivait au même but que G. Gracchus par une
autre route. C'est ainsi qu'il se justifie d'admirer Sylla, après avoir
admiré les Gracques. Il ne lui marchande pas les éloges, il le com-
pare à Ciomwell, et même un peu à Washington. Ce dernier rap-
prochement a paru forcé malgré toutes les restrictions auxquelles
l'auteur a recours. Peu d'honnêtes gens consentiront à placer le
nom du h' ros de l'Amérique à côté de l'homme qui décréta les
proscriptions. L'œuvre de S} lia fut encore moins solide que celle
des Gracffues; dix ans après la mort du dictateur qui avait tant versé
de sang pour rétablir l'autorité de la noblesse, on était en pleine
anarchie. M. Mommsen propose alors plus que jamais son remède
héroïque;. Il se compare au médecin « qui se demande à l'heure
douîoui'euse lequel vaut mieux de prolonger l'agonie du malade ou
d'en finir avec elle tout de suite, » et, moins scrupuleux qu'un mé-
decin ne le serait sans doute en cette occasion, il supplie tout le
monde d'aider un peu le malade à mourir. Par malheur, pour insti-
tuer la royauté, il faut un roi, et il n'est pas toujours aisé d'en trou-
ver un. « A peine si une fois en mille ans il se lève au sein d'un
peuple un homme voulant qu'on l'appelle roi et sachant régner. »
Cet homme ne sera certainement pas Pompée; il n'avait pouitant
qu'à le vouloir pour s'emparer de l'autorité suprême. « Le bandeau
royal était sous sa main, » et M. Mommsen l'invitait à le prendre;
mais Pompée était une nature timide, « péniblement cramponnée à
la formalité légile, » c'est-à-dire qu'au dernier moment il ne pouvait
prendre sur lui de violer ouvertement les lois de son pays. Beaucoup
d'honnêtes gens lui en sauront gré peut-être; M. Mommsen ne peut
pas lui pardonner d'avoir trompé les espérances qu'il fondait sur
lui, et il condamne d'un mot cet homme qui pouvait régner et ne
l'a pas osé. « C'était, dit-il, tout au plus un bon caporal. »
Heureusement César n'avait pas ces scrupules. Avec lui, M. Momm-
sen trouve enfin l'homme qu'il lui faut, l'homme qu'il réclame,
qu'il attend depuis deux siècles. Cette longue attente, tant de fois
trompée, explique la joie qu'il éprouve et dont il n'est plus le
maître, quand enfin son idéal se présente à lui. On ne s'étonnera
pas que le jugement qu'il porte sur César manque parfois de pré-
cision. Il l'admire trop pour le voir tout à fait comme il est. A la
hauteur où il le place, il n'est presque plus possible de distinguer
les traits de sa figure. C'est une glorification et une apothéose plu-
TOME XCVllI, — lb72. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
tôt qu'une peinture réelle. Il est pour lui « le grand homme, l'homme
complet, » et, comme c'est surtout par les imperfections et les li-
mites que se précisent les caractères humains, il arrive qu'en ne
voulant reconnaître à son héros rien d'imparfait il ne nous le fait
entrevoir que d'une manière assez vague. Ce n'est pas, par exemple,
nous en donner une idée bien nette que de dire « qu'il est placé au
confluent où viennent se fondre tous les grands contraires. » En
résumé, quand je presse ce chapitre si brillant sur la république et
la monarchie où M. Mommsen a voulu mettre le dernier mot de ses
opinions politiques, je n'y trouve guère qu'une admiration sans ré-
serve pour l'habileté de César et pour la façon dont il accomplit ses
desseins. « Ce fut, nous dit-il, un maître ouvrier incomparable. »
Quant à l'œuvre elle-même, M. Mommsen reconnaît qu'elle n'était
pas nouvelle. Cette monarchie, « qui n'est que la nation représen-
tée par son plus haut et son plus absolu mandataire, qui, loin d'être
contraire au principe démocratique, en est l'achèvement et la fin, »
c'est tout à fait celle qu'il appelait tout à l'heure a la monarchie
napoléonienne, » et que G. Gracchus avait voulu fonder. Il est vrai
qu'il nous dit ailleurs, et à plusieurs reprises, que César comptait in-
troduire un élément nouveau dans la monarchie absolue, et que cet
élément n'était rien moins que la liberté. « Si après vingt siècles
nous nous inclinons respectueux devant la pensée de César et dn-
vant son œuvre, ce n'est point certes parce qu'il a convoité et pris
la couronne : l'entreprise ne vaudrait que ce que vaut la couronne
elle-même, c'est-à-dire bien peu de chose. Nous nous inclinons
parce qu'il a porté en lui jusqu'au bout le puissant idéal d'un gou-
vernement libre sous la direction d'un prince, parce que cette pen-
sée, il l'a gardée sur le trône et qu'il n'est point tombé dans l'or-
nière commune des rois. » Ce sont là de ces affirmations qu'on ne
peut accepter sans preuve. Les desseins de César ont été interrompus
par sa mort. C'est un grand avantage pour ceux qui veulent à tout
prix les célébrer : comme ils n'ont pu être achevés et qu'on ne les a
pas vus à l'œuvre, on est plus libre d'en penser tout ce qu'on veut,
et le champ est ouvert aux conjectures; mais celles de M. Mommsen
sont vraiment un peu trop hardies. Où prend-il que César a ait ja-
mais rêvé une alliance entre le libre développement du peuple et le
pouvoir absolu? » Jusqu'à ce qu'il nous le prouve par des faits con-
cluans, il nous sera difficile de voir autre chose dans son entreprise
qu'une confiscation générale de toutes les libertés publiques; il n'a
paru parfois en respecter quelqu'une que parce qu'il voulait mé-
nager l'opinion et l'accoutumer par degrés au despotisme. C'est
du reste ce que M. Mommsen semble reconnaître ailleurs d'assez
bonne grâce quand il nous parle des u soi-disant institutions mode-
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE. 819
rées dont GéScir entoura son trône, » et qa'il traite sa modération et
les efforts qu'il fit pour se concilier les partis de mensonge hypo-
crite. Ces mots sont durs assurément, mais ils approchent plus de
la vérité que les éloges excessifs dont il l'a d'abord comblé. Je le
répète, tant qu'on n'aura pas découvert et produit des documens
nouveaux sur les projets de César, il faudra continuer à croire qu'il
a voulu simplement fonder la monarchie absolue. Il n'est vraiment
pas possible qu'avec le grand sens politique que M. Mommsen lui
accorde, il ait été jamais assez naïf (1) pour croire qu'on pouvait
mêler ensemble le daspotisme et la libarté, ou, comme le dit
M. Mommsen lui-même, verser l'eau et le feu dans le même vase.
C'est ce que virent clairement les contemporains. Ceux qui suivi-
rent Pompée ne se faisaient pas d'illusion, ils n'ignoraient pas les
imperfections du gouvernement qu'ils allaient défendre ; mais ils
connaissaient aussi le vrai carac^tère de celui auquel ils voulaient
s'opposer. S'ils se disaient qu'en conservant la république ils s'ex-
posaient à revoir les Clodius et les Catilina, ils savaient qu'en ac-
ceptant l'empire ils rendaient possibles les Tibère et les Néron. Il
faut avouer qu'entre ces deux régimes l'hésitation au moins était
possible; même quand on se décide pour l'empire, on doit com-
prendre que d'autres aient pu faire un choix contraire, et qu'ils
aient préféré les périls de la liberté à ceux du despotisme. C'est ce
que M. Mommsen ne veut pas accepter. Il se montre beaucoup plus
sévère pour les ennemis de César que ne le fut le vainqueur lui-
même. César ne se crut pas le droit de punir des gens qui n'avaient
commis d'autre crime que de défendre contre lui le gouvernement
et les lois ; M. Mommsen ne pardonne pas même à ceux qui mou-
rurent pour ce qui leur semblait la justice. L'honnête Bibulus, qui
eut le tort d'essayer contre César tout-puissant la résistance légale
et passive, lui paraît « le plus hébété et le plus entêté des consu-
laires; » on sait quels outrages il entasse sur Cicéron. Gaton n'est
pas plus épargné; sa mort, si simple et si ferme, semble bien tou-
cher un peu M. Mommsen; toutefois ce n'est qu'une émotion très
passagère, elle ne l'empêche pas de le traiter aussitôt de maniaque
et de fou, et c'est justemsntle moment qu'il choisit pour l'appeler
un don Quichotte.
(1) Le mot de naïveté appartient à M. Mommsen lui-môme. Il en accuse formelle-
ment César au sixième chapitre du cinquième livre {es geschah in beideii Fcillen mit
einer gewissen naivatàt). Il est vrai qu3, dans le portrait qu'il trace de César au cha-
pitre onzième, la naïveté n'a plus de place. Il le félicite au contraire de son sens po-
litique profond, qui ne s'est, dit-il, jamais trompé, et il le met au-dessus de ses grands
rivaux, Alexandre et Napoléon, parce qu'il a été toujours étranger à tout rêve et à
toute chimère. Voilà encore une de ces contradictions qui se retrouvent si souvent
chez M. M'ommsen.
320 BEVUE DES DEUX MONDES.
III.
Il est probable que, si nous entreprenions de démontrer à
M. Momnisen que s'acharner ainsi contre des vaincus, lesquels
après tout défendaient la loi et l'ordre établi, c'est manquer un peu
de générosité, nous ne le toucherions guère. Il nous répondrait que
nous faisons des phrases, ou que nous sommes des politiques de
sentiment, ce qui, dans sa pensée, est une des plus grosses injures
qu'on puisse adresser à quelqu'un. Aussi tient-il par-dessus tout à
ne pas la mériter lui-même. Il se pique de n'être pas esclave des
mots et d'apprécier les choses à leur valeur. C'est assurément un des-
sein fort louable; mais il est dans la nature du génie allemand d'être
volontiers systématique et excessif. Cet amour du positif, du réel,
du solide, qui, contenu dans de certaines limites, serait fort légi-
time, prend bientôt chez M. Mommsen un air raide et provoquant;
cette aversion de la phrase se traduit en un dédain superbe pour
des principes respectables et des convictions honnêtes. Il ne lui
suffit pas de se tenir dans une défiance prudente des opinions dou-
teuses et de vouloir aller au fond des choses; il a toujours peur
d'être confondu « avec ces naïfs des temps anciens et modernes »
dont il aime tant à se moquer, et il ne manque pas une occasion
de nous faire savoir qu'il faut le mettre parmi les hommes d'état
sérieux et les politiques désabusés.
M. Mommsen n'entend pas être dupe. Il se méfie de l'opinion
commune; il se tient en garde contre les admirations reçues. D'or-
dinaire il admire peu. A l'exception de César, pour lequel il pro-
fesse un culte véritable, il n'y a presque pas d'homme d'état ro-
m.ain qu'il ne malmène. Ils perdent tous, en passant par ses mains,
une partie de ce prestige que le temps leur avait donné. Il fait
remarquer très justement qu'en général les politiques de la vieille
Tvome se ressemblent tous entre eux. Ce n'est pas par un élan du
génie individuel, mais par un effort collectif et continu, que les
Romains ont conquis le monde. Dans ce triomphe de l'esprit de
discipline et de suite, les personnalités s'effacent un peu; c'est
le plus beau résuliat d'une constitution bien faite qu'un état puisse
être grand sans avoir besoin de grands hommes. Rome surtout pou-
vait aisément s'en passer. Comme ceux qu'elle mettait k la tête de
ses affaires n'avaient qu'à se conduire d'après des règles tracées
d'avance et à suivre une politique traditionnelle, il n'était pas in-
dispensable qu'ils eussent du génie , et M. Mommsen trouve qu'ils
s'en sont ordinaiiement dispensés. S'ils paraissent quelquefois sor-
tir de la médiocrité commune, on dirait qu'il prend à tâche de les
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE. 821
y ramener. Ni le premier Gatou malgré l'originalité puissante de
son caractère, ni le premier Africain avec ses victoires et sa fière
attitude qui commandait le respect, ne trouvent tout à fait grâce
devant lui. Scipion Émilien est traité avec plus de sympathie. Son
patriotisme siuiple et sincère, sa modération, sa sagesse, son désin-
téressement sans fracas, et surtout la tristesse de sa destinée, pa-
raissent toucher le cœur de l'historien. Cependant il ne le loue pas
sans réserve. « Pas plus que son père, nous d'.t-il, ce ne fut point
une nature de génie; il aimait Xénophon de préférence, comme lui
sobre écrivain, comme lui calme et froid soldat. »
M. Mommsen est donc en général sévère pour les grands hommes
du passé; il en est pourtant quelques-uns qui le désarment, et ce
ne sont pas toujours ceux vers lesquels nous nous sentons naturel-
lement attirés; mais il lui plaît assez de dérouter nos sympathies.
Rien n'est curieux comme de voir par quelles qualités on arrive à
mériter ses éloges. Il aime surtout les gens hardis, décidés, qui ne
reculent pas devant les coups de main hasardeux. Ceux qui, comme
Pompée, ont la faiblesse « de se tenir cramponnés à la formalité lé-
gale » lui déplaisent; il estime bien plus César, qui ne s'arrêtait pas
pour si peu. Ordinairement les partisans de Cé.^ar pensent rendre
service à sa mémoire en cherchant à prouver qu'il n'était pour rien
dans la conjuration de Gatilina et que l'ambition personnelle ne
s'est éveillée en lui que très tard. M. Mommsen n'est point de cet
avis. Il lui semble au contraire qu'on amoindrit César en lui suppo-
sant toutes ces délicatesses de conscience. « César, dit-il, avait tou-
jours voulu prendre la domination suprême. » Dès son entrée dans
la vie publique, son dessein était arrêté; pour l'accomplir, il se jeta
dans toutes les conspirations qui pouvaient affaiblir l'aristocratie;
quelque basses, quelque criminelles qu'elles fussent, il les appuyait
sous main et comptait bien en profiter. Ces esprits audacieux, ré-
solus, qui savent clairement ce qu'ils veulent, qui marchent à leur
but sans hésitation, sont ceux qu'admire M. Mommsen. Il faut en-
core pour lui plaire se bien garder d'être idéologue ou rêveur. Les
rêves ont perdu Scipion; Napoléon n'a pas su s'en garantir; il con-
çut des plans chimériques, et César l'emporte sur lui pour n'avoir
jamais imaginé que des desseins possibles et praticables, pour s'être
volontairement arrêté sur la Tamise et sur le Rhin, sans attendre,
comme Napoléon, d'être arrêté par la nature ou par les hommes. A
toutes ces qualités, il n'est pas mal que le grand homme joigne
une pointe d'ironie. L'ironie est très chère à M. Mommsen, il la
pratique volontiers pour son compte; il aime beaucoup à la retrou-
ver chez ceux qu'il admire. Quand on est au-dessus de l'humanité,
on a raison de la mépriser, et on ne fait pas mal de le lui dire. Ce
822 REVUE DES DEUX MONDES.
qui le charme dans Sylla, c'est cette légèreté railleuse avec laquelle
il traite les autres et lui-même. 11 ne se prend pas au sérieux, il
n'a pas d'illusion sur son œuvre : « c'est le don Juan- de la politi-
que. » 11 est curieux aussi de remarquer la façon dont M. Momm-
sen signale, dans ces personnages qu'il aime, les désordres de leur
vie privée; non-seulement il ne les dissimule pas, mais il met beau-
coup de complaisance à les raconter. Les grands hommes ont des
privilèges, M. Mommsen leur passe beaucoup : il est tenté de les
mettre en dehors de la morale, comme il les place au-dessus du
droit commun. Quand il nous parle des galanteries de celui qu'on
appelait « le mari de toutes les femmes et la femme de tous les
maris, » son style prend des tons poétiques. « Chez tous ceux, dit-
il, que dans leur adolescence l'amour des femmes a couronné d'une
éclatante auréole, il en demeure comme un impérissable reflet, » et
il nous montre César éclairé par ces reflets d'amour jusque dans son
âge mur, et gardant des succès de sa jeunesse « une certaine fatuité
dans la démarche, ou plutôt la conscience satisfaite des avantages
extérieurs de sa beauté virile. » En vérité, toute cette poésie est de
trop. 11 est vrai que M. Mommsen revient vite à la prose; il s'em-
presse de faire remarquer que son héros était « un homme positif et
de haute raison » jusque dans ses débauches; « il ne prenait jamais
les femmes que comme un jeu; » même sa passion pour Gléopâtre,
qu'on a tant blâmée, s'explique à son avantage : c'était un amour
diplomatique; « il ne s'y abandonna d'abord que pour masquer le
point faible de la situation du moment. »
Ce qui excite par-dessus tout l'enthousiasme de M. Mommsen,
c'est la force ; il l'aime et l'admire partout où il la rencontre. En
revanche, la faiblesse n'a pas à compter sur ses sympathies. Quand
une nation est vaincue, il l'abandonne; il s'impatiente lorsqu'elle
tarde à mourir, et appelle de tous ses vœux le moment où elle s'ef-
facera de l'histoire. Rien n'est plus singulier que la manière dont il
raconte les derniers jours de la Grèce; il est si impitoyable pour elle
que la critique allemande elle-même s'en est scandalisée. C'est la
Grèce pourtant; il semble que ce grand nom devrait disposer un
historien à quelque indulgence, qu'il conviendrait d'entendre les
aïeux intercédant pour les petits-lils, et dans les misères du pré-
sent de respecter les gloires du passé. M. Mommsen n'a pas ces
superstitions; pour lui, on vaut ce qu'on vaut, et quand on ne vaut
plus rien, il faut se résigner à disparaître. 11 admet qu'en rendant
à la Grèce sa liberté après la défaite de Philippe les Romains étaient
de bonne foi. Ce n'est pas le sentiment commun. — La cohue éru-
dite d'autrefois et d'aujourd'hui (c'est ainsi que M. Mommsen traite
ceux qui ne sont pas de son avis) a cru voir une dissimulation pro-
l'Allemagne coNTEMPORAT^^E. 823
fonde dans cette conduite de Rome : c'était seulement une apparence
de liberté qu'on accordait à la Grèce pour qu'elle achevât de s'affai-
blir dans des luttes intérieures. — M. Mommsen est fort contraire à
cette supposition, qui lui semble « une absurde invention de philo-
logues s'érigeant en politiques.» Les Romains, selon lui, agirent
loyalement. Nouveaux convertis à la littérature et à l'art de la Grèce,
ils étaient pleins de respect pour les grands souvenirs que son nom
rappelle. Ils voulurent se conduire généreusement avec elle, et c'est
justement ce qui semble si criminel à l'historien. Flamininus n'est
pour lui qu'un philhellène malencontreux qui, par sa générosité dé-
placée, va causer beaucoup d'embarras à son pays, et il déclare qu'en
conservant quelque ombre de vie à la Grèce, en tolérant même chez
elle quelques velléités d'indépendance, Rome ne fut pas seulement
malavisée, mais aussi qu'elle fut coupable. Lorsqu'on a la force, il
faut s'en servir et réduire à l'obéissance ceux qui sont tentés de s'en
écarter. « Le devoir et la justice commandent à qui tient les rênes
ou de quitter le pouvoir, ou de forcer les sujets à la résignation en
les menaçant de tout l'appareil d'une supériorité écrasante. » 11 est
bien difficile de n'être pas choqué de la manière dont M. Mommsen
traite Philopémen et ses amis; ils lui paraissent des fous ou des
niais, et la résistance qu'ils essayèrent contre le pouvoir triomphant
de Rome ne lui semble qu'une assez pauvre comédie. « Tous leurs
grands airs patriotiques, nous dit-il, ne sont que sottise et grimace
devant l'histoire. » Ce que nous admirons chez eux est précisément
ce qu'il y blâme. Philopémen a courageusement défendu son pays
sans compter jamais sur le succès, sans se faire illusion sur sa fai-
blesse. Il n'ignorait pas que la ruine était certaine et n'avait d'autre
ambition que de la retarder de quelques jours. Le dernier des Grecs
ressemble pour nous à ces héros d'Homère qui connaissent leur
destinée, qui savent que leurs efforts sont inutiles, que leur fin est
marquée, et qui n'en combattent pas moins avec énergie, comme
s'ils avaient devant eux les horizons indéfinis de l'espérance. C'est
ce que M. Mommsen ne peut supporter. Il aime à brusquer les
choses, et n'est pas, comme on sait, pour les agonies trop longues.
Ces gens qui s'obstinent à retarder par tous les moyens la fin de
leur pays, lorsqu'elle est inévitable, lui font l'effet de malades qui
s'attacheraient lâchement à la vie et ne pourraient pas se décider à
mourir.
Il faut du reste avouer que, si Rome a traité les Grecs comme
M. Mommsen le suppose, cette conduite ne lui était pas ordinaire. 11
n'a pas à la blâmer souvent d'être trop généreuse; c'est du côté op-
posé qu'inclinait sa politique. Il le reconnaît lui-même ailleurs et le
proclame avec une satisfaction visible. « La générosité, dit-il, lui était
824 KEVUE DES DEUX MONDES.
inconnue, elle n'agissait que par prudence et par sage calcul, » et i^
est, pour sa part, très disposé à penser qu'elle faisait bien. Toutes
les fois que ce « sage calcul » la pousse à commettre un acte qui
pourra blesser les consciences délicates, il trouve quelque bonne
raison pour l'excuser. Il l'approuve, par exemple, de n'avoir pas
craint de s'allier avec les Mamertins, ces brigands qui venaient de
massacrer les malheureux habitans de Messine et de se partager
leurs femmes et leurs biens. Une pareille alliance pouvait être sans
doute « un beau texte à déclamation, » mais elle était utile, et l'on
fit bien de la conclure. De même, quand les Romains, s'acharnant
après Hannibal vaincu, exigent, malgré les protestations généreuses
de Scipion, qu'il soit chassé de Carthage, M. Mommseu déclare
qu'il y aurait injustice à leur en faire un gros crime, et que la po-
litique de sentiment n'était pas de mise en cette occasion. Entre
l'intérêt et le sentiment, le choix de M. Mommsen n'est pas dou-
teux, et, quand une action lui semble utile, il a bien de la peine à
la con-lamner. Un vrai chef-d'œuvre en ce genre, c'est la façon
dont il apprécie les proscriptions de Sylla. La première fois que
Sylla se servit de cette arme terrible après les troubles excités par
Sulpicius, il le fit avec une certaine modération. Le nombre des
morts ne fut pas trop considérable; aussi M. Mommsen prend-il
assez aisément son parti de ces violences. 11 rappelle que les révo-
lutions ne finissent pas, surtout à Rome, sans exiger un certain
nombre de victimes expiatoires, qu'après tout Sylla, dans cette cir-
constance, agit avec une franchise hardie qui doit aider à l'ab-
soudre. « Il prit sans tant de façon les choses pour ce qu'elles
étaient, et dans la guerre il ne vit que la guerre. » Les secondes pro-
scriptions sont plus difficiles à excuser. Cet horrible entassement de
victimes, ces meurtres froidement discutés et préparés, ces listes
sanglantes qui contenaient les noms des citoyens les plus illustres et
les plus honnêtes, ces bourreaux recevant un salaire fixe, ces têtes
exposées au Forum, ces meurtres continués tranquillement et de
sang-froid pendant plusieurs mois au milieu delà paix générale ont
soulevé la conscience publique. Il n'est plus possible d'en parler d'un
ton si dégagé. M. Mommsen sans doute n'approuve pas ces hor-
reurs, mais il n'a pas trouvé dans son cœur un seul mot énergique
pour les flétrir. Il pense seulement « que c'est une grande faute en
politique que d'afficher ainsi le mépris de toît sentiment humain. »
Une faute! le terme est bien doux; à moins que M. Mommsen ne
trouve, comme Talleyrand, qu'une faute est pire qu'un crime. Ail-
leurs, atténuant encore cette condamnation déjà si peu sévère, il
blâme Sylla « d'avoir ainsi gâté sa cause dans l'esiime des faibles
de cœur, de ceux qui s'épouvantent du nom plus que de la chose.»
l'Allemagne contemporaine. 825
A ce compte, c'est le signe d'un esprit faible et d'un cœur pusilla-
nime que de condamner les proscriptions! M. Mominsen parle sou-
vent de la morale; avec ses compatriotes, il s'est fait le défenseur
de la vertu, que nous avion.?, comme on sait, fort indignement ou-
tragée; il n'est pourtant pas toujours lui-même un moraliste bien
rigoureux, et l'on vient de voir qu'il a pour les grands hommes des
complaisances qui surprennent. Il dit expressément quelque part
que « le code de la haute trahison n'a pas d'articles définis pour
l'histoire, » et il laisse entendre partout qu'il ne faut pas appliquer
la morale dans toute sa sévérité au gouvernement d'un pays ou
aux relaiions des peuples. Voilà d'étranges principes ! Convient-il
en vérité de traiter si mal notre littérature u plus bourbeuse que
les eaux de la Seine, » ou d'être si dur pour les comédies de Mé-
nandre, parce qu'on rencontre dans les pièces grecques et dans les
nôtres des pères dupés, des femmes légères et des maris infidèles,
tandis qu'on se montre partout si facile pour des gens qui confis-
quent la liberté de leur pays ou qui assassinent juridiquement
leurs adversaires!
J'aurais moins insisté sur ces reproches, s'il ne s'était agi que
d'étudier les théories personnelles d'un écrivain qui n'engagent que
lui; mais l'ouvrage de M. Mommsen me paraît avoir une autre por-
tée. Dans ce livre, accueilli avec tant d'applaudissemens, il me
semble que toute une génération se reflète. L'Allemagne en a adopté
tous les piincipes. Les qualités que l'historien met en j-elief chez
les individus et chez les peuples sont celles aussi qu'elle préfère,
qu'elle possède ou qu'elle veut se donner. Comme M. Mommsen,
elle a grand souci des intérêts matériels; elle se préoccupe avant
tout d'être pratique, et d'apprécier les choses par les profits qu'on
en tire. On a trop dit qu'elle vivait d'illusions et de fantaisies; à
la fin elle s'est impatientée d'être appelée nébuleuse et chimérique;
elle a voulu nous faire connaître par des exemples qui ne s'oublient
pas qu'elle savait compter. Elle a même mis une sorte de coquet-
terie et de fanfaronnade à paraître positive et rouée, comme ces
jeunes gens qui tiennent à nous effrayer par l'audace de leurs pro-
pos afin de bien constater qu'ils sont devenus des hommes, et
qui posent en don Juans pour n'être plus pris pour des Chérubins.
Nous l'avons vue s'éprendre du succès, admirer uniquement la force
et déclarer qu'elle vaut mieux que le droit, regarder comme légi-
time ce qui est utile, traiter la générosité de faiblesse, et prétendre
que la victoire autorise tous les excès et toutes les exigences. Quel-
ques-uns de nous, qui en étaient restés à l'Allemagne de M'"" de
Staél, ne pouvant comprendre comment ces bergers étaient si vite
devenus des loups, en ont rejeté la faute sur un homme. II leur a
826 REVUE DES DEUX MONDES.
semblé que M. de Bismarck avait façonné la nation à son image, et
lui avait inoculé ses principes. Ces théories hautaines, que M. de
Bismarck aime à formuler dans les grandes occasions, on les trouve
déjà dans Y Histoire romaine de M. Mommsen; elles avaient cours
dès 1856 dans les universités, et les lettrés leur faisaient déjà un
bon accueil. M. de Bismarck les en a tirées pour les faire entrer dans
la pratique; aujourd'hui elles forment le code de la politique alle-
mande.
Elles ont si bien réussi à nos ennemis que beaucoup de bons,
esprits nous conseillent d'aller les chercher chez eux, et de nous
les approprier s'il est possible. Le conseil est bon, mais à condition
que nous ne nous croirons pas obligés de tout prendre. Il y a un
choix à faire; et, comme le livre de M. Mommsen présente avec une
grande franchise, par ses bons et ses mauvais côtés, l'esprit nou-
veau de l'Allemagne, nous ferons bien de le consulter. Il pourra
nous indiquer, si nous le lisons bien, les défauts qui nous ont per-
dus et les qualités qui nous manquent. S'il nous apprend à éviter
les phrases vides, à ne pas nous payer de mots, à vouloir aller au
fond des choses, à nourrir moins d'illusions sur les autres et sur
nous-mêmes, à ne plus nous embarquer dans une entreprise sans
en avoir calculé les dangers et les profits, s'il parvient surtout à
nous faire comprendre de quel amour jaloux il faut entourer son
pays, et combien on doit se méfier de ce cosmopolitisme chimérique
qui enlève à la patrie une partie de l'affection qu'elle réclame et
qui lui revient, il nous aura rendu un grand service. Quant à ces
maximes de politique raffinée que M. Mommsen étale avec tant de
complaisance et de hauteur et qui lui servent à excuser tant d'abus
de la force, nous ferons bien de les laisser à l'Allemagne, si elle
tient à les conserver. Il en est une pourtant qu'il nous convient de
ne pas oublier. M. Mommsen semble l'avoir écrite pour nous, et le
temps viendra peut-être de nous en souvenir. C'est à propos des
fourches caudines; l'historien raconte que le sénat refusa de ratifier ,
le traité que les consuls avaient conclu pour sauver leurs légions,
et il trouve que le sénat eut raison. « Consentir à un abandon de
territoire, dit-il, est-ce autre chose que reconnaître l'impossibilité
de la résistance? Un tel contrat n'est nullement un engagement
moral, et toute nation tient à honneur de déchirer avec l'épée les
traités qui l'humlUent. »
Gaston Boissier.
LA FAMILLE
ET
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE
I. L'Organisation de la famille, par M. Le Play. — II. L'Organisation du tyavail, par le même.
I.
A cette question : quel est l'état de la famille en France? on ne
trouverait peut-être pas deux réponses qui ne présentent des points
d'opposition très marqués. Écoutez les uns, la famille est dans une
situation plus satisfaisante et à tous égards qu'elle ne l'était dans
lé passé; les autres ne mettent pas en doute qu'elle ne soit en
pleine décadence. Sur ces mots mêmes de décadence et de progrès,
combien il s'en faut qu'on s'entende! On s'accorde encore moins
quand il s'agit de remonter aux causes du mal, étant admis qu'il
existe. Enfin quelle diversité dans les remèdes qu'on indique! Yoici
des esprits que le sort de la famille préoccupe vivement, et qui ac-
cusent de la désorganiser notre régime de succession, c'est-à-dire la
loi qui oblige le père de famille à partager ses biens, après sa mort,
à peu près par égales portions entre ses enfans. Y a-t-il dans ces
plaintes quelque chose de fondé? Le bruit qui s'est fait depuis
quelques années autour de cette question, les pétitions adressées
aux chambres pour appuyer ces griefs et pour demander une ré-
forme qui serait motivée par de hautes considérations morales,
des publications nombreuses, quelques-unes récentes, l'assurance
enfin que la discussion sera reprise, donnent à une telle recherche
autant d'opportunité qu'elle présente d'importance en elle-même.
828 REVUE DES DEUX MONDES.
Avant de parler chez nous de la nature et de l'étendue des re-
mèdes, il faudrait d'abord s'assurer de la réalisé du mal. Les affir-
mations des optimistes et des pessimistes ne sauraient être prises
pour des preuves. On pourrait répéter indéfiniment, soit que nous
valons mieux que nos pères en cela, comme en bit^n d'autres choses,
soit que nous valons moins, sans que la question fit un pas. De tels
jugemens sommaires et contradictoires ont, entre autres défauts,
cet inconvénient, qu'ils varient souvent du jour au lendemain. Aux
temps de prospérité, on s'attribue toutes les supériorités; au lende-
main des revers, on se couvre la tète de cendres. L'ancien régime
aussi a eu ses plaies. La famille n'en fut pas exempte : du moins
faut-il reconnaître que les principes qui la maintiennent restaient
intacts. On y croyait, même en s'en écartant. Qui pourrait dire
que cette fol n'a pas subi d'altération? La littérature a-t-elle sur
ce point reflété la société, ou est-ce la société qui a reflété la litté-
rature? Il serait plus vrai de dire qu'elles se sont servi d'image et
d'écho l'une à l'autre. Et qu'on ne prétende pas que c'est là un fait
général, européen. 11 faut l'avouer, c'est un fait français. Rien de
pareil ne se voit en Amérique, en Allemagne, en Angleterre. La
littérature, notaaunent chez les Anglais et les Américains, est tout
imprégnée des sentimens de famille; elle n'a rien perdu de ce ca-
ractère depuis Walter Scott et Cooper. Dickens a pu faire révolu-
tion dans le roman sans modifier ce point essentiel; loin de là, le
culte du foyer a un charme plus pénétrant dans les livres de ce ro-
mancier, n]ême les plus hardis au point de vue social. Ce qui semble
à nos écrivains terne, prosaïque, souvent insupportable dans le mé-
nage, se recouvre, aux yeux des auteurs américains ou anglais, d'une
douce teinte de poésie.
Nous voudrions, par des traits précis, indiquer ce qui nous pa-
raît vrai dans les critiques adressées à la famille en France. Défions-
nous un peu de ces condamnations en masse portées à la légère. Il
y a lieu de se demander si ce qu'on reproche à la société ne serait
pas le fait d'une minorité, laquelle d'ailleurs peut être nombreuse.
Au sein de cette société française, qui présente les différences les
plus saillantes dans les élémens dont elle se compose, il importe de
distinguer entre les classes. La société, trop de personnes l'oublient,
ne se renferme pas dans le cercle d'une élite de fortune ou de nais-
sance; cette façon aristocratique de désigner, comme on le faisait
autrefois, par ce mot la minorité la plus riche et la plus éclairée
ne saurait avoir cours sous notre régime de démocratie. Ce qu'il y
a de compliqué dans l'idée de la société est une raison de plus de
ne pas se laisser aller à ces arrêts inflexibles et uniformes qui s'a-
daptent mal aux réalités.
Consultons les faits. Il y a certainement en France, à Paris, dans
LA. LOI DE SUCCESSION EN FRANCE. 829
toutes nos villes, un très grand nombre de familles excellentes.
L'affectioa plus vive, plus cordiale, n'ôte rien au respect dépouillé
de la froideur et de la solennité du cérémonial d'autrefois. Combien
de mères par exemple nous voyons prendre leurs devoirs au sérieux
autant, plus peut-être, que cela ne s'est vu h aucune époque! Com-
bien de pères envoient leurs fils, plus tendrement aimés qu'en des
temj'S où l'intimité était moins habituelle, exposer leur vie quand le
sol du pays est envahi ou quand la sédition descend en armes dans
la rue ! Les liens des frères et des sœurs, l'esprit de secours mutuel
entre parens, l'absence d'humeur processive, tous ces traits de la
famille unie se présentent aujourd'hui sous nos yeux. Malheureuse-
ment tout n'est pas hà.
Les classes riches et aisées ne manquent pas de familles qui
ressemblent trop peu au modèle que nous venons de décrire; le
relâchement de la discipline et du respect s'y manifeste assez sou-
vent par des symptômes fâcheux. Nous croyons pourtant que le
mal est plus grand dans les classes populaires. A côté de l'esprit
de travail, d'économie, de dévoûment, qui trouve place là aussi
dans une foule d'intérieurs modestes, dont plusieurs sont admira-
bles, combien de fois la famille ouvrière se présente en France im-
parfaite, existant à peine ou altérée et dégradée! Pour beaucoup,
les causes du mal ne sont que trop faciles à découviir, et on ne
sera pas tenté d'accuser la loi de succession di produire de mau-
vais effets chez des gens qui n'ont rien et qui ne reçoivent pas le
moindre héritage. La misère, l'exiguïté des logemens, un entasse-
ment voisin de la promiscuité, aussi peu conforme aux règles de la
morale que de l'hygiène, la mère travaillant au dehors, les enfans
dispersés, exposés à toutes les tentations de l'atelier et de la ma-
nufacture, le père fi yant cet intérieur sans air, sans lumière, sans
intimité, demandant aux distractions du dehors, à la débauche, à
l'ivresse surtout, les seuls plaisirs qu'il comprenne, voilà un tableau
qu'on a souvent tracé, et dont l'exactitude est irrécusable. On a eu
le tort pourtant d'accuser trop exclusivement la misère. Il est de
notoriété que les conditions économiques du salaire et de l'existence
se sont sensiblement améliorées dans les classes ouvrières. II s'en
faut que leur état moral en ait ressenti toujours une favorable in-
fluence. Les preuves que le foyer domestique n'en a pas profité,
comme cela aurait pu et dû être, éclatent sous toutes les formes,
accroissement des unions illicites, augmentation des naissances illé-
gitimes, des enfans abandonnés, développement du libertinage. Les
économistes qui ont comparé l'état de la famille ouvrière avant et
depuis 1789 concluent souvent que le nombre des familles offrant
des conditions supérieures de moralité et de bien-être s'est plutôt
accru. Reste à savoir si une minorité très nombreuse ne s'est pas
830 REVUE DES DEUX MONDES.
dépravée davantage. Aux mauvaises pratiques se sont jointes les
mauvaises doctrines. La propagande matérialiste et révolutionnaire
agit là comme ailleurs; elle attaque tous les principes de religion
et de morale, elle détruit tous les freins. Toute une littérature de
romans et de drames s'adresse à la fantaisie maladive. La famille,
dans de pareilles conditions, risque de devenir elle-même un in-
strument de dépravation. À la vue d'un père qui oublie sa femme,
ses enfans, et qui leur montre l'image de l'autorité paternelle dé-
gradée, que peut-elle être, si ce n'est l'école du mépris précoce et
de la corruption irréparable? Et si la seule ou la principale instruc-
tion qui pénètre dans cet intérieur par les parens eux-mêmes ou
que les enfans reçoivent au dehors consiste en sophismes, en né-
gations, en appels faits aux passions et aux sens, à quel degré d'a-
baissement et de désordre n'arrivera -t- on pas!
La dernière guerre et la commune n'ont-elles pas jeté un triste
jour sur cet état de la famille dans la classe ouvrière et dans cette
partie de la bourgeoisie qui s'en rapproche? Peut-on absolument
séparer de cet état la fièvre d'indiscipline et de révolte qui s'est si
vite manifestée dans les rangs de l'armée et de la jeune garde mo-
bile? N'a-t-on pas été péniblement frappé d'une grossièreté de ma-
nières qui souvent ne faisait que traduire un brutal orgueil? D'où
venait cette immoralité trop fréquente? d'où venait cette fureur d'im-
piété haineuse qui préludait dès le début de la guerre par des symp-
tômes peu équivoques, et qui allait aboutir sous la commune de
Paris à la profanation des églises et au massacre des prêtres et des
religieux? Ces jeunes hommes, était -on tenté de se demander,
avaient- ils un père, une mère, uû foyer, une famille? avaient-elles
un père et une mère, ces pétroleuses qui ont reproduit avec plus de
laideur et d'atrocité les tricoteuses de la révolution que notre con-
fiance trop naïve dans l'adoucissement des mœurs rejetait dans les
bas-fonds de l'histoire, d'une histoire à jamais finie, disions-nous? Il
ne subsiste que deux suppositions possibles : ou bien ces jeunes gens,
ces enfans tmp souvent, qu'on trouve mêlés à toutes les révolutions
et qui sont les premiers à paraître dès qu'il y a un pavé à soulever,
ou bien ces jeunes gens, à peine arrivés à leur complet développe-
ment physique et déjà mûrs pour toutes les sortes de cynisme et de
cruauté, avaient reçu de la famille même les germes de cette cor-
ruption prématurée, ou bien la famille n'avait pas eu une action
suffisante pour combattre ces germes funestes, et alors comment ne
pas constater tout au moins son déplorable état de faiblesse?
Dans nos populations rurales aussi, la famille laisse souvent fort
à désirer. Sur bien des points de la France, elle est visiblement en
souffrance. Sans qu'il soit vrai de dire en général que la popula-
tion diminue, elle n'y augmente pas selon sa proportion normale; la
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE. 831
cause en est clans une stérilité systématique et calculée. On y re-
garde les enfans comme une charge, on veut jouir, augmenter son
bien-être, transmettre (et voici que nous touchons déjà par un de
ses côtés à la loi de succession) tout son petit domaine arrondi, s'il
se peut, à un seul héritier. On a peur surtout de le voir morcelé
entre un trop grand nombre. Cela ne va pas sans bien des désor-
dres. Trop souvent le crime se place à côté du vice. Le vol, l'assas-
sinat, commis sur les proches par un mobile de cupidité dégénéré
en fureur, en féroce monomanie, sont plus fréquens dans les cam-
pagnes que dans les villes. Les vieillards y sont traités sans égards,
souvent sans pitié. On trouve qu'ils vivent trop longtemps. Des pères
infirmes, jugés bons à rien, puisqu'ils n'accroissent plus la fortune
et n'apportent plus même la part de travail nécessaire à leur en-
tretien, excitent par leur obstination à ne pas mourir l'impatience
avide de leurs héritiers, qui savent que, de quelque manière qu'on
les traite, la part qui leur revient de ces biens par héritage ne leur
saurait manquer. Un tel tableau fait honteusement tache au milieu
d'une civilisation brillante infatuée d'elle-même..
Enfin on signale un manque fâcheux de tradition. Combien de fils
succèdent à leurs pères aujourd'hui? Croit- on que ce soit sans pré-
judice, môme moral? L'hérédité, ce fait qui permet au fils de conti-
nuer la ijersonnc du père, selon la forte expression du droit romain,
est quelque chose de moins matériel que l'héritage; elle suppose
toute sorte d'attaches morales. Les ôter ou les affaiblir, c'est mu-
tiler la famille comme influence éducatrice. Comment cette in-
fluence serait-elle complète, si le fils ne continue que rarement son
père dans l'exercice de sa profession, dans l'exploitation de son
entreprise, dans la propriété et dans l'aménagement de sa terre?
Le foyer, vrai symbole de stabilité, ne doit pas être renversé à
chaque génération; autrement attendez -vous à n'avoir plus que des
existences jetées à tous les vents, — forces isolées ne formant plus
que des associations passagères, accidentelles, cherchant le succès
tantôt dans les révolutions, tantôt dans ces âpres efforts où l'in-
trigue et r improbité risquent de tenir plus de place que le travail.
Combien aussi, à côté de ces luttes brutales où du moins se déploie
une certaine énergie, combien, par le même fait de l'aflaiblisse-
ment des traditions et des fortes disciphnes, de volontés amollies,
de caractères sans nerf, de cœurs sans ardeur, remplaçant le dé-
voûment par l'égoïsme, les pures affections par le plaisir, les de-
voirs sévères de la vie par le culte épicurien du bien-être!
Voilà comment on se trouf e amené à rattacher l'état de la famille
à la loi de succession. Y eût-il exagération dans les griefs qu'on
élève contre elle, il suffit que cette influence soit réelle en partie,
832 REVUE DES DEUX MONDES.
il suffit même qu'elle puisse être soupçonnée, pour qu'on s'en pré-
occupe.
La question du régime des successions en France se pose aujour-
d'hui d'une manière toute différente qu'à l'époque de la restaura-
tion. On sait à quel point alors la polémique fut vive sur les effets
du régime de succession établi par la révolution française, notam-
ment lors de la présentation du fameux projet de loi portant réta-
blissement du droit d'aînesse. Alors, cela ne fait aucun doute, c'é-
tait le privilège qu'il s'agissait de réinstaller. On faisait la guerre à
la petite propriété au nom de la grande; c'est à cette fin que l'un des
défenseurs les plus habiles du projet, M. de Yillèîe, entassait sur
les excès du morcellement des chiffres alarmans, et, on peut le dire
aujourd'hui avec une entière certitude, pour la plus grande partie
arbitraires et inexacts. Les recherches économiques et statistiques
ont prouvé qu'en somme, malgré des excès partiels et très fâcheux
de fractionnement, la petite propriété n'a pas ruiné la France,
qu'elle l'a au contraire enrichie. En 18*26, la politique, avec ses vi-
sées de reconstitution aristocratlvque et nobiliaire, primait évidem-
ment et dictait les considérations économiques, qu'elle pliait de gré
ou de force à ses desseins.
Il n'est pas inutile de relever quelques-unes des profondes diffé-
rences ^et aussi quelques points communs de la campagne entre-
prise aloi's contre la loi de succession avec l'espèce d'agitation qui
se produit sur le même sujet. Qu'on se reporte soit à l'énoncé du
projet de loi, soit à la nature des argumens qui furent invoqués. Le
projet de loi de 1826 étendait le droit de substitution conféré par les
articles 10/18 à 1050 du code civil; les biens dont il est permis de dis-
poser, aux termes des articles 913, 915 et 916 du code civil, devaient
pouvoir être donnés par actes entre vifs ou testamentaires à un ou
plusieurs enfans du donataire, nés ou à naître, jusqu'au deuxième
degré inclusivement. Cette partie du projet fut adoptée. Il y en avait
une autre plus importante et qui devait être repoussée : c'était la
disposition qui, dans toute succession déférée à la ligne directe
descendante et payant 300 fr. d'impôt, attribuait la quotité dispo-
nible à titre de piéciput légal au premier-né des enfans mâles du
propriétaire décédé, lorsque celui-ci n'avait point adopté une dis-
position contraire. Rien n'était plus fait pour irriter la bourgeoisie,
prompte à prendre ombrage de tout ce qui pouvait rappeler les iné-
galités de l'ancien régime, pour alarmer les paysans qui, dans toute
modification apportée au régime de la propriété, voyaient une me-
nace dirigée contre les biens qu'ils tenaient de la révolcition. Une
partie de la noblesse libérale s'associa franchement à cette opposi-
tion en prenant la défense de la loi d'égal partage. Dans un dis-
LA LOI DE SUCCESSIOiN EN FRANCE. 833
cours célèbre, M. le duc de Broglie combattit le projet ministériel.
L'orateur fait une part à la grande propriété et à la grande culture,
mais il est bien loin de la faire exclusive. Il ne croit nullement que
la destinée de la famille soit intéressée au maintien ou au rétablis-
SQment du droit d'aînesse. Il est instructif et piquant d'entendre
l'héritier d'une des plus grandes familles professer ces doctrines
avec l'autorité de l'histoire et souvent de la statistique. 11 établit
que ni l'aînesse, ni la très grande, ni même toujours la grande pro-
priété n'ont été nécessaires aux aristocraties, qui se sont bien sou-
vent perdues par là. L'égalité des partages n'était pas d'ailleurs une
complète innovation; elle existait consacrée par la coutume, comme
existait la petite propriété elle-même dans une très grande éten-
due, avant que la révolution y eût mis la main. En preuve qu'elle
n'avait pas causé dans l'état de la société les bouleversemens dont
on l'accusait, l'orateur faisait voir, les listes électorales à la main,
qu'elles étaient composées pour plus des deux tiers de l'ancienne
noblesse dans les campagnes, et de plus du tiers de l'ancienne
bourgeoisie dans les villes. Abordant le parallèle de l'agriculture en
France et en Angleterre, il comparait les effets du droit d'aînesse et
des substitutions, auxquels les partisans du projet attribuaient prin-
cipalement la prospérité de la Grande-Bretagne, avec les résultats
incriminés de l'égalité des partages. Ici encore le discours de M. de
Broglie, corroboré aujourd'hui par des faits nouveaux, jette du jour
sur certaines assertions aventureuses. Il cherchait le secret de la
supériorité agricole de la Grande-Bretagne avant tout dans celle des
capitaux et des lumières, qu'il expliquait par des causes autres que
la loi successorale. Peut-être même dépassait-il un peu la mesure
à son tour en ne tenant compte à aixun degré de ce droit d'aî-
nesse, où récemment encore M. de Montalembert, dans son livre
sur V Avenir de r Angleterre, prétendait montrer le palladiiim de
la grandeur anglaise. M. de Broglie établissait qu'en Angleterre
même la culture était loin d'être féconde en proportion de la con-
centration des propriétés, tandis que celle-ci pouvait se concilier
avec le plus triste morcellement, comme cela avait lieu en Irlande.
La France étant donnée avec ses conditions essentielles et immua-
bles, compter sur l'aînesse pour refaire une aristocratie et pour
assurer la prédominance de la grande propriété et de la grande
culture, c'était à ses yeux une profonde illusion. 11 démontrait même
que la loi d'aînesse devait se tourner contre son but, en aggravant
le morcellement auquel on prétendait remédier. En effet, plus elle
augmentait la part de l'aîné, plus elle devait restreindre celle des
cadets. Il soutenait enfin que la loi ferait plus de mal que de bien
à la famille en y développant, avec le privilège ressuscité, l'orgueil
TOME xc-ViU. — ; .-"- 53
83â KEVUE DES DEUX M3NDES.
et l'envie. Déjcà M. Pasquier avait prononcé une harangue dans le
même sens. Son discours, quoique ayant moins de relief, d'argumen-
tation fine et serrée, un style moins achevé, nous frappe encore par
la force des raisons. Plus tard, M. Rossi devait développer le même
fonds d'idées; il défendait, avec de rares ressources de savoir et de
talent, la loi française de succession, non plus cette fois devant une
chambre, mais devant l'auditoire du Collège de France. C'était alors
au reste une cause qui paraissait gagnée. La question ne faisait pas
doute dans les nouvelles générations. Qu'on joigne enfin à ces écrits
des pages vives et sensées de Benjamin Constant, dictées par le
même esprit, de substantiels chapitres de Sismondi dans ses Prin-
cipes d'économie politique; que pour la thèse contraire on place en
regard l'écrit de circonstance de M. de Bonald sur la Famille agri-
cole et la Famille industrielle, et d'autres morceaux analogues du
même écrivain, ainsi que les travaux plus considérables de MM. Ru-
bichon et Monnier, on aura presque au complet, dans ce qu'elle offre
d'essentiel, cette grande controverse telle que la restauration pou-
vait la produire dans l'ét it encore imparfait des documens. Était-il
suffisamment tenu compte, dans c^tte réfutation si bien fondée en
général que les défenseurs de la loi de succession opposaient aux
partisans du droit d'aînesse, de certains effets fâcheux de cette loi
d'égal partage? Nous ne le croyons pas en les lisant aujourd'hui
avec le sang-froid que rend facile la lutte politique apaisée. D'une
part, ces plaidoyers atténuaient un peu les inconvéniens du partage
forcé; d'un autre côté, ces conséquences n'avaient pas pu être étu-
diées d'assez près, l'expérience restant elle-même encore incom-
plète sur quelques points.
Il faut donc le reconnaître : sauf de la part de quelques organes
du parti ultra-légitimiste et religieux, fidèles au droit d'aînesse, les
critiques dirigées contre la loi de l'égalité forcée des paitages ont
subi de réelles modifications. Ce n'est pas au nom du privilège qu'on
engage la lutte, c'est au nom de la liberté. Y eût-il chez quelques-
uns une arrière-pensée, rien n'autorise à douter chez la plupart de
la sincérité de cette thés 3, qu'adopte d'ailleurs un certain nombre
de libéraux authentiques, prenant fait et cause pour la liberté de
tester. C'est ce qu'une très petite minorité du parti opposant avait
déjà osé faire sous la restauration; c'est à ce point de vue que s'é-
tait placé par exemple le très libéral rédacteur du Censeur, M. Ch.
Dunoyer. De telles voix isolées trouvaient alors peu d'échos. Le
privilège et l'égalité établis par voie législative paraissaient seuls en
ce moment dans l'arène, comme deux adversaires intraitables, com-
battant visière baissée, et tous deux peu disposés à s'en remettre
à l'arbitrage de la liberté, qu'on répugne maintenant beaucoup
moins à invoquer.
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE. 835
Aujourd'hui la liberté de tester est demandée au nom d'argumens
que nous devons d'abord rappeler sommairement. Oa la regarde en
principe comme un corollaire du droit de propriété. Léguer, trans-
mettre, est^ comme le don lui-même, l'application et la preuve
d'une possession réelle, pleine et entière. On ajoute qu'il ne saurait
y avoir un véritable droit des enfans à l'héritage; reconnaître un tel
droit, dit-on, c'est cà peu près comme si on admettait un droit au
travail, un droit à l'assistance. On ajoute que cette égalité forcée,
qui lie les mains au père de famille, se résout en iin de compte
dans une iniquité véritable. Le mauvais sujet, le fils ingrat, n'est
guère moins hïeii traité que celui qui n'a donné que des preuves
d'affection, de respect, de bonne conduite; outre l'injustice, n'est-ce
pas la destruction de tout frein, de toute discipline au sein de la
famille? 11 y a sans doute la portion disponible; mais n'est-elle pas
trop fîiible pour que le père puisse proportionner la part de l'héri-
tage à la diversité des situations où se trouvent placés ses enfans?
L'héritier enrichi par un mariage ou par le commerce n'a que faire
d'un petit supplément de fortune qui, venant en aide cà un enfant
plus pauvre et en train de former un établissen)ent, eût représenté
pour lui l'aisance, peut-être l'espoir fondé de la fortune. Puis vient
le tableau des inconvéniens du morcellement territorial. N'a-t-il
pas pour effet de dissoudre la famille comme d ; pidvériser la pro-
priété? iN'est-ce pas là un double préjudice porté k la morale sociale
et à la fortune; publique? Que ne prend-on exemple sur les peuples
les plus libres de la terre, sur l'Angleterre avec ses familles enraci-
nées au sol, ou essaimant avec ses cadets et portant au loin avec
son génie et ses capitaux la puissance de sa race, sur l'Amérique
pratiquant la. liberté sans pourtant aboutir au privilège et n'in-
troduisant dans cette égalité consacrée par les mœurs que les
exceptions qu'autorisent la justice elle-même et l'avan'age des
familles, qui ne se sépare pas de l'intérêt de la nation considérée
dans sa masse?
Le plus curieux, c'est qu'on invoque l'intérêt démocratique. Sous
la restauration, on disait : La loi de l'égalité des partages tue l'aristo-
cratie, élément nécessaire d'une monarchie et même de tout gouver-
nement pondéré. Aujourd'hui les mêmes critiques ont surtout en vue
la classe des petits propriétaires et des petits capitalistes. Ainsi, chose
singulière, c'est contre la démocratie elle-même que se retourne-
rait la loi destinée à la protéger. Elle en abaisserait 'le niveau moral
et mat riel; elle empêcherait de se former ces cens res moyens, de
subsister môme ces petites agglomérations hors d ;squelles il n'y a
plus, au lieu d'une famille que l'individu, au lieu d'un domaine
qu'une poussière de sol sous le nom de parcelle. Quelle démocratie
836 REVUE DES DEUX MONDES.
pourrait trouver là les conditions d'une liberté durable et d'un ordre
assuré ?
Personne n'a pris une part plus active à cette lutte que M. Le
Play. Tous ces argumens que nous venons de rappeler se retrou-
vent dans ses livres; ils y sont développés avec une surabondance
de preuves presque inépuisable et sous des formes qui lui appar-
tiennent véritablement. Bien qu'il ait touché à plus d'un point im-
portant de l'économie sociale, la critique de l'égal partage et la re-
vendication de la liberté testamentaire illimitée, voilà comme une
note qui revient toujours dans ses écrits. On se demande si, à tra-
vers bien des vues justes ou neuves, il n'y aurait pas là un cer-
tain parti-pris systématique; mais avec un écrivain sérieux on ne
saurait sans réelle injustice s'en tenir à une simple impression. A
une conviction si réfléchie comme à une opinion aujourd'hui si ré-
pandue, on doit un examen plus attentif. Il serait d'ailleurs fâcheux
qu'une thèse excessive fît rejeter les vérités qui en sont le point de
départ ou qu'on rencontre sur la route. Pour l'auteur, la critique
de la loi de succession se rattache à un ensemble d'idées d'où elle
paraît se déduire et qui mérite considération. On peut ajouter que,
sur ce point comme sur d'autres, il a fait école. C'est sous son im-
pulsion que s'est formée, c'est sous sa direclion que travaille une
Société d'économie sociale qui tient à Paris ses séances depuis plu-
sieurs années, et qui publie des mémoires où les idées générales
et ce qu'on appelle la iiiéihode de M. Le Play se trouvent fidèlement
reproduites avec quantité de détails descriptifs, analytiques et mi-
nutieux sur la condition des divers groupes de travailleurs urbains
et ruraux dans tous les pays. Dans plus d'un de ces mémoires re-
paraît la même thèse favorite. Enfin l'auteur revient de nouveau à
la charge. En présence des questions qui s'agitent aujourd'hui, il
publie un travail sur V Organisation de la famille^ faisant suite à
un autre volume qui a paru il y a environ un an sur l Organisation
du travail, et au principal de ses ouvrages, la Réforme sociale.
Dans ces trois livres, la loi de succession est discutée, combattue,
présentée comme une question moins de jurisprudence que de mo-
rale et d'organisation sociale. C'est à ce titre que nous nous en oc-
cupons à notre tour; c'est à ce point de vue que nous nous place-
rons pour examiner les pièces du dossier que M. Le Play met sous
nos yeux.
II.
L'auteur de V Organisation de la famille rattache ses nouvelles
études, comme les précédentes, à la méthode d'observation, dont
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE. 837
il préconise avec raison les avantages. La métliode d'observation,
condition de la vérité dans les sciences sociales comme dans les
sciences naturelles et physiques, s'y montre de plus, comme une
garantie de préservation et de salut, en face des abus de la mé-
thode de raisonnement, qui semble ne reconnaître que les lois
d'un certain idéal, vrai ou faux, appliqué d'emblée à la société,
qu'elle prétend refaire et remanier de toutes pièces. C'est bien à
ces métaphysiciens partant de Vidée pure, dont ils se servent
moins souvent comme d'un flambeau pour éclairer la route que
comme d'une torche pour détruire tout ce qui est censé faire ob-
stacle sous le nom de préjugés et conventions, qu'on peut appliquer
le vers si judicieux de Molière, que
Le raisonnement en bannit la raison.
Cette portée conservatrice de la méthode baconienne est sensible
en ce qui concerne les conditions fondamentales de la société ; elle
ne conclut pas moins favorablement à la famille qu'à l'égard de
toutes les autres. Qu'un Platon, avec une imagination égale à son
génie, s'égare jusqu'à vouloir supprimer la famille au prétendu
profit de l'état, que de nos jours de vulgaires communistes pour-
suivent ce but ouvertement sans avoir la même excuse, la méthode
d'observation est seule en mesure de rectifier de tels écarts. Elle
constate l'existence, la nécessité de la famille par toute espèce de
preuves matérielles, morales, historiques. L'unité de la famille hu-
maine, consacrée par l'union monogame, son intégrité et son indis-
solubilité, elle les montre s'implantant en raison même que la civi-
lisation a réalisé plus de progrès, faisant voir aussi quelle part la
famille apporte à ces progrès par sa forte constitution et par les
énergies qu'elle met enjeu. Quel raisonnement pourrait tenir contre
ces démonstrations par les faits?
Dans le passé comme dans le présent, c'est l'influence du ré-
gime de succession que l'auteur a directement en vue. Voyons com-
ment il procède. M. Le Play, selon la manière des savans, des na-
turalistes, affectionne les classes, les groupes, les étiquettes. On
lui a reproché avec raison de trop ramener l'observation scientifi-
que à celle des cas particuliers, et de n'avoir peut-être pas pour
l'économie politique toute l'attention qu'elle mérite. Il a observé,
comme on dit, sur le vif plusieurs familles choisies dans les pays qui
représentent les états de civilisation les plus divers et dans les dif-
férentes classes de la société. Partant de là, M. Le Play ramène la
famille à trois types auxquels il donne les noms caractéristiques de
îsimiWe patriarcale, de famille instable et de famille souche. Qu'on
838 REVUE DES DEUX MONDES^
veuille faire attention à ce mot de famille sou'C'he : c'est un des arcs-
boutans du système. Définissons ces trois régimes. La stabilité règne
au plus haut degré dans la famille patriarcale. Tous les fils se ma-
rient et s''étab!issent au foyer paternel. Les habitudes et les idées des
ancêtres s'y transmettent, comme les biens, à plusieurs générations.
Les essaim.s qui s'en échappent périodiquement conservent et vont
porter ailleurs les mœurs et l'esprit de la race. M. Le Play accorde
aux bonnes époques de ce régime le mérite de régler équitablement,
grâce à l'autorité et à la coutume, les devoirs réciproques. Au reste,
la famille patriarcale est Siujette, comme toute chose, à s'altéi'er:
elle peut dégénérer en oppression, en routine; en général, elle a
pour défaut, dans l'ordre intellectuel, de donner trop de quiétude
à l'ignorance. A ce type se rattachent aujourd'hui les territoires
riverains de l'Océan -Glacial et de la Mer -Blanche, comme les fer-
tiles steppes qui s'étendent de l'Oural au Caucase. Les Tartares,
les Bachkirs, L?s Kalmouks et les autres races pastorales de cette
région commencent à défricher le sol à l'exemple des colons russes
venus de l'Occident; mais ce changement n'a point encore amené
une orgarisalion nouvelle de la société. L'ordre de choses opposé
domine dans la famille imfable , qui a son type le plus complet
chez les chasseurs primitifs de l'Occident. Plus d'un peuple civi-
lisé reproduit malheureusement ce type de la famille qui exerce sur
tout l'ordre social une si fâcheuse influence, et développe sans me-
sure l'esprit de nouveauté et d'individualisme. Dans ce régime, les
enfans quittent séparément la famille paternelle dès qu'ils peuA^ent
se suffire à eux-mêmes; les parens restent isolés pendant leur vieil-
lesse et meurent dtns l'abandon. Nulle transmission des idées saines
et des sages pratiques. L'inclination et les impulsions fortuites dé-
terminent le choix des carrières. « Chez les nations ainsi constituées,
écrit M. Le Play, les courtes époques de prospérité sont dues à l'as-
cendant monientané de quelques hommes supérieurs : les époques
de souffrance sont sans cesse ramenées par des excès d'individua-
lisme et d'insatiables besoins de nouveauté. » On lit avec inquiétude
dans V Organisation de la famille que nos aïeux les Gaulois en étaient
déjà là aux premières origines de leur histoire. Cette instabilité, com-
battue par l'influence des races venues de l'Orient, lesquelîes déve-
loppèrent dans les Gaules les habitudes pastorales ou agricoles,
reparaît de plus en pins, et triomphe au moment où les Grecs et les
Rcmains commencent à les étudier. On y trouve un éparpillement
excessif des familles, des foyers et des champs. Les jeunes Gaulois
s'échappent volontiers de ces établissemens, qui se partagent entre
tous ks enfans et n'acquièrent aucune force. Ils courent les aven-
tures guerrières, forment des armées, et aux grandes époques de
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE. 839
l'enseignement druidique se font envahisseurs et conquérans. Tout
leur héroïsme ne suffit point à former une nationalité solide. L'in-
stabilité de la famille s'y oppose avec ce qu'elle entraîne d'habi-
tudes errantes, de résistance envers les autorités traditionnelles, de
mépris de la prudence et de la discipline. Rome, qui recueillait les
fruits des habitudes et des vertus opposées, devait vaincre ce peuple,
livré à l'excès de l'individualisme et à de profondes divisions. Il y
a là des traits d'analogie qui feraient trembler, si on ne se rassurait
un peu en se disant que depuis ce temps-là la France n'a pas laissé
de faire une assez belle figure dans le monde.
La famille-souche vient enfin; parlons-en avec respect. Elle con-
jure les dangers et réunit les avantages des deux autres régimes.
Elle est f;ivorable à la conservation et au progrès. Dans ce système,
un des enfans, marié près des parens, vit en communauté avec eux
et perpétue avec leur concours la tradition des ancêtres; les autres
enfans s'établissent au dehors, quand ils ne préfèrent pas garder le
célibat au foyer paternel. Voilà le type que M. Le Play nous pro-
pose, et qu'il déclare supérieur aux deux autres par le mode adopté
pour la transmission du foyer où la famille se réunit, de l'atelier
où elle travaille et des biens mobiliers qu'elle crée par l'épargne.
Dans la famille ainsi constituée, les parens associent à leur auto-
rité celui de leurs enfans adultes qu'ils jugent le plus apte à prati-
quer de concert avec eux, puis à continuer après leur mort l'œuvre
commune. Ce n'est pas, on le voit, nécessairement le régime de
l'aînesse; c'est une sorte de délégation faite au plus capable. Les
parens, pour lui faire accepter une vie de dépendance et de devoir,
rinstltiient à l'époque de eon mariage héritier ('u foyer et de l'ate-
lier. Ils placent d'ailleurs au premier rang des devoirs imposés à
leur associé l'obligation d'élever les j)lus jeunes enfans, de leur
donner une éducation en rapport avec la condition de la famille,
enfin de les doter et de les établir selon leurs goûts. Aucun trait de
cette organisation, dont nous empruntons la description à l'auteur,
n'est à négliger. Dans ce régime, le testament du père est la loi
suprême de la famille pendant le cours de chaque génération. Il
confère le gouvernement de la famille à la mère après la mort du
testateur. L'auteur affirme, et il s'efforce de le démontrer par plus
d'une de ces monograpldes auxqu^^ lies il s'est consacré avec tant
de zèle, que ce régime est l'institution par excellence des peuples
sédentaires, qu'il s'y manifeste par des avantages inappréciables,
qu'il règiie avec ces bienfaisans caractères dans 1 ;s états Scandi-
naves, le Holstein, le Hanovre, la Weslphalie, la Bavière méridio-
nale, le Salzbourg, la Carintbie, leTyrol, les petits canLons suisses,
le nord de l'Italie et de l'Espagne, et qu'il est encore représenté en
8â0 REVUE DES DEUX MONDES.
France « par d'admirables modèles, » malgré la prédominance fatale
dans notre pays de la famille instable.
Bien des objections se présentent tout d'abord quand l'auteur
de l'Organisation de la famille recommande ce type spécial à ses
contemporains en vue de travailler à leur régénération morale et
sociale. Supposez que la loi testamentaire n'y mette point obstacle,
rien ne nous paraît moins démontré que l'extension d'un tel régime
en dehors des circonstances où il s'est développé à des époques
reculées. Ces parties survivantes d'un édifice en grande partie dé-
truit, dont elles attestent encore la solidité et la vigueur, peu-
vent-elles servir de modèle dans nos temps nouveaux? L'idée de
les imiter, surtout d'une manière si complète, n'est-elle pas un
anachronisme? Placez près d'un grand centre industriel ces familles
des Basses- Pyrénées et de quelques autres parties de la France
fidèles aux anciennes coutumes, sera-t-il possible que la famille-
souche n'en souffre pas de profondes atteintes? C'est un type adapté
à l'agriculture, disons plus, à certaines conditions de l'agriculture,
qui ne saurait être beaucoup généralisé. L'état des mœurs aussi
bien que la constitution générale du travail dans notre pays s'y
oppose. Une pareille organisation ne tend-elle pas à devenir non
plus un type, mais une exception? En vérité, nous craignons d'a-
voir trop raison contre M. Le Play lorsque nous regardons à chacun
des traits si particuliers d'une telle famille, à cet héritage électif
constitué par le père et de son vivant au profit d'un des enfans, à
cette autorité de la mère, investie de tous les pouvoirs de direction
et d'administration en certains cas, à ce groupe indissoluble de tous
les membres, sauf de ceux qui émigrent, autour du chef de famille
qui leur donne aide et protection. Que ce régime de quasi-commu-
nauté ait ses raisons de subsister, sa place dans l'ensemble de la
société, ses côtés excellens, on ne le nie pas. Le proposer comme
un exemple presque universel , comme une de ces réformes qui
peuvent et doivent pénétrer dans les mœurs, par le fait seul de
l'ab''ogation de tel ou tel article de la loi de succession, n'est-ce
pas là qu'est le rêve?
Nous aurions peur d'insister trop. Ainsi nous ne demanderons pas
comment pourrait, au sein des villes, s'installer dans les trois quarts
des cas la famille organisée sur un tel modèle. Il ne serait pas fa-
cile aux bourgeois, même jouissant d'une certaine aisance, avec
leurs appartemens réduits et leur fortune médiocre, de fonder des
familles-souches. Et combien de difficultés, de frottemens pénibles
de nature à compromettre la bonne harmonie résulteraient de cette
cohabitation dans un si étroit espace! Serait-il facile aussi de main-
tenir une pareille agglomération avec la division des occupations
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE. 841
qui se partagent les membres des nombreuses familles? Ce que com-
porte l'association agricole, mélangée de quelques élémens de tra-
vail industriel, convient-il de près ou de loin à la plupart de nos
familles? Là chacun a sa tâche sans relation avec celle des autres
membres, l'un le bureau, l'autre l'atelier ou le comptoir. N'est-il pas
trop certain que nous avons mis le pied dans un monde chimérique?
Venons aux accusations que formule l'auteur de VOrganisation
de la famille contre la loi de succession. Il lui reproche de déve-
lopper en France sans mesure la famille instable et de dissoudre
d'une manière préjudiciable à tous égards ce qu'il reste chez nous
de ces familles animées d'un esprit de tradition. La comparaison
qu'il fait des différens régimes de succession et de leurs effets offre
d'ailleurs un grand intérêt. M. Le Play les ramène sous les caté-
gories suivantes : conservation forcée, partage forcé, liberté tes-
tamentaire. Le, premier de ces régimes résultait de l'ancienne orga-
nisation sociale. Peut-on nier qu'il ait eu de grands avantages? 11
assurait, en maintenant les biens dans les mêmes familles, la perpé-
tuité de leur influence et des meilleures traditions nationales. L'aî-
nesse en a été l'application la plus ordinaire, mais non pas, il s'en
faut, unique. Le droit d'aînesse lui-môme a été souvent en usage
sans distinction de sexe. 11 a régné et conserve encore son empire
chez plusieurs peuples, aussi bien dans la classe des moyens et pe-
tits propriétaires ruraux que dans l'aristocratie. Parfois ce régime,
qui met la conservation des biens sous la garde de la législation,
ne s'applique qu'aux immeubles, quelquefois seulement aux biens
reçus en héritage, comme dans beaucoup ai pays allemands et
Scandinaves. Tantôt il s'établit perpétuellement, tantôt il ne dé-
passe pas les substitutions à deux degrés; il en est ainsi main-
tenant en Angleterre pour les propriétés rurales. Les gouverne -
mens d'ancien régime, ne se confiant point complètement à la
sagacité et à la prévoyance des pères de famille, ont prescrit le sys-
tème de transmission qui leur semblait le plus propre à protéger le
bien-être des individus et les grandes traditions de l'état. Le régime
de conservation forcée a été au moyen âge, selon M. Le Play, pour
les Français, les Allemands et les Anglais, la source de la prépon-
dérance de ces trois peuples. Les forces matérielles et morales de
l'Europe ont dû en grande partie leur essor à ces familles fécondes
qui « cultivaient les arts usuels et les professions libérales, exer-
çaient l'assistance et le patronage des masses imprévoyantes, re-
crutaient l'armée ou la marine, et fournissaient avec une fécondité
inépuisable le personnel de l'émigration. » Ce n'est pourtant pas
sans raison que l'Europe s'éloigne de ce régime. On en a maintes
fois décrit les inconvéniens, qui étaient allés croissant : inconvéniens
8/i2 REVUE DES DEUX MONDES.
moraux au sein de la famille même, manifestés par roppression et
l'arbitraire, la froideur ou l'hostilité, inconvéniens économiques par
l'abus de la mainmorte. Le principal tort du système, qui explique
les autres, est d'être en contradiction avec la liberté individuelle,
c'est-à-dire, l'auteur le reconnaît, avec le principe « sur lequel se
fondent aujourd'hui des constitutions plus fécondes et non moins
stables que celles de l'ancien régime. »
Le même élément de contrainte règne dans le partage égalitaire.
L'auteur de l'Organisation de la famille nous rappelle les origines
révolutionnaires de ce régime, qui substitue les prcscripiions uni-
formes de la loi à de libres arrangemens. Ce n'est pas, il le recon-
naît aussi, que l'habitude du partage ég-alitaire date exclusivement
de la révolution; lui-même en montre les traces déjà profondes dans
notre vieille soci.été. Ainsi, entre autres exemples, l'égal partage
était consacré par l'ancien régime de l'Ile-de-France et de l'Orléanais
pour les bourgeois et les paysans, tandis que la conservation forcée
y était employée à maintenir exclusivement les familles nobles. Au
contraire, en Normandie et dans les provinces du centre et du midi,
la transmission volontaire des biens ruraux aux aînés était l'usage
commun des nobles, des bourgeois et des paysans. Si la révolution
eût procédé avec intelligence dans l'emploi de la contrainte en vue
du succès de ses idées, elle eût pu prendre le contre-pied de ce
qu'elle a fait; elle n'aurait établi le partage égal que pour les biens
des nobles, en vue de les dissoudre, et eût soumis à la loi de la
conservation forcée les biens ruraux moyens et petits, dont elle eût
par là maintenu l'intégrité. C'est ainsi que le gouvernement russe
s'y est pris pour amoindrir l'influence des grands propriétaires. Le
partage forcé y est imposé à ces derniers, tandis que, d'après le ré-
gime qui a duré jusqu'à 1863, les paysans se tran.smL^taient pour
la plupart leurs biens dans un système de conservation foicée.
La révolution a déclaré à la liberté testamentaire une guerre à la
fois de principes et de circonstance. En théorie, elle l'a niée sou-
vent pour la remplacer par l'état. Elle s'en e.^t défiée comme d'un
instrument destiné à restaurer les privilèges de famille et de pro-
priété; elle a, ici comme plus d'une fois ailleurs, trop sacrifié la
liberté à l'égalité. Notre loi de succession actuelle est loin de re-
produire complètement les excès auxquels la révolution , à cer-
tains momens, s'est laissé emporter contre le testament. Par la voix
de quelques-uns de ses principaux organes, depuis Mirabeau jus-
qu'à Robespierre, elle est allée jusqu'à contester philosophique-
ment toute espèce de droit de tester, qu'elle aboutit à interdire par
la loi du 7 mars 1793. C'était s'avancer infiniment plus loin que le
décret du 8 avril 1791, qui, réglant seulement la succession ab in-
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE. 8/|3
testât, posait en principe l'égalité absolue dps héritiers placés au
même degré par oidre de naissance, et détruisait en conséquence
toutes les distinctions établies jusque-là par les coutumes locales
entre les aînés et les puînés, les garçons et les fdles, les immeubles
et les meubles, les biens patrimoniaux et les biens acquis, etc.
C'était aller plus loin aussi q^ie le décret du 14 novembre 179*2,
portant que les substitutions seraient absolument interdites à l'ave-
nir. Ce déplorable décret du 7 mars 1793 abolissait la faculté de
tester en ligne directe ; en conséquence, tous les descendans d'un
même degré avaient désormais un droit formel et égal sur le par-
tage des biens de leurs ascendans; puis venaient ces décrets au
plus haut chef destructeurs de la famille, qui ne faisaient qu'aller
plus avant dans cette voie désastreuse. Le décret notamment du
2 novembre 1793 admettait les enfans naturels au mèuie titre que
les enfans légitimes, et par un effet rétroactif, aux successions de
leurs père et mère ouvertes depuis le 11 juillet 1789. Une fois une
telle limite franchie, il n'y avait plus qu'à aboutir au communisme
ou à rétrograder. A mesure qu'on s'est rapproché des conditions
d'une société plus régulière, c'est au dernier parti qu'on s'est ar-
rêté. €n s'y avance par une série de mesiir-es réagissant contre ces
divers excès, jusqu'au décret de germinal an xi (19 août 1803), qui
établit les bases essentielles de lois aujourd'hui en vigueur. Il étend
les limites des libéralités faites par actes entre vifs ou par testament
en faveur des enfans ou des étrangers : ces libéralités peuvent s'é-
lever à moitié du 1 ien s'il y a un enfant, à un tiers dans le cas de
deux enfans, à un quart dans le cas où il y a trois enfans ou plus
(art. 913). Enfin le même décret autorise les pères et mères à don-
ner la quotité disponible à un ou plusieurs de leurs enfans, sous di-
verses clauses restrictives.
Des modifications ont été apportées par l'empire et par la res-
tauration dans un sens aristocratique, elles oniété;sur plusieurs points
abrogées par les gouvernemens qui ont succédé; mais rien n'a été
changé à ces dispositions essentielles. M. Le Play, qui demande l'a-
brogation des dispositions principales de cette loi, ou au moins de la
liberté testamentaire absolue, ne les accuse pas seulement d'avoir
accompli une œuvre de décomposition depuis plus de soixante-dix
ans; à l'en croire, cette •œuvre continue et aclïève de détruire ces fa-
milles-souches qui occupent encore une partie de notre sol. Ce n'est
pas seidement dans les rangs élevés de la société qu'on rencontre
de ces familles, il en est à tous les degrés qui justifient ce titre,
sinon toujours par tous les traits dont les a peintes l'auteur de
VOrgniiisation de la famille, au moins par les plus essentitîls. Elles
ont résisté successivement aux maux qui émanèrent de la monarchie
Sllh REVUE DES DEUX MONDES.
absolue, des erreurs du xviii" siècle, des révolutions déchaînées
en 1789, enfin du matérialisme et des mœurs déréglées de notre
temps. Elles luttent contre le système établi par le code civil. Il
faut les compter, dit M. Le Play, par dizaines de mille, ce qui nous
paraît limiter un peu les ravages accomplis par le code. Il en existe
beaucoup dans le midi, et c'est parmi les paysans du Lavedan que
l'auteur en va chercher des exemples, qu'il étudie avec un soin in-
fini. Ces paysans du Lavedan, en gardant les mœurs des Basques,
ont résisté mieux que nos autres races de petits propriétaires aux
contraintes exercées, sous l'influence du code civil, par les agens
du partage forcé. Allons plus loin : bien que les familles taillées sur
ce patron modèle soient fort nombreuses dans certaines contrées
de l'Europe, nulle part elles ne présentent ce degré de perfec-
tion. Dans le Lavedan, elles jouissent complètement des avantages
inhérens à la meilleure organisation de la famille. En conférant
autant que possible l'héritage à la fille aînée, les propriétaires
de ce pays prolongent pendant vingt -cinq ans au moins la pé-
riode de fécondité de chaque génération. Ils ne mettent point en
lambeaux l'œuvre des ancêtres, mais ils partagent équitablement
entre tous les rejetons de la vieille souche le produit net du tra-
vail commun ; ils conservent ainsi à la France l'un de ces foyers
à' émigration inche qui se sont éteints dans les autres provinces, en
Normandie notamment. La communauté et la cohabitation, ferme-
ment maintenues parmi les membres des générations successives,
assurent aux groupes naturels fondés sur les liens de parenté les
avantages qu'on s'efforce en vain de créer à l'aide d'associations
factices. Cette combinaison fait d'ailleurs participer autant que pos-
sible la petite propriété aux avantages de la grande culture. N'ou-
blions pas enfin que la coutume du Lavedan règle l'héritage dans
les familles de tout rang, en haut comme en bas, ce qui évite ces
distinctions blessantes si propres à développer les sentimens de
haine et d'envie sous les régimes exceptionnels. C'est donc bien
d'une organisation générale au moins dans cette région qu'il s'agit,
et non pas d'un groupe spécial.
Pour donner plus de précision k cette peinture et plus de force
aux conclusions qu'il en tire, l'auteur de V Organisation de la fa-
mille produit à l'appui de sa thèse une de ses monographies les
plus curieusement étudiées, destinée à mettre en évidence une obs-
cure et séculaire famille du Lave:lan qui bien évidemment ne s'at-
tendait pas à un tel honneur. L-^histoire des Mélougas (ce nom ou
ce surnom désigne une honnête famille des environs de Cauterets)
n'est qu'une mise en œuvre en quelque sorte dramatique des effets
du code civil au chapitre des successions. Elle a pour objet dé-
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE. 845
claré : 1° de faire l'éloge de la famille-souche et de la présenter à
l'imitation; 2° de montrer comment, après avoir résisté à l'action
dissolvante de la loi d'égal partage, un modèle aussi intact et aussi
pur peut finir lui-même par être altéré et même brisé. M. Le Play
étudie cette famille en 1856, il en reprend l'histoire à partir de
trente années auparavant, et elle ne se termine qu'en 1869. Le
nom, l'âge et les relations des quinze membres qui la composaient
en 1856 sont indiqués dans un tableau complet jusqu'à la minutie.
Toutes les habitudes de vie sont passées en revue et donnent l'idée
d'un intérieur respectable, animé, ordonné, heureux, quoique res-
tant un peu à cet état de demi-enveloppement intellectuel que M. Le
Play ne hait pas, et dont il nous a présenté d'autres spécimens bien
plus accusés dans des pays à peine civilisés, notamment en Orient.
Au point de vue du bon ordre et du bonheur tranquille, il peut
avoir raison. Ce coin d'idylle dans une société si agitée ne nous dé-
plaît pas. La culture morale, même avec des lumières très res-
treintes, vaut niieux que le développement intellectuel incomplet,
mal dirigé, si fréquent dans nos grands centres. Pourtant ces échan-
tillons, pris dans l'orient de l'Europe en général, où l'homme paraît
encore plongé dans une sorte de sommeil, sont-ils vraiment des
types à recommander? Cette famille du Lavedan s'offre d'ailleurs,
eu égard à la situation modeste qu'elle occupe, dans des conditions
à cet égard beaucoup plus satisfaisantes. On y possède l'instruc-
tion primaire unie à une forte éducation religieuse qui garde son
empire pendant toute la vie. Les mœurs y sont exemplaires. La
monotonie des habitudes n'y exclut pas cette gaîté qui tient ici au
climat, au tempérament du midi, à la liberté et aux épisodes de la
vie rurale. On y est robuste; à soixante-quatorze ans, le maître de la
maison prend part encore à tous les travaux. Les filles aînées, âgées
de dix-huit ans, portent aisément sur les épaules et sur la tête, par
des chemins difficiles, des charges de 80 kilogrammes. Elles ne se
marient qu'après avoir acquis tout leur développement physique.
La fécondité est grande, et elle peut l'être, grâce au régime spé-
cial de succession qui préside au partage des fruits et des biens; la
maîtresse de la maison a en 1856 sept enfans vivans, sa mère eu a
eu douze, et sa grand'mère dix. La conservation intégrale du patri-
moine permet aussi d'offrir à l'hygiène comme à la vie morale des
enfans une foule de ressources. Tout s'e^t arrangé en vue de ces
jeunes êtres à conserver, à développer. La médecine domestique
trouve sous la main les plantes médicinales cultivées dans le jar-
din. L'association à une société de secours mutuels fournit l'as-
sistance quelquefois nécessaire du médecin et du pharmacien. La
famille est non pas riche, mais aisée. Elle possède comme im-
8AÔ RETUE DES DEUX MONDES.
meubles le domaine clans la vallée, le germ clans la montagne, en
tout 28,000 francs; elle élève des animaux domestiques évalués à
3,26/i francs; son matériel de travaux est d'environ 670 francs. Ces
chiffris ne donnent qu'une idée imparfaite des revenus; il faut y
joindre les nombreuses ressources de détail que fournissent la vie des
champs, les tolérances forestières et surtout la quantité dessilaires
due au travail des difi'érens membres. Le régime alimentaire est
sain, suflisant, peu luxueux. On y mange de la viande de porc
presque exclusivement, plusieurs fois par semaine; le beurre, quel-
ques légumes, les céréales sous fonjie de pain de seigle et de fro-
ment mélangés, de mcstura, pain d'orge, de maïs, de millet et de
sarrasin, de bouillie de maïs, de crêpes de maïs ou de sarrasin.
Les noces sont la seule circonstance pour laquelle les repas pren-
nent le caractère de l'abondance. Encore faut- il savoir ce que
sont, dans cette famille tempérante et dans ce sobre pays, ce
qu'on appelle des excès; ils feraient l'effet d'un jeûne des plus aus-
tères à nos ouvriers du nord. Voici la bombance faite à l'occasion
d'un mariage célébré dans la famille et où furent invitées trente-
deux personnes. On y but 20 litres de vin, on y consomma 22 ki-
logrammes de viande. N'est-ce pas un festin d'anachorète mal-
gi'é ce qui s'y ajoute de beurre, de lard et d'œufs? Au reste, les
hommes s'abstiennent absolument de l'usnge du tabac et des spiri-
tueux. Tout au plus trois ou quatre fois par an voit-on une consom-
mation modérée de café dans les auberges. Passons sur l'inventaire
et les autres détails, minutieusement décrits : meubles qui montent
à j,171 fr., ustensiles à 224 fr., linge à 528 fr., vêtemens, non sans
élégance pour ce qui concerne les femmes, s'élevant au chiffre res-
pectable de 3,5Ziâ francs. Omettons les budgets des recettes et des
dépenses, dressés article par article, supputés jusqu'au dernier cen-
time; ne relevons que quelques faits importans, qui se rattachent
au régime des successions dans ces familles du Lavedan et aux
effets moraux et économiques qu'il y produit assez uniformément.
C'est bien en effet aux arrangemens permis par la liberté testa-
mentaire que revient le mérite de l'organisation satisfaisante de ces
familles, menacées en si grand nombre de destruction par l'œuvre
de fractionnement non achevée encore. Les preuves en sont tirées
ici de l'historique même de la distribution des biens et des tâches
après le décès des membres importans de la famille. Sur ce point
encore, les détails précis, circonstanciés, qui ailleurs pourraient pa-
raître superflus, semblent nécessaires. En 1810, Pierre Dulmo,
grand-père de Savina Py, maîtresse de la maison Mélonga en 1856,
marie sa fille aînée à Joseph Py, chef de la communauté en cette
même année. Selon l'usage, cette fille, destinée, en qualité d'héritière
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE. 8^7
[ayrêlé), à posséder un jour le bien patrimonial, ne reçut aucune
dot en argent, et devint désormais, avec son mari et ses enfans,
partie intégrante de la maison. A la même époque, les autres en-
fans de Pierre Dulmo étaient pour la plupart en bas âge. Joseph Py
avait encore à marier sept beaux-frères ou belles-sœurs et à satis-
faire aux engagemens contractés à l'occasion des mariages anté-
rieurs. L'auteur de l Organisation de la famille nous dit « qu'en
1835 ces dernières obligations avaient été remplies, et que les dots
avaient été intégralement payées, qu'un seul beau-frère décidé à
garder le célibat restait fixé dans la famille, se réservant, ce qui a
été accompli plus tard, de léguer à sa nièce sa part de propriété. »
Il ajoute, et tous ces détails ont aussi leur portée, plusieurs parti-
cularités qui mettent en action ces libres arrangemens de la famille.
Ainsi l'acte notarié du père de famille Pierre Dulmo est un modèle,
une eliarte en quelque sorte, où l'effort pour éluder les consé-
quences du code civil sur les partages est poussé très loin. Sur un
capital de 17,368 fr., il attribue à sa fdle aînée, à titre de préciput
et hors part, conformément aux articles 913 et 919 du co le civil, le
quart disponible, soit 4,3/i2 francs. Le surplus devait être partagé
entre les huit enfans survivans et assurer à chacun d'eux une part
de 1,6'28 francs. « Depuis lors, dit M. Le Play, toutes les forces de
la communauté ont été employées à constituer par l'épargne cette
somme, à titre de dot, aux enfans de Pierre Dulmo. Lors de la mort
de ce derni.^r, survenue en 1836, les enfans non mariés n'ont sou-
levé aucune difficulté contre les intentions de leur père, ni avancé
aucune prétention au partage en nature que l'article 815 du code
civil leur donnait le droit de réclamer. Trois d'entre eux se sont
mariés en renonçant, moyennant iepaiementdeleiu' dot de 1,628 fr.,
à toute réclamation ultérieure sur le bien patrimonial. Les deux
autres, restés jusqu'à ce jour célibataires, co itinuent à faire partie
de la maison : selon toute apparence, ils légueront en mourant à
leur nièce Savina ou à Marthe, sa fille aînée, leur part de pro-
priété. »
Une réflexion se présente ici naturellement. Si des combinaisons
aussi conformes au maintien du patrimoine et à la conservation de
la famille sont possibles sous le régime du code civil, il n'en me-
nace donc pas l'intégrité autant qu'on le prétend. Lorsqu'on veut
et qu'on sait s'y prendre pour tourner les obstacles, il est conci-
liabhi avec ces traditions et cette stabilité qu'on rechercha dans les
familles moyennes comme dans les grandes. La suite de cette his-
toire a pour but de détruire une pareille confiance. Quelle famille
paraissait avoir plus de chances d'être préservée contre sa propre
dissolution et contre le fractionnement de la propriété? Où la tra-
848 REVUE DES DEUX MONDES.
(lition locale et l'intérêt collectif eurent-ils jamais plus de puissance ?
Et comment ne pas compter aussi pour beaucoup cet isolement in-
tellectuel résultant d'un patois et du manque de communications ra-
pides? Eh bien! en dépit de ces circonstances, cette œuvre de con-
servation a dû céder à la force dissolvante de la loi actuelle. Cette
famille qui, au dire de M. Le Play, s'était maintenue sur son do-
maine pendant au moins quatre cents ans dans un état de bien-être
et de moralité, cette famille bénie a vu s'amonceler l'orage sur
sa tête. Un collaborateur de M. Le Play, M. Cheysson, ingénieur
des ponts et chaussées, est allé s'enquérir en 1869 du sort des
Mélougas; il a publié, sous forme d'appendice, la fin de ce petit
drame qu'on a vu commencer sous de si favorables auspices. Le
début de ce dernier acte en garde encore un reflet et s'ouvre sur
une scène presque biblique. On trouve de ces tableaux agréables et
sourians dans le voyage en France d'Arthur Young. En voyant la
famille réunie, employée au travail des regains, dans une jolie prai-
rie inclinée, la maîtresse de la maison occupée d'un travail de tri-
cot à l'ombre d'un arbre, autour d'elle ses petits enfans qui se
roulent sur l'herbs, tandis que les autres membres de la famille,
disséminés sur la pente, coupent les foins ou les étendent au soleil,
qui croirait devant un tel tableau si plein de calme et de séré-
nité, qu'encadre cette belle et grandiose nature des Pyrénées, que
l'inquiétude est là, que ce bonheur atteint déjà va bientôt dispa-
raître ? Combien la situation a changé depuis 1856 ! Combien de
vides a faits la mort! En même temps que les rangs se serraient, la
famille a vu fuir son aisance. Elle a dû vendre successivement une
partie de ses terres pour une somme de 2,200 francs. Son bétail
s'est réduit presque des deux tiers et ne comprend plus que 6 bêtes
à cornes, 30 brebis, 12 agneaux, 2 porcs. Par suite, les revenus
de la viande, du lait, du beurre et de la laine ont très notablement
baissé, et la gêne est venue. Gomment s'est accomplie cette triste
transformation? Les mœurs de la famille ont-elles donc changé?
Non, c'est toujours la même moralité, la même économie exem-
plaires. A-t-elle été frappée par quelque sinistre venant de la na-
ture? Pas davantage. Qui a fait le mal? Le code civil. Les détenteurs
du domaine avaient encore à compter tous les ans en espèces à
leurs cohéritiers une soûl te de 500 à 700 francs. La famille se vouait
à cette tâche et la menait à bien, lorsqu'en I86/1 la mort de l'aïeul
interrompit le cours de cette prospérité. Un des oncles de l'héritière
Savina, qui n'avait pas réussi dans ses affaires, obéissant à de
mauvaises suggestions, entraîna une de ses sœurs avec lui et atta-
qua l'acte de partage du 27 février 1835, pour cause de lésion de
plus du quart (article 1079 du code civil), et en outre pour violation
LA toi DE SUCCESSION EN FRANCE. 849
des articles 82(3, 832 et 1075. Cette instance fut poursuivie pendant
plus de quatre ans devant toutes les juridictions. Colloques inter-
minables avec les gens de loi, voyages incessans à Lourdes, siège
du tribunal, fatigues et pertes énormes de temps et d'argent, procès
perdu en première instance, déféré en appel à la cour de Pau, qui
casse le premier jugement, pourvoi en cassation, affaire terminée à
l'avantage de la famille et maintien de l'acte de partage de 1835,
mais avec des frais judiciaires s' élevant à plus de 6,000 francs.
Voilà pourquoi il a fallu vendre. Un des fils s'est engagé moyennant
2,000 francs pour aider au paiement. Plusieurs des filles se sont
mariées au-dessous de leur condition. La foi de la famille en elle-
même est perdue. Le mauvais exemple de la discorde, du désir de se
séparer, a été donné. Les influences extérieures agissent enfin avec
une intensité croissante dans le sens du code contre la coutume,
dont tout annonce la défaite inévitable, prochaine sans doute. Ce
n'est là qu'un exemple du danger qui achève de menacer tout ce
qu'il y a de familles résistant à la désorganisation. M. Le Play et
ses collaborateurs en citent d'autres, pris également dans cetle
classe des moyens ou petits capitalistes. Les palliatifs sont impuis-
sans. Le préciput qui peut être attribué à l'héritier ayant été réduit
par le code au quart de la valeur des propriétés, il devient tiès dif-
ficile à la communauté de doter les enfans et de conserver le bien
sans le grever d'hypothèques. Les enfans qui ne sont pas mariés à
la mort du chef de famille ont le droit de reclamer le partage en
nature par l'article 815; par suite, la conservation du bien de fa-
mille a cessé d'être un principe social, et reste subordonnée au ha-
sard des volontés individuelles. Il est enfin dans la nature des
choses que l'esprit public cède à la direction que la loi ab intestat
lui imprime. Qu'attendre de l'avenir avec cette tendance? La dis-
persion des familles qui restaient debout, le morcellement des pro-
priétés qui demeuraient intactes, apparaissent comme l'issue fatale
de cette marche progressive. C'est à nous de voir si nous voulons
aviser.
III.
Nous avons le plus possible laissé la parole à l'auteur de i Or-
ganisation de la famille. Il faut maintenant conclure. La question
qu'il pose est-elle sans gravité? Nous ne le croyons pas. A-t-elle
toute l'étendue, tout le degré d'importance que ceux qui se rangent
sous la même bannière lui accordent en l'élevant à la hauteur de
question principale et dominante de la société française? Nous le
pensons encore moins. La liberté illimitée de tester aurait-elle en
TOME xcviir. — 1872. 154
850 REVUK DES DEUX MOJNDES.
un mot l'elTicacité qu'on lui suppose? et ne s'exagère-t-on pas à la
fois l'influence à laquelle on ramène une partie de nos maux et la
puissance du remède qu'on préconise? Il nous semble que tout est là.
Il y aurait lieu de demander si la lui d'égal partage, — en admet-
tant, ce que nous faisons nous-méme, que la part disponible soit
trop resserrée et contienne des restrictions excessives à l'autorité pa-
ternelle et aux libres combinaisons de la propriété et de la famille, ^—
violente au point où on le prétend les principes et les faits de l'ordre
moral et économique. Envisagée ainsi, la question se réduit beaucoup.
Le droit de tester existe, et n'est plus attaqué que par le Socialisme
ou plutôt par certains systèmes socialistes, en lutte impuissante avec
ce qu'il y a de plus respectable dans la liberté individuelle. Faut-il
pour cela que l'exercice en soit illimité? Le droit même de propriété
ne l'est pas, et de quelle liberté peut-on dire qu'elle est absolue?
Dans le cas où il n'y a pas de testament, la loi d'égal partage pa-
raît évidemment, en thèse générale, ce qu'il y a de plus équitable.
La loi le reconnaît, même en Angleterre, pour les biens meubles. Les
raisons de limiter la liberté de tester sont connues depuis long-
temps. On a pu exagérer ces limites, il est excessif de soutenir qu'il
n'y en a pas. Les abus auxquels l'absolue liberté testamentaire a
donné lieu ne sont pas un simple épisode de l'iiistoire; ils y tien-
nent une place énorme. Il a fallu qye la loi dans les pays aristocra-
tiques mît des bornes à cette faculté indéllnie des substitutions qui,
sous prétexte de liberté du testateur, supprime la liberté de plu-
sieurs générations, frappe la terre d'une inaliénabilité funeste par
son excès, crée des fainéans et des prodigues, et trouble tous les
rapports de famille pendant tout le temps de leur durée. Les im-
perfections et les vices de la nature humaine subsistent chez le père
de famille. Ses injustes partialités, la faiblesse des vieillards sujets
à captation, remplissent les annales juridiques, comme les comé-
dies du répertoire antique et moderne. Est-il exorbitant d'admettre
que ces considérations sufîisent pour motiver quelques précautions
et quelques mesures limitatives? Tout ce qu'exige le droit naturel,
c'est que la liberté reste le fait dominant. Il ne semble même pas
que cette interprétation ait paru trop tyrannique à certains états de
l'Amérique du i\ord. On trouve dans la législation de quelques-uns
des clauses restrictives en ce qui concerne la faculté de léguer aux
associations. Des enfans mineurs au moment de la mort de leur
père, entrant à peine dans la vie, ayant d'ailleurs, quel que soit
leur âge, quelle que soit leur situation, un titre naturel à la préfé-
rence, à de rares exceptions près, seront-ils entièrement exclus de
tout droit à la succession? On dit qu'il n'y a pas de droit à l'héri-
tage. Il faudrait s'entendre sur ces mots. Au point de vue de plu-
LA LOI DE SUCCESSION EN FKANCE. 85 î
sieurs grandes législations antiques, en Orient, à Athènes et ail-
leurs, ce droit était positivement reconnu. Plus le droit de l'individu
et de la propriété s'est déterminé à part, plus ce droit indivis de la
l'amiile s'est elïacé, pour ne laisser place qu'à une question de li-
mites. Sans doute il serait exorbitant de soutenir que le fds d'un
père millionnaire a droit, nous entendons parler d'un droit naturel
et strict, à hériter d'un million. Est-ce une raison d'aller jusqu'à
prétendre avec Montesquieu qu'il n'a de droit qu'à la iiourriiure?
L'illustre écrivain n'aurait pas sans doute lui-même refusé d'y
joindre Véducalion, et il n'eut peut-être pas été bien difficile de
le ramener à cette idée, que c'est aussi de la part d'un père plus
qu'un devoir large et facuUaiif de ne pas mettre son fils dans une
situation qui fasse trop contraste avec celle où il l'a fait naître et
où il l'a élevé. La société tient compte non pas seulement des droits
stricts, absolus, mais aussi de ce qui fait titre. Elle n'elface pas
la famille comme un fait indifférent devant la liberté individuelle
du testateur et au profit exclusif du droit de propriété. Elle fait en-
trer dans les prescriptioTiS légales ces considérations d'équité, de
sympathie, de parenté, que la morale, toutes les fois surtout qu'il
s'agit de pères et d'enfans, ne saurait regarder com me non avenues,
et laisser trop ouvertement et trop fréquemment fouler aux pieds.
On peut donc, en se plaçant au point de vue des principes et
aussi des circonstances de noire pays, qui cherche dans la rc^staura-
tion de la famille un élément de salut, regarder des modifications
comme possibles. La quotité dont dispose le père de famille peut
être en droit considérée comme trop faible pour laisser à sa liberté
une étendue suffisante. De même cette exiguïté de la portion dispo-
nible comparée à la légitime assurée aux enfans présente sous le
double rapport moral et économique des inconvéniens réels. 11 n'y
a rien qui soit pour ainsi dire sacramentel dans le chilïre indiqué
par le code civil. Les peuples ({ui ont adopté nos principes ont le
plus souvent étauli une portion disponible plus considérable. Rien
n'empêcherait que nous fissions comme eux. Les défiances qui ont
dicté ce que notre loi a de trop restrictif ont dû disparaître depuis
1789. Le danger public ne semble pas être, à vrai dire, aujourd'hui
dans le rétablissement des privilèges; mais évitons les exagérations
et les illusions. L'exagération dont sont empreintes les récentes
critiques adressées à la loi de succession dans ses principes et dans
ses effets d passe toute mesure. Au fond, la loi de l'égal partage est,
sauf un nombre de cas limité, fondée sur la nature du cœur pa-
ternel, qui répand l'affection à peu près également sur les enfans,
et qui se reprocherait de donner cours à d'injustes préférences,
même trop aisément en pareille matière à des préférences IbndéeKS.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
La facilité avec laquelle le code civil a été sur ce point si important
imité par un grand nombre de peuples européens, qui ne songent ni
à s'en plaindre ni à s'en défaire, n'est-elle pas la preuve la plus frap-
pante que la loi est en général d'accord avec les convenances na-
turelles? La plus grande partie de l'Allemagne a adopté notre
régime; on ne voit pas que la famille ait beaucoup à en souffrir.
Comparez les effets moraux de la loi de succession en Angleterre et
en France en prenant pour types deux bonnes familles dans les
deux pays. Les Anglais eux-mêmes reconnaissent que la supériorité
appartient à la famille française; l'union des cœurs et des intérêts
y est plus grande sans comparaison. Ces rapports froids ou peu bien-
veillans fondés sur l'inégalité nous répugneraient essentiellement.
Les moralistes et les romanciers anglais ont jugé et peint bien des
fois ces intérieurs glacés ou divisés sans se méprendre sur la cause.
On ne prétend pas que toutes les familles soient en Angleterre
formées sur ce modèle. Non, assurément : on y accepte l'aînesse
même dans les moyennes familles; mais les défauts se montrent en
raison même de l'action exercée par l'inégalité. Retenir les enfans,
comme on le propose, dans un respect de commande par l'appât
d'une augmentation dans la part d'héritage n'est peut-être pas mo-
ralement une inspiration très élevée. Ne pourrait-on objecter que
c'est encourager les apparences, peut-être l'hypocrisie, au préjudice
de la réalité de l'affection? Les critiques du régime établi insistent
sur ce fait, que les enfans escomptent trop souvent leurs espérances
par des dettes. En voyant notre mal, avons-nous oublié celui que
produit l'autre système? N'est-ce pas exactement ce que faisaient,
ce que font encore les fils de famille dans des proportions tout' au-
trement étendues, avec un tout autre scandale et un bien plus grand
préjudice, sous le régime delà succession inégale? L'idée de stimu-
ler au travail ceux qui seraient dépouillés de toute part d'héritage
est aussi fort sujette à objection. La réserve dont dispose un jeun:
homme entrant dans la vie, ou qu'il attend plus tard, n'est pas un
secours à dédaigner dans l'état d'exiguïté de nos fortunes. On en-
gage les enfans qui n'auront rien ou qui auront peu à émigrer,
tandis qu'un de leurs frères gardera la propriété de la terre ou de
l'usine. Cette émigration indiquée comme une carrière à une masse
d'hommes appartenant à la classe moyenne est chez nous de tous
les remèdes le moins praticable. Une foule de considérations morales
et matérielles contrarient l'expatriation au sein de nos moyennes
familles. Nous n'avons pas les Indes comme l'Angleterre; nous ne
possédons aucun de ces moyens qui sont à sa portée de pourvoir
ses cadets. Nous n'avons guère que l'Algérie et nos fonctions pu-
bliques, déjà trop encombrées.
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE. 853
Au surplus, on pourrait proclamer la liberté de tester sans opérer
en France une véritable révolution : les mœurs s'y opposent. En
Amérique, cette liberté existe, et l'égalité des partages n'en reste
pas moins la condition commune. Illimitée, la liberté testamentaire
se manifesterait par des abus; mais ces abus, si regrettables qu'ils
fussent, n'iraient pas eux-mêmes jusqu'à changer la lace de la so-
ciété. Les avantages que présenterait la même liberté à certains
égards ne la modifieraient pas non plus très sensiblement. Une faible
minorité des pères de famille se déciderait à braver sur ce point
l'opinion publique, prononcée contre l'exhérédation, si ce n'est tout
à fait exceptionnelle. On ne fait aujourd'hui même qu'un médiocre
usage de la portion disponible; plus étendue, on en userait, dit-on,
davantage, parce que ce serait d'une manière plus efiicace. Je le
veux bien; toujours est- il que ce qui se passe n'est pas un signe à
négliger. On a cité un chiffre concluant pour l'époque de la restau-
ration. « J'ai sous les yeux, écrivait M. Dunoyer, peu suspect pour-
tant de partialité en faveur de la loi, le chiffre des successions qui
se sont ouvertjs à Paris dans le cours de l'année 1825, à l'époque
où la restauration était fort préoccupée de l'idée de rétablir le droit
d'aînesse. Le nombre de ces successions est de 8,730. Eh bien ! sur
ces 8,730 successions il n'y en avait que 1,081 dans lesquelles on eût
testé, et dans le nombre de celles où l'on avait testé, 59 personnes
seulement avaient disposé du préciput légal en faveur de tel ou tel
de leurs enfans. » Aujourd'hui encore la substitution existe dans
notre droit. Elle est permise comme en Angleterre pour la quotité
disponible jusqu'au second degré. C'est chez nous lettre morte. Et
c'est avec de telles indications qu'on se croit en droit de prédire une
révolution morale, économique, sociale, par une modification des
articles du code relatifs à l'héritage en ligne directe! N'est-ce pas
enfler sans limite l'importance d'une question qui, réduite à ses
justes termes, a ses raisons d'être posée?
Il est certain que l'article 8'26, qui permet de demander le par-
tage en nature, pousse à un fractionnement parcellaire funeste à la
famille, à la propriété, à l'agriculture. Il existe sans doute un cor-
rectif. L'article 827 porte que, « si les immeubles ne peuvent pas
se partager commodément, il peut être procédé à la vente par lici-
tation devant le tribunal. » A l'île Bourbon, cet article suffit pour
empêcher la division des sucreries, bien qu'elles aient des centaines
d'hectares; les experts trouvent toujours qu'une sucrerie ne peut
se diviser, et le tribunal est toujours de leur avis; mais ce moyen,
dit-on, est onéreux, la vente par licitation entraîne des frais, laisse
les affaires en suspens. Il y a pourtant là un remède dont il dé-
pendrait des héritiers d'user plus souvent. La polémique trouve
85 !i REVUE DES DEUX MONDES.
commode ou de passer ces remèdes sous silence ou d'en diminuer à
l'excès l'efficacité. De même, dans la discussion générale, elle ne
tient pas le moindre compte de ce que les donations faites par le
père de son vivant à tel de ses enfans plus méritant ou dans le be-
soin apportent de tempéramens à ce que l'égalité de partages après
la mort peut avoir d'excessif. On a raison de vouloir s'opposer au
fractionnement parcellaire. Le procès qu'on lai fait laisse intacte
d'ailleurs la canse de la petite propriété et de 'la petit ^. culture,
auxquelles la condition même de notre sol et notre état social
vouent la plus grande partie de notre territoire, sans qu'il y ait
lieu de s'en affliger, bien loin de là. Pourquoi d'autres mesures
encore que l'augmentation de la portion disponible, qui pourrait
être insuffisante ici, ne seraient-elles pas prises pour combattre
l'excès du morcellement parcellaire? Plusieurs pays en ont donné
l'exemple. La législation autrichienne frappe d'indivisibilité toutes
les propriétés foncières dont l'étendiie ne dépasse pas 26 ou 27 hec-
tares. Vous trouverez de telles précautions légales dans le Mec-
klembourg, la Westphalie, quelques parties de la Prusse rhénane,
dans presque tout le Hanovre, le grand-duché d'Oldenbourg, les
pays de Thuringe, la Saxe, etc., preuve évidente que dans ces
arrangemens de propri'^té la liberté, si respectable et si utile qu'elle
soit, ne supprime pas toute prévoyance légale, et peut accepter
quelques utiles restrictions. M. L. de Lavergne, dans des observa-
tions fort sages que lui inspiraient ici môme en 1856 les critiques
qui n'ont fait depuis lors que prendre pins de force et de dévelop-
pement, recommandait ce moyen et quelques autres. Il incUnait, lui
aussi, vers l'extension de la portion disponible, ce qui ne l'empê-
chait pas d'écrire : « La loi du partage égal est la chair et le sang
de la France (1). »
La question de l'organisation delà famille dépasse de toutes parts
les limites dans lesquelles certains esprits préoccupés d'un point
de vue s'efforcent de la renfermer. La famille française, si on veut
n'en voir que les défauts et lés lacunes, a plus besoin d'être res-
tauré^, dans son esprit moral que réorganisée sur des bases nou-
velles en vertu d'arrangemens juridiques ou économiques. C'est par
un ensemble de remèdes qu'il y faut tendre. Ici le problème de
l'éducation se pose comme ailleurs. C'est sous l'inffuence de causes
générales que la famille s'altère et se relève comme la,société dont
elle fait partie. Poser le problème de la régénération sociale sur le
terrain exclusif de la famille, c'est d'ailleurs rétrécir presque autant
la question qu'on la rétrécit en posant la question de la famille elle-
(1) Vo^•ez !a Hevue dn I" févripr 1856.
LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE. 855
même sur le terrain des articles du code relatifs à la succession.
Ceux-là sans doute ont mille fois tort qui s'imaginent qu'en dé-
veloppant les sentimens de la famille on n'arrive qu'à tuer le pa-
triotisme. Les anciens ont pu le croire quelquefois, et ici encore
nos communistes ne sont que de mauvais imitateurs ; jamais l'a-
mour du pays chez les nations modernes ne se passera de ce pre-
mier aliment. A la chaleur de ce doux et puissant foyer naissent
tous les affectueux sentimens, comme toutes les sortes de respect.
Quelle autorité extérieure et plus ou moins artificielle respectera
celui qui n'a pas respecté l'autorité la plus naturelle et la plus
sainte qui soit au monde? C'est un tort néanmoins de ne pas voir
qu'il faut à la famille elle-même des complémens et même des cor-
rectifs. Nous ne nous éloignons pas, en le remarquant, de la société
française. Il y a un dévoûment au bien public, un degré de désinté-
ressement nécessaire que la famille ne donns pas. Elle le combattrait
plutôt, si d'autres sentimens n'étaient fortement mis en jeu. La déca-
dence de la famille envahie par le matérialisme, détruite par l'esprit
révolutionnaire, serait le premier de nos maux. Est-il faux, est-il
hors de propos d'ajouter que la prépondérance exclusive des affec-
tions et des calculs qui se rapportent à la famille seule serait le
second de nos dangers? Ce dernier péril est-il chimérique? Moins
encore que l'autre peut-êfre. Il y a la part à faire en France à la fa-
mille existant à peine, tantôt altérée et corrompue, tantôt obéissant
trop peu à l'esprit de tradition; il y a la part à faire aussi à la famille
bien constituée avec ses influences amollissantes. C'est contre cet
excès que nous voudrions appeler le secours de l'éducation pu-
blique, qu'on attaque sans mesure, et du service obligatoire auquel
on n'attache peut-être pas une assez grande importance morale.
Quoi qu'il en soit, la question de la famille a deux faces, ce qui lui
manque et ce qu'elle pourrait avoir en trop au point de vue du sa-
crifice au bien public. En insistant sur le premier point, nous n'a-
vons pas entendu qu'on négligeât le second, qui cache peut-être
plus d'embûches. Le mal qui se présente sous sa vraie forme, on le
combat. Le mal qui s'offrirait sous les traits séduisans des affections
honnêtes, on s'en défie moins. Il fiiut y veiller aussi.
Henri Baudrillart.
NÉGOCIATIONS AVEC L'ALLEMAGNE
LA CONVENTION POSTALE
Depuis la signature du traité de paix du 10 mai 1871, les gou-
vernemens de France et d'Allemagne ont poursuivi les négociations
nécessaires pour rétablir les rapports entre les deux pays. Les trai-
tés conclus à Berlin le 12 octobre 1871, en stipulant l'évacuation
anticipée d'une partie de notre territoire, ont organisé d'urgence un
régime provisoire pour les relations commerciales entre la France
et ses anciennes provinces d'Alsace-Lorraine (1). La convention du
11 décembre, signée à Francfort, a réglé les questions qui concer-
nent la nationalité des personnes, les pensions civiles et militaires,
la procédure judiciaire, les hypothèques, les offices ministériels, les
juridictions ecclésiastiques, les brevets d'invention, en un mot les
principaux détails de l'organisation administrative et des intérêts
privés. Dans la situation ingrate et difficile où ils étaient placés, les
plénipotentiaires français, MM. de Goulard et de Glercq, ont dé-
fendu de leur mieux la cause des vaincus; ils se sont appliqués à
faire prévaloir la modération et l'équité au profit de nos anciens
compatriotes, si cruellement frappés par les destins de la guerre.
S'ils n'ont pu résister avec succès sur tous les points, notamment
pour la détermination de la nationalité, aux exigences de la chan-
cellerie allemande, du moins l'acte diplomatique auquel ils ont
donné leur signature pourvoit dans son ensemble aux intérêts les
plus urgens.
Nous avons vu de notre temps des annexions de territoires au sujet
(1) Voyez la Revue du 15 novembre 1871, Négociations avec VAUemagne, les Traités
de Berlin.
LA CONVENTION POSTALE. 857
desquelles se sont présentées des questions analogues à celles qui
ont été récemment débattues à Francfort; mais pour ces annexions
toutes les parties étaient d'accord, et la nation qui cédait le terri-
toire et la nation qui le recevait et les populations qui changeaient
de patrie. Les décisions libérales étaient proposées et acceptées avec
le commun désir de ne pas amoindrir par des restrictions, ni par
des mesures de défiance, l'acte politique qui les inspirait. Ici au
contraire quelle différence! C'est un divorce imposé à des popula-
tions qui se trouvent brusquement arrachées à leur ancien dra-
peau, à des lois séculaires; c'est un véritable déchirement, et ce
contrat de séparation, écrit au lendemain de la guerre, conserve
nécessairement la marque de sa violente origine. Cependant les
principes de la civilisation, qui ne permettent plus aujourd'hui les
stipulations impitoyables et qui ont adouci, dans la forme au moins,
le vœ victis de l'antiquité, ont secondé l'action des négociateurs de
Francfort; ils ont contenu les abus de la force. L'assemblée natio-
nale a donc approuvé les conventions du 11 décembre.
Cet acte n'avait pu résoudre toutes les questions pendantes entre
la France et l'Allemagne. Il restait à régler de graves intérêts rela-
tifs au commerce et aux postes. Des négociations avaient été en-
gagées à Francfort pour conclure une convention postale, mais elles
n'avaient point amené de résultat. Elles ont été reprises à Versailles,
et elles viennent d'aboutir à la signature d'une convention en date
du 12 février 1872, qui est en ce moment soumise à l'examen de
l'assemblée nationale. Ce nouveau traité mérite à divers titres une
attention particulière. Non-seulement il aî)partient à l'ensemble de
nos négociations avec l'Allemagne, négociations dont tous les dé-
tails, si douloureux qu'ils soient, doivent être étudiés de très près,
mais encore il concerne un service qui prend chaque jour, dans les
relations de peuple à peuple , une importance de plus en plus
grande; il engage des principes très sérieux en matière de relations
internationales et de revenu financier; enfin il fournit pour la pre-
mière fois à l'assemblée nationale l'occasion de se prononcer sur
ces principes. Aux termes de la constitution de 18/i8, l'approbation
des traités conclus avec l'étranger était réservée à l'autorité légis-
lative; cette attribution est aujourd'hui remise en vigueur. L'assem-
blée actuelle pourra donc consulter utilement, sur les règles appli-
cables aux conventions postales, les travaux parlementaires de la
période comprise entre 18/i8 et 1851. On verra plus loin quelles
sont ces règles, que l'administration de l'empire a respectées dans
la rédaction des traités négociés depuis vingt ans avec la plupart
des nations étrangères, particulièrement avec la Prusse et d'autres
pays d'Allemagne.
85S REVUE DES DEUX MONDES,
I.
Il faut remonter très loin pour rencontrer les premières traces de
conventions postales. Les services réguliers pour le transport des
correspondances ne furent organisés en Fiance, en Allemagne, en
Angleterre, en Espagne, que dans le cours du xv!"" siècle. Il n'est
pas besoin de dire combien ils étaient incomplets. Pourtant, dès le
début, on comprit l'utilité d'établir des courriers internationaux,
d'abord pour faciliter les relations entre les zones frontières des
pays limitrophes, ensuite pour rendre possibles, au moyen du tran-
sit, les relations plus lointaines; mais à cette époque le service des
postes, bien qu'il fût déjà considéré comme un service public et
comme une attribution royale, s'exécutait le plus souvent en vertu
de concessions particulières et de privilèges accordés à de grands
personnages de l'état ou à des favoris de la cour. Les premiers
traités conclus entre, les fermiers des postes dans les différens pays
ne figurent donc point dans les archives nationales.
Un édit de Louis XIII en l'année 1630 créa trois offices de maîtres-
courriers pour les dépêches étrangères, dont le service était dis-
tinct de la régie des postes intérieures, et donna à ces maîtres-
courriers (c pouvoir de renoui^eler les traités faits avec les généraux
et courriers-majors des posées d'Espagne, Flandre, Angleterre et
autres pays. » Il e?jistait donc avant cette époque des conventions,
soit avec les courriers-majors d'Espagne, qui, pourvus de brevets
royaux, apportaient les dépêches de Madrid à divers points de la
frontière- française par des courriers partant tous les quinze jours,
soit avec le général des postes féodales d'Allemagne, qui étaient
exploitées depuis le commencement du xvi'^ siècle par la maison La
Tour et Taxis. En 1663, la charge de surintendant- général des
postes de France fut remise à Louvois, qui en recueillit d'abonclans
bénéfices, dus en grande partie aux améliorations qu'il introduisit
dans le service des correspondances étrangères. Les plus anciens
traités dont on possède la date furent conclus avec le prince La
Tour et Taxis en 1669, et avec les courriers-majors d'Espagne en
1670. A la mort de Louvois en 1691, Louis XIV, voulant faire ren-
trer dans les caisses de l'état le produit des dépêches internatio-
nales et désireux de surveiller plus facilement les courriers pendant
la lutte qu'il soutenait à la fois sur toutes les frontières, supprima
la surintendance, et constitua, sous son contrôle immédiat, un bu-
reau spécialement chargé des rapports avec les offices étrangers.
En 1695, ce bureau fut rattaché à la ferme-générale des postes,
dont il continua à faire partie jusqu'à la révolution. Lors de la ré-
LA CONVENTION POSTALE. 859
organisation définitive da service sous le consulat, toutes les cor-
respondances intérieures et étrangères furent confiées à la même
direction générale.
Pendant la surintendance de Louvois, et après lui jusqu'à la ré-
volution, les conventions destinées à régler le tarif des dépêches
internationales reposaient habituellement sur le principe du paie-
ment intégral des taxes perçues, pour les dépêches intf^rieures, par
chacune des administrations contractantes, en y ajoutant, s'il y
avait lieu, une taxe maritime et des frais de transit. Par expinple,
les lettres transportées d'E^^pagne ou d'Allemagne dans les diffé-
rentes zones de la France étaient taxées de telle sorte que chaque
office reçût pour chacune d'elles un port égal à celui d'une lettre
intérieure effectuant sur son territoire le même parcours, — principe
très simple, dont l'application n'était modifiée que par les combi-
naisons des tarifs de transit; la concurrence était alors la règle des
prix. Ainsi, pour attirer sur leurs lignes les correspondances échan-
gées entre l'Angleterre et l'Italie, les postes de France et d'Alle-
magne, pays intermédiaires, consentaient à réduire le péage du
transit au-dessous des taxes exigées pour le transport intéiieur des
dépêches nationales. Ces services d-î postes, concédés à des admi-
nistrations particulières, avaient uniquement pour objet l'accrois-
sement du revenu, sur lequel il fallait prélever la redevance stipulée
au profit du souverain ou de l'état. Au surplus, les postes inté-
rieures étaient également exploitées de manière à procurer directe-
ment les recettes les plus élevées au fisc ou à la ferme-générale.
En France, avant 1789, l'impôt des postes versait au trésor 8 ou
10 millions de francs, somme considérable pour cette époque, et
les financiers soupçonnaient qu'une portion du revenu était dissi-
mulée et détournée par la ferme chargée de la perception.
Parmi les services étrangers avec lesquels la France a conclu des
traités pour le transport des dépêches, l'office de La Tour et Taxis
occupe l'un des premiers rangs. De \()Q9 à 1861, on ne compte pas
moins de trente-trois conventions qui attestent l'importance et la
continuité de ses rapports avec notre administration postale. Il a
ainsi négocié avec presque tous les états, et les dépêches de TEu-
rope entière ont été, soit directement, soit par vo'e de transit, con-
fiées à ses courriers. Quelle est l'origine, quels ont été les progrès
successifs de cette singulière organisation, oui nous montre une
maison princière formant en quelque sorte une dynastie de maîtres
de postes, se taillant au centre de l'Europe un fief d'un genre tout
nouveau, traversant les périodes de guerre et de révolution sans se
détourner un seul jour de son œuvre, et survivant longtemps en-
core à la ruine du régime féodal? Cette étude d'histoire postale ne
8(50 REVUE DES DEUX MONDES.
manque pas d'intérêt, et elle vient à propos lorsqu'il s'agit de négo-
ciations avec l'Allemagne, c'est-à-dire sur le terrain où la noble
maison de La Tour et Taxis a exercé le plus activement, pendant
près de trois siècles, son utile industrie.
Les premiers courriers de postes furent établis vers l'an 1500 par
le comte Roger de Taxis entre Vienne et le Tyrol. En 1516, le
comte François de Taxis, neveu de Roger, se chargea d'un service
régulier entre Vienne et les Pays-Ras, qui venaient d'être annexés
à la maison d'Autriche, par suite du mariage de l'empereur Maxi-
milien avec Marie cle Rourgogne, et il obtint en récompense, par
investiture féodale, la charge de général des postes dans tous les
états de l'empire. Charles-Quint confirma par lettres patentes le titre
et les privilèges attribués au comte de Taxis, dont le domaine pos-
tal acq it à cette période, par les victoires de l'empereur, sa plus
vaste étendue. Vienne était le point central d'où les courriers
rayonnaient au nord vers les Pays-Ras, au sud vers l'Italie; mais
après l'abdicaiion de Charles-Quint plusieurs princes d'Allemagne
commencèrent à revendiquer le droit d'organiser pour leur propre
compte et sous leur autorité les services de postes que le chef de
l'empire prétendait se réserver comme un droit régalien, exclusive-
ment attaché à sa couronne. De là des démêlés sans lin. Aux pro-
testations des princes, l'empereur ripostait en comblant de titres et
de parchemins la maison de Taxis. Vers 1615, Mathias constitua en
fief la charge de grand-maître des postes de l'empire au profit de
Lamoral de Taxis et de ses descendans mâles. En 1621, Ferdinand
décréta qu'à défaut de succession masculine le fief passerait à l'aî-
née des filles et à sa postérité. 11 faut croire cependant que les Taxis
étaient avant tout hommes d'affaires, et qu'ils n'avaient pas une
absolue confiance dans la vertu des parchemins impériaux. En
même temps qu'ils acceptaient les faveurs et les dignités dont on
les accablait à Vienne, ils jugeaient prudent de s'entendre avec les
princes qui contestaient la validité de leur privilège; ils essayaient
d'obtenir des traités particuliers pour assurer partout le libre pas-
sage de leurs courriers. Ce débat occupa maintes fois, pendant le
xvii* siècle, la diète de l'empire. Chanceliers et docteurs discutèrent
à perte de vue sur les droits de l'empereur et sur les droits des
princes en matière de postes. On dut secouer à cette occas'on toutes
les archives du code féodal. En 1681, le roi d'Espagne Charles II et
en 1686 l'empereur Léopold élevèrent au rang de prince le général
héréditaire des postes. Ce surcroît de grâces n'était que l'indice
d'un échec subi par la cause impériale. Le landgrave de Hesse et
l'électeur de Saxe venaient en eltet d'établir des postes dans leurs
états au lieu et place des postes de l'empire, et ils donnaient ainsi
LA CONVENTION POSTALE. 861
l'exemple de la révolte. Le titre de prince ne protégea point la mai-
son de Taxis contre les entreprises de dépossession : elle eut h sup-
porter, avec l'appui de la cour de Vienne, une longue série de luttes
pour défendre son réseau postal, qui, vers le milieu du xviii^ siècle,
se trouva fortement entamé. La Bavière, la Hesse, la Saxe, le Bran-
debourg, la Westphalie prussienne, d'autres pays encore avaient
conquis, à son détriment, leur indépendance postale. Cependant,
malgré cette défection, les services de La Tour et Taxis conservaient
le parcours le plus étendu dans le centre de l'Europe; ils tenaient,
les ports et les principales routes, et, s'ils ne pouvaient plus s'op-
poser à la création de concurrences, ils s'appliquaient, par des trai-
tés habilement combinés, à multiplier partout les échanges de dé-
pêches. Rien de plus curieux que ce petit fief sans territoire et sans
armée luttant contre les subtilités et les brutalités féodales, se
tirant toujours d'embarras dans les passes les plus difficiles, ma
nœuvrant, sans être écrasé, entre l'empereur et les princes, et sa-
chant s'imposer à tous par l'excellence relative de son organisation.
Il y a là vraiment un prodige d'habileté administrative et de diplo-
matie.
Pendant la révolution et sous le consulat, lorsque la république
française devint maîtresse des Pays-Bas et de la rive gauche du Bhin,
le grand-maître des postes féodales dut, comme bien d'autres sou-
verains, se replier devant elle. Il céda la place aux postes françaises;
mais il avait su se ménager la protection du vainqueur, et il avait
obtenu que, par une stipulation insérée dans un acte de 1803 fai-
sant suite au traité de Luneville (1801), la situation des services de
La Tour et Taxis en Allemagne fût maintenue telle qu'elle était lors
de la signature de ce traité. Il invoqua donc cette clause pour con-
server les postes dans les territoires de la rive droite du Rhin qui
venaient d'être attribués à la Prusse. La France était intéressée à
ce qu'il en fût ainsi, non- seulement parce que les services de Taxis
avaient toujours été bien exécutés au profit du gouvernement et du
public français, et en dehors de toute influence politique, mais en-
core parce qu'il était désirable de ne point remettre à l'adminis-
tration prussienne la direction des postes allemandes. Il y eut à ce
sujet des pourparlers diplomatiques qu'il n'est pas inutile de rap-
peler.
Dans un rapport adressé au premier consul, le directeur des
postes françaises, M. de Lavalette, proposait d'appuyer auprès du
roi de Prusse la réclamation du prince de La Tour et Taxis. « Il ne
s'agit pas seulement, disait-il, des relations avec l'empire (l'Alle-
magne), mais des correspondances de Qi pour plusieurs états du
nord, correspondances que l'office français a toujours évité avec
862 KtVUii DES DEUX MOiNDh».
soin de livrer aux postes prussiennes, qui aujourd'iiui ne dissimu-
lent pas le désir de s'en approprier le transit exclusif. » Consulté
sur cette proposition, le ministre des affaires étrangères, M. de
Taileyrand, émit une opinion de tout point conforme à celle de
M. de Lavalette. Il ajouta que le gouvernement français avait in-
térêt à traiter avec un office général dans l'enipiie plutôt qu'avec
les offices particuliers de chacun des princes qui composaient la
confédération germanique. M. de Taileyrand s'attendait à rencon-
trer du côté de la Prusse une vive résistance; mais il jugea qu'il y
avait lieu d'entretenir officiellement de cette affaire le cabinet de
Berlin. Comme on l'avait prévu, le roi de Prusse se montra fort
éloigné d'accueillir la prétention du prince de La Tour et Taxis, et
il répondit lui-même par un ordre émané de son cabinet à l'adresse
de son ambassadeur à Paris : « Les postes impériales ne sont point
encore abolies dans mes nouvelles provinces, non pas que sur la
question même j'aie pu être un seul moment indécis. L'inconve-
nance d'un établissement étranger dans le sein de mes états saute
aux jeux, et sous tous les points de vue, militaire, politique, de
finances et de police, la sûreté, la dignité, l'ordre, me prescrivent
la même mesure. Quand il s'agit de considérations aussi essen-
tielles, le droit naît du besoin... » Sauf cette étrange doctrine sur
l'origine du droit, doctrine qui s'est pieusement conservée en Prusse
et dont notre génération a pu voir toutes les conséquences, il est
juste de reconnaître que la prétention de Frédéric-Guillaume n'a-
vait rien d'excessif. Un pays indépendant doit avoir sa po-ste et ne
poijit la laisser à d'autres. Aussi le roi de l*rubse, invoquant, outre
son intérêt, le sens général du traité de Lunévilie et l'opposant aux
revendications particulières du prince de Taxis, ae mit en mesure
d'organiser un service de poste dans ses nouveaux états. Seulement
le prince régnant de La Tour et Taxis étant son beau-frère, il vou-
lut bien accorder une indemnité pécuniaire aux postes impériales
({ui se trouvaient ainsi dépossédées. L'affaire s'arrangea donc en
famille par un acte du 1"" novembre 1803. Dès cette époque, le
cabinet de Berlin essaya de conclure une convention postale avec
la France, mais les négociations échouèrent, et pendant toute la
durée de l'empire l'office de Taxis conserva notre clientèle pour le
transit' de nos dépêches à travers l'Allemagne.
En 1815, le congrès dt; Vienne reconnut le droit héréditaire du
grand-maître des postes féodales, qui ramena ses courriers dans les
pays que lui avait momentanément enlevés la conquête française.
Alors que les princes allemands rentraient dans leurs états, le
prince de Taxis obtenait, lui aussi, la restauration de sdu vieux fief
postal sur la rive gauche du Bhin. Bientôt cependant le VVurtem-
LA. CONVENTION POSTAifi. 863
berg et quelques autres contrées allemandes, imitant l'exemple de
la Prusse, organisèrent directement leurs services de poste, et peu
k\)eu roffice de Taxis vit son domaine se restreindre aux grands-
duchés de la Hesse-Darmstadt, de la Hesse-Électorale et de Saxe-
\\'eimar, aux duchés de JNassau, de Saxe-Cobourg et de Saxe-Mei-
niugen, à quelques principautés moins in)portantes et à la ville
libre de Francl'ort; il conservait en outré des bureaux dans les ports
anséatiques. Même avec ces proportions réduites, il continuait à
remplir un rôle considérable dans l'échange des dépèches euro-
péennes et à traiter d'égal à égal avec les administrations des prin-
cipales puissances. De 1818 à 1861, le prince de Taxis conclut dix
conventions avec l'administration française. Il avait su maintenir la
bonne organisation de son service, une exacte fidélité dans les
transports et un régime de taxes internationales qui ne le cédait en
libéralisme à aucun autre. Cependant après Sadowa ses jours étaient
comptés. La politique prussienne ne pouvait plus tolérer cette pe-
tite souveraineté si vivace, si indépendante, qui représentait l'an-
cienne Allemagne, et semblait protester contre le grand programme
unitaire. En 1867, le prince de La Tour et Taxis fut annexé et assez
mal indemnisé. Ainsi finit cette intéressante dynastie postale dont
le règne trois fois séculaire mérite assurément l'estime des histo-
riens, des économistes et des diplomates. En cessant de vivre, elle
a légué à l'empire d'Allemagne le soin d'exécuter le dernier traité
qu'elle avait conclu avec la France en 1861.
La Prusse, on fa rappelé plus haut, n'avait pu obtenir de la
Fnmce la convention postale qu'elle avait essayé de négocier en
1803. Elle excitait certaines défiances, car les affaires postales ont
toujours eu, particulièrement à cette époque, un caractère politi-
que; d'un autre coté, l'administration française préférait étendre
ses bons rapports avec l'office de Taxis, dont la discrétion ne lui
était pas suspecte. Ce fut seulement en 1817, sous la restauration,
que le cabinet de Berlin réussit à négocier à Paris un traité postal.
Depuis cette époque, d'autres conventions sont intervenues, et la
dernière, en date du 21 mai 1858, complétée par des actes addi-
tionnels de 1861 et 1865, était encore en vigueur lorsque la gueire
de 1870 a éclaté. L'état de guerre mit tout d'abord à néant les di-
vers contrats diplomatiques passés antérieurement entre la France
et les gouvernemens d'Allemagne. Bientôt l'invasion fit passer aux
mains de fonctionnaires allemands le service des postes dans les
départeinens occupés par l'ennemi. Dès la signature de l'armistice,
puis après l'échange des ratifications du traité de paix, on s'enten-
dit pour rétablir la régularité du service, dont la direction fut resti-
tuée partout aux agens français, sous la réserve des conditions par-
864 REVUE DES DEUX MONDES.
ticulières nécessitées par la présence de l'armée d'occupation. Ces
arrangemens pris à la hâte ne pouvaient avoir qu'un caractère pro-
visoire (1), et il était indispensable, dans l'intérêt des deux pays et
spécialement dans l'intérêt de l'Alsace-Lorraine, de remplacer par
une convention nouvelle et définitive non-seulement l'ancien traité
franco-prussien, mais encore les traités conclus avec le duché de
Bade en 1856 et avec la Bavière en 1858. Il convient en effet que
deux grands pays qui sont limitrophes ne demeurent point privés
des avantages réciproques qui résultent d'an bon service postal. De
même qu'au lendemain de la guerre on s'est empressé de niveler
les routes, de ressouder les rails et de rouvrir toutes les voies à la
circulation, de même, quelle que puisse être la vivacité des ressen-
timens entre deux peuples qui viennent à peine de déposer les
armes, il faut réorganiser au plus vite l'échange des correspon-
dances publiques et privées, les postes, les télégraphes, en un mot
tout ce qui entretient les relations internationales. La politique le
conseille, et l'intérêt du travail l'exige. En se rapprochant pour né-
gocier le nouveau traité qui a été signé à Versailles le 12 février
1872, les deux gouvernemens ont obéi à une nécessité impérieuse.
Il reste à juger l'œuvre des négociateurs, qui ne doit être définitive
qu'après avoir été approuvée par le pouvoir législatif en France et
en Allemagne.
II.
Toute convention postale a pour objet premièrement de faciliter
l'échange des correspondances entre les deux nations contractantes,
en second lieu de régler les conditions auxquelles chacun des deux
pays peut faire passer sur le territoire de l'autre les correspon-
dances adressées à une destination plus lointaine. Il s'agit, dans le
premier cas, des dépêches internationales; dans le second cas, des
dépêches de transit. On doit régler les modes de transports, le ré-
(1) 11 est aujourd'hui sans intérêt d'examiner ces arrangemens. Nous dirons cepen-
dant quelques mots d'une convention signée le 10 mars, à Reims, par les directeurs-
généraux des postes de France et d'Allemagne. Daas ce document, sorti des presses
de l'Imprimerie nationale, on lit des plirases telles que celles-ci : « Le gouvernement
allemand consent à ce que l'administration des postes françaises sera remise..., sans
que ce fait donnera lieu à aucun décompte,.. Les habitans seront avertis déjà dès à
présent... etc.. » Il ne faut pas toujours juger du fond par la forme; mais si le négo-
ciateur français n'a pas mieux défendu nos intérêts qu'il n'a défendu notre langue,
nous devons regretter doublement qu'un acte ainsi libellé figure dans nos archives
diplomatiques. L'Allemand ne s'est pas borné à dicter les clauses de la convention : il
les a écrites, et il leur a donné la marque de ses solécismes. On aurait bien dû nous
épargner cette disgrâce.
LA CONVENTION POSTALE. 865
gime des taxes et la répartition du produit entre les deux gouver-
nemens dont l'un a reçu et l'autre a distribué ou transmis plus
loin les dépèches.
D'après l'ancien traité, qui est maintenu provisoirement en vi-
gueur, la taxe entre la France et la Prusse était de hO centimes
pour les lettres affranchies, du poids de 10 grammes, à destina-
tion ou en provenance des provinces rhénanes, et de 50 centimes
pour les autres piovinces prussiennes. Les lettres non affranchies
supportaient une augmentation de 10 centimes, ce qui élevait res-
pectivement !a taxe à 50 et 60 centimes. Le traité conclu avec la
Bavière fixait les taxes de liO centimes pour les lettres affranchies
de 10 grammes, et de 60 centimes pour les lettres non affranchies.
Enfin le traité badois établissait les taxes de 30 et hO centimes pour
les lettres de 7 grammes 1/2. Le partage des produits entre les
gouvernemens était ainsi calculé : la France recevait les deux tiecs
pour les lettres des provinces rhénanes, et la Prusse le tiers; le pro-
duit de la taxe pour les lettres échangées avec les autres provinces
prussiennes était partagé par moitié. D'après le ttaitp bavarois, la
France recevait six dixièmes et la Bavière quatre dixièmes; d'après
le traité badois, il revenait à la France deux tiers et à Bade un tiers.
La convention du 12 février, destinée à remplacer les trois trai-
tés dont nous venons de résumer les conditions en ce qui touche
au transport des lettres internationales, établit une taxe de hO cen-
times pour les lettres affranchies, du poids de 10 grammes, adres-
sées de France en Allemagne, et de 3 gi^os ou 37 centimes 1/2 pour
les lettres adressées d'Allemagne en France. La taxe des lettres
non affranchies est respectivement de 60 centimes et de 5 gros ou
62 centimes 1/2. Une faveur est accordée aux correspondances dont
le parcours entre le bureau de départ et le bureau de destination
ne dépasse pas 30 kilomètres; pour ces correspondances, la taxe
n'est que de 30 ou hO centimes, selon qu'elles sont ou ne sont pas
affranchies. Cette réduction a sans doute été combinée pour com-
battre la fraude, qu'un tarif trop élevé eût encouragée, et pour fa-
voriser les relations entre les cantons limitrophes de la France et de
l'Alsace-Lorraine. Quant au partage des produits, les proportions
stipulées dans les traités antérieurs sont complètement supprimées.
Chaque gouvernement gardera en totalité les sommes qu'il aura per-
çues soit au départ des lettres affranchies, soit à l'arrivée des lettres
non affranchies.
Si l'on ne considère que le montant des taxes, la convention du
12 février ne modifie pas très sensiblement pour le public les con-
ditions existantes. D'un côté, elle accorde une diminution de 10 cen-
times pour les lettres qui s'échangent avec un certain nombre de
TOME xr,viii. — 1872. 55
8l<(5 REVUE DES DEUX MONDES.
pays allemands situés au-delà du Rhin, pays avec lesquels, sauf
Berlin, nos relations ne sont pas des plus actives; d'un autre côté,
en élevant le poids de 7 grammes 1/2 à 10 grammes, elle augmente
de 10 centimes le port des lettres échangées avec le grand-duché
de Bade. Quoi qu'il en soit, il y a dans l'ensemble une légère ré-
duction de tarif, réduction que les négociateurs auraient eux-mêmes
désirée plus forte, car ils sont convenus que le port des lettres af-
franchies sera abaissé de liO à 30 centimes, dès que les circon-
stances le permettront.
Le public français et allemand ne retirera donc pas immédiate-
ment un avantage bien sérieux; mais, s'il est désintéressé, il n'en
est pas de même du trésor français, qui jusqu'ici recevait les deux
tiers ou les six dixièmes des produits de la taxe sur la plus grande
partie des dépêches franco-allemandes, et qui désormais n'en per-
cevra plus que la moitié. Il est même permis de craii^dre que cer-
taines dispositions de détail, résultant du système de perception ou
du mode de transport, ne lui enlèvent une portion de cette moitié,
que la convention ne lui attribue qu'en principe, sans comptabilité
et sans garantie. Sur ce point, la convention du 12 février, compa-
rée avec les traités précédens, nous est évidemment désavanta-
geuse, elle diminue au profit de l'Allemagne notre part de recettes,
et elle porte une première et grave atteinte à une doctrine équi-
table que notre diplomatie postale était parvenue à Mre prévaloir
dans tous les traités conclus depuis 18Zi9. Cette doctrine, c'est que,
dans l'application du tarif international, qui se compose en général
des deux taxes perçues à l'intérieur de chacun des pays contrac-
tans, le partage des produits doit être réglé selon l'importance du
service rendu et des dépenses faites par chaque administration pour
le transport des dépêches.
Le tarif intérieur français, qui était de 20 centimes, a été élevé à
25 ''.entimes par la loi du 24 août 187Î; le tarif intérieur allemand
est de 1 gros ou 12 centimes 1/2. En fixant à hO centimes ou à
S gros (37 centimes 1/2) le montant de la taxe internationale, la
convention applique le tarif français et le tarif prussien, qui, ajoutés
l'un à l'autre, forment bien le total de 37 centimes 1/2 (1); mais,
comme chaque office ne perçoit la taxe que dans un sens, il faut,
pour calculer le produit que lui laisse le transport d'une lettre, et
en supposant de part et d'autre un nombre égal d'expéditions af-
franchies, prendre la moitié des chiffres ci-desst'S fixés. Par consé-
quent, chaque lettre échangée entre les deux pays produirait à la
(1) Le taux de 40 ceutime» adopté pour les lettres qui soxpédient do Fiance s'ex-
plique par rimpossibilité de percevoir avec la monnaie française le prix exact de
37 centimes 1/2, qui correspond en Prusse à 3 gios.
LA CONVENTION POSTALE. 867
France 20 centimes, soit 5 centimes de moins que son tarif inté-
rieur, et à l'Allemagne 18 centimes 3/4, soit 6 centimes Ijh de plus
que son tarif, qui est de 12 centimes 1/2. Ce rapprochement de chif-
fres montre que par l'effet de sa convention la France ne retrouvera
pas dans les taxes stipulées le prix qu'elle est obligée d'appliquer
aux lettres nationales, et que l'Allemagne, au contraire, en retirera
une recette supérieure de moitié au produit de son tarif intérieur.
Il y a là une première anomahe, et nous devons répéter ici que les
négociateurs de la convention du 12 février ont com|)létement ren-
versé la situation qui avait été adoptée dans les anciens traités, car
ceux-ci attribuaient à la France les deux tiers ou les six dixièmes
des taxes pour une partii^. des lettres franco- allemandes, et ces pro-
portions nous faisaient bénéficier d'un port supérieur à notre propre
tarif, qui n'était alors que de 20 centimes. C'est donc une double
perte pour le trésor français.
A première vue, l'on serait disposé à penser que la France a tous
les torts dans cette querelle de centimes, qu'elle doit porter la peine
de ses exagérations fiscales, qu'elle ne saurait les imposer aux au-
tres peuples, et que les Allemands sont très heureux de ne payer
que 12 centimes 1/2 pour leurs lettres intérieures, les Anglais 10 cen-
times 1/û, les Américiins des États-Unis 15 centimes, alors que Les
Français sont condamnés à payer 20 centimes et même aujourd'hui
25 centimes. Cette réflexion se présente naturellement à l'esprit.
Elle se propage dans l'opinion publique; elle inspire les apprécia-
tions trop sévères que nous portons parfois sur l'un de nos grands
services administratifs, et, ce qui serait plus grave, elle tend à nous
créer une situation désavantageuse, lorsque nous avons à traiter
avec les offices étrangers. 11 convient donc d'examiner si elle est
fondée, de la conti ô'er à l'aide des faits, et de savoir décidément
si, comme on paraît le supposer, la France persiste à méconnaître
les principes économiques et financiers qui doivent régir un bon
tarif postal.
Sous l'ancien régime, le transport des correspondances par des
courriers plus ou m:)ins réguliers était une attribution régalienne
que les souverains exploitaient directement ou affermaient à des
entrepreneurs, et qui était pour eux matière à revenu. Plus tard,
il a continué à former un monopole d'état, non-seulemer.t dans
un intérêt politique et financier, mais encore dans l'intérêt du
service postal, qui par son extension, par ses combinaisons multi-
ples et par l'obligation de rayonner sur tous les points du terri-
toire, c'est-à-dire de fonctionner très souvent à perte, échappait
aux moyens d'action et aux spéculations habituelles de l'industrie
particulière. Enfin, dans la dernière période, les gouvernemcns et
868 REVUE DES DEUX MONDES.
les peuples ont jugé que les postes doivent se dégager autant que
possible de leur caractère fiscal, que les rapports de famille ne sont
point de nature à être taxés, et que le trésor public gagne plus au
développement de l'industrie et du commerce, favorisé par l'abais-
sement des taxes postales, qu'il ne gagnerait par la perception de
taxes élevées. C'est en vertu de cette doctrine économique et libé-
rale que dans tous les pays, en France comme ailleurs, on a depuis
trente ans simplifié et réduit les tarifs des correspondances. Cepen-
dant, tout en opérant ces réductions, les gouvernemens se sont ap-
pliqués à ce que la poste rapportât au moins ce qu'elle coûte. Ils
ont bien voulu ne pas réaliser de gros bénéfices, mais ils n'ont
point voulu subir de pertes. Les États-Unis font exception à cette
règle. Ils ont adopté une taxe très basse (15 centimes). Sur leur
territoire immense et avec leur population éparse, ils ont le plus
grand intérêt à développer les relations, et il leur aurait fallu éta-
blir un tarif fort élevé pour couvrir leurs frais. Ils ont préféré su-
bir un grand sacrifice d'argent pour hâter l'œuvre du peuplement
et de la colonisation, qui est, dans le Nouveau-Monde, l'œuvre ca-
pitale. Sauf cette exception, qui s'explique par des considérations
particulières et impérieuses, les grands états ont organisé leur ser-
vice postal de manière à ne pas perdre, et, quand ils gagnent, à ne
pas gagner beaucoup.
Comment donc se fait-il qu'il y ait une telle différence entre la
taxe française, même quand elle n'était que de 20 centimes, et les
taxes de l'Angleterre, de l'Allemagne et d'autres nations? C'est que
la taxe, purement rémunératrice, doit être calculée d'après les dé-
penses et fimportance du service rendu. Si la France a plus de
/iO,000 boîtes aux lettres, levées au moins une fois par jour, tandis
que l'Angleterre n'en compte que 18,000 et l'Allemagne entière
(y compris l'Autriche) 35,000, si elle a une armée de 20,000 fac-
teurs, effectif très supérieur à celui que possède l'Angleterre ou
l'Allemagne, si elle entretient des bureaux dans les pays du Levant,
et si elle subventionne plusieurs lignes de paquebots, alors que
l'Allemagne ne sacrifie pas un centime pour faciliter les correspon-
dances d'outre-mer, on comprend que le service français, plus
étendu, plus fréquent, plus complet que le service anglais ou alle-
mand, coûte plus cher, et que par suite sa taxe soit plus élevée.
Economiquement, le transport des correspondances est une indus-
trie, et l'opération en elle-même n'est autre chose qu'un produit.
Or il y a produit et produit. Les services de postes ne sont pas
absolument identiques, et ils ne sont pas aussi perfectionnés ni
aussi coûteux. VoiLà tout le secret de la différence entre la taxe
française et certaines taxes étrangères. Cette assertion peut ren-
LA CONVENTION POSTALE. 869
contrer clés incrédules, car on na se figure pas aisément que, dans
la Grande-Bretagne par exemple, le service ne soit pas aussi com-
plet qu'en France. Rien n'est plus vrai cependant : un membre de
la chambre des communes déclarait au parlement en 1S68 que les
lettres de Londres à destination de certains districts de l'Ecosse res-
taient un mois en route. Qui ne sait au contraire que la plus mo-
deste commune de France possède depuis longtemps un service
quotidien, et que les hameaux neigeux des Alpes et des Cévennes
reçoivent la visite du facteur? En Allemagne, les lettres adressées
hors des villes ont été longtemps frappées d'une taxe supplémen-
taire qui n'a été abolie qu'au 1" janvier 1872; souvent même elles
n'étaient point portées à domicile, et les destinataires devaient les
faire prendre au bureau de poste. En France, le décime rural est
supprimé depuis vingt-cinq ans. Bref, la comparaison des taxes ne
peut s'établir équitablement que si l'on compare en même temps
l'étendue, la variété, la régularité des services qu'elles ont à rému-
nérer. A ces divers points de vue, notre ancienne taxe de 20 cen-
times était relativement très modique.
11 suffit au surplus d'examiner les budgets pour rendre cette dé-
monstration plus saisissante. Le service des postes rapporte à l'An-
gleterre environ 35 millions, tous frais payés. Le produit des postes
de l'empire germanique, non compris le grand-duché de Bade, le
Wurtemberg et la Bavière, qui ont des comptes distincts, est éva-
lué à près de 9 millions. En France, la moyenne des recettes effec-
tu-'es pendant les trois années 18(37, 1868 et 1869, s'est élevée à
90 millions, et la moyenne des dépenses portées au budget à 63 mil-
lions, ce qui laisserait un bénéfice annuel de 27 millions ; mais ce
bénéfice n'est pas réel; il disparaît même complètement, si l'on
ajoute aux dépenses le prix du transport des dépêches par les che-
mins de fer. En Angleterre, l'office des postes traite avec^les com-
pagnies, qui forment, comme on le sait, des entreprises particu-
lières et indépendantes; la somme qu'il leur paie pour le transport
des malles est comprise dans le montant de ses dépenses. De même
pour l'Allemagne, cet élément de frais est chiffré dans le budget
postal. En France, les compagnies sont obligées par les cahiers des
charges d'effectuer gratuitement la presque totalité des transports
de la poste, et ce service leur est imposé en compensation des sub-
ventions et des garanties d'intérêt qui leur ont été accordées. La
gratuité n'est donc que nominale, elle correspond à une dépense
faite sous une autre forme par le trésor, de telle sorte que, si Ton
veut se rendre compte exactement du prix de revient pour les postes,
il faut calculer le chiffre auquel on doit évaluer le coût du transport
par les chemins de fer. On lit dans un rapport publié par l'An-
870 REVUE DES DEUX MONDES.
nuaire des postes de \ 867 que ce chiffre pouvait être alors estimé à
61,81/1,000 francs. Plus récemment, les six principales compagnies
ont fourni le chiffre de 22 millions, auquel s'ajouteraient les trans-
ports opérés par les compagnies secondaires. La différence entre
les deux évaluations est très considérable. Quoi qu'il en soit, si l'on
accepte le chiffre de V Annuaire, le bénéfice apparent de 27 mil-
lions, porté au budget des postes pour la période triennale de 1867
à 1869, se transforme en une perte annuelle de 3/i millions, et si
l'on prend pour base le chiffre énoncé par les compagnies, il n'y a
ni gain ni perte. Ainsi, contrairement aux offices anglais et alle-
mand, qui retirent l'un et l'autre un profit net et certain du trans-
port des correspondances, l'administration française ne réalise aucun
bénéfice, si même elle ne subit pas une perte. C'est l'idéal des éco-
nomistes, qui refusent aux gouvernemens le droit d'exploiter la
poste comme un élément de revenu. La taxe française n'est devenue
un impôt que depuis son relèvement à 25 centimes. Il n'est pas be-
soin de rappeler les motifs de cette augmentation, qui pès3 lourde-
ment sur nos correspondances intérieures, et qui doit peser de m.êrae
sur les correspondances que la France échange avec l'étranger.
A quel titre les lettres allemandes, qui sont admises dans l'in-
térêt commun à circuler sur notre territoire et à profiter de notre
service perfectionné, de nos nombreux buiraux, de notre armée de
fact'jurs, — à quel titre ne paieraient-elles au trésor français que
20 centimes, quand nos lettres nationales paieront 25 centimes?
D'un autre côté, alors que la taxe intérieure de l'Allemagne est de
12 centimes 1/2, prix rémunérateur et même profitable, pourquoi
l'administration de Berlin percevrait-elle sur les lettres échangées
entre la France et l'Allemagne, pour la part afférente au parcours
sur son territoire, une taxe de 18 centimes 3/6? De telles condi-
tions semblent difficiles à justifier. A quelque point de vue que l'on
se place, les dépêches internationales ne méritent pas d'être mieux
traitées que les dépêches nationales. Si l'office qui expédie est dis-
pensé de la levée de la lettre, et si l'office qui reçoit n'a point à
faire la distribulion, cette économie est largement compensée par
le plus long paî cours moyen des lettres en provenance ou à desti-
nation de l'étranger. Les dépêches internationales, consacrées pour
la plupart aux correspondances de la banque et du commerce,
ne sont pas plus intéressantes, s'il nous est permis d'employer ce
terme, que nos correspondances de famille ou celles du commerce
intérieur : les profits de la banque et du commerce avec l'étranger
proviennent ordinairement d'opérations plus considérables qui peu-
vent le plus aisément supporter la taxe, quelle qu'elle soit. Enfin,
puisque la France est condamnée à payer un surcroît d'impôt, il
LA CONVENTION POSTALE. 871
n'est pas juste qu'une catégorie particulière de correspondances
échappe à cette triste loi, et c'est le cas plus que jamais de tenir
bon pour l'application du principe qui recommande d' assurer à
chacun des deux pays, liés par une convention, la perception de
son tarif intérieur sur les lettres internationales.
L'explication de la clause qui a été acceptée au nom de la France
se fonde sans doute siir l'avantage que présenterait la suppression
de tous comptes entre les deux offices, peut-être aussi sur la résis-
tance qu'aurait opposée le négociateur allemand, si l'on avait voulu
obtenir une répartition inégale des produits entre la France et l'Al-
lemagne. Il est délicat d'apprécier des discussions diplomatiques,
et l'on doit y apporter de grands ménagemens, aujourd'hui sur-
tout qu'il faut tenir compte des difficultés de notre situation et du
caractère des parties en i)résence. Aussi nous oserions à peine
nous permettre ces observations, si nous n'avions pour nous soutenir
non-seulement le sentiment de l'intérêt national, mais encore les
principes de notre législation, l'avis formel de l'assemblée législa-
tive de 1851, la pratique constante da plus de vingt années et l'ad-
hésion que les puissances étrangères, la Prusse entre autres, ont
donnée à ces principes en les pratiquant elles-mêmes.
Certes rien ne paraît plus simple, au premier abord, que de par-
tager également entre les deux pays qui se lient f)ar un traité les
produits de la recette postale. Chaque nation n'a-t-elle pas un égal
intérêt à l'établissement de correspondances régulières et rapide.^»
A quoi bon compliquer les opérations par àes calculs qui seront
toujours plus ou moins hypothétiques? N'y a-t-il pas en outre un
regrettable préjugé d'infériorité contre celui des deux gouv rne-
mens qui accepterait pour l'échange des dépêches une rétribution
moindre que celle dont l'autre serait appelé à profiter? Voilà com-
ment on tente de soutenir le principe du partage égal des recettes;
mais, en pareille matière, l'égalité absolue n'aboutit le plus sou-
vent qu'cà l'injustice. Le premier fondement d'une convention, c'est
la réciprocité ou, pour mieux dire, l'équivalence des avantages que
les deux parties contractantes s'accordent mutuellement. Si l'un
des deux pays a une plus grande étendue, s'il est mieux desservi,
s'il fait plus de sacrifices que l'autre pour son organisation, évi-
demment il a droit à un prélèvement plus fort sur les recettes de
la correspondance internationale, et il serait lésé par un égal par-
tage. De même, s'il est reconnu que, par l'effet des relations éta-
blies, le plus long parcours des dépêches s'effectue sur l'un dds
deux territoires, il est logique d'allouer une rétribution plus élevée
à l'administration qui supporte ainsi le plus de dépenses. Le par-
tage égal des recettes est une opération simple, mais arbitraire et
872 REVUE DES DEUX MONDES.
brutale; l'inégale répartition, quand les services rendus ne sont pas
égaux, est une opération qui peut être parfois compliquée, mais qui
réalise l'équité, la loyauté des contrats. L'administration française,
qui, nous l'avons démontré plus haut à son honneur, a fait le plus
de sacrifices pour améliorer le régime postal , devait naturellement
eu réclamer le prix dans les traités qu'elle avait intérêt à conclure,
et déjà, sous le gouvernement de juillet, elle avait réussi à obtenir
de plusieurs états étrangers une part supérieure des recettes pro-
duites par les correspondances étrangères. Appelée à étudier la
question en lS!i9 et en 1850, à l'occasion des traités conclus avec
la Belgique et la Suisse, l'assemblée législative avait proclamé la
justice du principe invoqué par le gouvernement et tracé la règle à
suivre en pareille matière lors des futures négociations.
En 1851, la même assemblée eut à examiner le traité conclu le
9 novembre 1850 entre la France et la Sardaigne. Le rapporteur
de la commission, M. de Lagrené, indiqua de nouveau les prin-
cipes qui doivent régir les conventions postales; il le fit en termes
si nets et si clairs qu'.il nous paraît utile de reproduire cette partie
du rapport. « Pour être conforme au principe de la vérité, la ré-
parLition entre les parties contractantes du prix fixé pour les lettres
internationales doit être exactement proportionnelle aux services
rendus et aux dépenses effectuées de part et d'autre. Il fallait une
enquête pour dégager tous les élémens du problème à résoudre :
elle a été contradictoirement opérée, pendant cinq jours, des deux
côtés de la frontière, et qu'il nous soit permis à ce sujet de féliciter
les deux gouvernemens d'être entrés dans cette voie de l'enquête si
laborieuse, il est vrai, mais si féconde en enseignemens profitables.
L'enquête en effet, quand il s'agit d'arriver aune solution conforme
aux règles de la justice et de la proportionnalité, est la seule base
rationnelle d'une négociation sérieuse,... elle seule, au nom des
faits, en vertu de la précision des chiffres, peut avoir l'autorité né-
cessaire pour dominer l'antagonisme des intérêts contradictoires et
ramener à une moyenne équitable les prétentions divergentes. —
Le résultat de l'enquête a été de constater que la dislance utile-
ment parcourue sur les territoires respectifs par les correspon-
dances échangées entre les deux pays avait été, pour la France,
de 2,971,078 kilomètres, et, pour la Sardaigne, de 1,122,004 ki-
lomètres. — La taxe uniforme ayant été préalablement fixée à
50 centimes par lettre, il ne restait plus qu'à répartir équitablement
cette somme entre les deux offices, proportionnellement aux frais
de transport réciproques constatés par la distance, en tenant compte
des frais généraux qui sont en proportion inverse de l'importance
de chaque administration. — Telle a été la base du calcul dont le
LA CONVENTION POSTALE. 873
résaltat a donné pour la France les deux tiers des 50 centimes, et
un tiers pour la Sardaigne... » Sur les conclusions de l'honorable
rapporteur, l'assemblée législative décida par son vote que ce mode
d'opérer serait désormais employé pour la préparalion des conven-
tions postales. De 1851 à 1870, le système de l'enquête a été pres-
que toujours mis en pratique. La plupart des gouvernemens ont ac-
cepté comme juste le principe de l'inégale répartition des recettes;
le cabinet de Berlin l'avait accepté dans la convention de 1858,
le cabinet de Londres dans un traité de 1869 qui, prorogeant l'exé-
cution d'une clause admise dans des traités antérieurs, attribuait
cinq huitièmes à la France et trois huitièmes à l'Angleterre dans
la répartition de la taxe des lettres anglo-françaises. Il suffit de citer
ces deux exemples, l'Angleterre et la Prusse ayant l'enviable répu-
tation de veiller avec le plus grand soin à la défense de leurs inté-
rêts. Après ces explications et à la suite de ces précédens, il est re-
grettable que les négociateurs de la convention franco -allemande
du 12 février 1872 se soient écartés de la règle si nettement tracée
en 1851 par l'assemblée législative. Les vrais principes sont atteints,
et la France y perd.
Les autres articles de la convention qui concernent l'échange des
correspondances internationales comporteraient également diverses
observations. S'il faut louer l'adoption du régime que l'Allemagne
applique aux lettres recommandées, il est permis de n'accueillir que
sous réserve les clauses relatives aux lettres cluirgccs. Ces clauses
augmentent sans profit la responsabilité pécuniaire de notre admi-
nistration, et les taxes sont combinées de telle sorte que l'envoi
d'une somme d'argent de Paris à Berlin coûte moins cher qu'un
envoi de Paris au Havre. Il y aurait encore à signaler une inéga-
lité, sinon de droit, du moins de fait, qui se rapporte au paiement
de la taxe des journaux. Ce sont là des points relativement secon-
daires. Les dispositions adoptées pour le transit ont beaucoup plus
d'importance.
Par sa situation géographique, la France est une grande voie de
transit pour les lettres comme pour les marchandises qui s'échan-
gent d'une part entre la péninsule ibérique et le reste de l'Europe,
d'autre part entre la plus grande partie de l'Europe et le Nouveau-
Monde. Cette voie de transit est desservie par des moyens de trans-
port très multipliés, elle aboutit à plusieurs lignes de paquebots,
pour lesquelles le trésor paie une subvention annuelle de près de
30 millions. Aucune nation, pas même l'Allemagne, qui occupe le
centre de l'Europe, n'est en mesure de fournir à la France en ma-
tière de transit l'exacte réciprocité des services que la France lui
rend. Les autres ont besoin de nous plus que nous n'avons besoin
d'eux. C'est un avantage naturel, dont notre gouvernement a aug-
874 REVUE DES DEUX MONDES.
mente le prix par d'intelligens sacrifices : il serait malséant d'en
abuser, mais l'équité veut qu'il nous profite.
La doctrine sur le transit postal a éi,é exposée dès 1791 dans un
rapport pr.'senté à l'assemblée nationale. Parlant du transit franco-
hollandais, le rapporteur s'exprimait ainsi : « Existe-t-il pour la
Hollande une autre voie que celle de la France pour recevoir les
lettres d'Espagne? Nous devons estimer notre position à cet égard
comme nous calculons les productions de notre sol. Ce n'est pas
user tyranniquement de la nécessité où est la Hollande de passer par
nos mains que de soumettre son commerce à payer à notre office
les lettres que nous lui remettons le même prix que paient les
Français qui habitent la frontière... H est ceriain que, si nous tirons
parti des avantages que notre position nous assure vis-à-vis de
l'étranger pour la correspondance, on ménagera d'autant le com-
merce de la France... H y aurait de la maladresse à demander à
l'office de Londres un trop haut prix pour sa correspondance avec
l'Italie, puisque les courriers d'Augsbourg sont en concurrencé avec
las nôtres; mais il y a de la duperie à lui faii e trop bon marché de
celle que personne ne peut nous disputer. «Ainsi, d'après le principe
énoncé en 1791, les dépêches de transit doivent acquitter au moins
la même taxe que les di^pêches natiouaies sur les parcours qu'elles
effectuent à travers la France, sauf dans les cas où il est nécessaire
de lutter contre une voie concurrente.
L'assemblée législative adopta en 1850, sur le rapport de M. de
Lagrené et à l'occasion du traité conclu avec la Suisse, la même
doctrine, exprimée en ces termes : « Le transit ne doit pas en gé-
néral êU*e accordé à un prix tel que les habitans du pays dont le
territoire tst emprunté soient soumis, pour ieiu* [)ropre correspon-
dance vers une môme destination, à des conditions plus onéreuses
que l'étranger forcé d'emprunter ce territoire. Les seules excep-
tions que comporte ce principe ne sauraient être que celles qui
sont réclamées par l'intérêt du trésor, quand il s'agit par exemple
soit de conquérir un nouveau transit, soit de conserver un transit
sérieusement menacé, ou bien encore par les sacrifices réciproques
que pourrait s'imposer le pays auquel on accorderait une semblable
faveur. » Faut-il ajouter que, pour le transit comme pour la taxe
des dépêches internationales, la doctrine rationnelle et équitable
exprimée en 1791, rappelée et précisée en 1 850, a servi de règle dans
les négociations qui ont été engagées depuis celte dernière date?
La plupart des traités ont substitué à l'ancienne uniformité des prix
du transit dans les deux pays contractans un système de taxation
gradué suivant la nature des services respectifs et le danger plus
ou moins éloigné de la concurrence.
11 est juste de reconnaître que cette conquête de l'équité n'a pas
LA. CONVENTION POSTALE. 875
été obtenue sans peine ni sans protestation. Dans la conférence in-
ternationale des postes tenue à Paris en 1863, les représentans de
plusieurs puissances insistèrent pour que le transit des dépêches
fût réciproquement gratuit. Ils invoquaient éloqueniraent les droits
de la civilisation moderne; mais le mérite de cette invocation quel-
que peu emphatique était sin^ulièroment alFaibli par la situation
personnelle de ceux qui la proféraient au sein du congrès postal.
Ces partisans de la gratuité appartenaient à des pays qui n'offrent
pas de grandes facilités de transit, et qui ont besoin du transit sur
les autres territoires. Leur opinion découlait donc dos sources les
plus pures de rinlérêt, ce qui est assez ordinaire en pareils cas.
Malgré l'avis des délégués de la France, qui désiraient laisser à
chaque état le soin de débattre, selon ses intérêts, les conditions si
variables du transit, la conférence de 1863 adopta un moyen terme
en exprimant le vœu que la taxe de transit fût réduite à moitié de
la taxe nationale, c'est-à-dire que, dans un pays où le tarif postal
intérieur serait de !^0 ceiit'mes par lettre, le tarif de trans't fût fixé
à 10 centimes. Elle alléguait que cette catégorie de dépêches,
n'exigeant que l'opérat^on du transport sans levée ni distribution,
doit entraîner moins de frais, et que la réduction de tarif réalise le
principe général qui proportionne la taxe à la dépense laite et au
service rendu. Au surplus, cette décision platonique de la confé-
rence internationale est demeurée sans exécution. Dans les diverses
conventions postales négociées depuis 1863, les parties contrac-
tantes ont rt'glé les conditions du transit d'après les lois de la réci-
procité, en vue de la concurrence et au mieux de leurs intérêts. La
Prusse elle-même s'est trouvée dans le cas de refuser à l'Angleterre
la demi-taxe de transit que son délégué à la conférence de Paris
avait appuyée.
EsL-il vrai que les dépêches en transit coûtent moins cher à trans-
porter que les dépêches nationales? Cela est contestable, car le
plus ordinairement ces dépêches traversent tout le territoire et font
le plus long parcours. En outre, pour celles qui doivent prendre la
voie de mer sur nos paquebots, à Marseille, à Bordeaux, à Saint-
INazaire, à Brest ou au Havre, il est juste qu'on leur fasse payer
leur part des lourdes subventions allouées aux services de paque-
bots qui les attirent et les transportent au loin. Enfin les journaux
et imprimés, dont la taxe est toujours fort modérée, encombrent
nos wagons-poste, où ils prennent la première place, selon les con-
ventions, ce qui nuit, dans certains cas, à la transmission des dépê-
ches nationales. Pourquoi ne dirai-je pas à cette occasion qu'étant
préfet des Ilautes-A'pes, je n'ai pu obtenir en 1870 pour les corres-
pondances de Gap et de la partie haute du département le mode
de transport le plus régulier par la voie de Marseille, parce que le
876 REVUE DES DEUX MONDES.
train rapide de Paris à Marseille était surchargé par les malles ex-
pédiées en transit vers la Méditerranée? Pour les postes comme
dans toute industrie, il arrive un moment où l'encombrement de la
marchandise crée de graves embarras et augmente la dépense. Il
faut assurément faire le service coûte que coûte, mais il n'est que
juste de retrouver dans la taxe nationale, internationale ou de tran-
sit, au moins le prix de revient. Ce qu'il importe seulement d'éta-
blir pour cette discussion, c'est que le coût du transit n'est point
nécessairement au-dessous de celui des dépêches intérieures; il
peut même quelquefois être plus élevé. Dans tous les cas, lorsque
la France traite avec une nation étrangère, il est prudent de pro-
céder à une enquête pour savoir quelle est au juste la valeur des
services que se rendent réciproquement les deux parties contrac-
tantes. On peut être certain que presque toujours, grâce à notre
situation géographique et à la supériorité de notre organisation
postale, la part de la France sera la plus forte, et devra par suite
être la plus rémunérée.
L'assemblée nationale appréciera si les dispositions de la con-
vention du 12 février 1872 sur le transit franco-allemand sont con-
formes à nos intérêts. Elles dérogent complètement aux principes
recommandés par les précédentes assemblées, elles stipulent la gra-
tuité pour le transit à dccoiiveri, et elles ne frappent le transit en
dépêches closes (1) que d'une taxe très faible, dont une partie pourra
même être éludée; elles accordent pour les transports par mer le
trait-ement réciproque de la nation la plus favorisée; réciprocité bien
illusoire, car nous donnons à l'Allemagne le service de plusieurs
lignes de paquebots, et l'Allemagne, dont le littoral est si restreint,
ne subventionne aucune ligne dont nous ayons à profiter; enfin il
semblerait résulter de la combinaison de certains tarifs que parfois
la dépêche alleinande transitant par la France et expédiée par nos
paquebots serait moins taxée que la dépêche française adressée à
la même destination.
Il serait permis de s'écarter des anciennes règles et d'entrer lar-
gement dans le système adopté par la convention du 12 février, si
l'expérience démontrait que nos tarifs internationaux ou de tran-
sit, ainsi que le mode d'application, se sont opposés au développe-
ment des correspondances. La statistique démontre au contraire
qu'à la faveur du régime actuel les correspondances se sont accrues
dans des proportions très sensibles. De 18A8 à 1869, le nombre des
lettres intérieures s'est élevé à 36/i millions, soit 2/12 millions ou
(1) Le transit à découvert s'applique aux correspondances expédJL'es par dépêches
ou paquets à l'administration qui sert d'internit'diaire, et le transit en dépêches closes
aux malles, valises ou paquets scellés que l'administration intermédiaire doit trans-
mettre intacts à l'office destinataire.
LA CONVETNTION POSTALE. 87/
190 pour 100 de plus qu'en 18/i8. Celui des lettres internationales
a été porté de 7 millions à 33 millions, soit 357 pour 100 de plus,
et celui des lettres étrangères transportées en transit présente une
augmentation de 506 pour 100; il n'était que de 1,677,000 en 18/i8,
il a atteint 10,165,000 en 1869. La progression pour le transport
des imprimés est également très considérable. Notre tarif à l'égard
des étrangers ne saurait donc être critiqué comme illibéral, et il
semble peu opportun de le réduire au moment où nous sommes
obligés d'élever tous les impôts intérieurs.
L'intérêt financier, que l'on doit moins que jamais perdre de vue,
est ici très sérieusement engagé. De 18/i0 à 18/18, le solde payé à
la France par les offices étrangers et coloniaux n'était en moyenne
que de 1 million de francs; il s'est accru chaque année sous le ré-
gime des nombreux traités qui ont été successivement conclus de
1848 à 1869, et pour cette dernière année le solde au profit du tré-
sor atteint 5,380,000 francs. La statistique officielle ne fait pas
connaître quelle est dans ce chiffre la proportion payée par les pays
qui forment aujourd'hui l'empire d'Allemagne; mais la distinction
importe peu, attendu que, si nous n'y prenions garde, les autres
nations seraient disposées à réclamer de la France des conditions
postales analogues cà celles qui sont inscrites dans le récent traité,
et que par suite une grande partie du bénéfice actuel risquerait
d'être compromise.
Ce sont en effet les principes qui, dans la convention du 12 fé-
vrier 1872, provoquent un examen approfondi et quelquefois criti-
que. Priruipiis ohsta. Ainsi que le déclarait en 1851 l'éminent rap-
porteur de l'assemblée législative, M. de Lagrené, le mécanisme
des conventions postales est difficile à saisir, et « elles exigent une
étude particulière, à laquelle des hommes politiques ont rarement
occasion de se livrer. » Il est à craindre que le négociateur alle-
mand, qui dirige depuis de longues années le service des postes
prussiennes et qui n'est pas un homme politique, n'ait usé large-
ment contre nous de ce dernier avantage. 11 a proposé de substituer
aux doctrines acceptées par lui en d'autres temps des combinaisons
qui se recommandent par la simplicité de leur mécanisme, mais qui
renversent complètement les notions de réciprocité et les pratiques
équitables introduites depuis vingt ans, après de longs débats,
dans cette partie du code international. Si la convention est ap-
prouvée par l'assemblée nationale, l'expérience prononcera sur le
mérite de ces combinaisons, et, dans le cas où nos intérêts finan-
ciers se trouveraient trop fortement atteints sans autre compensa-
tion, il serait possible de remédier promptement à un état de choses
qui n'aurait pas répondu à l'attente loyale des négociateurs, car
chacune des parties contractantes s'est réservé la faculté de résilier
878 REVUE DES DEUX MONDES.
le traité, en prévenant l'autre de ses intentions une année à l'a-
vance. Cette clause prudente est insérée dans toutes les conven-
tions postales, qui demeurent ordinairement étrangères à la poli-
tique et se règlent sur les intérêts.
Il reste d'autres questions à débattre entre la France et l'empire
d'Allemagne. Oserions-nous, en terminant, indiquer dans quel es-
prit elles doivent être appréciées par les deux peuples et discutées
par les deux gouvernemens? Après une lutte des plus sanglantes,
le sort des armes s'est déclaré contre nous. Nous pourrions, comme
les orgueilleux, nous exalter au souvenir de nos tiinmplies passés,
lancer de nouveaux défis à la fortune et rêver l'immédiate revanche.
La sagesse et le patriotisme commandent une autre conduite. Tant
que nous avons des troupes étrangères sur notre sol, le présent ne
nous appartient pas; l'avenir n'appartient ni à nos vainqueurs ni
à nous. II y a, pour le moment, une immense plaie à cicatriser, un
besoin universel d'apaisement et de travail, une loi supérieure qui
commande aux deux peuples, si acharnés hier l'un contre l'autre,
de remettre en place les intérêts, de rassurer les familles et de ré-
tablir sur toute la surface de l'Europe ces rapports de toute nature
qui sont le devoir, le profit et l'honneur des nations civilisées. C'est
l'œuvre de la diplomatie. L'Allemagne n'a point à être généreuse,
et la France, qui n'est pas d'humeur à s'abaisser, n'a point lieu
de se montrer hautaine; mais dans les négociations qui doivent ré-
gler à nouveau les échanges du commerce, les mouvemens de la
navigation, le régime des postes, en un mot tous les intérêts maté-
riels, les représentans des deux nations peuvent librement traiter
d'égal à égal, pendant que la France se soumet aux plus durs sa-
crifices et redouble d'efforts .pour payer sa rançon. Notre budget
politique se compose de deux comptes bien distincts, le compte de
la guerre et le compte de la paix. La diplomatie, s'inspirant de sa
mission conciliante, aura bientôt régli ce dernier compte. L'autre
ne sera sollé que le jour oi^i le territoire français sera définitivement
libre, et, s'il arrivait que d'ici là pour le conunerce, pour les postes
ou pour tout autre objet, nous fussions disposés à faire quelques
concessions à l'Allemagne, l'équité et fintérèt mutuel du bon ac-
cord voudraient qu'il nous en fût tenu compte. Le traité postal du
12 février 187*2 devrait, à notre sens, figurer au nombre de ces
concessions; c'est à ce point de vue seulement qu'il nous a paru
utile de mettre en relief les avantages qu'il procure à l'Allemagne.
G. Lavollée.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS
D'UN JEUNE INVALIDE
I.
Le train courait à tonte vapeur sur la ligne de Rouen, nous avions
dépassé Amiens; il était alors minuit environ. Soldats du W chas-
seurs à piid, après un mois de séjour h Boulogne, où se trouvait le
dépôt, nous allions à l'armée de la Loire rejoindre notre corps.
Nous étions là, pressés les uns contre les autres, dans ces wagons
de troisième classe aux comparlimens anguleux, trop étroits, qu'en-
combraient encore nos nombreux objets d'équipement militaire.
Chacun s'était logé un peu au hasard, comme il avait pu. La gaîté
du reste n'avait pas manqué le long de la route; c'étaient des rires
sans fin, des jeux de mots, des plaisanteries dont les Prussiens
avaient la bonne part; on entonnait en chœur des chants patrio-
tiques, ks voix se répondaient d'un wagon à l'autre, et, quand nous
passions dans les gares, nos clairons par les portières allègrement
sonnaient la charge. Cependant, la nuit venue, tout^ cette efier-
vescence du départ s'était un peu calmée; le moins exigeant eût
bien voulu dormir. Pour moi, en montant dans le train, séparé de
mon escouade, je n'avais pu retrouver qu'un de mes amis, Paul V...,
autre engagé vo'ontaire. Épuisé de fatigue, je sommeillais en face
de lui. Tout à coup une épouvantable secousse se produit, en même
temps nous nous sentons soulevés de nos places; autour de nous, les
cloisons vacillent et se rapprochent avec un craquement sinistre, .les
banquettes se brisent, les vitres, les quinquet«, volent en mille
pièces, et nous-mêmes, saisis, broyés, cherchant en vain à re-
pousser loin de nous eu des torsions désespérées ces fusils, ces
sacs, ces éclats de bois qui nous étouffent et nous déchirent, nous
sommes emportés dans le tourbillon. Cela ne dura qu'un instant,
880 REVUE DES DEUX iMONDES.
instant aiïreux, avec des hurlemens de douleur, des cris de rage, des
supplications, des blasphèmes; puis une dernière secousse se fit, et
tout rentra dans le silence.
J'ai connu plus tard les détails de l'accident. A l'heure où nous
quittions Amiens, le chef de gare de Critot, petit village des envi-
rons, avait été, comme tous les autres, prévenu de notre passage.
Soit oubli, soit toute- autre cause, il négligea de placer un aiguil-
leur qui nous eût avertis. En arrivant k Critot, au lieu de suivre la
droite voie, la machine s'engagea sur un chemin de garage, heurta
le poteau transversal où viennent s'appuyer les trains, enfonça du
même coup le mur de maçonnerie qui le soutenait, parcourut en-
core une trentaine de mètres sans rails, en terre libre, et d'un der-
nier bond vint s'enfoncer de plusieurs pieds dans le sol. Lancés à la
suite, les wagons rencontrèrent l'obstacle, et sous l'impulsion ac-
quise essayèrent de le franchir, se poussant, se heurtant, montant
les uns sur les autres; mais le choc avait été si violent que les
chaînes rompirent au cinquième wagon, et sauvèrent ainsi ceux qui
nous suivaient.
Par malheur pour moi, je me trouvais au commencement du
train. Une douleur atroce me saisit quand je sentis mes os crier
sous la pression. Je n'eus plus bientôt le temps de souffrir : le flot
m'enleva. Lorsque je me retrouvai, j'étais couché en travers de la
voie, le corps engagé sous un énorme amas de débris : ma tête
seule dépassait; j'étouffais. De mon bras gauche resté libre, j'essayais
de me soulever pour respirer un peu; mais mon poignet déchiré ne
me soutenait plus. Dans le mouvement de recul produit par la rup-
ture des chaînes, j'avais été traîné sur le sol l'espace de plusieurs
mètres; l'effort même que je faisais pour me retenir de la main
n'avait servi qu'à me briser davantage : les nerfs étaient à nu. Je
retombai la face contre terre, mordant des lèvres le sable de la
voie. A quelque hauteur au-dessus de moi râlait un de nos cama-
rades, un pauvre petit chasseur qui, pendant le voyage, occupait
m.on compartiment, et qui, voulant dormir, s'était couché à nos
pieds. Par un fait singulier, tandis qu'après deux tours sur moi-
même j'étais renversé à terre, lui, soulevé en sens contraire, était
porté tout au haut des débris. Pris entre deux ais disjoints, il res-
tait là suspendu, le corps brisé, et son sang tiède, à larges gouttes
pressées, me découlait sur le front.
Cependant parmi nos camarades, dans le reste du train, l'émo-
tion était grande. On crut d'abord à une attaque des Prussiens.
Tout le monde était descendu. Les soldats en hâte chargeaient leurs
fusils; les officiers, sabre en main, cherchaient à rallier leurs
hommes et criaient : En avant! On connut enfin la triste réalité.
UA JEUNE INTALIDE. 881
Deux ou trois ble'^sés projetés sur la voie par la violence du choc
se traînaient péniblement le long du talus; les survenans les ren-
contraient du pied. Pas de lumière : des voix s'appelaient dans
l'obscurité; la nuit était si noire qu'à peine pouvais-je, à la lueur
des feux de la machine échouée près de là, distinguer quelques
silhouettes qui n'avançaient qu'en hésitant. Je crus reconnaître
un ami; j'appelle, on accourt, on s'empresse, on écarte la masse
énorme qui pèse sur moi. En moins d'une minute, je suis dégagé;
on veut me faire tenir debout. Hélas! c'était trop demander à mes
membres rompus. Je me repliai sur moi-même avec un gémisse-
ment de douleur. Alors, me soulevant doucement par le haut du
corps, quatre camarades me portèrent dans une prairie en contre-
bas qui longe la voie du chemin de fer. Quand j'y arrivai, je trouvai
déjà couchés sur l'herbe une trentaine de corps, morts ou mou-
rans; celui près duquel on me plaça n'était autre que Paul V...,
mon ami. Nous nous reconnûmes. On venait d'apporter la lanterne
qui se trouve à l'arrière des trains : je pus voir son pied droit horri-
blement fracassé; il n'avait plus ni guêtre ni soulier. Jusque-là je
n'avais pas perdu connaissance un seul instant, et je me rendais
parfaitement comjjte de tout ce qui se passait autour de moi; de
temps en temps seulement la douleur m'arrachait un cri. Paul V...,
lui, soulfrait sans se plaindre. Çà et là dans la plaine, nous enten-
dions nos noms ré[)étés par ceux qui nous cherchaient; nous n'avions
pas la force de ré|)ondre.
Aussitôt après l'accident, des employés étaient sortis de la gare
pour reconnaître de leurs yeux ce qui s'était passé. Une locomotive
arriva enfin avec des ouvriers, des torches, des outils. En même
temps les gens du pays commencent à s'éveiller. Critot est un petit
village de quelques centaines d'habitans. Les deux cloches de l'é-
glise, ébranlées à la fois, tintaient Jugubrement, portant au loin la
mauvaise nouvelle. Là aussi on croit à une atta(|ue des Prussiens,
et, s'armant de fourches et de fusils, nos paysans s'apprêtent à
faire une vigoureuse résistance. A peine détrompés, ils se mettent
à l'œuvre. Grâce à ce renfort, le déblaiement s'opère rapidement;,
les corps viennent de plus en plus pressés s'aligner dans la prai-
rie. La scène était étrange et lugubre à la fois. Cent corps et plus
étaient couchés dans la plaine; on nous avait tous couverts du petit
manteau bleu des chasseurs. Quelques-uns autour de moi avaient
les lèvres noires, les dents serrées, les yeux hagnrds et grands ou-
verts; leurs têtes convulsivement retournévis disaient une horrible
soulTrancri, et de leurs ongîes, dans les dernières crispations de l'a-
gonie, ils fouillaient la terre gelée. Un groupe d'ombres, des tor-
ches à la main, allait de l'un à l'autre : c'étaient nos officiers cher-
TOME xcvm. — 1872. 56
8S2 REVUE DES DEUX MONDES.
chant à reconnaître leurs hommes; ils se baissaient pour regarder
les visages, et la résine dégouttait le long de leurs doigts. La nuit
était toujours sans étoiles, et le brouillard du matin, tombant sur la
plaine, enveloppait la flamme des torches d'un nunge épais qui de
loin lui prêtait une teinte sanglante. Avec les officiers marchait un
jeune homme, un étudiant en médecine, élève des hôpitaux de
Paris, alors de séjour à Gritot. Il se baissait, lui aussi, et regar-
dait; parfois il disait quelques mots, on enlevait le corps qu'on dé-
posait près du talus en un endroit où d'autres étaient entassés :
ceux-là étaient morts. Derrière le groupe venait un prêtre. Quand
ils s'approchèrent de moi, un des officiers, un lieutenant, me re-
connut et me serra la main; le jeune étudiant qui venait de quitter
Paul V... considéra un moment mes traits décomposés par la souf-
france. — Bien, bien 1 fit-il, — et il passa. En face de moi était un
pauvre garçon que j'avais eniendu se plaindre peu auparavant,
mais qui ne bougeait plus. A deux reprises, l' étudiant lui appliqua
une glace contre les lèvres. — Il est mort, — dit-il enfin en se re-
levant, et ce nouveau cadavre alla rejoindre les autres.
A cet endroit s'arrêtent mes souve-nirs; l'épreuve avait été trop
forte, je m'évanouis. Je ne revins à moi qu'au moment où, comme
une niasse inerte, on me hissait avec d'autres malheureux dans une
de ces carrioles à deux roues dont se servent nos paysans. On m'in-
stalla aussi commodément que possible, et lentement, à petits pas,
nous prîmes la route de Gritot. Ghaque secousse de la voiture sur ce
chemin caillouteux, ravivant nos souffrances, nous arrachait des cris
de douleur. Dans l'un des cahots, ma main alla heurter le corps de
mon voisin de droite; je sentis son bra,s déjà roidi sous la veste, et
en effet, quand il fallut le descendre, ce n'était plus qu'un cadavre.
Du reste, je ne distinguais plus tiès bien les objets autour de moi;
je crois que j'avais le délire. A l'entrée du vi'lage se trouvait une
grange où l'on nous déposa côte à côte; quelques bottes de paille,
épandues sur la terre nue, servirent de couche à nos corps meur-
tris. Un lumignon fumeux, dont la lumière vacillante, tremblotait
sur les murs, éclairait mal cette vaste salle, laissant dans fombre
les coins profonds et les hautes solives du toit. A côté était une étable,
où l'on entendait grogner les pourceaux. Deux chasseurs avaient
été chargés de nous donner à boire. Dévorés de fièvi'e et de soif,
nous avions juste assez de sentiment pour souffrir. Ainsi se passa
la nuit. Au matin, — il était déjà grand jour, — nous vîmes arriver
cinq ou six personnes. C'étaient les médecins de Rouen avec leurs
internes qu'un train spécial avait amenés; ils étnient munis de leurs
trousses, et portaient, attaché au cou, leur grand tablier d'opéra-
teurs. Sans perdre de temps, ils s'occupèrent de nous, et nous firent
UN JEUNE INVALIDE. &SS
le premier pansement. Pour ma part, j'avais une fracture à la jambe
gauche, une autre à la cuisse droite, le bras gauche fracassé, la
tête fendue, des plaies partout. Pauvre petit chasseur! toi qui, con-
fiant dans ton ardeur et tes vingt ans, te promettais de courir si
lestement à l'ennemi!
A peine pansé, je fus installé sur un brancard pliant, et porté à
la gare pour attendre le train qui nous conduirait à Rouen. Le
bruit de notre accident s'était déjà répandu par tout le pays, et avait
attiré la foule, qui s'apitoyait sur nous au passnge. La salle d'at-
tente où l'on me déposa contenait déjà quatre ou cinq blessés. Je
reconnus l'un d'eux, Coulmy, un ancien soldat de Crimée et d'Ita-
lie, à la poitrine constellée de médailles : il s'était engagé pour
gagner la croix; le pauvre diable avait la jambe gauche littérale-
ment broyée. iNous attendîmes là plus de quatre heures. Les cu-
rieux se pressaient autour de la salle et regardaient avidement par
les vitres avec des exclamations; j'entendais vaguement le muimure
des voix, et, dans l'hallucination de la fièvre, toutes les figures
tourbillonnaient, dansaient devant mes yeux, et semblaient grima-
cer au travers des ca reaux. Enfin le train arriva; on nous installa
dans des wagons à bestiaux, pour que nous ne lL!S.-5ions pas gênés
par les banquettes, et nous partîmes pour Rouen.
Tous ces transbordemens m'avaient horriblement fatigué, et le
dernier ne fut pas le moins douloureux. Je vis l'hospice général de
Rouen, avec sa grille, sa longue avenue plantée de tilleuls et ses
vieux bâtimeus noircis qui suintent l'humidité. Par une faveur spé-
ciale, alors que les autres blessés étaient transportés daiis les salles
communes, nous eûmes, Paul V... et moi, une petite chambre à part.
Cette chambre, située au second, renfermait quatre lits. A côté de
moi couchait un brave homme, pensionnaire de l'hospice; en face
à gauche, Paul V...; à droite, un pauvre virfux, tombé en enfance,
dont la plainte régulière et monotone se piolongeait bien avant
dans la nuit. Entre les deux lits du fond s'ouvrait la fenêtre, d'où
l'œil embrassait successivement l'avenue, le boulevard de l'hospice
et l'entrée de la gare. Les lits en fer étaient garnis de petits rideaux
blancs courant sur des tringles. Pour tous meubles, quelques chaises
de paille, une table de bois verni, un poêle au milieu de la salle, et,
pendue au mur, une ancienne toile, toute craquelée, représentant un
cardinal dont je n'ai pu jamais connaître le nom. Une main mala-
droite avait retouché les traits du prélat, auquel son ample simarre
rouge et ses moustaches relevées en croc donnaient un faux air de
Richelieu. La couleur nouvelle, avec ses tons criards, faisait tache
sur le vieux fond terni. Que de fois, pendant mes longues nuits d'in-
somnie, ai-je vu cette figure se détacher de son cadre dédoré, des-
884 REVUE DES DEUX MONDES.
cendre jusqu'à ma couche, et, fixant sur moi son regard sans flamme,
obséder mon esprit effrayé! Le manteau rouge aux vanités replis s'al-
longeait démesurément, les lèvres minces s'agitaient, et la main
droite, levée pour bénir, avait soudain des gestes de menace. Je me
roidissais tout éveillé contre le cauchemar. — Telle était la chambre
où je devais rester couché près de huit mois.
Je passai les premiers jours entre la vie et la mort. J'avais des
intervalles de lucidité, bientôt suivis d'accès de fièvre et de délire.
C'est dans un de ces tristes momens où ma raison luttait encore
qu'eurent lieu les funérailles des soldats qui avaient succombé. Le
train qui nous avait conduits à Rouen ramenait avec nous une dou-
zaine de cadavres; ils furent déposés à l'hospice et enterrés le len-
demain. Toutes les troupes alors présentes dans la ville, des ba-
taillons de mobiles, quelques hussards, avaient été réunis pour la
cérémonie; les tambours, drapés de noir, battaient lentement des
marches funèbres. Sans doute la souffrance avait brisé en moi tout
ressort, car ce roulement sourd, montant de l'avenue jusqu'à mes
oreilles, me causait une émotion singulière; je sentais ma gorge se
serrer, je plongeais ma tête sous les coussins, j'avais peur. Sur le
soir, nos officiers et quelques camarades vinrent nous faire leurs
adieux; ils devaient se remettre en route au point du jour. Tous
étaient péniblement affectés : partis 300, ils se retrouvaient 150 à
peine, avant même d'avoir vu un champ de bataille; mais le devoir
était là et l'ennemi, il fallait marcher. Du reste, les plus à plaindre
n'étaient-ce pas ceux qui restaient?
Ainsi qu'il est d'usage lorsque les casernes sont encombrées, nos
chasseurs avaient été logés chez l'habitant. L'un d'eux, morne et
abattu, ne parlait à personne. C'était ce même soir, la veille du
départ; accoudé au marbre de la cheminée, il pleurait silencieuse-
ment et ne voulait pas manger. Lorsqu'on lui demanda la cause de
sa douleur : — Ah ! dit- il, je laisse ici un de mes bons amis que je
ne reverrai plus! — J'ai rencontré dans la suite et [)ar pur hasard
les personnes qui l'avaient reçu. Au portrait qu'on me fit de lui, à
ses cheveux courts taillés en brosse, à ses grands yeux pleins de
franchise, à ses traits forts et réguliers, je le reconnus sans peine.
George E... était un de mes anciens camarades; je faisais mon droit
avec lui, et nous nous étions engagés ensemble. Hélas! deux mois
après, il devait tomber frappé d'une balle en face de l'ennemi, et
je survis aujourd'hui à celui qui pleurait sur moi.
A vrai dire, je semblais perdu; les soins qu'on me prodigua m'ar-
rachèrent à une mort certaine. Bien des personnes vn effet s'em-
pressaient autour de moi : la sœur d'abord, la snsur de notre salle,
dont je voyais l'om^bre silencieuse glisser à chaque instant le long
UN JEUNE INVALIDE. 885
des rideaux. Quand je la devinais près de moi, je me sentais plus
tranquille. Chaque matin, vers six heures, le médecin de l'hospice
faisait sa visite dans notre salle. Ce n'était certes pas une petite
affaire que de panser trois fractures sur un même corps; il restait
parfois plus d'ime heure auprès de mon lit. Dans la soirée, un
jeune interne venait s'assurer de notre état, et renouveler le pan-
sement pour la nuit.
J'avais fait prévenir ma famille de l'état où je me trouvais. Un
petit mobile, qui couchait dans une des salles voisinas, s'était
chargé d'écrire la lettre. Un jour, — le docteur venait de sortir, —
la porte s'ouvre, et je vois entrer ma mère et ma jeune sœur, toutes
deux vêtues de deuil. Quelque effort qu'elle fît pour se contenir,
ma mère pâlit affreusement en voyant ce visage livide et amaigri où
elle avait peine à reconnaître les traits de son fils. Elle s'approcha
de moi, et sans mot dire déposa un long baiser sur mon front. De
grosses larmes perlaient dans ses yeux, et moi, pour la rassurer,
ranimé aussi par la présence de ces deux êtres qui m'étaient si
chers, je me mis à parler, à rire, je roulai même du bout des doigts
une cigarette dont je tirai deux ou trois bouffées. Le cœur d'une
mère a besoin d'espérer; la mienne ne soupçonna jamais que dès
le principe les médecins m'avaient, condamné. Elle venait passer
toutes les après-midi près de moi, ne causant pas de peur de me
fatiguer. Ma sœur était \k aussi bien tranquille; n'avail-elle pas en-
trepris de me fournir de charpie? En retournant un peu la tête sur
l'oreiller, — c'était le seul mouvement qui me fût permis, — je la
voyais le front penché, ses boucles blondes lui retombant sur les
joues, effiler ardemment le linge de ses petits doigts, heureuse
lorsque la trame se défaisait sans peine, et que les fils entassés for-
maient dans la corbeille comme une petite montagne blanche.
Cependant les Prussiens allaient arriver. Depuis un long mois
déjà, on annonçait leur marche sur Rouen. Les communications
une fois coupées, que deviendrait notre aïeule, que son grand âge
avait retenue à l'autre bout de la Normandie? Partagée entre deux
affections égales, ma mère hésitait encore. Quelques bonnes paroles
du docteur, un souhait plutôt qu'une promesse, finirent par la dé-
cider; elle partit, et je me trouvai seul de nouveau. Seul, j'ai tort
de parler ainsi; n'avais-je pas là Paul V..., devenu mon compagnon
de souffrances, comme il l'était autrefois de mes jeux et de mes
plaisirs? Le pauvre garçon allait mal : du pied, l'inflammation avait
gagné la jambe; on était forcé de l'attacher sur son lit pour qu'il
ne pût pas bouger. Visiblement ses forces déclinaient; il ne man-
geait plus. Quand au travers des rideaux blancs je considérais ses
yeux caves, son front blême, ses traits décharnés, j'étais effrayé.
886 REVUE DES DEUX MONDES.
Moi du moins, je sentais l'appétit renaître, et, m'accrochant à ce
petit trapèze de bois qui dans les lits d'hôpital aide les malades
à se soulever, je me dressais sur mon séant. Un jour, il me pria de
chanter. Chanter! je ne l'aurais pu; je lui récitai tout bas quelques-
uns des airs que nous aimions tant et que nous disions ensemble
naguère : le Lac de Lamartine, des poésies d'Alfred de Musset; puis
je me mis à pailer du passé. Emporté au flot de mes souvenirs, je
lui rappelai le collège de Sainte-Barbe, où nous avions été élèves
tous deux. De là j'arrivai au temps de notre j'unesse, à ces pre-
miers jours de liberté si gaîment dépensés. Mille détails me révé-
laient à l'esprit, je revivais par la pensée, et, tout entier à mon
plaisir égoïste, je ne tarissais pas. Quant à Paul Y..., il ne disait
rien ; le front plongé dans ses mains, les yeux voilés de larmes, il
souriait mélancoliquement à ces images d'un passé qu'il m'était
doux d'évoquer, mais qui l'attristait, lui, parce qu'il allait mourir.
Dès l'aube, j'étais réveillé par la voix des corneilles qui venaient
s'abattre en croassant sur les arbres dépouillés de l'avenue. Je les
voyais tournoyer longuement par bandes sinistres avant de se po-
ser, et leurs grandes ailes noires, lourdement seco-uées, rasaient les
vitres de la fenêtre. A la même heure, dans les cours de la caserne
voisine, de leur timbre clair et sonore, les clairons des hussards
chantaient la diane, coupée parfois par le hennissement lointain
d'un cheval. Un 1 ailo;i monté était tombé à Rouen, apportant des
délégués du gouvernement de Paris. L'enthousiasme était au comble
dans toute la ville, la foule se pressait aux abords de la gare, et nous
pouvions entendre de loin les acclamations et les vivats. Tout cela
nous mêlait en quelque sorte aux faits de la guerre, et jusque dans
notre infortune nous trouvions une singulière douceur à faire des
vœux pour la France. Le 26 novembre, je reçus une lettre. Cette
lettre portait le large cachet à croix rouge des ambulances; elle était
de R..., un autre de nos camarades parti de Paris avec nous. Dès la
première aflQûre où il assistait, à Saint-Laurent-des-Bois, il avait reçu
une balle dans la cuisse; toutefois la blessure n'était pas dange-
reuse, et il espérait bien avant peu retourner à l'ennemi. Le 20* chas-
seurs s'était du reste bravement conduit, et avait été mis à l'ordre
du jour. M..., George E..., deux des nôtres, allaient monter en grade;
lui-même en terminant saluait d'avance le jour où, de nouveau réiî-
nis, nous pourrions tous les cinq nous conter nos souffrances et nous
serrer la main.
Ce souhait, hélas 1 ne devait pas se réaliser. J'avais fait passer à
Paul V... la lettre de notre ami; je remarquai qu'au lieu de Hre il
murmurait à part lui des phrases incohérentes. L'avant-veille déjà,
nne hémorrhagie s'était déclarée, qu'on n'avait pu arrêter qu'à
UN JEUNE INVALIDE. 887
grand'peine. L'infirmier qui nous veillait s'était absenté un moment;
au cri que poussa Paul V... en sentant sa vie s'échapper, le vieil-
lard infirme dont le lit était placé à côté du mien bondit sur ses
jambes paralytiques, et je le vois encore, tout perclus, tout courbé,
longeant les murs de la main, se traîner précipitamment jusqu'à la
porte pour appeler du secours. A partir de ce jour, les instans de
mon malheureux camarade étaient comptés. L'agonie commença
bientôt, et dura quarante-huit heures. Une nuit, brisé de fatigue
et d'émotion, je m'étais assoupi. Lorsque je me réveillai, par un
mouvement instinctif, à la lueur de la petite veilleuse posée sui' la
table, je jetai les yeux sur le lit en face; le lit était vide. Je restai
muet, immobile, les yeux hagards; je regardais toujours, me refu-
sant à comprendre. Alors le paralytique, qui attendait mon réveil,
se pencha vers moi et me dit à voix basse : — Il est parti.
IL
Nous étions au commencement de décembre. Depuis si longtemps
déjà l'arrivée des Prussiens nous avait été annoncée que bien des
gens n'y voulaient plus croire. Quand le !i au matin ils parurent
devant PiOuen, la surprise, puis l'effroi, furent extrêmes. Personne
n'est là pour donner ou pour exécuter les ordres; gardes natio-
naux et mobilisés, soldats de la veille, s'empressent de jeter leurs
fusils; des vauriens s'en emparent et vont casser lus vitres de l'hôtel
de vil'e. On croit à l'émeute, au pillage; quelques heures après,
une députalion des principaux magistrats se rendait au-devant des
ofliciers ennemis, les invitant à entrer dans la ville. Le seul inci-
dent de la journée fut le coup de tête d'un pauvre épicier qui pen-
dant le défilé tira sur un officier prussien, et fut passé par les armes
immédiatement.
Il était tombé de la neige pendant la nuit, le ciel avait une
teinte grise et sale; de mon lit, en me redressant un peu, à travers
la fenêtre ouverte malgré le froid, — car nous voulions voir, — je
distinguais le boulevard de l'hospice couvert d'un vaste manteau
blanc; les alentours étaient déserts et silencieux. Quatre uhlans pa-
rurent d'abord, débouchant par le Pont de Pierre. Mousqueton au
poing, de la main gauche rassemblant leur monture, le corps plié
sur la selle, ils avançaient de front sur toute la largeur de la chaus-
sée, lentement, posément, au petit pas de leurs chevaux roux, re-
gardaient de dioite et de gauche avec persistance, et n'avaient l'air
rien moins que rassuré. Après ceux-là, il en vint huit, puis seize,
puis trente, et d'autres encore. Dès que les premiers avaient par-
couru deux ou trois cents mètres, ils se rabattaient sur ceux qui
888 REVUE DES DEUX MONDES.
suivaient; quatre autres se détachaient alors à leur tour pour ex-
plorer le terrain. Le même manège se renouvelait dans chaque
groupe; de temps en temps partait un coup de sifflet aigu et pro-
longé. On connaît, du reste la prudente tactique dr-s éclaireurs prus-
siens. Une heure s'écoula ainsi en marches et contre-marches, et
le gros de l'ai mée arriva. Il était alors une heuie de l'après-midi
environ. On voyait passer là des soldats de toute arme et de pays
divers, des Bavarois, des Saxons, des Prussiens, des Wurtember-
geois, les uns avec le casque à pointe ou cà chenille, les autres avec
le béret rond de drap gros bleu. Ils marchaient en bon ordre, les
rangs serrés, \ô bras gauche ballant par derrière, au son d'une
musique où je croyais reconnaître, — comme pour nous faire af-
front, — quelques mesures intercalées de nos airs nationaux. A
part cela, rien de plus contraire à l'idée que nous nous faisons en
France d'une marche guerrière. La voix criarde du fifre dominait,
alternativement mêlée aux ronflemens du tambourin, sur un petit
rhythme pressé, saccadé et sautillant comme un air de danse. On
a comparé cette musique à celle de nos foires, et c'est justice. Par
intervalles passait au galop quelque officier supérieur, lançant à
pleins poumons un cri guttural que d'autres apiès lui répétaient;
au commandement, on voyait les bataillons s'agiter, presser le pas
ou ralentir leur maiche. Le défilé dura ainsi jusqu'au soir. Ce fut
alors le tour des canons, toute la nuit nous les entendîmes passer
devant l'avenue; pièces et caissons roulaient pesamment sur la
neige battue, et leurs lourds cahots ébranlaient le soi : des coups de
sifflet dirigeaient la manœuvre. Dans notre salle, comme s'il eût pu
comprendre, le vieil infirme du fond ne cessait de pousser sa plainte
douloureuse. Moi, j'avais le cœur tristement serré, car je venais
de voir l'invasion, et je sentais plus que jamais mon impuissance et
mon malheur.
Le lendemain, nouveau défdé. C'était l'arrière-garde, des chas-
seurs bavarois avec leur petit shako en toile cirée à grande visière
et leur manteau gris-fer; ils trottaient péniblement dans la boue, et
paraissaient harassés de fatigue. D'ailleurs durant ces premiers
jours j'eus plusieurs fois l'occasion de voir passer des troupes al-
lemandes; peut-être n'était-ce là qu'un stratagème de nos ennemis,
multipliant les mouvemens pour nous en imposer sur leur nombre.
En effet, un corps français tenait encore la campagne dans les en-
virons. Un beau matin, le canon commence à tonner : on se battait
aux Moulineaux, au-dessous de Rouen. A cet endroit, l'un des plus
beaux sites de la xNormandie, et sur une petite hauteur, s'élève un
amas de ruines informes connues dans le pays sous le nom de
château de Robert le Diable. C'est là que, retranchés derrière les
UN JEUNE INVALIDE. ' 889
murs croulans et les anciens fossés plus qu'à demi comblés, des
mobiles de l'Ârdèche surpris, trahis peut-être, luttèrent énergique-
ment pendant trois heures, ménageant leurs cartouches comme de
vieux soldats, et causant aux Prussiens des pertes cruelles. Dans
Rouen, on eut un moment de joie folle, mal contenue par la, pré-
sence de l'envahisseur. A mesure que la lutte se prolongeait, l'es-
poir et la confiance nous revenaient au cœur. Pour moi, l'oreille
aux aguets, tremblant d'émotion, j'échangeais quelques mots avec
mon voisin de droite, le père Gosselin, comme on l'appelait fami-
lièrement. Depuis la mort de Paul V..., je m'étais lié avec lui de
bonne amitié, et nous causions fréquemment ensemble. Ancien
garde-mine, exposé par état à de brusques alternatives de chaleur
et de froid, il s'était vu pris avant l'âge de douleurs rhumatismales
qui lui avaient ravi peu à peu l'usage de ses jambes. U e modeste
pension qu'on lui servait lui permettait de se faire soigner à l'hos-
pice. Depuis plus de quinze ans déjà, il n'en était pas sorti; il s'était
fait du reste à cette vie-là : pourvu que rien ne vînt déranger ses pe-
tites habitudes, pourvu qu'au retour de chaque semaine sa tabatière
d'écaille fût bien remplie de tabac frais, son linge blanc disposé
au pied de son lit, l'excellent homme était content. Comme nous
avions ouvert la fenêtre pour mieux entendre : — Ecoutez, écou-
tez, on se bat, lui disais-je; tout à l'heure arriveront les blessés. —
Oui, caporal, me répondait-il, faisant allusion à mes galons jaunes,
que je n'avais pas portés bien longtemps. Ah ! je ne suis guère
valide, et j'ai grand' peine à me tenir sur mes vinilles jambes; mais
malgré tout cela me ferait plaisir de céder ma place à l'un de nos
braves petits soKlats.
Ils nous arrivèrent en effet, mais le lendemain seulement, et sous
la conduite d'un haiiplmann prussien. Dès leur entrée dans la ville,
sans perdre un moment, avec cette régularité systématique qui les
caractérise, les Prussiens s'étaient em[)arés de tous les services; un
fort détachement vint surveiller l'hospice, tandis que leurs médecins
parcouraient les salles et passaient la visite. Il leur fallait toucher
du doigt nos plaies, constater nos blessures, voir de leurs yeux si
c'était bien du sang français qui tachait la charpie. Je me rappelle
encore quelle fut la panique du personnel de l'hospice et des ma-
lades au premier moment. Parmi nous se trouvaient plusieurs francs-
tireurs, pauvres diables arrêtés en route, quelques-uns par les
balles ennemies, d'autres, le plus grand nombre, par la misère et
le froid. Or les Prussiens passaient pour n'aimer point les corps-
francs; ne parlait-on pas déjà de représailles et de fusillades? Aus-
sitôt les sœurs de jeter au feu les vêtemens compromettans, va-
reuses bariolées et chapeaux à plumes de coq. Restaient les cartes
890 REVUE DES DEUX MONDES.
de présence appendues au lit de chacun avec des inscriptions di-
verses : vengeurs du Il/ivre, hussards de la morl, noms pompeux
dont nos volontaires aimaient à baptiser leurs bataillons. On s'em-
presse de changer le-, cartes, et, pieuse supercherie, un terme
unique et plus modeste, éclaireurs à cheval, remplace les titres
suspects. Ces bons A!lem;',iicis ignoraient sans doute que jamais
notre armée régulière ne compta de corps ainsi désigné; toujours
est-il qu'ils se tinrent pour convaincus. Cependant leur déliance
n'était pas facile à mettre en défaut. Le surlendemain de l'occu-
pation, comme je dormais encore, je me sens légèrement frappé
sur l'épaule. Je me retourne : l'économe de l'hospice était devant
moi, et avec lui un homme brun de haute taille, à l'air rébarba-
tif, aux épaisses moustaches noires. C'était le docteur prussien
chargé de m' interroger. 11 portait la petite casquette à liséré rouge,
de hautes buttes jaunes aux pieds; une vaste pelisse couvrait sans
la cacher sa pelile tunique bleue ornée de larges boutons dorés;
sur la poitrine, plusieurs décorations parmi lesquelles la croix de
fer; deux galons d'or couraient sur les manches. On entendait d'au-
tres officiers causer à voix haute dans le couloir. — Votre nom? me
demanda-t-il sèchement.
Je lui désignai du doigt mon livret de chasseur posé sur une
planchette au chevet de mon lit. 11 le prit, et se mit à lire. — Où
avez-vous été blessé? continua-t-il au bout d'un moment.
— Dans un accident de chemin de fer, à Critot, répondit pour moi
l'économe.
Cependant l'Allemand s'était approché de la table, où il prenait
des notes. — Ah! oui, fit-il, parlant par saccades, cherchant ses
mots, avec un accent tudesque fortement prononcé, oui, nous avons
vu cela en passant; des wagons les uns sur les autres, la machine
brisée, oh! malheur, gros malheur!
Mais bientôt, comme saisi d'un soupçon subit, il s'avança vers
moi, et vivement, d'un geste brusque, releva les couvertures. Ce
qu'il vit de mon état le rassura sans doute, car il n'insista plus; il
replaça mon livret sur la planche, toucha légèrement sa casquette
du bout des doigts, et sortit. La même visite devait se renouveler
tous les huit jours.
En même temps que les nôtres, quelques blessés prussiens avaient
été portés à l'hospice. Comme bien on pense, nos vainqueurs ne
s'étaient pas fait faute d'attribuer à leurs soldats toute une partie
des bâtimens; du reste les malades abondaient parmi eux. Chaque
matin, ils traversaient l'avenue par bandes de vingt k trente, hâves,
défaits, suivis de quelques camarades plus valides qui portaient les
fusils et les sacs. Les salles qui leur étaient réservées se trou-
UN JEUNE INVALIDE. 891
vaient dans un corps de logis à part, sur les derrières de l'hospice;
mais i!s n'y restaient pas. A peine convalescens, ils se répandaient
dans tous les couloirs, d'où l'on n'osait trop les chasser, rôdant,
fouillant, cherchant à pénétrer partout. Leur pas lourd et pesant
se reconnaissait au passage. Parfois l'un d'eux entrait chez nous;
par l'embrasure de la porte entre-bâillée, j'apercev.iis nne large face
aux gros yeux ronds à (leur de tête, à la barba inculte et roussâtre;
l'intrus regardait un moiiient d'un air elTaré, puis, gpué [)ar notre
silence, disparaissait comme il était venu. On a beaucoup trop parlé
du goût des Allemands pour l'idéal : ces gens-là ne songeaient qu'à
manger, et, grâce aux réquisitions, ils avaient toujours quelque
chose à cuire. Force était aux sœurs de l'hospice de défendre sans
cesse contre leurs prétentions les fourneaux où chaulTaient les ali-
mens des malades. Ps'ettement éconduits, ils baissaient la tête et se
retiraient dociles en murmurant ya, ya, mais pour revenir à la
charge un quart d'heure après.
Dans Rouen, c'était lien autre chose encore. Des rixes sanglantes
éclataient à tout propos entre les soudards étrangers et les gens du
pays, et il n'y avait presque pas de jour où l'on n'amenât à l'hos-
pice quelque malheureux, la tète ouverte d'un coup de sabre bien
appliqué, toujours au même endroit et de même façon, par le tra-
vers de la figure. Eux-mêmes, il est vrai, perdaient du monde à ce
jeu-là. Aussi par ordre supérieur fut-il bientôt interdit de se mon-
trer le soir dans les rues. Le couvre-feu sonnait d^s neuf heures,
plus triste encore et plus lugubre que le nôtre, quelque chose
comme un gémissement prolongé. J'accueillais avidement tous les
bruits qui me revenaient de la ville. Tantôt c'étaient dix soldats
prussiens publiquement décorés pour avoir tué de leur main un
égal nombre d'officiers français; tantôt au contraire un des leurs
était fusillé en pleine place de Rouen pour désobéissance à ses
chefs; même en pays conquis, la discipline prussienne, une disci-
pline de fer, n'ab liquait rien de ses droits. D'autres fois, lorsqu'un
officier mourait des suites de ses blessures, — et le fait se renou-
velait encore assez souvent, — en grande pompe on élébrait les fu-
nérailles; les musiques des régimens jouaient des airs funèbres, et
j'entendais au loin les gros instrumens de cuivre pleurant comme
des orgues d'église. Un beau jour arriva le prince Frédéric-Charles;
les hurrahs des Allemands, mille fois répétés, le saluaient au pas-
sage, mais dans la ville occupée bien des maisons avaient arboré
le drapeau noir, au risque d'avoir à loger dès le lenVmain un
nombre double de garnisaires, ce qui eut lieu en effet. En même
temps circulaient sur les événemens de Paris les bruits les plus
étranges et les plus contradictoires : le général Ducrot avait percé
892 REVUE DES DEUX MONDES.
les lignes, le roi Guillaume fuyait de Versailles, la gard'e nationale
marchait sur Étampe-;, où devait s'opérer la jonction avec les troupes
de province, et le soir même tout était démenti. Ballottés ainsi d'un
sentiment à l'autre, de la joie sans borne au plus cruel abattement,
nous ne savions plus que croire, et nous osions à peine envisager
l'avenir. Encore si quelque billet, la lettre d'un i)arent, d'un ami,
fût parvenu jusqu'à nous, portant la vérité dans ses plis, qui sait
si l'échange même de nos patriotiques douleurs ne nous eût pas
rendu et le courage et la confiance? mais les Prussiens avaient mis
ordre à tout. Les com nuuications étaient interromjiues avec le de-
hors, aucun courrier n'arrivait plus, et peut-être n'est-ce pas la
moindre cause du succès de nos ennemis que ce vide, ce silence,
cette atmosphère de doute et d'ignorance qu'ils surent faire autour
de nous dans chaque ville, dans chaque province du pays occupé,
si bien que la France, disjointe et démembrée, se cherchant elle-
même et ne se trouvant pas, ne sentait plus sa force ni son unité.
Un peu avant l'entrée des Prussiens dans la ville, un homme du
W" chasseurs avait passé par Rouen; blessé au combat de Yilleplon,
il regagnait le dépôt. Par lui, j'appris que George E... avait jus-
que-là échappé à tout danger, et je m'empressai d'envoyer cette
bonne nouvelle à la vieille mère de mon ami. J'eus encore le temps
de recevoir la réponse, — c'est du reste la dernière lettre qui me
soit arrivée; — M""" E... m'y remerciait de l'intérêt que je portais
à son fils, et, rassurée sur le présent, faisait des vœux pour notre
bonheur futur. Pauvre femme! ce que j'ignorais alors, ce que je
n'appris que six mois plus tard, c'est que le soir même de Ville-
pion, à Loigny, après le succès de la journée, comme nos soldats
débordés étaient contraints de se replier, dans une dei'nière charge
à la baïonnette, George E... fut frappé d'une balle en plein front.
Quelques camarades le virent tomber; par malheur, il ne fut pas
relevé, son nom ne parut sur aucun registre d'ambulance, sur au-
cune liste d'inhumation, et longtemps plus d'un put croire qu'il
était seulement pri>ounier; mais il n'a pas reparu.
Cependant mon état commençait à s'améliorer. J'avais, l'un après
Pautre, quitté les appareils de fracture, et je ne saurais dire quel
bien-être j'éprouvai à me sentir enfin dégagé ; le supplice durait
depuis quatre mois. Bien qu'à les remuer mes jambes me parussent
lourdes comme du plo'ub, j'entrevoyais le jour où l'on pourrait me
lever. Les premières fois, la chose ne se fit pas sans peine; il ne
fallait rien moins que quatre personnes pour déplacer mon corps
inerte. Avec précaution, j'étais déposé sur un grand fauteuil, deux
coussins rangés sous mes pieds. Je n'avais pas voulu, pour m'ha-
biller, des vètemens de l'hospice : sur ma prière, on avait pris soin
UN JEUNE INVALIDE. 893
de réparer mon pantalon bleu et ma petite veste de chasseur; quel-
ques gouttes de sang lâchaient encore les galons. Plaisante qui
voudra un sentiment bien légitime, ce costume de soldat, pour
lequel j'avais souiïert, me consolait, et me relevait à mes propres
yeux.
On m'approchait de la fenêtre, mais pour quelques instans seu-
lement. En vain aurais-je voulu me tromper moi-même, surmonter
la fatigue : le grand air me grisait, et il fallait m'emporter bien
vite. Peu cà peu cependant les forces me revini-ent, et je fus libre
de rester levé plus longtemps. Je passais là de longues heures,
couché dans mon fauteuil, regardant l'horizon par la fenêtre ou-
verte. L'hiver allait finir, le soleil se montrait déjà plus fréquent et
plus chaud; dans l'avenue, les bourgeons des arbres, gonflés de
sève, faisaient ciaquer leur brune enveloppe. En face de l'hospice,
par-delà le boulevard, se dressait une haute colline, âpre et rocail-
leuse, où d'énormes cailloux, de leur dos rond et luisant, perçaient
le sol grisâtre. On n'y voyait ni maisons ni cultures, on apercevait
simplement à mi-côte un large espace clôturé de murs en pisé;
c'était le cimet'ère particulier de l'hospice. Grâce à la disposition du
terrain, qui s'élevait en pente, je pouvais en saisir les moindres dé-
tails. Rien de plus nu, rien de plus désolé que ce champ des morts.
Point de pierres tombales ni de monumens; à peiiie quelques croix
de bois peinies en noir, hautes de deux pieds. De vast'S tertres
formant carré indiquaient la place des fosses communes, comblées
l'une après l'autre par la misère et la maladie; sur le fond gris et
sombre, les tombes nouvelles s'annonçaient par leur terre fraîche-
ment remuée. De temps en temps, la cloche de la chapelle faisait
entendre sa voix fêlée et suraiguë; à cet appel, d'un des bâtimens
du bas sortait la voiture des morts portant une bière étroite, à peine
recouverte d'im mince drap noir; en avant marchait un prêtre avec
son long sui[)lis blanc, qui récitait à demi-voix l'office des trépas-
sés; derrière, pour tout cortège, deux ou trois pauvres vieillards
nourris à l'ho-pice. Le convoi lentement montait la pente raboteuse,
entrait dans l'enclos funèbre, cherchait son chemin à travers les
tondues, et s'arrêtait enfin auprès d'un trou béant. Alors, aidé des
vieillards qui avaient suivi, le fossoyeur se mettait à l'œuvre. Du
sommet de la côte, quelques Prussiens inoccupés regardaient d'un
air d'insouciance.
Et moi, silencieux, je songeais, car j'avais là un de mes vrais
amis, et c'est ainsi que s'en était allé Paul V... Je m'étais fait indi-
quer le lieu do sa tombe : il reposait tout en haut, à gnuche : un
arbre planté à ses pieds lui promettait pour les jours d'été un peu
d'ombrage et de verdure. Tout à coup je rompais le chaime, et, se-
89i5i REVUE DES DEUX MONDES.
couant la tête comme pour chasser mes idées noires, je regardais
autour de moi. Le temps avait marché, la guerre était finie, l'ar-
mistice signé. Une co isolation me restait au milieu de nos mal-
heurs : j'allais enfin revoir ma mère, connaître le sort de mes amis.
Le printemps revenait jojeux avec son gai cortège de beaux jours
et de fleurs. Les arbres du boulevard, de leurs feuilles nouvelles,
formaient déjà comme un rideau vert, et me cachaient la vue du ci-
metière. L'air chaud et bienfaisant était chargé d'odorantes sen-
teurs. Du jardin, on m'apportait à l'envi chaque malin les pre-
mières violettes et les premières roses, et les lilas aux longues
grappes mauves. On les déposait en tas sur mon lit : à pleines
mains, je les prenais, et, plongeant ma tête au milieu des fleurs,
j'en buvais à longs traits le parfum. Aussitôt je me sentais ranimé,
une indicible sensation de fraîcheur pénétrait tout mon être; je re-
naissais à l'espoir, j'étais heureux, je voulais vivre.
III.
Grâce à la jeunesse et aux bons soins. Dieu aidant, je vécus. Mes
fractures se consolidaient, comme disent les médecins. On me fai-
sait déjà espérer le jour où je pourrais, sur des béquilles, quitter la
chambre, })arcouiir l'avenue. Oh! ces chères béquilles! dans mon
impatience bien excus ble, je les avais fait faire trois semaines à l'a-
vance; elles étaient là dans un coin de la salle, toutes capitonnées de
cuir, et je les regardais d'un œil d'envie. Avoir couru sur deux bonnes
jambes, être âgé de vingt ans, et soupirer après ces morceaux de
bois! quel douloureux changement! Du reste, j'évitais de penser à
cela, pour n'être qu'au plaisir de me retrouver debout. II arriva enfin
ce jour tant désiré. Après quelques essais préparatoires, je me hasar-
dai à descendre. Bien lentement, avec précaution, croyant marcher,
me traînant à peine et soutenu de tous les côtés, j'ac^.omplis le tra-
jet, et me trouvai dans la cour. Un magnifique soleil de printemps
illuminait la longue avenue, les arbres touffus, la pelouse, et sur les
bas côtés la double allée coupée d'espace en espace par des bancs
de bois peint.s en vert. Je vis à droite l'amphithéâtre: c'est de là
que sortait la voiture des morts, puis, tout au fond, la grille ouvrant
sur le boulevard, avec la loge du portier. Des vieillards goutteux,
impotens, pensionnaires de l'hospice, se chauffaient au soleil et
causaient entre eux; l'un d'eux, un aveugle, assis sur un banc,
avec un mauv.iis eustache confectionnait de petits objets de bois;
plus loin, quelques convalescens, des jeunes gens ceux-là, jouaient
aux cartes sur le sable. J'allai jusqu'à la grille, où m'attendait un
fauteuil, et je m'assis, sentant la fatigue venir; mais mon malheur
UN JEUNE INVALIDE. 895
m'avait fait des amis. Jeunes et vieux, en me voyant passer, avaient
interrompu qui leur partie de cartes, qui leurs causeries; plusieurs
se levèrent, et vinrent me serrer la main.
Or ce jour-là, je fis la connaissance de M. Chapelle, Louis Cha-
pelle du Havre, engagé volontaire en 181/i-1815 et défenseur du
fort de Vincennes, comme il se plaisait à dire lui-même. \'if, ar-
dent, expansif, il me rappelait mon grand-père maternel que j'avais
perdu, ancien soldat également et simple autant que bon. M. Cha-
pelle avait alors quatre-vingts ans bien sonnés, mais il ne voulait
pas avouer son âge, et nous le taquinions quelque peu sur ce léger
travers; au dei^eurant, le plus charmant petit vieillard que j'aie
jamais rencnntré. Aux heures de midi, quand le mauvais temps me
forçait de garder la chambre, je le voyais arriver d'un air dégagé;
il s'asseyait au chevet de mon lit, et les heures s'écoulaient pour
nous en longues causeries. Après une de ces existences ternes et
monotones comme en cache tant la province, — il était libraire ou
papetier, je ne saurais dire, — la vieillesse le surprenant sans fa-
mille,- il avait vendu son fonds et s'était retiré k l'hospice, où du
moins il était tranquille. Chose étrange, il semblait que toute cette
partie intermédiaire de son existence n'eût pas laissé de trace dans
ses souvenirs; sans cesse il revenait aux teuips aventureux de sa
jeunesse. Ah 1 c'est qu'il avait bien des choses à raconter, le père
Chapelle! II pouvait vous faire toucher du doigt, bien près de la
tempe, une petite cicatrice blanche, reste d'un coup de sabre qu'il
tenait d'un cosaque, et qui ajoutait à sa vieille tète une ride de
plus. De son ancien fonds de commerce, il avait conservé quelques
plates enluminures, telles qu'on n'en voit plus aujourd'hui que chez
les marchands d'estampes. Sept ou huit grenadiers de chaque côté,
du bleu, du rouge, une roue de canon sur le premier plan, un gé-
néral à cheval perdu dans la fumée, figuraient tant bie-n que mal
les grandes batailles du premier empire, Wagram ou Friedland,
Austerlitz ou Icna. Eh bien! sous ces grossières couleurs, au prisme
de ses souvenirs, le brave homme retrouvait nos victoires : il s'é-
chauffait à en parler, se levant, s'agitant, enflant la voix, sacrant
même un peu au besoin. Quand, sous nos fenêtres, défilaient des
troupes allemandes, musique en tête, c'est alors qu'il fallait l'en-
tendre. — Allons, un peu de courage, ami, me dis.iit-il; ne vous
chagrinez pas tant. Les voici chez nous aujouid'hui; ça ne prouve
rien, ami, ça ne prouve rien. 11 est vrai qu'ils en sont à leur se-
conde visite, je les ai déjà vus ici, moi qui vous parle; mais les
Français font bien les choses aussi, quand ils s'y mettent. Nous
paierons tout en une fois. Tenez, je vais vous chanter une chanson
que je leur ai chantée dans le temps, à leur nez, à leur barbe. C'est
896 REVUE DES DEUX MONDES.
mon lieutenant de Yincennes qui l'avait faite; moi, j'étais sergent-
major. Nous ne nous étions pas rendus, comme vous savez; mais,
Louis XVIIl revenant, il avait bien fallu s'entendre à l'amiable, et
quelques officiers étrangers avaient voulu visiter le fort : je leur
récitai la chanson du lieutenant; ils étaient furieux, voyez-vous, ils
m'auraient fait fusiller, s'ils l'avaient pu; l'un d'eux me l'a dit.
Écoutez plutôt. — Alors d'une voix cassée par l'âge, mais qu'ani-
mait encore la passion, il entonnait ce vieux couplet :
Contons de vos nobles prouesses,
Allez cultiver vos guérets;
Si vous emportez nos richesses.
Vous n'emportez pas nos regrets;
Et quand, nous prenant pour des lâches,
Vous croyez nous avoir vaincus,
Souvenez-vous que vos moustaches
— Mais, monsieur Chapelle, interrompait gravement la sœur,
quel est donc ce tapage? On n'entend que vous aujourd'hui.
— C'est bien, ma sœur, je me tais, répondait le brave homme
tout interdit, et la chanson en restait là.
A mon tour, j'étais devenu l'un des familiers de la grande allée.
Chaque jour après le dîner, pourvu que le ciel n'eût pas de me-
naces, je quittais la chambre, chaudement couvert, et venais m'as-
seoir près de la grille. Autour de moi, les convalescens marchaient,
jouaient, causaient; plusieurs étaient des chasseurs victimes du
même accident que moi, d'autres des soldats blessés aux Mouli-
neaux, et c'était vraiment un douloureux spectacle que celui de
tous ce3 uniformes trop larges pour les corps amaigris ou retom-
bant languissamment sur un membre amputé. Les gens du dehors
s'arrêtaient devant nous, et au travers de la giille nous considé-
raient d'un air de pitié. Un jour, une femme d'un certain âge, qu'à
son extérieur on reconnaissait sans peine p jur une femme du peuple,
s'approcha des barreaux. J'étais, comme à l'ordinaire, é'endu dans
mon grand fauteuil, le corps caché sous les couvertures. Elle me
regarda quelque temps, puis je la vis fouiller dans la poche de sa
vieille robe d'indienne décolorée et se détourner un peu. — Capo-
ral, caporal! — fit-elle, et un petit paquet tomba à mes pieds; on
le ramassa pour moi; je le dépliai, il y avait sept sous dans un m.or-
ceau de papier. Que vous dirai-je? Je fus ému; la pauvre femme
avait sans doute un fils à l'armée, un fils blessé peut-être, et, son-
geant à lui, elle m'avait donné sa faible obole, sept sous, tout ce
qu'elle avait pu. Comment refuser une pareille aumône? commant
repousser cette main qui se tendait vers moi, voulant soulager mon
UN JEUNE INVALIDE. 897
malheur? Je re m'en sentais pas le courage. Quand je relevai la tête
pour remercier la bonne mère, elle avait déjcà disparu.
De l'endroit que j'avais choisi, j'apercevais la place de la gare,
où gravement, pendant des journées entières, manœuvraient les
Prussiens. En revanche et comme contraste, à l'arrivée des trains,
sur le boulevard passaient par longues files nos soldats désarmés,
artilleurs et lignards, cavaliers et mobiles, pauvres diables que l'on
renvoyait chez eux, sans pain, sans habits, sans chaussures; leur
air minable et piteux faisait la risée de nos ennemis. Soldat fran-
çais moi aussi, je souffrais pour eux de ces rires, et ma haine de
l'étranger s'en fût accrue au besoin. Nombre d'Allemands étaient
encore soignés à l'hospice ; chaque soir, leurs médecins venaient les
visiter. L'un d'eux, un homme à cheveux gris, à la physionomie
douce et bonne, me salua un jour en passant. M'avait-il déjà vu? Je
ne sais; mais il revint tout à coup sur ses pas, et, après un f ger
moment d'hésitation, s'arrêtant près de moi : — Les deux jambes?
Vous êtes blessé des deux jambes? — me dit-il en mauvais fran-
çais. Gomme je ne répondais pas, il chercha son porte- cigares, y
prit un londrès, et me l'offrit. Je refusai de la main. — Oh! pour-
quoi ne pas accepter? reprit-il. Vous paraissez bien triste; si je pou-
vais faire quelque chose pour vous, j'en serais heureux, croycz-Ie.
J'ai une femme à Berlin et de petits enfans; je ne fais pas la guerrcy
moi, je suis médecin, je soigne les blessés. Acceptez, je vous prie.
— En vérité, cela était dit d'un ton persuasif et touchant; il
faudrait cependant s'entendre sur cette feinte bonhomie des Alle-
mands. Quant à moi, je les tiens pour plus sensibles que tendres,
braves gens égoïstes jusque dans leurs larmes, pleurant parce qu'il
est doux de pleurer, s'apitoyant après coup sur les malheurs qu'ils
causent, vous offrant un cigare et mutilant votre patrie. Je regardai
mon homme d'un œil si froid qu'il se tut; seulement il prit quel-
ques cigares dans sa poche, les jeta sur ma couverture, et partit
précipitamment. Depuis ce jour, je l'ai revu bien souvent; il saluait,
mais ne s'arrêtait plus; je lui rendais son salut.
Déjà les promenades dans l'avenue ne me suffisaient plus. Fort de
la bienveillance générale, je vaguais un peu partout dans les bâti-
mens de l'hospice. Tantôt j'allais voir les vieux pensionnaires et
causer avec eux dans leurs petites chambres : à la guerre étrangère
avait succédé la commune, la guerre civile; ils me rapportaient du
dehors nouvelles et journaux. Tantôt je visitais en détail les salles
des malades, le réfectoire, les cuisines aux vastes fourneaux coiffés
d'énormes marmites en cuivre jaune, ou bien encore la chapelle
avec ses bancs de bois et ses fresques naïves. Enfin, je demandai
à sortir. Ma première visite devait être pour le cimetière; j'ache-
TOME xcvm. — !872. 57
8S8 REVUE DES DEUX MONDES.
tai quelques fleurs, des héliotropes, des marguerites, et ^n com-
pagnie de Lons Chapelle j'allai les déposer au pied de la tombe
où repose mon ami Paul Y... Une autre fois, je désirai faire une
promenade dans la ville, que je ne connaissais pas encore. Oa m'em-
maillotta comme un enfant, car l'air vif du matin aurait pu me sai-
sir, et, plus qu'à demi couché, la tête seule émergeant hors des
couvertures, je pris place, sur une voiture découverte. Mon vieil ami
s'assit à côté de moi. Pour cette occasion, il avait mis ses plus beaux
habits et sa médaille de Sainte-Hélène, dont l'orbe de métal, bril-
lant comme de l'or, pendait au bout d'un ruban neuf. La ville, je
ne la vis point : un autre spectacle m'absorbait tout entier. Partout,
dans toutes les rues, sur toutes les places, au coin des casernes et
des cafés, nous retrouvions les Allemands, leurs officiers, rogues et
guindés, traînant le long des quais des sabres démesurés. Un ba-
taillon saxon faisait l'exercice auprès de la cathédrale, des senti-
ïïelles silésiennes montaient la garde devant la maii'ie; d'autres,
dans la Grande-Rue, se promenaient par sept ou huit à pas lourds,
en fumant sans mot dire leurs longues pipes de*porcelaine. Quand
approchait la voiture, ils s'écartaient lentement, gagnaient le re-
bord de la chaussée,: puis fixaient sur nous ce long regard vague
qui semble si souvent chez eux remplacer la pensée. On eût pu voir
alors Louis Chapelle se redresser fièrement et toiser nos vainqueurs
d'un air de menace et de mépris. Haine inoffensive sans doute;
mais c'était la seule qui nous fut permise ! A nous deux, tels que
nous nous trouvions là, lui, le brave vieillard aux glorieux souve-
nirs, moi, pauvre enfant au corps brisé, n'étions-nous pas la vraie
image de la France?
Cependant le séjour de l'hospice m'était devenu insupportable.
J'avais hâte de fuir cet air empesté et le spectacle attristant de
tant de misères. Pour acJiever ma guérison, il me fallait ma mère
et le pays natal. Je m'adressai à l'intendance. Après de trop longs
délais, que la confusion amenée par les derniers événemens rendait
peut-être inévitables, on me délivra :mes> papiers. Un détail me
frappa en les parcourant : sur ma feuille de convalescence, à, la co-
1-onne des blessures, la place avait fait défaut pour noter en détail
celles que j'avais reçues; le docteur avait dû 'abréger. Eh! qu'im-
portait après tout? J'étais libre, j'étais sauvé. Je dis adieu à cette
salle où j'avais vu la mort de si près, et où j'avais perdu mon ami;
je dis adieu aux médecins, aux sœurs qui m'avaient soigné, à ces
pauvres vieux que le malheur m'avait donnés pour camarades,
et, sous la garde d'un infirmier, je quittai pour toujours les murs
de l'hospice. Au moment du départ, je crus voir le père Gosselin
glisser discrètement une pièce d'argent dans la main de mon guide
UN JEÛNE INVALIDE. 899
et me recommander à lui. Dans la gare, quand j'y arrivai, je fus
frappé du désarroi général; 'les employés couraient rà et Ici tout
effarés, ne sachant plus auquel entendre; sur les quais et les voies
de garage, sans souci de la pluie, d'énormes amas de marchan-
dises, des malles, des colis, attendaient pêle-mêle; les salles
regorgeaient de voyageurs. L'afïîuence était telle qu'on ne fai-
sait plus distinction de classes; chacun se plaçait à sa guise. Dans
cette foule, beaucoup de prisonniers qu'on rapatriait. Leurs yeux
caves, leurs traits tirés, leurs vêtemens salis par huit longs mois
de captivité, faisaient vraiment peine à voir. Plusieurs s'approchè-
rent de moi en apercevant mon uniforme : ils me demandaient mon
histoire, et me racontaient la leur en retour : comme quoi trop
longtemps ils avaient vécu en Allemagne, nourris d'une infecte
bouillie de millet, entassés par centaines dans des casemates, ma-
lades la plupart de misère et de désespoir.
J'ei;s beaucoup à souffrir durant le voyage. Le service n'était pas
encore rétabli sur toute la ligne; tes ponts d'Elbenf avaient été cou-
pés par l'ennemi, et ne permettaient plus de passer le fleuve : je
'US, prenant la route de Serquigny, remonter jusqu'à Mantes aux
environs de Paris. Les temps d'arrêt se renouvelaient presque à
chaque gare. Après dix heures passées dans le train, nous n'étions
encore qu'à quelques lieues de Rouen. Nous arrivâmes enfin à Ar-
gentan. Le soleil s'était levé à l'horizon, ses flèches d'or venaient
frapper les vitres du train couvertes de buée et dissipaient le som-
meil. Je mis la tête à la portière. Bien au loin devant moi s'éten-
daient à perte de vue ces riches p;aines de la Normandie, semées
ce trèfle et de luzerne, où de grosses fleurs rouges perçaient le ta-
pis vert; autour des près et formant lisière, les pommiers, chargés
de petites pommes à peine formées, inclinaient paresseusement
jusqu'à terre leurs branches alourdies. Je distinguais au vol les
jeunes poulains vaguant en liberté, les moutons peureux et les
troupeaux de belles vaches rousses qui cessaient un moment de
paître et nous regardaient passer. C'était précisément le jour de la
Fête-Dieu. De toutes parts nous arrivait le gai carillon des cloches;
par les routes et les sentiers qui serpentaient à travers la plaine,
allaient en groupes animés, leurs livres d'heures à la main, les
bonnes femmes avec la haute coiffe du pays, les gars en habit clu
dimanche et les fillettes tout enrubannées. Ces champs, ces pom-
miers, ces villages, je les avais déjà vus; c'est au milieu d'eux que
j'avais passé mon enfance, c'est à eux que je p'ensais si souvent sur
mon lit de douleurs, c'est auprès d'eux que, mourant, je venais
puiser à nouveau les forces et la santé.
A Vire, le train s'arrêta : nous avions encore deux heures devant
900 REVUE DES DEUX MONDES.
nous. L'air du matin m'avait mis en appétit; j'y retrouvais comme
une petite odeur salée, l'odeur de la mer. Je sortis de la gare; non
loin de là s'offrait une humble guinguette fermée d'une clôture en
treillis, à l'extérieur propret et avenant. Dès que je me présentai,
toute la maisonnée accourut au-devant de moi; la mère, brave
paysanne, le vieil aïeul, ingambe encore malgré ses soixante-dix
ans, et les petites filles sous leurs plus beaux atours : elles reve-
naient de la messe. On m'installa une modeste table en plein air;
sur la nappe blancbe, quelques mets bien simples, le beurre du
pays, où scintillaient les goutelettes de petit-lait, du cidre de l'an
dernier et l'une de ces omelettes qui fout la gloire de nos ména-
gères. Pendant le déjeuner, les poules venaient familièrement pi-
corer jusque sous mes pieds. En partant, j'embrassai les enfans,
qui regardaient mes béquilles d'un air étonné, et deux heures
après j'étais à Granville. L(à m'attendaient ma mère et ma sœur;
je descendi'S du train, recueillant autour de moi les marques de
pitié et de sympathie. — Oh! doux Jésus! le pauvre monsieur! —
s'exclamaient les braves villageoises en leur parler doucereux et
traînant, et les hommes se découvraient bien bas. J'arrivai ainsi
jusqu'à notre maison, perchée au haut de la ville et continuellement
fouettée par le vent de mer; je revis la bonne Lise, qui m'avait fait
tout enfant sauter sur ses genoux, qui, après avoir soigné le vieux
grand-père, doit veiller désormais sur le petit-fds; je revis la ter-
rasse, notre petit jardin et son bel altea aux feuilles vernies et mé-
talliques, aux grosses fleurs tardives; je revis la mer et la plage,
et rien n'était changé que moi !
Combien me fut douce la vie de famille après tant de jours d'ab-
sence, tant de maux soufferts, tant de désirs ardemment caressés,
chacun le devinera sans peine. Une pensée me poursuivait cepen-
dant, qui quelquefois m'attriste encore. Je venais de retrouver à
Granville un ami d'enfance, parti depuis longtemps. Il avait servi
dans l'infanterie de marine, et avait eu dès le début de la guerre
la jambe droite emporiée. Égaux par le malheur, nous eûmes re-
noué bientôt les liens de notre ancienne camaraderie. Nous nous
réunissions le soir sur la plage, et j'éprouvais un amer plaisir à
1 interroger. Lui du moins, il avait fait campagne, il avait respiré
l'odeur de la poudre, il avait entendu gronder le canon et siffler la
mitraille, il était tombé un jour de bataille, à l'heure du succès, au
milieu des morts ennemis. C'était à Bazeilles. L'infanterie de ma-
rine venait de pénétrer dans le village, après en avoir chassé les
Allemands : trois cents Bavarois tenaient encore, barricadés dans
l'église. On enfonce la porte à coups de canon, et nos soldats s'é-
lancent, baïonnette en avant. Les premiers tombent foudroyés;
UN JEUNIi INVALIDE.
90-1
d'autres les suivent, et, courbés, à pas lents, se faisant un rempart
avec les cadavres, franchissent la porte de l'église. Alors la mêlée
fut horrible. En vain les Bavarois, acculés aux murs, demandent
grâce et jettent leurs fusils : on les poursuit jusque dans les tri-
bunes, jusque sous les orgues. Quelques-uns, fous de peur, es-
sayaient de grimper le long des tuyaux, leurs doigts crispés glis-
saient sur les parois polies; à coups de baïonnette, à coups de
crosse, les nôtres frappaient sans relâche, et, par grappes san-
glantes, les corps lancés dans le vide allaient se briser contre le
pavé, pendant que les orgues heurtées gémissaient sourdement.
Quelques instans plus tard, mon ami tombait à son tour, mais il
avait pu savourer la vengeance. Yoilà ce que j'entendais, et à ces
récits de guerre, de massacre, je sentais tout mon sang bouillonner
dans mes veines, mon cœur battait plus fort, ma tête se perdait,
j'étais fou. J'enviais au brave garçon une aussi glorieuse blessure,
d'un œil jaloux je regardais sa jambe de bois.
D'ailleurs, pourquoi me plaindre? Avoir fait son devoir, n'est-ce
donc pas une consolation? Si la patrie a droit vraiment à tout notre
amour, sachons lui faire encore le sacrifice de nos petites vanités.
— iNous étions cinq en quittant Paris au commencement du mois
d'août, alors que l'ennemi envahissait la frontière: nous nous étions
engagés ensemble pour partager le même sort et affronter les
mêmes périls. Sur ce nombre, deux sont morts, un a été blessé,;
un autre, fait prisonnier au Mans, comme je l'ai su plus tard, n'est
rentré en France que trois mois après, et moi, le plus malheureux
de tous peut-être, je reste maintenant estropié, boiteux, invalide à
vingt ans, pour tout jamais inutile. Ah! j'eusse aimé voir wn jour
en face cet ennemi que j'étais allé chercher, et que je n'ai pu com-
battre! J'aurais voulu, au premier signal, m' engager de nouveau,
porter le sac et le fusil, prendre ma part de la revanche. Cet espoir
ne m'est pas permis; mais j'ai des frères, des amis, tous animés
de la haine sainte, tous pleins de foi dans les destinées de la France,
et du présent injuste en appelant à l'avenir. C'est à eux que j'ai
confié ma dette...
Tu m'avais demandé, ami, l'histoire de ma triste campagne; la
voici telle que je l'ai écrite pour tromper les ennuis d'une longue
convalescence. F. de G.
L. Louis-Lande.
LE THEATRE
DE 1869 A 1872
Si jamais théâtre s'est peu soucié de reproduire l'image dé son
temps, c'est sans doute celui d'aujourd'hui. Il faut que le miroir
dont parle Molière, et qu'il met dans la main de la Comédie, se
soit perdu ; que celle-ci ait renoncé à le trouver, ou que nous soyons
nous-mêmes bien différens de ce que nous supposons. En effet,
entrez dans la plupart des salles de spectacle, parcourez quelques-
unes des œuvres dramatiques récentes : vous diriez qu'il n'y a rien
de changé dans notre pays, qu'il n'est rien arrivé durant les trois
années qui' viennent de s'écouler. Il semble que la guerre étrangère
et la guerre civile n'aient été pour les jeux de la scène qu'un en-
tr'acte plus long que les autres. Le rideau était tombé sur des exhi-
bitions, sur des caricatures en musique, sur des gaîtés triviales où
les types de la sottise humaine étaient poussés jusqu'à l'invraisem-
blance, sur des scandales de mœurs tirés de leur cachette ou du
cerveau des auteurs, sur des finesses maladives, des frivolités pré-
tentieuses. Il s'est levé à peu près sur des choses toutes semblables.
Ce qui était par exception élevé, délicat, naturel, reste le même,
et la leçon des événemens ne paraît pas avoir été nécessaire aux es-
prits distingués à qui nous le devons; mais ce qui était équivoque,
immoral, entaché de vulgarité, ne s'amende pas.
Le théâtre est lent dans ses évolutions, et le goût n'a pas de
changemens brusques; mais à des besoins d'esprit nouveaux il faut
une littérature qui ait des tendances nouvelles. On n'exige pas des
auteurs dramatiques des homélies pour redresser la morale pu-
blique on pour prêcher aux citoyens leurs devoirs : à cet égard, ils
sont quittes de toute obligation, s'ils n'offrent pas à la foule des
distractions que l'honnêteté désavoue. On attend de leur conscience
LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. 90 S
et de leur talent qu'ils prennent au sérieux cet art admirable et si
français qui a fait plus que tout autre notre renommée littéra^ire
dans le monde. On leur rappelle que la culture unique de bien des
intelligences est entre leurs mains, et que leur mission de conti-
nuer àe glorieux devanciers est assez belle pour combattre les sé-
ductions de la paresse ou les amorces de l'argent. L'occasion paraît
favorable. La pénurie relative des plaisirs promet aux théâtres une
clientèle, soit qu'ils continuent de représenter des œuvres comme
celles que nous voyons, soit qu'ils s'efforcent de mieux faire. Pour-
quoi préféreraient-ils le médiocre à ce qui pourrait être bon? Atten-
dront-ils que le public s'éloigne de ces compositions qui se trou-
vent en désaccord avec ses sentimens? Ce qui n'est pas douteux
pour nous, c'est que le théâtre de 1872 est la fidèle reproduction
de celui de 1869, que les spectateurs attendent quelques essais
nouveaux, et que le passé d'il y a trois ans est vieilli d'une géné-
ration. Nous avons voulu, dans les pages qui suivent, constater que
la littérature dramatique est demeurée stationnaire, montrer qu'il
y a nécessité pour elle de se renouveler, indiquer ce qui peut sur-
vivre et ce qui doit périr, soit dans les élémens dont elle se com-
pose, soit dans les ouvrages qu'elle a produits.
L
Entre les noms que répètent avec le plus de faveur les échos de
nos théâtres, il en est un qui a forcé la renommée à s'occuper de
lui. Nous suivrons l'exemple de la renommée, et nous parlerons de
M. Victorien Sardou avant d'aborder les écrivains qui représen-
tent plus décidément le niveau de l'art dramatique. Ceux-ci for-
ment une liste que l'auteur de Fernande veut sans doute grossir de
son nom; il reste à savoir précisément si cette ambition de sa part
est justifiée.
11 y a quelques années, M. Sardou a fait naître chez ceux qui
s'intéressent à la destinée de notre théâtre un mouvement de cu-
riosité. Le drame historique de Patrie n'ayult pas le mérite de l'o-
riginalité : il rappelait à la mémoire une pièce oubliée aujourd'hui,
le Bourgeois de Gand, qui avait trouvé en 1839 sa saison favorable,
l'âge d'or du drame ingénu et patriotique. Pour M. Sardou, c'était
pourtant une tentative nouvelle, et qui pouvait lui faire honneur.
Il annonçait le désir de quitter le métier où il était parvenu d'ail-
leurs à une grande habileté de main, pour entreprendre de faire
œuvre d'art à son tour. Rien ne mérite plus d'encouragement que
le dessein d'un auteur qui a surpris la fortune, mais qui profite de
ce coup de bonheur pour tâcher de le mériter. Cette résolution-là se
f)05 REVUE DES DEUX MONDES.
rencontre assez rarement pour éveiller l'attention : ce n'est pas
la faute de la critique si le succès réel ne l'a pas suivie, et surtout
si l'écrivain n'a pas justifié depuis les espérances auxquelles donnait
ÎÎ8U son essai.
La conception de Patrie n'était pas commune : une femme qui
ti'ahit un époux trop dévoué au service du pays pour s'occuper
d'elle et de son amour: un époux qui pardonne à l'amant de sa
femme en vue d'un grand et noble but, celui de délivrer ses conci-
toyens du joug de l'étranger. Peu importe que M. Sardou soit re-
devable de cette idée à la pièce du Bourgeois de Gand, où elle est
d'ailleurs reculée dans le passé, et, comme on disait autrefois, dans
l'avant-scène : le drame intime qui en résulte pouvait à merveille
s'incorporer dans le drame politique de la délivrance des Pays-Bas.
Si la composition n'a pas eu le suffrage des hommes de goût, c'est
que M. Sardou n'a pas su ou voulu fondre ensemble le sujet public
et le sujet particulier. Il s'ensuit que la lutte des passions ne ré-
chauffe pas le spectacle très froid des événemens extérieurs, et que
l'intérêt de la cause nationale ne vient pas ennoblir une intrigue
d'amour fort vulgaire. D'un côté, nous avons des tableaux de con-
spiration, de combats, de villes soumises par la force, de cours mar-
tiales, de supplices, de processions, qui n'ont aucun besoin du
secours d'un drame pour enchanter les yeux de la multitude sur
îine scène à grands spectacles; de l'autre, une mésaventure conju-
' gale, un amour illégitime avec toutes ses misères, moins la passion,
des explications à huis-clos, la situation fausse de deux amans fa-
tigués l'un de l'autre, et dont le public est encore plus fatigué, le
tout transporté dans un autre siècle et dans un monde idéal dont
ane telle aventure n'est pas digne. Voilà ce qu'est devenue entre
les mains de M. Sardou cette conception, qui méritait un meilleur
sort. Tant que l'auteur ne s'efforcera pas de mettre de l'unité dans
ses drames, il ne réussira pas à faire une œuvre d'art.
Ce n'est pas que l'on ne trouve dans Patrie les qualités ordinaires
de ses pièces de théâtre. Esprit inventif, M. Sardou sait engager les
scènes les unes dans les autres de manière qu'elles ne se produisent
pas au hasard. Une déposition qui sauve de la mort Rysoor, le mari
trompé, lui apprend la trahison de sa femme. Les efforts de l'é-
pouse adultère pour mettre son amant en sûreté causent la perte
de celui-ci. Rysoor découvre le complice de sa femme dans la situa-
tion la plus solennelle où le place son patriotisme. Tout cela prouve
à quel point M. Sardou est maître des ressources dont il dispose. Il
connaît son théâtre ou plutôt ses théâtres, car il a conquis une
sorte d'universalité sur les scènes secondaires; il connaît son pu-
blic, ses acteurs. Nul ne ressemble mieux à M. Scribe, sur lequel
LE THEATRE COiNTIiMPOKAÎN-. 905
il l'emporterait par sa manière d'écrire, s'il ne compromettait trop
souvent cet avantagé par la vulgarité. Malheureusement, à côté des
qualités ordinaires de l'auteur, il est impossible de ne pas recon-
naître ses défauts, déjà anciens, dont nous avons indiqué le prin-
cipal, — le décousu de la conception, sinon de l'arrangement des
scènes. 11 fallait s'attendre aussi dans une nouvelle tentative à quel-
ques défauts nouveaux. Certes le drame moderne nous avait fami-
liarisés avec les noirceurs tragiques; il s'efforçait du moins d'être
lyrique dans ses plus grands excès. Il était de bonne foi et semblait
croire tout le premier aux horreurs qu'il étalait sur la scène; il y
avait dans ses peintures une exaltation qu'il est impossible de con-
tester : c'est un art qui sort de la nature, mais sans en avoir con-
science. M. Sardou a mis les atrocités en vaudeville, comme pour
prouver qu'il n'y croit pas et montrer aux spectateurs qu'il n'est
pas plus dupe qu'eux-mêmes. Ses cruautés les plus sanguinaires
sont glaciales, entremêlées de drôleries qui peuvent amuser les es-
prits sans culture; elles ne prouvent rien, sinon que M. Sardou est
pressé de produire.
Scî'aphine et Fernande ne trahissent pas dans l'auteur d'autre
ambition que celle d'être aussi fécond que par le passé. Il ne se
montre guère plus soucieux de l'ensemble de son œuvre. A moins
qu'un échec salutaire ne vienne corriger M. Sardou de son sys-
tème favori, nous n'espérons point qu'il renonce à cette habitude de
mettre deux pièces dans une seule. Jusqu'ici cette dualité, comme
diraient les Allemands, n'a pas manqué de lui réussir. Il a des actes
pour le roman de la pièce, pour l'intrigue, et d'autres pour ce que
l'on appelle des peintures de mœurs et que nous regardons plutôt
comme des curiosités de mœurs. Ces croquis serviraient aussi bicR
dans un sujet que dans un autre. Les genres descriptifs se ressem-
blent toujours. Au temps de Delille, on avait des levers ou des cou-
chers de soleil, des tempêtes, des coins du feu, des jeux d'échecs,
des porcelaines de Sèvres ou du Japon, toutes choses faites d'avance
et qui servaient dans l'occasion. Au théâtre aujourd'hui l'on a de^i
tables d'hôte, des soupers à la Maison Dorée, des villes d'eaux, des
bains de mer, des maisons de jeu. Que les tableaux de mœurs aient
leurs cadres naturels, cela est légitime et nécessaire; mais nous de-
mandons que le cadre soit fait pour le tableau. Si d'autres écrivains
dramatiques tombent dans la même erreur que M. Sardou, ils n'en
font en général qu'un accessoire ou un agrément de leur comédie;
l'auteur de Fernande semble ériger l'erreur en système. L'acces-
soire chez lui fait une moitié de la pièce, et une moitié qui pour-
rait se détacher de l'autre. Prenez dans le Diable boiteux de Lesage
le récit de l'amant surpris qui se fait passer pour voleur, et joignez-y
906 REVUE DES DEUX MONDES.
une collection de petites gens, tracassiers et mal élevés; vous avez
Nos Bons villageois. La comédie de Nos Intimes est à peu près com-
posée de même; celle des Ganaches ne s'en éloigne pas sensible-
ment. Nous ne voyons pas que les caricatures des incrédules et des
dévots soient nécessaires dans Séraphine. Il n'y a peut-être que la
Famille Benoilon dont les personnages ridicules soient indispen-
sables à l'action même. Remarquez qu'entre les pièces de M. Sar-
dou c'est la seule à peu près, malgré ses vulgarités, qui soit reprise
après que la curiosité première du public a été satisfaite.
Pourquoi trouvons- nous l'intérieur d'une maison de jeu dans
Fernande? Est-ce que l'histoire de cette jeune fille déshonorée se
rattache naturellement à ces incidens du lansquenet et du trente-
et-un à huis -clos? Ne pouvait-elle se dérouler entièrement sans
que l'auteur fît apparaître son sculpteur qui ne fait pas de statue,
son commandeur américain chargé de pierreries et de décorations,
toutes ces caricatures dont il était facile de se passer? 11 y a mille
manières pour une jeune fille de se perdre sans entrer dans le dé-
tail de tel ou tel monde équivoque dont les personnages ne sont
pour rien dans le drame. Diderot, le hardi conteur, auquel M. Sar-
dou a emprunté son sujet, se contente de dire que la jeune per-
sonne en question avait tenu avec sa mère un tripot. Ce simple
mot est devenu un acte fort long, et occupe un bon tiers de la co-
médie, après quoi tout reste à faire, et la pièce commence. Cette
Clotilde qui était dame de charité, mieux encore, protectrice et
mère de filles repenties, l'auteur en fait d'un tour de main la plus
méchante des femmes. Pour se venger d'un amant qui ne l'aime
plus, et dont elle arrache l'aveu dans une, scène parfaitement filée
d'ailleurs, elle lui fait épouser la fille perdue qu'elle patronne, qu'elle
lui présente, qu'elle lui jette à la tête, pour lui dévoiler tout après
le mariage et jouir de sa vengeance. M. Sardou croit-il sérieuse-
ment qu'une femme qui a de tels trésors de haine ait un tel surcroît
de charité? Celle qui était tout entière à son amant et à sa jalousie
n'avait pas le loisir de chercher les pécheresses tombées plus bas
pour les relever; par suite du même raisonnement, celle qui a le
souci de l'honneur des autres ne s'abaisse pas à une intrigue qui
ravale le sien au niveau des plus infâmes. En un mot, ce n'est pas
la même femme, l'unité morale de ce caractère n'existe pas plus
que l'unité de la composition. On en pourrait dire autant des
autres. Est-il nécessaire d'ajouter que la dextérité habituelle de
M. Sardou l'a sauvé de tous les mauvais pas où il s'engageait?
L'auteur fait de ses personnages tout ce qu'il veut, non ce qu'ils
doivent être, étant donnée leur nature. Ils agissent non suivant les
mobiles qu'il suppose en eux, mais suivant les ressorts qui servent
LE THEATRE CONTEMPORAIN. 907
à les mouvoir. Us sont vertueux ou vicieux, blancs ou noirs, en
vertu des combinaisons qu'il imagine. -,
Diderot, est beaucoup plus vrai dans l'immoralité deisoa récit.
M'"" de La Pommeraye n'a pas besoin de jouer le rôle de dame de
charité pour se procurer le sujet abject qui lui est nécessaire pour
assurer sa' vengeance; elle le reçoit de la notoriété publique et le
dresse convenablement. Le marquis des Arcis, à qui elle joue ce
toui' infernal, a toute l'inexpérience nécessaire que donne une cer-
taine habitude du vice. Quand il est pris au filet tendu par une
femme vindicative, par une aventurière du plus bas degré, il se
contente des humiliations volontaires de celle-ci; c'est tout ce qu'il
faut à un homme de cette trempe, qui ne ressent d'autre blessure
que celle de son amour-propre, qui n'a pas l'idée ni le besoin de
quelque chose ressemblant à de la vertu. C'est lui beaucoup plutôt
que le marquis de M. Sardou qui peut dire en finissant à cette mal-
heureuse agenouillée devant lui: «Levez-vous, madame la mar-
quise, embrassez votre époux! » Il est vrai que l'auteur de Fernande
ne paraît pas s'être demandé si jamais un galant homme aurait pro-
noncé ce mot. 11 a mis son savoir-faire, et il en a beaucoup, à dé-
naturer les situations, à disloquer les caractères, de manière à
obtenir le même résultat. En jetant sur Fernande le voile de la sen-
timentalité, dont le public est si souvent dupe, en faisant Glotilde
d'abord très bonne et puis très mauvaise, il y est parvenu.
Rabagcift n'est pas encore, il faut l'avouer, l'échec salutaire qu'on
était tenté de souhaiter à M. Sardou. L'opposition politique provo-
quée contre la pièce a grossi sa victoire, qui nous a paru quelque
peu exagérée. Après plus de quarante épreuves, des silïleurs mala-
droits, ou peut-être plus adroits qu'on ne pense, réchaulfaient l'en-
thousiasme. Laissons de côté les souvenirs aristophanesques. Cette
comédie du peuple donnée au peuple même était offerte non point
par le caprice individuel, mais par l'association, par la tribu, qui
en faisait les frais; elle était écrite pour un pays qui se gouvernait
par la parole, pour une nation amoureuse de poésie, de dithyrambes
mêlés à la satire, d'allégories et d'inventions très éloignées de la vie
réelle. C'est chose risible que de prononcer le nom d'Aristophane à
propos de nos petites comédies ou de nos vaudevilles, dont les au-
teurs industrieux ramassent les mots de celui-ci, de celui-là, et
prennent pour collaborateurs tous ceux qui ont eu de l'esprit un jour
ou même un grain de démence à la tribune, dans les journaux, et
le plus souvent dans la rue. Pourtant la comédie politique nous
est-elle interdite? M. Sardou l'a-t-il rencontrée? L'avocat Rabagas,
tour à tour conspirateur et ministre, brassant des complots dans lin
café (l'auteur n'a pas inventé ce café, d'où sont sortis certains mi-
§■08 UEVUli DES DLLX MONDES.
nistres et un grand nombre cie préfets), puis gouvernant au palais
durant les courtes heures de sa popularité, est-ce un caractère ou
même un personnage? 11 arrive au pouvoir par la grâce de l'oppo-
sition et par l'entremise d'une personne d'esprit; la scène où cette
dame négocie le portefeuille du ministre contre les convictions de
l'homme politique est la seule qui témoigne du talent dramatique
de M. Sardou. Ce Rabagas, incorruptible hier, séduit aujourd'hui,
redeviendra demain ce qu'il était hier : d'abord irréconciliable, puis
réconcilié, puis irréconciliable encore. On le voit, avec quelques
aventures de M. Ollivier, il s'efforce d'être M. Gambetta. C'est trop.
Nous savons que Zeuxis, pour peindre une belle femme, prenait une
foule de belles femmes comme modèles; mais la comparaison pèche,
on en conviendra. Rabagas est donc un homme que nous n'avons pas
connu, et, s'il en faut juger par tout ce qui jure et se heurte dans ce
rôle, c'est, un homme que l'on ne connaîtra jamais. Inutile de faire
ki mention d'unité : jamais M. Sardou ne s'en est passé plus réso-
lument; elle est tellement absente de la composition même, qu'il
feut un effort de mémoire pour se souvenir du petit drame inofifen-
sif qui tâche de vivre et de se faire jour à côté de la comédie poli-
tique.
Est-ce à tort que l'on a supposé à M. Sardou l'honorable ambi-
tion de monter plus haut? La fécondité un peu stérile de ses pro-
ductions depuis trois ans, une espèce de féerie dont il n'est pas
nécessaire d'inscrire ici le nom grotesque, seraient de nature à le
faire croire. S'il veut pourtant, ce que nous désirons bien sincère-
ment, s'élever aux conceptions de l'art véritable, il doit commen-
cer par reconnaître que sans l'unité il n'y a pas de succès possible
pour le poète. Par elle seule, une œuvre de l'esprit peut se dire
une création; elle est l'âme du théâtre ; M. Sardou n'en possède
que le mécanisme.
Il a manqué à M. Sardou d'avoir dans une certaine mesure ce
que M. Octave Feuillet possède d'une manière presque surabon-
dante, le don du moraliste; c'est l'observation morale qui fournit
aux œuvres de ce dernier l'ensemble harmonieux de chacune. Pour
s'en assurer, il n'est pas nécessaire de chercher parmi ses écrits
antérieurs; le drame de Julie, qui ne remonte qu'à 1869, en fournit
la preuve. On peut être moraliste de bien des façons. MoUère étu-
die au dehors les passions humaines et les suit à la piste comme
un chasseur qui connaît son gibier; il jouit tout le premier des
erreurs de l'instinct qu'il a prises sur le fait, des saillies de la na-
ture auxquelles il s'attendait. M. Octave Feuillet n'est pas de cette
école. Racine se replie sur lui-même pour analyser les passions,
une surtout, celle de l'amour, dont il détaille à l'infini les nuances.
LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. 909
11 est sobre de combinaisons et de coups de théâtre; le cœur nu-
main semble à son talent un assez vaste champ à parcourir. Il fait
une tragédie presque avec rien (il le dit lui-même) parce que la
passion est mépuisable. De tous nos auteurs contemporains, et dans
la distance qui sépare les œuvres de notre siècle de celui de Ra-
cine, M. Octave Feuillet est l'écrivain qui ressemble le plus à l'aur
teur de Phèdre et de Bérénice, tantôt hardi et passionné dans sa
prose comme un souvenir de Phèdre, tantôt doux et tendre comme
un écho de Bérénice.
De quoi se compose le drame de Julie? D'une femme que la na-
ture et l'éducation avaient faite vertueuse, et que les déréglemens
de son mari poussent à sa perte, d'un ami qui trahit le devoir de
'amitié pour avoir trop compté sur sa force, d'un époux qu'a-
veugle sa légèreté, et qui se ravise quand il est trop tard. Rien n'est
plus simple et plus malheureusement vrai que cette donnée dra-
matique. L'auteur la simplifie encore en se refusant les développe-
mens progressifs des trois caractères, et nous ne pouvons que l'ap-
prouver; il eût été dangereux d'offrir une longue étude de la vie
intime à un public blasé par les péripéties violentes, et de trop
compter sur les nuances pour retenir des spectateurs qui n'en ont
pas assez le sentiment : on pouvait se passer de l'incident de l'o-
rage et de la maison du garde, qui nous paraît en désaccord avec le
ton de l'œuvre tout entière; c'est une incursion sur un domaine
qui n'est pas celui de M. Octave Feuillet. Si Julie doit faillir, autant
vaut qu'elle succombe de propos délibéré, comme une femme qui se
perd d'elle-même après avoir lutté. Nous ne voyons pas ce que la
morale gagne à une surprise, à un fâcheux concours de circon-
stances; nous voyons très bien ce que le drame y perd. En écartant
cette conception de détail, la composition dramatique de Julie de-
meure entière.
Ces réflexions sur les œuvres représentées dans les trois dernières
années seraient sans objet, si elles n'aidaient pas à entrevoir ce que
les écrivains doivent se proposer défaire. Nous avons assez montré,
avec M. Sardou, de combien de manières on peut manquer à l'u-
nité morale des caractères : le drame de Julie nous apprend au
besoin comment on y reste fidèle. Le mari, la femme, l'amant, ont
en eux un principe d'action dont ils ne s'écartent pas, une passion
qui lès pousse, une volonté qui tâche de lutter, une conscience qui
parle et qui les condamne, tout ce qui compose, en un mot, des
êtres libres et agissans, non des marionnettes à ressorts. L'amant
reste un galant homme jusqu'à ce que les conseils désintéressés
qu'il donne soient repoussés avec dédain. La femme, offensée de
toutes les manières, privée de la société de sa fille, garantie sacrée
âiO REVUE DES DEDX MONDES.
de l'honneur, ne trouvant plus dans l'ami qu'un amant, voit aussitôt
l'abîme s'ouvrir sous ses pieds, et s'écrie : « Je suis perdue! » Le
mari semble passer brusquement de ses désordres égoïstes et de
son persiflage aux pensées honnêtes et au langage sérieux; mais
il est à l'âge où le plaisir est une honte sans excuse, où la parole sé-
vère d'un ami fait rentrer un homme en lui-même. Il se rend compte
àe sa faute; il s'aperçoit que sa corruption frivole ;n'était qu'à la
surface, que sa feaime et ses enfansiyi sont chers; il n'avait que la
pudeur des bons sentimens. De csitte clairvoyance sur son cœur., il
p^ssQ aisément à une vue plus claire sur celui des autres. II. dé-
couvre les souffrances qui s'agitent autour de lui, le mal irrémé-
diable dont il est l'auteur. Ces pages de Julie, on le voit» sont d'un
vrai moraliste; pas de combinaisons matérielles, pas de mécanisme
ingépieux;. les personnages parlant pour leur propre cqmpte et
marchant au but où les conduit le conflit de leurs sentimens, non
la main de l'auteur.
Prpuver que le drame vit de passion, c'est en quelque sorte
prendre un soin inutile. Nous voulons du moins indiquer dans
M. Octave Feuillet un caractère qui le distingue entre les auteurs
de notre temps. Non-seulement on retrouve chez, lui la passion
proprement dite,, mais encore cette sorte de fatalité qui l'accom-
pagne le plus souvent. La passion est à peu près la seule paj-t que
la fatalité ait conservée au théâtre chez les modernes (1); sans elle,
la liberté humaine ne rencontre sur la scène aucune force morale
qui la tienne en échec : elle n'a plus de combat sérieux à soutenir,
le drame est supprimé. Croyez-vous qu'Othello serait intéressant
s'il était maître de lui-même, que Macbeth nous retiendrait frémis-
sans au spectacle de ses crimes, si les sentimens de justice et d'hu-
manité triomphaient de son ambition? L'un et l'autre seraient des
meurtriers vulgaires, s'ils n'étaient poussés par une aveugle puis-
sa^nce contre laquelle leur volonté n'a pu lutter jusqu'au bout. Her-
mione aclore Pyrrhus et le fait assassiner par Oreste, qu elle maudit
ensuite. . , ■
Si le drame de Dalila ept le plus beau succès théâtral de M. Oc-
tave Feuillet, n'en cherchez pas d'autre raison : c'est l'œuvre la
pTtis passionnée de l'auteur de Julie. Cette grande dame, qui a des
caprices de don Juan, est odieuse ; mais l'auteur a su mettre dans
cette, femme sans cœur assez d'amorces flatteuses pour égarer ;et
perdre le pauvre artiste, pour le porter à lui sacrifier honneur,
(l) Sur cette question de la fatalité, il y a un livre plein d'études délicates et sa-
vantes, celui de M. Patin, que nous avons trouvé entre les mains des étrangers qui
s'occupent de théâtre. Nous croyons que nos écrivains dramatiques ne le consultent
pas assez : ils font en général beaucoup de pièces et peu de lectures.
LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. 911
fiancée, espérances de gloire et d'avenir. Pour concevoir ainsi le
drame, et il paraît impossible de le concevoir autrement, il faut
croire à la liberté humaine, et en même temps à quelque chose de
redoutable et de fort qui engage avec elle ces luttes tragiques. Sans
doute Julie n'est pas une pièce du même ordre que Dalila ;■ mais
pourquoi la fatalité de la passion n'ose-t-elle pas s'y montrer? car
l'aventure de l'orage n'en est pas, j'imagine. Cette pièce se rap-
proche trop de notre vie bourgeoise pour s'élever jusque-là; M. Oc-
tave Feuillet s'est arrêté à la juste mesure. Cependant la destinée
humaine y trouve sa place : les personnages ne ^ sont pas à la mercd
du hasard; ils agissent librement même dans leurs erreurs, et,
quand ils sont entraînés, ils ont créé par leur faute la force irrésis-
tible qui les perd.
Il n'en est pïis moins vrai que le drame n'a pas ses coudées fran-
ches dans les bornes étroites de cette vie à l'image de la nôtre. Il
est peut-être temps d'en finir avec la tragédie purement bourgeoise,
avec cette pauvreté de ressources dont elle dispose. En effet, l'au-
teur a-t-il beaucoup de choix dans les moyens de supprimer cette
infortunée Julie, qui ne peut survivre entre deux hommes que sa
faiblesse a rendus ennemis mortels? La tragédie royale et le drame
princier avaient des procédés, tels que le poignard, le poison, l'é-
chafaud, qui échappaient à la vulgarité parce que le talent du poète
pouvait les envelopper d'un prestige de grandeur, et qui par suite
étaient reproduits sans les mêmes inconvéniens. Puisque Julie doit
mourir et qu'il ne convient pas qu'elle s'empoisonne à cause de sa
fille, il faut bien qu'elle succombe à la rupture d'une veine du cœur«
On ne peut pourtant pas multiplier outre-mesure les anévrismes
dans un genre qui a pour loi de représenter fidèlement la réalité.
Le réalisnie est usé, la réalité toute nue semble bien près de le
suivre; la place est toute faite pour l'histoire ou pour l'imagination.
Qui saura la prendre? Quand même cet homme heureux existerait
parmi nous, il resterait encore à savoir si nous ferions l'accueil
qu'ils méritent aux développemens intimes et aux nuances de la
passion.
II.
Avec M. Emile Augier, nous ne sortons pas, il s'en faut, du do-
maine de la poésie, et certains rapprochemens avec l'ancien théâtre
sont toujours de mise. Lui aussi observe les passions humaines et
leur demande les ressorts dont il a besoin pour faire agir ses per-
sonnages. Seulement vous ne trouvez jamais chez lui celles qui sont
violentes et fatales : selon toute apparence, il n'y croit pas. L'au-
*)1^ REVUE DES DEUX MONDES.
teur qui a divisé quelque part tout le sexe féiTiinin en deux classes,
celle des demoiselles et celle des mères , a exprimé dans cette
phrase un sentiment très honnête et très pur, mais qui découronne
en un sens la vie humaine et la prive d'une de ses beautés. Si nous
la prenions au pied de la lettre, il faudrait, pour l'écrirB, être un
sceptique en matière d'amour, ou un j^iséniste plus outré même
que Pascal, puisque celui-ci a écrit sur les passions de l'amour un
chapitre éloquent. Il est vrai que M. Augier entend par ce beau nom
de mère celui de la femme vertueuse qui est pleinement digne de
lî porter. Quoi qu'il en soit, son talent dédaigne la tendresse, sa
plume ne connaît pas les entraînemens du cœur. Ses préférences
sont ailleurs : il aime à verser dans l'âme de ses personnages fa-
voris les seniimens qui les agrandissent et les poétisent, la passion
de la renommée, du désintéressement, je dirais de la gloire, si les
limites du genre où se plaît son imagination le permettaient. Il
obéit au précepte de Vauvenargues et s'attache aux passions nobles,
mais sans aller jusqu'au bout; il exclut de ses cadres l'ambition, la
convoitise du pouvoir, l'audace des grandes entreprises. De là tant
de rôles de poètes, d'artistes, d'ingénieurs, de militaires, d'hommes
de lettres, qui se heurtent sur son théâtre; de là surtout tant de char-
mans rôles de jeunes filles fières, pleines d'enthousiasme et d'indé-
pendance vertueuse, à qui il faut un poète pour époux, poète par le
cœur autant que par l'intelligence, et qui vont à lui hardiment,
leur cœur dans une main et une bonne dot dans l'autre. En gé-
néral, les poètes et les ingénieurs de M. Augier sont tout à la fois
poétiquement et grassement récompensés.
La pièce de Lions et Renards, représentée à la fin de 1869, a
médiocrement réussi; toutefois il y aurait une lacune dans cette
revue de la comédie contemporaine, si nous ne faisions une place
assez large à l'écrivain qui semble y tenir jusqu'ici le premier rang.
Un autre motif nous fait parler. Le repos où M. Augier s'est ren-
fermé depuis donnerait lieu de penser qu'il ne songe pas pour le
moment à renouveler l'épreuve : s'il en était ainsi, dans l'état du
théâtre, nous ne prendrions pas notre parti de son silence aussi
facilement peut-être qu'il le prendrait lui-même. L'ouvrage de
Lions et Renards ressemble à tous ceux que l'auteur avait don-
nés jusque-là. On y trouve deux caractères qui ont en partage
toutes les noblesses de l'âme, et deux ou trois autres qui sont ca-
pables de presque toutes les bassesses. En effet, M. Augier suit à sa
manière le procédé de Corneille : il grandit ses héros en leur oppo-
sant des créatures qui ont les passions et les vices contraires à
leurs vertus. Peut-être est-ce l'inverse, et l'auteur du Gendre de
M. Poirier conçoit -il ses personnages sacrifiés avant de créer ceux
LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. 91S
qu'il veut ennoblir. On serait porté à croire que son esprit a d'a-
bord pratiqué la première méthode, et qu'il faisait sa statue avant
de songer au piédestal. Plus tard, il est venu un moment où la sa-
tire de tout ce qui lui paraissait cligne de ses sarcasmes a occupé
la première place dans ses créations : c'est l'époque des velléités
aristophanesques dont les amis désintéressés de son talent ont dé-
ploré la veine fâcheuse. Dès lors il est visible que les rôles nobles
et généreux ont été imaginés par lui pour faire contre-partie, et par
une conséquence fatale ont paru plus ternes.
Il n'est guère douteux que la comédie de Lions et Renards a été
composée pour mettre sous nos yeux les intrigues de deux fourbes,
M. de Sainte-Agathe, un tartufe qui est affilié à je ne sais quelle
société religieuse, la société de Jésus par exemple, et le baron d'Es-
trigaud, un coureur de grosses dots, petit-maître corrompu jusqu'à
la moelle et usé jusqu'à la corde, qui, -se voyant battu sur son ter-
rain, passe dans le camp de son adversaire, se fait tartufe à son
tour pour commencer une autre carrière, et devient l'allié de M. de
Sainte-Agathe contre l'ennemi commun, le noble et jeune Cham-
plion. Ces deux intrigans, qui entre parenthèses semblent faire de
l'art pour l'amour de l'art, sont les renards de la pièce. Mais pour-
quoi tant de ruses? Il en faudrait une seule qui fût bonne. Rarement
M. Augier a mis plus d'esprit dans un imbroglio, rarement plus
d'habileté pour préparer les effets, pour ménager les transitions; à
quoi bon, si tant d'artifices doivent nécessairement échouer? Les
difficultés accumulées autour d'une intrigue ne sont intéressantes
que par l'objet qu'on se propose; toute la peine qu'on se donne
peut- elle servir, peut-elle nuire au résultat désiré? là est toute la
question. Il s'agit d'un mariage que veut négocier la société reli-
gieuse de M. de Sainte-Agathe; les spectateurs pourraient bien re-
tourner contre M. Augier ces mots qu'il prête au baron d'Estrigaud :
(( voilà un grand déploiement d'énergie pour aboutir à un dénoû-
ment de vaudeville. » On parle, il est vrai, d'une dot de 9 mil-
lions; les auteurs dramatiques, pour agrandir leurs conceptions,
disposent de trésors inépuisables, et 9 millions sont au-dessus de la
portée d'un modeste vaudeville; de si fortes sommes appartiennent
à la haute comédie. Pourtant il faudrait que l'intrigue de deux
fourbes d'une si haute volée eût chance de réussir; mais si la main
de Catherine de Bh-ague dépend d'elle et de sa volonté, qu'elle ne
laisse pas ignorer, si le loyal et courageux Champlion n'a rien à
craindre, pas même le préjugé de naissance, et que la main et les
millions ne puissent aller qu'à lui, pourquoi se mettre en si grands
frais d'esprit? Le Sainte-Agathe et le d'Estrigaud, à la fin de la co-
médie, ont beau recommencer leur échange perpétuel de conipli-
TOME xcvin. — 1872. 5S
S14 REVUE DES DEUX MONDES.
mens réciproques, chacun d'eux rappelle aux spectateurs le vers de
La Fontaine : '
Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris. ,
Champlion et Catlierine de Birague sont les lions de la pièce.
Ils remplissent le troisième acte et une partie du second;: c'est là
qu'est l'intérêt de la comédie. M. Emile Augier a tiré de ces deux
rôles un excellent parti : lui seul peut-être était capable de le faire.
Il y a un troisième lion, et celui-là élevé par les renaitls, qui ne
s'attendaient pas à se voir trahis par leur protégé, par l'enfant de
leur prédilection. Ces étourdis aimables qui se trouvent avoir le
cœur haut placé ont toujours réussi à M. Augier. Adhémar de Yal-
travers est une sorte d'Éliacin, de séminariste dont on a mal de-
viné la vocation : il est beaucoup mieux conçu que celui qui se fai-
sait à peine tolérer dans le Fils de Giboye7\ Point d'hypocrisie : sa
nature franche et joyeuse s'échappe librement dès qu'on lui met
la bride sur le cou. Tandis que les conspirations se trament péni-
blemenit pour lui faire épouser Catherine de Birague et ses millions,
il s'accorde en secret avec celle-ci pouf faire échouer un mariage
dont ils ne veulent ni l'un ni l'autre. C'est là un^persomiage de plus
pour disputer .notre intérêt, mais un motif de moins pour nous at-
tacher à l'action. Non-seulement celle dont on demande la mainda
refuse, mais celui pour qui on la demande y renonce tout d'abord.
Il est facile, on le voit, de reconnaître dans Lions et Renards la
tournure d'imagination de M. Augier, la veine de ses conceptions,
qui n'est pas tarie et qu'il pourrait développer au grand avantage
de notre théâtre, dont il est un soutien considérable. Ce qui manque
à Lions et Renards, c'est un intérêt plus élevé. On nous permettra
un rapprochement qui montre avec clarté ce qu'il nous semble qu'on
peut attendre de l'auteur.
Le sujet de la comédie de M. Augier est presque le même que
celui de ISicomède. Mettez à la place du prince, dans la pièce de
Corneille, un voyageur enthousiaste et courageux, un héros de la
géographie; mettez une jeune fille, libre et fière autant qu'elle est
riche, à la place d'une princesse qui veut un grand homme pour
mari. Rapetissez, mais beaucoup, l'ambassadeur romain Flaminius,
qui a jeté ses vues sur Laodice, et la dispute à Nicomède; peut-
être pourra-t-il atteindre à la bassesse de d'Estrigaud. La reine
Arsinoé, qui tend des pièges à Nicomède pour le perdre, est déjà
plus d'à moitié une comtesse de Prévenquière. Au sénat romain,
qui ne veut pas du mariage de Nicomède, substituez la société reli-
gieuse de M. de Sainte- Agathe. Vous avez un Adhémar tout trouvé :
LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. 916
c'est le prince AMale, pour lequel tout le monde s'emploie, et qui
trompe tout le monde par sa générosité en laissant Laodice à un
homme qui lui semble plus digne d'elle. Voilà de point en point la
pièce de M. Augier : Corneille avait donc fait, lui aussi, ses Lioiis
et Renards. Gomment les a-t-il rendus intéressans? La beauté des
pensées et du style n'explique pas toute seule le chef-d'œuvre,
ou plutôt il Fa puisée dans la grandeur du sujet même. JSico-
mède doit sa supériorité littéraire beaucoup moins aux machina-
tions de la reine Arsinoé, du roi Prusias et de l'ambassadeur Fla-
minius qu'à l'héroïsme, aux vues élevées, à l'ironie éloquente de
Nicomède. M. Augier reproche avec raison aux Français de ne pas
faire assez d'état de la géographie : nous le savons bien, l'ayant
appris, hélas ! à nos dépens. Ce n'est pas une raison cependant
pour proposer à notre admiration, quoi? un géographe, qui se mêle
par hasard à une expédition du soudan de Wadaï contre le Darfour,
qui étrangla un nègre, et qui partira pour délivrer son ami re-
tenu captif aussitôt qu'il aura trouvé, grâce à une souscription,
ZiOO,000 francs. Le Darfour nous intéresse en raison inverse de sa
distance, et l'on pourrait imaginer, pour exciter notre enthou-
siasme, quelque chose de plus grand qu'un triomphs au sein de la
Société de géographie. Vous avez le choix entre les passions nobles :
montrez-nous pour but l'amour de la patrie, l'ambition, la gloire,
mais éclatante, incontestable. J'aimerais mieux, je l'avoue, un soldat,
un tribun,' que sais-je? un séditieux, pourvu qu'il ait de nobles chi-
mères, que ce Champlion tout frais débarqué d'Afrique. En exaltant
le héros, vous grandissez du coup ses adversaires et ses spectateurs
eux-mêmes. Nous voulons croire que M. Augier n'y aurait pa?i man-
qué deux ans plus tard. Aujourd'hui le public serait tout préparé à
bien recevoir des conceptions plus hautes; nous avons un immense
besoin de puissantes aspirations, de force morale, de tout ce qui
nous dérobe aux petitesses de ce monde, où nous avons eu la fai-
blesse de nous arranger' au mieux pour vivre commodément. Le cou-
rage fait défaut pour dire de mâles vérités beaucoup plus que pour
les entendre; les poètes dramatiques ont un devoir à remplir, et il
semble qu'ils n'y songent pas. Voilà des auditeurs frivoles qu'une
maigre plaisanterie, faute de mieux, amuse. Qu'une pensée virile,
qu'un sentiment héroïque les surprenne tout à coup, ils seront ra»-
vis de se trouver capables de les comprendre. Nous savons bien que
la comédie admirative ne présenterait pas les mêmes ressources
que le genre tragique désigné par cette épithète; mais, puisque le
vieux Corneille a feit descendre le drame royal sans en amoindrir
la dignité, pourquoi la comédie, seule m.aîtresse du terrain, ne ten-
drait-elle pas à monter un peu vers la tragédie? A-t-elIe peur, en
91 G REVUE DES DEUX MONDES.
s' élevant d'un étage, de laisser en bas sa gaîté? Sauf quelques ex-
ceptions trop rares, tout le monde sait que de nos jours elle n'est
pas fort gaie, et d'ailleurs le rire est d'autant mieux rxcueilli qu'il
ne prétend pas occuper toute la place. Il faut donc oser aujour-
d'hui ou jamais : trop de prudence énerve le talent. Rien de ce qui
veut revivre et se rajeunir de nos jours, le théâtre pas plus que le
reste, ne doit prendre conseil de la timidité.
L'imagination ne suffit pas; pour nous captiver, le cœur se doit
mettre de la partie. Assurément il y a peu de dialogues aussi jolis
que ceux de M. Augier; le Post-scnptwn, un petit acte de la même
année, le prouverait au besoin. Eh bien ! jusque dans ce marivau-
dage il faut un peu de chaleur de sentiment, et la finesse n'en
donne pas. Ce propriétaire garçon qui donne congé à sa locataire
et reprend son congé, si elle veut bien l'épouser, aurait de la peine
à nous persuader de son amour. Placée dans une pareille alterna-
tive, une femme doit avoir une singulière horreur des déménage-
mens pour hésiter. Dans le Dédit de Marivaux, c'est une somme im-
portante qu'il faudra payer, si l'on épouse suivant son inclination :
on paiera, et l'inclination l'emporte sur l'intérêt. Gela est plus com-
mun, nous le voulons bien, mais plus conforme à la nature. Il est
vrai que M""" de Verlière ne se laisse pas mettre le marché à la main,
et que l'ingénieux M. de Lancy a pris celte forme nouvelle pour
proposer ses vues matrimoniales; cependant un tel début est plus
raffiné qu'encourageant, et l'on ne peut s'y prendre mJeux pour an-
noncer qu'on veut faire un simple mariage de raison. De son côté,
M'"" de "Verlière n'est pas plus éprise : un prétendant dont elle at-
tendait les résolutions se décide parce qu'il a perdu ses cheveux,
et cette perte détruit l'illusion de la jeune veuve. Personne n'aime
donc ni celui qui est préféré, ni celui qui est sacrifié, ni celle qui
décide entre eux, et on donnerait beaucoup de ces mots agréables
qui abondent dans la comédie de i\I. Augier pour une étincelle de
tendresse. Le talent de Marivaux est de ne jamais oublier la part
de l'inclination. S'il n'émeut pas profondément le cœur, il se joue
autour, circwn prœcordia ludit. Ses intrigues ne sont pas des ga-
geures, ni ses dénoûmens des tours de force. Un moment, une cir-
constance accidentelle semble décider du sort de ses personnages
pour la vie; mais il a mis en eux un penchant vrai dès le principe,
et il fait désirer le mariage de Dorante avec Aramiute, bien que tous
deux agissent comme s'ils ne le voulaient pas. Le jeu d'esprit con-
siste ici à faire naître les obstacles de ceux-là mêmes qui devraient
ne pas les supporter; il est racheté ou plutôt justifié par la vérité
de leurs sentimens et le naturel de leurs contradictions.
]Ni M. Octave Feuillet ni M. Emile Augier n'ont abordé la scène
LE THEATRE CONTEMPORAIN. 917
depuis 1870. Les révolutions opérées coup sur coup dans le pays
ont été si violentes qu'on s'explique trop !e besoin de se recueillir
avant d'essayer des tentatives littéraires, et notre but est surtout
d'indiquer où en est le théâtre, afin d'entrevoir, s'il est .possible, où
il doit tendre. M. Alexandre Dumas n'a laissé lieu à personne de se
plaindre qu'il ait gardé le silence. Nous le trouvons au théâtre, dans
les journaux, un peu partout. Loin de nous la pensée de lui contes-
ter le droit de s'intéresser à la chose publique! Cette fin de non-
recevoir est sans doute ce qui déplairait le plus à M. Alexandre
Dumas. Bien qu'une première lettre de lui ait été généralement ac-
cueillie avec faveur, il accuse injustement le public, dans une se-
conde, de ne pas permettre qu'un auteur dramatique ait une opi-
nion en pareille matière. Si ce n'est pas une sorte de coquetterie,
et qu'il doute réellement de l'accueil qui lui a été fait, on est obligé
de penser qu'il a repris la parole, comme certains personnages de
la comédie, pour s'assurer qu'il ne s'était pas trompé, que c'est
bien lui qui avait parlé avec succès. Ce doute l'a mal conseillé, car
la seconde épreuve a été moins heureuse.
Nous regrettons les professions de principes, et l'on pourrait dire
les promesses, inscrites dans la seconde lettre, quand on les rap-
proche de la Visite de noces et de la Princesse George. En effet,
M. Dumas raisonne en termes que nous voudrions moins pompeux de
l'art dramatique et du théâtre, où il s'occupe « des intérêts les plus
sacrés et les plus graves de l'homme. » Sans doute il livre, non sans
courage, à la dérision et au mépris les petits dramaturges devenus
des politiques de barricades et d'incendies, qui ont passé de la bour-
souflure de mélodrame, des décors à grand effet, des feux de Ben-
gale, aux massacres d'otages, aux démolitions, aux feux de pétrole.
Cette page, nous aimons à le dire, honore son patriotisme; mais une
autre qui fait moins d'honneur à son goût et surtout à sa prudence
est celle où il nous représente les écrivains dramatiques comme des
religieux qui confessent les hommes assemblés et des moralistes
qui les rendent meilleurs. La Visite de noces une confession! la
Princesse George un traité de morale ! A quoi bon promettre ce qu'on
ne lui demande pas? En prenant des engagemens qu'il ne peut te-
nir, à qui pense-t-il faire illusion si ce n'est à lui- môme? Ses mo-
destes devanciers ne se chargeaient pas d'une si lourde responsa-
bilité : ils s'appelaient pourtant Shakspeare, Molière, Corneille,
Racine. Lorsqu'ils étaient parvenus à faire rire ou pleurer les hon-
nêtes gens sans porter atteinte aux bonnes mœurs, ils se tenaient
pour contens. Ce ne sont pas eux qui se seraient annoncés comme
pontifes de la morale : Voltaire lui-même, dont les ambitions n'é-
taient pas petites, se montrait d'une simplicité parfaite quand il
918 REVUE DES DEUX MONDES.
parlait du théâtre, et pourtant, si quelqu'un s'en est fait une tri-
,bune religieusement écoutée, c'est bien lui. 11 a écrit aussisa: co-
médie contre le préjugé de la naissance, Nanine, qui charma hos
arrière-grand' mères.; il n'en a pas averti l'univers comme d'une ré-
vélation de la morale, il n'y a pas ajouté la moindre préface. Quel
pauvre petit préjugé vaincu, il est vrai, que celui de la naissance!
M. Dumas ne semble pas se douter que ses théories ambitieuses de
morale ne seront pas prises au sérieux par les uns, et paraîtront
aux autres les indices dé je ne sais quelle inquiétude-. S'il pouvait
se convaincre une bonne fois de l'honnêteté de ses comédies, il re-
noncerait à nous persuader que le théâtre est un temple, et que
l'on en sort tout édifié. Tout homme pèche; mais M. Dumas, avec
ses préfaces,; convertit ses péchés en actions méritoires. Voilà ce qui
oblige la critique de remettre les choses à leur place, les pièces jde
cet écrivain parmi celles qui ont compromis la bonne renommée de
l'art le plus français de tous, et ses préfaces parmi les pages qui
méritent peu de confiance.
Sans la prétention de M. Dumas à être impeccable, la Visite de
noces était tout simplement une méprise. L'écrivain, sous prétexte
de peinture (de mœurs, mettait sur la scène un homme vicieux, Cy-
gneroi, qui serait disposé à renouer avec une ancienne maîtresse,
s'il trouvait dans cette liaison l'assaisonnement du vice. Aussitôt
qu'il s'aperçoit qu'elle est libre et que sa cOrniption serait dimi-
nuée de moitié, il y renonce, estimant que, pour posséder une
femme honnête ou à peu près, il vaut tout autant s'en tenir à l'é-
pouse légitime. Voilà un raffinement qu'il n'était pas précisément
nécessaire de dévoiler sous les yeux du public. Si maintenant celui-
ci vient déclarer qu'il luiiest interdit. à la scène de faire triompher
le mal, nous demandons naturellement quelle est la punition de
son Cygneroi : il s.'en va pourvu d'une bonne petite femme qui
l'adore et qui ne se doute pas qu'il le mérite si peu. Son châtiment
se réduit à ne pouvoir faire tout le mal dont il aurait été capable,
et en définitive il emporte précisément la récompense que la comé-
die, avant M. Dumas, tenait en réserve pour ses élus. Notez que ce
n'est pas nous qui parlons du triomphe définitif de la vertu; mais
est-ce ainsi qu'il l'entend? Première imprudence : celle de poser
un principe que l'on viole à chaque instant. Second principe et se-
conde imprudence : l'auteur se regarde comme le confesseur des
hommes assemblés; non-seulement le théâtre devient un temple où
nous allons chercher la règle des mœurs, mais on pense involon-
tairement à la primitive église où la confession était générale, et où
le prêtre se bornait à lire les commandemens. En vérité, M. Du-
mas, dans ses lettres et préfaces, est par momens bien ascétique.
LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. 9l9
De quoi pourtant peut-il confesser la majorité des spectateurs de
la Visite de noces? Est-ce du caprice sensuel et très corrompu de
M. de Cygneroi? Nous craignons bien que la confession, comme
l'entend M. Dumas, ne ressemble fort aux élucubrations de certains
casuistes qui, pour ne rien oublier, et peut-être pour faire briller
leur pénétration d'esprit, risquent fort d'apprendre le mal à ceux
qui ne le connaissent pas, ou mettent en fuite ceux qui ont la sa-
gesse de ne pas le vouloir connaître si bien.
Nous avons eu l'occasion de chercher si la Princesse George éiaàt
en contradiction avec le principe un peu banal de l'écrivain sur le
triomphe de la vertu (1); il nous a paru plus utile de montrer que
la pièce était sans dénoûment. Nous préférons, toutes les fais que
l'auteur nous le permet, ne pas sortir du.domaine de l'art; mais,
smvant la règle invoquée par M. Dumas pour prouver la moralité du
théâtre, il se condamnerait encore ici lui-même. Le mari en faute
n'est pas puni, pas plus qu'il n'est corrigé; la balle du pistolet qui
lui était destinée casse la tète d'un autre qui n'avait à se reprocher
que des intentions. A-i-on voulu ici encore confesser l'auditoire? Il
est impossible de croire que la majorité des hommes réunis devant
cette pièce soient disposés, comme a prince, à tromper sans mo-
tif, sans inclination réelle, une femme qui n'est ni 'indifférente, ni
importune, dont l'unique défaut est un amour sincère et profond,
comme cette passionnée princesse. Si cet homme existe, c'est un
malheureux dont le vice même est effacé et sans couleur. Que nous
veut-il donc? et de quel droit viendrait-on nous dire : « C'est de
vous qu'il s'agit ? » Il est si nul qu'il ne mérite pas même la colère :
il ne vaut pas la balle que l'auteur aurait pu lui loger dans la tète.
Ce personnage est visiblement destiné à une moins noble fin. Triste
excuse, on en conviendra, pour le dénoûment! Nous imaginerions
volontiers le Cygneroi de la pièce précédente devenu prince George
par voie d'avancement dans la bassesse aussi bien que dans la con-'
dition. Il ne voulait plus de la comtesse Lydie parce qu'elle était
encore trop honnête; il a trouvé cette comtesse de Terremonde,
qui est à la hauteur de ses goûts. Craignons une troisième iacar-
nation de Cygneroi !
N'est-il pas allligeant de voir ce qui peut se perdre de talent et
d'esprit dans de tels sujets? M. Dumas a le secret de l'unité dans
ses compositions; il y est arrivé tout d'abord, par un instinct de
nature et comme sans étude. Il a la marque de l'originalité. Avec
ces dons, que nous ne croyons pas épuisés, comment ne sent-il
pas le besoin de se renouveler? Tout a changé autour de nous, le
(IJ Voyez la Revue du 15 dccenibre 1871.
920 REVUE DES DEUX MONDES.
sol a été ébranlé sous nos pieds; la vie, la pensée, se ressentent par-
tout de la crise à la merci de laquelle nous sommes jetés, et M. Du-
mas seul ne changera pas ! 11 reviendra frivole comme par le passé,
toujours l'enfant gâté et le mauvais sujet de la littérature, avec son
éternel demi-monde mal dissimulé et ses infantes à peine cachées
sous le masque de grandes dames! N'est-il pas temps d'en finir
avec ces formes variées d'un vice toujours le même? 11 faut bien
que l'auteur le sache, il confond trop le vice avec la passion, et
l'erreur de la Princesse George n'a pas d'autre source. On ne sau-
rait appeler passion une habitude qui ramène un homme vulgaire
à l'objet de ses instincts matériels : ce n'est pas à un entraîne-
ment puissant ni fatal que la princesse est forcée de disputer son
mari; ce rôle de femme offensée, qui est la recommandation de la
pièce, est bien amoindri par la nullité intellectuelle et morale du
mari. Que dire de l'intérêt qu'elle doit inspirer? Nous supposons
qu'une femme est contrainte de guetter son mari au moment où
il se glisse à la faveur des ténèbres dans un mauvais lieu : elle est
certainement à plaindre; mais vous n'en ferez pas, j'imagine, l'hé-
roïne d'un drame. Le mari de la princesse George n'est pas plus
digne de sa jalousie que de son amour. 11 faut même que la rivale
ne soit pas une créature subalterne; si elle ne fait rien que de don-
ner un rendez-vous en a parte, si elle ne dit rien qu'une tirade mê-
lée de rhétorique et de cynisme, si elle n'est rien qu'une Laïs sans
grâce ni esprit, nous sommes en présence de tout autre chose que
de la passion, et il faut tirer le voile sur ces misères, qui ne sont
pas du domaine de l'art.
M. Dumas se pique de confesser ses contemporains : pourquoi ne
commence-t-il pas par lui-même? Il dédaigne avec raison d'obteni?i*
par l'emphase ce qu'il appelle les gros applaudissemens : que ne se
propose-t-il pour but les applaudissemens honnêtes, qui sont tou-
jours d'accord avec le goût? Il aime son pays; c'est surtout ici que
nous admirons son inconséquence. Quand on aime son pays, on ne
s'applique pas à exagérer ses scandales, à compter curieusement
ses plaies sans utilité pour la guérison, à lui prêter peut-être des
maladies dont il est permis de douter. Quand on aime son pays,
on ne favorise pas la malheureuse habitude qu'il a de se donner
pour plus mauvais qu'il n'est, de chercher je ne sais quel bon air
au détriment de la bonne renommée, de se montrer toujours fan-
faron de vices : on s'efforce de réparer la mauvaise réputation qu'on
a peut-être contribué à lui faire. Aimer son pays, c'est ne pas ou-
blier que les ennemis de la France se délivrent à eux-mêmes des
certificats de bonne vie et mœurs, et s'arment contre nous de tous
les aveux qui échappent à la légèreté nationale. Aimer son pays,
LE THÉÂTRE COATEMPOUAIN. 921
c'est ne pas fournir par des tableaux de fantaisie des sophismes à
ceux qui rêvent la destruction de la société. Enfin aimer son pays,
c'est employer un heureux talent à réveiller en lui le sentiment du
devoir, le goût des choses pures, l'admiration des nobles sacrifices;
c'est lui offrir des consolations ou de nobles plaisirs, c'est lui ap-
prendre, quand on a l'honneur de le réunir devant cette illustre
scène française, à garder son rire pour ce qui est vraiment risible,
et ses larmes pour ce qui fait pleurer l'honnête homme et le bon
citoyen. M. Dumas a le patriotisme et le talent : qu'il les interroge
dans le secret de sa conscience d'artiste; ils lui montreront la voie
nouvelle où il pourra trouver de meilleurs applaudissemens.
III.
Parmi les noms moins populaires ou plus nouveaux, deux, grâce
à leurs succès, semblent mis li^rs de pair, ceux de MM. Edouard
Pailleron et Edmond Gondinet. M. Pailîeron est, dans la généra-
tion des jeunes écrivains, celui qui a le plus de ressemblance avec
M. Augier. Échappées de poésie, tour d'esprit satirique, dialogue
excellent, autant de qualités qui leur sont communes et qui leur
valent les mêmes suffrages. Ils sont, avec des titres que l'expérience
et le temps ne permettent pas encore de mettre dans la même ba-
lance, les poètes qui répondent le plus exactement à celte société
émancipée, sans préjugés, mais sensée, attachée à ses traditions de
politesse, de littérature et de goût. Nous ne prétendons pas que
M. Pailleron suive les traces de son devancier ; si quelque chose
est vrai de la situation , c'est qu'on peut classer les auteurs suivant
deux ou trois idées générales; mais il n'y a pas d'école. Les cher-
cheurs dispersés poussent leur pointe chacun de son côté. On s'ob-
serve, comme on l'a toujours fait d'ailleurs, sans être divisé en deux
ou trois camps; on est à l'affût de ce qui se présente de nouveau,
prêt à courir vers le filon fraîchement découvert. On tente peu
d'efforts périlleux; les sages ne veulent pas risquer ce qui n'est
pas essayé déjà; on attend le résultat obtenu par les aventureux.
M. Pailleron nous semble donc un travailleur isolé comme les autres,
un des plus ardens au culte de cet art du théâtre. Il se rapproche
de l'auteur de la Ciguë et de Gabridle, et ne procède pas de lui.
Certaines qualités de jeunfjsse le prouveraient au besoin. Il n'est
pas venu au monde de la littérature en un temps de lutte entre des
imaginations sans frein et un bon sens satisfait de ses qualités né-
gatives; il n'en a pas gardé une mesure de scepticisme presque
inévitable. Son penchant pour la poésie est aussi plus déclaré. Sa
comédie des Faux Ménages en porte très bien le caractère.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
Amour et poésie se confondent en une seule et même idée dan;s
le cœur d'EsLher et d'Armand. 11 n'y a pas d'églogue sans mise en
scène; le cadre qui entoure celle-ci est une chambrette d'ouvrière
où l'amant enseigne à sa maîtresse, outre l'écriture, la grammaire
et la: musique, les sentimens qui réveillent une âme et l'ennoblis-
sent, où la maîtresse est initiée k< l'honneur dont elle n'avait pas
ridé€, et qu'elle reçoit comme une révélation. Toutes ces leçons
naïves comme l'enfance de l'amour ont la grâce d'une poésie eoi-
tièremrat détachée de la -réalité. Ge n'est pas une petite hardiesse
de nous avoir montré ce maître corrigeant les devoirs de cette
élève, cet amoureux sans peur et sans reproche accompagnant son
amoureuse au magasin où elle va porter son ouvrage et recevoir le
salaire du mois. Le public s'est mis du parti de l'auteur, et il a bien
voulu croire qu'il y a des ménages si purs parmi ceux qui n'ont pas
le droit de porter ce nom.
Armand est un poète en praticfue; il transforme la vie, et lui
donne la couleur des principes qu'il s'est faits. Enthousiaste de l'hon-
neur des femmes, c'est pour l'avoir iéveillé dans un cœur qu'il est
épris. I! y a bien en lui quelque autre chose; nous y reviendrons
tout à l'heure. Eslher, touchée du rayon qu'elle ne connaissait pas
avant de rencontrer ce jeune homme, n'est pas poète à un moindre
degré. Ge n'est pas tout pourtant. L'auteur a mis en elle un désin-
téressement qui la grandit et lui donne l'avantage sur Armand. En
aimant celui-ci, quoi qu'il arrive, soit qu'il s'attache à elle, soit
qu'il la quitte, elle mérite d'être aimée, et ce mérite commence au
moment où elle se montre désintéressée. Gependant il veut s'assu-
rer qu'elle paraîtra digne d'être accueillie : dès l'entrée d'Esther
dans la maison maternelle, la lutte ne reste plus entre la poésie
d'un amour caché et la prose de la vie en famille, comme on au-
rait pu le croire d'abord : c'est la famille qui prend sa revanche, et
avec elle la vertu de la mère, la chasteté de la femme, l'innocence
de la jeune fille. L'églogue qui manquait de toutes ces choses avoue
sa défaite; elle disparaît et ne laisse à sa place qu'une réalité dou-
loureuse qu'elle dissimulait. Voilà au fond le drame imaginé par
M. Pailleron. On pouvait craindre que la conclusion de la comédie
ne fût amenée que par la convenance, la possibilité, l'esprit pra-
tique. Armand rompait avec Esther parce que ses réflexions le ren-
daient plus sage et qu'il pressentait les regrets de l'avenir; seule-
ment la poésie avait les honneurs du combat, quoique le champ de
bataille restât à la prose. M. Pailleron a été mieux inspiré, et sa
comédie prend un vif essor dès le moment qu'Esther est mise en
présence de l'idée de son devoir. Aline, une cousine d'Armand, qui
doit devenir sa femme et qui l'aime, s'est aperçue de l'amour qui
LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. 9^3
existe entre son cousin et l'étrangère : elle se sacrifie, elle cède
celui qu'elle aime, et ne fait d'autre condition à Esther que de le
rendre heureux; mais celle-ci a respiré dans cette famille une atmo-
sphère de pureté qui l'étonné et la rend hésitante. Elle voit ensuite
dans Aline tant de générosité qu'elle conçoit des remords sur les
prétentions qu'elle garde, tant de candeur et d'ignorance du mal
qu'elle rougit de s'être regardée comme réhabilitée.
Nous avons dit qu'il y avait dans Armand autre chose que sa
poésie et son enthousiasme. Poussé dans ses derniers retranche-
mens, il le reconnaît quand il dit vers la fin du troisième acte qu'il
ne veut plus se donner le bien et l'idéal pour complices, que tous
ces grands mots sont des mensonges, et qu'il n'a qu'un mobile,
qu'un attrait : il aime, et voilà tout. Son père lui fait entendre net-
tement à la fin que sa chimère sublime est une erreur égoïste. Pour-
quoi Armand n'est-il pas montré ce qu'il est réellement, faible et
livré à sa passion? En deviendrait-il moins dramatique? Pourquoi
tant parler d'utopies et de beaux rêves? pourquoi développer cet
enthousiasme en tête-à-tête? On n'y sent pas le trait do la satire,
et c'est de très bonne foi que les deux amans s'élèvent au diapason
du genre lyrique. Cependant Armand est beaucoup moins détaché
qu'il ne le veut paraître des choses terrestres. Que devons -nous
penser de cette situation?
Il n'y a de réhabilitation de la femme que par le désintéresse-
ment absolu. Esther se rachète parce qu'elle renonce à son amant.
Il n'appartient pas à Armand de lui rendre la pureté, parce qu'il
l'aime et qu'il la veut pour lui. Yauvenargues nous semble de cet
avis. Il a dessiné le portrait d'un jeune homme naïf qui est bon par
tempérament sans connaître les règles dà la bonté. Thyeste, « s'il
rencontre la nuit une de ces femmes qui épient les jeunes gens,
souffre qu'elle l'entretienne et marche quelque temps à côté d'elle,
et comme elle se plaint de la nécessité qui détruit toutes les ver-
tus,... il l'exhorte à une vie meilleure, et, ne se trouvant point
d'argent parce qu'il est jeune, lui donne sa montre, qui n'est plus à
la mode et qui est un présent de sa mère. Ses camarades se -moquent
de lui... Mes amis, dit-il, vous riez de trop peu de chose,... le
monde est rempli de misères qui serrent le cœur,... etc. » Ce '
portrait date de cent vingt-cinq ans, et l'on voit qu'un simple mo-
raliste, sans être missionnaire ni ascétique, sans être un saint, a
fait à ce genre de personnes l'aumône de la pitié, mais de' la pitié
seulement. Remarquez en quoi Thyeste diflere de l'Armand des
Faux Ménages. 11 est bien du tempérament de ceux que M. Pailleron
appelle plaisamment des rchahiliteurs; seuleiYient il est désinté-
ressé : il ne prend rien en échange de sa montre et de ses conseils.
924 REVUE DES DEUX MONDES.
II ne s'informe pas même lequel, de sa montre ou de ses conseils,
est le mieux accueilli.
Nous ne voudrions pourtant pas assurer que la comédie eût gagné
à diminuer l'enthousiasme poétique et réformateur d'Armand. Il y
est trompé tout le premier, et bien des débutans le sont comme lui.
Il faut tenir aujourd'hui le langage qui convient au temps présent,
et qui peut-être ne sera plus si bien entendu demain. Un temps
viendra sans doute où Von rira fort de nos fantaisies poétiques, où
l'on s'étonnera peut-être que le lyrisme d'Armand n'ait pas été l'ob-
jet d'une moquerie plus décidée. On sentira pourtant qu'il y a sous
le travers de cette poésie en apparence inopportune un sentiment
sérieux, et que ce sentiment est précisément celui de la jeunesse;
elle a des trésors de confiance pour tout ce qui lui paraît au-dessus
du vulgaire niveau, et c'est pour tous les âges qu'un écrivain a dit;
« L'esprit est la dupe du cœur. »
M. Pailleron a peut-être fait la plus longue et la plus courte des
pièces en un acte, le Monde où ïon s'amuse et V Autre Motif. La
plus longue ne le paraît pas au spectateur; la plus courte le paraît
plus qu'elle ne l'est, et ce double résultat est dû à la gaîté qui
anime l'une et l'autre. Malgré le regret qu'on éprouve en voyant
tomber le rideau sur la seconde, un instant de réflexion suffit pour
reconnaître que l'auteur a bien fait de ne pas s'arrêter en route
pour amuser l'auditeur; il a pris le meilleur parti, celui de l'empê-
cher de se reconnaître au milieu d'un imbroglio qui tient à un fil.
Cette situation d'une femme qui est veuve sans l'être, qui se donne
pour veuve quand elle ne l'est pas, et qui se croit encore mariée
quand elle ne l'est plus, est une fort jolie intrigue qui grossira la
liste des actes destinés à égayer le répertoire. Et maintenant que
nous avons indiqué à M. Pailleron l'espoir justifié par ses Faux
Ménages^ et les exigences sérieuses que nous avons le droit d'ex-
primer après r Autre Motif, nous l'invitons à ne pas reculer devant
les sujets de la haute comédie : la jeunesse de son talent donne à
notre conseil l'opportunité qui est la règle de la critique.
Il faut faire un choix entre les comédies de M. Gondinet pour
juger son œuvre dramatique sans surprise. On y trouve en effet un
mélange qu'il serait un peu sévère de reprocher dès aujourd'hui à
l'auteur : entre ses pièces avouées par le goût et celles d'un ordre
inférieur, on ne peut affirmer encore qu'il se soit classé; on ne peut
dire s'il lui est arrivé de monter progressivement, s'il est un parvenu
du talent qu'il convient de féliciter, ou un talent aimant à déroger
qu'il est utile d'avertir. Laissons donc Gavaut, Minard et C'^ au
Palais-Royal , où celte plaisanterie en trois actes est à sa place, et
bornons à C/wistiane , comédie reçue avec applaudissement au
LE THÉÂTRE CONTEiMPORAIN. 925
Théâtre-Français, les réflexions que nous inspirent l'habileté très
réelle et le savoir-faire peu commun de M. Gondinet.
Christiane s'annonce tout d'abord comme une œuvre d'il y a deux
ans, c'est-à-dire d'autrefois. Parmi celles-là mêmes qui ont été re-
présentées avant 1870, il en est plusieurs qui rappellent moins
l'état maladif des esprits à cette époque, et qui semblent davantage
tournées vers l'avenir. C'est bien là, malgré un vernis incontestable
d'honnêteté, une de ces conceptions nées d'un temps ennuyé, dé-
sœuvré en morale comme en littérature. Ces curiosités-là s'expli-
quaient par le loisir, par le raflinement, par le dégoût du vrai, par
les besoins d'une imagination sans aliment. Par malheur, il n'y
a pas de revirement soudain en matière d'art comme de politique,
et une pièce met plus de temps à se monter qu'une révolution à
s'accomplir, d'autant pltis que celle-ci apporte à celle-là des re-
tards imprévus. Voilà l'histoire de presque tout ce que nous voyons
au théâtre aujourd'hui, et la cause qui fait que nos comédies res-
semblent trop souvent à des almanachs de l'an passé. Cependant
le public applaudit. Les auteurs ont fait leur siège, ils ne veulent
pas le perdre. De leur côté, les spectateurs ne sont pas moins les
esclaves de leurs habitudes. Ils réclament d'abord des distractions,
fussent-elles les mêmes, et ne s'aperçoivent qu'ils peuvent y renon-
cer que le jour où de nouvelles leur sont présentées.
Quelle est donc la curiosité particulière que l'on a vue dans
Christiane? Un amant qui dispute ses droits au mari, non plus sur
la femme, qui d'ailleurs est morte, mais sur l'enfant, dont il se pré-
tend le véritable père. Cette idée des privilèges paternels d'un amant
est si bien un des raffmemens littéraires de l'époque dont nous ve-
nons de parler, qu'on en pourrait suivre l'histoire dans le Filleul
de Pompignac, dans VAulre, dans Séraphine, et môme dans les
romans qui ont précédé; nous en pourrions citer au moins un qui
est de 1867, et que nous voulons laisser dans l'oubli où il nous pa-
raît tombé. Rien ne prouve mieux le soin pris par les auteurs dra-
matiques pour mettre à profit une expérience faite. N'oublions pas
que Molière prenait son bien partout où il le trouvait, et que Voltaire
a dit : « Quand on vole, il faut être de force à tuer son homme. »
M. Gondinet a été de beaucoup le plus habile, et il parait avoir tué
les autres sur le terrain de cette invention ; reste à savoir la valeur
du sujet. Plus il est fragile, plus M. Gondinet a déployé de finesse
et de dextérité pour le faire accepter.
Ne regardons pas de trop près au raffinement; les prétextes à co-
médies s'épuisent. Après avoir montré une combinaison sous toutes
ses faces, le théâtre la renverse en quelque sorte et la présente à
rebours. Quand on a été fatigué de rire des infortunes des maris.
926 REVUE DES DEUX MONDES.
on s'est pris à les voir du côté tragique, « J'ai deux enfans dont je
crois pieusement être le père, » dit Gil Blas. Quand on a ri tout
son soûl du problème de la paternité, que l'on a tiré de l'opposition
de père et de parrain assez de vaudevilles égrillards, on a trouvé
qu'il serait nouveau d'en faire une comédie sérieuse, presque un
drame. Soit, il ne faut pas couper les vivres à l'art dramatique
souffrant de disette. A-t-on réfléchi pourtant que tout le plaisant
du mot de Gil Blas et des, imbroglios plus ou moins impertinens
vient de l'incertitude d'une pareille matière? « D'où savez- vous que
vous êtes père? » a-t-on demandé au Nojac de M. Gondinet;, nous
ajoutons : « L'avez -vous jamais désiré? « Doit -on se récrier sur
l'excellence de la morale qui règne dans Cliristiane? L'amant est
obligé, il est vrai, da reculer devant la dignité du mari, il n'y a pas
pour lui de droits de paternité. Yoilà le public réconcilié avec sa cu-
riosité passablement malsaine; mais à quoi se réduit la leçon dont
cette comédie s'honore, si de n'est que- les amans de femmes mariées
n'auront pas d'enfans? Au reste, c'est au nom de la vérité plutôt que
des moeurs que nous faisons ces réserves contre l'œuvre de M. Gon-
dinet. La donnée principale de sa comédie n'est ni morale ni immo-
rale : elle est fausse. S'il en est ainsi, comment le public ne s'en
est-il pas aperçu? L'auteur est fort adroit, et le public s'est fait le
complice de la situation., M. de Nojac, tendre et: caressant , a toutes
les timidités et les délicatesses de l'amour près de celle dont il est
le père, il adore cette enfant, qui est pour lui tout ce qui rests
d'une femme aimée, mieux encore, une part de lui-même, et il
n'ose pas le lui dire ouvertement. Gomment un auditoire blasé ne
se laisserait-il pas gagner à cette sensibilité d'un nouveau genre?
Gomment ne serait-il pas charmé de le voira chaque instant sur le
point de trop parler et s'arrêter à la dernière limite? 11 ne songe
même point à se demander si c'est bien là un père, si ce n'est pas
un amant retrouvant une partie de ses ardeurs ;près de la jeune fille
dans laquelle revit celle qu'il a perdue. Il se prête à une compli-
cation qu'il ne supporterait pas, si elle éclatait, et rit de fort bon
cœur des incidens qu'elle amène, par exemple des efforts de l'ami
Briac pour empêcher un père de se trouver avec sa fille : on ne sur-
veillerait pas des amoureux avec plus d'inquiétude. La comédie se
continue et s'achève sans apporter d'autre satisfaction que celle de
la curiosité : ni le cœur, ni la loi sociale, ne peuvent être contens
du dénoûment. Christiane épouse M. de Kerhuon, qu'elle aime; mais
M. Maubray ne sera pas plus pour elle un père tendre que par le
passé. 11 ne consent à faire le bonheur de sa fille que pour en ôter le
plaisir à M. de Nojac, l'amant de feu M""* Maubray, et il l'embrasse
pour marquer à l'autre sa haine : dénoûment pénible, par suite du-
LE THEATRE CONTEMPORAIN. 927
quel la jeune- fille gagne un mari et n'a pas décidément de père,
dénoûmcnt qui ne tranche rien, puisque le père légal ne mettra
peut être pas les pieds chez Ghristiane, et que le père prétendu,
qui est arrivé à ses fins, est sûr d'y être le mieux accueilh. N'insis-
tons pas davantage sur une combinaison de sentimens qui est au
rebours de la nature, et qui serait le symptôme d'une maladie du
goût public, si elle devait trouver des imitateurs. M. Gondinet a de
l'esprit, et le public a grand besoin d'être amusé; mais l'esprit de
l'un et le désœuvrement de l'autre* rappellent trop un temps qui.
n'est plus. '
Après avoir formé avec six ou sept talens' inégaux entre eux,
mais qui représentent les autres, une galerie: du théâtre contempo-
rain, le hasard de la dernière heure nous fournit dans un auteur
nouveau, qui du moins n'avait jamais travaillé que pour les scènes
secondaires, le résumé singulier des défauts et des qualités que
nous avons signalés dans quelques-uns. Absence d'unité, succession
capricieuse des situations, confiance absolue dans le détail pour
soutenir l'intérêt, plaisanteries souvent vulgaires, — à côté de ces
taches fort graves, saillies heureuses, sentimens naturels et par
momens bouffées imprévues d'imagination, voilà ce que l'on trouve
dans' M. Henri Meilhac, Ge mélange n'avait pas trop nui à la comé-
die de Froufrou, cadre un peu commun dans lequel on voyait avec
plaisir et surprise des peintures agréables ou touchantes. iVrt«?/, que
vient de représenter le Théâtre-Français, témoigne d'efforts sérieux
pour créer un caractère : nous doutons que l'auteiir ait atteint son
but. Gertes cette Auvergnate veuve d'un petit tailleur de village,
animée d'une haute ambition pour son fils qui est parvenu à la for-
tune, jalouse de lui et le regardant comme son œuvre et sa pro-
priété, l'empêchant de se marier pour qu'il travaille et lui reste
tout entier, c'est là une conception qui ne manque pas d'originalité
malgré la bassesse de condition où M. Meilhac a placé des vues si
hautes. On est frappé de la lutte laborieuse de ces pensées qui ne
trouvent pas dans les paroles de la paysanne les moyens d'éclater
au dehors. Ge combat de l'ambition et de la jalousie contre le pen-
chant de la nature et l'amour maternel a son éloquence. Gependant
les élémens du succès sont fort compromis par l'inégalité morale de
ce caractère de femme impérieuse. Tantôt c'est l'ambition, tantôt
c'est la convoitise et le plaisir de posséder qui parlent par sa bouche.
Elle se ravale par une infamie quand elle écrit à une maîtresse de son
fils pour que celle-ci vienne rompre le mariage qu'elle redoute; elle
s'annule elle-même et fait tomber la pièce dans la banalité quand
elle cède et donne son consentement. Nous ne parlons pas de la
famille dans laquelle l'artiste veut entrer : où M,' Meilhac en a-t-il
028 REVUE DES DEUX MONDES.
trouvé de cette facilité plus que débonnaire? Observer la société
telle qu'elle existe au grand jour, et se souvenir que l'unité non pas
abstraite, mais vivante, est l'admirable privilège de l'art, ce son-t
deux préceptes qui semblent être oubliés de plus en plus.
Ari'êtons ici cet aperçu des acquisitions ou des pertes de l'art dra-
matique contemporain. D'autres noms pourraient venir à la suite de
ceux dans lesquels se résument les efforts les plus récens de la co-
médie et du drame. Ils ne changeraient rien à l'impression géné-
rale, et risqueraient même de la troubler, l'un par les triviales
facéties où il renferme une fécondité naturelle, l'autre par les pré-
tendues peinturés de mosurs qu'il mêle à des photographies de
cour d'assises, celui-là par les beaux vers dont il enguirlande de
parti-pris les sujets les plus dénués d'intérêt.
Nous avons indiqué l'état du théâtre actuel, d'une part T insou-
ciance qui ne tient aucun compte des événemens et qui continue de
se faire une industrie des petitesses qu'elle aperçoit ou des scan-
dales qu'elle cherche dans notre société, sans se proposer réelle-
ment de réparer ou de corriger, de l'autre l'étude consciencieuse
qui s'efforce de maintenir les traditions de l'art, mais qui se trompe
quelquefois ou se décourage et s'arrête à moitié chemin. Il en est
qui ont poussé jusqu'au bout la prétention d'étonner le public par
des conceptions équivoques; ils confondent la crudité des traits et
du langage avec la hardiesse. Ces analyses du vice et de la corrup-
tion prirent jadis leur source dans les romans de Balzac : nous es-
pérons que les symptômes d'épuisement qui s'y laissent apercevoir
en présagent la fin. Il en est qui sont restés plus fidèles à leur art :
ils n'ont pas renoncé à l'élévation des sentimens. Toutefois il con-
vient de leur rappeler que la passion même, qui est un idéal, a ses
périls, et qu'elle peut dégénérer en des crises malsaines. La pein-
ture de ces travers du cœur est encore un souvenir qu'il ne faut
pas transporter dans notre vie d'aujourd'hui, qui devrait être si
sérieusement occupée. Parmi ces talens d'un ordre plus haut, il
manque peut-être à ceux qui étaient et qui sont restés poètes plus
de confiance dans le public et une fermeté plus soutenue dans leurs
conceptions. Qu'ils se gardent de cette prudence pusillanime qui
fuit les grands sujets, comme aussi de confondre l'élévation avec la
simple poésie. Le poète ne doit pas être à lui-même son térnoin et
son admirateur, et le lyrisme n'est pas le moyen le plus assuré de
faire naître dans les âmes l'idée du grand. Corneille a l'héroïsme et
la force; il n'a jamais mis le poète et à peine la poésie sur la scène.
Entre ces deux manières d'envisager le théâtre, on rencontre
ceux qui n'ont pas de vues particulières ni de principes arrêtés. Ils
n'ont foi que dans la pratique : ils se contentent d'expédiens et de
LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN. &29
procédés. 11 en est (ce sont les plus délicats) qui s'emparent d'une
situation dont ils connaissent les périls aussi bien que les res-
sources, et lui font produire tous ses fruits : il dépend d'eux de
mieux faire ou de devenir les plus habiles arrangeurs de leur temps;
ils savent aussi enlever à la hâte une esquisse de ce qu'il y a de
plus piquant dans les mœurs extérieures de leurs contemporains,
il en est encore qui n'hésitent pas à corriger le code, se gardant
bien d'ailleurs d'envoyer à la commission d'initiative de l'assemblée
nationale les résultats de leur manie réformatrice. On aurait tort
cependant de les accuser d'ambition : ils ne font pas leurs comé-
dies pour changer les lois; ils changent les lois pour donner du
mordant à leurs comédies.
Le théâtre a des périodes stériles dont la responsabilité ne pèse
pas seulement sur ceux qui se consacrent à la composition des
œuvres dramatiques : nos écrivains n'ont pas cette excuse. Un pu-
blic considérable ne demande tous les soirs qu'à être intéressé, di-
verti honnêtement : il y a donc pour eux des obligations à remplir.
Celui qui s'adresse aux foules, s'il ne pense qu'à l'intérêt de sa
fortune ou de sa vanité, s'il ne songe pas à nourrir leur esprit, à
élever leur âme, à leur procurer du moins un noble plaisir, celui-
là déserte son devoir. Un auteur qui se ferait l'esclave de leurs pen-
chans les moins honorables ou le bouflbn de leur frivolité, qu'il ne
parle pas d'un talent dont il a une si misérable idée, d'un art dont
il trahit la règle suprême. Que sera-ce donc s'il s'agit d'un temps
qui ne permet à aucune conscience de s'endormir, d'un pays au-
trefois jaloux de sa gloire et qui doit avoir appris dans le malheur
à la chérir doublement? Ce n'est plus le moment de l'exalter par
de vaines promesses; quand vous voyez ce peuple assemblé, parlez-
lui comme à celui qui a possédé de grands poètes. Gardez-vous de
croire qu'il ne se souvienne pas! Souvenez-vous vous-mêmes, et
la peur d'un froid accueil ou d'une médiocre recette occupera moins
de place dans votre pensée.
Louis Etienne.
lON.F, vr.wii.
PEINES PERDUES
SOUVENIR D UN SEJOUR AU JAPON.
I.
C'était à Yokohama, au mois de septembre de l'année 1866. Pen-
dant tout le jour, la chaleur avait été accablante. Au moment du
coucher du soleil, un violent orage avait éclaté et rafraîchi l'atmo-
sphère; puis le temps s'était calmé, et la nuit commençait belle et
sereine. J'étais assis sous la vérandah d'une jolie maison de cam-
pagne que mon ami Henri L'IIermet venait de faire bâtir sur La
Colline, à une petite distance du quartier étranger, et dans laquelle
il se proposait de passer dorénavant les mois les plus chauds de
l'année. L'emplacement du biingidou avait été choisi avec un soin
tout particulier; de l'endroit où nous nous trouvions, on jouissait
d'un spectacle fait pour le plaisir des yeux. A droite s'élevait un
bois touITu; les arbres de haute futaie y recevaient le vent d'orage et
ia brise de mer, et dispersaient aux alentours leurs mugissemens ou
leurs plaintes; à gauche, dans la vallée, on apercevait les nouveaux
quartiers de Yokohama; dans le lointain se dressaient les sommets
de Hakkoni , chaîne de montagnes bouleversée et tourmentée par
une action volcanique séculaire qui donne fréquemment des preuves
terribles de sa fureur indomptée. A l'extrême gauche, l'immense
cratère du Fouzi-yama, la ynontiigne sans pareille, limitait le pay-
sage; sa silhouette sombre et majestueuse domine la contrée en-
tière, et sa cime, chargée de neiges et perdue dans les nuages,
semble en effet, comme le prétend la légende, servir de trône à
la divinité suprême du Japon. Devant nous enfin s'étendait la mer,
la mer, vaste et belle, la mer d'azur de l'empire du Soleil levant. La
tempête qui l'avait fouettée quelques heures auparavant, sous la-
quelle elle s'était soulevée furieuse et écumante, avait cessé, et
PEINES PERDUES. 931
les vagues calmées venaient en murmurant, comme si elles se
plaignaient encore de la violence qui leur avait été faite, mourir
sur la plage sablonneuse de la baie. La lune s'était levée; elle sem-
blait glisser à travers un épais tourbillon de petits nuages blancs
qu'elle illuminait au passage d'une lumière d'opale, et qui tantôt
s'entassaient sur elle, comme pour la dérober aux yeux, tantôt
s'écartaient brusquement pour la laisser paraître dans toute sa
splendeur. Un large sillon argenté s'étendait en éventail sur la mer;
en deliois des limites de cette zone miroitante, les eaux disparais-
saient dans les ténèbres. A de longs intervalles, une barque, émer-
geant brusquement de l'ombre, se montrait dans le cercle de lu-
mière et le traversait rapidement. Elle glissait sur les eaux en
feu, muette et mystérieuse comme une apparition fantastique; des
silhouettes noires s'y mouvaient en cadence. De temps en temps,
un cri rauque et sauvage, le cri du batelier et du pêcheur japonais,
montait jusqu'à nous; mais ce cri était si faible, si peu distinct,
qu'il semblait venir d'un autre monde.
La nuit avançait, et je me levai pour me retirer. Mon ami, qui de-
puis quelque temps n'avait pas rompu le silence, parut se réveiller.
— Où allez-vous? demanda-t-il. — Je lui rappelai que l'heure du
repos était venue, que j'étais las d'avoir fait dans la journée de nom-
breuses visites d'adieu, et que je devais m'embarquer le lendemain.
Il ne répondit rien; mais, lorsqu'après une courte pause je lui
souhaitai le bonsoir: — Rien ne vous presse, dit-il; vos malles sont
laites, et vous ne partirez pas de bonne heure : ce soir même, j'ai
entendu le capitaine se plaindre qu'il lui manque (a moitié de son
charbon. Accordez-moi une demi-heure, je voudrais vous parler de
moi.
L'Hermet, qui jusqu'alors s'était tenu à demi couché sur une de
ces grandes chaises en bambou d'un usage général aux Indes, en
Chine et au Japon, se leva, resta un moment debout comme pour
se recueillir, et vint s'asseoir à côté de moi. La lune éclairait sa
figure loyale et me la montrait grave et triste comme je l'avais tou-
jours connue. Sa voix aux notes profondes, sa façon de parler un
peu monotone et lente, étaient en harmonie avec l'expression de sa
physionomie.
— Vous partez demain pour l'Europe , et sans doute je ne vous
reverrai de longtemps. — Et comme j'allais protester : — Oui, je le
sais, continua-t-il, vous avez l'intention de revenir bientôt; mais,
croyez-moi, il est très probable que vous n'en ferez rien. Combien
de compagnons n'ai-je pas vus s'éloigner qui devaient revenir l'an-
née suivante... Ils se sont mariés là-bas, ou ils sont morts. Vous i'e-r
rez comme eux : vous vous marierez; vous mourrez bientôt, au moins
pour nous, puisque vous nous oublierez. Si vous revenez ici, ce ne
932 REVUE DiiS DEUX ^MONDES.
sera point l'année prochaine, ce sera le plus tard possible; et vous
ferez bien. L'existence qu'on mène ici n'est pas saine. Un séjour
prolongé dans ces pays fait perdre h l'Européen le goût et la pra-
tique de la vie civilisée. L'étroitesse du cercle où l'on se meut enlève
à l'esprit la largeur de vues, au cœur la délicatesse des sentimens.
Les devoirs envers la société se simplifient à tel point qu'ils cessent
pour ainsi dire d'exister. Nous n'avons autour de nous ni patrie, ni
parens, ni amis, dans l'ancien et le vrai sens du mot. Les rela-
tions d'affaires priment toutes les autres, — le but ostensible et
reconnu de tout étranger qui vient se fixer parmi nous est de faire
fortune. Nous possédons, il est vrai, tous les avantages d'une in-
dépendance presque absolue que les vieilles sociétés de l'Occi-
dent ne connaîtront jamais. Cette indépendance est le fruit de
notre isolement; mais renoncer à l'un, c'est se condamner forcé-
ment à dépouiller l'autre. Société est synonyme d'obligation ou
de dépendance. Pour avoir. une patrie, une famille, des amis, il
faut savoir payer de sa personne, de sa bourse, de son esprit, de
son bien-être, de sa liberté individuelle. Tout se paie en ce monde,
et cette indépendance si précieuse à nos yeux, nous la payons, selon
moi, trop cher, car nous ne l'avons qu'au prix de toutes les satis-
factions, de toutes les jouissances que la société offre à l'homme ci-
vilisé. Une longue privation de ces biens nous ùîe peu à peu jus-
qu'au désir d'y rentrer et à la faculté d'en jouir. Que sommes-nous
iciV Des automates, des morts ambulans. Piien de l'Européen ne vit
plus en nous : la musique nous trouve sourds, la peinture aveugles;
toute conversation sérieuse nous pèse, la lecture nous ennuie. Faire
des affaires, gagner de l'argent, manger, boire, montera cheval,
voilà notre existence. Peu à peu, le vieil homme s'en va; nous de-
venons colons. Japonais, Chinois, Indiens. Au bout de quelques
années, nous sommes tout à fait déclassés dans la société euro-
péenne, et, si nous nous y hasardons encore de temps à autre, c'est
pour en sortir au plus vite et pour nous renfermer ici, où, si nous
ne sommes rien, du moins nous ne devons rien aux autres. Il faut
éviter d'en arriver là; mieux vaut partir à temps.
Je ne répondis rien, et L'Hermet, sans s'arrêter à mon silence,
continua. — Je n'ai guère d'amis dans cette partie du monde, dont
je suis aujourd'hui le plus ancien résident étranger. Ceux auxquels
je finis par m' attacher s'éloignent juste au moment où je commen-
cerais peut-être à les traiter en intimes. Néanmoins je leur garde
un bon souvenir; souvent même ma pensée est avec eux. Je n'ai
pas grand mérite à cela, n'ayant guère autre chose à faire. Quand
je bois après dîner « aux amis absens, » je fais la meilleure action
de toute ma journée. Eux, c'est dans l'ordre, ils m'oublient. Ils ont
leurs affections à la portée de la main pour amA dire; je ne leur en
PEINES PERDUES. 933
veux pas de ne plus s'occuper de ceux qu'ils ont laissés de l'autre
côté de la mer. Et cependant je crois que je serais heureux d'avoir
quelqu'un qui de là-bas, de l'Europe, m'enverrait de temJDS en
temps une pensée affectueuse. Tout à l'heure, quand vous alliez
me quitter, j'ai éprouvé un véritable chagrin à l'idée de vous perdre
complètement. Je me suis dit que, si vous me connaissiez mieux, il
vous serait plus facile de ne pas m'oublier, et je vous ai prié de
m'écouter. Je vous verrai partir avec moins de regret quand je
saurai qu'à l'avenir il me sera permis de vous écrire franchement
de tout, ou plutôt de la seule chose qui me touche.
Un domestique japonais qui allait et venait dans la maison dis-
crètement et sans bruit, comme les serviteurs orientaux seuls vont et
viennent, se montra pour s'assurer si nous avions besoin de ses ser-
vices. Voyant que nous avions allumé de nouveaux cigares, il nous
apporta du thé, et s'accroupit ensuite dans un coin obscur de la
vérandah, où il s'endormit. L'Hermet, sans s'occuper de lui, com-
mença son récit.
— Mon premier départ de l'Europe date de loin. J'avais alors dix-
neuf ans. J'étais sans fortune, les contrées lointaines attiraient mon
imagination, enfm un parent qui m'avait précédé en Chine et avec
lequel j'étais en correspondance me conseillait de venir le joindre
en me proposant de prendre à sa charge les frais de mon équipe-
ment et de mon passage. Ma famille se composait d'une sœur aînée,
mariée depuis plusieurs années, et de ma mère, qui demeurait
chez son gendre. Nous habitions une grande ville de commerce,
un port de mer; on y était accoutumé à l'idée de voyages loin-
tains, et ma mère, quoiqu'elle me vît partir avec un réel chagrin,
ne s'opposa point à l'exécution de mon projet. Elle mourut dans
l'année qui suivit mon départ; je perdis ainsi la seule affection
qui m'attachait à l'Europe. Ma sœur, qui avait quinze ans de plus
que moi, s'était mariée lorsque j'étais encore enfant; elle avait com-
plètement embrassé les intérêts de sa nouvelle famille, et ne pa-
raissait pas se soucier beaucoup de moi.
Mon cousin, qui s'était établi à Canton, me reçut à bras ouverts,
et me procura bientôt un emploi lucratif. Le commerce de Canton
était alors quelque chose de merveilleux. Chinois et et: angers y
trouvaient également leur profit; de part et d'autre on gagnait des
millions. C'était l'âge d'or. De cette époque date le genre de vie
fastueuse adopté par les marchands anglais et américains, et qui
faisait ressembler le train de leurs maisons à celui d'une cour prin-
cière. L'argent ne coûtait rien, comme on dit; aussi le dépensait-on
à pleines mains, sans y prendre garde. Les temps sont changés. Le
principe économique de l'offre et de la demande nous a mis au ni-
veau des hommes d'affaires de l'Europe. On gagne peu à présent,
934 REVUE DES DEUX MONDES.
et c'est avec peine et à gros risques. On n'en veut pas moins vivre
en grand seigneur et dépenser comme autrefois. De là l'état pré-
caire du commerce en Chine et le discrédit dans lequel il est tombé
après avoir dépassé par son éclat et sa puissance les plus opulens
marchés du monde.
J'avais mené en Enrope une existence des plus modestes; mais,
me laissant aller bientôt à la dérive, je suivis l'exemple général, et
pris les habitudes de luxe et de prodigalité qui régnaient autour de
moi. 11 n'y avait aucun inconvénient à cela, sinon qu'au bout de
cinq ans je me trouvai à peu près aussi avancé qu'à mon arrivée
à Canton, c'est-à-dire sans autre bien que ce qui me venait au
jour le jour du fruit de mon travail. Quoique fort jeune encore,
j'entrepris alors de m'établir à mon compte. Quelques amis me
vinrent en aide, et j'obtins, grâce à eux, le crédit suffisant pour
entrer en affaires. La sympathie et l'amitié ne reculaient pas dans
notre société devant une question d'argent.
J'avais léussi au bout de quelques années à mettre environ trente
mille dollars de côté lorsque le settlement de Canton fut brûlé par
les Chinois. Ma maison fut détruite, et il fallut chercher asile à
Hongkong. Cet accident me causa une perte considérable, mais je
la supportai philosophiquement. Je me sentais de force à la réparer,
et nies amis, plus riches ou moins éprouvés que moi, m'offraient à
l'envi leurs services. Cette fois je n'en voulus pas profiter. 11 y avait
plus de dix ans que j'avais quitté l'Europe, et je commençais à res-
sentir l'influence nuisible du climat sous lequel je vivais mainte-
nant. De plus le séjour à Canton avait été, durant les derniers mois
que j'y passai, rempli d'émotions pénibles. Le vice-roi de la pro-
vince, le terrible Yih, procédait à cette époque à l'extermination
légale des rebelles. Les Chinois sont beaucoup moins sensibles que
nous, leur système nerveux n'a point la délicatesse de celui des
peuples d'Occident; ils peuvent supporter et infliger des tortures
qui nous semblent atroces. Yih signa journellement, pendant des
mois entiers, des centaines d'arrêts de mort. La petite île de Dutrh
Folly, située à l'extrémité du quartier européen, était devenue le
théâtre d'exécutions en masse. En une seule matinée, six cents re-
belles y furent décapités; il se passait rarement un jour où l'on n'en
mît de trente à cinquante à mort. Lorsque venait le tour d'un chef,
c'étaient des raffinemens inouis de cruauté : on le crucifiait, on lui
coupait les extrémités des membres, on lui arrachait la peau avant
de lui donner le coup de grâce. Une fois j'entendis jusque dans ma
maison les cris horribles d'un malheureux auquel on infligeait la
torture. Je voulus voir de mes yeux ce qui se passait à Dntch Folly.
Mal m'en prit; pendant des semaines entières, je ne pus chasser de
mon esprit l'épouvantable spectacle auquel j'avais assisté. C'était
PEINES PERDUES. 935
un « grand jour. « Yili s'était rendu en personne sur le lieu des
exécutions, afin de voir ses bourreaux à l'œuvre. Pour fêter la pré-
sence d'un tel personnage, on avait condamné trois officiers rebelles
à la mort lente. Je m'enfuis sans attendre le moment de leur sup-
plice, saturé d'horreurs, pour ainsi dire, après avoir assisté à l'exé-
cution d'une trentaine de coupables vulgaires. L'apathie des victimes
et l'indjfterence des bourreaux étaient également remarquables; la
vie humaine ne semblait avoir de valeur ni pour les unes ni pour les
autres.
Les événemens de cette époque sanglante devinrent un sujet qui
s'imposait constamment aux entretiens de notre petite communauté.
L'homme trouve dans sa faiblesse même le moyen de résister au dé-
goût de la vie que le spectacle continu de la souffrance fait naître.
La sensibilité s'émousse, les émotions que l'on éprouve sont de moins
en moins vives; on finit presque, c'est triste à dire, par s'habituer
à l'horrible; mais le cœur se refroidit en même temps pour les joies
de l'existence. Quant à moi, sous la double influence d'un climat dé-
létère et des événemens que je viens de raconter, ma bonne humeur
d'autrefois avait disparu; j'étais devenu morose, irritable, enclin
aux idées noires? Le médecin qui me soignait depuis quelque temps,
et auquel ces symptômes étaient famiUers, ne cessait de me con-
seiller un voyage en Europe. Mes affaires étaient liquidées, je con-
vertis ce qui me restait d'argent comptant en traites sur Londres,
et, disant « au revoir » à mes connaissances de Hongkong et de
Canton, je m'embarquai muni d'un nombre considérable de lettres
d'introduction pour les parens et amis de mes compagnons d'exil.
Je n'avais pas de projet bien arrêté en partant pour l'Europe.
Mon intention était de me distraire ou plutôt de prendre du repos;
je me sentais las et ennuyé. Les divertissemens clés grandes villes,
théâtres, concerts, bals, soirées, ne me tentaient guère. Je n'avais
que trente ans ; mais je paraissais plus âgé, l'indépendance et la
solitude m'avaient vieilli. La fréquentation continuelle des étran-
gers, l'absence des relations de famille, la privation de la société
des femmes, m'avaient rendu sérieux et réservé. En voyage, il me
vint l'idée d'aller consulter un médecin en renom, et, sauf avis con-
traire, de me faire envoyer dans quelque ville d'eaux point trop
fréquentée. Là j'espérais recouvrer la santé; le reste était sans im-
portance.
Pendant la traversée d'Alexandrie à Marseille, je passai bien des
heures à m'imaginêr la joie du retour sur la terre natale; de très
bonne fni, je me figurais que cette joie serait immense. Je me rap-
pelais de vieilles chansons dans lesquelles on parlait de pauvres
exilés rentrant chez eux après une longue absence. Tout cela s'éva-
nouit comme un songe au moment où je débarquai. Un instant seu-
^)3() RF.VUE DES DliUX MONDES.
lement, l'émotion me gagna. Nous arrivâmes un dimanche à Mar-
seille. Dans la rade, notre paquebot se croisa avec une grande
embarcation remplie d'hommes et de femmes en habits de fête. Sur
l'avant du bateau, une jeune et joiie fille, les cheveux flottans au
vent, se tenait debout, et nous souhaita la bienvenue en agitant son
mouchoir. Un grand et beau garçon, son amant peut-être, voulut
lui faire quitter ce poste quelque peu périlleux. La fillette le re-
poussa en riant. Son rire jeune et franc frappa mon oreille comme
une douce musique presque oubliée. Mon cœur se serra en son-
geant c^ ma jeunesse qui s'était passée à l'étranger, sans amour,
sans rire, sans fête, et qui s'enfuyait déjà loin de moi sans me
laisser rien à regretter. Le souvenir de ma mère, le seul être qui
m'avait aimé, me revint à l'esprit; j'aurais voulu cacher ma tête
dans mes mains et pleurer.
En mettant pied à terre, je fus assailli par les douaniers, porte-
faix, cochers, garçons d'hôtel, m'offrant des services dont je n'avais
que faire, se disputant qui ma personne, qui mes malles. Dans la
disposition d'esprit où j'étais, je les aurais chassés volontiers à coups
de canne; je me contentai de les écarter rudement, en me rappe-
lant que j'étais en pays civilisé. Je ne passai que quelques heures
à Marseille; le soir même, je partis pour aller chez ma sœur, à la-
quelle j'avais annoncé mon arrivée. Elle vint à ma rencontre au che-
min de fer. Je ne l'avais pas vue depuis dix ans, mais je la reconnus
immédiatement. Elle ressemblait beaucoup à ma mère, et le cœur
me battit lorsqu'elle m'embrassa en m'appelant son frère. Si elle
l'avait voulu alors, nous aurions pu devenir de bons amis; mais elle
ne m'ouvrit pas son cœur et ne provoqua de ma part aucune con-
fidence. Elle me témoigna maintes petites attentions, elle s'informa
de l'état de ma santé et de ma fortune, mais ne sortit point de sa
réserve. Au bout de quelques jours, je me séparai d'elle sans beau-
coup d'émotion.
Le médecin que j'avais consulté ne vit rien d'inquiétant dans
l'état de ma santé; il me cita plusieurs villes de bains qui, selon
lui, devaient toutes me convenir également. Je choisis un petit en-
droit retiré dans les Vosges, dont il me vantait le bon air et les
charmans paysages.
Le voyage à travers la France me laissa indifférent. Lorsqu'en
Orient nous parlons de l'Europe, nous ne pensons qu'à regretter la
patrie absente; nous ne nous souvenons que de ce qu'il y a de bon
là-bas et de ce qui nous manque ici. Nous oublions que nous étions
jeunes en quittant l'Europe. A l'étranger, dans l'exil, les absens ont
toujours raison; les présens ont tort. Vivant dans l'abondance comme
tous nous vivons ici, pauvres et riches, nous ne nous rappelons plus
que cette largeur, cette aisance de la vie matérielle est considérée
PFTM-S PERDIIFS. 937
en Europe comme un des principaux élémens de bien-être, que cet
élément nous a fait défaut jadis. Nous ne tenons aucun compte de
ce que la vie civilisée, pour offrir des jouissances dont nous sommes
forcés de nous passer ici, entraîne d'un autre côté une foule de
concessions et d'obligations qui pèsent d'un poids écrasant sur
l'homme déshabitué de porter un tel fardeau. Je le répète : u tout
se paie dans cette vie. » De retour en Europe, nous commençons
d'ordinaire par être aussi injustes dans nos exigences que nous l'é-
tions ici dans nos appréciations. Vouloir jouir de tous les avan-
tages de la vie civilisée sans avoir à renoncer à aucun des agré-
mens de l'existence facile et indépendante à laquelle nous nous
sommes accoutumés, c'est une prétention inadmissible. Nous sommes
à Rome : bon gré mal gré, il nous faut y mener la vie des Romains.
Alors nous regrettons la Chine : ce sont encore les absens qui ont
raison; nos chevaux, nos donn^stiques, notre table ouverte, tout cela
est loin. Nous ne sommes plus de grands seigneurs abordés avec
respect par la foule, peu soucieux des détails de la vie, L'Europe
nous force à rentrer dans les rangs. Nous voilà redevenus des gens
ordinaires, qu'on heurte, qu'on fait attendre, qu'un garçon d'hôtel
traite de difficiles, lorsqu'ils ne se déclarent pas satisfaits de la
première chambre offerte.
Je ne fus que médiocrement édifié des propos qui se débitèrent
autour de moi en chemin de fer. En Chine et au Japon, j'en con-
viens, les sujets de conversation ne sont pas très variés; en re-
vanche, chacun comprend à peu près, sinon même à fond, la ques-
tion dont il veut parler. Nous formons des communautés d'hommes
pratiques et sommes des gens de négoce. En Europe, on a plus de
loisirs apparemment; en tout cas, on s'y occupe moins de ses
propres affaires et davantage de celles des autres. C'est là l'impres-
sion que j'emportai des conversations dont les hasards de la route
me rendaient malgré moi témoin. Ce sont même, si je ne me trompe,
les hommes les mieux élevés et appartenant aux classes les plus in-
struites qui s'arrogent le privilège de débiter le plus de paradoxes.
Ils en tirent vanité, s'imaginant être spirituels ou originaux; cela les
dispense d'apprendre et de savoir. Remarquez que je n'applique pas
ces observations à la France ou à aucun pays occidental en particu-
lier: je parle de l'Europe en général, de toutes les contrées civilisées
que j'ai revues après un séjour prolongé dans ces parages. Après
tout, peut-être est-ce moi qui ai tort, et mon jugement se ressent-il
de l'influence nuisible de la société par trop prosaïque dans laquelle
j'ai vécu.
A une heure de N..., je rencontrai un homme d'une quarantaine
d'années, fort réservé et de manières polies. A la façon dont il
parlait, je compris qu'il devait être du pays : je lui adressai quel-
938 REVUE DES DEUX MONDES.
ques questions auxquelles il répondit nettement et catégoriquement.
Dans le cours de la conversation , il m'apprit qu'il était le mé-
decin attaché à l'établissement thermal. Il me plut beaucoup, et je
résolus sur-le-champ de me confier à ses soins. Nous échangeâmes
nos cartes, et il s'offrit à m'orienter dans la petite ville où nous
nous rendions. Le lendemain, il m'aidait à trouver un logis, et il
vint dans la suite me voir régulièrement. Grâce à lui, je fis bientôt
plusieurs connaissances qui m'entraînèrent peu à peu dans une
vie de plaisirs fort agréable dont je n'avais pas même pressenti le
charme à mon arrivée.
Je n'étais pas riche, je vous l'ai déjà dit; je portais sur moi en
lettres de crédit ou en argent comptant tout ce que je possédais
alors. Néanmoins, étant dans la ferme intention de retourner en
Chine, où les moyens de rétablir mes affaires ne me manqueraient
pas, je ne regardais guère à mes dépenses. J'avais d'autant plus le
droit d'en agir ainsi que mon séjour en Europe n'était à mes yeux
qu'un temps de repos et de distraction mérité par dix années d'un
travail sans relâche. Une semblable manière de vivre me fit paraître
cependant beaucoup plus riche que je ne l'étais. Je n'avais pas à
m'expliquer sur l'état de ma fortune, ne supposant pas qu'on vînt
à prendre quelque intérêt à cette question. Je n'étalais au reste
aucun luxe; je vivais sans prétention comme depuis de longues
années j'avais vécu en Chine, c'est-à-dire en ne me privant de
rien de ce qui pouvait contribuer à mon bien-être. Après avoir loué
un assez bel appartement, j'achetai un bon cheval, et ma table
était toujours ouverte à trois ou quatre convives. Ce train de vie
facile, tout simple qu'il me semblait, suffit à me faire décerner, je
ne l'appris que plus lard, le surnom de nabab par les bourgeois et
visiteurs de la petite ville.
IL
Parmi les personnes dont j'avais fait connaissance, je ne tardai
pas à m'intéresser d'une manière toute particulière à la fainille de
Norman, composée de la mère et de ses deux filles. Jeanne, l'aînée,
n'avait pas plus de vingt ans, et me parut fort belle. M'"^ de Nor-
man était veuve d'un haut fonctionnaire, et appartenait au meil-
leur monde. Elle me fit un gracieux accueil, m'invita d'abord à
ses soirées, puis à dîner, et au bout d'un certain temps d'épreuve
je pus me considérer comme faisant partie de son petit cercle.
Le genre de vie généralement adopté à N... me permettait de
faire à M'"" de Norman de fréquentes visites. D'ailleurs je ne la
voyais pas seulement chez elle; je la rencontrais à la promenade, à
la source, au concert. Jeaniie me plut infiniment. Je ne me rendais
PEINES PERDUES. 939
pas compte de l'espèce de fascination qu'elle exerçait sur moi; mais
je sentais que je parlais mieux et beaucoup plus aisément avec elle
qu'avec d'autres. Mes voyages, la vie que j'avais menée en Chine,
l'intéressaient. Elle m'adressait des questions, et prêtait grande
attention à mes réponses. Elle fit quelques observations générales
qui flattèrent mon amour- propre, et me donnèrent à penser qu'elle
m'estimait même au-delà de ma valeur. Un jour, à propos d'un
livre nouveau qu'elle me vanta fort, je dus avouer que je ne l'avais
pas lu, et que du reste j'avais lu bien peu d'ouvrages. — J'ai quitté
l'Europe à dix-neuf ans, lui dis-je; depuis il m'a fallu beaucoup
travailler, et je n'ai eu que de rares loisirs à donner à la lecture. —
Travailler vaut mieux que lire, répliqua-t-elle. — De semblables
paroles dans la bouche d'une jeune fille, toutes simples qu'elles
fussent, me charmaient. J'avais bien l'habitude de réfléchir, mais
je n'étais pas expansif, et les expressions me venaient difficilement
dès que je sortais du domaine positif des faits. M"*" de Norman au
contraire, élevée par une mère qui passait à bon droit pour une
femme supérieure, vivant constamment en compagnie de gens in-
struits, polis, spirituels, s'exprimait avec élégance et facilité.
Nous avons en Chine un certain nombre de locutions familières
qui forment la menue monnaie de la conversation, et dont nous
usons sans viser aucunement à l'esprit. J'avais sans y penser pris
l'habitude de les placer çà et là. Vous connaissez comme moi l'a-
dage : « la vie est trop courte, » dont nous faisons un si fréquent
emploi. Nous disons que la vie est trop courte pour faire des vi-
sites ennuyeuses, trop courte pour fumer de mauvais cigares, trop
courte pour entreprendre des affaires avec l'Amérique du Sud. M"* de
Norman s'empara de cette locution , et l'employait en plaisantant
lorsque je la rencontrais. — La vie serait-elle trop courte, monsieur
L'Hermet, me demandait-elle, pour vous promener avec nous? —
Hélas ! non. Je commençais à entrevoir que je trouverais toujours
le temps de faire ce qu'elle s'aviserait de me demander, et que ma
vie ne serait pas trop courte pour lui en donner tout ce qu'elle vou-
drait en prendre. Pardonnez-moi d'insister sur ces détails. Pendant
de longues années, j'ai vécu du souvenir de l'intimité qui s'était
formée entre M"" de Norman et moi. Pour la première fois aujour-
d'hui, je parle de cette époque lointaine, qui fut la plus heureuse de
ma vie, et malgré moi je m'y arrête.
Un soir, j'étais assis à côté de Jeanne sur le balcon de son ap-
partement. Dans le salon, on causait, on jouait, on chantait. Per-
sonne ne s'occupait de nous. — Passerez-vous l'hiver à Paris? me
demanda Jeanne.
— Je ne sais si j'en aurai le temps, répondis-je, mais je compte
y aller souvent.
9h0 REVUF, nr.s im-.ux mondks,
— Pourquoi ne pas vous établir tout à fait à Paris? Vous êtes bien
libre d'aller et de rester où il vous plaît?
— Pas autant que cela. Je n'ai plus que quelques semaines à
moi. Au commencement de l'hiver, il faut que j'aille à Londres
pour y traiter diverses afTaires, afin de préparer mon retour pour
la Chine.
— Quoi! fit-elle d'un ton alarmé, vous quitterez l'Europe? — Elle
s'était levée, et son visage trahissait une certaine émotion.
Je lui répondis avec quelque étonnement : — Ne vous en ai-je
jamais parlé? Je ne suis ici qu'en vacances, et l'an prochain je dois
me remettre au travail.
— Vous ne m'en aviez pas dit un mot... Ses paroles m'atteignirent
comme un reproche. Elle avait pourtant raison, la mémoire m'en
revint aussitôt; je ne lui avais jamais parlé de mes projets, non
pour les lui cacher, l'idée ne m'en était pas venue, mais simplement
parce que mon retour en Chine devenait pour moi un sujet de
moins en moins agréable que j'essayais de chasser de mon esprit
chaque fois qu'il s'y présentait. D'ailleurs mes relations avec M"" de
Norman ne dataient pas de loin ; nous avions toujours causé du
passé et du présent, de l'Orient, de Paris, et, sans qu'il y eût de
parti pris, l'avenir avait été réservé.
Après un moment de silence, Jeanne continua : — Je m'imaginais
que vous alliez vous fixer en Europs. Serez-vous longtemps absent?
— Sa voix était triste, presque plaintive. Une profonde émotion me
gagna, tout mon sang afflua au cœur; je ne pouvais parler, je ne
pouvais non plus détourner mes yeux des siens. Je m'approchai
d'elle, et je l'appelai par son nom : — Jeanne!
Elle recula d'un pas, se retourna d'un air effrayé, et rentra dans
le salon par une porte-fenêtre qui était restée ouverte. Je la suivis
au bout de quelques minutes, et la vis assise près d'une table feuil-
letant un album, écoutant d'un air distrait les propos d'un jeune
homme placé à côté d'elle. Elle ne leva pas les yeux sur moi, et,
quoique je cherchasse son regard pendant le reste de la soirée, je
ne pus jamais le rencontrer.
La saison des eaux touchait à sa fin. Les pluies survinrent, il
fallut renoncer à nos promenades quotidiennes. Je continuai mes
visites chez M'"'' de Norman : il n'y avait aucun changement dans
sa manière de me recevoir; mais Jeanne n'était plus la même pour
moi. C'était elle qui, en acceptant mon bras à la promenade, avait
provoqué ces intimes causeries dont le souvenir me poursuivait à
présent comme un remords. J'étais trop maladroit, trop timide, pour
prendre l'initiative qu'elle me laissait maintenant, et une semaine
entière s'écoula sans qu'il m'eût été possible d'échanger une parole
seul avec Jeanne.
PELNES PERDUES. 9^1
Un soir, après dîner, M'"^ de Norman m'annonça son prochain
départ. C'était un coup terrible pour moi. Je sus me contenir ce-
pendant, et M'"'' de Norman n'eut pas l'air de s'apercevoir de mon
émotion. — Nous passerons encore quelques semaines à la cam-
pagne auprès de ma sœur, dit-elle; puis nous reviendrons à Paris.
Yous êtes à présent un ami de la maison : il faut nous promettre de
continuer vos visites à Paris. Quand viendrez-vous nous y rejoindre?
Je balbutiai quelques paroles de remercîment. L'idée me vint
que c'était le moment ou jamais de bien éclaircir ma position, de
déclarer mes projets, peut-être mes espérances. Une timidité in-
vincible, comme une sorte de honte me ferma la bouche. 11 me
semblait qu'en annonçant mon retour en Chine j'allais divulguer un
secret que j'avais eu le tort de garder trop longtemps. Cependant
Dieu m'est témoin que, quinze jours auparavant, j'aurais pu parler
de tout cela sans le moindre embarras. La pensée de dissimuler
ma position véritable ne m'était jamais venue; le fait que je cachais
en ce moment quelque chose m'était excessivement pénible. M'"" de
Norman m'examina attentivement, quelque peu surprise de mon
air contraint. — En tout cas, ajouta-t-elle enfin, voyant que je ne
parlais point, vous serez encore notre esclave pour trois jours; vous
avez donc le temps de réfléchir, et, lorsque vous nous accompa-
gnerez au chemin de fer, vous nous direz peut-être si nous aurons
le plaisir de vous voir à Paris.
Quelques minutes auparavant, Jeanne était entrée au salon. Elle
était pâle et avait l'air fatigué. Elle entendit les dernières paroles
de sa mère, et cette fois mes yeux rencontrèrent les siens. Ah!
que son regard était suppliant! Si j'avais pris sa main, si je lui
avais demandé: — Voulez -vous venir avec moi pour toujours?
Jeanne, voulez -vous être ma femme? — si j'avais eu ce courage,
elle, j'en suis certain, m'aurait répondu : — Oui. — Hélas! je
n'osai parler, et, si je me trouvais dans les mêmes circonstances,
je me tairais probablement encore. Sans le vouloir, j'avais donné à
M'"" de Norman une fausse idée de ma situation; je ne pouvais sur-
prendre sa bonne foi, mon premier devoir était de faire connaître à
la mère et à la fille quels étaient mon genre de vie et mes res-
sources. Je n'étais pas embarrassé pour mettre Jeanne à l'abri du
besoin, ni pour satisfaire ses désirs, ses caprices même; mais la
vie des Européennes en Chine est triste, monotone, tout autre que
celle à laquelle M"^ de Norman était accoutumée depuis son en-
fance. Pour la première fois de ma vie, je regrettai amèrement de
ne pas être riche.
Pendant les trois jours qui suivirent, je ne vis Jeanne et sa mère
qu'à de rares instans. Elles étaient toutes les deux occupées à faire
des visites d'adieu, à surveiller les préparatifs du départ, et n'a-
9/l2 REVUE DES DEUX MONDES.
valent que peu de temps à donner aux amis qui venaient les voir.
M'"" de Norman m'avait cependant dit qu'elle passerait la dernière
soirée chez elle, et m'avait invité à prendre le thé. En entrant dans
le salon, je trouvai Jeanne seule; sa mère et sa sœur étaient sor-
ties pour s'acquitter d'une course oubliée. Les mille petits objets
dont M'"' de Norman et ses filles avaient l'habitude de s'entourer,
qui donnaient au salon un air de confort élégant, avaient disparu.
On n'y voyait plus que le vilain mobilier d'un salon d'auberge. Le
tapis de la table, d'un dessin vulgaire, couvert naguère de jour-
naux, de livres, d'albums de photographies, attirait l'œil désagréa-
blement; le piano avait été enlevé et laissait une grande place vide
qu'on avait essayé de remplir par deux méchantes chaises. Je re-
connaissais à peine dans cette chambre banale et froide l'endroit oîi
s'étaient écoulés les momens les plus heureux de mon existence; je
m'y sentais oppressé, mal à l'aise. Jeanne elle-même, dans une
robe de voyage que je ne lui avais jamais vue, me semblait une
étrangère. Elle était sérieuse, presque solennelle, comme embar--
rassée de ma présence.
— Ne voudriez-vous pas venir sur le balcon? lui dis-je; votre
salon me paraît aujourd'hui bien triste. — Jeanne, sans répondre,
se leva lentement et me précéda sur le balcon. La soirée était belle
et tiède, la rue à nos pieds déserte; dans le lointain éclatait le cri
plaintif d'un oiseau de nuit, et j'entendais distinctement les bat-
temens de mon cœur. Je sentais que quelque chose d'important
allait arriver, mille pensées confuses me montaient au cerveau;
j'oubliais l'avenir et le passé, je ne vivais que dans le présent au-
près de Jeanne, qui devait décider de ma destinée, que j'aimais de
toutes les forces de mon âme, et qui me faisait oublier tout ce qui
n'était pas elle.
Nous nous étions accoudés sur la balustrade du balcon, et restâmes
longtemps muets. Enfin elle releva la tête en se tournant h demi
vers moi. A la douteuse clarté de la lumière qui venait du salon,
j'aperçus son visage inondé de larmes. Je saisis sa main et l'attirai
à moi doucement. Elle s'abandonna sans résistance et laissa tomber
sa tête pur mon épaule. — Jeanne, dis-je, Jeanne, pourquoi pleu-
rez-vous? — Elle ne répondit pas; je l'entendis sangloter. — Jeanne,
ne pleurez pas, je vous en prie. Dites- moi que vous me permettez
de vous aimer; dites que vous voulez rester près de moi. Je vous
aime, vous le savez depuis longtemps ; mes paroles ne sauraient
vous blesser. Dites-moi que vous me pardonnez!
Elle resta immobile, la tête inclinée sur mon épaule, et dit douce-
ment : — Ne me quittez pas. Que deviendrais-je, si vous me lais-
siez seule?
Ce que j'éprouvais, je ne puis le décrire; le cœur me battait à se
PEINES PERDUES. 943
rompre, ma poitrine me semblait trop étroite pour contenir tant de
bonheur, tant d'émotions. Jeanne se calma enfin; elle releva la tête,
et, prenant une de mes mains entre les siennes, elle me regarda
longuement, en souriant avec une douceur, une tristesse infinies.
Je n'oublierai jamais ce regard. — Parlez, dit-elle, parlez!
Je redevins alors maître de moi-même, et en peu de mots j'ex-
posai ma situation. Je lui dis que l'état de ma fortune ne me per-
mettait pas de m'établir encore en Europe, qu'il me fallait retour-
ner en Chine, que j'y resterais le moins de temps possible, que je
ne doutais pas de réussir vite et complètement. Elle avait l'air de
m'écoLiter, mais je ne crois pas qu'elle comprît toutes mes raisons.
Elle m'interrompit plusieurs fois pour me dire : — Que vous êtes
bon de me parler ainsi !.. ^oas savez mieux que moi ce qu'il con-
vient de faire... J'ai élé bien triste depuis le soir où vous m'avez
appris ce départ; maintenant je suis heureuse...
Quant à moi, ma poitrine se dilatait comme si on l'eût débarras-
sée d'un immense fardeau. Je n'avais plus de secret pour Jeanne;
elle connaissait enfin toute la vérité. Il me fallait partir cependant.
M'"^ de Norman allait revenir, et je me sentais aussi incapable de lui
cacher mon émotion que de lui parler raisonnablement. — Je vais
lui écrire, dis-je à Jeanne; vous plaiderez pour nous. A demain ! —
Et je la serrai sur mon cœur.
En rentrant chez moi, la fièvre me brûlait le sang, et dans cet
accès de fièvre j'écrivis à M'"^ de Norman; puis, trouvant ma lettre
peu facile à lire, j'en fis avec soin une copie pour l'expédier le
lendemain. La nuit était avancée, mais il me fut impossible de
dormir; jusqu'à l'aube, je me promenai de long en large dans ma
chambre en répétant en moi-même ce que je venais de dire à
Jeanne, et ce qu'elle m'avait répondu. Quelques heures plus tard,
je me rendis cà la gare pour faire mes adieux à M'"*' de Norman. Elle
arriva bientôt et me salua amicalement. Je crus démêler pourtant
un certain embarras dans son accent; je remarquai aussi qu'elle
ne parla point de mon absence de la veille. Jeanne lui avait-elle
raconté ce qui s'était passé entre elle et moi? Je ne pus éclaircir
ce point. Plusieurs autres personnes étaient venues pour prendre
congé de M'"'= de Norman, et je n'échangeai que quelques paroles
avec elle. — Vous avez mon adresse, dit-elle, et j'attends de vos
nouvelles. J'espère vous revoir bientôt à Paris.
Je rencontrai plusieurs fois le regard de Jeanne, et ce regard me
rassura. Jeanne semblait heureuse; elle allait et venait avec anima-
tion, elle riait, elle parlait plus que d'habitude, et lorsque je lui
tendis la main, elle la garda un instant dans la sienne et me dit :
— Croyez en moi. — Non, je n'ai pas rêvé tout cela. Vraiment elle
m'aimait.
9hh REVUE DES DEUX MONDES.
La réponse de M"'*" de Norman à ma lettre se fit attendre un jour
de plus que je n'avais calculé. Ce temps-là me parut bien long; je
n'avais plus la force de penser à autre chose. J'allais et venais comme
dans un rêve, attendant les heures de distribution avec une impa-
tience fébrile et guettant le facteur du plus loin possible. Je reçus
enfin la lettre tant souhaitée. Je déchirai l'enveloppe et je lus en tète :
« cher monsieur et ami, » puis je courus à la signature : « votre sin-
cèrement dévouée. » En quelques secondes, sans avoir lu une ligne,
j'avais deviné ce que l'on m'écrivait : ma demande était repoussée.
Je fis plusieurs tours dans la chambre, j'essayai machinalement
d'allumer un cigare, je m'assis et lus alors la malheureuse lettre
d'un bout à l'autre. C'était la réponse d'une bonne et prudente
mère de famille; je n'avais pas le droit de m'en plaindre. M'"* de
Norman me rendait pleine justice, elle ajoutait que ma proposition
l'honorait, qu'elle en était fière et m'en remerciait. « Mais, conti-
nuait-elle, les devoirs sérieux et sacrés d'une mère me défendent
d'accueillir votre demande ou même de l'encourager. Vous avez dix
ans de plus que Jeanne, et ma fille est d'un âge qui ne permet pas,
dans l'intérêt de son bonheur, de trop reculer l'époque de son
mariage. Je n'ai nulle envie d'abuser cfe mon autorité maternelle
lorsqu'il s'agira de marier ma fille. Elle n'épousera jamais que
l'homme de son propre choix, celui auquel elle accordera son af-
fection et sa confiance. Toutefois, pour lui conserver cette liberté
entière, que vous-même vous réclamez pour elle, je dois la proté-
ger contre un engagement prématuré. Vous avez l'intention de
rester encore plusieurs mois en Europe, et vous me donnez à pen-
ser que votre séjour en Chine ne se prolongera pas au-delà de
trois ans. En supposant que tout réussisse comme vous l'espérez,
Jeanne resterait cependant près de quatre ans votre fiancée, quatre
ans durant lesquels vous vivriez à mille lieues l'un de l'autre!
Quatre ans, c'est bien long; vos sentimens aussi bien que ceux de
ma fille pourront se modifier. Je viens donc vous prier de retirer
votre demande, je suis même obligée d'aller plus loin : je dois exi-
ger de vous la promesse de ne point troubler le repos de mon en-
fant. A cette condition seule, j'autoriserai avec plaisir la conti-
nuation des rapports agréables qui se sont établis entre nous. »
M'"* de Norman terminait ainsi sa lettre : « Ma fille est libre et restera
libre jusqu'à l'époque où elle disposera elle-même de sa liberté.
Quand vous reviendrez en Europe, si rien n'est changé dans la situa-
tion de Jeanne, si vos propres sentimens sont encore les mômes
qu'aujourd'hui, je vous présenterai pleine de confiance à ma fille,
et, si elle vous aime, je serai heureuse de vous appeler mon fils.
Maintenant il ne me reste qu'à vous dire adieu. C'est le cœur bien
triste que je le fais. »
PEINES PERDUES. 9/15
Je restai encore deux semaines à N..., passant et repassant clans
les endroits que j'avais parcourus avec Jeanne, répétant dans mon
esprit les paroles qu'elle m'avait dites. Je tombai dans un profond
accablement. Le soir je m'arrêtais devant le balcon où j'avais serré
Jeanne dans mes bras. Les fenêtres de son appartement étaient fer-
mées et noires; le balcon, naguère rempli de fleurs et d'arbustes,
était nu et froid. Je passais là des heures, le cœur plein d'angoisse,
et triste à mourir.
Au bout de quinze jours, je résolus de me rendre à Paris. C'était
l'époque où Jeanne devait y rentrer elle-même avec sa mère. Je
louai un petit appartement dans la rue qu'elle habitait. Je me tenais
à la fenêtre, osant à peine sortir de peur de manquer une occasion
de la voir. Plusieurs journées se passèrent en attente inutile. Enfin
j'aperçus Jeanne; elle n'était point changée; sa figure était pâle et
calme, telle que je l'avais toujours vue. Je lui en voulais presque
de cette tranquillité. Elle aurait dû souffrir autant que moi; n'avait-
elle pas avoué qu'elle m'aimait? Or, si elle m'aimait, d'où lui ve-
nait ce calme lorsque j'étais si malheureux?
Un soir, comme j'errais sur les boulevards, je fus accosté par
un ancien ami de Canton. Il m'entraîna dans un café pour me parler
de ses affaires et de ses plaij^irs. Tout à coup il s'arrêta, et, reculant
sa chaise pour m'examiner plus attentivement, il s'écria : — Mais
qu'avez-vous donc? Je ne vous avais pas encore regardé; vous êtes
bien changé. Seriez-vous souffrant? Vous ave« maigri et vous pa-
raissez horriblement triste. — Je répondis que je ressentais un peu
de fatigue. — Si vous ne voulez rien dire, reprit-il, c'est votre
affaire; mais je vois connais depuis dix ans, et j'ai vu de bons et
de mauvais jours avec vous. Si je puis vous être utile à quelque
chose, disposez de moi. Un changement d'air vous serait salutaire.
Je pars demain pour Londres; venez avec moi, si rien ne vous re-
tient ici. Je vais chasser chez mon frère, et je vous promets que
vous serez le bienvenu, si vous m'accompagnez. Je puis aussi vous
prêter un cheval, une excellente bête irlandaise. Allons! une bonne
course à travers champs guérit de bien des maux.
Je n'avais pas le courage de discuter le conseil de mon ami. Pour
couper court à la conversation, je lui promis de le suivre dans quel-
ques jours, et je le quittai. Cette rencontre cependant me fit du
bien. Je compris enfin que je devais cesser au plus vite la misérable
existence que je menais. La résolution prise de quitter Paris, je
sentis renaître en moi un peu de force. Deux jours plus tard, je
partis pour Londres. Mon ami Stratton avait raison, le changement
d'air me fut utile. Je retrouvai beaucoup d'anciennes connaissances
à Londres, rendez-vous* ordinaire de tous ceux qui arrivent d'O-
TOME xcviii. — 1872. CO
9^6 REVUE DES DEUX MONDES.
rient ou qui se préparent à y retourner. Je ne pus refuser toutes
les invitations qu'on m'adressa. Mes amis n'ét;ii<^nt pas les pre-
miers venus. C'étaient des hommes avec lesquels j'avais entretenu
des rapports constans, qui m'avaient rendu quelque service, ou qui
en avaient accepté de moi. Vous connai^sr-z l'espèce de franc-ma-
çonnerie qui unit entre eux tous les virur Chinois. Je d^-vais des
égards à ceux que je rencontrai à Londres, et malgré l'ennui qui
me rongea't je m'exécutai de bonne grâce. C'est alois que Stralton
me proposa de m'associer aveclui et d'établir notre maison à Shang-
haï. J'acceptai. La discussion de notre a.cte de société m'occupa plu-
sieurs jours.
Sur ces entrefaites, quelque confiance rentra dans mon âme. Je
me disais qu'après tout rien n'était perdu. Si Jeanue est sincère et
loyale, elle m'attendra; j'ai sa parole. Devant Dieu, el'e s'est fian-
cée à moi. Pourquoi m'aurait-elle menti? — Cette pensée me rendit
assez calme pour me permettre de répondre à M'"^ de Norman. J'ex-
cusai mon silence par l'émotion que sa lettre m'avait causée; je ne
pouvais faire autrement que d'accepter les conditions qu'elle avait
mises à nos relations ultérieures; je lui annonçai ensuite ma réso-
lution de retourner très prochainement en Chine, avant l'expiration
même du délai que j'avais d'abord fixé, et je lui demandai la per-
mission de la revoir avant mon départ. Le retour du courrier m'ap-
porta une réponse des plus amicales. Elle ne contenait pas un root
de mes relations avec Jeanne. M'"* de Norman se bornait à me dire
que ses deux filles se rappelaient au bon souvenir de leur ami de
N..., et ne me pardonneraient pas de quiiter TE irope sans leur avoir
fait mes adieux. Je passai encore un mois à Londres, fort occupé de
mes affaires. J'échangeai plusieurs lettres avec M'"® de Norman.
Enfin j<^ pus lui annoncer que le jour de mon départ était arrêté, et
que je serais à Paris le 23 novembre, en route pour Marseille, où je
devais m'embarquer le 26 sur un des bâtimens de la Compagnie
péninsulaire-orientale.
Au jour et à l'heure indiqués, j'arrivai à Paris. Je ne fus point
surpris de rencontrer M""' de Norman au chemin de fer. — Je suis
heureuse de vous voir, dit-elle; cela me montre que vous approuvez
ma conduite et que vous entrez dans mes vues. — Ce fut la seule
allusion à ce qui s'était passé depuis son départ de N...; puis elle
changea de conversation, me donnant à comprendre par toute sa
manière d'être qu'elle avait un plan arrêté d'avance. Elle en était
la maîtresse. E') acceptant son invitation, j'avais implicitement ac-
cepté ses conditions. J'inclinai la tête en signe d'assentiment, et
tout fut dit.
Le même soir, je me rendis chez M'"^ de IVorman. En entrant dans
le salon, je vis Jeanne assise près d'une table presque en face de
PEINES PERDUES. 047
la porte. Elle pâlit, et ne bongoa pas de sa chaise. Je lui offris la
main cotnirie j'en avais pris l'habitude; elle la retint un instant et la
serra avec force; sa voix, en me parlant, avait un accent étrange,
et ses yeux s'attachèrent sur moi sans nul souci de la présence
de sa mère et de sa sœur. Nous étions tous les quatre assis au-
tour de la table où était servi le thé, Jeanne et sa sœur à mes côtés,
leur mère en face de moi. — Quand partez-vous? demanda Jeanne.
— Je ré[)ondis que c'était ma visite d'adieu, et que le lendemain
matin j'aurais quitté Paris. Elle s'informa ensuite où j'irais habiter,
et quelle serait la durée probable de mon absence. Toutes ces ques-
tions, elle me les fit d'une voix plus haute que d'habitude. Il y avait
chez elL-î une résolution prise. Je sentais qu'elle était surexcitée,
que son cahue apparent ne tenait qu'à un fil, et qu'elle éclaterait
au moindre prétexte. M'"*" de Norman semblait le comprendre comme
moi et se diriger en conséquence, afin d'éviter une scène pénible.
Elle ne fit aucune observation sur ce que m'avait dit sa fille, et en
me parlant à son tour elle eut soin d'insister sur le maintien de
nos relations. — Vous m'écrirez régulièi-ement, dit-elle, et vous
verrez que je suis une bonne correspondante. Vous aurez mes ré-
ponses par le retour du courrier. — Puis elle me demanda des ren-
seign; mens sur la manière de m'adresser ses lettres, sur les dé-
parts des malles de Chine, etc.; mais, sitôt que Jeanne pn nait la
parole, la mère se taisait, comme résolue d'avance à ne point con-
trarier sa fille.
Dans le courant de la soirée, Jeanne trouva moyen de me glisser
un papier dans 'a main. Dès lors le désir de le l re m'empêcha de
tenir en place. Bientôt je me levai pour prtmdre congé. 11 y eut un
moment de silence embarrassant. M'^'^ de Norman et sa plus jeune
fille avaient quitté leur siège presque en même temps que moi.
Jeanne restait assise. Je crois vraiment qu'elle avait peur de faiblir.
Je serrai la main à M"'" de Norman et à la sœur de J^>anne; puis
je m'approchai de celle-ci. Elle se leva péniblement alors, et, s' ap-
puyant de la main gauche sur la chaise, elle me tendit la main
droite. — Adieu, cher ami, dit-elle, ou plutôt au revoir. Ne m'ou-
bliez pas. — Je m'inclinai sans pouvoir proférer une parole, et je
gagnai l'escalier sans savoir comment. A la lueur d'un bec de gaz,
je lus le billet de Jeanne. Il ne contenait que quelqfies lignes. Après
m'avoir dit qu'elle savait tout ce qui s'était passé, qu'elle me priait
de n'en pas vouloir à sa mère, elle terminait par ces mots : « Je
n'aime que vous, et n'aimerai que vous; je vous attendrai aussi
longtemps qu'il le faudra, et le jour où vous me direz : venez, je
viendrai. Adieu, ne m'oubliez pas, revenez bientôt. Aimez -moi
comme je vous aime. » Elle avait signé de tout son nom : — Jeanne
DE NURMAN.
9Zi8 REVUE DES DEUX MONDES.
J'ai gardé ce billet. Mille fois je l'ai lu et relu ; de temps en
temps je le lis encore. Je le sais par cœur, j'en connais chaque
mot, chaque caractère. J'ai fait de vains efforts pour y découvrir
un autre sens que celui que j'avais trouvé tout d'abord. Cela m'a
été impossible. La lettre était simple, honnête, franche, ne souf-
frant pas deux interprétations. Elle renfermait l'aveu et l'assurance
spontanés de l'amour de Jeanne, et pas autre chose.
Le lendemain matin, je quittai Paris. Jusqu'au dernier moment,
je me berçai de l'espoir chimérique de recevoir encore de Jeanne
un signe de vie. Rien ne vint, et je partis en mettant la tête à la
portière pour voir si le hasard ne m'enverrait point un dernier sou-
venir de celle que j'aimais. C'est quelque chose de singulièrement
tenace et d'insensé que les illusions de l'amour.
in.
La traversée de Marseille à Shanghaï dura quarante-huit jours,
et m'intéressa médiocrement. Je revis pour la troisième fois Malte,
l'Egypte, Aden, Ceylan, Poulo-Pinang et Singapour; les Arabes,
les Indiens et Malais me laissèrent indifférent au même degré. Je
rencontrai à bord un ancien ami de Hongkong qui devint mon voi-
sin de table, et qui me tint compagnie lorsque j'arpentais pendant
des heures entières le pont du navire. Comme moi, il était peu en-
clin à la causerie, et nous ne fîmes pas de nouvelles connaissances.
Lui aussi quittait l'Europe le cœur triste; il y laissait femme et en-
fans, les médecins ayant conseillé de ne pas les ramener en Chine.
Les voyageurs qui font pour la première fois la longue traversée
de Marseille aux Indes ou à la Chine ne manquent pas de distrac-
tions. La vie de bord les intéresse. Ils relèvent les longitudes et la-
titudes comme s'ils naviguaient sur des mers inconnues, ils s'in-
quiètent du beau et du mauvais temps; ils aiment à s'entretenir
avec les officiers et demandent toute sorte de renseignemens qu'ils
trouveraient à l'instant et plus exactement, s'ils prenaient la peine
de lire un des nombreux guides publiés sur la route qu'ils parcou-
rent. Les pays qu'ils aperçoivent ont pour eux l'attrait de la nou-
veauté; ils s'imaginent volontiers y faire des découvertes. Le lan-
gage, le costume, la démarche des indigènes, la flore et la faune
des régions tropicales, tout est sujet de surprise et d'observation
pour eux; puis ceux qui s'expatrient pour la première fois sont
jeunes d'ordinaire et ont l'égoïsme de la jeunesse. Ils laissent bien
derrière eux quelques joies, quelques affections de famille; mais
devant eux s'ouvre une existence inconnue, grande, mystérieuse.
L'imagination les travaille plus que le souvenir, et, s'ils devien-
nent fatigans à force d'être communicatifs, au moins ne le sont-ils
PEINES PERDUES. 9^9
que pour les autres. Quant à eux, ils s'amusent fort, et plus tard
on les entenri parler encore avec plaisir des charmes de ce premier
grand voyage.
Le vieux voyageur, celui qui retourne en Chine ou aux ïndes
pour la seconde ou troisième fois, n'a plus aucune des illusions et
des distractions de son compagnon de route. Il est habitué aux
pays étrangers; les indigènes, Indiens, Chinois, Malais, même les
meilleurs, ne lui inspirent plus le moindre intérêt. Il les appelle tous
niggers, et il professe pour eux un profond mépris, que je ne justi-
fierai pas, mais dont je constate l'existence. Ceux qui se trouvent
sur le passage des voyageurs sont d'ailleurs presque toujours des
espèces de charlatans qui exploitent la curiosité et l'inexpérience des
nouveau-venus. Le vieux voyageur, lui, les connaît à fond, et le Parsi
d'Aden ne lui vendra pas de plume d'autruche, ni l'Indien de Pointe-
de-Galles de pierre précieuse. — Laissez-moi tranquille, — dit-il au
marchand qui étale devant lui ses prétendues richesses, et le mar-
chand n'insiste pas, car il sait qu'il y perdrait ses peines. Quant à
la vie de bord, elle est familière à l'ancien résident de l'extrême
Orient. Le bateau à vapeur est pour lui un simple moyen de com-
munication, comme le wagon du chemin de fer l'est pour le voyageur
européen. Dès qu'il a trouvé une place commode, un bon coin, il est
satisfait d'avoir tout ce qu'il a le droit d'attendre en fait de confort,
et il se soucie peu du reste, ni des autres voyageurs. La route, il
la connaît par cœur. Il a conversé avec cent personnes qui ont fait
le même voyage, et il ne s'attend point à y découvrir rien d'im-
prévu ou de curieux. Les officiers ne sont à ses yeux que des
employés qui lui doivent des égards et qu'il traite avec politesse.
Il en a rencontré un si grand nombre qu'il ne saurait les voir autres
qu'ils ne sont en effet, tandis que le novice n'est pas loin de les
regarder comme des êtres singuliers, qui courent toute sorte de
dangers et d'aventures extraordinaires. L'existence que celui-ci va
mener, le vieux résident qui retourne à l'étranger l'a pratiquée. Il
ne s'attend à aucune surprise, à aucun mystère. Il sait qu'il devra
recommencer uni3 vie d'affaires, sans imprévu ni passions, une vie
uniforme, incolore, prosaïque, sérieuse, et cela le jour même où il
arrivera à destination. Jusque-là, il n'a pas à s'en occuper. Il se
souvient du passé qui fuit derrière lui, des amis auxquels il a dit
adieu et qu'il ne reverra peut-être plus; pendant que le jeune voya-
geur se tient debout à l'avant du navire, afin d'être le premier
à découvrir une terre nouvelle, lui ne bouge pas du pont de l'ar-
rière. S'il rêve, c'est en contemplant la mer qu'il vient de par-
courir et où le navire qui l'emporte a tracé à perte de vue un sil-
lage écumant. Il ne prend point de notes, il ne date point ses
950 REVUE DES DEUX MONDES.
lettres de tel degré de longitude; s'il écrit à quelqu'un, c'est pour
l'entretenir de ceux qu'il a laissés derrière lui, et non pour lui con-
firmer que les H'ndous ont en effet la peau bronzée, que les Ma-
lais mâchent du b tel, et que les Chinois portent de longues queues.
Il cause peu, il ne fatigue personne. En revanche, il est quelquefois
dévoré d'ennui et de tristesse.
Je m'arrêtai quelques jours à Hongkong, et j'envoyai de là une
première lettre à M'"^ de Norman, où je me bornai à lui annoncer
mon arrivée en Chine; puis je m'embarquai pour Shanghaï. La
nouvelle positiou q^ e j'avais acceptée à Londres me donna beau-
coup à faiie; un travail incessant m'absorba tout en'ier. Je m'y
livrai avec une ardeur fébrile. Gagner de l'argent, beaucoup et
proniptement, c'était le moyen de réaliser mon seul et unique rêve
de bonheur. Lorsqu'un homme résolu veut une chose et n'en veut
qu'une à la fois, lorsqu'il a le courage de regarder avec indifférence
tout ce qui s'écarte de son but, il est rare qu'il ne réussisse pas.
Mes efforts furent couronnés de grands et rapides succès; chaque
courrier qui partait pour l'Europe em|)ortait pour M""" de INorman
un compte-rendu favorable de mes affaires. Ses réponses m'arri-
vèrent avec une certaine régularité, quf)iqM'elle n'écri\ît pas aussi
souvent que moi. Elle me félicitait de mes suc es, elle seuib'ait y
prendre une part sincère, elle me conseillait de ne pas trop me
fatiguer et d'être prudent afin de ne pas perdre d'un seul coup les
fruits de mon travail. Il y avait dans chacune de ses lettres quel-
ques lignes sur ses deux lilles. C'étaient toujours les mémos mots :
« mes filles se portent bien, elles vous gardent un bon souvenir,
et vous envoient leurs meilleurs complimens. » Je lisais cette pe-
tite phrase deux ou trois fois, me flattant d'y découvrir autre chose
que ce qui s'y trouvait. « M ts filles vous gardent un bon souvenir, »
c'est-à-dire Jeanne se souvient de sa promesse, de sa lettre; elle
tiendra ses eugagemens. Vous pouvez toujours compter sur elle.
— C'est ainsi que dans des heures de courage et d'espoir je tra-
duisais la petite phrase de M'"* de Norman. Quant à Jeanne, elle
ne me donna dlrecteme-nt aucun signe de vie. Eiait-ce l'oubli qui
la prenait déjà en présence de la difficulté de rester fidèle à sa
promesse? Était-ce la réserve d'une jeune fille, ou simplement la
conséquence d'un engagement exigé par sa mère, et auquel son
caractère loyal l'obligeait de ne pas manquer? Je n'en ai jamais
rien su.
Deux années se passèrent ainsi, deux années sans trêve ni re-
pos. J'avais paifois des momens de défaillance, et je cédais à la
crainte de voir toutes mes peines perdues; a'ors je prenais la cor-
respondance de M'"" de INorman et je lisais le passage : « mes filles
PEINES PERDUES. 951
VOUS gardent un bon souvenir... » Ces simples paroles me rendaient
l'espéraure, et je me remettais avec une nouvelle ardeur au travail.
L'amour demande beaucoup et se contente de peu.
A cette époque, la Cliine était dévastée par la plus sanglante des
révolutions. Lhîs Ciiangmaos, «hommes aux longs cheveux, » après
avoir traversé et conquis une grande partie de l'Euipire-Géleste,
semant la mort et la ruine sur leur passage, laissant derrière eux
un interminable sillon de sang et de misère, veualent d'occuper les
dc'ux plus bdics cités du nord, Hang-chou et Sou-chou (1). Les po-
pulations affolées s'étaient enfuies à leur approche ou avaient péri
durant l'invasion. Les massacres avaient été horribles. A Ilang-
chou, la terreur avait pris des proportions immenses : quarante
mille personnes de tout âge et de toutes coudiiions, arrivées au
paroxysme de l'épouvante, atteintes d'une folie contagieuse, avaient
couru se préci[)iter dans la mer, où elles avaient trouvé la mort.
Pendant des semaines entièies, la plage était restée couverte de
cadavres. Sui, le gouverneur de Sou-chou, à la tête d'un corps
d'armée cousidéi'able, avait essayé de s'opposer aux rebelles; ses
soldats l'avaient lâchement abandonné. Cet iuf )rtané mandarin,
voyant cju'il ne pouvait conserver la ville que l'empereur avait con-
fiée à sa garde, redoutant la colère du maître autant que la fureur
de ses ennemis, s'était pendu après avoir mis le feu à son palais,
où il avait enfermé ses femmes et ses enfans. Les vastes provinces
de Ché-kiang et de Kiang-sou étaient à feu et à sang.
Mon cotiiprador Alloy, c dut -là même qui est encore aujour-
d'hui à mon S'rvice, est un homme d'une intelligence peu ordinaire.
11 est djvenu riche chez moi, et il l'est devenu un peu à mou pré-
judice, en prélevant, comme le fout tous ses collègues d'ailL^urs,
un squceze, — espèce de pot-de-vin, — sur toutes les affaires qui
lui ont passé par les mains. Cependant je n'ai pas le droit de m'en
plaindie, puisque c'est à son zèle, je l'avoue, que je dois la plus
grande partie dj ma fortune. Quelque temps avant d'ap|)rendre à
Shanghaï d'une manière certaine la nouvelle de l'occupation des ca-
pitales du Ché-klang et du Kiang-sou, mon intendant Alloy eutia dès
six heures du matin dans ma chambre à coucher; il ne prenait une
tellejiberté que dans les circonstances exceptionnelles.
— Maître, me dit-il d'uu air mystérieux après s'être assuré que
personne ne pouvait nous entendre; maître, cette fois j'ai à vous en-
tretenir d'une grande affaire. Avez-vous beaucoup d'argent en caisse?
vous est-il pus>ible d'en réaliser tout de suite, pour trois mois au
moins? — Mon crédit, dès cette époque, était bien établi sur toute la
côte de Chine; aussi répondis-je qu'il me serait facile de me procurer
(1) Un proverbe chinois dit : « Au-dessus de nous le ciel, sur la terre Hang et Sou. »
95*2 REVUE DES DEUX MONDES.
les fonds nécessaires pour n'importe quelle opération raisonnable. —
Très bien, continua le comprador. Voici de quoi il s'agit : Tchoung-
wang, lechefdes rebelles, vient de battre Haou-kvvaï-tsin, général
de l'empereur; ses troupes ont pris Hang-chou, et elles prendront
Sou-chou. Un de mes amis, presque un frère, qui habitait à Canton la
même rue que moi et qui ne m'a jamais trompé, vient de m'appor-
ter cette nouvelle, encore inconnue à Shanghaï. Mon ami, — il s'ap-
pelle Alloung, — est un homme habile; il prévoit que les Chinois
chercheront un asile dans les villes où ils pourront se placer sous
la protection des étrangers; il ne fait aucun doute que iNingpo et
Shanghaï ne soient sous peu remplies de fuyards. Alloung possède
en propre quarante mille taels (trois cent vingt mille francs envi-
ron); il veut placer cette somme immédiatement en achetant des
maisons et des terrains à Shanghaï ei dans le voisinage du seule-
ment. Il est intimement convaincu que ces propriétés doubleront,
tripleront même de valeur en très peu de temps. Pour ma part, je
suis du même avis. Alloung cependant n'est pas connu ici; il craint
d'attirer l'attention publique sur ses spéculations, il redoute sur-
tout l'intervention du laou-tai (préfet de la ville). Il est venu mede-
mander conseil; je lui ai répondu que la chose pourrait se faire par
votre intermédiaire, et que vous y seriez directement intéressé.
Le comprador s'arrêta pour me laisser le temps de la réflexion; il
connaissait toute l'imporiance du secret dont il venait de m'instruire
et n'avait nulle intention de surprendre ma bonne foi. Il ne m'était
pas difficile de saisir son projet, et je vis qu'il y avait là l'occasion
sans pareille d'une belle alfaire. Je fis descendre Alloy dans le bu-
reau, qui était encore désert à cette heure matinale. Examinant
alors rapidement ma situation financière, je vis que je pouvais
disposer d'environ cinquante mille taels. Cette somme, je résolus
sur-le-champ de la placer dans cette entreprise. Je risquais d'en
perdre une bonne partie, mais je pouvais gagner une fortune. Alloy
fit une moue significative en apprenant que je n'avais que cette
somme de libre. — C'est peu de chose, dit-il ; il en faudrait dix
fois autant. — Il se refusait à comprendre que je n'avais pas en-
vie d'user de mon crédit pour me procurer plus d'argent que je
ne serais en mesure d'en rembourser en cas de perte. Le coin-
prador revint à la charge. — Vous ne pouvez pas tout perdre,
objecta-t-il. Supposez que je sois mal informé, que les fugitifs
des provinces envahies n'arrivent pas, Shanghaï n'en restera pas
moins Shanghaï, la grande cité commerciale du nord, et les pro-
priétés y conserveront toujours une valeur réelle. Ce que vous achè-
teriez aujourd'hui cent taels ne vaudrait peut-être que quatre-
vingt-dix, si vous étiez obligé de revendre; la dépréciation ne
pourrait être plus forte; à quoi bon dès lors prendre des précau-
PEINES PERDUES. 953
tions comme s'il y avait danger d'une ruine complète? Avec une
marge de dix pour cent, vous parez aux plus mauvaises chances. —
Les argumens d'Alloy ne réussirent pas à me convaincre; mais,
comme après tout ils ne manquaient pas d'une certaine justesse, je
consentis enfin à lui confier cent mille taels. Les deux Chinois, AI-
loy et Alloung, S3 mirent ensemble à l'œuvre, et en peu de }ours la
somme entière avait été dépensée; je me trouvai propriétaire d'un
nombre assez considérable de bicoques chinoises et de quelques
vastes terrains situés dans le voisinage du champ de courses.
Vous connaissez le résultat de cette spéculation, qui fit beaucoup
de bruit, et trouva dans la suite un grand nombre d'imitateurs;
quelques-uns réussirent aussi bien et mieux même que moi, d'au-
tres s'y ruinèrent. Suivant les prévisions d'Alloy, Shanghaï ne tarda
pas en effet à se remplir de milliers de malheureux fuyant l'ap-
proche des rebelles; les loyers, maisons et terrains augmentèrent
en valeur de jour en jour. Dans l'espace de quelques semaines, j'a-
vais triplé ma fortune. Malgré les conseils de mon comprador, je
n'hésitai pas un instant à revendre tout ce que j'avais acheté, et
je réalisai ainsi des bénéfices énormes.
Je ne puis vous exprimer avec quelle immense satisfaction je con-
templais la balance que le teneur de livres mit sous mes yeux, et
qui constatait en grands et beaux chiffres, avec une précision ma-
thématique, que le but de mon retour en Chine était atteint, que
j'étais riche enfin et en état de me présenter devant M'"^ de Norman
pour lui dire : — J'ai le droit de demander aujourd'hui la main
de votre fille. Confiez-moi son bonheur.
Je résolus sur-le-champ de repasser en Europe. 11 ne s'agissait
que de liqui 1er mes affaires, ou, si cela était impossible, de les ar-
ranger de façon à rendre la liquidation facile. Je calculai qu'il fal-
lait trois mois pour en arriver là. Nous étions au mois de mars; en
juin ou juillet, au plus tard en août, j'étais libre de quitter la Chine
de manière à me trouver à Paris en septembre ou octobre, en
tout cas avant l'expiration du terme de trois ans dont j'avais parlé.
Durant plusieurs semaines, j'avais vécu dans une véritable fièvre
de travail, et en cherchant alors la date de ma dernière lettre je
m'aperçus que, pour la première fois, j'avais laissé un mois en-
tier s'écouler sans donner de mes nouvelles. Je remarquai en même
temps que, depuis près de huit semaines, je n'en avais point reçu
de M'"* de Norman. Le temps avait fui si rapidement que cette cir-
constance ne m'avait point frappé. L'inquiétude me saisit. Je relus
la dernière lettre de M'"* de Norman, datée de la fin de décembre.
Rien n'y transpirait de ce qui aurait pu m'éclairer. La mère de
Jeanne m'envoyait, en son nom et au nom de ses enfans, ses com-
plimens de nouvel an. Elle parlait de quelques soirées auxquelles
954 REVUE DES DEUX MONDES.
elle avait assisté, et vantait la grâce et la beauté de Marie, sa fille
cadette, « que j'aurais de la peine à reconnaître, tant elle avait
grandi et embelli. » De J anne, pas un mot; son nom même n'était
pas prononcé une seule fols. « Mes filles se joignent à moi pour
vous présenter leurs meilleurs vœux. » C'était le seul passage où
M'"* de Norman faisiit allusion à sa fills aînée.
Je mis la letiie de côté. La bonne humeur, la confiance dans l'a-
venir, qui m'avaient soutenu pendant les dernières semaines, dispa-
rurent. J'écrivis seulement quelques ligm-s à M'"" de Norman pour
annoncer que la S[)éculation commerciale dont j'avais parlé dans ma
dernière lettre avait pleinement réussi, que j'allais être libre dans
trois ou quatre mois, et qu'avant la fin de l'auiomne je serais à
Paris. Je me réservais de lui indiquer ultérieurement le jour précis
de mon départ.
La malle suivnnte ne m'apporta aucune nonvelie. Les quinze
jours qui se passèrent jusqu'à l'arrivée d'un autre courtier d'Eu-
rope me parurent horriblement longs; mais je n'étais qu'un peu
inquiet sans concevoir de ciaintes sérieuses. La dernière lettre de
Paris était nprès tout aussi aimable et bonne (pie toutes celles que
j'avais reçues depuis mon départ. M'"'' de iNorman pouvait être oc-
cupée ou même malade. Certes on m'aurait écrit, soit la mère, soit
une de ses filles, si quelque événement grave était survenu. Ainsi
je 1 aisonn;iis pour dissiper mes alarmes et calmer mon impatience.
tn matin, mon domestique chinois vint m'éveiller de fort bonne
herre pour ni'annoncer que l'on venait de signaler l'arrivée de la
malle à Woussoung. Le jiaquebot avait déjà fianchi la barre; avant
deux heures, il mouillerait dans le port de Shanghaï. Je sautai en
bas du lit, donnai l'ordre de seller un cheval, et m'habillai en
toute hâte; puis je sortis au grand trot du scttlcmcut, et, remon-
tant le "\\h;impoa le long d'un sentier qui suit h s boids de cette
rivière depuis Shanghaï jusqu'à Woussoung, je courus à la ren-
contre du bateau à vapeur. Le so'eil était encore bas, la chaleur
supportable, le temps sup^^be. Je me sentais plein de vigueur et de
confiance. Mon j)eiit poney, de la forte race de Tient-sin, sautait
gaîment par-dessus les nombreux obstacles dont la route était
obstruée, et seuiblait comme moi de bonne et courageuse humeur.
— Au tournant du chemin, j'aperçus le paquebot, luttant contre la
marée et le courant pour remonter le fleuve. Je l'examinai un in-
stant : au grand mât flottait le pavillon rouge à ancie d'or, signal
arboré par les navires qui portent le courrier d'Europe. Je tournai
bride et repris le chemin de la maison.
L'heure qui devait s'écouler encore jusqu'à la distribution des
lettres me pai'ut interminable; j'errais de chambre en chambi'e
comme une âme en peine. Enfin le garçon de bureau apporta un
PEINES PERDUES. 955
premier pa7uet; ce n'était que la correspondance de Hongkong,
Canton et de la côte. Le courrier d'Europe manquait encore. Je
m'assis pour en prendi'e connaissance. Matthisson, mon tt-neur de
livres, un ancien ami de Canton qui m'avait suivi à Shanghaï et
qui était au courant de mes affaires comme moi-nième, vint se
placer à une petite table de mon cabinet pour pi-endre, suivant
notre habitudt3, 1 3S lettres que j'avais lues et annotées, afin de s'oc-
cuper immédiatement des diverses choses dont elles traitaient. Mon
bureau dô travail était contre la fenêtre; le casier me cachait à
Matthisson lorsqu'il était à sa table, placée derrière la mienne. Le
boy chinois m'apporta un second paquet de lettres. Sur l'enve-
loppe d'une des premières, je reconnus la grande et belle écriture
de M'""^ de Norman. Matthisson s'était levé ei vint à moi pour me
demander un renseignement. Je l'écoutais machinalement; je ne
compris pas un mot de ses paroles. — Pardon, cher ami, lui dis-je;
je voudiais d'abord lire une lettre particulière qui m'intéresse. —
Matthisson ne dit plus rien, et prit tranquillement la correspon-
dance ouverte et lue que j'avais mise de côté pour lui. Je l'entendis
regagner sa phice et s'asseoir.
A peine la lettre de M""" de Norman fut-elle ouveit?, que j'eus le
pressentiment d'une mauvaise nouvelle. Je parcourus les premières
lignes : rien; puis je saisis ces mots sans suite : Jeanne,... M. de
Cissaye,... mariage. Je n'a'lii pas plus loin, ma vue s'obscurcit;
mais je revins bientôt à moi. Un grand silence régnait dans la salle
où je me trouvais; j'entendis Matthissoii plier des papiers, j'en-
tendis le balancement monotone et régulier de la pendule. Je me
souviens d'avoir appuyé mon front sur ma mam en regardant at-
tentivement par la fenêtre : des hommes d'affaires, des gnrçons de
bureau, des mes-ag-rs passaient rapidement. Sur la rivière, les
sampans (canots chinois) allaient et venaient comme à l'ordinaire.
J'entendis le souilla violent de la machine d'im bateau qui dégorgeait
sa vapeur; les cris et les chants des matelots et des portefaix m'ar-
rivaient distinctement, et semblaient venir d'une distance éloignée.
Le même spectacle, je l'avais eu sous les yeux mille fois, les mêmes
bruits avaient journellement frappé mon oreille; mais à cette heure
fatale je regardais et j'écoutais comme si j'allais découvrir une si-
gnification inattendue à cette animation turbulente. J'avais la tête
lourde; je sentais mon malheur comme dans un rêve, sans pouvoir
mesurer la portée du coup qui venait de me frap[)er; je sava's seu-
lement que j'étais blessé, cruellement blessé, et que je souffrais.
Je rei)ris la lettre de M'"'' de Norman, la pliai avec so'n et m'effor-
çai de la faire rentrer dans son enveloppe. Mes mains tremblaient,
et l'enveloppe se déchira. Je la mis alors dans la poche de ma re^
956 REVUE DES DEUX MONDÉS.
dingote, et recommençai à lire et à ranger les papiers qui étaient
sur mon bureau : « soie, thé, opium, riz. » Je voyais les mots, mais
je ne comprenais rien à ce que je lisais. Machinalement je répé-
tais cette phrase, qui terminait un avis de mon agent de Saigon :
(( je me félicite d'avoir, par la consciencieuse exécution de vos
ordres, contribué au succès de l'affaire dont vous m'entretenez, et
je me mets entièrement à votre disposition pour de nouvelles com-
mandes. » Je n'avais plus d'ordres à donner, de commandes à faire.
Pourquoi en avais-je donné? A quoi bon le travail auquel je m'étais
livré? Le monde était transformé; il ne m'intéressait plus. Je tour-
nai ma chaise vers la fenêtre, de manière à cacher mon visage à
Matthisson, s'il revenait à mon bureau; puis doucement je retirai
la lettre de M"' de Norman de ma poche, et, faisant un grand effort
sur moi, je la lus avec attention du commencement jusqu'à la fin.
Je m'aperçus vaguement que Matthisson remuait les papiers d'af-
faires étalés sur mon bureau, et je l'entendis regagner sa chaise;
je ne levai pas la tète et ne me retournai pas.
La lettre de M'"" de Norman était longue, écrite avec soin; l'écri-
ture était ferme et décidée comme chacune des expressions dont
elle se servait. Il n'y avait pas d'hésitation, pas de rature; un mal-
entendu était impossible. Elle débutait par des excuses et des expli-
cations de son long silence; elle ajoutait quelques mots sur les soucis
d'une mère, unique gardienne de deux jeunes fiiles, et abordait
sans transition le véritable but de sa lettre en m'annonçant briève-
ment qu'un M. de Cissaye venait de demander Jeanne, sa fille aînée,
en mariage, et que cette demande avait été agréée. « Je n'ai point
influencé le choix de ma fille, écrivait M'"*" de Norman; mais je
l'approuve, et je dois m'en réjouir. M. de Cissaye est d'une bonne
famille, d'un caractère irréprochable; le mariage se fait sous les
plus heureux auspices. Il est vrai qu'il détruit un projet que depuis
deux ans j'avais caressé au fond de mon cœur, et qui m'était devenu
cher... »
La lettre m'échappa des mains; je restai à la fenêtre, voyant des
formes, vagues glisser devant mes yeux, mais ne me rendant au-
cun compte de ce que je voyais, n'entendant rien, ne pensant à
rien. Soudain je me sentis toucher au bras. Je me retournai len-
tement. Matthisson était derrière moi. Il recula et me regarda un
instant d'un air effrayé. — Que vous est-il arrivé? dit-il enfin. Vous
êtes malade; avez-vous reçu de mauvaises nouvelles? — Je ne sais
comment les paroles me vinrent. — J'ai perdu tout mon bonheur!
m'écriai-je; — puis je cachai ma tête entre mes mains et me mis à
pleurer. Matthisson s'npprocha, et je sentis sur mes épaules la pres-
sion amicale de ses deux mains. — Lisez les autres lettres, lui dis-je
PEINES PERDUES. 957
sans me retourner; je voudrais monter dans ma chambre. — Je
l'entendis ramasser les papiers et s'approcher de la porte qui, de
mon cabinet, conduisait à son bureau.
Nicolas Gogol a écrit une petite histoire intitulée le Manteau. Un
pauvre emp'oyé russe qui veut acheter un manteau neuf s'impose
dans cette intention les plus grands sacrifices, pour amasser la
somme d'argent nécessaire. Enfin il la possède. Pour en arriver là,
plus d'une l'ois il n'a pas mangé à sa faim, il n'a pas bu à sa soif;
mais tout cela, il l'a supporté stoïquement. Le dimanche arrive; il
sort pour montrer le précieux vêtement dans les grandes rues de
Moscou. Eu regagnant le soir son domicile, il est attaqué par des
voleurs qui le dépouillent de son cher manteau. C'est trop de mi-
sèi'e pour le cœur du pauvre homme. Il en tombe malade, se met
au lit et meurt. Je pensais à cet infortuné personnage, et je répé-
tais : — On m'a volé mon manteau. — II me semblait qu'il ne me
restait plus autre chose à faire qu'à mourir. Au bout de quelque
temps, je me reprochai ma faiblesse; j'eus peur de montrer ma dou-
leur à des étrangers. Je ne voulais pas de leur pitié ni de leurs con-
solations.
La nature humaine, grâce à Dieu, est trop faible pour résister
longtemps aux grandes souffrances; on en guérit ou bien on en
meurt. Ma guérison fut lente. Je n'ai pas recouvré tout à fait la
santé, et ce que j'avais de meilleur en moi a été brisé; j'ai repris ce-
pendant assez de forces pour pouvoir vivre sans que l'existence me
soit à charge. Ainsi, lorsqu'on a perdu le bras droit, il faut apprendre
à écrire de la main gauche; c'est moins commode, mais on s'y fait.
Je renonçai au projet de me fixer dans cette Europe qui m'était
devenue odieuse, je résolus de rester en Chine et d'y chercher les
distractions que j'avais jusqu'alors dédaignées. Mes chevaux de
course furent bientôt cités comme les meilleurs, mes maîtresses
comme les plus jolies. Je me disais quelquefois que c'était profaner
ma douleur que de vivre ainsi; j'avoue pourtant que je n'en eus
jamais de remords. On m'avait trahi; moi, je ne trahissais personne;
je ne faisais de mal à qui que ce fût. Je me mis à voyager, je par-
courus la Chine dnns tous les sens.
Un jour, j'étais parti de Shanghaï en bateau d'excursion pour aller
voir les grands lacs de Woussoung. Le soir, nous jetâmes l'ancre aux
abords d'une cité populeuse dont j'ai oublié le nom. Je me levai le
lendemain avec l'aube pour visiter la ville avant que les habitans
ne fussent sur pied. Mon boy m'accompagnait pour me servir à l'oc-
casion de guide et d'interprète. A l'entrée de la ville, un grand édifice
attira mon attention; c'était une espèce de temple ouvert à tous les
vents et surmonté d'une immense toiture que supportaient de mas-
958 ■ REVUE DES DEUX MONDES.
sives colonnes peintes en ronge vif, dont les chapiteanx étaient sur-
chargés de sciilptuiTS grotesques. Le sol du temple était jonché de
paille, et sur cette litière étaient étendus une dizaine d'hommes en
haillons. La misère chinoise est horrible à voir. Ces hommes étaient
d'une saleté i'e[)Oussante, à peine vêtus, et plusieurs d'entre eux
semblaient ror:gés par de hideuses maladies. Quelques-uns dor-
maient encore, d'autres mangeaient du riz dans des écnelles en bois
qu'on avait placées à côté d'eux. Un gardien se promenait près de
là, fumant une longue pipe en cuivre jaune et veillant à ce que
chacun de ses hôtes de passage ne prît que la portion qui lui était
destinée. Ils mangeaient avec l'avidité de bêtes aiïamées, sans faire
attention à moi, quoique les Européens viennent rarement dans ce
pays, et qu'ils y soient d'ordinaire l'objet d'une grande curiosité.
L'un de ces malheureux, ayant fini avant les autres, leva ses yeux
caves sur moi, et avec un sourire hébété il me tendit un bras dé-
charné pour demander l'aumône. Je questionnai mon boy pour avoir
l'explication de ce que je voyais là. 11 m'apprit que l'établisse-
ment était un asile de charité fondé, aux portes de la ville, par un
riche marchand, et où l'on donnait deux re[);'S aux vagabonds qui
y arrivaient le soir et qui devaient repartir le lendemain. Il attira
ensuite mon attention sur une tablette en bois verni placée entre
deux colonnes et sur laquelle on lisait cette inscript'on : « reposez-
vous ici, voyageurs fatigués. » Pendant que j'étais encore occupé à
conteujpler ce triste spectacle, le gardien s'appiocha tour à tour des
voyageurs et réveilla ceux qui dormaient en les poussant du pied,
sans brutalité toutefois. Chacun d'eux prit alors son plat de riz, le
dévoia rapidement et se prépara au départ. Un seul resta couché.
Le gardien rai)pe!a à haute voix et le poussa riiden)ent; l'homme ne
répondit pas et ne s'éveilla pas davantage. Il était mort. — Repose-
toi, voyageur fatigué! — Le gardien jeta une vieille natte sur le ca-
davre, ramassa l'écutlle de riz et s'éloigna lentement... Les êtres
les plus misérables trouvent le repos à la fin de leur triste journée.
Moi aussi, j'ai trouvé le repos.
Depuis longtemps, je vis paisiblement en ces parages; je passe
l'hiver à Hongkong, l'été au Japon. J'ai refait deux fois le voyage
d'Europe. Je n'ai pas revu M""' de Norman ni sa fille, et je n'ai pas
cherché à les revoir. Je ne craindrais pas de rencontrer M'"^ de
Cissaye, et je ne crois pas que sa présence me causât une vive émo-
tion. Tout le mal que Citte femme pouvait me faire, elle me l'a fait
il y a longtemps. Souvent cependant il m'arrive de p ;nser à elle.
Je ne m'imagine point qu'elle ait des reinords, sa vie est calme et
heureuse, je l'espère; mais lorsque je relis sa lettre, que j'entends
sa voix me dire : — Henri, ne m'abandonnez pas, — lorsque je
PEINES PERDUES. 959
pense que je n'ai travaillé que pour elle, que j'aurais voulu lui
consacrer toute ma vie, lorsque le souvenir du passé me revient, le
souvenir de Fanionr qu'elle avait juré et qu'elle a renié, je sens un
frisson parcourir mes veines.
Je suis souvent seul, et dans ces momens-là elle m'apparaît
quelquefois sans que mon imagination l'évoque, malgré moi en
quelque sorte. Elle n'est point changée, elle est pâle et belle comme
le soir où je lui dis le dernier adieu. Elle s'avance lentement; lors-
qu'elle m'aperçoit, elle s'arrête. Une frayeur mortelle semble la
clouer au sol. Ses yeux sont grands ouverts, et sou reji^ard reste
fixé sur moi. Je passe eu saluant; mais soud.dn j'entends une voix
qui m'appelle: a Ilenii! Henri! » Alors je songe aux années loin-
taines de ma pauvre jeunesse. Je suis vieux. Personne ne m'appelle
plus Henri. Je suis L'Hermet ou M. L'Hermet pour tous ceux qui
m'appiochent. « Henri! » le souvenir renaît avec la vivncité des pre-
miers jours; mon cœur se gonfle à rompre ma poitrine, je me sens
étoulTer de joie et de douleur. Je m'approche d'elle po.r lui parler;
à ce moment, je vois Jeanne disparaître comme dans un nuage, je
m'éveille, et le songe reste inachevé; mais il ne m'abandonne pas
complètement, il fait partie de mon être. Il me semitle qu'il reparaît
depuis quelipie temps plus fréquemment qu'autrefois, et je suis
couvai nca qu'il reviendra pour la dernière fois lors(iue je serai sur
mon lit de mort,
L'Hermet se tut, et demeura quelques instans ahsorbé dans un
douloureux silence. La lune était parvenue au zénith; ie pays d'a-
lentour donnait à cotte calme etdouce lumière. I.e domestique japo-
nais, qui s'était éveillé, allait et venait autour de la taStle, implorant
par sa mine f itigut'-e la permission d'aller goûter le reposa. Un pa-
pillon de nuit, s'étant imprudemment approché de la bougie qui
nous écla'rait, se débattait inq:>uissaut contre le feu qui le consu-
mait. L'Hermet prit une .d'umette, et, afin d'abréger les soulTrances
de l'insecte à moitié brûlé déjà, il le poussa dans le foyer de la
flamme. — Pauvie petit être, dit-il, si tu n'avais pas quitté ton coin
obscur, tu aurais pu y mouiir sans connaître la douleur. La bril-
lante lumière t'a sédidt, et tu meui s pour y avoir touché un instant.
— Puis ii vint <à moi, me souhaita une bonne imtt, et nous nous
séparâmes.
Le lendemain p quittai le Japon. La dernière mal'e vient de
m'apporter la nouvelle de la mort de mon ami L'Hermet.
Rodolphe Lindao.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
M avril 1872.
Le malheur ne serait qu'une odieuse et inutile brutalité de la fortune,
s'il ne laissait pas dans les âmes un sentiment plus sévère des choses, si
on ne sortait pas des épreuves les plus dures corrigé, éclairé et tout au
moins affranchi de quelques-unes des néfastes influences qui nous ont
perdus. A quoi servirait d'avoir souffert, si on n'apprenait rien, si le len-
demain, comme la veille, on devait se retrouver avec la même passion
des meurtrières animosités de parti ou avec le même goût des vaines et
décevantes déclamations? C'est pourtant ce qui arrive quelquefois, et ce
qui ne laisse pas d'être un des caractères du moment présent.
Qu'est-ce en effet que cette étrange affaire oîi un homme, qui a eu la
douloureuse et périlleuse responsabilité de représenter son pays au mo-
ment le plus difficile, s'est vu réduit à venir disputer la dignité de sa
vie et de son nom à toutes les animosités, à toutes les récriminations?
Le général Trochu aurait pu sans doute se dispenser de céder à une
provocation trop visible; il s'est laissé aller, il a fait un procès pour se
défendre devant un jury parisien d'avoir trahi l'empire au 4 septembre,
d'avoir trahi Paris pendant le siège des Prussiens, d'avoir commis un
assassinat en envoyant la garde nationale au combat, — et le jury a
prononcé, le jugement a dit qu'on avait outragé, qu'on n'avait pas dif-
famé l'ancien gouverneur de Paris en l'accus-ant d'avoir éié un incapable
ou un traître. Outrage ou diffamation, le verdict peut faire toutes les
distinctions qu'il voudra; au point de vue politique, c'est une seule et
même chose. Ce qu'on a voulu manifestement, c'est profiter de l'occa-
sion pour tenter un coup de parti, pour exercer des représailles contre
un chef militaire qu'on croit plus que tout autre coupable de la chute
de l'empire, pour faire en quelque sorte violence à l'histoire en essayant
d'accabler un homme sous le poids de passions vengeresses. Malgré tout,
et c'est là le dernier mot, la moralité de ce singulier et triste procès,
l'homme n'a point été accablé, l'empire n'a point été réhabilité.
Ce qui reste évident au contraire, après ces débats où tout a été pas-
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sionnément scruté et torturé, où l'on a donné rendez-vous à toutes les
insinuations, à tous les chuchotemens comme à toutes les colères, c'est
que le général Trochu a pu se tromper, qu'il a pu être plus ou moins
habile, plus ou moins heureux, mais qu'il a certainement fait son de-
voir de soldat dans l'effroyable crise où l'empire venait de plonger la
France. 11 n'a pas réussi, nous en convenons, il a même fait son devoir
sans illusion, si l'on veut, il a subi les fatalités irrésistibles d'une situa-
lion sans exemple. Est-ce donc à ceux qui ont préparé Sedan et Metz à
se montrer si sévères pour celui qui a su tenir à Paris pendant cinq mois
au milieu de toutes les incandescences, de toutes les difficultés, et on
pourrait presque dire de toutes les impossibilités? La vérité est que les
uns, les partisans du régime impérial, poursuivent dans le géîîéral Tro-
chu l'homme qui avait prévu les désastres, et qui après la réalisation
de ses tristes pressentimens a mis la France au-dessus de l'empire, —
les autres, les Parisiens, ne peuvent lui pardonner d'avoir trompé leurs
illusions, de ne les avoir pas conduits à la délivrance et à la victoire.
Aux yeux de tous, il porte la peine de n'avoir pas fait l'impossible, de
n'avoir pas sauvé l'empire au k septembre, de n'avoir pas sauvé Paris
pendant le siège. C'était inévitable. L'impopularité d'un chef militaire
ou poliiique qui échoue n'est point un phénomène nouveau. Le général
Trochu en est un exemple de plus. Il a trouvé l'impopularité après avoir
été un instant peut-être trop populaire. Il ne reste pas moins un homme
qui avant la guerre avait eu le sentiment profond des malheurs vers
lesquels on se précipitait, et qui au milieu des anxiétés d'une lutte dé-
sespérée a gardé l'honneur de Paris jusqu'à la dernière bouchée de
pain. C'est là le fait que ne peuvent obscurcir toutes les plaidoiries
chargées de ressentimens et de passions.
Cette manie de dénigrement qui s'attache à tous les hommes, à toutes
les situations, qui se déploie jusque dans les prétoires, elle tient sans
doute à des haines, à des ardeurs de partis; elle se complique et s'ag-
grave malheureusement aussi d'une autre maladie morale qui a depuis
longtemps un grand et déplorabhi rôle dans nos affaires, de cette habi-
tude qu'on s'est faite de jouer avec tout, avec la vérité, avec l'équité,
avec les choses les plus inviolables comme avec l'honneur des hommes,
de suppléer à tout par la phrase, par les banalités retentissantes de la
parole. On manque de respect aux faits, qui parfois se vengent cruelle-
ment, on traite tout comme une fiction, ce qu'on ne sait pas, on le met
en discours. Qui nous délivrera de cette affliction, la plus dure qui
puisse nous être infligée aujourd'hui après toutes les afflictions que nous
avons épuisées, du mal qui a fait le plus de ravages depuis bien des
années, — le fléau de la phrase et de la déclamation? Autrefois, quand
on vivait encore dans Tillusion des prospérités trompeuses, quand on ne
s'était pas trouvé en face de ce que la réalité a de plus douloureux et
TOME xcyiii. — 1872, 61
962 REVUE DES DEUX MONDES.
de plus implacable, cela passait pour une fanlaisie sans conséquence,
c'était de l'art pour l'art, une f.!çon d'éloquence qui n'était point sans
doute la véritable éloquence, mais qui en imposait par une certaine
prostid gitation. Parler pendant trois heures pour ne ritn dire, en cares-
sant des instincts, des infatuations et des rêves dans un auditoire com-
plaisant, c'éiait un spectacle qui semblait faire partie de la politique
telle qu'on la comprenait. Aujoiii^d'hui la déclamation n'est plus de cir-
constance, la phrase a perdu son prestige, et quand elle per.-iste à s'éta-
ler glorieusement comme si rien ne s'était passé, elle froisse un senti-
ment intime. Elle forme un tel contraste avec la réalité des choses
qu'elle ressemble à une choquante inconvenance. On aura beau dire, ce
n'est pas avec des mots et des exhibitions vaniteuses qu'on guérira le mal
qui a été fait. La politique, et la meilleure politique aujourd'hui, le vrai
rôle de ceux qui ont une certaine part dans la direction des affaires pu-
bliques, c'est de revenir simplement à l'élude des faits, de parler obsti-
nément le langage d'une raison sévère, d'être enlin des hommes sé-
rieux qui comprennent la situation de leur p.'iys, — et voilà pourquoi
M. Gambeita s'est trompé tout au moins d'époque en allant à Angers
recommencer, au profit d'une importance sans emploi, le cours de ses
exhibitions et de ses amplifications.
Que M. Gambttia se fût rendu à Angers ou dans toute autre ville, non
pas comme un phraseur en voyage, mais comme un homme public sou-
cieux de se rapprocher de ses électeurs, de s'entretenir avt^c eux de ce
qu'il a fait, de ce qui reste à faire jiour hâter la solution nécessaire des
questions qui intéressent le pays, c'eût été au mieux assuréirient. C'est
un spectacle qui est offert chaque jour en Angleterre, et qui rehausse la
vie anglaise en lui communiquant l'animation et la force d'une liberté
sérieusement, régulièrement pratiquée. Ce n'est maiheureusemenî ici
rien de semblable. M. Gambetta est allé à Angers pour se poser en chef
de parti, pour placer un discours qui le tourmentait, et il n'a pas vu
qu'il s'exposait à ce que, par un sentiment assez naturel de curiosiié, on
lui demandât ce qu'il a fait depuis qu'il est membie de l'asseuiblée natio-
nale, quelle part sérieuse, décisive, il a prise aux discussions publicjues,
aux travaux de commis-ions qui occupent incessamment la chambre. Ce
qu'il a fait? c'est bien simple, il n'a rien fait absolument. Certes les oc-
casions n'ont pas manqué. Depuis des mois, on est à l'étude de tous les
moyens possibles de relever notre situation financière, de mettre la
France en mesure de porter l'accablant faideau de dettes et de charges
auxquelles la dictatiu'e de Bordeaux n'est point étrangère. On a mis en
présence tous les s\stèmes d'impôts, toutes les combinaisons, les débats
les plus substantiels et les plu^ instructifs se sont déroulés devant l'as-
semblée. Où est la trace de l'intervention de M. Gambetta? On s'est
occupé de la politique commerciale de notre pays, tons les problèmes
d'administration intérieure ont été agités, une réforme de la magistra-
REVUE. — CHRONIQUE. 963
ture a été discutée, les questions les plus graves de diplomatie se sont
produites. Qu'a dit et qu'a fait M. Gambetta en tout cela? Lui qui sait si
bien « profiter d'une circonstance, » qu'il va chercher à Angers, il trouve
bon de laisser échapper pendant six mois toutes les occasions qui se
succèdent incessamnaent autour de lui. il n'a point d'opinion sur les
finances, sur l'administration, sur la magistrature, sur la politique com-
merciale, sur la poliiique extérieure, ou, s'il intervient une fois par ha-
sard, c'est par quelque fausse tactique qui nuit à la cause qu'il veut
servir. II laisse les autres poursuivre les besognes difficiles; puis vient
un jour de vacances, et il s'en va au loin porter un discours, lancer des
sarcasmes d'un gijùt douteux contre cette assemblée qui a au moins le
mérite de savuir bien des choses qu'il ignore, de faire le travail qu'il ne
fait pas.
Encore si M. Gambetta disait dans les discours qu'il réserve pour ses
voyages ce qu'il ne dit pas à l'assemblée, ce ne serait qu'un demi-mal,
il y aui'ait quelque compensation. Malheureusement la déception est ici
plus grande que jamais, car enfin ce discours d'Angers, en quoi con-
siste-t-il? C'est une amplification sonore et rien de p'us, c'est une dé-
claination perj étuelle aussi vide d'idées que retentissante et préten-
tieuse dans l'expression. Des questions qui ont une vériiable importance
pour le pays, M. Gambetta ne dit rien ou presque rien; mais en revaiiche
il parle de la république, du fleuve républicain qui coule à pleins flots,
des vertus et des services du parti républicain. Un ensemble d'idées po-
litiques, un programme de gouvernement, on ne l'aperçoit pas. Nous
nous trompons peut-être, M. Gambetta a quelques idées, il a même une
certaine philosophie assez étrange et aussi vide que son éloquence. Il a
révélé à ses convives d'Angers que « les peuples ne périssent jamais par
des conuilsions intérieures, par des luttes de partis, » — et le moment,
on en conviendra, est singulièrement choisi pour promulguer de telles
vérités, lorsque l'édifice de la grandeur française treujble sin- un sol qui
s'effondre, lorsqu'au bout de quatre-vingis ans de « convulsions inié-
rieures » et de « luttes de partis, » on se trouve en présence d'un dé-
mend3remi3nt de la patrie, lorsque notre unique pensée, si nous gar-
d îus une étincelle de dévoûment à notre pa\s, doit être de réparer les
ruines accumulées par ces luttes et ces. convulsions!
Que veut dire ce représentant de la république en tournée avec ses
grands mots sur le silence qui se fait autour des peuples, sur la néces-
sité de Cl l'expansion et du rayonnement au dehors?» Essayez donc ûq
relever la France au dedans, de raviver en elle la flamme, la généreuse
flamme des pensées supérieures et des sentimens désintéressés, avant
de lui parler de ce u rayoïme^nent au dehors, » qui a été une des formes
de sa puissance, 'que toutes les révolutiims de la foice ont affaiblie par
•degrés! Après cela, M. Gambetta est (pielquefois plus gai sans le vou-
loir. U est tout prêt à trouver que les Allemands ont quelque raison de
QQk REVUE DES DEUX MONDES.
nous reprocher d'ignorer jusqu'ici la géographie de notre pays, et lui
qui, pendant sa dictature, a pris Épinay-sur-Seine pour Épinay-sur-Orge,
et Bar-le-Duc pour Bar-sur-Seine, il vient de faire une découverte de la
plus haute importance, qu'il a confiée aux braves Angevins. 11 a décou-
vert que le Maine, la Vendée, le Bocage, n'étaient pas « des steppes, des
landes, » comme on le lui avait dit, que c'étaient au contraire de belles
terres, nullement encombrées par les broussailles du privilège, mer-
veilleusement préparées pour le progrès. La preuve, c'est qu'elles sont
déjà républicaines. Ah! si le Maine, la Vendée et le Bocage n'étaient pas
républicains, ils redeviendraient sans doute des landes et des steppes;
l'ancien dictateur de Bordeaux en serait quitte pour recommencer son
instruction géographique. Et voilà de quelle façon on justifie l'airibition
d'être un chef départi, comment on croit «ervir la république! La répu-
blique, qui donc la compromet plus gravement que ceux qui prétendent
en être les gardiens et les représentans privilégiés? Est-ce qu'il suffit de
tout décrier chez les autres pour donner un atome de force de plus à la
république, de répéter à tout propos que les républicains sont les plus
zélés défenseurs de l'ordre contre les anarchistes monarchiques, de s'ex-
tasier sur le personnel d'élite, tout démocratique, qui, depuis un an,
dans certaines villes comme dans certains départemens, est sorti des
élections des conseils-généraux, des élections municip;des? Est-ce qu'il
suffit enfin d'aller de temps à autre dans un banquet chanter un air de
bravoure, une cantj'.te oratoire? Une bonne fois qu'on en finisse donc
avec toutes ces déclamations creuses qui ne sont que le déguisement de
l'infatuation et de l'impuissance. Sortons des phrases et rentrons dans
la vérité , qui convient toujours à tout le monde, dans la simplicité, qui
convient particulièrement aux peuples éprouvés, dans le sentiment mo-
deste et fier d'une situation oii les coups d'état, les révolutions et les
guerres aventureuses ont laissé des ruines qu'on ne relèvera pas avec
des harangues Iribuiiitiennes.
Au lieu de jeter aux esprits des discours excitans qui n'ont même pas
l'excuse de la passion, qu'on s'attache à l'œuvre pratique de la reconsti-
tution française, qu'on étudie, avec l'unique préoccupation de l'intérêt
national, toutes ces questions de finances, de réorganisation intérieure,
d'organisation militaire, qui ont beaucoup plus d'importance pour le
pays que toutes les tirades amphigouriques sur le fleuve de la démocra-
tie. Au lieu d'agiter les passions, qu'on les apaise, qu'on fasse bien com-
prendre à ceux qui l'ignorent qu'après tous les bouleversemens dont la
France a souffert le premier de tous les progrès est le respect de la loi.
Malheureusement c'est là ce dont on s'occupe le moins, et on a même
imaginé depuis quelques jours une théorie nouvelle pour se mettre à
l'aise. Violer la loi, non, on ne le veut pas, surtout quand on se croit fa-
vorisé par cette loi; seulement il est bien permis de l'éluder dans ce
qu'elle peut avoir de contrariant. Ainsi la loi défend aux conseils-géné-
REVUE. — CHRONIQUE. 965
raiix d'émettre des vœux politiques : fort bien, mais qui empêche que,
la séance une fois levée pour la forme, les conseillers-généraux réu-
nis ne votent les adresses qu'ils voudront et ne fassent toutes les ma-
nifestations qui leur passeront dans l'esprit? Une disposition de la loi,
à laquelle le gouvernement a tenu d'une façon particulière, donne au
pouvoir exécutif le droit de nommer les maires dans certaines villes;
soit, mais voilà le conseil municipal de Lyon présentant sa liste sans
être consulté et déclarant avec arrogance que, si on ne choisit pas le maire
parmi ses candidats, il se mettra en guerre ouverte avec l'administra-
tion. Or quel est ce conseil municipal? C'est celui qui, depuis dix-huit
mois, sous des noms différens, a gouverné Lyon, a jeté la confusion et
le désordre dans tous les intérêts municipaux dont il avait la sauve-
garde, et qui pour tout dire a mis la seconde ville de France dans une
sorte d'état de banqueroute. Comment s'en tirera-t-on? La question ne
laisse pas d'être grave pour la grande ville, qui se trouve à la merci
d'un radicalisme aussi présomptueux qu'ignorant, et pour le gouver-
nement, qui a un maire à nommer. Qu'on remarque bien seulement
que ce conseil municipal, c'est ce personnel républicain que vante
M. Gambetta. Si les vœux de l'ancien dictateur de Bordeaux étaient
comblés, la France entière risquerait donc d'être représentée comme
l'est la ville de Lyon; les finances nationales seraient administrées
comme le sont les finances lyonnaises. Ce serait l'idéal de la répu-
blique selon M. Gambetta, — avec l'ordre dont il se fait le garant, et
surtout avec la libération du territoire, qui s'ensuivrait bien vite, on le
voit d'avance!
La France n'en est pas là heureusement. Tout ce qui touche aux
grands intérêts publics reste sous la sauvegarde de l'assemblée et du
gouvernement, qui sont, quant à eux, la vraie et légale expression du
pays, qui le représentent dans ses besoins de sécurité, dans ses ten-
dances, même dans ses contradictions si l'on veut. Qu'il y ait eu quelque-
fois entre eux, qu'il puisse y avoir des ombrages, des mésintelligences
passagères, cela n'a rien de sérieusement inquiétant. Le malheur est
que, lorsqu'il n'y en a pas, on se plaît à en créer; on se querelle pour
les petites choses lorsqu'on devrait rester unis par la grande et souveraine
considération de l'œuvre à poursuivre en commun. Pour l'assemblée et le
gouvernement, quand ils vont se retrouver ensemble, après ces vacances
dont M. Thiers a profité pour faire à la ville de Paris la galanterie de
quelques réceptions du soir, pour l'asseniblée et le gouvernement, il
reste assurément bien des choses à mener à bonne fin. 11 y en a même
de délicates et de pénibles, comme de surveiller l'exécution de ce mal-
heureux traité de paix qui a détaché l'Alsace de la France, et que l'Al-
lemagne ne se préoccupe pas d'adoucir. Les Alsaciens, on le croyait du
moins d'après les conventions, avaient gardé le droit d'opter pour la
natioualilé française en demeurant dans leur pays. L'administration al-
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lemande, interprétant le droit à sa manière, prétend aujourd'hui que
ceux qui optent pour la nationalité française doivent tran porter leur
domicile rét^l en France, c'est-à dire quitter le pays. C'est une aggrava-
tion évidente, c'est le règne de la force qui continue. Il n'y a rien à dire
dès que l'Âllem igne tient à bien conslater elle-même que c'est la force
et la force seule qui s'iiiteipose par le droit de la guerre entre l'Alsace
et sa patrie d'hier.
La condition de la France est certes fort laborieuse, même en dehors
de ces questions poignantes qui survivent à la paix la plus cruelle. C'est
l'histoire éternelle des nations qui sortent à peine des grandes crises et
qui restent longtemps endolories, qui se retrouvent debout, vivantes,
mais ayant en quekjue sorte leur existence à ri^faire, le fil de leur des-
tinée à ressaisir. Pour la France d'aujourd'hui, telle que les événemens
l'ont laissée, le conimencem3nt dj la régénératio'i, c'est l'nitellig nce
patriotique di sa situation et de ses intérêts de toite nature, c'est la
prévoyance dans le onseil, la banne volonté dans le travail, un senti-
ment simple et juste des choses. Voir clair devant soi et se bien conduire,
c'est encore la pre;nière de toutes les habiletés et la meilleure m uiière
de remettre nos alTaire-i intérieures aussi bien que nos affaires exté-
rieures dans la bonne route. Il faut se dire qu'il y a des heures où
tout se tient, où tout peut dépendre d'un mouvement juste, comme
aussi une résolution mal calculée peut entraîner les conséquences les
plus diverses et les plus imprévues. Le gouvernement fait aujourd'hui
une expérience où apparaît précisément cet intime lien qui existe entre
des intérêts d un ordre différent; cette expérience, il la fait assurément
avec conviction, et en cela M. le président de la république n'a pas
vraiment besoin de se disculper d'être un novateur, de s'êire fait une
opinion de circonstance; il est au contraire le plus p'rséviîrant des
hommes dans une idée invariable. En fin de compte, il eU arrivé à ce
qu'il voulait : le traité de commerce avec l'Angleterre a été dérmitive-
ment dénoncé le mois dernier, le traité avec la Belgique vient d'être
dénoncé égali^nent. Le livre />/ea anglais et une com nunication au par-
lement belge nous l'ont dit. C'est le cominencement d'une évolution
économique. Jusqu'où ira l'évolution et où conduira t-elle? Voilà le point
obscur. La dénonciation des traités avec l'Angleterre et avec la Belgique
n'est vraisemblabhiinent que le préliminaire des négociations par les-
quelles on espère arriver à l'abrogation ou à la inodilication des traités
qui lient la Fi ance pour quelques années encore à d'autres pays de l'Eu-
rope. Maintenint le chemin est ouvert.
C'est une grosse quest'on qui s'engage, il n'y a point à s'y méprendre.
Elle n'est en apparence que commerciale; en réalité elle touche à tout,
elle peut réagir sur tout. Elle a particulièrement l'inconvénient de n'être
pas claire. Est-co un mouvement décidé de retraite de celte politique de
liberté commerciale, après tout très modérée, qui a prévalu depuis plus
REVUE. — CHRONIQUE. 9Q7
de dix ans? Alors on peut se heurter contre des intérêts nombreux, vivaces,
puissans, qui sont devenus la richesse du pa\s, qui se soiU développés
à la faveur de ce régime et ne céderont pas le t rraiu sans combat. Ne
va-t on pas au-devant d'une agitation comme celle qui s'est récemment
produiie à l'occasion de cet impôt sur les maiières premières qui reste
toujours en réserve, qui n'a pu triory.pher encore des répugnances visi-
bles de l'assemblée nationale et du pays? S'il ne s'agit que de quelques
modifie;! ti<ins légères pour arriver à retrouver la disposition des tarifs
et à se procurer quelques ressources, comme il est peut-être permis de
]e supposer, est-ce la peine d'avoir l'air de tout remuer dans l'ordre éco-
nomique, de risqtier beaucoup pour des résultats uiédiocres ou incer-
tains? Sau'^ douie, en présence de la situation financière de la France, la
question des ressources a une gravité supérieure; rien n'est plus simple
et plus juste que d'avoir des prévoyances de fiscalité, de se ménager
tous les mo\ens de faire face à des charges qui dépassent toutes les pro-
portions connues JMsqu'ici. Le gouvernement ne f; it que ce qu'il doit
en ch( reliant tout ce qui peut porter une obole au budget, à ce budget
dont le i'ap|;orteur. M, de la Bouillerie, faisait récenmient un exposé
cruellement instructif.
Qu'on y prenne garde cependant, on croit ag'r dans un intérêt fiscal,
et on va quelquefois contre son but. On rétablit les passeports pour
prélever un droit de circidation, et par le fait, sans parler d'une gêne
toujoiu's incommode, peu effi. ace pour la sûreté publique, on s'expose
à refroidir les étrangers qui visitaient la PYance, à détourner ce courant
de 600,000 Anglais qui venaient annuellement à Paris. Le parlement de
Londres s'en (!St occupé, les conseils-généraux du Nord, du Pas-de-Ca-
lais, se plaignent; l'essai n'a point réussi, et h s passeports vont dispa-
raître encere une fois par une résolution de M. le président de la ré-
publique qui doimeia certainement à cette mesure l'extension la plus
libérale. — On a augmenté les droits de poste : lien ne semblait plus
simple, c'était un impôt tout créé, auquel on était accoutumé, et qui,
avec une augm.entation légère, sans frais nouv( aux de perception, pou-
vait devenir fructueux pour le budget. Seulement est-il bien sûr aujour-
d'hui que la surtaxe n'ait point atteint déjà le transit des correspondances
étrangères par la France, et que le trésor ne finisse point par peidre de
ce côté ce qu'il sem.ble g.igner d'un autie? Récemment encore, à la der-
nière heiu'e de la session, on a voté à la hâte un impôt sur les valeurs
étrangères; il se trouve malheureusement que le m;jiché français des
capitaux serait atteint de la manière la plus sérieuse, au moment oij il
est le plus nécessaire de lui laisser toute sa puissance et son élasticité,
— si bien que M. le président de la république, ému des considérations
qui lui ont été soumises par les représentans les plus autorisés de la
banque, a pris sur lui de suspendre la promulgation de la loi jusqu'au
retour de l'assemblée. Enfin on profitera de la liberté qu'on aura recon-
968 REVUE DES DEUX MONDES.
quise pour élever les tarifs de douanes : soit, les industries qui crient
le plus, comme on le dit, sont assez riches pour payer ce qu'on veut leur
demander. Et si le travail intérieur se ralentit, si les relations commer-
ciales de la France diminuent, la perte ne dépassera-t-elle pas cent fois
ce que le douanier aura prélevé à la frontière? C'est là justement le
danger d'une politique qui, sans le vouloir, conduirait infailliblement à
une révolution d'intérêts par un déplacement inévitable des conditions
du travail et de l'industrie. Pour une ressource de budget qu'on ne peut
même pas se promettre immédiatement, on risque d'atteindre ou de
ralentir un mouvement de richesse publique dans lequel la France peut
trouver après tout le meilleur moyen de se relever de la situation difficile
où les événemens l'ont conduite.
Puisque les traités de commerce sont dénoncés au moins à Londres
et à Bruxelles, puisque c'est fait, le mieux est certainement aujourd'hui
d'atténuer autant qu'on le pourra les conséquences de ce changement
de régime, et de conduire les négociations qui vont sans doute se re-
nouer de façon que ni les conditions du travail national, ni les rapports
généraux de notre pays n'en soient altérés. Ce n'est pas seulement une
question commerciale, c'est une question politique. Quelque soin qu'on
ait mis du côté du gouvernement français, comme du côté du gouver-
nement anglais, à déclarer qu'un tel incident ne doit ni ne peut nuire
à la cordiale intelligence qui existe entre les deux pays, il est bien clair
que cela ressemble toujours plus ou moins à une séparation sur un point
essentiel, qu'il peut en résulter des froissemens, et c'est là le danger.
Ces traités de commerce, que représentent-ils en effet? Ils représentent
un rapprochement permanent d'intérêts, un lien tout matériel, si l'on
veut, mais puissant encore, une certaine solidarité qu'il serait peu poli-
tique de laisser s'affaiblir. Ne voit-on pas aujourd'hui ce travail hardi-
ment poursuivi par ceux qui, après avoir fait ce qu'ils ont pu pour ex-
ténuer et pressurer la France, seuiblent multiplier les efforts pour
l'empêcher de renaître? Leur politique est justement de nous isoler; ils
font ce qu'ils peuvent pour qu'on n'ait point recours à la France, pour
qu'on ne passe pas par la France, pour détourner de nous les courans
de relations qui en d'autres temps ont fait de notre pays le centre vivant
et préféré de l'Europe. Ils organisent des communications directes avec
l'Italie, ils en organiseraient même au besoin avec l'Espagne pour éviter
le sol français. Toute leur ambition est d'opposer une industrie à notre
industrie, môme un marché financier à notre marché. Le succès n'est
point aussi facile qu'ils le croient assurément, ils ne savent pas ce qu'il
y a encore de vitalité en France. Dans tous les cas, ce n'est pas à nous
de les aider en nous isolant nous-mêmes, en laissant s'accomplir jus-
qu'au bout ce mouvement qui tend à détourner de notre pays les rela-
tions du nord avec le midi de l'Europe, de l'Angleterre avec l'Inde, de
l'A'îemogne avec l'Amérique, en dénouant de nos propres mains tous
REVUE. — CHRONIQUE. 969
ces liens ('rindiistrie et de travail dont les traités de commerce sont la
consécration visible et la garantie. Les intérêts ne sont que des intérêts
sans doute; il y a des moniens où ils sont dans la main des hommes
d'état le levier le plus efTicace pour relever la politique de leur pays.
A quoi cela a-t-il servi qu'il y eût des traités de commerce? dira-t-on.
Cela ne nous a guère servi dans nos dernières épreuves, nous en conve-
nons, cela n'a pas non plus servi beaucoup à l'Angleterre d'oublier les
liens d'intérêts de toute sorte qui la rattachaient à la France, et, tout
considéré, cela n'a même pas servi à la fortune du ministère, qui est
peut-être exposé à expier d'ici à peu cette abdication qu'il a érigée en
système.
Est-ce que l'Angleterre en effet serait sur le chemin qui conduit à un
changement de politique? Le fait est que le ministère de M. Gladstone,
sans être positivement en péril de mort Immédiate, semble assez ébranlé
dans sa situation. Il n'a pas été heureux, sa politique n'a pas su détour-
ner de l'Angleterre de véritables déboires. Sans doute il est doux de
savourer dans son île l'égoïste et suprême volupté de la paix pendant que
les autres sont ballottés par l'orage. C'est là le premier mouvement; le
lendemain, on commence à s'apercevoir que décidément on n'a pas joué
un rôle brillant, ni même un rôle profitable. Les mécomptes se succè-
dent : un jour on est réduit à se faire soi-même très diplomatiquement
le fossoyeur de ce traité de Paris qui était le prix de la guerre de Cri-
mée; un autre jour on se réveille en face de cette question de VAla-
&ama qui passe par toutes les péripéties, qui va prochainement arriver,
avec toute sorte de mémoires, de contre-mémoires, d'explications, de
réserves, devant la conférence arbitrale de Genève, qui finira sans doute
par une transaction, mais qui ne reste pas moins un cuisant ennui pour
l'orgueil britannique. La dénonciation du traité de commerce français,
c'est moins grave, si l'on veut, ce n'est pas pourtant un succès. Le mi-
nistère porte évidemment aujourd'hui la peine de tous ces mécomptes
devant l'opinion émue, mécontente de la situation effacée faite à l'An-
gleterre. M. Gladstone réussirat-il à se maintenir malgré tout? Succom-
bera-t-il définitivement dans quelque rencontre obscure ou dans une
lutte ouverte? Ci3 qui apparaît assez clairement, c'est qu'il n'a plus, comme
.aux premiers temps de son existence, le vent dans ses voiles, fl se sent
pressé par des adversaires qui ont désormais im programsne de griefs
tout trouvé contre lui, qui ont pour complice la fierté britannique frois-
sée, et qui s'avancent maintenant avec la confiance d'héritiers assurés
de recueillir une succession près de s'ouvrir. Ces jours derniers, lord
Derby, qu'on a connu il y a quelques années ministre des affaires étran-
gères sous le nom de lord Stanley, ne disait-il pas sans détour qu'il
n'y avait plus à s'occuper de la majorité actuelle du parlement, mais
de la majorité qui sortirait des élections prochaines?
Le parti conservateur, après une retraite obligée de quelques an-
970 REVUE DES DEUX MONDES.
nées, rentre en scène bannières déployées, voilà le fait, et à coup sûr
un des signes les plus caracté'-istiques de ce mouvement d'opinion,
c'est celte récente manifesîation de Manchester dont M. Disraeli en per-
sonne a été le liéros, où M'"'' Disraeli elle-même, la nouvelle lady Bea-
consfield, a eu sa part de harras. Cette l'ois M. Disraeli a pu g<jùter comme
un autre tous les plaisirs de la popularité. Il a été reçu en triomphe
non-seulement par les habitans de Manchester, mais encore par les popu-
lations des comtés voisins, accourues à sa rencontre avec des drapeaux
aux couleurs tories. En véiité, tout est singulier dans celte fêie, et ce
qu'il y a de frappant d'abord, c'est que cette sorte de rentrée en scène
du parti conserva leur s'accomplisse dans la cité manufaciuricre, dans
cette salle du free iradc de Manchester 0''i l'éloquence de Bri^lit, de Cob-
den, a si souvent retenti contre les tories. Ce qu'il y a de plus curieux
encore que tout le reste, ce qui est un des phénomènes les plus signi-
ficatifs du temps, c'est que le héros delà fêle soit M. Disraeli, un homme
d'origine Israélite, sans fortune au début, ayant commencé sa carrière
poliiique pu- les chutes oratoires les plus décourageantes, élevé succes-
sivement par le talent, par la verve, par l'esprit, par une dextérité mê-
lée d'audace, et anivé aujourd'hui à mai'cher de pair avec les représen-
tans des plus vieilles familles de l'Angleterre. Si quelqu'un a été étonné
à Manchester, ce n'est pas M. Disraeli; lui, il ne s'étonne de rien. S'il
est un parvenu, il ne s'en doute pas. Il a voulu êlie le chef du parti con-
servateur, et il l'est bon gré mal gré, en dépit des railleries et des mau-
vais vouloirs. M. Disraeli a naturellement prononcé un discours qui est
le manileste du parti conservateur, le i)rocès de la politique ministé-
rielle, rexp(»sé do la situatiim de l'Angleierre, l'apologie des institutions
anglaises; il a trouvé même le moyen de venger la chambre des lords
des attaques dont elle est l'objet, et il n'a point odblié de toucher une
fibre assez sensible aujourd'hui en Angleterre, en s'adressant à cet
instinct de loyalisme monarchique que la maladie du piince de Galles
a fait éclater sous des formes si vives et si imprévues. L'accueil que
M. Disraeli vient de trouver à Manchester prouve-t-il que les Anglais
soient tout prêts à revenir aux principes du torysuie, au parti tory? .Non
pas précisérneni, les chos3S ne marchent pas ainsi. Cela veut dire qu'il y
a « des hauts et des bas dans les luttes politiques, » selon le mot de
lord Derby à Manchester, que la fortune ministérielle de M. Giadstone
subit un temps d'arrêt, et que les chefs du parti conservateur, favorisé s
par les circonstances, s'efforcent de familiariser l'opinion avec la pensée
de leur retour au pouvoir; ils cherchent les occasijns de se Tendre pos-
sibles, comme ils l'ont fait plus d'une fois, en sauvegardant la dignité
de leur situation et de leurs idées sans prétendre réagir contre un cer-
tain mouvement de libéralisme cher au peuple anglais.
Que sous ces conflits réguliers des partis, sous ces mêlées purement
politiques, il reste toujours des problèmes sociaux, économiques, qui agi-
REVUE. — CHRONIQUE. 971
tent l'Angleterre comme ils agitent d'autres pnys, cela n'est point dou-
teux; lien ne le prouverait mieux au besoin que ces grèves qui viennent
d'éclater là où on ne les avait pas vues jusqu'ici, dans Us conirés agri-
coles. Le mouvement a commencé dans le Warwick^hirc, il s'est étendu
dans le Buckinghamsiiire, dans le Lincolnsliire. Les ouvriers ruraux de-
mandent une diminution des heures de travail, une augmentation des
salaires, qui ne dépassent guère 10 ou 11 shillings par semaine, et, si
on ne fait pas droit à leurs réclamations, ils menacent d'émigrer. D'un
autre côté, les fermiers ont des baux avec les propriétaires, les salaires
qu'ils paient sont proportionnés aux prix de leurs fermages. La difficulté
est de sortir de là. La France, qui est bien autrement remuée que l'An-
gleterie par tes problèmes, a du moins cet avar.t;ige de posséder une
classe de paysans pauvres sans doute, mais intéressés au sol, proprié-
taires en uiême temps qu'ouvriers. Au-delà de la Manche, la propriété
est concentrée en quelques mains, et au-dessous s'agite un vaste pro-
léiaiiat rural qui, s'il venait à s'ailier avec le pro'étariat des villes, se-
rait à coup sûr un redoutable élément de pertuibati m. A travers ces
grèves du Warwicksliire, c'est la question même de la constitution ter-
ritoriale de l'Angleterre qui apparaît. St ulement l'Angleterre a le génie
et la sagesse des léformes opportunes, elle a mcme la faiblesse de ne
pas soui^ei' à la république pour se tirer de tous les embarras. La répu-
blique a voulu dans ces derniers temps lever son drapeau jusque dans
le parlement, et elle a été reçue avec une irrévérence vraiment découra-
geante. Ces jours passés encore, un homme prévo\ant s'est avisé d'offrir
la première [)résidence de la future république anglaise à M. John Bright,
qui est ministre du commerce dans le cabii.et Gladstone, et M. Bright,
malgré ses vieilles opinions radicales, a pris un ton moitié grondeur,
moitié humoristique pour renvoyer son correspondant et la république
« aux arrière-neveux. » D'ici là, on verra.
La réptil)li(|iie sera-t-elle plus heureuse en Espagne, et son orateur
le plus biillaut, M. Castelar, qui vient de parcourir les piovinces, qui,
lui aussi, fait des discours, M. Castelar a-t-il réussi à lui faire des prosé-
lytes? La question, à vrai dire, n'est point absolument tranchée par les
élections qui viennent d'avoir lieu. Ces élections agitées, entremêlées
de scènes violentes, ont été une véritable bataille où le gouvernement
ne s'est pas montré beaucoup plus scrupuleux que l'oiposition. L'ar-
bitraire, semblable au fleuve rt'publicain de M. Gamhetta, a coulé à
pleins bords, les camps étaient d'ailleurs fort tranchés, aussi tranchés
qu'ils puissent l'êire au milieu de la confusion qui règne en Espagne
depuis quehjues années. D'un côté, le gouvernement combattait pottr
son existence, si bien qu'une défaite laissait évidenmienl la nionaichie
constitutionnelle représentée par le roi Amédée dans l'alternative de di^;-
paraître ou d'en appeler à quelque coup d'autorité sommaire. Dans l'autre
camp était une coalition composée de toutes les nuances possibles d'opi-
972 REVUE DES DEUX MONDES.
nions, républicains fédéraux, républicains unitaires, radicaux avancés,
partisans du prince don Alphonse avec la régence du duc de Montpen-
sier, partisans de l'infant sans la régence, carlistes, absolutistes et le
reste, Qu'est-il sorti du scrutin? Le gouvernement a éLé battu dans
quelques grandes villes, à Madrid surtout; il a triomphé dans d'autres
villes, dans beaucoup de districts mieux garantis contre les propagandes
ou plus faciles à manier, et au demeurant, sur près de quatre cents
élections il se croit en possession d'une armée parlementaire qui comp-
terait de 220 à 250 soldats. La coalition, de son côté, reviendrait à la
chambre avec un contingent que les uns évaluent à 120, les autres à
150 voix. Le gouvernement resterait donc en définitive maître du terrain
airec la majorité. Seulement il ne faut pas trop s'y méprendre, la situa-
tion n'est pas sensiblement changée, parce que, si la coalition est inco-
hérente, la phalange gouvernementale ne l'est pas moins. Un fait qui
pourrait cependant ressembler à un signe plus favorable, c'est que dans
cette confusion la fraction la plus modérée, représentée par des hommes
comme le général Serrano, l'amiral Topete, M, Rios-Rosas, cette fraction
est en sensible progrès.
Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que, pendant qu'on bataillait autour
du scrutin et que la garde civile était employée par le ministère à ma-
nipuler les élections, un train de chemin de fer a été arrêté et dévalisé
dans la Manche, près de Manzanarès, par une bande de voleurs. Ces ci-
toyens, peu inquiets de voter pour M. Zorrilla ou pour M. Sagasta, ont
fait tranquillement leur besogne, puis ils se sont retirés, emportant leur
butin, chevauchant en paix vers la montagne comme aux beaux temps
de José-Maria! Qui donc avait assuré que le pittoresque allait disparaître
de l'Espagne avec les chemins de fer? Maintenant que les élections sont
passées, les gendarmes espagnols vont sans doute pouvoir reprendre
leur œuvre de sécurité, et ce sera encore leur plus utile occupation, dût
le pittoresque en souffrir. ch. de mazade.
ESSAIS ET NOTICES.
Elude sw la condition forestière de l'Orléanais an moyen âge et à la renaissance,
par René de Maulde; 1871.
Depuis quelques années, l'histoire du moyen cage a été étudiée sous
toutes ses faces ; non-seulement l'histoire militaire, mais encore et sur-
tout ce qu'on peut appeler Vliisloire économique de la France. Parmi les
études de ce genre, une des plus intéressantes est celle qui a trait à
l'état des campagnes, aux travaux agricoles et forestiers, sur lesquels
nous possédons dans nos dépôts d'archives de si précieux et de si nom-
breux documens. M. René de Maulde a su en tirer un excellent parti :
son ouvrage est rempli de recherches intéressantes, de textes inédits,
REVUE. CHRONIQUE. 973
choisis avec sens, qui jettent une lumière nouvelle sur certaines ques-
tions demeurées obscures jusqu'ici; mais son érudition ne lui a pas fait
oublier le côté littéraire de l'œuvre, et, au milieu des extraits de chartes
et de cartulaires, on retrouve un certain accent de poésie qui sied à un
ami des forêts.
Après avoir établi d'une manière approximative l'étendue des an-
ciennes forêts de l'Orléanais avant le xn"' siècle et démontré qu'à l'épo-
que gallo-romaine des exploitations rurales considérables existaient déjà
dans ces parages, l'auteur passe en revue les grands propriétaires du
pays. Parmi ceux-oi, les établissemens religieux tenaient le premier
rang : c'étaient l'abbaye de Fleury- Saint-Benoît, le chapitre de Sainte-
Croix, les abbayes de Sainte-Euverte, de Micy, de la Cour-Dieu, de Fer-
rières, de Gercanceau, puis quelques grands seigneurs et quelques
bourgeois. Une fois qu'il nous les a fait connaître, il nous transporte au
milieu d'eux, et nous assistons à leurs travaux de défrichement, d'irri-
gation, de dessèchement, à leurs contestations, en un mot à leur vie
intime. Toutes les coutumes intéressantes sont expliquées avec soin : la
gruerie, le dangier, droit à propos duquel il rectifie une erreur com-
mune, les droits d'usage, de pâturage, de chasse, les dispositions parti-
culières aux garenues et aux parcs, rien ne manque dans cet exposé clair
et lucide. En s'occupant du régime forestier, M. de Maidde est obligé de
traiter une foule de questions agricoles qui en dépendent : c'est ainsi
qu'il propose une théorie nouvelle fondée sur des preuves sans réplique
au sujet de la condition des hôtes, dont on avait faii jusqu'ici une classe
intermédiaire flottant entre la liberté et le servage. Les hôtes peuvent être
regardés comme les pères de l'agriculture moderne; ce sont eux qui les
premiers ont mis en culture une grande partie de la France. M. de Maulde
fait de l'hôte une sorte de fermier; selon lui, ce mot désigne le métier
et non pas l'état civil comme on l'avait supposé. Mais ces hardis pion-
niers de l'agriculture virent bien souvent leurs travaux anéantis; la forêt
d'O iéans, aussi bien au temps de Jeanne d'Arc que de nos jours, a été
considérée parles hommes de guerre comme un point stratégique im-
portant : aussi les Anglais et les grandes compagnies la ravagèrent fré-
quemment. Le détail de toutes ces incursions n'est pas oublié; mais à
côté de ces scènes de désordre en voici d'autres plus attrayantes pour
Ihomme paisible : ici le charron, le sculpteur sur bois, le potier, le tui-
ier nous apparaissent au milieu de leurs industries; là le vigneron et le
cultivateur. Le voisinage de la forêt était d'un grand secours pour l'éle-
vage des bestiaux, des haras même y furent établis, — Tous ceux qui
s'intéressent à l'histoire des forêts ou de l'agriculture devront lire ce
livre; ils y trouveront une abondante moisson. Qu'il nous soit permis
d'exprimer un regret; l'auteur aurait dû joindre une carte à son ou-
vrage. H. DE v.
97A REVUE DES DEUX MONDES.
Traité dex Imfô's en Francr, par Edouard "Vlgner; 2 vol. in-S". Guillamnin.
En matière d'impôts, beaucoup de gens sont de l'avis de Voltaire,
que la façon de les lever est cent fois plus onéreuse que le tribut même.
D'autres soutieruienl que l'impôt le meilleur est celui qui fait le moins
crier, A cela se borne la science fiscale du plus grand nombre, si bien
qu'au jour où l'élat se trouve obligé de demander de plus foi tes contri-
butions aux !oi tunes privées, on voit surgir de tontes parts des projets
bizarres, des combinaisons condamnées par l'expérience. Cependant il
existe une science des im[)ôts, qui a ses savans et ses professeurs, ses
historiens et ses archéologues, ses croyans et ses hérétiques. Contenue
d'abord dans des livres spéciaux, que l'on ne lit guère en temps ordi-
naire, cette science se manifeste dans les momens de crise, lorsque le
public tout entier se voit forcé de porter son attention sur la législation
fiscale du pa\s. A coup sûr, quiconque aura pris la peine de suivre les
di'bals de l'assemblée législative depuis quelques mois, et en même
temps les discussions souvent passionnées de la presse politique, aura
appris non sans surprise combien le fisc a de ressources imprévues. Il y
en a p.lus d'un parmi nous qui songeait avec tristesse, au lemleniMin du
malheureux traité de 1871, que la France all;iit peut-être se voir ré-
duite au rang des nations telles que l'Italie et l'Espagne, dont le budget
se solde invariablement par le déficit. Et l'année est à peme écoulée
que l'on discute déjà, non plus sur l'existence même de l'équilibre
financier, mais simplement sur le ciioix entre deux ou trois moyens de
l'obtenir.
Le Trailé des impôts de M. Vigner nous initie au mécanisme singulier
de notre organisation financière. Ecrit à une époque où rien ne faisait
prévoir un brusque soubresaut, cet ouvrage coniient néanmoins l'exposé
de toutes les doctrines qui sont aujourd'hui en discussi n. La raison en
est naturelle. Les économistes étaient persuadés depuis longteuips que
les impôts devaient être remaniés par certains côtés. Les uns parais-
saient injustes par 1 ur assiette, d'autres exorbitans dans leurs tarifs.
Pour modifier ce qui était défectueux ou abroger ce qui était mauvais, il
fallait bien rechercher ce que l'on pouvait mettra, à la place. C'est ainsi
notamment que l'impôt sur le revenu était depuis longtemps l'objet
d'un examen attentif, et les financiers les plus sages, écartant la forme
la plus générale de cette nouvelle taxe, se ralliaient assez volonters
à l'impôt sur certains revenus qui, dans l'assemblée actuelle, a compté
un grand nombr ; de partisans. Par malheur, comme le dit avec raison
M. Vigner, on ne louche à la législation fiscale que duns les temps d'ad-
versité, et alors c'est pour en tirer plus de ressources, au lieu de la
rendre plus juste et plus modérée dans les époques pro-pcres. Il est à
croire qu'une étude habituelle de ces questions délicates favoriserait des
réformes auxquelles nous sommes tous intéressés. h. b.
Le directeur-gérant, C. Buloz.
TABLE DES MATIERES
QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME VOLUME
SECONDE PÉRIODE. —XL11« ANNÉE.
MARS — AVRIL 1 872
Livraison ûa 1" Mars.
JnuA DE Tr.^roEUR, par M. Octave FEUILLET, de l'Académie Française. ... S
Récits de l'Histoihk r,o\iAi\F, au v'' siècle. — La Hk.va\chk du Bfiir.A\D\r,E
d'Ephë.se, PuLCHÉRiE ET MviiCiEN, par M. AiiÉDÉE THlliUllY, de l'Jastitut
de France 57
Imprissions de voyagi£ ei d"art. — 1. — Souvesius de Bourcocme, par M. É.
MOiNIEGUl' 95
Le Judaïsme depuis la captivité de Babylone, d'a'rès les nouvelles RECiiEa-
CIIKS D'iN HISTORIKN HOLLANDAIS, par M. ALBERT REVILLE 114
La LicrRAT'.ois dc Tinr.iToinE selon le rode d'emprunt dls Américains, par
M. Victor BON.NET 142
Les Originfs du Germanisme. — lit, — L'ltat social et les institutions des
Gei!mai\s, par M. A. GLFFUOY 158
Les Coaiitions de patrons et ^'ouvriers et l'enquête parlemuntaire, par
M. Eur.ÈNE D'UCHTHAL 188
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 214
La Situation he l'Inde an(;laise en 1K72 226
Théâtre. — Reprise de Ruy Blas a l'Odéon „ 235
Livraison da 15 Alars.
Le roi Lear de la steppe, par M. Ivan TOURGUENEF 241
L'Allemagne coNiEMPor.AiNE, études et porthaits. — 11. — Les poètes du
NOiVEL EMPIRE ALLEMAND, par M. ViClOU CHI RBULILZ -96
Un ministre de Philippe lk Bel, Guillaume de Nogaret, première partie, par
M. Ernest RLNAJN, de l'Institut de Frauce 328
976 TABLE DES MATIERES.
Les OniGiNES du Grumanisve. — IV. — L'Imagination romaine a l'aspect d'un
MONDE NOUVEAU, dernière partie, par M. A GEFFROY 350
Physiologie. — Des fonctions du cerveau, par M. Claude BERNARD, de l'Aca-
démie des Sciences 373
L'Aristochatie anglaise, son origine et son caractère, par M. A. LAUGEL. . 386
Un Essai de syllogisme économique. — Le Capital, le Salaire et le Revenu,
par M. le duc d'AYEN 418
Impressions de voyage et d'art. — II. — Tonnerre et Montbart, par M. É.
MONTÉGUT 418
Chroniqhe de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 472
Le Mexique en 1872 , 484
Théâtre. — L'Autre Motif de M. Éd. Pailleron. — Reprise de Turcaret. . . 491
Livraison du l" AvrU.
Récits de l'Histoire romaine au v*" SiÈci.E. — L^ concile de Chalcédoine et
LA guerre religieuse EN OrIF.NT, LA RÉVOLTE ET LA MORT DE L'IMPÉRATRICE
KuDOCiE A JÉRUSALEM, par M. Amédée TIHERRY, de l'Institut de France. . 497
La Politique du second empire, essai d'histoire contemporaine d'après les do-
cumens, par M. Anatole LEROY-BEALLIEU 53G
Les Missio.ns extéhieures de la Marine. — La délimitation du Montenigro,
par M. E. JURIEN DE LA GRAVIÉRE 573
Un ministre de Philippe le Bel. — Guillaume de Nogaret. — II. — Les apo-
logies de NOGARtT ET LE PROCÈS DES TEMPLIERS, par M. ErNEST REiNAN,
de l'Institut de France 597
Un roman américain. — Ma femme et moi, de mistress Beeciier Stowe, par
M. Th. BEKTZON 622
Les chemins de fer aux États-Unis, la guerre des compagnies, par M. H.
BLERZY 644
Natacha de V 601
Les écoles de commerce en France et a l'étranger, par M. L. SIMONIN. . . 711
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 722
L'Exposition d'Henri Regnault 734
Llvraisnn da 15 Avril.
La Hollande et le nouvel empire germanique 737
Un ministre de Philippe le Bel. — Guillaume de Nogaret. — III. — Le pro-
cès contre la mémoire de Boniface, dernière partie, par M. Ernest
RENAN, de l'Institut de France 764
L'Allemagne contemporaine, études et portraits. — III. — M. Th. Mommsen,
par M. Gaston BOJSSIER. 798
La Famille et la loi de succession en France, par M. Henri BÂUDRILLART,
de l'Institut 827
Négociations avec l'Allemagne. — La Convention postale, par M. Ch. LA-
VOLLÉE 856
Impressions et souvenirs d'un jeune invalide, par M. L. LOUJS-LANDE. . . 879
Le Théâtre de 1809 a 1872, par M. Louis ETIENNE 902
Peines perdues. Souvenir d'un séjour au Japon, par M. R. LINDAU 930
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 900
Essais et Notices 972
Paris. — J. CLAYE, Imprimeur, 7, rue Saint-Benoît.
BRWIES
3 9090 Ooy "^']
6 566